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IMM-2036-13

2014 CF 998

Mehrez Ben Abde Hamida (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Hamida c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Annis—Montréal, 24 février; Ottawa, 20 octobre 2014.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Motifs d’ordre humanitaire — Contrôle judiciaire d’une décision d’un agent d’immigration rejetant la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire (demande CH) du demandeur — Le demandeur voulait faire infirmer la décision et la renvoyer devant un autre agent d’immigration — L’arrêt de la Cour suprême Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration) a été publié après la décision de l’agent — L’arrêt Ezokola a renversé la jurisprudence de longue haleine de la Cour fédérale sur l’interdiction de territoire des demandeurs d’asile pour la complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité — L’interdiction de territoire du demandeur était la considération déterminante dans le rejet de sa demande CH — Le demandeur, qui est Tunisien, a été admis au Canada à titre de visiteur et s’est marié avec une citoyenne canadienne — Il a également présenté une demande d’asile, mais sa demande a été rejetée en raison de son interdiction de territoire — En ce qui a trait à la demande CH, l’agent a considéré que les considérations d’ordre humanitaire les plus contraignantes pour le demandeur étaient celles reliées à l’établissement, mais a conclu que l’interdiction de territoire du demandeur était de nature sérieuse et impliquait les engagements du Canada à l’échelle internationale — Il s’agissait de savoir si l’arrêt Ezokola était pertinent en l’espèce et s’il était dans l’intérêt de la justice de faire exception au principe de la finalité des jugements — En l’espèce, il était approprié de demander à l’agent de reconsidérer sa décision à la lumière des critères reformulés dans l’arrêt Ezokola pour qualifier une demande d’asile d’irrecevable — Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a rejeté la jurisprudence antérieure relative à la complicité et a établi un nouveau critère — La question de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal dans le but d’atténuer la stricte application de l’autorité de la chose jugée n’a jamais été considérée auparavant dans le contexte d’une décision d’ordre humanitaire — Un certain nombre de facteurs ont été analysés pour déterminer si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devait être appliquée en l’espèce — À la lumière de l’arrêt Ezokola, le raisonnement de l’agent, en ce qui concerne l’interdiction de territoire du demandeur, allait à l’encontre des théories actuelles en droit pénal international — À la lumière de l’arrêt Ezokola, la décision de la Section de la protection des réfugiés concernant la demande d’asile du demandeur allait à l’encontre des engagements internationaux actuels du Canada à l’égard de la protection des réfugiés — Il n’était pas possible d’écarter la force de l’art. 15 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui fait que la décision de la SPR quant à l’interdiction de territoire du demandeur avait force de chose jugée — Toutefois, étant donné la version antérieure de l’art. 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui créait une attente raisonnable que les considérations d’ordre humanitaire s’appliqueraient même face à une interdiction de territoire, il fallait soupeser les implications d’une interdiction de territoire contre les autres éléments pertinents, soit les considérations d’ordre humanitaire — Le demandeur ne serait plus sujet à une interdiction de territoire selon le raisonnement de l’arrêt Ezokola; sa demande CH aurait probablement été accordée — Lors de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Cour peut infirmer la décision d’un tribunal sur la base des motifs humanitaires, afin de permettre une évaluation de la situation d’un demandeur en lumière des préceptes juridiques actuels de l’équité et de la justice qui étaient inconnus au moment où le tribunal a pris sa décision — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada rejetant la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire (demande CH) du demandeur. Le demandeur voulait faire infirmer la décision et la renvoyer devant un autre agent d’immigration. L’arrêt de la Cour suprême Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), qui était le sujet de ce contrôle judiciaire, a été publié après la décision de l’agent. Cette décision a renversé la jurisprudence de longue haleine de la Cour fédérale sur l’interdiction de territoire des demandeurs d’asile pour la complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité. L’interdiction de territoire du demandeur était la considération déterminante dans le rejet de sa demande CH.

Le demandeur, né en Tunisie, travaillait comme policier des forces policières tunisiennes et a éventuellement été promu au Service de la sûreté politique. Il a allégué qu’il a perdu son emploi et a été mis sous un contrôle administratif sévère parce qu’il a osé nourrir les prisonniers politiques. Il a par la suite été admis au Canada à titre de visiteur et s’est marié avec une citoyenne canadienne. Le demandeur a présenté une demande d’asile, mais la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a déclaré qu’il était exclu de la définition de réfugié (interdit de territoire) aux termes de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés pour atteinte aux droits humains ou internationaux. La SPR a conclu qu’il était employé par un service de sûreté politique connu pour ses brutalités envers les prisonniers. Le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR, puis une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire basée sur son mariage à une citoyenne canadienne. D’autres demandes ont été déposées, notamment une demande d’évaluation des risques avant renvoi et d’autres demandes CH. Toutes ces demandes ont été rejetées.

En fin de compte, l’agent a considéré que les considérations d’ordre humanitaire les plus contraignantes pour le demandeur étaient celles reliées à l’établissement. Cependant, l’agent a conclu que l’interdiction de territoire du demandeur était de nature sérieuse et impliquait les engagements du Canada à l’échelle internationale, notamment celui de ne pas offrir l’asile à ceux qui ont commis des crimes contre l’humanité. L’agent a donc décidé que les considérations d’ordre humanitaire dans le cas du demandeur ne l’emportaient pas sur son manquement de demander un visa de résident permanent à l’extérieur du Canada et son interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi.

Il s’agissait de savoir principalement si l’arrêt Ezokola était pertinent en l’espèce et s’il était dans l’intérêt de la justice de faire exception au principe de la finalité des jugements qui proscrit toute reconsidération d’une décision finale.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Dans ces conditions, il était approprié de demander à l’agent de reconsidérer sa décision à la lumière des critères reformulés dans l’arrêt Ezokola pour qualifier une demande d’asile d’irrecevable. En arrivant à sa décision finale, l’agent a soupesé les facteurs militant en faveur de la révocation de l’interdiction de territoire du demandeur. Le facteur déterminant dans la décision de l’agent n’était pas seulement l’inadmissibilité du demandeur, mais aussi l’importance que l’agent a attribuée aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire, et auxquels le Canada doit conséquemment se conformer. La conclusion de l’agent relativement à la complicité du demandeur dans certains crimes contre l’humanité a été basée sur la décision de la SPR, qui appliquait une jurisprudence antérieure relativement à la complicité. Cependant, dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a rejeté cette jurisprudence et ses critères. L’arrêt Ezokola établit un test qui demande d’évaluer si l’accusé a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation.

La question de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal dans le but d’atténuer la stricte application de l’autorité de la chose jugée n’a jamais été considérée auparavant dans le contexte d’une décision hautement discrétionnaire d’ordre humanitaire et c’est précisément cette question qui devait être tranchée en l’espèce. Un certain nombre de facteurs ont été analysés pour déterminer si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devait être appliquée en l’espèce.

