[2016] 4 R.C.F. 230
A-512-14
2016 CAF 96
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Parminder Singh (intimé)
et
Canadian Association of Refugee Lawyers (intervenante)
Répertorié : Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Gauthier et de Montigny, J.C.A.—Montréal, 8 octobre 2015; Ottawa, 29 mars 2016.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimé à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada concernant sa demande d’asile ayant été refusée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) — Des documents appartenant à l’intimé ont été saisis au point d’entrée — La SPR a conclu que l’intimé n’avait pas établi son identité — En appel, la SAR a refusé d’admettre la copie du diplôme saisi en preuve — L’art. 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés a été interprété à la lumière de la jurisprudence qui s’est développée autour de l’art. 113a) de la Loi, et notamment de l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) — La Cour fédérale a estimé, entre autres, qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’appliquer les critères développés dans le contexte de l’art. 113a) pour interpréter l’art. 110(4) compte tenu des rôles distincts de l’agent d’ERAR (d’examen des risques avant renvoi) et de la SAR — La Cour fédérale a conclu que les facteurs établis par l’arrêt Raza ne sauraient être transposés dans le contexte d’un appel devant la SAR — Il s’agissait de savoir s’il fallait appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Raza pour l’interprétation de l’art. 113a) de la Loi à l’art. 110(4) de cette loi — Il n’y a aucune raison valable de ne pas appliquer les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza dans le cadre de l’art. 110(4) — Les conditions explicites établies à l’art. 110(4) sont incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR — Le véritable nœud du problème consistait à déterminer si les conditions implicites d’admissibilité déduites de l’art. 113a) dans l’arrêt Raza sont également applicables dans le cadre de l’art. 110(4) — Les rôles de la SAR et de l’agent d’ERAR ne commandaient pas une analyse distincte — Il faut présumer que le législateur entend s’en remettre à l’interprétation des tribunaux — Les critères dégagés dans l’arrêt Raza qui découlent implicitement de l’art. 113a) trouvent application dans le cadre de l’art. 110(4) — Le rôle différent de l’ERAR et de la SAR ne suffit pas pour écarter la présomption voulant que le législateur entende s’en remettre à l’interprétation qu’ont faite les tribunaux d’un texte législatif lorsqu’il choisit d’en reprendre les éléments essentiels dans une autre disposition — Le législateur préconise une approche restrictive quant à l’admissibilité de nouvelles preuves en appel — La décision de ne pas accepter une nouvelle preuve dans le cadre d’un appel ne fait pas nécessairement intervenir le droit de ne pas se voir privé de sa vie, de sa sécurité ou de sa liberté — Il n’y a pas lieu d’interpréter différemment les art. 110(4) et 113a) — La SAR n’a pas erré en utilisant mutatis mutandis les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza pour interpréter l’art. 110(4) — Appel accueilli.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimé à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada concernant sa demande d’asile qui a été refusée par la Section de la protection des réfugiés (SPR).
L’intimé, un citoyen de l’Inde, a fui au Canada après avoir été arrêté, interrogé et mis en détention par la police. Au point d’entrée, les documents appartenant à l’intimé, soit son permis de conduire, sa carte d’électeur ainsi que ses certificats ont été saisis par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). La SPR a conclu, entre autres, que l’intimé n’avait pas établi son identité. En appel, la SAR a refusé d’admettre la copie d’un diplôme saisi en preuve. La SAR était d’avis, entre autres, que le paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, lequel régit les éléments de preuve admissibles devant la SAR, devrait être interprété à la lumière de la jurisprudence qui s’est développée autour de l’alinéa 113a) de la Loi, qui régit l’admissibilité des nouvelles preuves dans le cadre d’une demande d’ERAR (examen des risques avant renvoi). Plus particulièrement, la SAR a considéré que le paragraphe 110(4) devait s’interpréter à la lumière de l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration). En fin de compte, la SAR a conclu que le diplôme était accessible à l’intimé au moment de l’audience devant la SPR et aurait dû être présenté à ce moment-là. La Cour fédérale a conclu, entre autres, qu’il n’était pas raisonnable de la part de la SAR d’appliquer de façon stricte les critères établis dans l’arrêt Raza lorsque venait le moment d’interpréter le paragraphe 110(4) de la LIPR. La Cour fédérale a conclu que, compte tenu des rôles distincts de l’agent d’ERAR et de la SAR, il ne convenait pas d’appliquer mutatis mutandis les critères développés dans le contexte de l’alinéa 113a) pour interpréter le paragraphe 110(4). La Cour fédérale était d’avis que le fait d’adopter une approche restrictive à l’admissibilité de la nouvelle preuve ne permettrait pas à la SAR de remplir sa mission, et que les facteurs implicites dégagés dans l’arrêt Raza ne sauraient être transposés dans le contexte d’un appel devant la SAR.
Il s’agissait principalement de savoir si, au moment d’examiner le rôle de l’agent d’ERAR et celui de la SAR saisie de l’appel d’une décision de la SPR, il fallait appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Raza pour l’interprétation de l’alinéa 113a) au paragraphe 110(4).
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Il n’y avait aucune raison valable de ne pas appliquer pour l’essentiel les critères implicites dégagés par cette Cour dans l’arrêt Raza dans le cadre du paragraphe 110(4) de la Loi. Le texte du paragraphe 110(4) ressemble à s’y méprendre à celui de l’alinéa 113a). Les conditions explicites mentionnées au paragraphe 110(4) doivent être respectées et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR. D’une part, le texte du paragraphe 110(4) précise que la personne en cause « ne peut présenter » (« may present only ») que des éléments de preuve qui entrent dans l’une ou l’autre des trois catégories du paragraphe 110(4) (c’est-à-dire, des éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande d’asile; des éléments de preuve qui n’étaient pas normalement accessibles; ou des éléments de preuve qui étaient normalement accessibles, mais que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés dans les circonstances au moment du rejet), excluant du même coup tout autre élément de preuve. D’autre part, cette disposition déroge au principe général suivant lequel la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR et doit pour ce motif être interprétée restrictivement. La SAR ne pouvait pas tenir compte du caractère probant et crédible d’une preuve pour contrebalancer les exigences du paragraphe 110(4). L’affirmation dans la décision Elezi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) selon laquelle on ne saurait rejeter un élément de preuve crédible au seul motif qu’il est « techniquement inadmissible » doit être considérée comme un simple obiter. Le véritable nœud du problème en l’espèce consistait à déterminer si les conditions implicites d’admissibilité qui ont été déduites de l’alinéa 113a) dans l’arrêt Raza sont également applicables dans le cadre du paragraphe 110(4). Le rôle et le statut différents de la SAR par rapport à l’agent d’ERAR ne commandaient pas une analyse distincte. Le choix d’une formulation quasi identique par le législateur ne découle pas du simple hasard. Il faut présumer que le législateur, lorsqu’il reprend sans les modifier les termes d’une disposition qui a déjà été interprétée par les tribunaux, entend s’en remettre à cette interprétation. Les différences légères qui existent entre la version française et la version anglaise du paragraphe 110(4) n’étaient pas révélatrices, et ne suffisaient pas à elles seules pour écarter la jurisprudence antérieure qui s’est développée au regard de l’alinéa 113a).
Les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza trouvent également application dans le cadre du paragraphe 110(4). Le rôle différent de l’ERAR et de la SAR ainsi que le statut distinct des personnes appelées à exercer ces fonctions ne suffisent pas pour écarter la présomption voulant que le législateur entende s’en remettre à l’interprétation qu’ont faite les tribunaux d’un texte législatif lorsqu’il choisit d’en reprendre les éléments essentiels dans une autre disposition. Non seulement les exigences mentionnées dans l’arrêt Raza vont-elles de soi et ont-elles largement été appliquées par les tribunaux dans une foule de contextes juridiques, mais il y a au surplus de très bonnes raisons qui expliquent pourquoi le législateur préconiserait une approche restrictive quant à l’admissibilité de nouvelles preuves en appel.
La SAR ne devait pas aller au-delà des exigences prévues au paragraphe 110(4) et procéder à une analyse de proportionnalité entre la gravité de l’atteinte à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et les objectifs visés par le législateur. La décision de ne pas accepter une nouvelle preuve dans le cadre d’un appel ne fait pas nécessairement intervenir le droit de l’intimé de ne pas se voir privé de sa vie, de sa sécurité ou de sa liberté autrement qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Sauf pour le critère du caractère substantiel d’une preuve, il n’y a donc pas lieu d’interpréter différemment le paragraphe 110(4) et l’alinéa 113a). La SAR aura toujours le loisir d’appliquer les exigences du paragraphe 110(4) avec plus ou moins de souplesse selon les circonstances propres à chaque affaire. La SAR n’a pas erré en utilisant mutatis mutandis les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza pour interpréter le paragraphe 110(4); cette interprétation paraissait non seulement raisonnable, mais également correcte.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.
Décret fixant au 15 décembre 2012 la date d’entrée en vigueur de certains articles de la loi, TR/2012-94.
Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(3)d), 49(2)c), 79, 96, 97, 100(1), 110(3),(4),(6), 111(1),(2), 113a), 171a.3), 275.
Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17.
