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A-541-12

2013 CAF 217

Sa Majesté la Reine du chef de la province de l’Alberta, représentée par le ministre du Développement durable des ressources (appelante)

c.

Alan Toney, Yvonne Toney et Courtenay Toney & Rebecca Toney représentés par leur tuteur à l’instance, Alan Toney (intimés)

et

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, au nom de la Gendarmerie royale du Canada et le navire canadien muni de la licence no AB 1275024 (Défendeurs dans l’action, ne sont pas parties à l’appel)

Répertorié : Toney c. Canada

Cour d’appel fédérale, juges Sharlow, Webb et Near, J.C.A.—Vancouver, 3 juin; Ottawa, 18 septembre 2013.

Droit maritime — Appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance par laquelle la Cour fédérale a conclu, relativement à une question de droit soulevée avant la tenue du procès, qu’elle a compétence en matière personnelle à l’égard de l’appelante dans la présente affaire — L’action découle du décès de la jeune fille et sœur des demandeurs, à la suite d’un accident de bateau en Alberta — Depuis le début de la présente affaire, l’Alberta soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence en matière personnelle à son égard — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a compétence en matière personnelle dans la présente affaire — Le juge Near, J.C.A. (le juge Webb, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : La présente demande relevait du droit maritime; par conséquent, elle relevait de la compétence de la Cour fédérale en vertu de l’art. 22 de la Loi sur les Cours fédérales (la Loi) — Il y a présomption que la Couronne n’est pas liée par la Loi sauf si elle y est désignée de façon expresse, si elle est liée par déduction nécessaire ou si elle a renoncé à son immunité — Le fait que la Couronne soit définie à l’art. 2 de la Loi comme étant « Sa Majesté du chef du Canada » ne cadre pas avec une intention claire de lier les provinces — L’absence de toute indication que le législateur fédéral ait eu l’intention de conférer aux Cours fédérales la compétence en matière personnelle à l’égard des provinces dans les versions antérieures de l’art. 22 de la Loi, qui porte sur la compétence matérielle, va dans le sens de cette opinion — De plus, l’art. 19 de la Loi ne jouait pas et ne conférait pas compétence à la Cour fédérale à l’égard de l’appelante, car les exigences n’ont pas été remplies — En ce qui a trait à la déduction nécessaire, l’objet de la Loi sur les Cours fédérales ne serait pas privé de toute efficacité si l’appelante n’était pas liée en vertu des présentes — Quant à la renonciation, les intimés n’ont pas établi que l’appelante avait renoncé à son immunité du fait de sa conduite passée — Appel accueilli — La juge Sharlow, J.C.A. (dissidente) : Selon les art. 22 et 43 de la Loi, dans leur ensemble et interprétés au regard du contexte, le législateur fédéral voulait conférer à la Cour fédérale une compétence complète et exhaustive sur toutes les demandes introduites en vertu de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, y compris les demandes des intimés à l’encontre de l’appelante — Par conséquent, les provinces sont liées par les art. 22 et 43 de la Loi.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance par laquelle la Cour fédérale a conclu, relativement à une question de droit soulevée avant la tenue du procès, qu’elle a compétence en matière personnelle à l’égard de l’appelante dans la présente affaire. L’action découle du décès de Janessa Toney, âgée de cinq ans, fille et sœur des demandeurs dans l’action à la suite d’un accident de bateau sur le lac Newell, dans le sud de l’Alberta. Il est allégué que la famille Toney (les intimés) et Janessa sont allées faire une promenade en bateau et que le dispositif de direction est tombé en panne. Ils ont appelé au secours et, pendant le sauvetage, le navire de sauvetagedont l’appelante était la propriétaire et assurait l’exploitationa chaviré. Tous les membres de l’équipe de sauvetage et les intimés ont été ramenés sur le rivage, à l’exception de Janessa. Il semble qu’elle soit restée prise sous le navire de sauvetage et qu’elle se soit noyée. Dans leur déclaration, les demandeurs ont énoncé une série d’allégations contre l’appelante, qui, depuis le début de la présente affaire, ont soutenu que la Cour fédérale n’a pas compétence en matière personnelle à son égard.

Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a compétence en matière personnelle à l’égard de l’appelante dans la présente affaire.

Arrêt (la juge Sharlow, J.C.A., dissidente) : l’appel doit être accueilli.

Le juge Near, J.C.A. (le juge Webb, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Il n’a pas été controversé que la demande aux présentes relevait du droit maritime, donc qu’elle relevait de la compétence de la Cour fédérale en vertu de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales (la Loi). Seule était controversée la question de savoir si le législateur fédéral a clairement exprimé son intention de conférer à la Cour fédérale la compétence en matière personnelle à l’égard de l’appelante dans la présente affaire. La doctrine a établi qu’il y a présomption que la Couronne n’est pas liée par la Loi, sauf si elle y est désignée de façon expresse, si elle est liée par déduction nécessaire ou si elle a renoncé à son immunité.

Le fait que la Couronne soit définie à l’article 2 de la Loi comme étant « Sa Majesté du chef du Canada » ne cadrait pas avec une intention claire de lier les provinces. À la lumière d’autres lois qui contiennent des dispositions explicites quant à l’intention de lier les provinces, l’expression « opposant notamment des administrés » de l’article 22 (« as well as otherwise » dans la version anglaise) ne suffisait pas pour exprimer une intention claire du Parlement de lier les provinces. L’absence de toute indication que le législateur fédéral ait eu l’intention de conférer aux Cours fédérales la compétence en matière personnelle à l’égard des provinces dans les versions antérieures de l’article 22 de la Loi va dans le sens de cette opinion. L’article 22 de la Loi porte sur la compétence matérielle et il n’y avait rien dans cet article, ou ailleurs dans la loi qui aurait permis de conclure que le législateur voulait clairement lier la Couronne provinciale au moyen d’une disposition expresse ou par déduction logique.

L’article 19 de la Loi confère compétence à la Cour fédérale à l’égard des Couronnes provinciales pour juger les cas de litige entre les gouvernements si la province en cause a adopté une loi par laquelle elle reconnaît cette compétence. L’appelante a reconnu cette compétence en vertu de l’article 27 de sa Judicature Act. L’article 19 de la Loi ne peut être invoqué lorsqu’un particulier ou une entreprise intente une poursuite à la fois contre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial, mais peut être utilement invoqué si la poursuite est intentée contre le gouvernement fédéral et que ce dernier intente ensuite une procédure de mise en cause contre la Couronne provinciale. Par conséquent, étant donné que la présente poursuite a été intentée par les intimés contre l’appelante et le gouvernement fédéral, l’article 19 de la Loi ne jouait pas et ne conférait pas compétence à la Cour fédérale à l’égard de l’appelante.

Contrairement à ce qu’ont prétendu les intimés, il n’y avait pas d’intention claire de conférer la compétence en matière personnelle lorsque l’article 22 de la Loi était interprété de concert avec les articles 4 et 8 de la Proceedings Against the Crown Act (APACA). L’article 4 de l’APACA confère le droit d’intenter un recours contre la Couronne, tandis que l’article 8 de l’APACA définit le forum et les règles de procédure régissant les instances intentées contre l’appelante conformément à l’APACA. La Cour d’appel de la Saskatchewan a confirmé l’interprétation de l’article 8 selon laquelle l’on doit conclure que le législateur de l’Alberta avait l’intention de n’autoriser les poursuites contre l’appelante que devant une cour de l’Alberta. Le législateur de l’Alberta n’a pas conféré à la Cour fédérale une compétence générale à l’égard de l’appelante, mais lui a plutôt conféré une compétence dans des cas précis, une conclusion appuyée par l’article 27 de la Judicature Act de l’appelante. À la lumière de l’interprétation de l’article 8 de l’APACA retenue par la Cour d’appel de la Saskatchewan et faute de dispositions explicitement contraires dans toute autre loi provinciale, rien ne permettait de conclure que la province de l’Alberta a conféré compétence à la Cour fédérale à l’égard de la province de l’Alberta, sauf dans la mesure prévue à l’article 27 de la Judicature Act de l’appelante.