En ce qui concerne la protection des réfugiés, en vertu du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, les conclusions de la SPR relatives à l’interdiction de territoire du demandeur avaient force de chose jugée. Cependant, la version antérieure du paragraphe 25(1) de la Loi, soit celle régissant la demande CH sous étude, créait clairement une attente raisonnable que les considérations d’ordre humanitaire s’appliqueraient même face à une interdiction de territoire. En outre, dans le cas présent, l’agent a constaté que les principes du droit international qui sous-tendent la détermination d’interdiction de territoire le forçaient à rejeter la demande malgré l’établissement du demandeur au Canada, que l’agent a estimé fort. Or, l’agent dispose d’un large pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 25 de la Loi. À la lumière de l’arrêt Ezokola, son raisonnement, en ce qui concerne l’interdiction de territoire, allait à l’encontre des théories actuelles en droit pénal international. Les considérations d’ordre humanitaire du présent cas l’auraient obligé à abandonner les principes de droit pénal international qu’il a cités et qui sous-tendent l’interdiction de territoire du demandeur. Bien que l’agent eut été d’avis que la décision de la SPR à laquelle il tenait à se conformer suivait les principes du droit pénal international, à la lumière de l’arrêt Ezokola, elle violait ces principes. Sans ces principes, le motif principal de la décision de l’agent disparaissait, et il n’était laissé qu’avec sa conclusion que la résidence permanente devrait être accordée au demandeur sur la base de son établissement au Canada.

L’objet d’une demande CH, tel que prévu à la version antérieure de l’article 25 de la Loi, qui prime sur le Règlement, est de déterminer si le statut de résident permanent doit être octroyé au demandeur sur la base des considérations d’ordre humanitaire en dépit de son interdiction de territoire. Le risque de compromettre l’objet du régime administratif par l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est une considération importante. Si la conclusion qu’une personne a été déclarée interdite de territoire prime sur les considérations d’ordre humanitaire, l’objet du régime administratif d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire risque d’être compromis. Par conséquent, l’ancienne version de l’article 25 de la Loi indique clairement que l’interdiction de territoire ne devrait pas être considérée comme un obstacle déterminant, mais constitue plutôt un facteur à soupeser.

Les circonstances de cette affaire exigeaient une décision nuancée. Il n’était pas possible d’écarter la force de l’article 15 du Règlement, qui fait que la décision de la SPR quant à l’interdiction de territoire du demandeur avait force de chose jugée. L’agent ne pouvait pas ignorer cette conclusion. Toutefois, étant donné la version antérieure du paragraphe 25(1) de la Loi, il fallait soupeser les implications d’une interdiction de territoire contre les autres éléments pertinents, soit les considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur ne serait plus sujet à une interdiction de territoire selon le raisonnement de l’arrêt Ezokola. De plus, l’agent a formulé sa décision telle que, sans l’interdiction de territoire du demandeur, sa demande aurait probablement été accordée. Lors de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Cour maintient un pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation d’une disposition législative actuelle, et ce, dans l’intérêt de la justice. La Cour peut donc infirmer la décision d’un tribunal sur la base des motifs humanitaires, afin de permettre une évaluation de la situation d’un demandeur en lumière des préceptes juridiques actuels de l’équité et de la justice qui étaient inconnus au moment où le tribunal a pris sa décision. Si l’arrêt Ezokola avait été devant l’agent, celui-ci aurait reconnu que les principes sous-jacents de la décision de la SPR violaient les véritables engagements internationaux du Canada envers les demandeurs d’asile.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 12.

Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16.

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, art. 4, 5, 6, 7.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25, 34, 35, 36, 72(1), 96, 97.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 15.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fa),c).

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47.

Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 802, [2014] 3 R.C.F. 438, conf. par 2014 CAF 113, [2015] 1 R.C.F. 335; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125; Yeager c. Day, 2013 CAF 258.

DÉCISION NON SUIVIE :

Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.).

décision différenciée :

Joseph c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1101.

décision examinée :

Khapar c. Air Canada, 2014 CF 138.

décisions citées :

Hamida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-3821-03, le juge Lemieux, ordonnance en date du 17 octobre 2003; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Terigho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 835; R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada rejetant la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire du demandeur. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Stewart Istvanffy et Anne Castagner pour le demandeur.

Sherry Rafai Far pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Étude Légale Stewart Istvanffy, Montréal, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Voici les motifs du jugement et le jugement rendus en français par

            Le juge Annis :

I.          Introduction

[1]        La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision de l’agent d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) en date du 16 juillet 2012 (la décision) qui a été communiquée au demandeur le 31 octobre 2012, rejetant sa demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire (la demande CH). Le demandeur tente de faire infirmer la décision et la renvoyer devant un autre agent d’immigration.

[2]        L’arrêt de la Cour suprême Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678 (Ezokola), qui est le sujet de ce contrôle judiciaire, a été publié après la décision de l’agent. Cette décision a renversé la jurisprudence de longue haleine de la Cour fédérale sur l’interdiction de territoire des demandeurs d’asile pour la complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité. L’interdiction de territoire du demandeur étant la considération déterminante dans le rejet de la demande CH du demandeur, et vu l’injustice d’être jugé sur des principes manquants d’équité, la Cour accueille la demande pour les motifs qui suivent.

II.         Les faits

[3]        Le demandeur, M. Mehrez Ben Abde Hamida, est né en Tunisie le 8 octobre 1967. Il a commencé un emploi comme policier des forces policières tunisiennes en juillet 1986, et en 1991 il a été promu au « Service de la sûreté politique ». Il allègue qu’il a perdu son emploi et a été mis sous un contrôle administratif sévère parce qu’il a osé nourrir les prisonniers politiques.

[4]        Le 2 octobre 1999, il a été admis au Canada à titre de visiteur pour une période de six mois. En 2003, il s’est marié avec une citoyenne canadienne.

[5]        Le 20 janvier 2000, il a revendiqué le statut de réfugié, alléguant la persécution du régime dictatorial en Tunisie et sa crainte de mauvais traitements suite au contrôle administratif exercé à son égard par la police secrète de son pays. Le 24 avril 2003, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a déclaré que le demandeur était exclu de la définition de réfugié (interdit de territoire) aux termes des sections Fa) et Fc) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] (Convention sur les réfugiés) et en vertu du paragraphe 35(1) de la LIPR pour atteinte aux droits humains ou internationaux. La SPR a conclu qu’il y avait des motifs sérieux de croire que le demandeur a commis une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. Le demandeur a été employé par le Service de la sûreté politique, département du gouvernement tunisien, pendant une période de 10 ans. La SPR a signalé que ce service est connu pour ses brutalités envers les prisonniers.

[6]        Le 17 octobre 2003, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR, demande qui a été rejetée par la présente Cour dans le dossier IMM-3821-03. En mars 2004, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire basée sur son mariage à une citoyenne canadienne qui a été refusée.

[7]        Le 6 décembre 2004, le demandeur a déposé une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR) qui a été rejetée, car il n’a pas été jugé à risque aux termes de l’article 97 de la LIPR. Le 24 mars 2005, il a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR auprès de la Cour fédérale. À cette demande était jointe une demande de sursis à sa déportation et celle-ci a été accordée sans audience. Le 16 septembre 2005, la Cour fédérale a accueilli sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sur consentement et a ordonné une réévaluation de la demande d’ERAR.

