Jeannette Vivian Corbiere Lave!! (Requérante)
c.
Le procureur général du Canada (Intime)
Cour d'appel; le juge en chef Jackett, les juges
Thurlow et Pratte—Ottawa, les 7 et 8 octobre
1971.
Indienne mariée à un non-Indien--Inscription en qualité
de membre d'une bande radiée par le registraire—Examen
par un juge d'une cour de comté—Le juge d'une cour de
comté tient sa juridiction d'une loi fédérale—Juge n'exerçant
pas une fonction de la cour de comté—Examen par la Cour
d'appel fédérale—Loi sur la Cour fédérale, art. 2g) et 28;
Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, c. I-6, art. 12(1)b);
A.A.N.B., art. 96.
Les Indiens se trouvant dans une situation semblable
demeurent inscrits—Loi sur les Indiens discriminatoire en
raison du sexe—Les Indiennes ont droit à l'égalité devant la
loi—Violation des droits contraire à la Déclaration cana-
dienne des droits.
La requérante était inscrite en qualité de membre de la
bande Wikwemikong jusqu'à son mariage avec un non-
Indien. Le registraire a radié son nom de la liste de bande en
invoquant l'art. 12(1)b) de la Loi sur les Indiens. Le regis-
traire rejeta sa protestation et, à la suite de la procédure
d'examen prévue à l'art. 9(3) de la Loi sur les Indiens, cette
décision fut confirmée par un juge de la cour de comté.
Arrêt: Infirmation du jugement du juge de la cour de
comté.
1. Bien que le juge ait été nommé à la cour de comté en
vertu de l'art. 96 de l'A.A.N.B., il n'exerçait pas une fonc-
tion ou une compétence de cette cour; il ne peut donc entrer
dans les limites des exclusions comprises dans la définition
d'«office, commission ou autre tribunal fédéral» contenue à
l'art. 2g) de la Loi sur la Cour fédérale. Les procédures
d'examen des décisions des offices fédéraux etc. sont enga
gées devant la Cour d'appel fédérale, sous le régime de l'art.
28 de ladite Loi. Il n'exerçait pas non plus une juridiction
conférée par une loi provinciale, ce qui aurait eu pour effet
de le faire entrer dans les limites des exclusions prévues à la
Loi. Il agissait plutôt en tant que personne désignée par une
loi fédérale, la Loi sur les Indiens, pour examiner la décision
du registraire et, partant, cette Cour a, aux termes de l'art.
28 de la Loi sùr la Cour fédérale, juridiction pour examiner
sa décision.
2. Un Indien qui épouse une non-Indienne ou une
Indienne d'une autre bande demeure membre inscrit; l'art.
11,t) de la Loi sur les Indiens prévoit même l'inscription de
sa femme. Des conséquences différentes d'un même acte à
l'intérieur d'un groupe ou d'une catégorie de gens mariés
constitue une discrimination en raison du sexe. Cette dispo
sition législative enfreint le droit de la requérante à l'égalité
devant la loi. La Déclaration canadienne des droits a pour
effet de rendre inopérantes les dispositions de l'art. 12(1)b)
de la Loi sur les Indiens de la même façon que l'arrêt
Drybones [1970] R.C.S. 282, a déclaré inopérantes les dis-
positions de l'art. 94b) de cette même Loi pour cause de
discrimination en raison de la race.
REQUÊTE pour examen.
C. C. Ruby pour la requérante.
N. A. Chalmers, c.r., et James B. Beckett
pour l'intimé.
