A-362-74
La Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada (Demanderesse)
c.
Le navire N/M Norango et Norango Charters
Ltd., propriétaire du N/M Norango (Défendeurs)
Cour d'appel, les juges Urie et Le Dain et le juge
suppléant Sheppard—Vancouver, les 24 et 25
février 1976.
Pratique—Ordonnance visant à obliger les réclamants â
déposer des affidavits—Deux parties demandent une proroga-
tion du délai—Le juge Addy proroge le délai mais spécifie que
si les réclamants ne se conforment pas à l'ordonnance, elles
perdent définitivement leur droit de déposer les documents—
Le juge Decary modifie l'ordonnance du juge Addy et accorde
un délai supplémentaire—Avait-il le pouvoir de le faire?—
S'agit-il d'un exercice valide de ce pouvoir?—Règle 3(1)c) de
la Cour fédérale.
Aux fins de la justification des réclamations portant sur
l'argent consigné à la Cour qui provenait de la vente d'un
navire saisi, les réclamants devaient déposer des affidavits, au
plus tard le 8 août 1974. Deux réclamants ont demandé une
prorogation du délai, qui leur fut accordée jusqu'au 21 octobre,
par le juge Addy; en cas de défaut ils devaient perdre définitive-
ment leur droit de déposer ces documents. Suite à une nouvelle
requête, le juge Decary a modifié l'ordonnance du juge Addy
afin de permettre le dépôt des documents le jour même et leur
signification avant le 21 novembre 1974. Deux autres récla-
mants ont interjeté appel. Les questions en litige sont: (1) le
juge Decary avait-il le pouvoir de modifier l'ordonnance du
juge Addy, compte tenu de son caractère péremptoire? et (2)
s'il avait ce pouvoir, l'a-t-il validement exercé?
Arrêt: l'appel est rejeté. (1) Le pouvoir de modifier existait
malgré le libellé de l'ordonnance du juge Addy. Interprétée
littéralement, l'expression «perdra définitivement» aurait pour
effet d'empêcher l'exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu
à la Règle 3(1)c) de proroger un délai, même si la demande
n'en était faite qu'après l'expiration du délai fixé. Aucun juge
n'a ce pouvoir. (2) Selon un principe bien établi, une cour
d'appel ne devrait intervenir lorsqu'un juge de première ins
tance exerce un pouvoir discrétionnaire, dans le cadre de sa
compétence, que s'il l'a exercé à tort ou qu'une injustice en
résulte. Le juge Decary n'a pas commis d'erreur de droit. Il
devait exercer son pouvoir discrétionnaire et la Cour ne doit pas
intervenir. Aucune injustice n'en est résultée.
APPEL.
AVOCATS:
J. F. Dixon et Henry C. Wood pour les appe-
lants, W. H. Parry et Norwest Oyster Seed
Ltd.
E. B. Ruryk pour les réclamantes, la Banque
Royale du Canada et Matsumoto.
PROCUREURS:
Clark, Wilson & Cie, Vancouver, pour les
appelants.
Ernest B. Ruryk, Vancouver, pour les
intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés oralement par
LE JUGE URIE: Appel est interjeté d'une ordon-
nance de la Division de première instance rendue
le 18 novembre 1974 et modifiant, notamment,
une ordonnance de cette cour.
Un examen rapide des procédures instituées jus-
qu'à maintenant nous permettra de déterminer le
fondement du présent appel. A la suite d'une
action intentée par la demanderesse en recouvre-
ment de frais et droits de quai, avec intérêts, pour
l'amarrage du navire défendeur au quai de la
demanderesse, le navire fut saisi et, le 27 mars
1974, conformément à une ordonnance de la Divi
sion de première instance, fut vendu par le prévôt
de la ville de Vancouver pour la somme de
$85,000, consignée à la Cour.
Le 5 juillet 1974, à la suite d'une demande de
directives présentée par la demanderesse et après
signification des documents à l'appui de la
demande à toutes les parties et aux réclamants, le
juge Collier de la Division de première instance
ordonna, entre autres, à chaque réclamant de pré-
parer et déposer au greffe de la Cour à Vancouver,
au plus tard le 8 août 1974, des affidavits justifiant
leurs réclamations respectives. Il ordonna aussi
qu'à moins qu'elles ne soient contestées, au plus
tard le 1er septembre 1974, les réclamations ainsi
établies seraient réputées admises, sous réserve
d'une ordonnance ultérieure établissant un ordre
de priorité entre toutes les réclamations valides.