[8]        Le 19 janvier 2006, le demandeur a déposé une deuxième demande CH. Son dossier a été attribué à un nouvel agent d’ERAR le 16 février 2006. Le 30 juin 2006, la réévaluation de la demande d’ERAR ainsi que la deuxième demande CH ont été rejetées.

[9]        Le 15 novembre 2006, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision réévaluant la demande d’ERAR, ainsi que de la demande CH, qui ont été rejetées par la Cour fédérale dans les dossiers IMM-4445-06 et IMM-4447-06.

[10]      Le 6 décembre 2006, le demandeur a déposé une deuxième demande d’ERAR. Il a aussi déposé une troisième demande CH qui a été référée à la Direction générale des règlements des cas pour déterminer si le demandeur pouvait être exempté de son interdiction de territoire en raison de considérations d’ordre humanitaire.

[11]      Entre-temps, il a été convoqué par l’Agence des services frontaliers (l’ASFC) pour son renvoi du Canada, qui était prévu pour le 30 janvier 2007.

[12]      Le 22 janvier 2007, la demande de sursis au renvoi du demandeur a été refusée. Le demandeur a envoyé une demande au Comité des droits humains (CDH) du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR), alléguant que la mesure de renvoi prise contre lui violait le Pacte international relatif aux droits civils et politiques [16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47] et le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques [16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47].

[13]      La plainte du demandeur a été jugée fondée. Le CDH du HCNUR a conclu que le demandeur serait à risque de torture s’il était renvoyé en Tunisie, notant que les autorités ont accordé un poids important au fait que le demandeur a été exclu du champ d’application de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés sans tenir suffisamment compte des droits spécifiques découlant de la Convention contre la torture [Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36]. Plus spécifiquement, le CDH a questionné le fait qu’une partie de la preuve documentaire a été exclue sur la base qu’elle n’a pas été soumise à la SPR dans le cadre de la revendication.

[14]      Le 14 décembre 2010, l’agent d’ERAR, responsable de la deuxième demande d’ERAR, a tenu une audience afin d’évaluer le danger de torture si le demandeur devait être renvoyé en Tunisie. Le 4 novembre 2011, le dossier de résidence permanente du demandeur a été référé à la Direction générale des règlements des cas afin de déterminer si le demandeur pourrait être exempté de son interdiction de territoire en raison de considérations d’ordre humanitaire.

[15]      Le 16 juillet 2012, la demande CH du demandeur a été refusée par CIC.

[16]      Le 31 décembre 2012, l’agent d’ERAR a rendu une décision négative.

[17]      Le 19 juillet 2013, la décision Ezokola a été rendue par la Cour suprême du Canada.

III.        Décision en litige

[18]      L’agent a commencé en examinant les arguments du demandeur. D’abord, il a considéré la famille et l’établissement du demandeur au Canada, soulignant qu’il vit avec sa femme, une citoyenne canadienne, depuis plus de 10 ans, et qu’il considère les enfants de la fille de son épouse comme ses propres petits enfants. Il a aussi soulevé que la mère du demandeur et ses deux sœurs sont citoyennes tunisiennes et habitent en Tunisie. Le demandeur supporte sa mère financièrement en lui envoyant de l’argent.

[19]      L’agent a aussi considéré les questions de droit international et de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] (la Charte), référant à l’arrêt de la Cour suprême Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, et concluant que le fait qu’un étranger soit renvoyé du Canada ne constitue pas en soi une atteinte à la dignité humaine. Il a constaté que les étrangers n’ont pas le droit absolu de demeurer au Canada, et que puisque le fait de renvoyer le demandeur du Canada ne constitue pas en soi un traitement ou une peine cruel et inusité sous l’article 12 de la Charte, il s’agit d’évaluer si les difficultés qu’il pourrait subir advenant un retour en Tunisie, pourraient constituer un tel traitement ou une telle peine.

[20]      Par la suite, l’agent a fait remarquer que l’agent ayant étudié la demande de résidence permanente était d’avis que suffisamment de considérations d’ordre humanitaire justifiaient d’exempter le demandeur de l’exigence de demander le visa de résidence permanente de l’extérieur du Canada, si ce n’était de son interdiction de territoire.

[21]      Ainsi, comme le demandeur est interdit de territoire, l’agent a énoncé qu’il s’agit de soupeser les motifs humanitaires, notamment la famille, le meilleur intérêt de l’enfant, et les conditions dans le pays d’origine, afin d’établir s’ils sont suffisants pour l’emporter sur l’interdiction de territoire.

[22]      En ce qui concerne la famille et le meilleur intérêt de l’enfant, l’agent a soulevé que malgré que le demandeur fasse figure de grand-père pour les petits-enfants de sa femme, s’il devait se rendre en Tunisie, il s’agirait d’une destination où il serait possible pour les enfants de s’y rendre en visite, s’ils le désiraient. De plus, le demandeur pourrait garder un contact régulier avec ces enfants par divers moyens de télécommunication. D’ailleurs, l’agent a constaté que rien au dossier n’indique que la mère des enfants ne pourra continuer d’en prendre soin advenant le départ du demandeur.

[23]      Il a noté aussi que la femme du demandeur, malgré qu’elle ait souffert d’une dépression à cause de leurs troubles avec CIC, a d’autres membres de sa famille au Canada, notamment sa fille et ses petits-enfants, et a trouvé un emploi. Ainsi, le demandeur n’est pas le seul gagne-pain pour le couple. Le renvoi du demandeur impliquera que le demandeur sera séparé de son épouse, mais elle pourra choisir de quitter avec lui, et de revenir en visite au Canada autant qu’elle le désirera.

[24]      L’agent a précisé que la réunification des familles constitue un objectif de la LIPR, mais l’est tout autant l’interdiction de territoire de personnes qui sont des criminels. La politique du gouvernement canadien voulant que le Canada ne soit pas un refuge pour les personnes impliquées dans des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité est claire.

[25]      Par conséquent, l’agent a constaté que malgré le rôle important que le demandeur joue au sein de sa famille, les considérations d’ordre humanitaire ne sont pas suffisamment importantes afin de justifier une exemption. Il a conclu que l’interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux et les circonstances particulières du demandeur ne causeront pas un préjudice injuste et déraisonnable au demandeur, qui a encore sa famille en Tunisie. Il sera donc possible pour lui de réussir son établissement en Tunisie.

[26]      En ce qui concerne les conditions en Tunisie, l’agent a soulevé que le demandeur n’a pas mis à jour son dossier depuis 2011, malgré qu’il ait reçu une lettre lui demandant de le faire. Il a aussi constaté qu’il lui revient d’évaluer les difficultés que pourrait subir le demandeur au retour, et non les risques au sens des articles 96 et 97 de la LIPR, qui sont probablement différents aujourd’hui de ceux dont parlait HCNUR et l’avocat du demandeur en 2010.