En ce qui a trait à la déduction nécessaire, on peut conclure qu’il y a une intention de lier la Couronne lorsque l’objet de la loi serait privé de toute efficacité si l’État n’était pas lié ou, en d’autres termes, s’il donnait lieu à une absurdité. Il était impossible de voir comment l’objet de la Loi sur les Cours fédérales — soit l’amélioration de l’application du droit canadien conformément à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 — serait privé de toute efficacité si l’appelante n’était pas liée. Cela s’avérait d’autant plus vrai que les demandeurs ayant intenté l’action sous-jacente n’avaient pas été dépourvus de recours en l’espèce et pouvaient intenter leur action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

Quant à la renonciation, les intimés n’ont pas établi que l’appelante avait renoncé à son immunité du fait de sa conduite passée.

La juge Sharlow, J.C.A. (dissidente) : La compétence de la Cour fédérale en l’espèce dépendait uniquement des lois fédérales. Il fallait déterminer si la demande des intimés était fondée sur la législation fédérale et si cette législation fédérale liait les provinces. Il est clair que les demandes des intimés étaient fondées sur deux lois fédéralesla Loi sur la responsabilité en matière maritime et la Loi sur les Cours fédérales. La portée des mots « dans tous les cas » au paragraphe 43(1) de la Loi sur les Cours fédérales, qui traite en particulier de la compétence personnelle, était suffisamment large pour englober la demande personnelle visant les dommages-intérêts causés par un navire ou son exploitation lorsque celui-ci appartient à une province. À la lumière du contexte légal, c’est le sens que le législateur voulait donner à cette disposition. En conclusion, à la lumière des articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales considérés dans leur ensemble et interprétés au regard du contexte, le législateur fédéral voulait conférer à la Cour fédérale une compétence complète et exhaustive sur toutes les demandes introduites en vertu de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, y compris les demandes des intimés dans la présente affaire à l’encontre de l’appelante. Le critère consacré par l’article 17 de la Loi d’interprétation fédérale étant rempli, les provinces étaient liées par les articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Alberta Treasury Branches Act, R.S.A. 2000, ch. A-37, art. 2(4).

Crown Proceeding Act, R.S.B.C. 1996, ch. 89.

Interpretation Act, R.S.A. 2000, ch. I-8, art. 14, 28 « Sa Majesté ».

Judicature Act, R.S.A. 2000, ch. J-2, art. 27.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 101.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 16, 17.

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10, art. 19, 23.

Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, art. 3, 4 « personne à charge », 5, 6(2), 79(3).

Loi sur la taxe d'accise, S.R.C. 1970, ch. E-13.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2 « Couronne », 17, 19, 20, 22, 23, 43.

Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29, art. 5.

Proceedings Against the Crown Act, R.S.A. 2000, ch. P-25, art. 4, 8.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 R.C.S. 225; Medvid v. Alberta (Health and Wellness), 2012 SKCA 49 (CanLII), 349 D.L.R. (4th) 72.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Trainor Surveys (1974) Limited c. Nouveau-Brunswick, [1990] 2 C.F. 168 (1re inst.); R. c. Eldorado Nucléaire Ltée; R. c. Uranium Canada Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des transports), [1992] 1 R.C.S. 3; Kusugak c. Northern Transportation Co., 2004 CF 1696; L’Association nationale des employés et techniciens en radiodiffusion c. La Reine du chef du Canada, [1980] 1 C.F. 820 (C.A.); Canadian Javelin Ltd. c. La Reine du chef de Terre-Neuve, [1978] 1 C.F. 408 (C.A.); Greeley c. Tami Joan (Le), [1996] A.C.F. no 739 (1re inst.) (QL); Union Oil Co. of Canada Ltd. c. La Reine, [1974] 2 C.F. 452 (1re inst.), conf. par [1976] 1 C.F. 74 (C.A.), conf. par (1976), 16 N.R. 425 (C.S.C.); Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165 (1re inst.), conf. par [1996] A.C.F. no 1242 (C.A.) (QL); R. (T.-N.) et Churchill Falls (Labrador) Corporation Ltée. c. Commission Hydro-Electrique de Québec, [1982] 2 R.C.S. 79; Athabasca Chipewyan First Nation v. British Columbia, 2001 ABCA 112 (CanLII), 281 A.R. 38; Scott Steel Ltd. c. Alarissa (L’), [1996] 2 C.F. 883 (1re inst.); Toney c. Canada, 2011 CF 1440, conf. par 2012 CAF 167.

DÉCISIONS CITÉES :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Manitoba c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2013 CAF 91; Province of Bombay v. Municipal Corporation of Bombay, [1947] A.C. 58 (P.C.); Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199 (C.A.); Avant Inc. c. R., [1986] 2 C.F. 91 (1re inst.); Dableh c. Ontario Hydro, [1990] A.C.F. no 913 (1re inst.) (QL).

DOCTRINE CITÉE

Horsman, Karen et Gareth Morley. Government Liability: Law and Practice, feuilles mobiles. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2007.

APPEL interjeté à l’encontre d’une ordonnance de la Cour fédérale (2012 CF 1412) qui a conclu, relativement à une question de droit soulevée avant la tenue du procès, qu’elle a compétence en matière personnelle à l’égard de l’appelante dans l’action sous-jacente intentée par les intimés. Appel accueilli, la juge Sharlow, J.C.A. étant dissidente.

ONT COMPARU

Marta Burns et Bruce Hughson pour l’appelante.

Darren Williams pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.

Merchant Law Group LLP, Victoria, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Near, J.C.A. : Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta (l’Alberta) interjette appel de l’ordonnance rendue le 3 décembre 2012 (2012 CF 1412) par laquelle une juge de la Cour fédérale a conclu, relativement à une question de droit soulevée avant la tenue du procès, que la Cour fédérale a compétence en matière personnelle à l’égard de l’Alberta dans la présente affaire.

[2]        L’action découle du décès de Janessa Toney, âgée de cinq ans, fille et sœur des demandeurs, à la suite d’un accident de bateau sur le lac Newell, dans le sud de l’Alberta. Il est allégué que la famille Toney est allée faire une promenade en bateau sur le lac Newell le 27 septembre 2008 et que le dispositif de direction est tombé en panne. Ils ont appelé au secours et, pendant le sauvetage, le navire de sauvetage — dont l’Alberta était la propriétaire et assurait l’exploitation — a chaviré. Tous les membres de l’équipe de sauvetage et de la famille Toney ont été ramenés sur le rivage, à l’exception de Janessa. Il semble qu’elle soit restée prise sous le navire de sauvetage et qu’elle se soit noyée.

[3]        Dans leur déclaration, les demandeurs énoncent une série d’allégations contre l’Alberta au paragraphe 63, notamment [traduction] « ne pas avoir relevé et utilisé la méthode, les moyens et le chemin les plus raisonnablement sûrs en vue de rescaper les demandeurs » et [traduction] « avoir surchargé le navire [de sauvetage] compte tenu du vent et des vagues, et l’avoir conduit de telle manière qu’il était probable que le navire prendrait de l’eau ou chavirerait, ce qui en fait est arrivé ».

[4]        Depuis le début de la présente affaire, l’Alberta soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence en matière personnelle à son égard.

I. LES QUESTIONS EN LITIGE

[5]        La seule question à trancher est celle de savoir si la Cour fédérale a compétence en matière personnelle à l’égard de l’Alberta dans la présente affaire. Puisqu’il s’agit d’une question de droit, la décision de la juge est assujettie à la norme de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 8; Trainor Surveys (1974) Limited c. Nouveau‑Brunswick, [1990] 2 C.F. 168 (1re inst.), à la page 175.