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 159.9(1)b).
Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, règles 3(3)g)(iii), 5(2)d)(ii).
Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, règles 3(5), 34(3).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISION NON SUIVIE :
Elezi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 240, [2008] 1 R.C.F. 365.
DÉCISION APPLIQUÉE :
Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385.
DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :
Wilson c. Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; Nagy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 640.
DÉCISIONS CITÉES :
Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467; Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93, [2016] 4 R.C.F. 157; Ramos Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 101; Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44; Palmer et autre c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; J.T.I. MacDonald Corp. c. Canada (Procureur général), [2004] J.Q. no 9409 (C.A.) (QL); Morin v. Regional Administration Unit #3 (P.E.I.), 2002 PESCAD 9, 213 D.L.R. (4th) 17; Première Nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 22; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; R. c. Clarke, 2014 CSC 28, [2014] 1 R.C.S. 612; Najafi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262, [2015] 4 R.C.F. 162; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431; Cove c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 266; Gomez Bedoya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 505; Odafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1429; Teganya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 336; Dust Parast c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 660; Yang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 269.
DOCTRINE CITÉE
Brown, Donald J. M. Civil Appeals, Toronto : Carswell, 2015.
Canada. Cour fédérale. Protocole procédural. Concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger, 7 mars 2014, en ligne : <http://cas-cdc-www02.cas-satj.gc.ca/portal/page/portal/fc_cf_fr/Notices/procedural-protocol_7mar2014>.
Débats de la Chambre des communes, 41e parl., 1re sess., no 90 (6 mars 2012).
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1983.
appel d’une décision de la Cour fédérale (2014 CF 1022, [2015] 3 R.C.F. 587) qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimé à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (2013 CanLII 100902) concernant sa demande d’asile ayant été refusée par la Section de la protection des réfugiés. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Mario Blanchard et Daniel Latulippe pour l’appelant.
Stéphanie Valois pour l’intimé.
Anthony Navaneelan et Aadil Mangalji pour l’intervenante.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Stéphanie Valois, Montréal, pour l’intimé.
Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP, Toronto, et Long Mangalji LLP, Toronto, pour l’intervenante.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
[1] Le juge de Montigny, J.C.A. : La Cour est saisie de l’appel d’un jugement rendu par la juge Jocelyne Gagné de la Cour fédérale [2014 CF 1022, [2015] 3 R.C.F. 587 ] (la juge), accueillant la demande de contrôle judiciaire de Parminder Singh (l’intimé) à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [X (Re), 2013 CanLII 100902] concernant sa demande d’asile. La demande d’asile de l’intimé avait préalablement été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR), non seulement parce qu’il n’avait pas démontré son identité, mais également parce qu’il n’était pas crédible et avait une possibilité de refuge intérieur en Inde.
[2] Le présent appel soulève pour la première fois la question de savoir comment doit être interprété le paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), lequel régit les éléments de preuve admissibles devant la SAR. Cette disposition a été adoptée dans le cadre de la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8 (LMRER), dont l’objectif était notamment de modifier et de mettre en œuvre les dispositions non proclamées de la LIPR prévoyant la création de la SAR.
[3] Au terme de ses motifs, la juge a certifié les deux questions suivantes :
• Quelle norme de contrôle la Cour devrait-elle appliquer au moment d’examiner l’interprétation que fait la Section d’appel des réfugiés du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27?
• Au moment d’examiner le rôle de l’agent d’examen des risques avant renvoi et celui de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié saisie de l’appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés, faut-il appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385, pour l’interprétation de l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, au paragraphe 110(4) de cette loi?
[4] L’appelant a soutenu que la Cour fédérale avait eu tort de ne pas appliquer les critères retenus dans l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 (Raza), aux fins du paragraphe 110(4), et que la SAR pouvait refuser d’admettre en preuve un diplôme de 12e année (le diplôme) qui avait été saisi par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et qui n’avait pas été déposé devant la SPR. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les prétentions du procureur général doivent être retenues et que l’appel doit par conséquent être accueilli.
I. Contexte
[5] L’intimé est citoyen de l’Inde. Il allègue avoir connu un dénommé Bhupinder Singh lorsqu’il était aux études, mais ne l’avoir revu que de façon occasionnelle suite à sa graduation en 2002. Ce dernier se serait néanmoins présenté chez l’intimé en novembre 2012 pour y passer la nuit, avant de quitter pour une destination inconnue.
[6] Quelques jours plus tard, l’intimé allègue que des policiers l’ont arrêté pour l’interroger à propos de Bhupinder Singh. Il aurait été mis en détention et torturé pendant trois jours, puis mis en liberté sans condition lorsque des représentants de son village sont intervenus en sa faveur. Suite à cet incident, il aurait été hospitalisé pour des douleurs abdominales. Au soutien de ses prétentions, il a déposé devant la SPR un certificat médical indiquant qu’il avait été traité pour des blessures et vomissements et contenant une liste des médicaments prescrits.
[7] Une quinzaine de jours après ce premier incident, l’intimé allègue que la police l’aurait de nouveau arrêté et détenu pendant 24 heures pour l’interroger à propos de Bhupinder Singh, avant d’être relâché grâce à une autre intervention des représentants de son village.
[8] Après ce deuxième incident, l’intimé allègue que sa mère a engagé un passeur pour le faire sortir de l’Inde. L’intimé est arrivé au Canada le 29 janvier 2013 et a présenté une demande d’asile au point d’entrée. Il a présenté à l’ASFC le permis de conduire et la carte d’électeur que lui avait obtenus le passeur, ainsi que deux certificats scolaires émis en 2000 et 2002. Ces documents ont été saisis, et l’ASFC a conclu après analyse que le permis de conduire et la carte d’électeur étaient probablement contrefaits. L’intimé a initialement été détenu étant donné la difficulté d’établir son identité, pour ensuite être mis en liberté sous condition de se présenter de façon hebdomadaire aux bureaux de l’ASFC.
[9] L’audience devant la SPR a eu lieu le 2 avril 2013, et l’avis de décision a été rendu le 7 mai 2013. Dans un premier temps, la SPR a conclu que l’intimé n’avait pas établi son identité. À cet égard, elle a noté que l’ASFC avait déterminé que le permis de conduire et la carte d’électeur étaient probablement contrefaits, et s’est dite d’avis que sa crédibilité était affectée du fait qu’il n’avait pas fait de démarches pour obtenir les versions authentiques de ces documents auprès de sa famille en Inde.
[10] Quant aux certificats scolaires, la SPR n’avait à son dossier que celui émis en 2000. Questionné à propos du diplôme de 2002, l’intimé a dit croire qu’il était encore détenu par Citoyenneté et Immigration Canada et ne pas comprendre pourquoi une copie n’avait pas été transmise à la SPR. Cette explication n’a pas été retenue par la SPR, si bien qu’aucune preuve ne permettait de corroborer sa prétention voulant qu’il ait étudié avec Bhupinder Singh jusqu’en 2002.
[11] Enfin, l’intimé avait également déposé copie d’une carte de ravitaillement ainsi qu’un certificat de naissance. La carte de ravitaillement avait été émise en 2008 et corrigée en 2011 pour enlever la sœur de l’intimé et remplacer la photo familiale, suite au mariage de sa sœur en 2010. La SPR a estimé que le délai d’un an entre le mariage et la correction de la carte familiale affectait la valeur probante de la carte, d’autant plus que la photo apparaissant sur la carte de ravitaillement semblait collée de façon permanente et ne semblait pas pouvoir être remplacée. Puisque les quatre documents d’identité déposés en preuve par l’intimé soulevaient des préoccupations, le certificat de naissance n’était pas suffisant en soi pour établir son identité.
[12] Dans un deuxième temps, la SPR a poursuivi son analyse pour conclure que le récit de l’intimé n’était pas crédible. La SPR a souligné que l’intimé avait modifié la chronologie d’événements importants lors de l’amendement apporté à son formulaire de demande en plaçant les problèmes cardiaques de son père après les deux arrestations, puis entre les deux arrestations. Compte tenu de l’importance des événements en cause, la SPR n’a pas accepté l’explication de l’intimé selon laquelle il s’était trompé quant aux dates et n’avait constaté son erreur qu’en recevant le rapport médical de son père. La SPR a par ailleurs noté que ce rapport médical indiquait seulement une paralysie faciale et un alitement de cinq jours, ce qui ne correspondait pas à l’allégation voulant que son père soit à demi paralysé et alité en permanence. La SPR a également conclu que le rapport médical quant aux troubles d’estomac de l’intimé ne corroborait pas ses allégations de torture.
[13] Même si l’intimé avait pu établir son identité et la crédibilité de son récit, la SPR a finalement conclu qu’il avait une possibilité de refuge intérieur. Tout en reconnaissant que la police indienne a la capacité de traquer des individus à travers le pays, la SPR a toutefois indiqué que seul un groupe limité de militants sikhs sont ainsi ciblés, et que l’intimé n’avait pas le profil d’une personne qui serait ciblée s’il déménageait ailleurs en Inde.