Le jugement de la Cour a été prononcé par
LE JUGE THuRLOW—Cette demande de révi-
sion, faite en vertu de l'art. 28 de la Loi sur la
Cour fédérale, soulève deux problèmes. Il tant
d'abord à déterminer si la Cour a le pouvoir de
réviser la décision du juge Grossberg compte
tenu de la définition donnée par l'art. 2g) de la
Loi aux mots «office, commission ou autre tri
bunal fédéral». Cette définition est ainsi
rédigée:
2g) «office, commission ou autre tribunal fédéral» dési-
gne un organisme ou une ou plusieurs personnes ayant,
exerçant ou prétendant exercer une compétence ou des
pouvoirs conférés par une loi du Parlement du Canada ou
sous le régime d'une telle loi, à l'exclusion des organismes
de ce genre constitués ou établis par une loi d'une province
ou sous le régime d'une telle loi ainsi que des personnes
nommées en vertu ou en conformité du droit d'une province
ou en vertu de l'article 96 de l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique, 1867;
Il ne m'est pas difficile de conclure qu'en
révisant la décision du registraire, le juge Gross-
berg agissait en tant que personne désignée par
la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, c. I-6, ou
sous son régime pour exercer cette fonction, et
qu'il ne statuait pas en sa qualité de juge de la
cour de comté. Par conséquent, le juge Gross-
berg était une personne ayant et exerçant une
compétence ou des pouvoirs conférés par une
loi du Parlement du Canada et non pas une cour
ou un autre organisme constitué ou établi par
une loi d'une province ou sous le régime d'une
telle loi au sens de la définition.
L'interprétation et l'application de la fin de la
définition, c'est-à-dire, les termes «ainsi que des
personnes nommées en vertu ou en conformité
du droit d'une province ou en vertu de l'article
96 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique,
1867» soulèvent plus de difficultés puisque, en
sa qualité de juge de la cour de comté, le juge
Grossberg est bien une personne nommée en
vertu de l'article 96 de l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique. J'estime toutefois que, puis-
que le juge exerçait ses pouvoirs et sa compé-
tence sous le régime de la Loi sur les Indiens, il
n'exerçait pas une fonction ou la compétence
du tribunal auquel il siège en tant que juge; le
fait qu'il y ait été nommé en vertu de l'article 96
de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ne
pourra donc pas servir à le faire entrer, en
l'espèce, dans les limites des exclusions que je
viens juste de tirer de la définition. Il s'ensuit
qu'en vertu de l'art. 28 de la Loi sur la Cour
fédérale, cette Cour est compétente pour exami
ner sa décision.
L'autre problème à résoudre est celui de
savoir si l'art. 12(1)b) ou toute autre disposition
de la Loi sur les Indiens permet de priver l'ap-
pelante du droit qu'elle aurait autrement d'être
et de rester inscrite en qualité de membre de la
bande des Indiens Wikwemikong. L'appelante
est d'origine indienne et fut membre inscrit de
cette bande de sa naissance au 7 décembre
1970, date à laquelle le registraire raya son nom r°
de la liste de bande conformément à la Loi sur
les Indiens. Le registraire prit cette mesure
parce que le 11 avril 1970, la requérante avait
épousé un non-Indien. Le registraire rejeta la
protestation formulée par la requérante et, c'est
cette décision qu'a confirmée le juge Grossberg
après qu'elle lui eut été soumise pour révision
conformément à la loi [s. 9].
A première vue, l'art 12(1)b) semble justifier
l'action du registraire car il prévoit que:
12. (1) Les personnes suivantes n'ont pas le droit d'être
inscrites, savoir:
b) une femme qui a épousé un non-Indien, sauf si cette
femme devient subséquemment l'épouse ou la veuve
d'une personne décrite à l'article 11.
Toutefois, en vertu de la Loi, un Indien qui
épouse une non-Indienne ne perd pas son droit
à être et à rester inscrit sur la liste de bande. En
fait, l'art. 11,) prévoit même l'inscription de sa
femme en qualité de membre de la bande. D'au-
tres dispositions de la loi, de l'art. 4 à l'art. 17
inclus, éclairent quelque peu le système d'ins-
cription des Indiens, mais les caractéristiques
déjà citées du système me semblent amplement
suffisantes pour faire ressortir la difficulté.
L'appelante soutient que la Déclaration cana-
dienne des droits a pour effet de rendre cette
législation inopérante car elle est discrimina-
toire à son encontre, en raison du sexe, en la
privant de son droit au statut d'Indienne et à
continuer d'être inscrite en qualité de membre
de la bande Wikwemikong.