II. ANALYSE

A. Principes élémentaires

[6]        Quatre principes élémentaires serviront de cadre à mon analyse. Premièrement, les législateurs fédéral et provinciaux ont « adopté d’une manière non équivoque le principe que l’État jouit à première vue de l’immunité » à l’égard des textes législatifs : R. c. Eldorado Nucléaire Ltée; R. c. Uranium Canada Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551, à la page 558. Sur cette question, la directive de l’assemblée législative de l’Alberta se trouve à l’article 14 de sa Interpretation Act, R.S.A. 2000, ch. I‑8, et régit la façon dont on aborde les lois de l’Alberta :

[traduction]

14 Nul texte législatif de quelque façon que ce soit ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet à l’égard de Sa Majesté ou sur les droits et prérogatives de Sa Majesté, à moins qu’il n’y soit stipulé de façon expresse que Sa Majesté y est soumise. [Non souligné dans l’original.]

« Sa Majesté » est définie à l’article 28 de cette même loi comme étant [traduction] « le souverain du Royaume‑Uni, du Canada et de ses autres royaumes et territoires, et chef du Commonwealth ». Selon la disposition fédérale équivalente, qui se trouve à l’article 17 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21 et qui s’applique aux lois fédérales :

      17. Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives. [Non souligné dans l’original.]

Non-obligation, sauf indication contraire

La définition de « Sa Majesté » est identique à celle de la loi provinciale.

[7]        La Cour suprême du Canada a précisé que le juge ne peut remettre en question le principe fondamental de l’immunité de la Couronne (Eldorado, à la page 558) et a souligné que, compte tenu de la formulation des lois d’interprétation, il faut que le législateur exprime clairement son intention de lier la Couronne — fédérale ou provinciale — pour écarter ce principe : Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 R.C.S. 225 (AGT), aux pages 281 et 282. Il n’est pas nécessaire que cette intention soit exprimée au moyen d’une formule telle que : « La présente loi lie Sa Majesté » [à la page 280], bien qu’une telle disposition s’avérerait sans doute utile. Ainsi qu’il est signalé dans l’arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3 (Oldman River), à la page 53, « une analyse du contexte d’une loi peut révéler une intention de lier la Couronne si cette conclusion s’impose immanquablement par déduction logique » (non souligné dans l’original).

[8]        Deuxièmement, lorsque le Parlement a le pouvoir de légiférer dans un domaine, la Couronne provinciale est liée si le législateur fédéral en décide ainsi : AGT, à la page 275.

[9]        Troisièmement, la Cour fédérale, créée par le législateur fédéral en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.‑U.) [(mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]], tire sa compétence d’un texte de loi. Pour que les Couronnes provinciales puissent faire l’objet d’une poursuite devant la Cour, il faut qu’il existe « une disposition législative permettant d’engager […] des poursuites » : Trainor Surveys, à la page 176.

[10]      Enfin, quatrièmement, la Cour doit avoir compétence à la fois sur l’objet du litige et sur les parties : Kusugak c. Northern Transportation Co., 2004 CF 1696, au paragraphe 42. Il n’est pas controversé que la demande relève du droit maritime, donc qu’elle relève de la compétence de la Cour fédérale en vertu de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7. Seule est controversée la question de savoir si le législateur fédéral a clairement exprimé son intention de conférer à la Cour fédérale la compétence en matière personnelle à l’égard de l’Alberta dans la présente affaire.

B. Le législateur fédéral a‑t‑il clairement exprimé l’intention de lier la province?

[11]      Dans leur traité, Government Liability: Law and Practice, feuilles mobiles (Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2007), Horsman et Morley signalent qu’il y a présomption que la Couronne n’est pas liée, sauf si : i) elle est désignée de façon expresse; ii) elle est liée par déduction nécessaire; ou iii) elle a renoncé à son immunité. Il s’agit de rubriques utiles pour examiner les thèses des parties en l’espèce, tout en gardant à l’esprit la présomption initiale selon laquelle la Couronne n’est pas liée.

i. Désignée de façon expresse

a) L’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales

[12]      Voici la disposition pertinente de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales :

22. (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas — opposant notamment des administrés — où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

Navigation et marine marchande

[13]      Les intimés soutiennent que les mots « opposant notamment des administrés » (« between subject and subject as well as otherwise » dans la version anglaise) confèrent de façon expresse la compétence en matière personnelle à l’égard des Couronnes provinciales. Se fondant principalement sur la jurisprudence L’Association nationale des employés et techniciens en radiodiffusion c. La Reine du chef du Canada, [1980] 1 C.F. 820 (C.A.) ANETR), les intimés soutiennent que les mots « opposant notamment des administrés » (« tant entre sujets qu’autrement », selon la formulation antérieure de la loi) renvoient uniquement aux autorités publiques, ce qui englobe les gouvernements provinciaux et territoriaux : Kusugak, au paragraphe 50.

[14]      À mon avis, la jurisprudence citée par les intimés n’est pas convaincante pour deux motifs : premièrement, l’affaire ANETR se situait entièrement dans un contexte fédéral, sans que soit mise en jeu la différence potentielle entre les ordres de gouvernement. Pour ce qui est de l’affaire Kusugak, la Cour ne s’est pas penchée sur les mots « as well as otherwise » (« notamment » ou « qu’autrement »), mais s’est plutôt concentrée sur le sens des mots « between subject and subject » (« opposant […] des administrés » ou « entre sujets »).

[15]      Deuxièmement, le fait que la Couronne soit définie à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales comme étant « Sa Majesté du chef du Canada » ne cadre pas avec une intention claire de lier les provinces. Dans l’arrêt Canadian Javelin Ltd. c. La Reine du chef de Terre‑Neuve, [1978] 1 C.F. 408 (C.A.), la Cour a fait remarquer, à la page 410, que « lorsque la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2suppl.), ch. 10] prévoit conférer, à la Cour, compétence dans les cas de demandes de redressement contre Sa Majesté, elle le fait (par exemple, à l’article 17(1)) par une référence expresse aux demandes de redressement contre la “Couronne”, définie pour les fins de la Loi sur la Cour fédérale à l’article 2 de ladite loi comme “Sa Majesté du chef du Canada” ». À la lumière d’autres lois qui contiennent des dispositions explicites quant à l’intention de lier les provinces, telles que l’article 5 de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29 (« La présente loi lie Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province »), je ne suis pas convaincu que l’expression « opposant notamment des administrés » (« as well as otherwise » dans la version anglaise) est suffisante pour exprimer une intention claire du Parlement de lier les provinces. Bien qu’une formulation aussi explicite que celle de la Loi sur les espèces en péril ne soit pas strictement nécessaire, l’absence de toute indication que le législateur fédéral ait eu l’intention de conférer aux Cours fédérales la compétence en matière personnelle à l’égard des provinces dans les versions antérieures de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales va dans le sens de mon opinion.

[16]      De plus, cette interprétation concorde avec la jurisprudence portant expressément sur la question de savoir si des dispositions similaires dans la Loi sur les Cours fédérales et ses versions antérieures avaient pour but de lier les provinces. Par exemple, à l’occasion de l’affaire Javelin, la Cour a statué que l’article 23 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10] ne conférait pas compétence à l’égard de Sa Majesté du chef de Terre‑Neuve. L’article 23 de l’ancienne Loi sur la Cour fédérale avait trait aux lettres de change et aux billets à ordre, mais il contenait une formulation similaire à celle de l’article 22 de l’actuelle Loi sur les Cours fédérales. La décision de la Cour découlait de l’article 16 de la Loi d’interprétation fédérale (en vigueur à l’époque), qui disposait que nul texte législatif ne lie Sa Majesté sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue : Javelin, aux pages 409 et 410. La Cour n’a relevé aucune mention ou référence à Sa Majesté.

