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A-431-12

2014 CAF 56

Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) (appelant)

c.

Jagjit Singh Farwaha (intimé)

Répertorié : Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha

Cour d’appel fédérale, juges Trudel, Stratas et Mainville, J.C.A.—Toronto, 13 mai 2013; Ottawa, 3 mars 2014.

Transports — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale ayant accueilli une demande de contrôle judiciaire annulant la décision par laquelle le ministre appelant avait confirmé l’annulation de l’habilitation de sécurité qui avait été accordée à l’intimé en vertu de l’art. 509 du Règlement sur la sûreté du transport maritime (le Règlement sur la sûreté) — L’intimé a demandé l’habilitation de sécurité pour travailler au port de Vancouver — Le ministre ne peut accorder l’habilitation de sécurité en vertu de l’art. 509 que s’il est d’avis que les renseignements fournis par le demandeur sont « suffisants », « vérifiables » et « fiables » — Le ministre a annulé l’habilitation de sécurité sur la foi de renseignements rattachant l’intimé aux Hells Angels et selon lesquels il était impliqué dans des activités criminelles — L’intimé a demandé au ministre de réexaminer sa décision en vertu de l’art. 517 du Règlement sur la sûreté — Au cours du processus de réexamen, l’intimé a été interrogé par le Bureau de réexamen — Le comité d’examen du programme a par la suite réétudié l’affaire — Le ministre a finalement adopté la recommandation du comité d’examen du programme d’annuler l’habilitation de sécurité de l’intimé — La Cour fédérale a conclu que le ministre s’était fondé à tort sur des éléments de preuve qui n’étaient ni fiables ni vérifiés et l’intimé s’attendait légitimement à ce que le Bureau de réexamen intervienne — Il s’agissait de savoir si la décision confirmant l’annulation de l’habilitation de sécurité de l’intimé devait être rétablie — Une habilitation de sécurité en vertu de l’art. 509 ne peut être accordée à une personne que lorsque, sur la foi de renseignements fiables et vérifiables, le ministre a la certitude que cet individu ne pose aucun risque — Cependant, les renseignements conduisant à la suspension d’une habilitation de sécurité déjà accordée peuvent provenir de n’importe quelle source — Les exigences relatives à la vérifiabilité et à la fiabilité ne visent pas ce type de preuve — Le ministre doit, pour prendre une décision en vertu de l’art. 509, rechercher s’il existe des « motifs raisonnables de soupçonner », soit les facteurs qui nous intéressent en l’espèce — L’« ensemble des circonstances » et les inférences qu’on peut en tirer répondent à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner » — Les « motifs raisonnables de soupçonner » permettent au ministre de fonder sa décision sur un éventail de renseignements beaucoup plus large que ceux dont on peut tenir compte lorsqu’on applique la norme des « motifs raisonnables et probables » — Les faits énoncés aux présentes militaient dans le sens de la conclusion du ministre — La décision du ministre s’accorde avec les objectifs du Règlement sur la sûreté — Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale — Le ministre a assuré à l’intimé un accès suffisant aux renseignements pour que ce dernier puisse y répondre de manière pertinente — Appel accueilli — Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : Les art. 515(5) et 517(4) du Règlement sur la sûreté exigent que le ministre tienne compte d’éléments de preuve fiables et vérifiables pour annuler son habilitation de sécurité et pour réexaminer cette décision — Il convient toutefois davantage, pour atteindre les objectifs de dissuader et d’écarter les demandeurs qui posent un risque pour la sécurité, de fonder toute décision relative au risque de sécurité sur des renseignements vérifiables et fiables — Exiger que les renseignements soient vérifiables et fiables facilite l’acceptation sociale et politique des mesures de sécurité — Le ministre dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour rechercher si les renseignements en question satisfont à ces exigences — Les renseignements fournis n’ont pas à être prouvés pour pouvoir être considérés comme vérifiables et fiables — Quant à l’équité procédurale, le rôle du Bureau de réexamen en vue de réexaminer l’annulation de l’habilitation de sécurité n’est pas banal — Il y a eu violation de l’engagement pris par le gouvernement du Canada en ce qui concerne la participation du Bureau de réexamen — Néanmoins, il serait futile en l’espèce de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision à la lumière des nouveaux renseignements qui lui ont été fournis.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — La Cour fédérale a annulé la décision du ministre appelant de confirmer l’annulation de l’habilitation de sécurité qui avait été accordée à l’intimé en vertu de l’art. 509 du Règlement sur la sûreté du transport maritime (le Règlement sur la sûreté) — L’intimé demande l’habilitation de sécurité pour travailler au port de Vancouver — Le ministre a annulé l’habilitation de sécurité sur la foi de renseignements rattachant l’intimé aux Hells Angels et selon lesquels il était impliqué dans des activités criminelles — La décision du ministre ne contrevenait nullement à la présomption d’innocence — La conclusion que l’intimé ne devait pas se voir accorder l’habilitation de sécurité ne peut en aucun cas être assimilée à une déclaration de culpabilité d’un acte criminel dans le cas de l’intimé.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — La Cour fédérale a annulé la décision du ministre appelant de confirmer l’annulation de l’habilitation de sécurité qui avait été accordée à l’intimé en vertu de l’art. 509 du Règlement sur la sûreté du transport maritime — L’intimé demande l’habilitation de sécurité pour travailler au port de Vancouver — Le ministre a annulé l’habilitation de sécurité sur la foi de renseignements rattachant l’intimé aux Hells Angels et selon lesquels il était impliqué dans des activités criminelles — On ne peut inférer le degré élevé de stress psychologique nécessaire pour que l’on puisse conclure à une violation du droit à la sécurité — La nécessité de se protéger contre les risques à la sécurité pouvant exister au port doit l’emporter sur le stress psychologique que tout travailleur risque d’y subir.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale accueillant une demande de contrôle judiciaire annulant la décision par laquelle le ministre appelant a confirmé l’annulation de l’habilitation de sécurité qui avait été accordée à l’intimé en vertu de l’article 509 du Règlement sur la sûreté du transport maritime (le Règlement sur la sûreté).

L’intimé était débardeur au port de Vancouver. Le ministre lui a accordé l’habilitation de sécurité en vertu du Règlement sur la sûreté pour travailler dans certains secteurs du port. Aux termes de l’article 509, le ministre ne peut accorder l’habilitation de sécurité que s’il est d’avis que les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont « suffisants », « vérifiables » et « fiables ». Après que l’intimé s’est vu accorder une habilitation de sécurité, le ministre a réclamé des renseignements complémentaires au sujet du casier judiciaire de l’intimé et de ses antécédents. Un rapport de la GRC révélait de nouveaux renseignements concernant les éventuels liens de l’intimé avec les Hells Angels, ainsi que des allégations d’activités criminelles. À la lumière de ces renseignements, le ministre a commencé à envisager la possibilité d’annuler l’habilitation de sécurité de l’intimé en vertu de l’article 515 du Règlement sur la sûreté. L’intimé a été invité à répondre à ces renseignements, ce qu’il a fait. L’intimé a effectivement répondu en formulant des observations au sujet de la nécessité pour le ministre d’agir uniquement sur la foi de renseignements fiables et vérifiables. Par la suite, le ministre a retenu la recommandation d’annuler l’habilitation de sécurité de l’intimé. L’intimé a demandé au ministre de réexaminer sa décision d’annuler son habilitation de sécurité en vertu de l’article 517 du Règlement sur la sûreté. Au cours du processus de réexamen, l’intimé a été interrogé par le Bureau de réexamen, un des organismes chargés d’aider le ministre. Un rapport de la GRC a révélé des détails complémentaires plus précis au sujet des activités criminelles alléguées de l’intimé. L’intimé a été informé du rapport et on lui a expliqué que le comité d’examen du programme, un autre organisme chargé de conseiller le ministre, se chargerait désormais d’étudier l’affaire. Le ministre a fait siennes les recommandations du comité d’examen du programme suivant lesquelles l’annulation de l’habilitation de sécurité de l’intimé devait être confirmée, et il a retenu les motifs invoqués par le comité d’examen du programme à l’appui de sa recommandation.

La Cour fédérale a conclu que les éléments de preuve présentés au ministre n’étaient pas suffisamment solides pour justifier l’annulation de l’habilitation de sécurité. Elle a conclu que le ministre s’était fondé à tort sur des éléments de preuve qui n’étaient ni fiables ni vérifiés et que l’intimé s’attendait légitimement à ce que le Bureau de réexamen intervienne et donne au ministre un avis indépendant de celui des conseillers personnels du ministre.

Il s’agissait de savoir si la décision par laquelle l’annulation de l’habilitation de sécurité de l’intimé a été confirmée devait être rétablie.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le juge Stratas, J.C.A. (la juge Trudel, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : L’article 509 prévoit essentiellement qu’une habilitation de sécurité ne peut être accordée à une personne que lorsque, sur la foi de renseignements fiables et vérifiables, le ministre a la certitude que cet individu ne pose aucun risque pour la sûreté du transport maritime. Pour dire les choses plus familièrement, il ne doit exister aucun doute. Cette norme exigeante est nécessaire pour éviter les graves conséquences qui pourraient donner lieu à des actes préjudiciables ou destructeurs que l’intéressé pourrait commettre dans certains secteurs névralgiques du port. Cependant, les renseignements conduisant à la suspension d’une habilitation de sécurité déjà accordée peuvent provenir de n’importe quelle source et non seulement des renseignements produits par le demandeur ou ceux obtenus par suite de vérifications. Le Règlement sur la sûreté ne dit nulle part que les exigences relatives à la vérifiabilité et à la fiabilité visent ce type de preuve. Là encore, les obligations relatives à la fiabilité et à la vérifiabilité ne visent que le type d’éléments de preuve présentés au cours du processus initial, c’est‑à‑dire les renseignements produits par le demandeur ou ceux obtenus à la suite de vérifications. Le paragraphe 515(1) permet au ministre de suspendre l’habilitation de sécurité « lorsqu’il reçoit des renseignements qui pourraient modifier sa décision prise en application de l’article 509 ». La suspension peut être levée lorsque le ministre « établit, en application de l’article 509, que le titulaire de l’habilitation de sécurité ne pose pas de risque pour la sûreté du transport maritime ». Tout comme dans le cas de la disposition relative à la suspension, on ne tient compte que de la partie de l’article 509 relative à la « décision » — la partie qui vient après celle portant sur la qualité des éléments de preuve nécessaires pour justifier l’octroi d’une habilitation de sécurité. Aux termes de l’article 509, le ministre procède à « une évaluation des facteurs » énumérés aux alinéas a) à e) ». Dans le cas des facteurs b) et c) — les facteurs pertinents en l’espèce —, le ministre doit, pour prendre une décision en vertu de l’article 509, rechercher s’il existe des « motifs raisonnables de soupçonner ». Aux termes du paragraphe 517(4), le ministre réexamine la décision « conformément à [toutes les dispositions de] l’article 509 ». Ce réexamen a une portée plus large que la décision d’annuler l’habilitation à l’égard de laquelle le ministre se prononce « en application de l’article 509 ». Le libellé plus large employé dans le cas des décisions de réexamen vise à ce qu’il soit tenu compte du fait que le demandeur peut présenter de nouveaux renseignements au cours du processus de réexamen dans l’espoir de voir son habilitation de sécurité rétablie. Toutefois, le Règlement n’exige tout simplement pas le type de « renseignements fiables et vérifiables » que, suivant l’intimé, le ministre aurait dû avoir. Bien que les suppositions, les conjectures ou les intuitions fantaisistes ne répondent pas à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner », l’« ensemble des circonstances » et les inférences qu’on peut en tirer, y compris les renseignements fournis par d’autres personnes, les circonstances apparentes et les liens qu’entretiennent des personnes sont susceptibles d’y répondre. Pour satisfaire à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner », il n’est pas nécessaire de présenter des éléments de preuve fiables et vérifiables établissant un lien entre une personne et un incident — c’est‑à‑dire le genre de preuve nécessaire pour pouvoir obtenir une condamnation ou même un mandat de perquisition. Ces règles légales et cette jurisprudence portant sur les « motifs raisonnables de soupçonner » permettent au ministre de fonder sa décision sur un éventail de renseignements beaucoup plus large que ceux dont on peut tenir compte lorsqu’on applique la norme des « motifs raisonnables et probables ». Le ministre disposait d’un éventail assez large d’options acceptables pouvant se justifier. Les faits militaient dans le sens de la conclusion du ministre suivant laquelle il existait des motifs raisonnables de soupçonner que l’intimé s’était livré aux actes visés aux alinéas 509b) et c), de sorte qu’il posait un risque pour la sûreté du transport maritime. La décision du ministre concordait avec les objectifs du Règlement sur la sûreté, elle était transparente, intelligible et justifiée et s’appuyait sur le dossier dont le ministre disposait.