[14] En appel devant la SAR, l’intimé a présenté une demande pour déposer de la preuve additionnelle, à savoir une copie du diplôme. Au soutien de sa demande, il a déposé un affidavit attestant qu’il avait reçu de son ancienne avocate, vers le 11 juin 2013, une copie de son dossier dans lequel se trouvait notamment la copie du diplôme, qui aurait été envoyée par télécopieur à son ancienne avocate par l’ASFC le 25 février 2013. Il précise qu’il ignorait ce fait jusqu’au 11 juin 2013, qu’il lui était par conséquent impossible de produire ce document devant la SPR, et qu’il était de ce fait justifié d’affirmer lors de son audition devant la SPR que le diplôme avait été saisi.
[15] La SAR a refusé d’admettre le diplôme en preuve. Elle a d’abord considéré que le paragraphe 110(4) de la LIPR devait s’interpréter à la lumière de la jurisprudence qui s’est développée autour de l’alinéa 113a) de la même loi, et notamment de l’arrêt Raza, compte tenu de la similitude dans le libellé des deux dispositions. La SAR a également souligné que l’on n’est pas en présence d’une preuve nouvelle du seul fait qu’un élément de preuve corrobore des allégations ou contredit des conclusions de la SPR. En fin de compte, la SAR a conclu que le diplôme était accessible à l’intimé au moment de l’audience du 2 avril 2013, dans la mesure où une copie de celui-ci avait été envoyée à son ancienne avocate le 25 février 2013. Puisque l’intimé n’invoquait aucune incompétence de son avocate et n’avait pas déposé de plainte contre elle, l’intimé et son avocate avaient donc accès au diplôme et il était raisonnable de s’attendre à ce que ce document soit présenté lors de l’audition devant la SPR. Par conséquent, la SAR a estimé que le diplôme était inadmissible, et par conséquent qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience.
[16] Sur le fond, la SAR s’est dite d’avis que les trois questions en litige devaient être analysées en appliquant la norme de la décision raisonnable. En ce qui concerne l’identité de l’intimé, la SAR a conclu que la SPR avait erré en omettant de se prononcer sur la valeur probante des certificats scolaires pour établir l’identité de l’intimé, les analysant uniquement sous l’angle de sa crédibilité quant au fait qu’il ait pu côtoyer M. Bhupinder Singh. De ce fait, la SPR ne pouvait écarter le certificat de naissance au motif que ce document ne suffisait pas à lui seul pour établir l’identité de l’intimé. La SAR a donc conclu que l’identité de l’intimé avait été dument établie à l’aide des certificats scolaires et du certificat de naissance. Dans un deuxième temps, la SAR a estimé que la SPR n’avait pas commis d’erreur de fait ou de droit dans son appréciation globale de la crédibilité de l’intimé, et qu’elle pouvait raisonnablement douter de sa crédibilité compte tenu des informations qui avaient varié dans le temps eu égard à la chronologie des événements qu’il alléguait avoir vécus, des documents frauduleux ou altérés qu’il avait présentés en preuve, et des documents médicaux qui ne corroboraient pas ses allégations. Compte tenu de ces conclusions, la SAR n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur la possibilité d’un refuge intérieur.
II. Le jugement de la Cour fédérale
[17] Deux questions ont été soulevées dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire en Cour fédérale. Il fallait d’abord déterminer si la SAR avait erré en appliquant les critères de l’arrêt Raza pour évaluer l’admissibilité d’une nouvelle preuve, et ensuite se pencher sur l’application de ces critères aux faits de l’espèce. Dans les deux cas, la juge a appliqué la norme de la décision raisonnable. La première question soulevait l’interprétation de la loi habilitante de la SAR et n’était assimilable à aucune des exceptions à la présomption voulant que ce type de question soit révisable selon la norme de la décision raisonnable, tandis que la seconde s’apparentait clairement à une question mixte de droit et de fait.
[18] Après avoir mis en parallèle le texte du paragraphe 110(4) et de l’alinéa 113a) de la LIPR et reconnu que leur libellé est similaire, la juge a tout d’abord noté que le rôle d’un agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR) diffère de celui de la SAR. Tandis que l’agent d’ERAR est un employé du ministre et doit faire preuve de déférence à l’égard de la décision prise par la SPR à moins qu’une nouvelle preuve nécessite de réévaluer les risques énumérés aux articles 96 et 97 [de la LIPR], la SAR est un tribunal administratif quasi judiciaire qui s’est vu confier le mandat d’entendre les appels des décisions rendues par la SPR et peut casser une décision pour y substituer la décision qui aurait dû être rendue (LIPR, paragraphe 111(1)). Compte tenu de ces rôles distincts, la juge a estimé qu’il ne convenait pas d’appliquer mutatis mutandis les critères développés dans le contexte de l’alinéa 113a) pour interpréter le paragraphe 110(4).
[19] S’appuyant sur une déclaration faite à la Chambre des communes par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à l’occasion des débats entourant la mise sur pied de la SAR, à l’effet que les revendicateurs d’asile doivent pouvoir bénéficier d’un « véritable appel fondé sur les faits », la juge a poursuivi son raisonnement en ajoutant qu’une approche restrictive à l’admissibilité de la nouvelle preuve ne permettrait pas à la SAR de remplir sa mission. Enfin, elle a souligné que les facteurs implicites dégagés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raza « résultent implicitement de l’objet de l’alinéa 113a) », au dire même de la juge Sharlow. Ceci étant, d’ajouter la juge, ces facteurs ne sauraient être transposés dans le contexte d’un appel devant la SAR.
[20] Ayant conclu qu’il n’était pas raisonnable de la part de la SAR d’appliquer de façon stricte les critères établis dans l’arrêt Raza lorsque vient le moment d’interpréter le paragraphe 110(4) de la LIPR, la juge s’est ensuite demandé s’il était raisonnable pour le tribunal de ne pas admettre en preuve le diplôme. Elle a déterminé que cet élément de preuve pouvait être important pour établir que la SPR avait commis une erreur en tirant deux conclusions préjudiciables quant à la crédibilité de l’intimé, à savoir que l’ASFC n’avait pas confisqué ce diplôme et que l’intimé n’avait pas établi avoir fréquenté l’école avec Bhupinder Singh jusqu’en 2002. La juge a également considéré qu’il n’était pas raisonnable de la part de la SAR de conclure que l’intimé aurait dû présenter cet élément de preuve devant la SPR, puisqu’il ne l’avait pas entre les mains et croyait à tort que l’ASFC l’avait toujours en sa possession. Quant au fait que l’intimé n’avait pas porté plainte contre son ancienne avocate, la juge s’est dite d’avis qu’il n’était pas raisonnable d’en faire un préalable au dépôt de la nouvelle preuve ni de s’attendre à ce que l’intimé soit au courant de la procédure à suivre pour déposer une plainte au Barreau du Québec.
III. Questions en litige
[21] La juge de la Cour fédérale a certifié les deux questions suivantes :
• Quelle norme de contrôle la Cour devrait-elle appliquer au moment d’examiner l’interprétation que fait la Section d’appel des réfugiés du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27?
• Au moment d’examiner le rôle de l’agent d’examen des risques avant renvoi et celui de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié saisie de l’appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés, faut-il appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385, pour l’interprétation de l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, au paragraphe 110(4) de cette loi?
IV. Analyse
A. La norme de contrôle
[22] Il est bien établi que le rôle de cette Cour lorsqu’elle est saisie en appel d’un jugement portant sur une demande de contrôle judiciaire consiste dans un premier temps à déterminer si la Cour fédérale a correctement identifié la norme de contrôle, et dans un deuxième temps à s’assurer qu’elle l’a bien appliquée : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47; Wilson c. Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467 (Wilson), au paragraphe 42; Telfer c. Canada (Agence du Revenu), 2009 CAF 23, aux paragraphes 18 et 19. En d’autres termes, cette Cour doit « se mettre à la place » de la Cour fédérale et se concentrer sur la décision administrative qui fait l’objet du contrôle judiciaire : Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247.
[23] Tel que mentionné plus haut, la juge a appliqué la norme de la décision raisonnable eu égard à l’interprétation du paragraphe 110(4) de la LIPR. Ce faisant, elle s’en est remise à la présomption bien établie selon laquelle il faut normalement faire preuve de déférence à l’égard d’un décideur administratif lorsqu’il est appelé à interpréter une loi étroitement reliée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 54; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160 (Smith), aux paragraphes 26 et 28; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, aux paragraphes 16 et 18; Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616 (Nor-Man), au paragraphe 36; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 30; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, au paragraphe 167. Bien que cette présomption soit réfragable, la juge a conclu à juste titre que l’interprétation du paragraphe 110(4) de la LIPR n’entrait pas dans les catégories d’exception reconnues par la jurisprudence : voir notamment Dunsmuir, aux paragraphes 55 à 61; Nor-Man, au paragraphe 35; Smith, au paragraphe 26. En effet, il ne s’agit pas d’une question de droit générale d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur, ni d’une question constitutionnelle, ni d’une question de délimitation de compétence entre tribunaux concurrents, ni d’une véritable question de compétence.