[17]      À l’occasion de l’affaire Trainor Surveys, la Cour fédérale a retenu le raisonnement consacré par la jurisprudence Javelin selon lequel « il est reconnu en droit que la Couronne ne peut être poursuivie devant un tribunal pour une demande de redressement faite contre Elle sauf dans le cas où le tribunal s’est vu attribuer la compétence statutaire pour connaître des demandes d’une catégorie spécifique formulées contre la Couronne » : Trainor Surveys, à la page 176; Javelin, à la page 409. Même si l’affaire Trainor Surveys portait sur une atteinte au droit d’auteur en vertu de l’article 20 de la Loi sur les Cours fédérales, la formulation en cause était encore une fois similaire à celle examinée en l’espèce. La Cour a conclu que les dispositions générales visant la compétence concurrente ne suffisaient pas pour abroger l’immunité traditionnelle des Couronnes provinciales contre les actions devant la Cour fédérale (aux pages 176 et 177; voir également Greeley c. Tami Joan (Le), [1996] A.C.F. no 739 (1re inst.) (QL), particulièrement le paragraphe 21) :

À mon avis, le simple fait que la Cour fédérale a compétence concurrente avec les tribunaux provinciaux pour connaître d’actions civiles en violation du droit d’auteur ne suffit pas à conférer à la Cour la compétence pour connaître du présent procès intenté contre les Couronnes provinciales et les organismes provinciaux désignés comme défendeurs en l’absence d’une disposition expresse en ce sens, qu’elle se trouve dans la loi fédérale ou dans les lois relatives aux poursuites contre la Couronne de chacune des trois provinces. Je souscris au raisonnement formulé par le juge Collier dans le jugement Avant Inc. c. R., précité, et, pour le paraphraser, je conclus que « pour pouvoir saisir notre Cour d’une action contre la Couronne provinciale, il faut [...] qu’il existe une disposition législative permettant d’engager [...] des poursuites ». Or dans le cas qui nous occupe il n’en existe aucune. Je suis également d’avis que la traditionnelle immunité de la Couronne provinciale et de ses organismes en matière de procès devant la Cour fédérale n’a pas été supprimée en l’espèce par les dispositions générales de la Loi sur la Cour fédérale relatives à la compétence concurrente ratione materiae à l’égard du droit d’auteur, suivant le principe posé dans l’arrêt Union Oil Company c. La Reine, précité. [Non souligné dans l’original.]

[18]      Je suis du même avis en ce qui a trait à l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales : il porte sur la compétence matérielle et je ne relève rien dans cet article, ou ailleurs dans la loi (à part l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales), qui me mène immanquablement à conclure que le législateur voulait clairement lier la Couronne provinciale au moyen d’une disposition expresse ou par déduction logique : voir Manitoba c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2013 CAF 91, au paragraphe 48; Oldman River, aux pages 52 et 53.

b) L’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales

[19]      L’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales confère compétence à la Cour fédérale à l’égard des Couronnes provinciales pour juger les cas de litige entre les gouvernements si la province en cause a adopté une loi par laquelle elle reconnaît cette compétence. L’Alberta a reconnu cette compétence (article 27 de la Judicature Act, R.S.A. 2000, ch. J‑2).

[20]      Dans l’affaire Union Oil Co. of Canada Ltd. c. La Reine, [1974] 2 C.F. 452 (1re inst.), la demanderesse avait vendu du mazout à la province de la Colombie‑Britannique, qui a demandé une exemption de la taxe imposée en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, S.R.C. 1970, ch. E‑13. Le gouvernement fédéral était d’avis que l’exemption ne pouvait jouer. La demanderesse a intenté une poursuite contre le gouvernement fédéral et la province de la Colombie‑Britannique. En rejetant la demande visant la province de la Colombie‑Britannique, le juge Collier a formulé les observations suivantes au sujet de la thèse portant que la Cour fédérale avait compétence à l’égard de la province de la Colombie‑Britannique en raison de l’article 19 de la Loi sur la Cour fédérale (en vigueur à l’époque) [à la page 459] :

Selon moi, l’article ne s’applique pas à cette affaire. Il existe indubitablement un différend ou désaccord entre le Canada et la Colombie‑Britannique quant à savoir si le gas‑oil était exempt de la taxe. En supposant que le différend ou désaccord constitue un « litige », il me semble que la compétence de la Cour fédérale ne peut être invoquée que par le Canada ou par la Province et qu’un simple citoyen ne saurait le faire en introduisant des poursuites judiciaires.

[21]      En rejetant l’appel de l’arrêt Union Oil Co. of Canada Ltd., [1976] 1 C.F. 74, la Cour d’appel fédérale a observé [à la page 75] :

La compétence de la Cour fédérale découle uniquement de la législation et, même si le Parlement du Canada, légiférant dans un domaine relevant de sa compétence, a le pouvoir de conférer à la Cour fédérale la compétence pour connaître des actions intentées contre la Couronne du chef d’une province, nous ne pensons pas que les dispositions législatives citées, ou autres textes législatifs à notre connaissance, autorisent la Cour à connaître d’une procédure relevant d’une action d’un sujet contre la Couronne du chef d’une province.

[22]      La Cour suprême du Canada, par des motifs succincts ((1976), 16 N.R. 425), a également rejeté l’appel de l’entreprise et a souligné [à la page 426] :

[traduction] […] l’appelante n’a réussi à faire valoir aucun motif justifiant la compétence de la Cour fédérale vis‑à‑vis de la Couronne du chef de la province de la Colombie‑Britannique.

[23]      Dans la décision Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165 (1re inst.) (confirmée en appel dans [1996] A.C.F. no 1242 (C.A.) (QL)), les juges ont opéré une distinction par rapport à l’affaire Union Oil et conclu que l’article 19 de la Loi sur la Cour fédérale pouvait jouer lorsque le gouvernement fédéral (visé par une demande) intente une procédure de mise en cause contre une Couronne provinciale. Par conséquent, il me semble que l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales ne peut être invoqué lorsqu’un particulier ou une entreprise intente une poursuite à la fois contre le gouvernement fédéral et un gouvernement provincial, mais peut être utilement invoqué si la poursuite est intentée contre le gouvernement fédéral et que ce dernier intente ensuite une procédure de mise en cause contre la Couronne provinciale.

[24]      Il serait peut‑être essentiel ou souhaitable de traduire à la fois le gouvernement fédéral et la province de l’Alberta devant la Cour fédérale sans devoir d’abord intenter une poursuite contre le gouvernement fédéral et attendre ensuite que ce dernier — s’il en décide ainsi — intente une procédure de mise en cause à l’égard de la province de l’Alberta, mais, comme l’a noté la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire R. du chef de Terre-Neuve c. Commission Hydro‑Électrique de Québec, [1982] 2 R.C.S. 79 [à la page 92] :

C’est avec raison que le juge Collier écrit dans Union Oil Co. of Canada Ltd. v. The Queen in right of Canada (1974), 52 D.L.R. (3d) 388, en note au bas de la p. 393 :

[traduction] Le fait qu’un défendeur ait correctement été cité devant la Cour et qu’une autre partie puisse être un défendeur nécessaire ou souhaitable, ne confère pas pour autant la compétence.

[25]      Par conséquent, étant donné que la présente poursuite a été intentée par la famille Toney contre la province de l’Alberta et le gouvernement fédéral, l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales ne joue pas et ne confère pas compétence à la Cour fédérale à l’égard de la province de l’Alberta.

c) La Proceedings Against the Crown Act de l’Alberta et l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales

[26]      Les intimés soutiennent que, même si l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales ne confère à la Cour fédérale que la compétence matérielle, l’intention claire de conférer la compétence en matière personnelle est manifeste lorsqu’on interprète l’article 22 de concert avec les articles 4 et 8 de la Proceedings Against the Crown Act de l’Alberta, R.S.A. 2000, ch. P‑25 (APACA). Selon les intimés, cela est d’autant plus manifeste lorsqu’on compare ces articles aux dispositions correspondantes des lois sur les instances visant la Couronne des autres provinces, qui précisent devant quels tribunaux il faut introduire une instance contre la Couronne (en général, les cours supérieures de la province en question). Les intimés soutiennent que si le législateur albertain avait eu l’intention de priver les Cours fédérales de toute compétence sur les procédures intentées par des particuliers ou des entreprises contre l’Alberta, il aurait inclus une formulation explicite en ce sens.