[27]      L’agent a considéré la décision de l’agent qui a effectué la dernière ERAR du demandeur, constatant que l’allégation du demandeur qu’il est recherché par le gouvernement tunisien en raison de ses opinions politiques imputées n’était pas démontrée par la preuve devant l’agent d’ERAR en 2006.

[28]      Il a considéré aussi que les conclusions du HCNUR indiquant qu’il y avait des raisons de croire que le demandeur serait à risque de torture en Tunisie ont été tirées en mai 2010, soit avant les changements majeurs du « printemps arabe ».

[29]      D’ailleurs, dans son plus récent rapport sur la situation en Tunisie, l’organisme Amnistie internationale rapporte que la situation des droits de l’homme et des dissidents politiques, ainsi que la liberté d’expression, sont en voie d’amélioration avec le nouveau gouvernement. Ce rapport indique de même que les forces de sécurité tunisiennes « connues pour les bavures des droits humains et l’usage de torture » ont été dissoutes. L’agent a cité aussi un rapport du U.S. Department of State qui constate des améliorations au point de vue des droits humains en Tunisie.

[30]      L’agent a donc conclu que la preuve objective démontre une amélioration des droits de l’homme en général en Tunisie, particulièrement en ce qui concerne les opposants au régime politique. Il a constaté qu’en général, il y a eu une large amélioration dans les conditions en Tunisie par rapport aux conditions au pays lorsque le demandeur a quitté la Tunisie, ou même lors de l’ERAR en 2006.

[31]      En fin de compte, l’agent a considéré que les considérations d’ordre humanitaire les plus contraignantes pour le demandeur sont celles reliées à l’établissement. Comparant celles-ci avec l’engagement du Canada de ne pas offrir l’asile à ceux qui ont commis des crimes contre l’humanité, l’agent a statué que davantage de poids devait être accordé à ce dernier point. Il a donc conclu que l’interdiction de territoire du demandeur est de nature sérieuse, et implique les engagements du Canada à l’échelle internationale. Pour ces raisons, il a décidé que les considérations d’ordre humanitaire dans le cas du demandeur ne l’emportent pas sur son manquement de demander un visa de résident permanent à l’extérieur du Canada et son interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[32]      Le 19 juillet 2013, l’arrêt Ezokola a été rendu par la Cour suprême du Canada.

[33]      À la lumière de l’arrêt Ezokola, la présente Cour a demandé aux parties de fournir leur position en ce qui concerne l’application du raisonnement développé dans l’arrêt Ezokola en l’espèce.

[34]      Par la suite, vu les arguments du défendeur quant à l’application du principe de la chose jugée, la Cour a demandé aux parties de fournir des observations quant au pouvoir discrétionnaire de la Cour d’appliquer le principe de la chose jugée.

IV.       Question en litige

[35]      La question en litige est la suivante : est-ce que l’arrêt Ezokola est pertinent en l’espèce?

V.        Norme de contrôle

[36]      Les décisions des agents dans le contexte des demandes CH sont discrétionnaires. La norme de contrôle est donc celle de la décision raisonnable, et la décision de l’agent doit être traitée avec beaucoup de retenue selon les principes décrits dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. Cela a été réitéré récemment par la juge Kane de cette Cour dans la décision Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 802, [2014] 3 R.C.F. 438, conf. par 2014 CAF 113, [2015] 1 R.C.F. 335 (Kanthasamy) où elle a souligné au paragraphe 10 que « [l]a norme de contrôle qui s’applique dans le cas des décisions fondées sur l’article 25 est celle de la décision raisonnable ». (Voir aussi Terigho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 835, au paragraphe 6.)

[37]      Cela dit, la décision de l’agent ne peut être remise en cause, et ce, tant selon la norme de la décision correcte, que la décision raisonnable. En effet, la question n’est pas de déterminer si la décision était raisonnable, mais plutôt s’il est dans l’intérêt de la justice de faire exception au principe de la finalité des jugements qui proscrit toute reconsidération d’une décision finale.

[38]      L’autorité de la chose jugée fondée sur le caractère sacré de la finalité des décisions comporte une exception. Selon ma lecture des arrêts Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460 (Danyluk); et Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125 (Penner), cette exception entre en ligne de compte lorsque la Cour est d’avis que la nécessité légitime que les décisions aient un caractère définitif outrepasse le niveau d’injustice acceptable dans notre système juridique. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être guidé par un test à trois volets qui a été établi par la Cour suprême dans les arrêts Danyluk et Penner.

[39]      En l’espèce, le fait que l’agent n’a fait aucune erreur en ce qui a trait à l’état du droit lorsqu’il a rendu sa décision n’empêche pas d’écarter l’autorité de la chose jugée afin de remédier à une injustice. Si la Cour est convaincue que les conditions permettant de passer outre à l’autorité de la chose jugée lorsque l’intérêt de la justice le commande, établies dans les arrêts Danyluk et Penner sont remplies, alors, le fait que l’arrêt Ezokola a été rendu après la décision de l’agent n’empêche pas d’infirmer la décision.

[40]      Dans ces conditions, il est approprié de demander à l’agent de reconsidérer sa décision à la lumière des critères reformulés dans l’arrêt Ezokola pour qualifier une demande d’asile d’irrecevable. Plus précisément, l’agent doit réévaluer le fondement sous-jacent de sa décision selon lequel il faut défendre les engagements internationaux du Canada à l’égard des réfugiés, en considération des règles d’admissibilité clarifiées par l’arrêt Ezokola, et de leur application en l’espèce.

VI.       Analyse

A.         Caractère rétrospectif de l’application de l’arrêt Ezokola

[41]      Lors de l’audience, le demandeur a soutenu que l’arrêt de la Cour suprême Ezokola devrait être examiné par la Cour comme motif permettant d’écarter la décision de l’agent dans le contexte d’une décision CH même si la décision de l’agent a été prononcée avant que l’arrêt de la Cour suprême ait été rendu.

[42]      Le défendeur n’a pas contesté l’application de l’arrêt Ezokola sur la base qu’il a été rendu après la décision de l’agent. Il a plutôt contesté son application, dans l’éventualité où la présente affaire serait retournée devant l’agent qui a entendu la demande CH, sur la base que cet agent est lié par la conclusion de la SPR quant à l’interdiction de territoire et donc, cette question doit être considérée comme chose jugée. Cependant, même si le défendeur avait soumis à la Cour qu’elle ne devrait pas tenir compte de l’arrêt Ezokola parce qu’il a été rendu après la décision de l’agent, j’aurais rejeté cet argument. La question porte sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent. Considérant que l’arrêt Ezokola a été rendu avant la décision en l’espèce, le demandeur ne pouvait pas soulever la question de l’application de l’arrêt Ezokola devant l’agent. L’intérêt de la justice aurait commandé que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire afin d’infirmer la décision en donnant à l’agent la directive de la reconsidérer. Tant que cette question est encore « vivante », dans le sens où elle n’a pas été entièrement conclue et puisque celle-ci affecte l’issue de la demande, je suis d’avis que le demandeur a le droit d’être entendu (voir R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, à la page 261).