Aucun manquement à l’équité procédurale qui justifierait l’annulation de la décision du ministre n’a été décelé. Il ne s’agit pas d’un vice suffisamment important pour appeler l’annulation de la décision du ministre et le renvoi de l’affaire à ce dernier. À toutes les étapes du processus, le ministre a donné à l’intimé la possibilité de faire valoir son point de vue. Bien qu’il soit tenu de protéger le caractère confidentiel de certains des aspects des dossiers délicats qu’il a entre les mains, le ministre a assuré à l’intimé un accès suffisant aux renseignements alors connus pour que ce dernier sache ce qu’on lui reprochait et puisse y répondre de manière pertinente. La décision du ministre ne contrevenait nullement au principe suivant lequel l’on est présumé innocent tant que l’on n’a pas été déclaré coupable en vertu de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. La conclusion que l’intimé ne devait pas se voir accorder l’habilitation de sécurité au port ne peut en aucun cas être assimilée à une déclaration de culpabilité d’un acte criminel dans le cas de l’intimé. On ne peut inférer des éléments de preuve versés au dossier le degré élevé de stress psychologique nécessaire pour que l’on puisse conclure à une violation du droit à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte. Les principes de justice fondamentale visent l’équilibre entre les intérêts de l’État et ceux des particuliers. En l’espèce, la nécessité de se protéger contre les risques à la sécurité pouvant exister au port doit l’emporter sur le stress psychologique que tout travailleur risque d’y subir.

Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : Les paragraphes 515(5) et 517(4) du Règlement sur la sûreté obligent de façon précise et non ambiguë le ministre à se fonder sur des renseignements vérifiables et fiables lorsqu’il annule l’habilitation de sécurité et qu’il réexamine cette décision. Il ressort à l’évidence de ces dispositions que la décision d’accorder ou de refuser une habilitation de sécurité, celle d’annuler l’habilitation de sécurité et tout réexamen de ces décisions doivent avoir lieu en application de l’article 509 du Règlement sur la sûreté ou conformément à cet article. Pour atteindre le but de dissuader dès le départ les personnes qui posent un risque pour la sécurité de demander une habilitation de sécurité et d’écarter les demandeurs qui posent un risque élevé inacceptable pour la sécurité et qui présentent malgré tout une demande d’habilitation de sécurité, il convient davantage de fonder toute décision relative au risque de sécurité sur des renseignements vérifiables et fiables. Exiger que les renseignements sur lesquels le ministre se fonde pour prendre des décisions en matière de sécurité soient vérifiables et fiables facilite l’acceptation sociale et politique des mesures de sécurité prises à l’égard des employés visés par le règlement, leur syndicat et la population canadienne en général. Le ministre doit examiner la vérifiabilité et la fiabilité des renseignements qui lui sont présentés, mais pour ce faire, il dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour rechercher si les renseignements en question satisfont à ces exigences, et l’exercice que le ministre fait de ce pouvoir discrétionnaire est assujetti à la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable. La Cour fédérale a commis une erreur en laissant entendre que les renseignements fournis doivent être prouvés pour pouvoir être considérés comme vérifiables et fiables.

Quant à la question d’équité procédurale, le gouverneur en conseil a clairement pris l’engagement que le processus menant au réexamen de la décision d’annuler une habilitation de sécurité en vertu du paragraphe 517(4) du Règlement sur la sûreté donnerait lieu à l’examen des renseignements pertinents par le Bureau de réexamen indépendant composé de conseillers indépendants et qu’à l’issue de cet examen, ce bureau ferait une recommandation au ministre. Le rôle de ce bureau n’est pas banal. Malheureusement, cette procédure n’a pas été suivie en l’espèce. Il s’agissait là de toute évidence d’une violation de l’engagement pris par le gouvernement du Canada en ce qui concerne la participation du Bureau de réexamen indépendant dans les décisions prises dans le cadre du mécanisme de réexamen prévu au paragraphe 517(4). Néanmoins, il était futile en l’espèce de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision à la lumière des nouveaux renseignements qui lui ont été fournis.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 11.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 254(2).

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, art. 99(1)f).

Règlement modifiant le Règlement sur la sûreté du transport maritime, DORS/2006-269.

Règlement sur la sûreté du transport maritime, DORS/2004-144, art. 506, 507, 508, 509, 515, 517.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 317.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559.

décisions examinées :

Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, 2009 CAF 234; R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504.

décisions citées :

R. v. Lindsay, 2009 ONCA 532, 97 R.J.O. (3e) 567; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266; Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75; Mills v. Ontarion (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 436, 237 O.A.C. 71; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873; Almon Equipment Limited c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 318; R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312; R. c. Kang-Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Telus Communications Inc. c. Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2005 CAF 262; Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 R.C.F. 377; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office CanadaTerre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; Russo c. Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2011 CF 764; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385.

DOCTRINE CITÉE

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2004-144, Gaz. C. 2004.II.916.

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2006-269, Gaz. C. 2006.II.1742.

APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (6 septembre 2012, T-1383-11) accueillant une demande de contrôle judiciaire annulant la décision par laquelle le ministre appelant a confirmé l’annulation de l’habilitation de sécurité qui avait été accordée à l’intimé en vertu du Règlement sur la sûreté du transport maritime. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Lorne Lachance et Malcolm Palmer pour l’appelant.

Craig Bavis et Allison Tremblay pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Victory Square Law Office LLP, Vancouver, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. : Le ministre interjette appel du jugement rendu le 6 septembre 2012 par la Cour fédérale (le juge Martineau) dans le dossier T‑1383‑11.

[2]        La Cour fédérale a annulé la décision par laquelle le ministre avait confirmé l’annulation de l’habilitation de sécurité qui avait été accordée à M. Farwaha en vertu du Règlement sur la sûreté du transport maritime, DORS/2004‑144 (le Règlement). La Cour fédérale a conclu que la décision du ministre était déraisonnable.

[3]        De façon générale, la Cour fédérale a conclu que les éléments de preuve présentés au ministre n’étaient pas suffisamment solides pour justifier l’annulation de l’habilitation de sécurité. La Cour fédérale a principalement justifié cette conclusion par son interprétation de la disposition énumérant les motifs qui permettent d’annuler une habilitation de sécurité, en l’occurrence, l’article 509 du Règlement.

[4]        La Cour fédérale a également conclu qu’en rendant sa décision, le ministre n’avait pas respecté certaines des règles dont M. Farwaha pouvait légitimement s’attendre qu’elles soient suivies. Elle a également conclu que le ministre n’avait pas suffisamment motivé sa décision.

[5]        Je tire des conclusions différentes de celles de la Cour fédérale. Notamment, la Cour fédérale a commis une erreur dans son interprétation de l’article 509 du Règlement. Lorsqu’on interprète correctement cette disposition, on constate que la décision entrait dans les prévisions de cet article. De plus, la décision du ministre était raisonnable, vu le présent dossier. Par ailleurs, le moyen que tire des attentes légitimes M. Farwaha ne peut être invoqué en l’espèce.

[6]        Par conséquent, par les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel avec dépens.

A.        Les faits essentiels

[7]        M. Farwaha est débardeur au port de Vancouver. Les débardeurs doivent obtenir une habilitation de sécurité en vertu du Règlement pour pouvoir travailler dans certains secteurs du port de Vancouver et pour pouvoir exécuter certaines tâches. Ceux qui n’ont pas l’habilitation de sécurité peuvent quand même travailler dans d’autres secteurs du port.

[8]        En pratique, il est important de détenir l’habilitation de sécurité. Sans habilitation de sécurité, les perspectives d’emploi sont limitées, ce qui peut nuire à l’ancienneté accumulée par le travailleur au sein du syndicat, ainsi qu’à ses revenus et à sa pension.

[9]        Le ministre a accordé l’habilitation de sécurité à M. Farwaha. Or, 12 mois plus tard, il a annulé cette habilitation après avoir obtenu certains renseignements de la GRC.

[10]      En raison des effets préjudiciables que cette décision avait sur lui, M. Farwaha a demandé au ministre de réexaminer sa décision. Après réexamen, le ministre a confirmé sa décision antérieure d’annuler l’habilitation de sécurité de M. Farwaha.

[11]      M. Farwaha introduit devant la Cour fédérale un recours en contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre à la suite de son réexamen. Il a demandé que la décision rendue à la suite du réexamen soit annulée et que son habilitation de sécurité soit rétablie. La Cour fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

B.        La législation et les faits circonstanciés sur la façon dont la législation a été appliquée en l’espèce

[12]      Le Règlement et d’autres règlements semblables visant les aéroports constituent le résultat d’un examen des mesures de sécurité entrepris dans la foulée des attentats perpétrés contre le World Trade Center, à New York, le 11 septembre 2001.

[13]      Le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport maritime a été créé en vertu du Règlement. Le Programme vise les menaces à la sécurité dans les ports maritimes internationaux canadiens. Le terrorisme et le crime organisé font partie des éventuelles menaces à la sécurité : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, 2009 CAF 234, au paragraphe 64. Inutile de dire que ces menaces peuvent avoir des conséquences désastreuses tant sur le plan économique que sur le plan humain.

[14]      Dans le Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, au paragraphe 66, le juge Evans résume comme suit les objectifs du Règlement :

Les longs littoraux du Canada et ses nombreux ports, sa dépendance économique importante à l’égard du commerce international de marchandises transportées par la voie maritime à l’intérieur et à l’extérieur du Canada et, à un degré moindre, à l’égard des activités des croisiéristes, sa capacité de financer des mesures de sécurité et sa proximité des États-Unis, constituent des facteurs qui permettent d’expliquer rationnellement la mise sur pied par le Canada de l’actuel système d’habilitations de sécurité.

[15]      De façon générale, le Règlement assure une « protection contre les menaces pour la sécurité publique et l’économie provenant des activités des groupes terroristes et du crime organisé » : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, au paragraphe 67.

[16]      Les ports maritimes jouent un rôle important dans l’économie canadienne. La moindre faille dans le dispositif de sécurité est susceptible de provoquer un incident entraînant la paralysie du système canadien de transport maritime international et de donner lieu à des pertes se chiffrant à des centaines de millions de dollars par jour, sans parler des répercussions subies par les secteurs économiques qui sont tributaires des ports. Surtout, de nombreuses personnes pourraient mourir ou être blessées ou mutilées à l’occasion de tels incidents. Voir le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gazette du Canada, partie II, vol. 138, no 11 [2 juin 2004], aux pages 920 à 926.

[17]      Pour cette raison, les administrations portuaires maritimes ont mis en place des mesures de sécurité matérielle telles que clôtures, éclairage, patrouilles, filtrage à l’aide de rayons X et de radiation. Mais il suffit de la présence d’une seule « personne de l’intérieur » pour contourner ces mesures : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, au paragraphe 23.

[18]      Le Règlement vise à réduire les risques que représentent les particuliers pour les ports maritimes. Pour ce faire, il oblige les personnes travaillant dans des secteurs névralgiques posant un problème de sécurité à obtenir du ministre l’habilitation de sécurité en matière de transport maritime. Le ministre accorde l’habilitation de sécurité aux personnes qui ne présentent pas de risque inacceptable pour le transport maritime. Celles qui « ne posent pas de risques inacceptables pour la sûreté du transport maritime » sont écartées : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, au paragraphe 11.

[19]      Comme nous le verrons, dans une certaine mesure, le Règlement vise principalement les organisations criminelles et le crime organisé. Ce que l’on craint, c’est que les personnes ayant des liens avec les organisations criminelles et le crime organisé soient intimidés ou contraints de se livrer à des actes illégaux ou de contourner les mesures de sécurité dans les ports maritimes. Il existe des liens entre les terroristes et le crime organisé : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, au paragraphe 64. D’ailleurs, des organisations impliquées dans le crime organisé peuvent offrir leurs services aux terroristes en les aidant notamment à faire entrer par contrebande, dans des conteneurs des armes, des explosifs ou des agents au Canada : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, au paragraphe 64.

[20]      Je passe maintenant à l’examen des dispositions précises du Règlement qui visent à répondre aux préoccupations susmentionnées. Ces dispositions jouent dans le cas de M. Farwaha.

[21]      La personne qui, comme M. Farwaha, demande l’habilitation de sécurité doit fournir des renseignements détaillés en remplissant un formulaire fourni par le ministre : articles 506 et 507 du Règlement. En raison des préoccupations exprimées au sujet de la sécurité dans les ports maritimes, ces renseignements doivent être très détaillés.

[22]      La personne qui demande l’habilitation de sécurité doit fournir les renseignements permettant d’établir son identité, tels que son nom, sa date de naissance, son sexe, sa taille, son poids, la couleur de ses yeux et de ses cheveux, son certificat de naissance (si le demandeur est né au Canada), son lieu de naissance, le point d’entrée et la date d’arrivée au Canada, la citoyenneté ou la résidence permanente ou une preuve d’un autre statut d’immigration (si le demandeur est né hors du Canada), le numéro de son passeport (le cas échéant), ses empreintes digitales et une image de son visage. Le demandeur doit également fournir d’autres renseignements, notamment les adresses où il a vécu au cours des 5 années précédentes, le nom et l’adresse des employeurs ainsi que des établissements d’enseignement postsecondaires qu’il a fréquentés au cours des 5 dernières années, des détails sur les séjours de plus de 90 jours qu’il a effectués à l’extérieur du Canada et des États‑Unis, ainsi que des renseignements sur l’identité et l’adresse de son époux ou épouse ou de son ancien époux ou de son ancienne épouse ou de ses conjoints de fait (actuel et antérieurs).

[23]      L’article 508 du Règlement énonce les vérifications de renseignements auxquelles le ministre procède ensuite pour établir si le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime. Parmi ces renseignements, mentionnons : une vérification de casier judiciaire; une vérification des dossiers des organismes chargés de faire respecter la loi, y compris des renseignements recueillis à des fins d’application de la loi; une vérification des fichiers du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) et, au besoin, une évaluation de sécurité effectuée par le SCRS et, enfin, une vérification du statut d’immigrant et de citoyen du demandeur.