[27]      Cette argumentation ne me convainc pas. L’article 4 de l’APACA confère le droit d’intenter un recours contre la Couronne. Il est libellé ainsi :

[traduction]

4 Toute poursuite contre la Couronne qui aurait pu, n’eût été de l’adoption de la présente loi, être engagée avec l’autorisation du lieutenant‑gouverneur, par pétition de droit, peut être engagée de plein droit par voie d’instance contre la Couronne, conformément à la présente loi, sans autorisation du lieutenant‑gouverneur.

[28]      L’article 8 de l’APACA définit le for et les règles de procédure régissant les instances intentées contre l’Alberta conformément à l’APACA. Il est libellé ainsi :

[traduction]

8 Sauf disposition contraire de la présente loi, les instances introduites contre la Couronne devant tout tribunal sont engagées et sont instruites conformément à la loi régissant la pratique de ce tribunal ». [Non souligné dans l’original.]

[29]      En guise de comparaison, la disposition correspondante de la Crown Proceeding Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 89, est libellée ainsi (paragraphe 4(1)) :

[traduction]

4 (1) Sous réserve de la présente Loi, toutes les instances introduites contre le gouvernement devant la Cour suprême doivent être engagées et menées conformément à la Supreme Court Act et, le cas échéant, à la Class Proceedings Act.

[30]      Par l’arrêt Athabasca Chipewyan First Nation v. British Columbia, 2001 ABCA 112 (CanLII), 281 A.R. 38 (Athabasca), la Cour d’appel de l’Alberta a statué que les cours de l’Alberta n’avait aucune compétence à l’égard de la Couronne de la Colombie‑Britannique aux termes du paragraphe 4(1) de la Crown Proceeding Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 89.

[31]      Par l’arrêt Athabasca, la Cour d’appel de l’Alberta a reconnu que la Couronne de la Colombie‑Britannique avait dans une large mesure renoncé à son immunité traditionnelle en matière de responsabilité délictuelle (notamment à l’alinéa 2(c) de la Crown Proceeding Act), mais a conclu que la Couronne de la Colombie‑Britannique avait maintenu une partie de son immunité procédurale en vertu du paragraphe 4(1) (au paragraphe 19) :

[traduction] Deuxièmement, il existe une présomption selon laquelle « le législateur n’a pas l’intention d’introduire dans la loi existante d’autres changements au droit existant que ceux qui sont expressément énoncés dans le libellé de la loi ou qui découlent nécessairement de ce libellé » : P. St. J. Langan, Maxwell on the Interpretation of Statutes, 12e éd. (London : Sweet & Maxwell, 1969), à la page 116. En common law, la règle générale porte que la Couronne ne puisse être poursuivie : Young c. S.S. “Scotia”, [1903] A.C. 501, à la page 505 (P.C., Can.); Canadian Javelin Ltd. c. La Reine (Terre‑Neuve), [1978] 1 C.F. 408, à la page 409 (CAF). Évidemment, la Couronne peut être poursuivie devant une cour lorsqu’une loi confère compétence à cette cour. La Crown Proceeding Act de la C.‑B. ne confère pas compétence de façon expresse à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta à l’égard du gouvernement de la Colombie‑Britannique. Même si cette loi ne confère pas non plus de façon expresse la compétence à l’égard du gouvernement à la Cour suprême de la C.‑B., elle la lui confère de façon implicite en vertu du paragraphe 4(1). Faute d’une disposition plus explicite (telle que celles incluses dans les lois fédérales similaires), vu le principe ci‑dessus, il n’y a pas lieu d’interpréter le paragraphe 4(1) de manière à conférer la compétence à une cour autre que la Cour suprême de la C.‑B. Ainsi, bien que la Colombie‑Britannique ait dans une large mesure renoncé à son immunité de fond en vertu de l’alinéa 2(c), elle n’a renoncé que partiellement à son immunité procédurale aux termes du paragraphe 4(1). [Non souligné dans l’original.]

[32]      Dans l’arrêt Medvid v. Alberta (Health and Wellness), 2012 SKCA 49 (CanLII), 349 D.L.R. (4th) 72, la Cour d’appel de la Saskatchewan a examiné la question de l’interprétation de l’article 8 de l’APACA. La décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan a été rendue le 25 avril 2012, soit plus de quatre mois avant que la requête visée par le présent appel ne fût entendue par la juge Mactavish le 4 septembre 2012. Toutefois, rien n’indique que cette jurisprudence ait été portée à son attention : elle ne figurait pas dans le recueil conjoint de jurisprudence et de doctrine soumis à la Cour. Les avocats des Medvid et de Coreen Hardy devant la Cour d’appel de la Saskatchewan étaient E.F.A. Merchant, c.r., et Nicholas Robinson.

[33]      La Cour d’appel de la Saskatchewan a confirmé l’interprétation de l’article 8 de l’APACA retenue par le juge Dawson et a réitéré cette interprétation au paragraphe 39 :

[traduction] Vu l’article 8 de la Loi de l’Alberta, l’on doit inévitablement conclure que le législateur de l’Alberta avait l’intention de n’autoriser les poursuites contre l’Alberta que devant une cour de l’Alberta. La Proceedings Against the Crown Act de l’Alberta n’ouvre pas la porte à une poursuite contre l’Alberta devant une autre juridiction.

[34]      De plus, l’article 27 de la Judicature Act de l’Alberta appuie la conclusion selon laquelle le législateur de l’Alberta n’a pas conféré à la Cour fédérale une compétence générale à l’égard de l’Alberta, mais lui a plutôt conféré une compétence dans des cas précis :

[traduction]

27 En vertu de la Loi sur la Cour suprême (Canada) et de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale du Canada ou la Cour suprême du Canada seule ont compétence :

a) dans les contentieux opposant le Canada et la province de l’Alberta;

b) dans les contentieux opposant la province de l’Alberta et toute autre province du Canada qui a adopté une loi semblable à celle‑ci;

c) dans les instances où les parties, par leurs actes de procédure, ont soulevé la question de la validité d’une loi du Parlement du Canada ou d’une loi de la Législature de l’Alberta, lorsque, de l’avis d’un juge de la cour dans laquelle ces instances sont en cours, la question est importante; en pareil cas, le juge doit, à la demande des parties, et en l’absence d’une demande peut, s’il le juge opportun, ordonner que l’affaire soit renvoyée à la Cour suprême du Canada pour qu’elle tranche la question.

[35]      À la lumière de l’interprétation de l’article 8 de l’APACA retenue par la Cour d’appel de la Saskatchewan à l’occasion de l’affaire Medvid et faute de dispositions explicitement contraires dans toute autre loi provinciale, rien ne permet de conclure que la province de l’Alberta a conféré compétence à la Cour fédérale à l’égard de la province de l’Alberta, sauf dans la mesure prévue à l’article 27 de la Judicature Act de l’Alberta.

ii. La déduction nécessaire

[36]      Les intimés se fondent sur diverses dispositions qui interdisent les actions réelles contre un navire appartenant à une province — principalement le paragraphe 43(7) de la Loi sur les Cours fédérales et le paragraphe 79(3) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 — pour faire valoir que la seule interprétation logique des interdictions, étant donné qu’en l’absence d’un privilège maritime un droit réel prévu par la loi n’existe pas sans la responsabilité du propriétaire du navire, est que la Cour fédérale a compétence en matière personnelle à l’égard des provinces à titre de propriétaires des navires. Autrement, soutiennent‑ils, ces dispositions seraient dépourvues de sens. La juge de la Cour fédérale a retenu ce raisonnement : voir les motifs, aux paragraphes 41 à 49. Toutefois, ainsi que nous l’avons vu, la Cour fédérale a compétence à l’égard des provinces relativement aux contentieux entre les gouvernements lorsque la province a reconnu cette compétence.