[24] L’intervenante a néanmoins fait valoir que la juge avait erré en sélectionnant la norme de la raisonnabilité, au motif qu’il lui incombait de mettre un terme aux divergences d’interprétation qu’a suscitées le libellé du paragraphe 110(4) au sein de la SAR. S’appuyant sur l’arrêt Wilson récemment rendu par cette Cour, l’intervenante a relevé les différentes approches que les membres de la SAR ont adoptées en appliquant le paragraphe 110(4) et a plaidé pour que l’on mette un terme à cette incertitude et aux résultats discordants qu’elle est susceptible d’engendrer.
[25] Avec égards, cet argument ne me convainc pas. Il convient tout d’abord de noter que l’affaire Wilson est une affaire « inusitée », pour reprendre l’expression utilisée par le juge Stratas, dans la mesure où la question de savoir si le Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 permet les congédiements sans motif faisait l’objet d’un désaccord « persistant », à un tel point que la réponse à cette question dépendait en quelque sorte de l’identité de l’arbitre saisi de la plainte. Qui plus est, les arbitres ne sont pas liés par les décisions de leurs collègues et exercent leurs fonctions de façon indépendante plutôt que dans le cadre d’une institution comme un tribunal administratif, ce qui ne favorisait pas l’émergence d’un consensus ou d’une interprétation uniforme.
[26] Dans la présente instance, nous ne sommes pas en présence d’un désaccord exceptionnel qui subsiste depuis de longues années. La SAR n’a été établie qu’en décembre 2012, et elle n’a rendu ses premières décisions qu’en 2013. Il n’y a donc aucune urgence d’intervenir, d’autant plus que les principes qui se dégageront de la jurisprudence de cette Cour et de la Cour fédérale viendront nécessairement baliser l’interprétation que pourra faire la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR. Il n’y a donc pas lieu de déroger au principe général voulant qu’un tribunal administratif fasse l’objet de déférence lorsqu’il interprète sa loi constitutive; les balbutiements de la SAR et ses divergences d’opinions quant à l’interprétation de certaines dispositions législatives ne remettent pas en cause la primauté du droit et ne sont que la conséquence inévitable du choix de confier à un tribunal spécialisé le soin de trancher les litiges découlant de la mise en œuvre d’un nouveau régime.
[27] Ceci dit, il était permis de croire que cette Cour ne devait faire preuve d’aucune déférence à l’égard de la décision prise par un décideur administratif dans le contexte de la LIPR, lorsque la question certifiée sur la base de laquelle la décision de la Cour fédérale avait été portée en appel soulevait une question d’interprétation des lois. Après tout, la Cour fédérale ne peut certifier qu’une question grave de portée générale qui transcende l’intérêt des parties : LIPR, article 79. Ne s’agit-il pas là précisément du type de questions qui nécessitent une interprétation définitive et à propos desquelles la Cour d’appel [fédérale] doit justement intervenir pour mettre un terme aux divergences qui peuvent se développer au sein d’une instance administrative? C’est du moins ce que suggéraient des décisions comme Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706; et Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. Dans cette dernière affaire, le juge Bastarache écrivait (pour la majorité) au paragraphe 43 :
Premièrement, le par. 83(1) serait incohérent si la norme de contrôle était autre chose que celle de la décision correcte. L’élément clef de l’intention du législateur quant à la norme de contrôle est l’utilisation des mots « une question grave de portée générale » (je souligne). La portée générale de la question, c’est-à-dire son applicabilité à un grand nombre de cas dans le futur, justifie son examen par une cour de justice. Cet examen aurait-il une utilité quelconque si la Cour d’appel était tenue de déférer aux décisions incorrectes de la Commission? Se peut-il que le législateur ait prévu un appel exceptionnel devant la Cour d’appel sur des questions de « portée générale », mais ait exigé qu’en dépit de la « portée générale » de la question, la cour accepte les décisions de la Commission qui sont erronées en droit, voire clairement erronées en droit, mais non manifestement déraisonnables? Il n’est possible de respecter la portée du par. 83(1), telle qu’explicitement formulée, qu’en autorisant la Cour d’appel — et, par déduction, la Section de première instance de la Cour fédérale — à substituer sa propre opinion à celle de la Commission sur les questions d’importance générale. Cette assertion s’accorde avec les observations du juge Iacobucci dans Southam, précité, au par. 36, selon lesquelles le fait qu’une décision est « susceptible de s’appliquer à un grand nombre de cas » doit jouer au moment de décider s’il y a lieu de faire montre de retenue. Bien que certaines décisions antérieures de la Cour fédérale, dont, on pourrait le soutenir, Sivasamboo, aient tranché d’importantes questions de fait, ou à la limite des questions de fait et de droit ayant peu ou pas de valeur comme précédent, le cas qui nous occupe a pour sujet principal un motif d’exclusion qui, en tant que question de droit, risque d’affecter un grand nombre de futurs demandeurs de statut. En réalité, la décision de la Commission en l’espèce restreindrait de façon importante son propre rôle comme juge des faits dans de nombreuses affaires.
[28] La Cour suprême en a cependant décidé autrement. Dans une décision récente, le plus haut tribunal a conclu que la présence d’une question certifiée n’était pas déterminante et que la norme de contrôle applicable à une telle question est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, au paragraphe 44. Pour en arriver à une telle conclusion, la Cour s’est essentiellement appuyée sur le fait que c’est le jugement lui-même qui fait ultimement l’objet d’un appel, et non seulement la question certifiée.
[29] Pour tous ces motifs, j’en arrive donc à la conclusion que la juge a correctement identifié la norme de contrôle applicable dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire dont elle était saisie. En d’autres termes, l’interprétation qu’a faite la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR était soumise à la norme de la raisonnabilité, conformément à la présomption voulant que l’interprétation par un organisme administratif de sa loi constitutive fasse l’objet de déférence par la cour de révision.
[30] Je m’empresse de préciser, comme l’a fait la juge, que le présent appel ne porte pas sur le rôle de la SAR et sur la norme de contrôle qu’elle doit appliquer lorsqu’elle se prononce sur les décisions rendues par la SPR, mais uniquement sur les facteurs que la SAR doit considérer lorsqu’elle se penche sur la question de l’admissibilité d’un élément de preuve qui n’a pas été présenté à la SPR. La norme applicable lorsque la SAR se prononce sur le fond de la décision prise par la SPR fait l’objet d’une autre décision de cette Cour dans l’affaire Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93, [2016] 4 R.C.F. 157.
B. Les critères applicables aux fins du paragraphe 110(4) de la LIPR
[31] Tel que mentionné précédemment, la LIPR prévoyait dans sa version originale la mise sur pied de la SAR, chargée d’instruire l’appel de certaines décisions rendues par la SPR. Les dispositions pertinentes ne furent cependant jamais mises en vigueur, et il faudra ultimement attendre l’adoption de la LMRER, le 29 juin 2010, pour que soient mises en œuvre (après avoir été légèrement modifiées) les dispositions non proclamées créant la SAR. Ces dispositions sont entrées en vigueur le 15 décembre 2012 (Décret fixant au 15 décembre 2012 la date d’entrée en vigueur de certains articles de la loi, TR/2012-94, Gaz. C. 2012.II.2980; LIPR, article 275).
[32] La version finalement adoptée par le Parlement se distingue à certains égards du texte original de 2001. De façon plus particulière, le paragraphe 110(3) permet au ministre et à la personne en cause de présenter non seulement des observations écrites, comme c’était le cas dans la version originale, mais également des éléments de preuve documentaire. C’est précisément dans la foulée de cette modification qu’a été introduit le paragraphe 110(4), qui restreint les éléments de preuve qui peuvent être présentés par la personne en cause à ceux qui sont « survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet ».
[33] Le texte de cette disposition ressemble à s’y méprendre à celui de l’alinéa 113a), qui régit l’admissibilité des nouvelles preuves dans le cadre d’une demande d’ERAR. La mise en parallèle de ces deux textes permet de visualiser cette similitude :
110 […]
Éléments de preuve admissibles
(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.
[…]
Examen de la demande
113 Il est disposé de la demande comme il suit :
a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet.
[34] Il ne fait aucun doute que les conditions explicites mentionnées au paragraphe 110(4) doivent être respectées. Par conséquent, seuls les éléments de preuve suivants seront admissibles :
• Les éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande d’asile;
• Les éléments de preuve qui n’étaient pas normalement accessibles; ou
• Les éléments de preuve qui étaient normalement accessibles, mais que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés dans les circonstances au moment du rejet.
[35] Ces conditions m’apparaissent incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR. D’une part, le texte même du paragraphe 110(4) précise que la personne en cause « ne peut présenter » (« may present only ») que des éléments de preuve qui entrent dans l’une ou l’autre de ces trois catégories, excluant du même coup tout autre élément de preuve. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que cette disposition déroge au principe général suivant lequel la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR (paragraphe 110(3)) et doit pour ce motif être interprétée restrictivement. La juge semble d’ailleurs se rallier à cette approche, dans la mesure où elle précise que l’intimé « devait établir qu’on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’il produise les nouveaux documents à l’audience devant la SPR » (paragraphe 47). Si elle lui donne raison, en fin de compte, c’est parce que sa demande de déposer un nouvel élément de preuve relève clairement, selon elle, du champ d’application du paragraphe 110(4), « car elle satisfait à ses critères explicites » (paragraphe 62).