A la suite d'une demande de paiement, par
prélèvement sur l'argent consigné au Tribunal, des
droits dus au prévôt, de certains dépens et des
réclamations des parties qui avaient respecté l'or-
donnance du juge Collier, l'avocat de Matsumoto
Shipyards Limited et de la Banque Royale du
Canada, n'ayant ni l'une ni l'autre produit les
affidavits requis, demanda oralement une proroga-
tion de délai pour produire ces documents et éta-
blir ainsi leurs réclamations respectives. Le juge
Addy décida
a) d'ajourner au 18 novembre 1974 l'audition
de la demande de paiement présentée par la
demanderesse;
b) d'ordonner à la Banque Royale et Mat-
sumoto Shipyards Ltd. de verser sans délai à
tous ceux qui avaient comparu lors de la
requête, des dépens de $75;
c) d'autoriser la Banque Royale et Matsumoto
Shipyards Ltd. à déposer et signifier des avis de
requête avec affidavits à l'appui demandant la
prorogation du délai pour justifier leurs récla-
mations de la manière prévue dans l'ordonnance
du juge Collier, à chacune des parties ayant
comparu lors de l'examen de la requête;
d) d'ordonner que les documents produits par la
Banque Royale du Canada et Matsumoto Ship
yards Ltd. fournissent une bonne explication de
leur retard à déposer les affidavits attestant
leurs réclamations et les affidavits établissant
clairement la nature et la portée de leurs
réclamations;
e) d'ordonner que dans l'éventualité du défaut
de l'une d'entre elles de produire et de signifier
les documents mentionnés au paragraphe d), au
plus tard le 21 octobre, à chacune des autres
parties comparaissant, [TRADUCTION] «la
Banque Royale du Canada ou Matsumoto Ship
yards Ltd., selon le cas, perdra ce droit
définitivement»;
f) de spécifier que rien dans l'ordonnance ne
doit s'interpréter comme une décision au fond
sur une demande que pourrait présenter la
Banque Royale ou Matsumoto Shipyards Ltd.
afin d'obtenir la prorogation du délai pour dépo-
ser leurs affidavits respectifs justifiant leurs
réclamations.
Le 21 octobre 1974, ni la Banque Royale, ni
Matsumoto Shipyards Ltd. n'avaient produit ni
signifié les avis de requête et affidavits à l'appui.
Le 18 novembre 1974, la Banque Royale et Mat-
sumoto Shipyards Ltd. demandaient une autre
prorogation du délai pour produire les affidavits et
prouver leurs réclamations. A l'appui de cette
demande furent déposés un avis de requête et des
affidavits, le 18 novembre 1974, immédiatement
avant la présentation de la demande; ces docu-
ments furent distribués aux avocats présents,
aucun d'entre eux n'ayant préalablement été avisé
de cette demande.
Le juge Decary ordonna, entre autres, la modifi
cation de l'ordonnance du juge Addy, datée du 7
octobre 1974, afin de permettre aux avocats de la
Banque Royale du Canada et de Matsumoto Ship
yards Ltd. de déposer leurs affidavits ce jour-là et
de les signifier aux autres parties à l'action avant
le 21 novembre 1974. C'est cette ordonnance que
vise le présent appel, interjeté par deux des récla-
mants qui avaient justifié leurs réclamations de la
manière prescrite par l'ordonnance du juge Collier.
Il s'agit de Wesley H. Parry et Surfside Shellfish
Co. Ltd. (maintenant Norwest Oyster Seed Ltd.)
Bien que ni le juge Addy, ni le juge Decary
n'aient motivé leurs ordonnances respectives, il
semble évident qu'elles relèvent de la Règle 3(1)c)
des Règles et Ordonnances générales de cette cour,
dont voici le texte:
c) la Cour peut augmenter ou réduire les délais prévus par
les présentes Règles, ou fixés par une ordonnance, pour
l'accomplissement d'un acte ou l'introduction d'une procé-
dure aux conditions qui, le cas échéant, semblent justes, et
une prolongation de ce genre peut être ordonnée même si la
demande n'en est faite qu'après l'expiration du délai prévu ou
fixé,
Il ne fait aucun doute qu'en prononçant l'ordon-
nance datée du 7 octobre 1974, le juge Addy a
validement exercé le pouvoir discrétionnaire que
lui confère cette règle. A mon avis, cet appel
soulève deux questions:
1. Le juge Decary avait-il le pouvoir de modifier
l'ordonnance du juge Addy, compte tenu de son
caractère péremptoire?