B.         Motif déterminant de la décision de l’agent

[43]      En arrivant à sa décision finale, l’agent a soupesé les facteurs militant en faveur de la révocation de l’interdiction de territoire du demandeur. Je suis convaincu que le facteur déterminant dans la décision de l’agent n’était pas seulement l’inadmissibilité du demandeur, mais aussi l’importance que l’agent a attribuée aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire, et auxquels le Canada doit conséquemment se conformer. Il a conclu que son interdiction de territoire l’emportait sur les considérations d’ordre humanitaire, tel que décrit ci-dessous :

Conclusion et Décision

[…]

Lorsque comparé [l’établissement] avec l’engagement du Canada de ne pas offrir asile à ceux qui ont commis des crimes contre l’humanité, j’accorde plus de poids à ce dernier point. Je réfère aux objectifs pertinents de la LIPR à ce sujet.

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité; et

(3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

a) de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international;

f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.

À la lumière de ces objectifs et nonobstant l’établissement et la vie familiale de Monsieur Hamida au Canada, ainsi que les difficultés auxquelles il pourra faire face en Tunisie, je trouve que l’interdiction de territoire de Monsieur Hamida est de nature sérieuse qui implique les engagements du Canada à l’échelle internationale. Pour ces raisons, je conclus que les considérations d’ordre humanitaire dans ce dossier ne l’emportent pas sur le manquement à la loi de Monsieur Hamida de demander le visa de résident permanent à l’extérieur du Canada et son interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. » [Je souligne.]

C.        La conclusion quant à la complicité du demandeur dans des crimes contre l’humanité

[44]      La conclusion de l’agent relativement à la complicité du demandeur dans certains crimes contre l’humanité a été basée sur la décision de la SPR de 2003. La SPR a employé le critère énoncé dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, à la page 317, où la Cour d’appel fédérale a défini la complicité en termes d’adhésion à une organisation qui « vise principalement des fins limitées et brutales » dans la conduite de ses affaires. Ce raisonnement et la jurisprudence qui l’a suivi ont été expressément rejetés par la Cour suprême dans l’arrêt Ezokola.

[45]      Dans l’arrêt Ezokola, au paragraphe 81, la Cour suprême a rejeté le test selon lequel « la complicité [soit] susceptible de s’entendre de la culpabilité par association ou de l’acquiescement passif ». La Cour a déclaré que ce test allait à l’encontre des principes fondamentaux du droit pénal international et canadien en application de la section Fa) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Partant, la Cour a énoncé un test qui demande d’évaluer si l’accusé a « volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation. » (Ezokola, au paragraphe 84).

D.        L’application de l’autorité de la chose jugée

[46]      Il existe une abondante jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de cette Cour soutenant l’application de l’autorité de la chose jugée en soulignant que la discrétion du ministre dans une demande CH ne peut pas être utilisée directement ou indirectement pour examiner les faits ou les conclusions de la SPR. Les Cours ont également jugé qu'un demandeur ne peut bénéficier de modifications ultérieures de la jurisprudence pour tirer avantage d’une évolution de la loi et ainsi miner le principe de l’autorité de la chose jugée. Cette situation est celle qui se pose en l’espèce avec la décision de la SPR quant à l’interdiction du territoire du demandeur. À cet égard, l’arrêt récent Yeager c. Day, 2013 CAF 258 est pertinent [aux paragraphes 10 et 14] :

À l’expiration de la date d’échéance pour le dépôt d’un avis d’appel, et en l’absence d’une requête en prorogation du délai d’appel, la question tombe sous l’autorité de la chose jugée. Une fois devenue chose jugée, l’ordonnance est présumée valide, en l’absence de preuve établissant qu’il y a eu fraude lorsqu’elle a été rendue, même si plus tard il y a modification de la loi : voir par exemple, Régie des rentes du Québec c Canada Bread Company Ltd, 2013 CSC 46 (CanLII), 2013 CSC 46, au paragraphe 55, citant l’arrêt Roberge c Bolduc, [1991] 1 RCS 374, à la page 403. Par exemple, lorsqu’une personne reconnue coupable d’une infraction pénale est en prison et n’a pas interjeté appel de sa condamnation, elle ne peut pas tirer avantage d’une jurisprudence ultérieure : R c Wigman, [1987] 1 RCS 246, au paragraphe 21. Par conséquent, étant donné que M. Yeager n’a pas interjeté appel de l’ordonnance rendue par le juge suppléant, il ne peut pas profiter de quelque évolution du droit ultérieure, telle que la modification apportée par la jurisprudence Felipa, précitée.

[...]

La demande de M. Yeager s’inscrit dans aucun de ces trois principes. En fait, le principe de la finalité des jugements et des ordonnances sur lequel est fondé le concept de l’autorité de la chose jugée est englobé intégralement par le deuxième principe, celui de la préservation de l’ordre. [Je souligne.]

[47]      La jurisprudence citée par le défendeur soutient que l’autorité de la chose jugée est prédominante. Or, la question de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal dans le but d’atténuer la stricte application de l’autorité de la chose jugée n’a jamais été considérée auparavant dans le contexte d’une décision hautement discrétionnaire d’ordre humanitaire. C’est précisément cette question qui doit être tranchée en l’espèce.

E.         Pouvoir discrétionnaire quant à l’application de l’autorité de la chose jugée

[48]      Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême a établi un test en deux étapes permettant de déterminer si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, soit la sous-division de l’autorité de la chose jugée qui nous intéresse en l’espèce, doit être appliquée (Danyluk, au paragraphe 33) :

Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue. (Il existe des intérêts privés correspondants.) Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant (en l’occurrence l’intimée) a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée: British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1 (C.A.), par. 32; Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 38-39; Braithwaite c. Nova Scotia Public Service Long Term Disability Plan Trust Fund (1999), 176 N.S.R. (2d) 173 (C.A.), par. 56. [Italiques dans l’original; soulignement ajouté.]

[49]      Il est sans contredit que les trois conditions préalables à la première étape de la préclusion décrite dans l’arrêt Danyluk ont été remplies : que la question ait déjà été décidée; que la décision judiciaire en question soit finale; et que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée. Cependant, c’est la deuxième étape du test de l’arrêt Danyluk qui est pertinente en l’espèce : est-il dans l’intérêt de la justice que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire afin d’appliquer cette forme de préclusion?