[36] L’intimé et l’intervenante se sont appuyés sur l’arrêt Elezi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 240, [2008] 1 R.C.F. 365 (Elezi) ainsi que, dans une moindre mesure, sur l’arrêt Ramos Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 101, pour soutenir que la SAR peut tenir compte du caractère probant et crédible d’une preuve pour contrebalancer les exigences du paragraphe 110(4). Avec égards, je ne puis me ranger à cette interprétation.
[37] Il convient tout d’abord de noter que l’arrêt Elezi a été rendu neuf mois avant la décision de la Cour d’appel [fédérale] dans l’affaire Raza, et qu’il ne fait donc plus autorité dans la mesure où il s’écarte de cette dernière décision. D’autre part, dans la décision Elezi, la décision de l’agent d’ERAR de ne pas admettre certains éléments de preuve a été jugée déraisonnable soit parce que ces preuves avaient été créées après la décision rendue par la SPR, ou parce que l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que le demandeur présente ces preuves à la SPR dans les circonstances. Par conséquent, l’affirmation selon laquelle on ne saurait rejeter un élément de preuve crédible au seul motif qu’elle est « techniquement inadmissible » doit être considérée comme un simple obiter.
[38] Le véritable nœud du problème, dans le cadre de la présente affaire, consiste à déterminer si les conditions implicites d’admissibilité qu’a déduites la juge Sharlow de l’alinéa 113a) dans l’arrêt Raza sont également applicables dans le cadre du paragraphe 110(4). Parce qu’il est au cœur des représentations qui nous ont été soumises par les avocats des deux parties et de l’intervenante, il importe de reproduire ici l’extrait pertinent de cet arrêt [aux paragraphes 13 à 15] :
Selon son interprétation de l’alinéa 113a), cet alinéa repose sur l’idée que l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance. L’alinéa 113a) pose plusieurs questions, certaines explicitement et d'autres implicitement, concernant les preuves nouvelles en question. Je les résume ainsi :
1. Crédibilité : Les preuves nouvelles sont-elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
2. Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent-elles la demande d’ERAR, c’est-à-dire sont-elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
3. Nouveauté : Les preuves sont-elles nouvelles, c’est-à-dire sont-elles aptes :
a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?
b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l'audition de sa demande d’asile?
c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?
Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les con[s]idérer.
4. Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont-elles substantielles, c’est-à-dire la demande d’asile aurait-elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les con[s]idérer.
5. Conditions légales explicites :
a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s'est produit ou des circonstances qui ont existé avant l'audition de la demande d'asile, alors le demandeur a-t-il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu'il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les con[s]idérer.
b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).
Les quatre premières questions, qui concernent la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel, résultent implicitement de l’objet de l'alinéa 113a), dans le régime de la LIPR se rapportant aux demandes d’asile et aux examens des risques avant renvoi. Les questions restantes sont posées explicitement par l’alinéa 113a).
Je ne dis pas que les questions énumérées ci-dessus doivent être posées dans un ordre particulier, ou que l’agent d’ERAR doit dans tous les cas se poser chacune d’elles. L'important, c’est que l’agent d’ERAR considère toutes les preuves qui lui sont présentées, à moins qu'elles ne soient exclues pour l’un des motifs énoncés au paragraphe 13 ci-dessus.
[39] Tel que mentionné précédemment, la juge a refusé de transposer au contexte du paragraphe 110(4) les critères implicites d’admissibilité dégagés par la Cour d’appel [fédérale] au regard de l’alinéa 113a). S’appuyant sur le fait que les questions relatives à la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel découlent implicitement de l’objet de l’alinéa 113a), au dire même de la juge Sharlow, la juge s’est dite d’avis que le rôle et le statut différents de la SAR par rapport à l’agent d’ERAR commandaient une analyse distincte. Pour les motifs qui suivent, je ne peux souscrire à cette analyse.
[40] Il faut tenir pour acquis que le choix d’une formulation quasi identique par le législateur ne découle pas du simple hasard. En vertu d’une règle d’interprétation bien connue, il faut présumer que le législateur, lorsqu’il reprend sans les modifier les termes d’une disposition qui a déjà été interprétée par les tribunaux, entend s’en remettre à cette interprétation : voir Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd., Toronto : Butterworths, 1983, à la page 125.
[41] Il est vrai que la version française du paragraphe 110(4) diffère légèrement de l’alinéa 113a), dans la mesure où il ne dit pas « qu’il n’était pas raisonnable […] de s’attendre à ce qu’il les ait présentés » (« that the applicant could not reasonably have been expected … to have presented »), mais plutôt « qu’elle n’aurait pas normalement présentés » (« that the person could not reasonably … have presented »). Comme la juge, je suis d’avis que cette distinction n’est pas révélatrice, et ne suffit pas à elle seule pour écarter la jurisprudence antérieure qui s’est développée au regard de l’alinéa 113a). L’on ne saurait davantage tirer d’inférence de l’absence du mot « new » dans la version anglaise du paragraphe 110(4). Non seulement ne trouve-t-on pas le mot « nouveau » dans la version française de l’alinéa 113a), mais au surplus il va de soi qu’un élément de preuve survenu depuis le rejet de la demande d’asile sera nécessairement nouveau.
[42] Le fait que la SAR soit un tribunal administratif quasi judiciaire, par opposition à l’agent d’ERAR qui est un employé du ministre dont les actions relèvent du pouvoir discrétionnaire de son employeur, doit évidemment être pris en considération. De même en va-t-il du fait que la SAR exerce une juridiction d’appel et est habilitée à casser la décision de la SPR et à y substituer celle qui aurait dû être rendue, alors que l’agent d’ERAR doit faire preuve de retenue et ne siège pas en appel de la SPR mais n’a pour mission que d’évaluer tout nouveau risque avant un renvoi. Ces distinctions ne sont pas déterminantes quant à l’admissibilité de nouvelles preuves, cependant, et je note que la juge n’a pas précisé en quoi le rôle et le statut distincts de la SAR et de l’agent d’ERAR devaient influer sur les critères d’admissibilité de la preuve et permettaient d’écarter la présomption à laquelle je réfère ci-dessus.
[43] En fait, les critères retenus dans l’arrêt Raza sont conformes aux tests généralement retenus par les tribunaux judiciaires et les instances administratives, et ont essentiellement pour objet de préserver l’intégrité du processus judiciaire : voir Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44, au paragraphe 10. Bien qu’ils aient été dégagés par la Cour suprême dans le contexte d’un procès criminel (voir Palmer et autre c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759 (Palmer), à la page 775), les critères de nouveauté, de pertinence, de crédibilité et de caractère déterminant ont subséquemment été appliqués en matière civile (J.T.I. MacDonald Corp. c. Canada (Procureur général), [2004] J.Q. no 9409 (C.A.) (QL), au paragraphe 3), en droit disciplinaire (Morin v. Regional Administration Unit #3 (P.E.I.), 2002 PESCAD 9, 213 D.L.R. (4th) 17, au paragraphe 140), en droit autochtone (Première Nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 22, au paragraphe 20) et dans plusieurs autres domaines (voir Donald J. M. Brown, Civil Appeals, Toronto : Carswell, 2015, aux pages 10-16 à 10-18).
[44] En fait, il m’apparaît difficile de soutenir que les critères énoncés par la juge Sharlow dans l’arrêt Raza ne découlent pas tout aussi implicitement du paragraphe 110(4) que de l’alinéa 113a). On voit mal, notamment, comment la SAR pourrait admettre une preuve documentaire qui ne serait pas crédible. De fait, l’alinéa 171a.3) prévoit expressément que la SAR « peut recevoir les éléments de preuve qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision ». Il est vrai que l’alinéa 110(6)a) introduit également la notion de crédibilité aux fins de déterminer si une audience peut être tenue. À ce chapitre, cependant, ce n’est pas la crédibilité de la preuve elle-même qui doit être soupesée, mais bien la question de savoir si un élément de preuve par ailleurs crédible « soulève une question importante » relativement à la crédibilité générale de la personne en cause. En d’autres termes, le fait qu’un nouvel élément de preuve soit intrinsèquement crédible ne suffira pas pour justifier la tenue d’une audience devant la SAR : il faudra encore que cet élément de preuve puisse justifier une réévaluation de la crédibilité globale d’un demandeur et de son récit.
[45] Il en va de même de la pertinence. Il s’agit là d’une condition élémentaire pour l’admissibilité de tout élément de preuve, et l’on voit mal pourquoi l’introduction d’une preuve nouvelle échapperait à ce critère. Les sous-alinéas 3(3)g)(iii) et 5(2)d)(ii) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 y font d’ailleurs implicitement allusion en prévoyant que le mémoire et le mémoire en réplique de l’appelant doivent inclure des observations concernant la façon dont les éléments de preuve que l’appelant veut invoquer sont non seulement conformes aux exigences du paragraphe 110(4), mais également « la façon dont ils sont liés à l’appelant » (« how that evidence relates to the appellant »).
[46] Le critère de nouveauté peut paraître quelque peu redondant et n’ajoute pas vraiment aux exigences explicites du paragraphe 110(4).