[24]      Aux termes de l’article 509 du Règlement, le ministre décide si les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus à la suite des vérifications sont suffisants pour lui permettre d’accorder l’habilitation de sécurité.

[25]      L’article 509 du Règlement est la disposition en vertu de laquelle M. Farwaha a obtenu son habilitation de sécurité en 2008. (Comme nous le verrons, ce texte énumère également les raisons permettant de suspendre ou d’annuler par la suite une habilitation de sécurité.) Aux termes de l’article 509, le ministre ne peut accorder l’habilitation de sécurité que s’il est d’avis que les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont « suffisants », « vérifiables » et « fiables ».

[26]      L’article 509 est ainsi libellé :

509. Le ministre peut accorder une habilitation de sécurité si, de l’avis du ministre, les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont vérifiables et fiables et s’ils sont suffisants pour lui permettre d’établir, par une évaluation des facteurs ci-après, dans quelle mesure le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime :

a) la pertinence de toute condamnation criminelle du demandeur par rapport à la sûreté du transport maritime, y compris la prise en compte du type, de la gravité et des circonstances de l’infraction, le nombre et la fréquence des condamnations, le temps écoulé entre les infractions, la date de la dernière infraction et la peine ou la décision;

b) s’il est connu ou qu’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur :

(i) participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, à des activités visant ou soutenant une utilisation malveillante de l’infrastructure de transport afin de commettre des crimes ou l’exécution d’actes de violence contre des personnes ou des biens et la pertinence de ces activités, compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime,

(ii) est ou a été membre d’un groupe terroriste au sens du paragraphe 83.01(1) du Code criminel, ou participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, à des activités d’un tel groupe,

(iii) est ou a été membre d’une organisation criminelle au sens du paragraphe 467.1(1) du Code criminel ou participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, aux activités d’un tel groupe tel qu’il est mentionné au paragraphe 467.11(1) du Code criminel, compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime,

(iv) est ou a été un membre d’une organisation qui est connue pour sa participation ou sa contribution — ou à l’égard de laquelle il y a des motifs raisonnables de soupçonner sa participation ou sa contribution — à des activités qui visent ou favorisent la menace ou l’exécution d’actes de violence contre des personnes ou des biens, ou participe ou contribue, ou a participé ou a contribué, aux activités d’une telle organisation, compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime,

(v) est ou a été associé à un individu qui est connu pour sa participation ou sa contribution — ou à l’égard duquel il y a des motifs raisonnables de soupçonner sa participation ou sa contribution — à des activités visées au sous-alinéa (i), ou est membre d’un groupe ou d’une organisation visés à l’un des sous-alinéas (ii) à (iv), compte tenu de la pertinence de ces facteurs par rapport à la sûreté du transport maritime;

c) s’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur est dans une position où il risque d’être suborné afin de commettre un acte ou d’aider ou d’encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime;

d) le demandeur s’est vu retirer pour motifs valables un laissez-passer de zone réglementée pour une installation maritime, un port ou un aérodrome;

e) le demandeur a présenté une demande comportant des renseignements frauduleux, faux ou trompeurs en vue d’obtenir une habilitation de sécurité.

[27]      Le 17 janvier 2008, M. Farwaha a demandé l’habilitation de sécurité qui lui a par la suite été accordée.

[28]      Toutefois, les faits entourant l’octroi de cette habilitation de sécurité font partie de la trame de fond dont il faut tenir compte pour examiner la décision du ministre.

[29]      Au début de 2008, le Règlement était sur le point de s’appliquer au port de Vancouver. L’administration portuaire de Vancouver a insisté auprès de ses travailleurs pour qu’ils demandent l’habilitation de sécurité. Elle leur a demandé de présenter leur demande avant le 20 février 2008 pour que leur habilitation de sécurité soit valide au moment où le Règlement entrerait en vigueur.

[30]      Des complications sont toutefois survenues. Certains débardeurs membres de certains chapitres du Syndicat international des débardeurs et magasiniers ont protesté contre la mise en œuvre du programme de sécurité prévu par le Règlement. Dans le cadre de cette protestation, ils ont exhorté les travailleurs à ne pas demander l’habilitation de sécurité.

[31]      Cette initiative présentait une menace pour l’Administration portuaire. Si un nombre suffisant de travailleurs ne possédaient pas l’habilitation de sécurité à temps, le port de Vancouver ne serait pas en mesure de fonctionner à plein rendement, ce qui entraînerait de graves conséquences sur le plan financier.

[32]      En réponse à la protestation, l’Association des employeurs maritimes de la Colombie-Britannique a demandé au Conseil canadien des relations industrielles de déclarer que les travailleurs avaient déclenché une grève illégale. L’Association a obtenu gain de cause. Il restait toutefois peu de temps avant l’entrée en vigueur du Règlement. Par conséquent, les demandes ont été instruites rapidement.

[33]      La demande d’habilitation de sécurité de M. Farwaha a été instruite pendant cette période d’instabilité. Sa demande révélait l’existence d’un casier judiciaire, en l’occurrence, sa condamnation, en 2002, pour tentative d’entrave à la justice. Rien dans la demande de M. Farwaha ne laissait toutefois entendre qu’il avait quelque lien que ce soit avec le crime organisé, un des motifs de refus prévus à l’alinéa 509b) du Règlement.

[34]      Dans ce contexte, le ministre a accordé à M. Farwaha l’habilitation de sécurité en juin 2008. Toutefois, le ministre a réclamé des renseignements complémentaires au sujet du casier judiciaire de M. Farwaha et de ses antécédents.

[35]      Ces renseignements ont été communiqués dans un rapport publié par le fonctionnaire chargé du Groupe de soutien en renseignements criminels des affaires fédérales de la GRC.

[36]      Ce rapport révélait de nouveaux renseignements concernant les éventuels liens de M. Farwaha avec les Hells Angels, ainsi que des allégations d’activités criminelles violentes. Voici un extrait de ce rapport que l’on trouve aux pages 178 et 179 du dossier d’appel :

[traduction] Le 1er octobre 1999, le détachement de Surrey de la GRC a reçu une plainte alléguant que M. FARWAHA et deux autres individus s’étaient introduits par effraction dans le domicile des victimes en déclarant qu’ils faisaient partie des « Hells Angels ». Les suspects ont sommé les résidents de leur remettre tout leur argent. Monsieur FARWAHA et un autre suspect ont agressé un des résidents, qui s’est évanoui et qui a subi une commotion, des lacérations faciales, des « oreilles de boxeur » ainsi qu’un grand nombre d’ecchymoses.

Au cours de cette agression, un suspect autre que M. FARWAHA a agressé une autre résidente qui a également fait l’objet de menaces. Cette résidente a finalement accepté de remettre tout son argent (30 000 $) aux trois suspects.

[…]

Suivant le détachement de Surrey de la GRC, les liens que le suspect entretient avec le Club des motards des Hells Angels sont crédibles. Aucun autre renseignement n’a été obtenu au sujet de cette affaire.

[37]      À la suite de cet incident, M. Farwaha a été accusé de s’être retrouvé dans une maison d’habilitation sans excuse légitime, ainsi que d’extorsion, de vol qualifié, d’avoir proféré des menaces de causer la mort ou des lésions corporelles ainsi que de voies de fait causant des lésions corporelles. Les accusations en question ont toutefois été suspendues, vraisemblablement parce que (suivant le rapport), [traduction] « les victimes n’ont pas collaboré avec la justice ».

[38]      Les Hells Angels sont une organisation criminelle bien connue : voir, p. ex., R. v. Lindsay, 2009 ONCA 532, (2009), 97 R.J.O. (3e) 567. Il s’agit d’une organisation qui recourt à la menace et à des actes de violence contre les personnes ou les biens. L’existence de motifs raisonnables de croire qu’une personne est membre d’une telle organisation constitue un facteur dont il y a lieu de tenir compte pour refuser d’accorder une habilitation de sécurité ou pour annuler celle qui a déjà été accordée.

[39]      Ayant en mains les renseignements contenus dans le rapport de la GRC, le ministre a commencé à envisager la possibilité d’annuler l’habilitation de sécurité de M. Farwaha en vertu de l’article 515 du Règlement. Aux termes de l’article 515, le ministre peut annuler l’habilitation de sécurité déjà accordée en invoquant un des facteurs énumérés à l’article 509.

[40]      L’article 515 dispose :

515. (1) Le ministre peut suspendre une habilitation de sécurité lorsqu’il reçoit des renseignements qui pourraient modifier sa décision prise en application de l’article 509.

(2) Immédiatement après avoir suspendu l’habilitation de sécurité, le ministre en avise par écrit le titulaire.

(3) L’avis indique les motifs de la suspension et le délai dans lequel le titulaire peut présenter par écrit au ministre des observations, lequel délai commence le jour au cours duquel l’avis est signifié ou acheminé et ne peut être inférieur à 20 jours suivant ce jour.

(4) Le ministre peut rétablir l’habilitation de sécurité s’il établit, en application de l’article 509, que le titulaire de l’habilitation ne pose pas de risque pour la sûreté du transport maritime.

(5) Le ministre peut annuler l’habilitation de sécurité s’il établit, en application de l’article 509, que le titulaire de l’habilitation de sécurité peut poser un risque pour la sûreté du transport maritime ou que l’habilitation n’est plus exigée. Il avise par écrit le titulaire dans le cas d’une annulation.

(6) Le ministre ne peut annuler l’habilitation de sécurité avant la réception et la prise en considération des observations écrites ou avant que ne soit écoulé le délai indiqué dans l’avis, selon le premier de ces événements à survenir.

[41]      Compte tenu de l’importance que revêt l’habilitation de sécurité pour le travailleur, l’article 515 lui reconnaît certains droits procéduraux. Après que le travailleur a exercé les droits procéduraux en question, le ministre examine l’ensemble des renseignements dont il dispose et peut, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, annuler l’habilitation de sécurité.

[42]      Conformément à l’article 515, le ministre a, par lettre datée du 17 novembre 2008, informé M. Farwaha de ce qui suit : [traduction] « On a porté à notre attention des renseignements qui soulèvent des doutes quant à votre aptitude à conserver votre habilitation de sécurité ». Le ministre a expressément mentionné les liens qu’aurait M. Farwaha avec les Hells Angels et l’a invité à répondre. M. Farwaha a demandé et a obtenu une prolongation du délai qui lui était imparti pour répondre.

[43]      Le 18 mars 2009, M. Farwaha a effectivement répondu en formulant des observations au sujet de la nécessité pour le ministre d’agir uniquement sur la foi de renseignements, d’éléments de preuve et d’arguments fiables et vérifiables concernant le lien qu’entretiendrait M. Farwaha avec les Hells Angels, ainsi que d’éléments de preuve et d’arguments portant sur ses condamnations criminelles antérieures pour entrave à la justice et sur le fait qu’il avait eu par la suite un casier judiciaire vierge. M. Farwaha a également souligné l’importance que revêtait pour lui l’habilitation de sécurité.

[44]      Par la suite, un organisme chargé de consulter le ministre, connu sous le nom d’organisme consultatif, a étudié l’affaire. Ce comité a recommandé au ministre d’annuler l’habilitation de sécurité de M. Farwaha. Dans sa lettre de décision du 25 juin 2009, le ministre a exposé comme suit la recommandation de l’organisme consultatif :

[traduction] L’organisme consultatif a recommandé de façon unanime d’annuler l’habilitation de sécurité octroyée au demandeur sur la foi de renseignements crédibles le rattachant aux Hells Angels Motorcycle Club. L’organisme consultatif a constaté que la GRC maintient que l’association du demandeur aux Hells Angels Motorcycle Club est crédible. L’organisme consultatif a été en mesure de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur se trouvait dans une position où il risquerait d’être suborné afin de commettre un acte ou d’aider ou encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime. Les explications qu’il a fournies par écrit et les documents qu’il a produits à l’appui ne renferment pas de renseignements suffisants pour convaincre l’organisme consultatif de recommander de lui accorder une habilitation de sécurité.

[45]      Dans sa lettre de décision du 25 juin 2009, le ministre a retenu la recommandation de l’organisme consultatif et a annulé l’habilitation de sécurité de M. Farwaha [traduction] « sur la foi des renseignements versés au dossier ». La réponse du 18 mars 2009 de M. Farwaha faisait partie des pièces versées au dossier du ministre.

[46]      En vertu de l’article 517 du Règlement, le travailleur peut demander au ministre de réexaminer sa décision d’annuler son habilitation de sécurité. Le 4 août 2009, M. Farwaha s’est prévalu de cette option et a demandé au ministre de réexaminer sa décision d’annuler son habilitation de sécurité.

[47]      Voici le texte de la disposition relative au réexamen, l’article 517 :

517. (1) Tout demandeur ou tout titulaire peut demander au ministre de réexaminer une décision de refuser ou d’annuler une habilitation de sécurité dans les 30 jours suivants le jour de la signification ou de l’envoi de l’avis l’informant de la décision.

(2) La demande est présentée par écrit et comprend ce qui suit :

a) la décision qui fait l’objet de la demande;

b) les motifs de la demande, y compris tout nouveau renseignement qu’il désire que le ministre examine;

c) le nom, l’adresse et les numéros de téléphone et de télécopieur du demandeur ou du titulaire.