[50]      Lors de l’examen de la deuxième étape, la Cour suprême dans l’arrêt Penner a développé le critère qui avait été établi dans l’arrêt Danyluk quant à l’analyse du respect de l’équité, en soulignant que les tribunaux doivent concentrer leur analyse sur les distinctions dans les objectifs poursuivis par les deux procédures pour lesquelles la préclusion est susceptible d’application. Le passage suivant de la décision démontre bien le raisonnement de la majorité (Penner, au paragraphe 42) :

La deuxième façon dont l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut se révéler inéquitable n’intéresse pas tant le caractère équitable de l’instance antérieure que celui du fait d’opposer la décision issue de cette instance à une autre action. Dans ce deuxième sens, l’équité fait l’objet d’un examen beaucoup plus nuancé. D’une part, une partie est censée soulever toutes les questions pertinentes et ne dispose pas de multiples tentatives pour obtenir un jugement favorable. Le caractère définitif est important tant pour les parties que pour le système judiciaire. En revanche, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière eu égard à son objet, il pourrait se révéler injuste d’empêcher, sur le fondement de l’issue d’une procédure antérieure, la tenue d’une autre instance. Par exemple, ce peut être le cas lorsque les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances diffèrent grandement. Nous reconnaissons que la procédure administrative et la procédure judiciaire différeront toujours sur ces plans. Or, pour démontrer qu’il y a iniquité selon ce deuxième sens que nous venons de décrire, il faut un écart considérable, évalué à la lumière de l’importance que revêt également en droit administratif, selon la Cour, le caractère définitif des litiges. Comme l’ont souligné les juges Doherty et Feldman dans Schweneke c. Ontario 2000 CanLII 5655 (ON CA), (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 39, si les tribunaux refusaient systématiquement d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée parce que les garanties procédurales applicables en matière administrative et en matière judiciaire ne correspondent pas, cette doctrine serait l’exception plutôt que la règle. [Italiques dans l’original; soulignement ajouté.]

[51]      La Cour suprême a également souligné que dans la détermination de l’application de la préclusion, il faut prendre en compte les attentes légitimes et raisonnables des parties et se demander si la préclusion porte atteinte à l’efficacité et aux objectifs politiques de la procédure administrative. Au paragraphe 43 de l’arrêt Penner, la Cour a expliqué l’examen des attentes légitimes et raisonnables dans le cadre de la formulation de la loi comme suit :

Deux facteurs analysés dans Danyluk — « le libellé du texte de loi accordant le pouvoir de rendre l’ordonnance administrative » (par. 68-70) et « l’objet de la loi » (par. 71-73), y compris la teneur de l’enjeu financier — sont forts pertinents en l’espèce quant à l’analyse relative à l’équité selon ce deuxième sens. Ces facteurs tiennent compte de l’intention du législateur lorsqu’il a créé le régime administratif et définissent les attentes raisonnables des parties concernant la portée et l’effet de l’instance ainsi que son incidence sur les droits en général des parties au litige : Minott, p. 341-342. [Je souligne.]

[52]      Dans l’arrêt Danyluk, aux paragraphes 67 et suivants, la Cour suprême a mentionné des facteurs non exhaustifs qui peuvent être pris en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire à la deuxième étape du test en précisant que ces facteurs varient dans chaque cas :

1)         Le libellé du texte de la loi accordant le pouvoir de rendre l’ordonnance administrative;

2)         L’objet de la loi;

3)         L’existence d’un droit d’appel;

4)         Les garanties offertes aux parties dans le cadre de l’instance administrative;

5)         L’expertise du décideur administratif;

6)         Les circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale; et

7)         Le risque d’injustice.

[53]      Il est alors nécessaire de mener une analyse des facteurs décrits dans l’arrêt Danyluk dans le but de déterminer si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée doit être appliquée en l’espèce.

1)         La législation portant sur le statut de réfugié

[54]      La Cour suprême a souligné que le texte et le but du régime législatifs définissent les attentes raisonnables des parties en ce qui concerne la portée et l’effet de l’instance administrative telle que décrite au paragraphe 47 de l’arrêt Penner :

Ainsi, le libellé et l’objet du régime législatif définissent les attentes raisonnables des parties quant à la portée et à l’effet de l’instance administrative. Ils définissent le rôle des parties dans le déroulement de l’instance et l’étendue de leur apport. Lorsque le régime législatif prévoit des instances multiples dont les objets sont fort différents, l’application de la doctrine risque non seulement de bouleverser les attentes légitimes et raisonnables des parties, mais aussi de nuire à l’efficacité et aux objectifs d’intérêt général du régime administratif, en favorisant le formalisme et les lenteurs, voire en décourageant complètement l’exercice d’un recours administratif.

[55]      Le défendeur fait valoir que l’intention du législateur est claire à ce sujet puisque l’article 15 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR) stipule que :

15. Les décisions ci-après ont, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi :

[...]

Application de l’alinéa 35(1)a) de la Loi

b) toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

[56]      Je suis d’accord qu’en vertu du RIPR, les conclusions de la SPR en ce qui concerne l’interdiction de territoire du demandeur ont force de chose jugée.

[57]      Cependant, la version antérieure du paragraphe 25(1) [L.C. 2012, ch. 17, art. 13] de la LIPR, soit celle régissant la demande CH sous étude, créait clairement une attente raisonnable que les considérations d’ordre humanitaire s’appliqueraient même face à une interdiction de territoire. En effet, avant les modifications récentes apportées à la LIPR, la version en vigueur de l’article 25(1) se lisait comme suit :

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. [Je souligne.]

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

[58]      En outre, une question connexe se pose : si l’arrêt Ezokola avait été devant l’agent, est-ce que son raisonnement quant à l’interdiction du territoire du demandeur aurait été le même sur la base qu’il était lié par la décision de la SPR? Dans le cas présent, l’agent a constaté que les principes du droit international qui sous-tendent la détermination d’interdiction de territoire le forçaient à rejeter la demande malgré l’établissement du demandeur au Canada, que l’agent a estimé fort. Or, l’agent dispose d’un large pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 25 de la LIPR. À la lumière de l’arrêt Ezokola, son raisonnement, en ce qui concerne l’interdiction de territoire, va à l’encontre des théories actuelles en droit pénal international. Sans aller jusqu’à dire que la décision de la SPR quant à l’interdiction de territoire doit être mise de côté, je crois que les considérations d’ordre humanitaire du présent cas l’auraient obligé à abandonner les principes de droit pénal international qu’il a cités et qui sous-tendent l’interdiction de territoire du demandeur. L’agent tenait à se conformer aux principes du droit pénal international qui sous-tendent l’interdiction de territoire, la décision de la SPR suivant, selon lui, ces principes. Cependant, à la lumière de l’arrêt Ezokola, la décision de la SPR a violé les principes du droit pénal international. Sans ces principes, le motif principal de la décision de l’agent disparaît, et il n’est laissé qu’avec sa conclusion que la résidence permanente devrait être accordée au demandeur sur la base de son établissement au Canada.

2)         L’objet de la loi

[59]      Le défendeur soutient que l’article 15 du RIPR a force de mettre fin à tout débat sur l’application de l’arrêt Ezokola en ce qui concerne la chose jugée dans le contexte d’une demande CH. Je ne suis pas d’accord. L’objet d’une demande CH, tel que prévu à la version antérieure de l’article 25 de la LIPR, qui prime sur le RIPR, est de déterminer si le statut de résident permanent doit être octroyé au demandeur sur la base des considérations d’ordre humanitaire en dépit de son interdiction de territoire. Si l’on accepte l’argumentation du défendeur, les modifications à l’article 25 qui ont été apportées par le projet de loi C-43 [Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16] n’auraient pas été nécessaires pour empêcher les personnes interdites de territoire de se prévaloir des considérations d’ordre humanitaire.