[47] Pour ce qui est du quatrième critère implicite identifié par cette Cour dans l’affaire Raza, soit le caractère substantiel de la preuve, il y a peut-être lieu de procéder à certaines adaptations. Dans le contexte d’un ERAR, l’exigence que la nouvelle preuve soit d’une telle importance qu’elle aurait permis de conclure différemment de la SPR peut s’expliquer dans la mesure où l’agent d’ERAR doit faire preuve de déférence eu égard à la décision négative rendue par la SPR et ne peut y déroger que sur la base d’une situation différente ou d’un risque nouveau. La SAR, en revanche, a un mandat beaucoup plus étendu et peut intervenir pour corriger toute erreur de fait, de droit ou mixte. Par conséquent, il se peut que la preuve nouvelle ne soit pas déterminante en soi, mais puisse influer sur l’appréciation globale que fera la SAR de la décision rendue par la SPR.
[48] D’autre part, le paragraphe 110(6) de la LIPR assujettit la tenue d’une audience devant la SAR à trois conditions reliées à l’existence de nouveaux éléments de preuve documentaire. Le principe suivant lequel la SAR procède sans tenir d’audience, énoncé au paragraphe 110(3), ne peut en effet souffrir d’exception que si des éléments de preuve documentaire « a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause; b) sont essentiels pour la prise de décision relative à la demande d’asile; [et] c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas ». Or, ces trois conditions se rapportent indéniablement au caractère substantiel que revêtent les éléments de preuve nouveaux que la SAR pourrait être appelée à considérer. Si tel est bien le cas, comme il est permis de le croire, il serait redondant d’exiger que des éléments de preuve aient un caractère substantiel afin de pouvoir être admis comme nouvelle preuve, pour ensuite assujettir la tenue d’une audience au même critère.
[49] Sous réserve de cette adaptation nécessaire, je suis donc d’avis que les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza trouvent également application dans le cadre du paragraphe 110(4). Pour les raisons explicitées plus haut, on ne m’a pas convaincu que le rôle différent de l’ERAR et de la SAR ainsi que le statut distinct des personnes appelées à exercer ces fonctions suffisent pour écarter la présomption voulant que le législateur entendait s’en remettre à l’interprétation qu’ont faite les tribunaux d’un texte législatif lorsqu’il choisit d’en reprendre les éléments essentiels dans une autre disposition. Non seulement les exigences mentionnées dans l’arrêt Raza vont-elles de soi et ont-elles largement été appliquées par les tribunaux dans une foule de contextes juridiques, mais il y a au surplus de très bonnes raisons qui expliquent pourquoi le législateur préconiserait une approche restrictive quant à l’admissibilité de nouvelles preuves en appel.
[50] Tel que l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt Palmer, il existe un principe judiciaire bien établi suivant lequel la preuve et les questions en litige doivent être exhaustivement introduites et traitées à l’étape du procès en matière criminelle ou de la première instance en matière civile. Au fur et à mesure qu’une affaire progresse, les questions en litige doivent normalement être davantage circonscrites; or, l’introduction d’une preuve nouvelle aura plutôt pour effet d’élargir l’étendue du débat. C’est ce que soulignait avec beaucoup d’à-propos la SAR, au paragraphe 20 de ses motifs :
Le fait que des éléments de preuve corroborent des faits, contredisent des conclusions de la SPR ou qu’ils précisent la preuve dont celle-ci était saisie ne fait pas d’eux une « preuve nouvelle » au sens du paragraphe 110(4) de la Loi. Si tel était le cas, les demandeurs d’asile pourraient diviser leur preuve et présenter devant la SAR à l’étape de l’appel des éléments qui auraient pu l’être dès le départ devant la SPR. Or, à mon avis, c’est précisément ce que le paragraphe 110(4) de la Loi vise à empêcher. [Note de bas de page omise.]
[51] À ce chapitre, il est d’ailleurs significatif de constater que le législateur n’a dérogé que de façon limitée au principe de l’appel sur dossier retenu dans la version originale de la LIPR adoptée en 2002. Au risque de me répéter, la règle de base est à l’effet que la SAR « procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la [SPR] » (paragraphe 110(3)). La nouvelle preuve devra satisfaire aux critères d’admissibilité énoncés au paragraphe 110(4), et une nouvelle audience ne pourra être tenue que si les nouveaux éléments de preuve satisfont aux conditions prévues au paragraphe 110(6). Dans l’hypothèse où la SAR estime que toute la preuve devrait être réentendue pour prendre une décision éclairée, elle devra renvoyer l’affaire à la SPR (paragraphe 111(2)). Ce cadre législatif témoigne de la volonté claire du législateur de baliser étroitement l’introduction de toute nouvelle preuve.
[52] La juge a reconnu qu’un appel interjeté auprès de la SAR « est essentiellement un appel “sur dossier” » (paragraphe 52). Elle s’est cependant dite d’avis qu’une interprétation stricte du paragraphe 110(4) limiterait la capacité d’un demandeur d’avoir accès à « un véritable appel fondé sur les faits », ce qui irait à l’encontre du souhait qu’avait formulé l’ancien ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Jason Kenney, dans une déclaration faite en Chambre le 6 mars 2012 (Débats de la Chambre des communes, 41e parl., 1re sess., n° 90 (6 mars 2012), à la page 5874).
[53] Il est vrai qu’en présentant le projet de loi, le ministre avait affirmé que la grande majorité des demandeurs provenant de pays non désignés auraient pour la première fois accès à un « appel fondé sur les faits » devant la SAR. Cette déclaration ne suffit cependant pas, à elle seule, pour étayer la thèse voulant que l’on puisse faire abstraction des critères explicitement retenus au paragraphe 110(4). Elle est, au mieux, ambiguë, et pourrait simplement être interprétée de manière à souligner la distinction entre un appel et l’examen beaucoup plus restreint effectué dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Je souscris à cet égard à l’argument de l’appelant et à son analyse des circonstances dans lesquelles le ministre a fait sa déclaration.
[54] La juge s’est également appuyée sur les délais réduits à l’intérieur desquels un demandeur doit présenter ses documents pour appuyer l’interprétation souple des critères d’admissibilité qu’elle préconise dans sa décision. Il est vrai que les modifications apportées à la LIPR et au Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR) mettent beaucoup de pression sur les demandeurs d’asile. Le déféré d’une demande à la SPR se fait dans les trois jours du dépôt de la demande (LIPR, paragraphe 100(1)), et l’audition doit avoir lieu dans les 60 jours du déféré (RIPR, alinéa 159.9(1)b)), et même dans les 30 ou 45 jours pour les ressortissants d’un pays désigné. En outre, selon le paragraphe 34(3) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (Règles de la SPR), les demandeurs d’asile doivent déposer leur preuve documentaire devant la SPR 10 jours avant l’audience. Ces considérations ne sauraient cependant suffire pour écarter la volonté claire du législateur de n’autoriser l’introduction de nouvelles preuves en appel que dans des circonstances bien précises et soigneusement délimitées. Le rôle de la SAR ne consiste pas à fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit.
[55] À l’inverse, la volonté de contrer les abus auxquels a pu donner lieu le régime applicable avant l’entrée en vigueur de la LMRER et la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17 ne saurait être invoqué pour restreindre les preuves nouvelles que cherchent à déposer ceux et celles qui se trouvent validement devant la SAR. Dans son mémoire, le ministre a fait valoir que la LMRER témoignait dans une certaine mesure d’une volonté de rehausser les critères d’admissibilité de la nouvelle preuve à la SAR. Sans doute le législateur entendait-il assurer l’intégrité du système d’immigration en contrant plus efficacement les individus qui tentent d’en abuser. Pour ce faire, le Parlement a pris un certain nombre de mesures, comme la création de la SAR, et a prévu des règles claires de preuve et de procédure pour en assurer la bonne marche. Ces règles doivent être respectées, et il faut présumer que les choix explicites qui ont été faits s’accordent avec l’objectif poursuivi. Il ne revient pas aux tribunaux de réécrire de telles dispositions lorsqu’elles sont intelligibles et sans équivoque.
