T-1288-10
2014 CF 849
Le Commissaire aux langues officielles du Canada et Dr Karim Amellal (demandeurs)
c.
CBC/Radio-Canada (défenderesse)
Répertorié : Canada (Langues officielles) c. CBC/Radio-Canada
Cour fédérale, juge Martineau — Ottawa, 19 et 20 juin et 8 septembre 2014.
Langues officielles — Demande pour lever l’ordonnance de suspension des procédures décrétée provisoirement et de tenir une audition au mérite sur les questions en suspens, soit celles de la violation de la Loi sur les langues officielles (LLO) — Des francophones de l’Ontario se sont plaints au commissaire aux langues officielles (commissaire) et au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de l’impact négatif des compressions budgétaires effectuées par la défenderesse — Le commissaire voulait une déclaration selon laquelle il avait compétence pour enquêter sur ces plaintes, et que la défenderesse était assujettie à la LLO et avait contrevenu à l’art. 41 de la LLO — Les compétences du commissaire, de la Cour et du CRTC étaient disputées — Les procédures ont été suspendues provisoirement — La Cour considérait que le CRTC constituait un forum approprié, et qu’il était mieux placé pour trancher le fond du litige — Il s’agissait de savoir s’il y avait lieu de rendre un jugement final sur les questions d’application de la LLO et de la Loi sur la radiodiffusion (LR), et s’il était opportun de lever la suspension et de reprendre les procédures — La Cour s’est prononcée de façon finale — La défenderesse est assujettie à la LLO — La raison d’être du radiodiffuseur national public et sa composante linguistique sont indissociables — Les obligations linguistiques de la défenderesse sont fondamentales — La défenderesse doit favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) — La LLO a préséance sur la LR — Les obligations linguistiques ne sont pas abolies par la LR — L’art. 41(2) de la LLO impose une obligation légale aux institutions fédérales — Le CRTC ne réglemente pas exclusivement les obligations linguistiques de la défenderesse — Le modèle des compétences concurrentes concilie les questions linguistiques avec les activités de radiodiffusion de la défenderesse — La protection des CLOSM doit être examinée et décidée indépendamment des organismes spécialisés comme le CRTC — Demande accueillie en partie.
Compétence de la Cour fédérale — Demande pour lever l’ordonnance de suspension des procédures décrétée provisoirement et tenir une audition au mérite sur les questions en suspens — Des francophones de l’Ontario se sont plaints au commissaire aux langues officielles (commissaire) et au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de l’impact négatif des compressions budgétaires de la défenderesse — Le commissaire voulait une déclaration selon laquelle il avait compétence pour enquêter sur ces plaintes, et que la défenderesse était assujettie à la Loi sur les langues officielles (LLO) et avait contrevenu à l’art. 41 de la LLO — Les compétences du commissaire, de la Cour et du CRTC étaient disputées — Les procédures ont été suspendues provisoirement — La Cour considérait que le CRTC constituait un forum approprié, et qu’il était mieux placé pour trancher le fond du litige — Il s’agissait de savoir s’il y avait lieu de rendre un jugement final sur les questions de compétence — Le commissaire a la compétence d’enquêter sur les plaintes déposées à l’encontre de la défenderesse en vertu de la LLO — Il n’est pas toléré qu’un agent de Sa Majesté invoque une immunité quelconque — La LR n’empêche pas l’application de la LLO — Certaines questions politiques sont justiciables afin de protéger les droits des minorités linguistiques — Le CRTC est le forum privilégié pour débattre de l’impact des compressions budgétaires entre autres — La doctrine du forum (non) conveniens peut prévenir les décisions contradictoires — Le CRTC est mieux placé que la Cour fédérale pour apprécier la qualité des moyens mis en œuvre par la défenderesse pour s’acquitter de son mandat — Le CRTC peut tenir compte des objectifs de l’art. 41 de la LLO.
Radiodiffusion — Demande pour lever l’ordonnance de suspension des procédures décrétée provisoirement et de tenir une audition au mérite sur les questions en suspens — Des francophones de l’Ontario se sont plaints au commissaire aux langues officielles (commissaire) et au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de l’impact négatif des compressions budgétaires effectuées par la défenderesse — Le commissaire voulait une déclaration selon laquelle il avait compétence pour enquêter sur ces plaintes, et que la défenderesse était assujettie à la Loi sur les langues officielles (LLO) et avait contrevenu à l’art. 41 de la LLO — Il s’agissait de savoir s’il y avait lieu de rendre un jugement final sur les questions d’application de la Loi sur la radiodiffusion (LR) — Le CRTC règlemente les activités de radiodiffusion de la défenderesse — La LLO a préséance sur la LR — Les obligations linguistiques ne sont pas abolies par la LR — L’art. 41(2) de la LLO impose une obligation légale aux institutions fédérales — Le CRTC ne réglemente pas exclusivement les obligations linguistiques de la défenderesse.