Dans sa décision soigneusement motivée, le
juge Grossberg a affirmé que le mariage de
l'appelante lui donnait le statut de femme
mariée avec les mêmes capacités et incapacités
légales que toutes les autres femmes canadien-
nes mariées et que c'est cette égalité que lui
garantit la Déclaration canadienne des droits et
non pas obligatoirement l'égalité avec les per-
sonnes mariées au sein d'un groupe ou d'une
classe visés par une loi particulière du Canada.
En conséquence, il a confirmé la décision du
registraire.
Comme on va le voir, mon point de vue sur la
question que soulève la Déclaration canadienne
des droits est quelque peu différent. Il est clair
que les Indiennes aussi bien que les Indiens ont
la capacité légale de contracter mariage que ce
soit avec un Indien ou un non-Indien. Cepen-
dant, la Loi sur les Indiens, loi édictée par le
Parlement du Canada, prévoit dans le cas où
une personne indienne épouse quelqu'un qui ne
l'est pas ou qui appartient à une autre bande,
que ce mariage aura, quant aux droits de la
personne indienne qui se marie ainsi, des consé-
quences différentes suivant qu'il s'agit d'une
femme ou d'un homme.
Cette différence dans les conséquences d'un
tel mariage est le résultat direct d'une loi du
Canada, la Loi sur les Indiens et, à mon avis,
elle constitue une discrimination en raison du
sexe dans l'acception de la Déclaration cana-
dienne des droits de même que, dans l'affaire
Drybones [1970] R.C.S. 282, la loi invoquée
avait un effet discriminatoire à l'encontre de
Drybones en raison de sa race.
Bien sûr, il est clair que la discrimination
dans ce cas-là portait sur les droits de Drybo-
nes, en tant qu'Indien à qui s'appliquait la Loi
sur les Indiens, par rapport à ceux des autres
Canadiens qui n'étaient pas soumis à la disposi
tion particulière en cause, mais qui, néanmoins,
restaient seulement soumis aux lois canadiennes
(qu'il faut distinguer des lois de chaque pro
vince canadienne). Le fait que cette sorte de
discrimination ne soit pas la seule dans l'esprit
de la Déclaration canadienne des droits et
qu'elle ne représente pas son entière portée, est
nettement exposé dans le jugement rendu par le
juge Hall dans l'affaire Drybones. Le savant
juge déclarait à la page 300:
Les situations sociales considérées dans Brown v. Board
of Education et dans la présente cause sont, bien entendu,
très différentes, mais le concept philosophique fondamental
est le même. La Déclaration canadienne des droits n'atteint
pas son but si pour l'égalité devant la loi elle ne fait
qu'établir un rapport d'égalité entre Indiens et Indiens; elle
n'a de valeur et n'a de sens que lorsque, sous réserve de
l'unique exception énoncée à l'art. 2, elle répudie dans
chaque loi du Canada la discrimination en raison de la race,
de l'origine nationale, de la couleur, de la religion ou du
sexe à l'égard des droits de l'homme et des libertés fonda-
mentales énoncés à l'art. 1, de quelque façon que cette
discrimination puisse se manifester, non seulement entre
Indiens et Indiens, mais entre tous les Canadiens qu'ils
soient Indiens ou non-Indiens.
A mon point de vue, il importe peu qu'en
l'espèce, il s'agisse d'un problème entre Indiens
ou simplement entre membres de la bande d'In-
diens Wikwemikong. Dans les deux cas, à mon
avis, la législation a pour effet évident d'établir
une discrimination en raison du sexe. Par consé-
quent, dans cette mesure, j'estime que le point
de vue de l'appelante doit prévaloir.
Cependant, il y a un autre aspect au problè-
me, qui est peut-être plus difficile à cerner, à
savoir si une telle discrimination en raison du
sexe supprime, restreint ou enfreint le droit
fondamental de l'appelante, en tant que per-
sonne, à l'égalité devant la loi, droit qui a existé
et qui continuera à exister comme le reconnaît
et le déclare la loi.