[56] Enfin, l’intervenante a fait valoir que la SAR devait s’inspirer des valeurs enchâssées dans la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (Charte) lorsqu’elle se prononce sur l’admissibilité d’une nouvelle preuve. S’appuyant sur l’alinéa 3(3)d) de la LIPR, suivant lequel l’interprétation et la mise en œuvre de cette loi doivent avoir pour effet d’assurer que les décisions prises sous son autorité sont conformes à la Charte, ainsi que sur les décisions rendues par la Cour suprême dans les arrêts Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395 (Doré) et École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613 (Loyola), les procureurs de l’intervenante ont prétendu que la SAR devait aller au-delà des exigences prévues au paragraphe 110(4) et avait l’obligation de procéder à une analyse de proportionnalité entre la gravité de l’atteinte à un droit protégé par la Charte et les objectifs visés par le législateur. Voici comment ils énoncent le test qu’ils proposent (au paragraphe 34 de leur mémoire) :
[traduction]
a) Si l’élément de preuve permet de démontrer de façon crédible des circonstances pertinentes qui ont existé après la décision de la SPR, cet élément de preuve doit être pris en compte.
b) Si l’élément de preuve permet seulement de démontrer de façon crédible des circonstances pertinentes qui ont existé avant la décision de la SPR, la SAR doit se demander si l’appelant a établi (i) que l’élément de preuve n’était pas normalement accessible ou (ii) qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce que l’appelant l’ait présenté au moment de la décision de la SPR. Dans son examen, la SAR doit garder à l’esprit que « pour qu’il y ait un “véritable appel fondé sur les faits” devant la SAR, les critères d’admissibilité des éléments de preuve doivent être assez souples pour que cet appel puisse avoir lieu » [Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022, au par. 55, la juge Gagné]. Si l’appelant est en mesure d’établir qu’il remplit l’une ou l’autre des conditions, l’élément de preuve doit être admis.
c) Si l’appelant ne remplit ni l’une ni l’autre des conditions, la SAR doit alors se demander si l’élément de preuve établit une preuve prima facie de risque, et dans l’affirmative, si cela pourrait amener la SAR à tirer une conclusion différente de celle de la SPR concernant un aspect clé de la demande. Si tel est le cas, la SAR doit procéder à une analyse de proportionnalité dans le cadre de laquelle elle met en balance la gravité de l’atteinte aux droits de l’appelant protégés par la Charte que causerait l’exclusion de la preuve et les objectifs visés par le paragraphe 110(4).
[57] Avec égards, je ne peux me ranger à cet argument. Il est vrai que dans l’arrêt Doré, la Cour suprême s’est dite d’avis qu’un décideur administratif doit mettre en balance les valeurs consacrées par la Charte et les objectifs visés par la loi dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Dans le contexte d’une révision judiciaire, la cour devra déterminer si la décision attaquée est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits et des valeurs protégés par la Charte, une démarche qui n’est pas sans rappeler le cadre d’analyse établi dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, lorsque la validité même d’un texte législatif est remise en question. Cette approche est bien résumée dans l’extrait suivant de l’arrêt Doré, au paragraphe 57 :
Dans le contexte d’une révision judiciaire, il s’agit donc de déterminer si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte. Comme le juge LeBel l’a souligné dans Multani, lorsqu’une cour est appelée à réviser une décision administrative qui met en jeu les droits protégés par la Charte, « [l]a question se réduit à un problème de proportionnalité » (par. 155) et requiert d’intégrer l’« esprit » de l’article premier dans la révision judiciaire. Même si cette révision judiciaire est menée selon le cadre d’analyse du droit administratif, il existe néanmoins une harmonie conceptuelle entre l’examen du caractère raisonnable et le cadre d’analyse préconisé dans Oakes puisque les deux démarches supposent de donner une marge d’appréciation aux organes administratifs ou législatifs ou de faire preuve de déférence à leur égard lors de la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte, d’une part, et les objectifs plus larges, d’autre part.
[58] S’appuyant sur cette approche, les procureurs de l’intervenante soutiennent que les valeurs protégées par l’article 7 de la Charte doivent imprégner l’interprétation et l’application du paragraphe 110(4) de la LIPR et même entraîner l’admissibilité d’une preuve nouvelle qui ne répond pas aux exigences explicites de cette disposition. Cette thèse se heurte cependant au moins à deux difficultés.
[59] Tout d’abord, il n’a pas été établi dans le présent dossier que les valeurs protégées par l’article 7 de la Charte sont affectées par la décision de la SAR de ne pas accepter à titre de nouvelle preuve le diplôme que voulait introduire l’intimé. L’intervenante a plaidé que l’exclusion d’une preuve crédible pouvait entrainer le rejet d’un appel et par voie de conséquence le renvoi de l’étranger visé « dès que possible », puisque la mesure de renvoi conditionnelle devient exécutoire 15 jours après la notification du rejet de l’appel (LIPR, alinéa 49(2)c)). Cela ne me paraît cependant pas suffisant pour conclure que la décision de ne pas accepter une nouvelle preuve dans le cadre d’un appel fait nécessairement intervenir le droit de ne pas se voir privé de sa vie, de sa sécurité ou de sa liberté autrement qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[60] Il convient tout d’abord de rappeler que la décision prise par la SPR et, en appel, par la SAR, ne porte pas sur le renvoi de l’intimé, mais uniquement sur la question de savoir s’il a véritablement qualité de réfugié au sens de la Convention [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] ou de personne à protéger, conformément aux articles 96 et 97 de la LIPR. Je suis prêt à reconnaître que la décision de la SAR d’exclure une preuve au motif qu’elle ne remplit pas les critères du paragraphe 110(4) pèsera lourd lorsqu’un étranger tentera d’introduire cette même preuve devant un agent d’ERAR ou devant un agent de renvoi. Il n’en demeure pas moins que l’intimé, dans le cas présent, n’a pas réussi à établir sa crédibilité; la SAR a estimé que la SPR pouvait raisonnablement conclure que la crédibilité de l’intimé était sérieusement entachée, et que cette conclusion tiendrait même si l’on devait admettre en preuve le diplôme. Pour les motifs exposés plus loin, je suis d’avis que cette conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et par conséquent l’intimé n’a pas établi que sa vie, sa liberté ou sa sécurité seraient menacées dans l’hypothèse où il serait renvoyé en Inde.
[61] D’autre part, l’intervenante ne m’a pas convaincu que la décision de la SAR de ne pas accepter un nouvel élément de preuve mettrait en jeu les principes de justice fondamentale. Il ne faut pas perdre de vue que l’étranger qui revendique le statut de réfugié ou de personne à protéger bénéficie d’une procédure étoffée à plusieurs volets qui lui permet de faire valoir ses prétentions devant différents paliers de décideurs administratifs et de tribunaux quasi judiciaires indépendants et impartiaux, et qu’il peut demander le contrôle judiciaire de ces décisions devant la Cour fédérale. Bien que le droit d’appel n’ait pas été reconnu comme un principe de justice fondamentale (voir Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 47; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, aux pages 741 et 742), le Parlement a décidé de parfaire le régime antérieur et de mettre en œuvre les dispositions de la LIPR prévoyant l’existence de la SAR. Le législateur aurait pu se contenter de prévoir un appel sur dossier et sans audition, mais a choisi d’ouvrir la porte à l’introduction de nouvelles preuves et à la tenue d’audiences dans des circonstances qu’il a soigneusement balisées. Je vois mal comment la bonification d’un système déjà respectueux dans ses grandes lignes des obligations internationales et constitutionnelles auxquelles le Parlement et le gouvernement sont assujettis pourrait mettre en péril ce même système, d’autant plus que les critères retenus quant à l’admissibilité de nouvelles preuves sont essentiellement similaires à ceux qui sont normalement utilisés devant les instances judiciaires et quasi judiciaires d’appel, tant en matière civile que criminelle. La constitutionnalité du paragraphe 110(4) de la LIPR n’a pas été plaidée dans le présent dossier, et je m’abstiendrai donc de formuler toute conclusion définitive à ce sujet. Ceci étant, on ne m’a pas convaincu que le rejet du diplôme par la SAR porte atteinte aux principes de justice fondamentale, à supposer même que l’exclusion de cette preuve fasse intervenir le droit à la vie, la liberté ou la sécurité de l’intimé.
[62] Mais il y a plus. Une lecture attentive de l’arrêt Doré révèle que l’obligation pour un décideur administratif d’appliquer les valeurs consacrées par la Charte ne prend naissance que dans l’hypothèse où il exerce un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi : Doré, au paragraphe 55; Loyola, au paragraphe 35; R. c. Clarke, 2014 CSC 28, [2014] 1 R.C.S. 612, au paragraphe 16. Lorsqu’un texte législatif ou règlementaire est clair et sans ambigüité, il n’appartient pas aux tribunaux de le réécrire sous prétexte d’en assurer la conformité avec les valeurs découlant de la Charte (Najafi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262, [2015] 4 R.C.F. 162, au paragraphe 107; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431, au paragraphe 67). Sauf circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne sont habilités qu’à déclarer l’invalidité d’une loi qui contrevient aux textes constitutionnels, et seulement lorsque la question est explicitement soulevée et que le ministre en a été avisé. C’est au Parlement qu’il revient de modifier une loi déclarée inconstitutionnelle pour en assurer la conformité avec la loi fondamentale du pays.
[63] Or, le paragraphe 110(4) n’est pas rédigé de façon ambigüe et ne confère aucune discrétion à la SAR. Tel que mentionné précédemment (voir les paragraphes 34, 35 et 38 ci-haut), l’admissibilité d’une preuve nouvelle devant la SAR est assujettie à des critères bien définis, et ni le libellé de ce paragraphe ni le cadre plus large de l’article dans lequel il se trouve ne permettent de croire que le législateur entendait conférer à la SAR la discrétion de passer outre aux exigences qu’il a soigneusement prévues. Cette approche est d’ailleurs parfaitement conforme à la décision rendue par cette Cour dans l’arrêt Raza. Les critères dégagés dans cette affaire eu égard à l’alinéa 113a), qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement cumulatifs, ne supplantent pas les conditions légales explicites; ils s’ajoutent au contraire à ces conditions dans la mesure où ils « résultent implicitement » de l’objet de cette disposition, pour reprendre les termes de cette Cour au paragraphe 14 de l’arrêt Raza. À l’inverse, il ne saurait être question de faire fi des exigences énoncées au paragraphe 110(4) pour s’en remettre plutôt à un exercice de pondération entre les valeurs de la Charte et les objectifs poursuivis par le législateur. En l’absence d’une contestation directe de ce texte législatif, il convient de lui donner effet et la SAR n’a d’autre choix que d’en respecter les exigences.