Pratique — Suspension d’instance — Demande pour lever l’ordonnance de suspension des procédures décrétée provisoirement et de tenir une audition au mérite sur les questions en suspens — Des francophones de l’Ontario se sont plaints au commissaire aux langues officielles (commissaire) et au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de l’impact négatif des compressions budgétaires effectuées par la défenderesse — Les procédures ont été suspendues provisoirement — La Cour considérait que le CRTC constituait un forum approprié, et qu’il était mieux placé pour trancher le fond du litige — Il s’agissait de savoir s’il était opportun de lever la suspension et de reprendre les procédures — Il n’était pas dans l’intérêt de la justice de lever la suspension des procédures — La doctrine de la préclusion s’appliquait en l’espèce — Le CRTC a considéré les préoccupations des francophones — Il a désavoué les compressions budgétaires — La Cour n’enquête pas sur tout manquement allégué de prendre des mesures positives.
Il s’agissait d’une demande pour lever l’ordonnance de suspension des procédures décrétée provisoirement et de tenir une audition au mérite sur les questions en suspens, soit celles de la violation de la Loi sur les langues officielles (la LLO).
Des francophones de l’Ontario s’étaient plaints au commissaire aux langues officielles (le commissaire) et au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de l’impact négatif de la diminution du contenu local de la programmation de la station de radio francophone CBEF 540 de Windsor (CBEF Windsor) résultant des compressions budgétaires par la défenderesse. En instituant le présent recours, le commissaire voulait obtenir une déclaration selon laquelle la défenderesse était assujettie à la LLO, le commissaire avait compétence pour enquêter sur les plaintes dénonçant les compressions budgétaires, et la défenderesse avait contrevenu à l’article 41 de la LLO parce qu’elle n’avait pas pris de mesures positives pour favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et appuyer leur développement. L’exclusivité des compétences attribuées au commissaire, à la Cour et au CRTC était disputée par les parties. Étant d’opinion que la défenderesse est assujettie à la LLO dans toutes ses activités et ayant opté pour le modèle de compétence concurrente, la Cour a ordonné que les procédures soient suspendues provisoirement de façon à permettre au CRTC de rendre sa décision à l’égard des demandes de renouvellement de licences de la défenderesse. La Cour considérait que le CRTC constituait un forum approprié, et qu’il était mieux placé pour trancher le fond du litige et accorder aux demandeurs une réparation appropriée, le cas échéant. Entre-temps, le CRTC a renouvelé les licences de radiodiffusion des services de programmation de la défenderesse, incluant CBEF Windsor. La défenderesse a par la suite enjoint la Cour, entre autres, de rendre un jugement final concluant que la Loi sur la radiodiffusion (LR) s’applique aux activités de radiodiffusion de la défenderesse et que le CRTC a compétence exclusive pour statuer sur toute plainte du commissaire et des membres d’une communauté de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) à l’effet que la défenderesse ne respecte pas ses obligations linguistiques.
Il s’agissait de savoir s’il y avait lieu de rendre un jugement final sur les questions d’application de la loi et de compétence qui ont été traitées dans la décision interlocutoire, et s’il était opportun de lever la suspension et de reprendre les procédures.
Jugement : la demande doit être accueillie en partie.