Le sens de cette expression dans la Déclara-
tion canadienne des droits fut étudié dans l'af-
faire Drybones, dans laquelle le juge Ritchie,
parlant au nom de la majorité en Cour suprême,
déclarait à la page 297:
Je pense que le mot «loi» dans l'art. l b) de la Déclaration
des droits doit s'interpréter comme signifiant une «loi du
Canada» au sens de la définition à l'art. 5(2) (c'est-à-dire,
une loi du Parlement du Canada, ou une ordonnance, une
règle ou un règlement établis sous son régime). Sans recher-
cher une définition complète de l'expression «égalité devant
la loi», je pense que l'art. lb) signifie au moins qu'un
individu ou un groupe d'individus ne doit pas être traité plus
durement qu'un autre en vertu de la loi. J'en conclus donc
qu'une personne est privée de l'égalité devant la loi, si pour
elle, à cause de sa race, un acte qui, pour ses concitoyens
canadiens, n'est pas une infraction et n'appelle aucune
sanction devient une infraction punissable en justice.
Plus loin dans ses motifs, le juge Ritchie réaffir-
mait sa position et, ce faisant, déclarait à la
page 298:
A mon avis, en vertu des dispositions de l'art. 1 de la
Déclaration des droits «le droit de l'individu à l'égalité
devant la loi» «quelle que soit sa race» est reconnu comme
un droit qui existe au Canada et les art. 2 et 5 de la
Déclaration décrètent que toute loi du Canada édictée avant
ou après la mise en vigueur de la Déclaration doit, à moins
que le Parlement ne déclare expressément le contraire,
«s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer,
restreindre ou enfreindre» l'un quelconque des droits ainsi
reconnus ni à en «autoriser la suppression, la diminution ou
la transgression».
Il est bien possible que l'application judiciaire de la
Déclaration canadienne des droits donne lieu à de grandes
difficultés mais, à mon avis, il faut donner leur plein effet
aux dispositions de l'art. 2.
L'affaire présentement devant nous démontre qu'il existe
des lois du Canada qui suppriment, restreignent et enfrei-
gnent la droit d'un Indien à l'égalité devant la loi et, à mon
avis, afin d'appliquer ces lois en se conformant aux termes
explicites employés par le Parlement à l'art. 2 de la Déclara-
tion des droits il faut déclarer que l'art. 94b) de la Loi sur
les Indiens est inopérant.
Je crois utile d'affirmer clairement que ces motifs s'appli-
quent seulement à un cas où, en vertu des lois du Canada,
est réputé infraction punissable en droit, pour une personne,
à cause de sa race, un acte que ses concitoyens canadiens
qui ne sont pas de cette race peuvent poser sans encourir
aucune sanction. A mon avis, cela est bien loin d'être
applicable à toutes les dispositions de la Loi sur les Indiens.
A mon avis, le dernier alinéa de cette citation
indique qu'on ne peut considérer que l'affaire
Drybones a réglé le problème particulier qu'il
faut maintenant trancher, mais il me semble que
les dispositions législatives en question sont
manifestement au désavantage d'une Indienne
qui épouse un non-Indien puisqu'elles la privent
de son droit d'inscription comme membre de sa
bande ou comme Indienne et, en conséquence,
des droits accordés aux Indiens par la Loi sur
les Indiens.
Ainsi, il s'agit bien de dispositions qui suppri-
ment, restreignent et enfreignent le droit d'une
Indienne à l'égalité avec les autres Indiens
devant la loi. Il ne s'agit pas ici, bien sûr, d'un
cas où un acte est punissable en droit en raison
de la race ou du sexe de son auteur; il n'en
demeure pas moins que, aux termes des disposi
tions en question, les conséquences du mariage
d'une Indienne avec un non-Indien sont pires
pour elle que pour les autres Indiens qui épou-
sent des non-Indiennes et que pour les autres
Indiens de sa bande qui épousent des non-
Indiennes. A mon avis, ceci enfreint le droit à
l'égalité devant la loi de ladite Indienne en tant
que personne et, par conséquent, la Déclaration
canadienne des droits s'applique et rend inopé-
rantes les dispositions en question.
Par conséquent, je suis d'avis d'infirmer la
décision du juge Grossberg et de lui renvoyer
l'affaire pour qu'il en dispose en tenant compte
du fait que les dispositions de la Loi sur les
Indiens ne peuvent avoir pour effet de priver
l'appelante de son droit d'inscription en qualité
de membre de la bande d'Indiens Wikwemi-
kong.
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