[64] En conclusion, je suis d’avis qu’il n’y a aucune raison valable de ne pas appliquer pour l’essentiel les critères implicites dégagés par cette Cour dans l’arrêt Raza dans le cadre du paragraphe 110(4) de la LIPR. Le texte de cette disposition est quasi identique à celui de l’alinéa 113a), et le contexte dans lequel il a été adopté de même que les considérations de politique judiciaire qui le sous-tendent militent en faveur d’une approche identique malgré le fait qu’ils se rapportent à des procédures distinctes et à des décideurs différents. La question me paraît de toute façon largement académique, dans la mesure où les critères implicites de l’arrêt Raza n’ajoutent pas vraiment au texte du paragraphe 110(4) mais s’en infèrent nécessairement. Sauf pour le critère du caractère substantiel d’une preuve, qui ne se prête pas à la même analyse dans le cadre d’un appel et dont le paragraphe 110(6) tient déjà compte pour déterminer si une nouvelle audience doit être tenue, il n’y a donc pas lieu d’interpréter différemment le paragraphe 110(4) et l’alinéa 113a). Il va sans dire que la SAR aura toujours le loisir d’appliquer les exigences du paragraphe 110(4) avec plus ou moins de souplesse selon les circonstances propres à chaque affaire.
[65] Je suis donc d’avis que la SAR n’a pas erré en utilisant mutatis mutandis les critères implicites dégagés dans l’arrêt Raza pour interpréter le paragraphe 110(4); cette interprétation me paraît non seulement raisonnable mais également correcte. De même, la SAR pouvait raisonnablement conclure que le diplôme était inadmissible parce qu’il ne pouvait être considéré comme de la preuve nouvelle. Pour en arriver à cette conclusion, la SAR s’est essentiellement basée sur le fait que l’intimé avait accès au diplôme au moment de son audition devant la SPR le 2 avril 2013, puisqu’une copie en avait été transmise à son avocate par l’ASFC et qu’il lui était loisible d’en obtenir une copie de l’ASFC pour la déposer lui-même en preuve à la SPR.
[66] Il est vrai que l’agent d’immigration n’a apparemment pas remis à la SPR le diplôme, comme il se devait de le faire en vertu du paragraphe 3(5) des Règles de la SPR. L’intimé prétend par ailleurs n’avoir appris qu’en juin 2013 que son avocate devant la SPR avait reçu copie de ce document en février 2013. Cette allégation n’est cependant pas suffisante, en soi, pour décharger l’intimé de toute responsabilité. Il est bien établi qu’un demandeur doit vivre avec les conséquences des gestes posés par son avocat : Cove c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 266, aux paragraphes 6 à 11. Comme la Cour fédérale le soulignait dans l’arrêt Nagy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 640, au paragraphe 60, « [l]a barre est très haute en ce qui a trait aux circonstances et à la preuve requise pour que la Cour puisse accorder une réparation en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales pour cause de la négligence de l’avocat ». Voir aussi : Gomez Bedoya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 505, au paragraphe 19.
[67] À cet égard, je note que la jurisprudence de la Cour fédérale en matière d’immigration est constante à l’effet que l’on ne peut faire droit à une allégation de manquement professionnel à l’égard d’un avocat en l’absence de toute preuve démontrant qu’une plainte a été soumise aux autorités compétentes du barreau dont l’avocat relève ou d’une explication émanant personnellement du professionnel visé : voir, à titre d’illustrations, Odafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1429, au paragraphe 8; Teganya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 336, aux paragraphes 26 à 37; Dust Parast c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 660, au paragraphe 11; Yang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 269, aux paragraphes 17 à 28. De fait, la Cour fédérale a adopté un protocole en mars 2014 prescrivant la démarche à suivre lorsqu’une partie désire évoquer devant elle ce type d’allégation, et prévoit notamment l’obligation d’envoyer un avis écrit à l’avocat faisant état des reproches que l’on entend soulever à son endroit et l’invitant à fournir une réponse dont la Cour pourra éventuellement prendre connaissance (Protocole procédural, Concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger, 7 mars 2014).
[68] En l’occurrence, la juge a estimé qu’il n’était pas raisonnable de la part de la SAR de s’attendre à ce que le demandeur connaisse la procédure à suivre pour déposer une plainte au Barreau du Québec, et encore moins qu’il veuille mettre en doute la compétence et l’éthique professionnelle de cette avocate. Je ne peux me ranger à cet avis. Non seulement la juge ne cite-t-elle aucun précédent à l’appui de sa conclusion, mais au surplus elle ne tient pas compte du fait que le demandeur était représenté devant la SAR par un avocat expérimenté.
[69] Bref, la SAR pouvait raisonnablement conclure dans les circonstances que le diplôme ne constituait pas une preuve nouvelle. Cet élément de preuve n’est pas nouveau, il était accessible à l’intimé et son avocate en avait reçu copie de l’ASFC. L’intimé n’ayant pas soulevé l’incompétence de son avocate et n’ayant formulé aucune plainte contre elle auprès des autorités compétentes, la SAR n’avait d’autre option que de rejeter cette preuve conformément au paragraphe 110(4) de la LIPR.
[70] Enfin, la juge a invoqué la possibilité que l’inadmissibilité d’une preuve puisse impliquer de « graves questions d’équité procédurale » du fait qu’un demandeur pourrait être privé d’une audience alors qu’il y a droit. À son avis, tel était le cas ici : « En l’espèce, le demandeur s’est bel et bien fait refuser la tenue d’une audience parce que son diplôme d’études de 2002 a été jugé inadmissible » (paragraphe 53).
[71] Or, tel que mentionné plus haut, la tenue d’une audience n’est pas automatique dès lors qu’une nouvelle preuve est admise devant la SAR. Encore faut-il que cette nouvelle preuve satisfasse aux trois critères énoncés au paragraphe 110(6) de la LIPR. En l’occurrence, on n’a même pas tenté de démontrer en quoi le diplôme était déterminant pour établir la crédibilité de l’intimé et de quelle façon il viendrait pallier les diverses lacunes de son témoignage identifiées par la SPR et confirmées par la SAR. Faut-il le rappeler, la SPR a conclu que le récit de l’intimé était défaillant à plusieurs égards : il s’est contredit quant au moment précis où son père a été victime d’une attaque cardiaque, ni ses allégations de torture ni la condition médicale dans laquelle se trouverait son père ne sont corroborées par la preuve médicale, et il a présenté en preuve des documents frauduleux et altérés, en plus de ne faire aucune démarche pour obtenir des documents probants et acceptables permettant d’établir son identité. Compte tenu de tous ces facteurs, il est loin d’être acquis que le diplôme serait essentiel pour trancher la demande d’asile de l’intimé et justifierait que cette demande soit accordée.
[72] Par conséquent, on ne peut présumer que l’admission en preuve de ce document aurait entraîné une audience et que son rejet s’est traduit par un bris d’équité procédurale. L’on ne peut davantage arguer de la possibilité qu’une audience aurait pu découler de l’admission en preuve du diplôme pour plaider en faveur d’une interprétation souple du paragraphe 110(4) : non seulement la tenue d’une audience dans le cas présent apparaît-elle très théorique, mais au demeurant l’admissibilité d’une preuve ne saurait s’apprécier en tenant compte des conséquences qui pourraient en découler aux fins de l’application du paragraphe 110(6).
V. Conclusion
[73] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que l’appel devrait être accueilli, que le jugement de la Cour fédérale devrait être annulé, et que la décision de la SAR devrait être maintenue. Il en résulte que l’intimé n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.
[74] Je répondrais par ailleurs comme suit aux deux questions certifiées qui ont été soumises à cette Cour :
1. Quelle norme de contrôle la Cour devrait-elle appliquer au moment d’examiner l’interprétation que fait la Section d’appel des réfugiés du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27?
Réponse : L’interprétation que fait la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR doit être révisée en appliquant la norme de la décision raisonnable, conformément à la présomption voulant que l’interprétation par un organisme administratif de sa loi constitutive fasse l’objet de déférence par la cour de révision.
2. Au moment d’examiner le rôle de l’agent d’examen des risques avant renvoi et celui de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié saisie de l’appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés, faut-il appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, pour l’interprétation de l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, au paragraphe 110(4) de cette loi?
Réponse : Pour déterminer l’admissibilité d’une preuve au regard du paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR doit toujours s’assurer que les exigences explicites prévues par cette disposition sont respectées. Il était également raisonnable pour la SAR de s’inspirer, en y apportant les adaptations nécessaires, des considérations dégagées par cette Cour dans l’arrêt Raza. L’exigence du caractère substantiel de la nouvelle preuve doit cependant s’apprécier dans le contexte du paragraphe 110(6), à la seule fin de déterminer si la SAR peut tenir une audience.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Gauthier, J.C.A. : Je suis d’accord.