(3) Sur réception de la demande présentée conformément au présent article, le ministre accorde au demandeur ou au titulaire, de manière à trancher les questions de façon équitable, informelle et rapide, la possibilité :

a) lorsque les circonstances le justifient, de présenter des observations oralement ou de toute autre manière;

b) dans tout autre cas, de lui présenter par écrit des observations.

(4) Après que des observations ont été présentées ou que la possibilité de le faire a été accordée, le ministre réexamine la décision conformément à l’article 509 et, par la suite, confirme ou modifie la décision.

(5) Le ministre peut retenir les services de personnes qui possèdent la compétence pertinente en matière de sûreté pour le conseiller.

(6) Le ministre avise par écrit le demandeur ou le titulaire de sa décision à la suite du réexamen.

[48]      Le ministre peut consulter certains organismes consultatifs pour l’aider à prendre ses décisions en matière de sécurité, y compris lorsqu’il réexamine les annulations d’habilitation. Dans le cas qui nous occupe, le ministre a recouru à certains organismes consultatifs au cours de son réexamen.

[49]      Comme nous le verrons, tant devant la Cour fédérale que devant notre Cour, M. Farwaha a fait valoir qu’il avait été incité à croire que le ministre respecterait un certain processus consultatif et non celui que le ministre a effectivement suivi. Nous analyserons en détail plus loin les faits précis relatifs à cet aspect de l’affaire lorsque nous aborderons les questions relatives à l’équité procédurale.

[50]      Au cours du processus de réexamen, le ministre a, en l’espèce, obtenu des renseignements complémentaires concernant la question de savoir s’il convenait d’accorder l’habilitation de sécurité à M. Farwaha. En particulier, M. Farwaha a été interrogé par le Bureau de réexamen, un des organismes chargés d’aider le ministre. Cette entrevue n’a pas été favorable à M. Farwaha. Le Bureau a qualifié d’évasives certaines des réponses données par M. Farwaha au sujet de l’incident de l’effraction de domicile que nous avons déjà relaté. De plus, M. Farwaha n’avait pas nié qu’il fréquentait des « durs à cuire », qu’il était présent dans le domicile en question et qu’une dispute avait alors éclaté. Il a simplement nié qu’il avait participé à la querelle, qu’il y avait eu des actes de violence ou qu’il était mêlé aux Hells Angels.

[51]      De plus, le ministre a obtenu des renseignements de la Section générale des renseignements de sécurité de la GRC. Dans un rapport daté du 1er décembre 2010, la GRC a communiqué des détails complémentaires plus précis au sujet de l’incident de l’effraction de domicile, de la condamnation de M. Farwaha pour entrave à la justice et des liens que M. Farwaha entretenait avec les Hells Angels. En particulier, le rapport du 1er décembre 2010 révélait que le détachement de Surrey de la GRC était [traduction] « à ce point préoccupé par les renseignements qu’il détenait au sujet des liens [de M. Farwaha] avec les Hells Angels qu’il demandait à la Cour de considérer ce facteur comme une circonstance aggravante » en rapport avec les accusations d’effraction de domicile portées contre M. Farwaha.

[52]      Le rapport du 1er décembre 2010 révélait également un autre incident troublant :

[traduction] Le 3 janvier 2002, alors qu’ils effectuaient une patrouille, des policiers ont observé deux individus en train de tenter de s’introduire par effraction dans un véhicule. Les policiers ont constaté qu’un des individus était propriétaire du véhicule et qu’il cherchait tout simplement à pénétrer à l’intérieur de sa voiture parce que les serrures des portières avaient été endommagées. Toutefois, le propriétaire du véhicule portait une chemise indiquant son soutien pour l’« East End ». L’« East End » est connu comme étant un des chapitres des Hells Angels. M. FARWAHA, le demandeur était l’autre individu présent avec le propriétaire du véhicule.

[53]      M. Farwaha a été informé du rapport le 24 décembre 2010. On lui a expliqué qu’un autre organisme chargé de conseiller le ministre, le comité d’examen du programme, se chargerait désormais d’étudier l’affaire. M. Farwaha a été invité à communiquer des renseignements et des observations complémentaires. Il a répondu le 11 janvier 2011 en présentant très peu de nouveaux renseignements et en faisant valoir que le ministre ne pouvait annuler son habilitation de sécurité s’il ne disposait pas de meilleurs renseignements. Il a également soulevé des questions au sujet de l’équité procédurale. Je reviendrai sur ces aspects plus loin lors de l’examen des questions relatives à l’équité procédurale en l’espèce.

[54]      Peu de temps après, la GRC a remis à des fonctionnaires du ministre un autre rapport daté du 15 février 2011. Ce rapport contenait d’autres renseignements concernant la condamnation de M. Farwaha pour entrave à la justice et l’incident auquel elle se rapportait.

[55]      M. Farwaha aurait tendu une arme à feu à un individu qui s’en serait servi pour abattre une personne. Cet individu aurait par la suite plaidé coupable à des accusations d’homicide involontaire coupable. Cet individu était [traduction] « un important trafiquant de stupéfiants » et il avait des liens avec les Hells Angels. Les accusations d’entrave à la justice portées contre M. Farwaha concernaient la disposition de l’arme à feu par M. Farwaha, qui avait plaidé coupable à cette accusation.

[56]      Le rapport du 15 février 2011 révélait d’autres aspects troublants. Une autre personne impliquée dans l’incident ayant abouti à la condamnation de M. Farwaha pour entrave à la justice était membre des Hells Angels, et d’autres individus impliqués dans cet incident avaient de lourds antécédents judiciaires, y compris des condamnations pour des infractions graves telles qu’enlèvement, vol qualifié, séquestration, vol, introduction par effraction et voies de fait. Il ressortait de certains renseignements, qui étaient censés être fiables, mais qui n’avaient pas été confirmés, que M. Farwaha avait discuté de vente de stupéfiants avec l’un des individus en question qui avait par la suite été condamné pour trafic de cocaïne et d’héroïne. Enfin, la GRC expliquait qu’en 2004, [traduction] « la police de Vancouver a obtenu des renseignements fiables suivant lesquels M. Farwaha recrutait des trafiquants de drogue pour vendre du crack pour lui au centre-ville ».

[57]      Le 11 mars 2011, des fonctionnaires du ministre ont transmis le rapport du 15 février 2011 à M. Farwaha en vue d’obtenir ses réactions. Le 30 mars 2011, M. Farwaha a répondu en présentant ses observations par écrit.

[58]      Il est juste de dire que la réponse du 30 mars 2011 de M. Farwaha reposait sur son opinion que le ministre ne pouvait tenir compte que d’éléments de preuve fiables et vérifiables pour annuler son habilitation de sécurité. Suivant M. Farwaha, le ministre ne disposait pas de tels éléments de preuve. La réponse du 30 mars 2011 de M. Farwaha contenait très peu de nouveaux renseignements et consistait essentiellement en un démenti formel de bon nombre des allégations contenues dans le rapport du 15 février 2011. En ce sens, elle était semblable à sa réponse antérieure du 11 janvier 2011.

[59]      Dans sa lettre de décision du 21 juillet 2011, le ministre a confirmé sa décision précédente d’annuler l’habilitation de sécurité de M. Farwaha en vertu du paragraphe 517(4). Cette confirmation était, selon le ministre, [traduction] « fondée sur les renseignements contenus au dossier ». Le contenu du dossier a été révélé lors de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire de M. Farwaha en réponse à la requête présentée en vertu de la règle 317 des Règles [Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (Règles)] par M. Farwaha. Le ministre a produit son dossier. La réponse du 30 mars 2011 de M. Farwaha se trouvait au dossier.

[60]      Dans sa lettre de décision du 21 juillet 2011, le ministre a fait siennes les recommandations du comité d’examen du programme suivant lesquelles l’annulation de l’habilitation de sécurité de M. Farwaha devait être confirmée, et le ministre a retenu les motifs invoqués par le comité d’examen du programme à l’appui de sa recommandation. Dans sa recommandation, le comité d’examen du programme déclarait qu’il y avait « des motifs raisonnables de soupçonner » que :

[traduction]

•      « [M. Farwaha] est ou a été impliqué dans des actes de violence contre des personnes ou des biens »;

•      pourrait « être suborné afin de commettre un acte ou d’aider ou d’encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime »;

•      « est ou a été associé à un individu qui est connu pour sa participation ou sa contribution comme membre d’une organisation criminelle ».

Il s’agit collectivement des motifs en vertu desquels le ministre peut annuler une habilitation de sécurité en vertu des alinéas 509b) et c) du Règlement.

C.        Le jugement de la Cour fédérale

[61]      Comme je l’ai déjà mentionné, M. Farwaha a saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire. La Cour fédérale a fait droit à sa demande en invoquant principalement deux motifs :

1)    Sur le fond. Le ministre s’était fondé à tort sur des éléments de preuve qui n’étaient ni fiables ni vérifiés. Le ministre avait ignoré les éléments de preuve et les explications fournies par M. Farwaha, en particulier ceux contenus dans les observations finales de la lettre du 30 mars 2011. Le ministre n’avait par ailleurs pas motivé suffisamment sa décision.

2)    Sur le plan procédural. En réponse aux déclarations qui lui avaient été faites, M. Farwaha s’attendait légitimement à ce qu’un bureau spécial appelé Bureau de réexamen intervienne et donne au ministre un avis indépendant de celui des conseillers personnels du ministre.

[62]      La Cour fédérale a annulé la décision du ministre et lui a renvoyé l’affaire pour réexamen. La Cour fédérale a ordonné au ministre de réexaminer l’affaire en évitant de se fonder sur des allégations imprécises et non étayées. La Cour fédérale a également ordonné au ministre de tenir compte des éléments de preuve et des observations présentées par M. Farwaha.

[63]      Le ministre interjette appel devant notre Cour. Il demande à la Cour de rétablir la décision par laquelle il avait confirmé l’annulation de l’habilitation de sécurité de M. Farwaha.

D.        Analyse

            1)         Sur le fond : Le premier moyen de M. Farwaha

[64]      Dans le cadre de l’appel qu’il a interjeté devant notre Cour, M. Farwaha soutient tout d’abord que, pour refuser de rétablir l’habilitation de sécurité, le ministre avait l’obligation précise, aux termes de l’article 509 du Règlement, de ne se fonder que sur des éléments de preuve fiables et vérifiables. M. Farwaha affirme que la Cour doit, selon la norme de la décision correcte, vérifier si le ministre a respecté cette obligation légale. Comme le ministre n’a pas observé cette obligation, sa décision doit être annulée.

[65]      Cet argument a une importance cruciale quant à la manière dont notre Cour doit analyser la présente affaire. Il est utile de l’examiner en premier lieu.

[66]      Je rejette le moyen de M. Farwaha. Pour ce faire, j’aborderai trois questions.

– I –

[67]      L’article 509 du Règlement prévoit que le ministre ne peut accorder l’habilitation de sécurité que si, entre autres choses, « les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont vérifiables et fiables ». Ce type de renseignement est communiqué au cours du processus conduisant à l’octroi de l’habilitation de sécurité.

[68]      Si les renseignements communiqués ne répondent pas à ce critère, le ministre n’a pas à poursuivre son examen plus loin. Il n’a pas à tenir compte des facteurs énumérés aux alinéas a) à e) de l’article 509.

[69]      Cela est logique. L’article 509 prévoit essentiellement qu’une habilitation de sécurité ne peut être accordée à une personne que lorsque, sur la foi de renseignements fiables et vérifiables, le ministre a la certitude que cet individu ne pose aucun risque pour la sûreté du transport maritime. Pour dire les choses plus familièrement, il ne doit exister aucun doute. Cette norme exigeante est nécessaire pour éviter les graves conséquences qui pourraient donner lieu à des actes préjudiciables ou destructeurs que l’intéressé pourrait commettre dans certains secteurs névralgiques du port.

[70]      Pour ce qui est de la suspension de l’habilitation de sécurité déjà accordée, la situation est, en pratique, différente. Les renseignements conduisant à la suspension d’une habilitation de sécurité déjà accordée peuvent provenir de n’importe quelle source et non seulement des renseignements produits par le demandeur ou ceux obtenus par suite de vérifications. Par exemple, le SCRS peut fournir au ministre des renseignements qui donnent lieu à des doutes quant à l’aptitude de l’intéressé à détenir une habilitation de sécurité. Le Règlement ne dit nulle part que les exigences relatives à la vérifiabilité et à la fiabilité visent ce type de preuve. Là encore, les obligations relatives à la fiabilité et à la vérifiabilité ne visent que le type d’éléments de preuve présentés au cours du processus initial, c’est‑à‑dire les renseignements produits par le demandeur ou ceux obtenus à la suite de vérifications.

[71]      Le paragraphe 515(1) permet au ministre de suspendre l’habilitation de sécurité « lorsqu’il reçoit des renseignements qui pourraient modifier sa décision prise en application de l’article 509 ». Le renvoi à l’article 509 ne vaut pas pour l’ensemble de cet article. Plus précisément, il ne vise pas l’obligation pour les renseignements d’être fiables et vérifiables. Le paragraphe 515(1) ne vise que les dispositions de l’article 509 relatives à la « décision ».