[37]      À l’occasion de l’affaire AGT, la Cour suprême du Canada a reconnu que la doctrine de la déduction nécessaire en common law consacrée par la jurisprudence Province of Bombay v. Municipal Corporation of Bombay, [1947] A.C. 58 (P.C.) est toujours d’actualité avec l’avènement des lois d’interprétation contemporaines. On peut conclure qu’il y a une intention de lier la Couronne « lorsque l’objet de la loi serait “privé […] de toute efficacité” si l’État n’était pas lié ou, en d’autres termes, s’il donnait lieu à une absurdité (par opposition à un simple résultat non souhaité) » : AGT, à la page 281.

[38]      Je ne vois pas comment l’objet de la Loi sur les Cours fédérales — soit améliorer l’application du droit canadien conformément à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 — serait « privé […] de toute efficacité » si l’Alberta n’était pas liée. Cela s’avère d’autant plus vrai que les demandeurs ayant intenté l’action sous‑jacente ne sont pas dépourvus de recours en l’espèce — ils pourraient intenter leur action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

[39]      De plus, je ne vois pas comment l’objet des dispositions visant les actions réelles signalées par les intimés serait « privé […] de toute efficacité » si l’Alberta n’était pas liée. En effet, la juge de la Cour fédérale a affirmé que les dispositions ont pour objet d’empêcher la saisie de navires en service commandé pour le compte de l’État : motifs, au paragraphe 42. À la lumière de la présomption initiale selon laquelle la Couronne dispose d’une immunité contre de telles procédures, en common law et en vertu de diverses lois applicables, il n’est pas évident que cet objet serait « privé […] de toute efficacité » si l’Alberta n’était pas liée.

iii. La renonciation

[40]      Dans leurs observations écrites, les intimés soutiennent que l’Alberta a renoncé à son immunité du fait de sa conduite par le passé. En acquiesçant à la compétence de la Cour fédérale dans l’affaire Scott Steel Ltd. c. Alarissa (L’), [1996] 2 C.F. 883 (1re inst.), soutiennent‑ils, l’Alberta s’est prévalue des avantages de la Loi sur les Cours fédérales et des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et ne peut donc pas refuser le fardeau associé à ces mêmes textes législatifs.

[41]      Toutefois, les faits de l’affaire Scott Steel ne vont pas dans le sens de la thèse des intimés. En fait, c’est la société d’État albertaine Alberta Treasury Branches qui se serait prévalue des avantages de la Loi sur les Cours fédérales et des Règles. En vertu du paragraphe 2(4) de la Alberta Treasury Branches Act, R.S.A. 2000, ch. A‑37, il est clair que la société constituée sous le nom de « Alberta Treasury Branches » doit être assimilée, aux fins de la compétence en matière personnelle, à une partie privée, et non à un représentant de la Couronne du chef de l’Alberta. À mon avis, la jurisprudence Scott Steel n’aide aucunement les intimés à établir que l’Alberta a renoncé de quelque manière que ce soit à son immunité du fait de sa conduite par le passé. En fait, cette décision semble indiquer le contraire, à la lumière du paragraphe 2(4) de la Alberta Treasury Branches Act.

III. CONCLUSION

[42]      Par les motifs exposés ci‑dessus, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance rendue par la Cour fédérale et, rendant le jugement qui aurait dû être rendu, j’accueillerais la demande de l’appelante visant un point de droit : la Cour fédérale n’a pas compétence en l’espèce à l’égard de la Sa Majesté la Reine du chef de l’Alberta.

Le juge Webb, J.C.A. : Je suis d’accord.

***

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[43]      La juge Sharlow, J.C.A. (dissidente) : Je regrette de ne pouvoir souscrire à la décision rendue en l’espèce par mes collègues quant à l’issue du présent appel. Je rejetterais l’appel.

[44]      Il s’agit de la deuxième fois dans la présente affaire que la compétence de la Cour fédérale est contestée par l’Alberta. Le présent appel vise la décision par laquelle la Cour fédérale a rendu une décision défavorable à l’Alberta concernant une question de droit soulevée par cette dernière avant la tenue du procès — à savoir si la Cour fédérale a compétence pour trancher la demande de la famille Toney contre l’Alberta. La demande a été rejetée, et l’Alberta a interjeté appel de cette décision.

[45]      L’Alberta avait auparavant présenté une requête en radiation de la demande de la famille Toney, pour défaut de compétence. Par une décision qui a été confirmée par notre Cour (2012 CAF 167), le juge Harrington a rejeté cette requête [2011 CF 1440]. Il a conclu [au paragraphe 5] que [traduction] « [l]’action relève de la compétence législative fédérale sur la navigation ou la marine marchande. Il existe en effet une loi fédérale à appliquer et l’application de cette loi a été confiée à la Cour conformément à l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales (ITO‑International Terminal Operators Ltd c. Miida Electronics Inc, [1986] 1 R.C.S. 752) ». Il a également conclu que le fait que l’un des défendeurs soit une Couronne provinciale n’était pas pertinent, car il ne s’agissait pas d’une action intentée contre la Couronne en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales.

[46]      J’aurais peut‑être été sensible à l’argument selon lequel la question de la compétence de la Cour fédérale dans la présente affaire a été réglée par le juge Harrington. Toutefois, cet argument n’a pas été soulevé, si bien que je n’en dirai pas plus à ce sujet.

[47]      La thèse de l’Alberta est fondée sur l’immunité de la Couronne en common law, ce qui inclut l’immunité des demandes fondées sur le droit et l’immunité à l’encontre de l’application des lois. La thèse de l’Alberta est que la législation albertaine autorisant les demandes contre la Couronne du chef de l’Alberta n’est pas suffisamment large pour englober les demandes relevant du droit maritime présentées devant la Cour fédérale. À mon avis, cette thèse repose sur la prémisse inexacte selon laquelle la question de la compétence de la Cour fédérale sur les demandes de la famille Toney contre l’Alberta dépend des lois de l’Alberta.

[48]      À mon avis, la compétence de la Cour fédérale en l’espèce dépend uniquement des lois fédérales. Les questions de droit pertinentes sont les suivantes : 1) Est‑ce que la demande de la famille Toney est fondée sur la législation fédérale? 2) Est‑ce que cette législation fédérale lie les provinces? Si la réponse à ces deux questions est affirmative, alors aucune loi de l’Alberta ne peut empêcher la Cour fédérale d’exercer la compétence que lui confèrent les lois.

[49]      En ce qui a trait à la première question, il est clair que les demandes de la famille Toney sont fondées sur deux lois fédérales. Au risque d’une simplification excessive, on peut affirmer que les questions de fond liées à leurs demandes sont régies par la Loi sur la responsabilité en matière maritime, tandis que les questions de procédure sont régies par la Loi sur les Cours fédérales. Pour rendre une décision sur la deuxième question — à savoir si ces lois lient les provinces — il faut se reporter à l’article 17 de la Loi d’interprétation fédérale, qui est libellé ainsi :

17. Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives.

Non-obligation sauf indication contraire

[50]      À l’article 17 de la Loi d’interprétation fédérale, « Sa Majesté » englobe la Couronne du chef du Canada et la Couronne du chef d’une province ou d’un territoire (voir l’arrêt AGT (cité dans les motifs de la majorité), aux pages 270 à 275). Par conséquent, une province dispose d’une immunité à l’égard de l’application d’une loi fédérale « [s]auf indication contraire y figurant ».

[51]      Il y a une abondante jurisprudence se rapportant à l’interprétation de l’article 17 de la Loi d’interprétation fédérale et, en particulier, des mots « [s]auf indication contraire y figurant ». Notre Cour a récemment examiné cette jurisprudence à l’occasion de l’affaire Manitoba c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) (cité dans les motifs de la majorité), qui faisait suite au plus récent arrêt de la Cour suprême du Canada, Oldman River (également cité dans les motifs de la majorité).

[52]      D’après la jurisprudence Oldman River, la Couronne est liée par une loi fédérale si l’un des critères suivants est rempli :

a)    la loi contient une disposition portant que la Couronne est liée;

b)    une analyse contextuelle et téléologique de la loi révèle que le législateur avait clairement l’intention de lier la Couronne;

c)    l’objet de la loi serait privé de toute efficacité si la Couronne n’était pas liée.