[60]      Dans l’arrêt Penner, la Cour suprême a mentionné au paragraphe 62 que le risque de compromettre l’objet du régime administratif par l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est une considération importante. Si la conclusion qu’une personne a été déclarée interdite de territoire prime sur les considérations d’ordre humanitaire, l’objet du régime administratif d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire risque d’être compromis. Par conséquent, l’ancienne version de l’article 25 de la LIPR indique clairement que l’interdiction de territoire ne devrait pas être considérée comme un obstacle déterminant, mais constitue plutôt un facteur à soupeser.

3)         L’existence d’un droit d’appel

4)         Les garanties offertes aux parties dans le cadre de l’instance administrative

5)         L’expertise du décideur administratif

[61]      Le fait que les principes directeurs qui ont mené la SPR à déclarer le demandeur interdit de territoire ont été subséquemment jugés non conformes aux principes de droit international et de droit pénal dénote que le droit d’appel, l’expertise du tribunal et les garanties offertes sont des critères sans pertinence.

6)         Les circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale

[62]      Le défendeur soutient que le fait que par sa demande CH, le demandeur recherche un privilège dans le cadre d’un régime exceptionnel, implique que la Cour ne doit pas exercer sa discrétion de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Il me semble que cette argumentation n’est pas pertinente dans le cadre de l’analyse des circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale, c’est-à-dire l’instance de la SPR. La nature exceptionnelle d’une demande CH n’a pas de pertinence lorsque, tel qu’en l’espèce, la décision de première instance est mal fondée.

[63]      Sous cette rubrique, je rejette également l’argument selon lequel le fait que la demande CH attaquée dans le cadre du présent contrôle judiciaire ne constitue pas la première demande CH milite en défaveur du demandeur. L’arrêt Ezokola n’avait pas encore été rendue au moment où la première décision CH a été prise.

7)         Le risque d’injustice

[64]      La Cour Suprême dans l’arrêt Danyluk a constaté au paragraphe 80 que le risque d’injustice est le facteur le plus important et que la Cour devrait donc « prendre un certain recul et, eu égard à l’ensemble des circonstances, se demander si, dans l’affaire dont elle est saisie, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice ».

[65]      Le défendeur soutient qu’il y a trois raisons pour lesquelles il ne serait pas injuste d’appliquer la préclusion. Tout d’abord, il souligne que l’agent a déjà pris en compte le niveau d’implication du demandeur dans les actes commis par la police secrète tunisienne en faisant référence aux notes de l’agent de la SPR et au dossier du tribunal.

[66]      Cette argumentation n’est pas bien fondée en ce qu’elle omet de prendre en compte le fait que la seule chose qui empêchait que la demande CH soit accueillie semble avoir été la conclusion de la SPR quant à l’interdiction de territoire du demandeur dans l’application de l’adhésion déférente au droit international. Par ailleurs, il n’y a pas de demi-mesure dans le contexte d’une décision constatant un crime contre l’humanité. Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a déterminé que, dans le contexte de la détermination de la participation d’un demandeur d’asile dans des crimes contre l’humanité, la SPR doit mener une analyse du caractère volontaire, conscient et significatif de la contribution du demandeur aux crimes ou au dessein criminel. Ces exigences n’étaient pas connues et donc non considérées par tout agent avant l’arrêt Ezokola qui a été rendue en juillet 2013. De plus, la référence aux notes de l’agent de l’ERAR suggérant implicitement que le demandeur avait des liens avec l’administration tunisienne n’est pas pertinente et ne permet pas d’appuyer la conclusion de la SPR tentant d’établir qu’il a commis des crimes contre l’humanité comme fondement de son interdiction de territoire, ce raisonnement ayant été infirmé dans l’arrêt Ezokola.

[67]      Deuxièmement, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas réussi à démontrer l’injustice qu’implique l’application de la préclusion. Il réfère à la décision récente de cette Cour dans Khapar c. Air Canada, 2014 CF 138 (Khapar), au paragraphe 11 :

Bien que l’arrêt Penner puisse inciter les tribunaux à interpréter de façon plus libérale la notion d’iniquité lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire en refusant d’appliquer la règle de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, il n’en demeure pas moins que le principe du caractère définitif des décisions constitue toujours un objectif important pour l’administration de la justice. Pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire de manière à écarter l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige ou d’autres doctrines connexes de common law, le demandeur ne peut se contenter d’affirmer ou de supposer qu’il y a eu iniquité sans chercher à fournir d’éléments de preuve à l’appui de ses arguments. [Je souligne.]

[68]      En plus de confirmer l’approche plus libérale représentée par l’arrêt Penner, la Cour a affirmé dans la décision Khapar l’importance que l’injustice soit démontrée. À mon avis, l’arrêt Ezokola fournit une réponse complète à cette préoccupation. La conclusion que le demandeur a commis des crimes contre l’humanité, ce qui a des conséquences préjudiciables très importantes pour ce dernier, et qui a été fondée sur une analyse qui ne remplisse pas les exigences de la justice fondamentale, est suffisante pour démontrer l’injustice. De plus, j’estime que les arrêts de la Cour suprême Penner et Ezokola soutiennent une évolution du droit qui favorise l’équité au-delà de la finalité ou la faisabilité, lorsque ces principes s’affrontent.

[69]      En ce qui concerne le maintien du caractère définitif des décisions au niveau des politiques sous-jacentes, je pense que l’objectif de ce principe est de préserver l’intégrité de notre régime juridique. Nous ne voudrions pas que les défendeurs soient traînés en justice une seconde fois sur la même question; mais ce n’est pas un problème ici. De même, il est désirable que la fin d’un litige soit claire, une préoccupation qui est certainement importante dans le domaine du droit de l’immigration et de la protection des réfugiés, où il y a une multitude de voies ouvertes aux demandeurs pour obtenir la résidence permanente, et où la possibilité d’abus est réelle. Une telle préoccupation est implicite dans les arguments du défendeur dans le présent contexte, où la Cour est saisie d’une demande d’un demandeur qui, par l’écoulement du temps, a pu bien s’établir au Canada, quand il aurait pu rentrer en Tunisie il y a une décennie.

[70]      Normalement, un tel argument serait important et bien fondé. Cependant, en l’espèce nous sommes confrontés à une situation anormale. En effet, je m’attends à peu de cas similaires où l’arrêt Ezokola aura un impact sur des décisions antérieures. Par ailleurs, en ce qui concerne le fait que le demandeur a excédé la limite temporelle de son droit de rester au Canada, cela est mitigé par l’injustice de la décision de la SPR, sans laquelle il aurait probablement pu devenir résident permanent et rester au Canada.