[72]      S’il en était autrement, cela porterait atteinte aux objectifs du Règlement. Après avoir obtenu les renseignements du SCRS donnant lieu à des doutes au sujet de l’aptitude d’une personne à détenir l’habilitation de sécurité, le ministre serait obligé, avant d’agir, d’attendre d’avoir obtenu de meilleurs renseignements, ce qui pourrait ne jamais se produire. Dans l’intervalle, l’intéressé continuerait à avoir un accès illimité à des secteurs névralgiques du port alors que le ministre espérerait recevoir des renseignements de meilleure qualité, ce qui exposerait des secteurs névralgiques du port à des risques inacceptables, alors que la raison d’être même du Règlement est précisément d’éviter ce genre de risque.

[73]      Pour ce qui est du pouvoir de lever la suspension ou d’annuler l’habilitation de sécurité, le paragraphe 515(5) confère au ministre les pouvoirs nécessaires. La suspension peut être levée lorsque le ministre « établit, en application de l’article 509, que le titulaire de l’habilitation de sécurité ne pose pas de risque pour la sûreté du transport maritime » [au paragraphe 515(4)]. Il peut annuler l’habilitation de sécurité « s’il établit, en application de l’article 509, que le titulaire de l’habilitation de sécurité peut poser un risque pour la sûreté du transport maritime ». Tout comme dans le cas de la disposition relative à la suspension, on ne tient compte que de la partie de l’article 509 relative à la « décision » — la partie qui vient après celle portant sur la qualité des éléments de preuve nécessaires pour justifier l’octroi d’une habilitation de sécurité.

[74]      Quel processus le ministre doit‑il suivre pour prendre sa décision en vertu de l’article 509? Aux termes de l’article 509, le ministre procède à « une évaluation des facteurs » énumérés aux alinéas a) à e).

[75]      Dans le cas des facteurs b) et c) — les facteurs qui nous intéressent en l’espèce —, le ministre doit, pour prendre une décision en vertu de l’article 509, rechercher s’il existe des « motifs raisonnables de soupçonner ». Comme nous le verrons plus loin aux paragraphes 95 à 97, le concept des « motifs raisonnables de soupçonner » est un concept fréquemment appliqué dans plusieurs domaines du droit. Suivant la jurisprudence, il n’est pas nécessaire que les soupçons raisonnables reposent sur des éléments de preuve vérifiables. La seule norme à respecter est la norme moins exigeante de l’existence de « faits objectivement discernables » (R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59, au paragraphe 43).

[76]      Après que le ministre a annulé son habilitation de sécurité, l’intéressé peut demander au ministre de réexaminer sa décision d’annuler son habilitation en vertu de l’article 517 dans l’espoir d’obtenir le rétablissement de son habilitation de sécurité. L’intéressé peut présenter au ministre des observations et « tout nouveau renseignement qu’il désire que le ministre examine » : alinéa 517(2)b) du Règlement.

[77]      Aux termes du paragraphe 517(4), le ministre réexamine la décision « conformément à [toutes les dispositions de] l’article 509 ». Ce réexamen a une portée plus large que la décision d’annuler l’habilitation à l’égard de laquelle le ministre se prononce « en application de l’article 509 ». Le libellé plus large employé dans le cas des décisions de réexamen vise à ce qu’il soit tenu compte du fait que le demandeur peut présenter de nouveaux renseignements au cours du processus de réexamen dans l’espoir de voir son habilitation de sécurité rétablie — ces nouveaux renseignements devant être « fiables et vérifiables » pour que le ministre puisse y ajouter foi. Cette interprétation s’accorde avec la philosophie évoquée ci-dessus, en l’occurrence que l’habilitation de sécurité ne doit être rétablie que lorsque le ministre a la certitude, sur la foi de renseignements fiables et vérifiables, que l’intéressé ne pose aucun risque pour la sûreté du transport maritime.

[78]      Cette interprétation du libellé clair du Règlement s’appuie sur l’objet de l’article 509 ainsi que sur les objectifs généraux du Règlement mentionnés par notre Cour dans le Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime. Lorsqu’il reçoit des renseignements donnant lieu à des doutes au sujet de l’aptitude d’un individu à continuer à détenir l’habilitation de sécurité, le ministre doit pouvoir suspendre sans délai son habilitation de sécurité. Et, lorsqu’il existe des « motifs raisonnables de soupçonner » — c’est‑à‑dire des doutes fondés sur des faits discernables et non sur des intuitions ou des conjectures — que le titulaire de l’habilitation de sécurité doit se voir à partir de ce moment-là interdire l’accès à des secteurs névralgiques du port par application des alinéas 509b) et c), le ministre doit pouvoir confirmer la suspension, annuler l’habilitation de sécurité, refuser de réexaminer l’annulation ou prendre l’une ou l’autre de ces mesures. Le ministre doit être en mesure de mettre en doute l’aptitude de l’intéressé à détenir l’habilitation de sécurité en se fondant sur des faits suffisamment solides pour justifier l’existence de « motifs de soupçonner » sans être pour autant empêché d’agir parce que les renseignements reçus ne sont pas « vérifiables ». L’importance que revêtent les secteurs névralgiques des ports canadiens n’en exige pas moins.

[79]      Il ne s’ensuit pas pour autant que le ministre peut se fonder sur des suppositions, des conjectures ou des intuitions fantaisistes pour intervenir. Comme je l’expliquerai plus loin, la norme des « motifs raisonnables de soupçonner » constitue effectivement un critère solide permettant d’éviter l’annulation arbitraire d’une habilitation de sécurité. Toutefois, le Règlement n’exige tout simplement pas le type de « renseignements fiables et vérifiables » que, suivant M. Farwaha, le ministre aurait dû avoir.

– II –

[80]      Pour ce qui est de la norme de contrôle applicable, M. Farwaha a disjoint la décision du ministre en deux parties. En premier lieu, le ministre devait selon M. Farwaha conclure que les éléments de preuve qui avaient été présentés étaient fiables et vérifiables. En second lieu, le ministre devait, de façon générale, rechercher si M. Farwaha devait récupérer son habilitation de sécurité. M. Farwaha affirme que le premier volet doit être contrôlé selon la norme de la décision correcte. La Cour fédérale a abondé dans son sens.

[81]      À mon avis, cette façon de disjoindre la tâche du ministre en l’espèce est artificielle et inacceptable. De façon générale, le ministre était appelé à décider s’il y avait lieu d’annuler l’habilitation de sécurité qui avait été accordée à M. Farwaha. C’est ainsi que le ministre a abordé la décision à prendre. Les normes que le ministre a appliquées à l’affaire qu’il devait trancher — y compris son évaluation de la qualité et de la valeur à accorder aux éléments de preuve — font partie intégrante de la décision générale qu’il a prise. Pour ce qui est de la norme de contrôle applicable, la décision du ministre doit être évaluée dans son ensemble.

[82]      Je suis conforté dans mon raisonnement par la jurisprudence Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, de la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, la Cour suprême se penchait sur la décision d’un agent des visas. Pour rendre sa décision, l’agent des visas avait — comme le ministre en l’espèce — appliqué des normes législatives aux faits de l’espèce. La Cour suprême n’a pas disjoint la décision de l’agent des visas en deux parties, la première concernant l’interprétation des textes législatifs et la seconde portant sur l’application de la loi aux faits de l’espèce. La Cour suprême a plutôt examiné la décision de l’agent des visas dans son ensemble. Elle a appliqué les facteurs bien connus de la jurisprudence Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, et conclu que la décision, qui était fondée en grande partie sur une appréciation des faits, devait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable.

[83]      Par conséquent, en l’espèce, nous devons examiner la décision de réexamen du ministre dans son ensemble et non de la manière proposée par M. Farwaha.

– III –

[84]      À mon avis, la décision prise par le ministre à la suite de son réexamen suppose l’application de normes juridiques aux éléments de preuve présentés en l’espèce. Il faut pour ce faire se prononcer sur les faits et trancher des questions mélangées de fait et de droit dans lesquelles les faits jouent un rôle primordial.

[85]      Les politiques en matière de sécurité sont également susceptibles de jouer un rôle important, de sorte qu’il convient d’accorder au ministre une certaine latitude lorsqu’il apprécie les faits et recherche si les faits en question révèlent l’existence d’un risque pour la sécurité : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, au paragraphe 53.

[86]      Par conséquent, en l’espèce, la décision du ministre doit être assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable et non à celle de la décision correcte.

[87]      Il découle de ce qui précède que la Cour fédérale a commis une erreur. La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable et non celle de la décision correcte pour ce qui est de ce volet de sa décision.

            2)         Sur le fond : examen du caractère raisonnable

[88]      Selon une jurisprudence constante, la décision raisonnable est la décision qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité. Il est également maintenant généralement admis que la gamme des issues acceptables pouvant se justifier s’adapte au contexte, lequel est plus ou moins large selon la nature de la question posée et les autres circonstances : voir les arrêts Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 37 à 50; Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 13 et 14; et Mills v. Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal (Ont.), 2008 ONCA 436, 237 O.A.C. 71, au paragraphe 22; et voir, dans le même sens, l’arrêt récent McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 37 à 41.

[89]      En résumé, ainsi que la Cour suprême l’a observé par l’arrêt Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23, ainsi que par l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, au paragraphe 44, les différentes solutions rationnelles acceptables varient selon « tous les facteurs pertinents » entourant la prise de décisions.

[90]      Il existe deux principes qui font partie intégrante du contexte influant sur la portée du caractère raisonnable et qui se situent au cœur même de la compétence de la Cour en matière de contrôle des décisions administratives, en l’occurrence le principe de la suprématie du Parlement et le principe de la primauté du droit : voir l’arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 27 à 31, et, pour ce qui est de la teneur exacte du principe de la primauté du droit, voir les arrêts Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, et Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873.

[91]      Certaines des décisions mentionnées au paragraphe 88 nous fournissent des balises sur l’ampleur de la marge de manœuvre dont dispose le ministre dans un cas déterminé. Dans certains cas, le législateur a conféré au décideur un vaste pouvoir discrétionnaire ou un mandat général — ce qui, toutes choses étant égales par ailleurs, élargit la gamme d’options dont dispose légitimement le décideur. Dans d’autres cas, le législateur a limité le pouvoir discrétionnaire dont jouit le décideur en précisant le type de facteurs dont il peut tenir compte — ce qui, toutes choses étant égales par ailleurs, limite le nombre d’options dont il dispose légitimement. Dans d’autres cas encore, la nature de l’affaire et l’importance de celle‑ci pour les personnes visées est susceptible de faire intervenir de façon encore plus directe l’obligation des tribunaux de défendre le principe de la primauté du droit, ce qui limite l’éventail des options dont dispose le décideur.

[92]      Pour examiner l’éventail des décisions raisonnables que le ministre pouvait prendre en l’espèce, j’ai tenu compte des facteurs suivants :

•      La décision du ministre revêt une grande importance pour M. Farwaha, étant donné qu’elle a une incidence sur la nature de son travail, sa situation financière et ses chances d’avancement.

•      La décision porte sur des questions de sécurité. Une mauvaise décision peut avoir de graves conséquences.

•      L’évaluation de sécurité implique la prise en compte de certains principes ainsi qu’une évaluation délicate des faits.

•      La décision du ministre en l’espèce l’obligeait à apprécier le risque en se fondant sur la question de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner.

Je tiens à m’attarder sur ce dernier facteur.

[93]      D’un certain point de vue, le fait que la loi précise la norme applicable, en l’occurrence l’appréciation du risque et « la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner », limite l’éventail des options dont dispose le ministre. Le ministre peut confirmer l’annulation de l’habilitation de sécurité dès lors que les normes en question sont respectées et non chaque fois que le ministre « le juge à propos » : voir, par ex., la marche à suivre imposée par la loi et la restriction qu’elle a sur les éventails des issues possibles analysées dans l’arrêt Almon Equipment Limited c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 318.

[94]      Toutefois, l’appréciation du risque et la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner sont des normes qui supposent un examen délicat des faits et une recherche attentive des faits, des démarches qui sont normalement susceptibles de donner lieu à une vaste gamme de décisions acceptables pouvant se justifier. L’appréciation du risque implique la formulation d’éventualités ainsi qu’une analyse prospective. De par leur nature, ces questions ne donnent pas lieu à des calculs scientifiques exacts, mais supposent l’exercice du jugement et le recours à des nuances.

[95]      Quant aux « motifs raisonnables de soupçonner », je constate qu’il s’agit d’un concept bien connu de la loi et de la jurisprudence. Les concepts bien connus de la droit et de la jurisprudence sont susceptibles d’avoir une incidence sur l’éventail des décisions acceptables pouvant se justifier, bien que l’on doive s’abstenir d’importer sans discernement des concepts élaborés dans d’autres contextes : Commission canadienne des droits de la personne, précité. Dans l’affaire Commission canadienne des droits de la personne, l’éventail des options dont disposait le tribunal administratif en réponse à une plainte de discrimination en matière de droits de la personne était limité par la jurisprudence existante sur les lois antidiscriminatoires.