La Cour s’est prononcée de façon finale sur les questions de compétence et d’application de la LLO et de la LR. La défenderesse est assujettie à la LLO. La réglementation des activités de radiodiffusion de la défenderesse tombe, en vertu de la LR, dans l’aire de compétence du CRTC. L’aspect composite des activités de radiodiffusion ne doit pas faire perdre de vue la raison d’être du radiodiffuseur national public et sa composante linguistique indissociable. Les obligations linguistiques de la défenderesse, notamment en matière de CLOSM, constituent un enjeu fondamental pour le Canada et la survie de la Fédération. La défenderesse a l’obligation de prendre des mesures positives pour favoriser l’épanouissement et appuyer le développement des CLOSM en vertu de la partie VII de la Loi. En ce qui a trait aux obligations linguistiques propres à la défenderesse, la LLO a préséance sur la LR et toute décision ou ordonnance du CRTC. L’obligation de prendre des mesures positives et de ne pas nuire au développement des minorités linguistiques n’est pas abolie par la LR. Le paragraphe 41(2) impose une obligation légale aux institutions fédérales, qui est susceptible d’être sanctionnée aujourd’hui par les tribunaux. Le fait que la LR soit compatible avec la Constitution, la LLO et le principe constitutionnel de protection des minorités n’a pas pour effet de conférer au CRTC une compétence exclusive à l’égard de la réglementation des obligations linguistiques qui incombent en vertu de la Loi à la défenderesse. En raison des chevauchements possibles de compétences découlant de la LLO et de la LR, la meilleure façon de concilier les questions linguistiques avec les activités de radiodiffusion de la défenderesse, c’est d’adopter le modèle des compétences concurrentes qui a été proposé dans la décision interlocutoire. Il faut donc que les questions de protection des CLOSM puissent être examinées et décidées indépendamment du mandat de régulation que le législateur a pu conférer à un organisme spécialisé comme le CRTC.
Le commissaire a la compétence d’enquêter sur les plaintes déposées à l’encontre de la défenderesse en vertu de la LLO, notamment la partie VII et en particulier au sujet des impacts négatifs sur la CLOSM qu ont pu avoir les compressions budgétaires. La Constitution, la LLO et le principe constitutionnel de protection des minorités ne tolèrent pas qu’un agent de Sa Majesté invoque une immunité quelconque. L’existence d’un cadre réglementaire particulier en vertu de la LR n’empêche pas l’application de la LLO, ni le contrôle général qu’exercent le commissaire et la Cour fédérale en ce qui a trait au respect des obligations linguistiques découlant de la Loi ou de la Constitution. La justiciabilité de certaines questions politiques est un mal consubstantiel à la défense de la démocratie, voire à la protection des droits des minorités linguistiques.
Le CRTC constitue en vertu de la LR le forum privilégié pour débattre, entre autres, de l’impact des compressions budgétaires à l’égard de la programmation, pour statuer sur la question de la réduction de la programmation régionale ou locale diffusée à l’antenne de CBEF Windsor, et pour forcer la reprise de la diffusion d’émissions supprimées par la défenderesse. Dans le « modèle de compétence concurrente », la doctrine du forum (non) conveniens peut s’avérer utile pour prévenir les risques de décisions contradictoires. La fonction première du CRTC est éminemment « politique » et ce dernier est mieux placé que la Cour fédérale pour apprécier la qualité des moyens mis en œuvre par la défenderesse pour s’acquitter de son mandat. Il n’y a aucun conflit actuel entre la LR et la LLO. Rien n’empêche, d’un point de vue juridique et politique, le CRTC de tenir compte, en pratique, des objectifs de l’article 41 de la LLO lorsqu’il rend une décision pouvant avoir un impact sur une CLOSM.
À la lumière des développements survenus depuis la décision interlocutoire de la Cour, il n’était pas dans l’intérêt de la justice de lever la suspension des procédures. Le CRTC a statué de façon appropriée sur le fond du litige, Les conditions d’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient réunies en l’espèce. Il n’était pas approprié que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire. Il était évident que le CRTC a pris en considération les préoccupations des francophones desservis par CBEF Windsor et celles des CLOSM en général dans le renouvellement des licences de la défenderesse. Le CRTC a indiqué avoir tenu compte des obligations de la défenderesse en matière de langues officielles et de CLOSM et d’avoir pris des mesures positives à leur égard. Même si le CRTC ne s’est pas formellement prononcé dans sa décision sur la question de savoir si la défenderesse a manqué, durant la dernière période de licence, à toute obligation positive de consultation et d’analyse d’impact de sa décision, il est clair, qu’en imposant pour la première fois à la défenderesse une obligation générale de consultation et de rapport périodiques aux CLOSM, et en prescrivant un minimum d’heures de programmation locale dans les stations de radio francophones hors Québec, le CRTC a désavoué les compressions budgétaires dans les régions qui ont été dénoncées par les intervenants. Le pouvoir de la Cour, à l’article 77 de la LLO, en est essentiellement un de « réparation ». La Cour n’est pas là pour enquêter en première ligne sur tout manquement allégué d’une institution fédérale à son obligation de prendre des mesures positives.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.
Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.
Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, art. 3, 5(1), 7, 8, 12, 18, 19, 23, 24, 25, 28.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.
Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 25, 41, 56, 61, 62, 77, 78, 82.