[53]      L’objet des demandes de la famille Toney contre l’Alberta relativement au décès de Janessa relève de l’amirauté et du droit maritime, qui fait partie du champ de compétence du législateur fédéral. Cette conclusion n’est pas contreversée et ne saurait être contreversée.

[54]      Nul ne peut non plus contester que la partie 2 [articles 15 à 23] de la Loi sur la responsabilité en matière maritime vise les demandes de la famille Toney contre l’Alberta (voir l’article 5). La Loi sur la responsabilité en matière maritime dispose qu’elle « lie Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province » (voir l’article 3). Par conséquent, l’Alberta ne conteste pas et ne saurait pas contester qu’elle peut être tenue responsable des dommages‑intérêts associés aux réclamations de la famille Toney qui sont établies dans le cadre d’un procès devant un « tribunal compétent » (voir le paragraphe 6(2) et la définition de « personne à charge » à l’article 4 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime). En fait, l’Alberta reconnaît qu’elle serait responsable des dommages‑intérêts réclamés par la famille Toney si les réclamations étaient établies dans le cadre d’un procès devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, qui est le tribunal compétent pour leurs demandes.

[55]      La thèse de l’Alberta porte essentiellement que les demandes de la famille Toney contre l’Alberta ne peuvent être instruites devant la Cour fédérale parce que l’Alberta n’est pas liée par les dispositions de la Loi sur les Cours fédérales (articles 22 et 43), par lesquelles le Parlement a conféré compétence à la Cour fédérale sur les demandes fondées sur la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Par conséquent, la question clé est de savoir si — selon le texte de l’article 17 de la Loi d’interprétation fédérale — il y a une « indication contraire » dans la Loi sur les Cours fédérales qui reflète une intention de la part du Parlement de lier les provinces aux articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales.

[56]      La famille Toney, comme la plupart des demandeurs dans les affaires d’amirauté et de droit maritime, a la possibilité de choisir le for. La compétence de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta est inhérente. La compétence de la Cour fédérale est établie par la loi. Elle découle du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales, libellé comme suit :

22. (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas — opposant notamment des administrés — où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

Navigation et marine marchande

[57]      La Cour a statué que les mots « tant entre sujets qu’autrement » (« as well between subject and subject as otherwise ») dans la version précédente de l’article 23 de la Loi sur les Cours fédérales (reformulée comme suit dans la version française actuelle de l’article 23 : « opposant notamment des administrés ») sont suffisamment larges pour faire renvoi à une action à l’encontre d’une autorité publique (arrêt ANETR, cité dans les motifs de la majorité, aux pages 824 et 825). Je retiens cette doctrine et je ne vois aucun motif de lui attribuer un autre sens à l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales. Je conclus qu’une formulation similaire à l’article 22, interprétée littéralement, est suffisamment large pour inclure une demande dirigée contre une province. La question de savoir si l’interprétation littérale est la bonne dépend d’une interprétation contextuelle et téléologique du reste de l’article 22 et de la disposition connexe, l’article 43.

[58]      Le paragraphe 22(2) de la Loi sur les Cours fédérales dresse une longue liste des types de demandes qui sont visés par le paragraphe 22(1). Il est clair que les demandes de la famille Toney sont visées par cette liste, plus précisément par les alinéas 22(2)d) et g) :

22. […]

Compétence maritime

(2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants :

[…]

d) une demande d’indemnisation pour décès, dommages corporels ou matériels causés par un navire, notamment par collision;

[…]

g) une demande d’indemnisation pour décès ou lésions corporelles survenus dans le cadre de l’exploitation d’un navire, notamment par suite d’un vice de construction dans celui‑ci ou son équipement ou par la faute ou la négligence des propriétaires ou des affréteurs du navire ou des personnes qui en disposent, ou de son capitaine ou de son équipage, ou de quiconque engageant la responsabilité d’une de ces personnes par une faute ou négligence commise dans la manœuvre du navire, le transport et le transbordement de personnes ou de marchandises;

[59]      L’étendue de la compétence de la Cour fédérale en vertu de l’article 22 concernant les demandes de dommages‑intérêts liées à des navires et leur exploitation est illustrée au paragraphe 22(3), libellé ainsi :

22. […]

Étendue de la competence

(3) Il est entendu que la compétence conférée à la Cour fédérale par le présent article s’étend :

a) à tous les navires, canadiens ou non, quel que soit le lieu de résidence ou le domicile des propriétaires;

[…]

c) à toutes les demandes, que les faits y donnant lieu se soient produits en haute mer ou dans les eaux canadiennes ou ailleurs et que ces eaux soient naturellement ou artificiellement navigables, et notamment, dans le cas de sauvetage, aux demandes relatives aux cargaisons ou épaves trouvées sur les rives de ces eaux […]

[60]      Il n’a pas été avancé que, pour reprendre les termes du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales, il y a eu « attribution expresse contraire de cette compétence » en ce qui a trait à certains éléments des demandes de la famille Toney ou aux moyens de défense présentés par l’Alberta. Par conséquent, cette exception à la portée du paragraphe 22(1) ne joue pas en l’espèce.

[61]      L’article 43 de la Loi sur les Cours fédérales précise les circonstances dans lesquelles la Cour fédérale peut exercer sa compétence en matière personnelle en vertu de l’article 22 (c’est‑à‑dire, à l’égard d’une personne, comme le propriétaire ou l’exploitant d’un navire), et les circonstances dans lesquelles elle peut exercer sa compétence en matière réelle en vertu de l’article 22 (c’est‑à‑dire, à l’égard d’un navire). Comme l’a signalé le juge Harrington, en vertu du paragraphe 43(3) de la Loi sur les Cours fédérales, la famille Toney ne peut pas intenter d’action réelle devant la Cour fédérale à l’encontre du navire de sauvetage parce que ce dernier n’appartenait pas à la même personne au moment du fait générateur et au moment où l’action a été intentée. Voici le libellé du paragraphe 43(3) :

43. […]

Exception

(3) Malgré le paragraphe (2), elle ne peut exercer la compétence en matière réelle prévue à l’article 22, dans le cas des demandes visées aux alinéas 22(2) e), f), g), h), i), k), m), n), p) ou r), que si, au moment où l’action est intentée, le véritable propriétaire du navire, de l’aéronef ou des autres biens en cause est le même qu’au moment du fait générateur.

[62]      Le juge Harrington a également conclu que la famille Toney peut intenter une action devant la Cour fédérale contre la partie qui était le propriétaire et l’exploitant du navire de secours au moment du fait générateur — l’Alberta. En vertu du paragraphe 43(1) de la Loi sur les Cours fédérales, leur demande personnelle à l’encontre de l’Alberta est littéralement dans la portée de la compétence conférée à la Cour fédérale par l’article 22 :

43. […]

Compétence en matière personnelle

(1)  Sous réserve du paragraphe (4), la Cour fédérale peut, aux termes de l’article 22, avoir compétence en matière personnelle dans tous les cas. [Non souligné dans l`original.]

[63]      Le paragraphe 43(1) est assujetti au paragraphe 43(4), qui ne joue pas en l’espèce, mais que je reproduis ici par souci d’exhaustivité. Il est libellé ainsi :

43. […]

Action personnelle

(4) Pour qu’une action personnelle puisse être intentée au Canada relativement à une collision entre navires, il faut :

a) soit que le défendeur ait une résidence ou un établissement commercial au Canada;

b)   soit que le fait générateur soit survenu dans les eaux canadiennes;

c)   soit que les parties aient convenu de la compétence de la Cour fédérale.