[96]      Il ressort de la loi et de la jurisprudence que le concept des « motifs raisonnables de soupçonner » n’équivaut pas à celui des « motifs raisonnables et probables », une norme plus exigeante qui est bien définie et qui est fort concrète dans notre droit. La norme des « motifs raisonnables de soupçonner » est une norme moins exigeante et plus souple qui appelle l’exercice du jugement en cernant des « possibilités » et non des « probabilités ». Parmi les exemples que l’on trouve dans la loi et la jurisprudence, mentionnons l’obligation de fournir sur place un échantillon d’haleine (voir le paragraphe 254(2) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46), les inspections prévues à l’alinéa 99(1)f) de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1 (voir R. c. Jacques, [1996] 3 R.C.S. 312), et les détentions aux fins d’enquête (Mann, précité).

[97]      Bien que les suppositions, les conjectures ou les intuitions fantaisistes ne répondent pas à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner », l’« ensemble des circonstances » et les inférences qu’on peut en tirer, y compris les renseignements fournis par d’autres personnes, les circonstances apparentes et les liens qu’entretiennent des personnes sont susceptibles d’y répondre. Pour satisfaire à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner », il n’est pas nécessaire de présenter des éléments de preuve fiables et vérifiables établissant un lien entre une personne et un incident — c’est‑à‑dire le genre de preuve nécessaire pour pouvoir obtenir une condamnation ou même un mandat de perquisition. Voir, p. ex., les arrêts Mann, précité; R. c. Kang-Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652. Il suffit qu’il existe des « faits objectivement discernables » : Mann, précité, au paragraphe 43.

[98]      Ces règles légales et cette jurisprudence portant sur les « motifs raisonnables de soupçonner » permettent au ministre de fonder sa décision sur un éventail de renseignements beaucoup plus large que ceux dont on peut tenir compte lorsqu’on applique la norme des « motifs raisonnables et probables ».

[99]      Tout bien considéré, je conclus que le ministre disposait d’un éventail assez large d’options acceptables pouvant se justifier. Je conclus en outre que les faits énoncés aux paragraphes 33, 36 à 38, 44, 50 à 52 et 54 à 56, précités, militaient dans le sens de la conclusion du ministre suivant laquelle il existait des motifs raisonnables de soupçonner que M. Farwaha s’était livré aux actes visés aux alinéas 509b) et c), de sorte qu’il posait un risque pour la sûreté du transport maritime.

[100]   Une autre façon d’apprécier si la décision est raisonnable – le « trait distinctif du caractère raisonnable », pour ainsi dire — consiste à rechercher si la décision s’accorde avec les objectifs de la disposition autorisant la décision ainsi qu’avec ceux de l’ensemble de la loi : voir l’arrêt Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, aux paragraphes 42 et 47. J’ai déjà analysé les objectifs du Règlement, aux paragraphes 12 à 19, ci-dessus.

[101]   La décision du ministre concorde avec les objectifs en question. Le ministre avait des raisons de soupçonner de façon raisonnable que M. Farwaha avait des liens avec les Hells Angels et avec d’autres personnes impliquées dans des activités criminelles et que M. Farwaha avait été impliqué dans d’autres incidents criminels, y compris des incidents comportant des actes de violence et des menaces de violence. Le ministre disposait de motifs lui permettant de soupçonner de façon raisonnable que M. Farwaha risquait d’être suborné afin de commettre des actes susceptibles de poser un risque pour la sûreté du transport maritime. Ces questions sont visées aux alinéas 509b) et c) et soulèvent le type même de préoccupations en matière de sécurité que la Loi est censée viser.

[102]   La décision de la Cour fédérale a eu pour effet la remise en question des conclusions de fait tirées par le ministre en l’obligeant à s’en tenir à des normes de preuve beaucoup plus exigeantes que celles imposées par l’article pertinent. Les arguments de M. Farwaha allaient dans le même sens. En agissant ainsi, la Cour fédérale n’a pas fait preuve d’une retenue suffisante envers la décision du ministre selon les normes législatives régissant la décision en question.

[103]   La Cour fédérale et M. Farwaha ont également fait grief au ministre de ne pas avoir tenu compte de tous les éléments dont il disposait et, en particulier, des observations finales du 30 mars 2011 que lui avait présentées M. Farwaha. La question de savoir si le ministre a suffisamment motivé sa décision est une autre considération étroitement liée à ce facteur.

[104]   À mon avis, le ministre a suffisamment motivé sa décision. Les motifs de sa décision se retrouvent dans sa lettre de décision, ainsi que dans le dossier sur lequel il s’est fondé pour prendre sa décision. Les motifs de la décision du ministre ressortent de l’examen du présent dossier, et nous avons déjà procédé en grande partie à cet examen. Il est également de jurisprudence constante qu’il n’est pas nécessaire pour le ministre de reprendre dans ses motifs chacun des arguments et observations qui lui ont été présentés. J’ai déjà fait observer que toutes les lettres contenant les éléments de preuve et les arguments présentés par M. Farwaha se trouvaient dans le dossier du ministre et qu’il a déclaré qu’il avait examiné les pièces versées au dossier : voir paragraphe 59, ci-dessus. Je tiens à ajouter que les observations du 30 mars 2011 de M. Farwaha dont le ministre est accusé de ne pas avoir tenu compte n’ajoutaient rien de nouveau aux renseignements que M. Farwaha avait déjà produits : voir le paragraphe 58, ci-dessus.

[105]   Dans l’ensemble, la décision du ministre est transparente, intelligible et justifiée, et elle s’appuie sur le dossier dont le ministre disposait. Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 48; voir également Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.

[106]   Par les motifs que j’ai exposés, je conclus que la décision du ministre était raisonnable.

            3)         Sur le plan procédural

[107]   La Cour fédérale a conclu que M. Farwaha pouvait légitimement s’attendre à ce qu’un bureau spécial connu sous le nom de Bureau de réexamen intervienne et donne au ministre des avis indépendants de ceux donnés par les conseillers personnels du ministre. Comme cela n’a pas été fait, M. Farwaha affirme qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale.

[108]   À l’appui de cette conclusion, la Cour fédérale s’est fondée sur des renseignements publiés sur un site Web au sujet du mode de fonctionnement du processus de réexamen du ministre. Dans ce site Web, il était expliqué que le Bureau de réexamen constituait « une solution à court terme relativement au processus de réexamen ».

[109]   À mon avis, on ne saurait qualifier de « claire, nette et explicite » la promesse qui a été faite, contrairement à ce qui est exigé pour que la doctrine procédurale des attentes légitimes joue : Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, au paragraphe 68; Agraira, précité. Le site Internet précisait bien que ce processus, qui était relativement nouveau, était en pleine évolution. Le bureau constituait « une solution à court terme ». Il n’y avait aucune garantie.

[110]   Le Règlement s’accompagnait toutefois d’un Résumé de l’étude d’impact de la réglementation long et détaillé : Gazette du Canada, partie II, vol. 140, no 23 [15 novembre 2006], aux pages 1742 à 1757. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation portait spécifiquement et de façon détaillée sur le Bureau de réexamen et en décrivait le rôle et les fonctions. Cet organisme devait être « entièrement indépendant », devait être assisté par des « conseillers indépendants » chargés d’étudier les demandes de réexamen et de soumettre « une recommandation au ministre, afin de confirmer ou de réexaminer la décision originale du dossier » à l’issue de l’examen de la demande (à la page 1754).

[111]   Ces extraits doivent être interprétés à la lumière du contexte ayant conduit à l’adoption du Règlement. Comme la Cour l’a fait observer à l’occasion du Renvoi relatif au Règlement dans le transport maritime, précité, l’introduction des habilitations de sécurité dans les ports canadiens était fort controversée et avait fait l’objet de vifs controverses et avait été contestée par de nombreuses organisations syndicales représentant les employés visés, ce qui avait donné lieu à des conflits de travail et des contestations devant les tribunaux. Vus dans ce contexte, les mots employés dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation doivent être assimilés à une promesse « claire, nette et explicite » au sens de la jurisprudence précitée, et, partant, comme une promesse donnant lieu à la théorie des attentes légitimes. Dans ces conditions, le ministre doit respecter sa promesse.

[112]   Cela étant dit, je n’ai décelé en l’espèce aucun manquement à l’équité procédurale qui justifierait l’annulation de la décision du ministre, et ce, pour deux raisons.

[113]   En premier lieu, il est vrai que M. Farwaha s’est vu donner l’assurance à un certain moment que le Bureau de réexamen interviendrait : voir la note au dossier du 20 juillet 2009 (dossier d’appel, page 157). Toutefois, dans des lettres ultérieures, les fonctionnaires du ministre ont clarifié la question. Ainsi, par lettre datée du 24 décembre 2010, le ministre a informé M. Farwaha que le comité d’examen du programme — et non le Bureau de réexamen — procéderait au réexamen. Dans sa réponse du 11 janvier 2011, M. Farwaha a soulevé des questions quant à la compétence du comité d’examen du programme d’intervenir. Par lettre datée du 11 mars 2011, les fonctionnaires du ministre ont clarifié le rôle du comité d’examen du programme et du Bureau de réexamen. À la lecture de la lettre du 11 mars 2011, M. Farwaha aurait dû comprendre que le Bureau n’allait pas intervenir comme on le lui avait déjà dit ni de la manière envisagée par le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation. Dans ces conditions, la lettre du 11 mars 2011 commandait une réponse. Mais aucune réponse n’a été donnée : dans les observations finales qu’il a formulées dans sa lettre du 30 mars 2011, M. Farwaha n’est pas revenu sur la question. Il faut en conclure qu’à tout le moins à compter du 30 mars 2011, M. Farwaha ne s’inquiétait plus de la façon dont le Bureau de réexamen interviendrait dans le dossier. Si tant est que l’absence d’intervention du Bureau de réexamen constitue un vice procédural, M. Farwaha a renoncé à invoquer ce vice il et ne peut plus le soulever dans le cadre d’une procédure en contrôle judiciaire : voir, p. ex., Telus Communications Inc. c. Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2005 CAF 262, aux paragraphes 43 à 49; Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 R.C.F. 377, au paragraphe 66.

[114]   En second lieu, le Bureau de réexamen est effectivement intervenu en qualité d’organisme indépendant à une certaine étape du processus, et le ministre a eu l’avantage de prendre connaissance des vues du Bureau avant de prendre sa décision définitive, comme le démontre la séquence des événements. Le 4 août 2009, M. Farwaha a présenté sa demande de réexamen de la décision du ministre d’annuler son habilitation de sécurité. Le Bureau de réexamen a — pour reprendre les mots du résumé de l’étude d’impact de la réglementation — « procédé à l’étude » de la demande de réexamen et s’est prononcé sur l’opportunité de faire « une recommandation au ministre, afin de confirmer ou de réexaminer la décision originale au dossier ». Le Bureau a remis au ministre un rapport lui recommandant le réexamen de sa décision d’annuler l’habilitation de sécurité de M. Farwaha. Suivant le Bureau, les renseignements que la GRC avait produits au ministre n’étaient pas « fiables et vérifiables » parce qu’ils n’étaient [traduction] « nullement corroborés ou étayés ». Ayant en mains le rapport du Bureau, le ministre a alors procédé à son propre examen de l’affaire.

[115]   Dans le cadre de ce processus, les fonctionnaires du ministre ont fait un suivi auprès des autorités policières pour obtenir des renseignements complémentaires. Bien que ces renseignements complémentaires aient été communiqués à M. Farwaha pour qu’il les examine et formule ses observations, ils n’ont pas été transmis au Bureau de réexamen : voir le dossier d’appel, aux pages 73 et 123. Ils ont plutôt été envoyés pour examen et recommandation à un comité ministériel interne connu sous le nom de Comité d’examen du programme. Le ministre avait le droit de consulter ce comité : paragraphe 517(5) du Règlement. Le Comité d’examen du programme a recommandé au ministre d’annuler l’habilitation de sécurité de M. Farwaha. Le ministre a retenu cette recommandation et, pour ce faire, le ministre a effectivement tenu compte du rapport du Bureau malgré le fait que l’auteur de ce rapport n’avait pas examiné les renseignements complémentaires qui avaient été produits. Le rapport avait été versé au dossier du ministre qui avait été produit en réponse à la demande présentée en vertu de la règle 317 des Règles : voir le dossier d’appel, aux pages 97 à 100 et voir le paragraphe 59, ci-dessus.

[116]   M. Farwaha fait également grief au ministre de ne pas avoir eu en mains sa lettre du 30 mars 2011 contenant ses observations finales lorsqu’il a décidé de confirmer l’annulation de son habilitation de sécurité. Ainsi que je l’ai expliqué au paragraphe 59, ci-dessus, il semble que cette lettre se trouvait dans le dossier présenté au ministre. Quoi qu’il en soit, ainsi que je l’ai fait observer au paragraphe 58, ci-dessus, cette lettre n’ajoutait aucun élément de preuve ou observation vraiment nouveaux au dossier que le ministre avait déjà en mains. M. Farwaha se plaint également du fait que les deux lettres de recommandation présentées au ministre ne figurent pas dans les pièces produites en réponse à la demande qu’il avait présentée en vertu de la règle 317 des Règles et que le ministre n’en a donc pas tenu compte. Toutefois, ces lettres ne font que confirmer qu’il est un bon travailleur sans dossier disciplinaire. Enfin, M. Farwaha se plaint du fait qu’une note d’information préparée par le comité d’examen du programme pour le ministre affirmait à tort que M. Farwaha n’avait pas répondu aux éléments complémentaires fournis par la GRC à la fin de 2010 et en 2011 alors qu’il y avait effectivement répondu : voir le dossier d’appel, à la page 65. Toutefois, la réponse donnée par M. Farwaha contenait peu de renseignements si ce n’est des démentis catégoriques comme ceux qu’il avait déjà faits dans ses observations précédentes. Ces éléments se trouvaient également dans les documents produits en réponse à la demande présentée en vertu de la règle 317 des Règles, de sorte qu’elle se trouvait effectivement entre les mains du ministre.