[71]      Troisièmement, le défendeur avance que l’agent a déjà constaté que le demandeur ne subirait pas de préjudice s’il est renvoyé en Tunisie. Le seul préjudice pertinent sous le paragraphe 25(1.3) de la LIPR est relatif aux « difficultés auxquelles l’étranger fait face ». Un retour en Tunisie sur la base d’une interdiction de territoire fondé sur un raisonnement qui est contraire aux exigences fondamentales du droit pénal et international causerait une difficulté : « inhabituelle » (non prévue ou adressée par la LIPR ou le RIPR); « injustifiée » (causée par des circonstances indépendantes de la volonté du demandeur); et « excessive » (ayant un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle, l’empêchant d’être exempté des obligations législatives afin que sa demande de résidence permanente soit traitée au Canada) (voir Kanthasamy).

[72]      Finalement, en ce qui concerne le risque d’injustice, je constate que le demandeur a référé à la décision récente Joseph c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1101 (Joseph) où le juge O’Reilly a été confronté par une demande de mandamus suite à une décision de la SPR. Dans ce cas, la demanderesse n’avait pas déposé de demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la SPR. Au contraire, la demanderesse avait immédiatement demandé une évaluation des risques avant renvoi (ERAR). Lorsque l’ERAR a été retardée, la demanderesse a déposé une demande de mandamus afin d’obliger l’agent d’ERAR à procéder.

[73]      Le juge O’Reilly a examiné la preuve qui était devant la SPR lorsque l’agent a décidé que la demanderesse était interdite de territoire parce qu’elle était « membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été, ou sera l’auteur d’un acte » de terrorisme en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Face à ces faits, le juge O’Reilly a déclaré ce qui suit aux paragraphes 13 à 15 de la décision :

Cependant, je dois aussi souligner que, après la décision de la SI relativement à son interdiction de territoire de Mme Joseph, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision concernant Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40. Dans sa décision, la Cour a souligné qu’une personne n’est pas tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a acquiescé à son dessein (au paragraphe 68).

À mon avis, même si Ezokola porte sur le refus d’accorder l’asile, la préoccupation de la Cour voulant qu’une personne ne devrait pas être considérée comme complice de méfait du simple fait qu’elle est associée à un groupe qui commet des crimes internationaux, logiquement, s’applique à l’interdiction de territoire. À tout le moins, pour refuser l’asile à une personne, il faut des preuves que cette personne a sciemment ou par insouciance contribué de façon importante aux crimes ou aux desseins criminels (au paragraphe 68). De la même façon, il me semble que pour prononcer l’interdiction de territoire au Canada d’une personne à cause de son association avec un groupe terroriste donné, il faut des preuves que cette personne a eu davantage que des contacts indirects avec le groupe en question.

À la lumière d’Ezokola, il semble très improbable que Mme Joseph serait maintenant considérée comme interdite de territoire au Canada à cause de son appartenance à un groupe terroriste. Ezokola nous incite à éviter de pousser trop loin les règles relatives à la complicité. À mon avis, cela comprend la définition d’« appartenance » à un groupe terroriste. Je doute que la SI, selon Ezokola, conclurait maintenant que Mme Joseph était « membre » des TLET.

[74]      Il n’y a aucune indication que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été soulevée ou considérée dans la décision Joseph et donc, cette décision ne peut être citée en appui à ce principe. Pour les fins de ce litige, la décision Joseph est importante dans la mesure où elle constitue une instance où un juge respecté de cette Cour a exprimé l’avis voulant que les décisions portant sur l’interdiction de territoire d’un demandeur d’asile qui ne vont pas dans le même sens que l’arrêt Ezokola et qui y sont antérieures, ont un poids mitigé lorsque la question de l’interdiction de territoire est soulevée dans un processus ultérieur sur la détermination du statut de réfugié.

VII.      Conclusion

[75]      Les circonstances de cette affaire exigent une décision nuancée. Il n’est pas possible d’écarter la force de l’article 15 du RIPR, qui fait que la décision de la SPR quant à l’interdiction de territoire du demandeur a force de chose jugée. L’agent ne pouvait pas ignorer cette conclusion.

[76]      Toutefois, la version antérieure du paragraphe 25(1) de la LIPR créait clairement une attente légitime et raisonnable que les motifs humanitaires s’appliqueraient même face à une interdiction de territoire. Par conséquent, il fallait soupeser les implications d’une interdiction de territoire contre les autres éléments pertinents, soit les considérations d’ordre humanitaire.

[77]      Je partage l’avis du juge O’Reilly que le demandeur ne serait plus sujet à une interdiction de territoire selon le raisonnement de l’arrêt Ezokola. Je constate aussi que l’agent a formulé sa décision telle que, sans l’interdiction de territoire du demandeur, sa demande aurait probablement été accordée.

[78]      L’arrêt Penner implique que, lors de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Cour maintient un pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation d’une disposition législative actuelle, et ce, dans l’intérêt de la justice. La Cour peut donc infirmer la décision d’un tribunal sur la base des motifs humanitaires, afin de permettre une évaluation de la situation d’un demandeur en lumière des préceptes juridiques actuels de l’équité et de la justice qui étaient inconnus au moment où le tribunal a pris sa décision.

[79]      À cet égard, je suis convaincu que si l’arrêt Ezokola avait été devant l’agent, celui-ci n’aurait pas pu déclarer « que l’interdiction de territoire de [M. Hamida] est de nature sérieuse qui implique les engagements du Canada à l’échelle internationale » comme facteur déterminant dans sa décision. Il aurait reconnu que les principes sous-jacents de la décision de la SPR violaient les véritables engagements internationaux du Canada envers les demandeurs d’asile.

[80]      Pour cette raison, j’accueille la demande. Je renvoie le dossier devant le même agent qui a rejeté la demande CH du demandeur. Je ne trouve aucune raison qu’il ne puisse réévaluer la demande du demandeur vu qu’il a déjà étudié le dossier à fond. Cependant, je le renvoie avec la directive que l’agent doit exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte de l’arrêt Ezokola dans son évaluation des considérations d’ordre humanitaire.

VIII.     Question certifiée

[81]      Les parties ont soumis qu’aucune question ne devrait être certifiée vu qu’il n’y a pas de questions ayant des conséquences importantes ou de portée générale. Je suis d’accord.

[82]      Il faut constater qu’à la lumière du projet de loi C-43, les demandes de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire ne peuvent plus être déposées par des demandeurs qui ont été auparavant déclarés interdit de territoire en vertu des articles 34 à 36 de la LIPR. Cependant, le projet de loi C-43 permet la poursuite du traitement des demandes de résidence permanente en vertu de la législation précédente dans le cas d’une demande pour laquelle aucune décision n’a été prise lors de l’entrée en vigueur des modifications au paragraphe 25(1). Ce type de demande aura donc une incidence très limitée à l’avenir.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         La demande est accueillie;

2.         La matière est retournée devant le même agent qui a entendu la demande CH en première instance avec la directive qu’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte de l’arrêt Ezokola dans son évaluation des considérations d’ordre humanitaire; et

3.         Il n’y a aucune question certifiée.

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