Loi sur les services en français, L.R.O. 1990, ch. F.32.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), 2004 CSC 39, [2004] 2 R.C.S. 185; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125.
décisions examinées :
Société Radio-Canada — Renouvellement de licences (28 mai 2013), Décision de radiodiffusion CRTC 2013-263 et Ordonnances de radiodiffusion CRTC 2013-264 et 2013-265; CBC/Radio-Canada c. Le commissaire aux langues officielles du Canada et al (31 juillet 2012), 12-A-33 (C.A.F.); Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 CanLII 21164, 56 R.J.O. (3e) 577 (C.A.); R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704; Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence canadienne de l’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773; Vlug c. Société Radio-Canada, 2000 CanLII 5591 (T.C.D.P.); Quigley c. Canada (Chambre des communes), 2002 CFPI 645, [2003] 1 C.F. 132; Québec (Procureur général) c. Québec (Tribunal des droits de la personne), 2004 CSC 40, [2004] 2 R.C.S. 223; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422 ; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Norton c. Via Rail Canada Inc., 2005 CAF 205.
décisions citées :
Charette c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 785; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Société Radio-Canada (31 août 2001), Décision CRTC 2001-529.
DOCTRINE CITÉE
Bureau de la concurrence. Bulletin 2001 : Interface entre le Bureau de la concurrence et le CRTC, en ligne : <http ://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/01598.html>.
Commissariat aux langues officielles. Rapport sur les plans et les priorités de 2010-2011, en ligne : <https ://www.tbs-sct.gc.ca/rpp/2010-2011/inst/col/col-fra.pdf>.
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes. Rapport à la gouverneure en conseil sur les services de radiodiffusion de langues française et anglaise dans les communautés francophones et anglophones en situation minoritaire au Canada, 30 mars 2009, en ligne : <http ://www.crtc.gc.ca/fra/BACKGRND/language/ol0903-lo0903.pdf>.
Rapport du Comité sénatorial permanent des langues officielles. Les obligations linguistiques de CBC/Radio-Canada : Les communautés veulent se voir et s’entendre d’un océan à l’autre!, avril 2014, en ligne : <http ://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/412/oLoisurleslanguesofficielles/rep/rep03apr14-f.pdf>.
DEMANDE pour lever l’ordonnance de suspension des procédures décrétée provisoirement (2012 CF 650, [2014] 1 R.C.F. 142) et de tenir une audition au mérite sur les questions en suspens, soit celles de la violation de la Loi sur les langues officielles. Demande accueillie en partie.
ONT COMPARU
Pascale Giguère et Kevin Shaar pour le demandeur le commissaire aux langues officielles du Canada.
Sean T. McGee et Marie-Pierre Théoret-Pilon pour le demandeur Dr Karim Amellal.
Guy J. Pratte et Nadia Effendi pour la défenderesse.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Direction des affaires juridiques, Commissariat aux langues officielles du Canada, Ottawa, pour le demandeur le commissaire aux langues officielles du Canada.
Nelligan O’Brien Payne s.r.l., Ottawa, pour le demandeur Dr Karim Amellal.
Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L., Ottawa, pour la défenderesse.
Voici les motifs du jugement et le jugement rendus en français par
[1] Le juge Martineau : Le présent jugement fait suite à la suspension des procédures qui a été décrétée provisoirement par la Cour le 29 mai 2012 : Canada (Commissaire aux langues officielles) c. CBC/Radio-Canada, 2012 CF 650, [2014] 1 R.C.F. 142 (décision interlocutoire).
[2] Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour, deux questions se posent aujourd’hui :
1. Y a-t-il lieu de rendre un jugement final sur les questions d’application de la loi et de compétence qui sont traitées dans la décision interlocutoire?
2. Est-il opportun de lever la suspension et de reprendre les procédures à la lumière des développements survenus depuis la décision interlocutoire?
[3] Pour les motifs qui suivent, la Cour a décidé de rendre un jugement final sur les questions d’application de la loi et de compétence traitées dans la décision interlocutoire. Estimant par contre qu’il n’est pas opportun, à la lumière des développements survenus depuis la décision interlocutoire, de lever la suspension et de reprendre les procédures, la Cour prononce la suspension permanente des procédures.
Toile de fond
[4] Les faits à l’origine du présent recours institué en 2010 par le commissaire aux langues officielles du Canada (commissaire) en vertu de la partie X [articles 76 à 81] de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 (LLO) ont déjà fait l’objet d’un examen minutieux dans la décision interlocutoire. Pour les fins des présentes, je ne reprendrai que certains éléments généraux.