[117]   Si tant est que ces questions aient causé un vice procédural, il ne s’agit pas d’un vice suffisamment important pour appeler l’annulation de la décision du ministre et le renvoi de l’affaire à ce dernier : Mobil Oil Canada Ltd. c. Office CanadaTerre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202. Dans ces conditions, il serait inutile de renvoyer l’affaire au ministre.

[118]   À toutes les étapes du processus, le ministre a donné à M. Farwaha la possibilité de faire valoir son point de vue. Bien qu’il soit tenu de protéger le caractère confidentiel de certains des aspects des dossiers délicats qu’il a entre les mains, le ministre a assuré à M. Farwaha un accès suffisant aux renseignements alors connus pour que ce dernier sache ce qu’on lui reprochait et puisse y répondre de manière pertinente. Dans l’ensemble, le processus suivi était équitable.

            4)         Autres questions

[119]   Dans son mémoire, M. Farwaha soutient que la Cour fédérale aurait dû tenir compte de sa thèse portant que la décision du ministre était contraire aux articles 7 et 11 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte)]. Notre réponse sera brève : la Cour fédérale n’avait pas l’obligation de tenir compte des moyens que tirait de la Charte M. Farwaha étant donné qu’elle a fait droit à sa demande pour d’autres motifs.

[120]   Devant la Cour fédérale, M. Farwaha soutenait que le ministre avait contrevenu aux principes consacrés par l’article 7 et par l’alinéa 11d) de la Charte suivant lesquels l’on est présumé innocent tant que l’on n’a pas été déclaré coupable, en se fondant sur des accusations pénales qui avaient été suspendues ou retirées pour justifier l’annulation de son habilitation de sécurité. De plus, M. Farwaha soutenait que son droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte le protégeait contre [traduction] « toute tension psychologique grave causée par l’État ».

[121]   La décision du ministre ne contrevient nullement au principe suivant lequel l’on est présumé innocent tant que l’on n’a pas été déclaré coupable. Le ministre n’était pas d’avis que M. Farwaha était coupable des actes reprochés dans les accusations criminelles. Le ministre s’est plutôt fondé sur les faits entourant l’incident à l’origine des accusations. Il s’était également fondé sur d’autres faits pour rechercher s’il existait des « motifs raisonnables de soupçonner » que M. Farwaha posait un risque pour la sécurité au port de Vancouver. La conclusion que M. Farwaha ne devait pas se voir accorder l’habilitation de sécurité au port de Vancouver ne peut en aucun cas être assimilée à une déclaration de culpabilité d’un acte criminel dans le cas de M. Farwaha.

[122]   Enfin, en l’espèce, on ne peut inférer des éléments de preuve versés au dossier le degré élevé de stress psychologique nécessaire pour que l’on puisse conclure à une violation du droit à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307. Même si du dossier ressortait une atteinte au droit à la sécurité de la personne, cette atteinte aurait été conforme au principe de justice fondamentale. Les principes de justice fondamentale visent l’équilibre entre les intérêts de l’État et ceux des particuliers : Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571. En l’espèce, en pareil cas, la nécessité de se protéger contre les risques à la sécurité pouvant exister au port de Vancouver doit l’emporter sur le stress psychologique que tout travailleur risque d’y subir.

E.        Décision

[123]   Par les motifs que j’ai exposés, j’accueillerais l’appel et j’annulerais le jugement de la Cour fédérale. Rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire. Sur la question des dépens, M. Farwaha demande qu’il n’y ait pas d’adjudication de dépens compte tenu de la nouveauté et de l’importance des questions en litige dans le présent appel et de la capacité du ministre de supporter les dépens. À mon avis, les questions soulevées dans le présent appel sont semblables à celles examinées dans d’autres appels dans lesquels les dépens ont suivi le sort du principal. Je suis par conséquent d’avis d’adjuger les dépens au ministre tant en appel qu’en première instance.

La juge Trudel, j.c.a. : Je suis d’accord.

***

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[124]   Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concordants) : J’ai récemment pris connaissance de l’ébauche des motifs du juge Stratas. Bien que je sois d’accord avec la solution qu’il propose en l’espèce, j’ai certaines réserves quant aux motifs qu’il a exposés sur deux questions fondamentales.

[125]   Ma première réserve porte sur l’interprétation que mon collègue donne de l’article 509 et des paragraphes 515(5) et 517(4) du Règlement sur la sûreté du transport maritime, DORS/2004‑144 (le Règlement). Suivant l’interprétation de mon collègue, le critère minimal des renseignements « vérifiables et fiables » prévu à l’article 509 ne vaudrait que pour l’octroi d’une habilitation de sécurité, alors qu’un critère moins exigeant jouerait quant à l’annulation de l’habilitation de sécurité en vertu du paragraphe 515(5) et quant au réexamen, en vertu du paragraphe 517(4), de l’annulation ou du refus d’accorder une habilitation de sécurité. Par conséquent, suivant mon collègue, le ministre pourrait annuler une habilitation de sécurité accordée en vertu de l’article 509 du Règlement et refuser de réexaminer cette annulation sans être tenu, dans un cas comme dans l’autre, de fonder sa décision sur des renseignements vérifiables et fiables.

[126]   À mon avis, cette interprétation ne concorde pas avec le libellé et l’objet du Règlement. Elle n’est pas non plus justifiée compte tenu du dossier dont est saisie la Cour dans le présent appel. Elle contredit par ailleurs l’interprétation que le ministre a lui-même faite du Règlement et les observations que le ministre a formulées dans le présent appel. À mon avis, les paragraphes 515(5) et 517(4) obligent de façon précise et non ambiguë le ministre à se fonder sur des renseignements vérifiables et fiables lorsqu’il annule l’habilitation de sécurité et qu’il réexamine cette décision.

[127]   Ma seconde réserve concerne les attentes légitimes de l’intimé suivant lesquelles le Bureau de réexamen, qui est un organe indépendant, interviendrait pendant tout le processus de réexamen prévu à l’article 517 du Règlement qui se solde par la confirmation ou la modification, par le ministre, de sa décision antérieure de refuser d’accorder ou d’annuler une habilitation de sécurité.

[128]   Lorsqu’il a adopté la version actuelle de la partie 5 [articles 501 à 519] du Règlement portant sur les habilitations de sécurité, le gouverneur en conseil s’est engagé de façon claire, nette et explicite à ce qu’un Bureau de réexamen « entièrement indépendant » présente « une recommandation au ministre, afin de confirmer et de réexaminer la décision originale au dossier » : Gazette du Canada, partie II, vol. 140, no 23 (15 novembre 2006), à la page 1754. À mon avis, l’intimé n’a pas renoncé à l’engagement formel pris par le gouvernement du Canada, et Transports Canada n’avait pas le pouvoir d’annuler cet engagement en faisant l’économie de l’intervention du Bureau de réexamen indépendant, au profit, en l’espèce, d’un comité interne d’examen du programme.

[129]   J’examinerai à tour de rôle chacune de ces deux questions.

Première question : Portée des paragraphes 515(5) et 517(4) du Règlement

[130]   Il importe de bien cerner en quoi consiste la décision ministérielle en cause en l’espèce. L’intimé, M. Farwaha, a obtenu l’habilitation de sécurité en vertu de l’article 509 du Règlement. Cette habilitation a par la suite été annulée par le ministre aux termes du paragraphe 515(5). M. Farwaha a demandé le réexamen de cette annulation aux termes du paragraphe 517(4). Le ministre a refusé de réexaminer sa décision d’annuler l’habilitation de sécurité à la suite de la recommandation d’un comité interne d’examen du programme. Il s’agit de la décision attaquée par la demande de contrôle judiciaire qui a été accueillie par le juge Martineau.

[131]   Les dispositions législatives pertinentes sont énoncées à la partie 5 du Règlement, qui comprend les articles 501 à 519. Les aspects de la partie 5 qui nous intéressent aux fins du présent appel peuvent être résumés brièvement comme suit.

[132]   Après avoir reçu une demande d’habilitation de sécurité contenant les renseignements exigés par l’article 506 du Règlement, le ministre doit procéder aux vérifications prévues à l’article 508 en vue de rechercher si le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime. Pour ce faire, le ministre vérifie les antécédents judiciaires du demandeur, consulte les dossiers pertinents des organismes chargés d’assurer le respect des lois, vérifie les fichiers du Service canadien du renseignement de sécurité et, au besoin, les évaluations de sécurité effectuées par le Service, en plus de vérifier le statut d’immigrant et de citoyen du demandeur.

[133]   L’article 509 du Règlement dispose expressément que les renseignements fournis par le demandeur ainsi que ceux obtenus par suite des vérifications exigées à l’article 508 doivent être « vérifiables et fiables » et « suffisants » pour permettre au ministre d’établir, par une évaluation de certains facteurs, dans quelle mesure le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime. Je reproduis ici le paragraphe introductif de l’article 509 :

509. Le ministre peut accorder une habilitation de sécurité si, de l’avis du ministre, les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont vérifiables et fiables et s’ils sont suffisants pour lui permettre d’établir, par une évaluation des facteurs ci-après, dans quelle mesure le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime : […] [Non souligné dans l’original.]

[134]   Parmi les facteurs pertinents dans le cadre du présent appel dont le ministre doit tenir compte aux termes de l’article 509 du Règlement signalons notamment :

A.   la pertinence de toute condamnation criminelle du demandeur par rapport à la sûreté du transport maritime (509a));

B.   l’existence de motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur a participé à des activités visant une utilisation malveillante de l’infrastructure de transport en vue de commettre des crimes ou a été associé à un individu qui est connu pour sa participation à de telles activités (509b)(i) et (v)), ou a été membre d’une organisation criminelle ou à un groupe violent ou a contribué aux activités de ce groupe (509b)(iii) et (iv));

C.   l’existence de motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur est dans une position où il risque d’être suborné afin de commettre un acte ou d’encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime (509c)).

[135]   Le paragraphe 515(1) du Règlement autorise le ministre à suspendre l’habilitation de sécurité lorsqu’il reçoit des renseignements qui pourraient modifier sa première décision. Aux termes du paragraphe 515(4), le ministre peut rétablir l’habilitation de sécurité qu’il a suspendue s’il estime « en application de l’article 509 », que le titulaire ne pose pas de risque pour la sûreté du transport maritime. Voici le texte des paragraphes 515(1) et 515(4) :

515. (1) Le ministre peut suspendre une habilitation de sécurité lorsqu’il reçoit des renseignements qui pourraient modifier sa décision prise en application de l’article 509.

[…]

(4) Le ministre peut rétablir l’habilitation de sécurité s’il établit, en application de l’article 509, que le titulaire de l’habilitation ne pose pas de risque pour la sûreté du transport maritime. [Non souligné dans l’original.]

[136]   De plus, aux termes du paragraphe 515(5) du Règlement, le ministre peut annuler une habilitation de sécurité s’il établit, « en application de l’article 509 », que le titulaire peut poser un risque pour la sûreté du transport maritime. Ce paragraphe dispose :

515. […]

(5) Le ministre peut annuler l’habilitation de sécurité s’il établit, en application de l’article 509, que le titulaire de l’habilitation de sécurité peut poser un risque pour la sûreté du transport maritime ou que l’habilitation n’est plus exigée. Il avise par écrit le titulaire dans le cas d’une annulation. [Non souligné dans l’original.]

[137]   Enfin, en vertu de l’article 517 du Règlement, tout demandeur ou tout titulaire d’une habilitation de sécurité peut demander au ministre de réexaminer sa décision de refuser ou d’annuler une habilitation de sécurité et peut présenter au ministre des observations en ce sens. Le ministre doit ensuite réexaminer la décision « conformément à l’article 509 ». Le paragraphe 517(4) est particulièrement pertinent aux fins du présent appel :

517. […]

(4) Après que des observations ont été présentées ou que la possibilité de le faire a été accordée, le ministre réexamine la décision conformément à l’article 509 et, par la suite, confirme ou modifie la décision. [Non souligné dans l’original.]

[138]   Il ressort à l’évidence de ces dispositions que la décision d’accorder ou de refuser une habilitation de sécurité, celle d’annuler l’habilitation de sécurité et tout réexamen de ces décisions doivent avoir lieu en application de l’article 509 du Règlement ou conformément à cet article.

[139]   L’article 509 énonce clairement les exigences que doivent respecter les renseignements sur lesquels le ministre se fonde pour rendre sa décision : ces renseignements doivent être « vérifiables et fiables et [...] suffisants ». Ces exigences valent aussi pour toute décision d’annuler une habilitation de sécurité en application du paragraphe 515(5) ou de procéder au réexamen en vertu du paragraphe 517(4) du Règlement, étant donné que ces paragraphes exigent de façon précise et non ambiguë que la décision du ministre soit prise « en application de l’article 509 » ou « conformément à l’article 509 ». Le libellé de ces paragraphes n’en exige pas moins.