[64]      La portée des mots « dans tous les cas » au paragraphe 43(1) de la Loi sur les Cours fédérales est suffisamment large pour englober la demande personnelle visant les dommages‑intérêts causés par un navire ou son exploitation lorsque celui‑ci appartient à une province. À mon avis, à la lumière du contexte légal, c’est le sens que le législateur voulait donner à cette disposition. Je tire cette conclusion parce que les demandes d’indemnisation en matière maritime à l’encontre d’une province sont expressément prévues à l’article 43, à l’alinéa 43(7)b).

[65]      Selon l’alinéa 43(7)b), il ne peut être intenté d’action réelle devant la Cour fédérale à l’encontre d’un navire possédé ou exploité par le Canada ou une province lorsque ce navire est en service commandé pour le compte de l’État. En général, en l’absence d’un privilège maritime, il n’existe pas de droit réel prévu par loi en l’absence d’une responsabilité personnelle du propriétaire du navire (Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199 (C.A.), à la page 216). Par conséquent, l’interdiction établie à l’alinéa 43(7)b) d’intenter une action réelle à l’encontre d’un navire possédé ou exploité par une province est dépourvue de sens si la Cour fédérale n’a aucune compétence en matière personnelle à l’encontre d’un navire appartenant à une province.

[66]      Je conclus, à la lumière des articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales considérés dans leur ensemble et interprétés au regard du contexte, que le législateur fédéral voulait conférer à la Cour fédérale une compétence complète et exhaustive sur toutes les demandes introduites en vertu de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, y compris les demandes de la famille Toney dans la présente affaire à l’encontre de l’Alberta. Le critère consacré par l’article 17 de la Loi d’interprétation fédérale est rempli (plus précisément le deuxième volet de ce critère, exposé dans l’arrêt Oldman River) et, par conséquent, les provinces sont liées par les articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales.

[67]      À mon avis, cette conclusion n’est pas incompatible avec la jurisprudence citée par l’Alberta dans son argumentation. Aucune de ces jurisprudences n’avait trait à une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Loi sur la responsabilité en matière maritime, ou à une demande relevant des articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales ou d’un cadre législatif similaire. De plus, je constate qu’aucune de ces jurisprudences ne mentionne l’interprétation contextuelle ou téléologique de l’article 17 de la Loi d’interprétation fédérale exigée par la jurisprudence Oldman River et la jurisprudence sur laquelle elle est fondée.

[68]      L’une des principales décisions citées par l’Alberta est la décision Union Oil (citée dans les motifs de la majorité). L’affaire Union Oil avait trait à une demande dirigée contre le Canada et la Colombie‑Britannique présentée par une société en vue d’obtenir le remboursement des taxes fédérales qu’elle avait payées au gouvernement fédéral relativement au carburant diesel vendu à la province. La société soutenait qu’elle aurait dû avoir droit à une exemption. Elle a aussi fait valoir que sa demande dirigée contre la Colombie‑Britannique était fondée sur le droit maritime, mais cette thèse a été rejetée. Par conséquent, la compétence de la Cour fédérale ne pouvait découler que de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales. Cet article confère à la Cour fédérale une compétence générale « dans les cas de demande de réparation contre la Couronne ». Toutefois, l’article 17 vise uniquement les demandes dirigées contre le Canada en raison de la définition restrictive de la « Couronne » dans la Loi sur les Cours fédérales. Par conséquent, la thèse selon laquelle la Cour fédérale avait compétence à l’égard de la Colombie‑Britannique relativement à la demande de remboursement présentée par la société était dépourvue de fondement légal.

[69]      À l’occasion de l’affaire Javelin (cité dans les motifs de la majorité), notre Cour a statué que la Cour fédérale n’a pas compétence pour instruire les demandes dirigées contre une province relevant d’un des domaines énumérés à l’article 23 de la Loi sur les Cours fédérales : les lettres de change et billets à ordre lorsque la Couronne est partie aux procédures; l’aéronautique; et les ouvrages reliant une province à une autre ou s’étendant au‑delà des limites d’une province. En vertu de l’article 23, la Cour fédérale a compétence relativement à de telles demandes « opposant notamment des administrés ». Je signale que le sens de ces mots ne faisait pas partie des questions examinées à l’occasion de l’affaire Javelin, contrairement à l’arrêt ANETR (cité dans les motifs de la majorité), rendu deux ans plus tard. On ne sait pas avec certitude si l’arrêt Javelin aurait retenu la même solution après l’arrêt ANETR.

[70]      La Cour fédérale a également conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire une demande dirigée contre une province pour contrefaçon de brevet ou violation du droit d’auteur (Avant Inc. c. R., [1986] 2 C.F. 91 (1re inst.); Trainor Surveys (décision citée dans les motifs de la majorité) et Dableh c. Ontario Hydro, [1990] A.C.F. no 913 (1re inst.) (QL)). La compétence de la Cour fédérale dans de telles affaires est régie par le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, qui ne contient pas l’expression « opposant notamment des administrés » ou un texte analogue.

[71]      Il y a une affaire portant sur une demande d’indemnisation en matière maritime où l’action personnelle contre une province a été rejetée pour défaut de compétence : Greeley c. Tami Joan (Le) (décision citée dans les motifs de la majorité). Dans cette affaire, qui n’a pas fait l’objet d’un appel, la province du Nouveau‑Brunswick, la créancière hypothécaire du navire en cause, a été supprimée à titre de défenderesse in personam relativement à la demande d’indemnisation en matière maritime déposée par le locataire du navire pour saisie injustifiée, mais elle est demeurée défenderesse in rem en raison de l’hypothèque. Par des motifs qui ne sont pas entièrement clairs, la question de la compétence de la Cour fédérale sur la demande personnelle contre la province a été tranchée sur la base de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, au lieu des articles 22 et 43, et ni le paragraphe 43(1) ni l’alinéa 43(7)b) n’ont été mentionnés.

[72]      Par ces motifs, je conclus que la Cour fédérale a compétence pour trancher les demandes de la famille Toney contre l’Alberta.

[73]      J’ajoute que j’aurais probablement tiré la même conclusion sur la base de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, qui est libellé ainsi :

19. Lorsqu’une loi d’une province reconnaît sa compétence en l’espèce, — qu’elle y soit désignée sous le nom de Cour fédérale, Cour fédérale du Canada ou Cour de l’Échiquier du Canada — la Cour fédérale est compétente pour juger les cas de litige entre le Canada et cette province ou entre cette province et une ou plusieurs autres provinces ayant adopté une loi semblable.

Différends entre gouvernements

[74]      L’article 27 de la Judicature Act de l’Alberta satisfait aux conditions de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales. Voici les dispositions pertinentes de cet article :

[traduction]

27 En vertu de la Loi sur la Cour suprême (Canada) et de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale du Canada ou la Cour suprême du Canada seule ont compétence :

a) dans les litiges opposant le Canada et la province de l’Alberta; […]

[75]      L’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales vise l’action en dommages‑intérêts contre la Couronne fédérale et une province relativement aux mêmes faits, si l’une ou l’autre d’entre elles devait introduire une demande reconventionnelle ou une procédure de mise en cause contre l’autre. Par exemple, si la famille Toney avait initialement fait valoir sa demande contre le Canada uniquement, et que le Canada avait mis en cause l’Alberta, l’affaire dans son ensemble aurait relevé de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales (voir la décision Bande de Fairford, citée dans les motifs de la majorité).

[76]      En l’espèce, la famille Toney a introduit ses demandes devant la Cour fédérale dirigées contre le Canada et l’Alberta simultanément. Par la suite, le Canada et l’Alberta ont chacun de leur côté présenté une demande à l’encontre de l’autre, devant la Cour fédérale, en vue d’obtenir une contribution et une indemnité. La demande de contribution et d’indemnité présentée par le Canada contre l’Alberta donne lieu à un litige entre le Canada et l’Alberta auquel doit s’appliquer l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, et il doit en être de même pour ce qui est de la demande de contribution et d’indemnité de l’Alberta contre le Canada. En raison de l’article 19, l’existence de l’une ou l’autre de ces demandes de contribution et d’indemnité empêche l’Alberta de contester la compétence de la Cour fédérale dans la présente affaire.

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