2. S'il avait ce pouvoir, l'a-t-il validement
exercé, en l'espèce?
En ce qui concerne la première question, j'es-
time qu'il ne fait aucun doute que le pouvoir de
modifier existait, même si l'ordonnance du juge
Addy spécifiait que «la Banque Royale du Canada
ou Matsumoto Shipyards Ltd., selon le cas, (per-
drait) définitivement ce droit» si les affidavits
n'étaient pas produits au plus tard le 21 octobre
1974. La Règle permet expressément la proroga-
tion d'un délai fixé par une ordonnance même si la
demande à cet effet n'est présentée qu'après l'expi-
ration du délai fixé par l'ordonnance. Interprétée
littéralement comme signifiant que cette question
est tranchée définitivement, l'expression «perdra
définitivement» aurait pour effet d'empêcher un
autre juge et le juge Addy lui-même d'exercer,
dans un cas approprié, le pouvoir discrétionnaire
conféré par la Règle 3(1)c). A mon avis aucun
juge de la Cour ne possède un tel pouvoir et le juge
Decary pouvait donc proroger le délai prescrit par
le juge Addy.
La seconde question soulève un problème plus
complexe, compte tenu des circonstances excep-
tionnelles de cette affaire. Selon un principe bien
établi, une cour d'appel ne devrait pas intervenir
lorsqu'un juge de première instance exerce un
pouvoir discrétionnaire dans le cadre de sa compé-
tence, à moins d'être tout à fait convaincue que ce
pouvoir discrétionnaire a été exercé à tort, parce
que le juge a rendu une décision entachée d'une
erreur de droit ou, parce que la décision entraîne
une injustice pour d'autres motifs. (Voir McKin-
non Industries Limited c. Walker [1951] 3 D.L.R.
577 à la page 579 (C.P.).)
Cela étant, il est difficile de conclure en l'espèce
que le savant juge a rendu une décision entachée
d'une erreur de droit à moins que les excuses
fournies par les réclamants pour justifier l'inobser-
vation de l'ordonnance du juge Addy aient été si
peu satisfaisantes et raisonnables qu'en les accep-
tant et en prorogeant le délai pour déposer leurs
affidavits, le juge Decary a rendu une décision
entachée d'une erreur de droit. Indubitablement le
caractère impératif de l'ordonnance prononcée par
le juge Addy est attribuable aux retards indus des
réclamants à établir leurs réclamations, mais cela
ne signifie pas qu'il ne pouvait exister des circons-
tances justifiant l'octroi d'un délai supplémentaire.
Même si je concluais sans me prononcer sur ce
point—qu'à la place du juge Decary, je n'aurais
pas accordé cette ordonnance, je ne serais pas
fondé pour autant à conclure que la Cour doit
annuler l'ordonnance. Il est en effet manifeste
qu'on a fourni des raisons pour expliquer l'inobser-
vation du délai prescrit par le juge Addy et que
leur acceptation pouvait justifier l'ordonnance de
prorogation du délai. A mon avis, le juge Decary
n'a donc pas commis d'erreur de droit. Il avait le
devoir et l'obligation d'exercer son pouvoir discré-
tionnaire selon sa perception des circonstances et
je ne pense pas que nous devrions intervenir dans
l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire.
En ce qui concerne la question de l'injustice,
rien dans cette affaire ne porte à conclure que
l'octroi de l'ordonnance a causé quelque injustice à
une partie plus qu'à une autre et il ne me semble
donc pas que cet argument doive être considéré en
l'espèce.
Pour tous ces motifs, l'appel devrait donc être
rejeté, mais, compte tenu des circonstances excep-
tionnelles de l'affaire, les intimés n'auront pas
droit à leurs dépens de l'appel.
* * *
LE JUGE LE BAIN y a souscrit.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT SHEPPARD y a souscrit.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.