[140]   Il n’y a aucun doute que l’un des principaux objectifs du Règlement est de dissuader dès le départ les personnes qui posent un risque pour la sécurité de demander une habilitation de sécurité et d’écarter les demandeurs qui posent un risque élevé inacceptable pour la sécurité et qui présentent malgré tout une demande d’habilitation de sécurité. Il convient toutefois davantage, pour atteindre le but visé par le Règlement, de fonder toute décision relative au risque de sécurité sur des renseignements vérifiables et fiables, ce qui assure à la population canadienne et aux personnes visées que les décisions relatives au risque pour la sécurité ne sont pas prises sur la foi de renseignements qui ne sont pas fiables ou en suivant une méthode capricieuse, discriminatoire ou autrement inacceptable. Comme le souligne le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagne les modifications apportées au Règlement portant sur les habilitations de sécurité : « [l]e ministre doit disposer de renseignements vérifiables afin de pouvoir effectuer des vérifications des antécédents pertinentes » : Gazette du Canada, partie II, vol. 140, no 23, à la page 1755.

[141]   Exiger que les renseignements sur lesquels le ministre se fonde pour prendre des décisions en matière de sécurité soient vérifiables et fiables facilite l’acceptation sociale et politique des mesures de sécurité prises à l’égard des employés visés par le règlement, leur syndicat et la population canadienne en général. De plus, ces obligations contribuent à rendre le Règlement lui-même conforme à la Constitution canadienne, aux libertés publiques fondamentales et aux principes de la primauté du droit. D’ailleurs, il se peut fort bien que la validité du système d’habilitation de sécurité instauré par le Règlement dépende du respect de l’obligation imposée au ministre de fonder ses décisions sur les renseignements fiables et de prévoir des mécanismes pour garantir cette fiabilité : Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, 2009 CAF 234, au paragraphe 68.

[142]   Je tiens à ajouter que toute crainte relative à la sécurité des ports canadiens qui se fonde sur l’obligation de faire reposer les décisions en matière d’habilitation de sécurité sur des renseignements vérifiables et fiables n’est pas justifiée. Je relève notamment qu’aux termes du paragraphe 515(1) du Règlement, le ministre peut suspendre en tout temps l’habilitation de sécurité d’une personne dès lors qu’il « reçoit des renseignements qui pourraient modifier sa décision prise en application de l’article 509 ». En pareil cas, il n’est pas nécessaire que les renseignements satisfassent aux exigences de vérifiabilité et de fiabilité.

[143]   Il convient de signaler que, dans le présent appel, le ministre appelant n’a jamais fait valoir ou soutenu que les décisions que le ministre prend en vertu des paragraphes 515(5) et 517(4) n’étaient pas assujetties aux exigences du paragraphe 509, pour ce qui est de l’obligation que les renseignements soient « vérifiables et fiables ». Au contraire, le ministre a reconnu que les renseignements utilisés pour prendre ses décisions en application des paragraphes en question doivent être « vérifiables et fiables ». Il semble qu’il s’agit là de la position retenue depuis longtemps par le ministre : Russo c. Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2011 CF 764, au paragraphe 15. Par conséquent, devant notre Cour, la controverse a plutôt porté sur a) l’étendue du pouvoir discrétionnaire du ministre de déterminer quel type de renseignements sont « vérifiables et fiables » et b) la norme selon laquelle la décision prise par le ministre en ce qui concerne la vérifiabilité et la fiabilité des renseignements doit être contrôlée.

[144]   À cet égard, je retiens dans l’ensemble les observations du ministre suivant lesquelles a) le ministre doit examiner la vérifiabilité et la fiabilité des renseignements qui lui sont présentés, mais b) pour ce faire, il dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour rechercher si les renseignements en question satisfont à ces exigences, et c) l’exercice que le ministre fait de ce pouvoir discrétionnaire est assujetti à la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable. Je conviens également avec le ministre que le juge de première instance a commis une erreur en laissant entendre que les renseignements fournis doivent être prouvés pour pouvoir être considérés comme vérifiables et fiables.

Seconde question : Attente légitime que le Bureau de réexamen indépendant intervienne pendant tout le processus de réexamen

[145]   Comme la Cour l’a fait observer à l’occasion du Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, précité, l’implantation des habilitations de sécurité dans les ports canadiens a été fort controversée et a fait l’objet de vifs débats, en plus d’être contestée par de nombreuses organisations syndicales représentant les employés visés, ce qui avait donné lieu à des conflits de travail et des contestations devant la justice.

[146]   Lorsque la version actuelle de la partie 5 du Règlement portant sur les habilitations de sécurité a été adoptée par le gouverneur en conseil aux termes du décret DORS/2006‑269 [Règlement modifiant le Règlement sur la sûreté du transport maritime] du 2 novembre 2006, elle a été publiée dans la Gazette du Canada avec un Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR). Le REIR portait de façon précise et détaillée sur le Bureau de réexamen. Dans le REIR, le gouvernement canadien a pris des engagements clairs au sujet du rôle du bureau en question. Il convient de reproduire intégralement les extraits du REIR portant sur cette question tels qu’on les retrouve à la page 1754 de la Gazette du Canada, partie II, vol. 140, no 23 :

Le mécanisme de réexamen et le Bureau de réexamen (BRE)

En ce qui a trait au mécanisme de réexamen, on a demandé que les particuliers dont l’habilitation de sécurité serait refusée ou annulée aient le droit d’en appeler au TATC [le Tribunal d’appel des transports du Canada] ou à un organisme ou une entité entièrement indépendants de Transports Canada. Pour que le TATC puisse exercer cette fonction de réexamen, des modifications à plusieurs lois adoptées par le Parlement seraient requises. Ce processus pourrait prendre beaucoup de temps et pourrait être envisagé à l’avenir. Le TATC n’a pas le pouvoir législatif de renverser la décision d’un ministre ou de recommander que le ministre réexamine sa décision. De plus, aucun autre organisme ou aucune agence externe ne possède le pouvoir législatif de renverser la décision d’un ministre ou de recommander que le ministre réexamine sa décision. Le candidat conserve l’option d’interjeter appel en Cour fédérale.

Afin de fournir une revue expéditive de toute décision négative, le Bureau de réexamen a été mis sur pied. Transports Canada établit présentement le BRE à Ottawa sous la direction du sous-ministre adjoint des Services généraux. Il est donc entièrement indépendant du SMA, Sécurité et Sûreté et du décideur original. Le BRE sera administré par un directeur qui embauchera à contrat des conseillers indépendants chargés d’étudier les demandes de réexamen. Lorsque l’examen de la demande sera terminé, le BRE soumettra une recommandation au ministre, afin de confirmer ou de réexaminer la décision originale au dossier. Le Bureau de réexamen est un processus de revue et non un processus d’appel.

On a demandé beaucoup de renseignements au sujet du Bureau de réexamen, du mécanisme de revue indépendant auxquels les particuliers peuvent faire appel en vue d’un réexamen dans les trente jours du refus ou de l’annulation d’une habilitation de sécurité. Plus particulièrement, les intervenants ont demandé si le BRE disposera d’un processus quasi judiciaire comprenant des audiences, appels, arrêtés, témoins, affidavits, preuves, normes de preuve, bureaux régionaux, etc. Le BRE vise à fournir un processus expéditif et économique. La nature ponctuelle du processus a été la clé de la formule envisagée tout au long de l’élaboration.

Demandes de renseignements au sujet du processus de présentation d’une demande au BRE : Le BRE aura bientôt un numéro d’appel 1‑800 et un site Web fournissant des renseignements détaillés au public. De plus, le BRE rendra disponibles, sur les sites de présentation des demandes, des brochures d’information à la disposition des personnes qui présentent une habilitation de sécurité. [Non souligné dans l’original.]

[147]   Je conclus sans hésiter que cet engagement, pris au niveau le plus élevé du gouvernement, constitue une promesse claire, nette et explicite faisait jouer la doctrine des attentes légitimes : Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, aux paragraphes 68 à 70; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 93 à 98. Ainsi que le juge Binnie l’a signalé à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Mavi, précité, aux paragraphes 68 et 69 :

Lorsque dans l’exercice du pouvoir que lui confère la loi, un représentant de l’État fait des affirmations claires, nettes et explicites qui auraient suscité chez un administré des attentes légitimes concernant la tenue d’un processus administratif, l’État peut être lié par ces affirmations si elles sont de nature procédurale et ne vont pas à l’encontre de l’obligation légale du décideur. La preuve que l’intéressé s’est fié aux affirmations n’est pas nécessaire. Voir les arrêts Centre hospitalier Mont‑Sinaï, par. 29‑30; Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, par. 78; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, par. 131. Constitue un manquement à son obligation d’équité l’omission substantielle du décideur de respecter sa parole : Brown et Evans, p. 7‑25 et 7‑26.

En général, on juge suffisamment précise pour les besoins de la théorie de l’attente légitime l’affirmation gouvernementale qui, si elle avait été faite dans le contexte du droit contractuel privé, serait suffisamment claire pour être susceptible d’exécution.

[148]   En l’espèce, le Bureau de réexamen a conclu que la décision du ministre était fondée sur des renseignements qui n’avaient été ni corroborés ni étayés. Par conséquent, le Bureau du réexamen a, le 21 octobre 2010, recommandé au ministre de réexaminer sa décision au motif que les renseignements sur lesquels cette décision était fondée ne pouvaient pas être considérés comme étant vérifiables et fiables.

[149]   À la suite de cette recommandation, les fonctionnaires de Transports Canada ont fait un suivi auprès des autorités policières pour obtenir des renseignements complémentaires concernant la vérifiabilité et la fiabilité des renseignements initiaux. Bien que ces renseignements complémentaires aient été transmis à l’intimé pour qu’il les examine et formule ses observations, ils n’ont pas été transmis au Bureau de réexamen. Ils ont plutôt été envoyés pour examen et recommandation à un comité ministériel interne connu sous le nom de Comité d’examen du programme. Ce comité n’est pas indépendant.

[150]   En l’espèce, l’intimé a, par l’intermédiaire de son avocat, écrit à Transports Canada le 11 janvier 2011 pour remettre expressément en question le rôle joué par le Comité d’examen du programme dans le processus de réexamen. Le directeur du programme de filtrage de sécurité de Transports Canada a répondu le 11 mars 2011 en informant l’avocat de l’intimé que le Bureau de réexamen ne participerait pas à l’examen des nouveaux renseignements et que le Comité d’examen du programme serait plutôt l’organisme qui formulerait une recommandation finale au ministre sur la foi des nouveaux renseignements. Vu cette réponse, l’intimé n’avait d’autre choix que d’épuiser les recours administratifs qui lui étaient ouverts avant de contester, comme il a fini par le faire, l’exclusion du Bureau de réexamen : C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, aux paragraphes 30 à 33 et 39 à 45.

[151]   À mon avis, le gouverneur en conseil a clairement pris l’engagement, dans le REIR, que le processus menant au réexamen de la décision d’annuler une habilitation de sécurité en vertu du paragraphe 517(4) du Règlement donnerait lieu à l’examen des renseignements pertinents par le Bureau de réexamen indépendant composé de conseillers indépendants et qu’à l’issue de cet examen, ce bureau ferait une recommandation au ministre. Le rôle de ce bureau n’est pas banal. Il sert à assurer l’exactitude des renseignements sur lesquels le ministre se fonde pour prendre sa décision et il permet au ministre de tenir compte d’un autre avis indépendant : Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385, au paragraphe 25.

[152]   Malheureusement, cette procédure n’a pas été suivie en l’espèce.

[153]   Par conséquent, les renseignements complémentaires sur lesquels le ministre s’est fondé pour prendre sa décision en vertu du paragraphe 517(4) du Règlement n’ont pas été portés à la connaissance du Bureau de réexamen pour permettre à ce dernier de procéder à l’évaluation et donner ainsi au ministre une nouvelle recommandation à la lumière de ces nouveaux renseignements. Il s’agissait là de toute évidence d’une violation de l’engagement pris par le gouvernement du Canada en ce qui concerne la participation du Bureau de réexamen indépendant dans les décisions prises dans le cadre du mécanisme de réexamen prévu au paragraphe 517(4).

[154]   Bien que j’en sois arrivé à la conclusion que l’exclusion du Bureau de réexamen du processus final de réexamen était irrégulière, je ne suis pas pour autant d’avis de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Vu les renseignements complémentaires fournis au ministre, il serait futile de s’attendre à ce que le Bureau de réexamen recommande de nouveau au ministre de réexaminer sa décision d’annuler l’habilitation de sécurité de l’intimé. Ces renseignements complémentaires sont bien résumés dans les motifs de mon collègue le juge Stratas et il n’est pas nécessaire de les répéter ici. À la lumière de ces nouveaux renseignements, il serait futile en l’espèce de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision : Mobil Oil Canada Ltd. c. Office CanadaTerre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 228 et 229.

[155]   Cela étant dit, il est néanmoins important que la Cour respecte l’engagement du gouvernement du Canada en ce qui concerne la participation du Bureau de réexamen indépendant pour s’assurer que l’équité procédurale soit respectée lors de toute autre décision prise en vertu du paragraphe 517(4) du Règlement. La décision que notre Cour rend en l’espèce ne doit laisser aucune ambiguïté à ce sujet.

[156]   Je suis par conséquent d’avis de trancher l’appel de la manière proposée par le juge Stratas, mais par des motifs différents de ceux qu’il a exposés.

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