[5] En 2009, la Société Radio-Canada/Canadian Broadcasting Corporation (Société) procède à d’importantes coupures budgétaires à travers le pays. Dans le cas qui nous occupe ici, des francophones de la région du Sud-Ouest de l’Ontario, incluant le docteur Karim Amellal, se plaignent, tant au commissaire qu’au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), de l’impact négatif de la diminution du contenu local de la programmation de la station de radio CBEF 540 de Windsor (CBEF Windsor), la seule station de radio de langue française dans le Sud-Ouest de l’Ontario. Mais l’enjeu ne s’arrête pas à CBEF Windsor. Des milliers d’auditeurs et téléspectateurs du radiodiffuseur public national, partout au pays, posent la même question : où s’en va la Société? En particulier, du côté des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM), on se sent menacé, car chaque nouvelle vague de compressions de la Société — celles de 2009 ne sont pas les premières ni les dernières — laisse un goût amer. Pour plusieurs, c’est un désengagement inacceptable de la part d’une institution fédérale ayant acquis au fil des années une réputation emblématique du point de vue de la promotion de la dualité linguistique et du développement des groupes linguistiques de langue officielle.
[6] C’est que, à son corps dépendant, la Société doit réduire ses dépenses d’opération suite à un manque à gagner de 171 millions de dollars pour le seul exercice financier 2009-2010. La Société adopte alors un Plan de redressement qui éliminera, à terme, quelque 800 postes, dont 336 employés dans les services français. Entre autres, CBEF Windsor perd 7 de ses 10 employés et les 3 émissions qui étaient encore produites localement. Le résultat net dans le Sud-Ouest de l’Ontario : une diminution du contenu local ou régional de la programmation, passant approximativement de 36,5 heures (avant les compressions) à quelque 5 heures par semaine en juillet 2009. C’est bien peu, trop peu pour des milliers d’auditeurs fidèles qui se mobilisent pour sauver la station locale et créent le Comité SOS CBEF.
[7] Tandis que le CRTC tarde à agir et que la Cour supérieure de l’Ontario se déclare incompétente en la matière, le commissaire entreprend une enquête en vertu de l’article 56 de la LLO. Mais le commissaire se heurte à un mur. La Société lui refuse toute collaboration à ce chapitre : elle estime n’avoir aucun compte à rendre au commissaire, ni aucune obligation linguistique en vertu de la LLO pour ce qui est de ses activités de programmation qui sont déjà réglementées par le CRTC. Qu’à cela ne tienne, dans son rapport final, le commissaire constate que la Société n’a pas préalablement tenu de consultations et n’a procédé à aucune analyse d’impact de sa décision. Les effets pernicieux des coupures pour le développement de la petite communauté francophone de Windsor sont vivement dénoncés par le commissaire. Le commissaire conclut en l’espèce qu’il y a eu manquement au paragraphe 41(2) de la LLO, qui oblige les institutions fédérales à prendre des « mesures positives » pour favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et appuyer leur développement. Le commissaire presse la Société d’agir et de réviser sa décision. La Société fait la sourde oreille. En 2010, le commissaire institue le présent recours.
[8] En bref, par son avis de demande modifié, le commissaire recherche de la Cour diverses déclarations en vertu de l’article 77 de la LLO — et de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (LCF), si nécessaire — à l’effet que : la défenderesse est assujettie à la LLO, notamment à la partie VII [articles 41 à 45]; le commissaire avait compétence pour enquêter sur les plaintes dénonçant les compressions budgétaires; la défenderesse a contrevenu à l’article 41 de la LLO; elle doit réviser sa décision concernant CBEF Windsor et prendre les moyens nécessaires pour pallier l’impact négatif des compressions budgétaires sur la CLOSM du Sud-Ouest de l’Ontario. De son côté, le docteur Amellal, à titre de réparation additionnelle, recherche une injonction permanente obligeant la défenderesse à revenir au nombre antérieur d’heures de production locale et régionale, à défaut de reprendre la diffusion des émissions antérieurement diffusées à l’antenne de CBEF Windsor qui ont été supprimées suite aux compressions budgétaires.
[9] À l’hiver 2012, la Cour accepte d’entendre la requête en rejet sommaire du présent recours formulée par la défenderesse. De part et d’autre, les parties disputent l’exclusivité des compétences attribuées au commissaire et à la Cour fédérale d’une part, et au CRTC, d’autre part. Bien qu’elle admette être assujettie à la LLO au niveau de ses activités « hors programmation », la défenderesse fait alors valoir que ses services de programmation — radio et télévision — sont assujettis à la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11 (LR), alors qu’en vertu des articles 3, 12, 18, 19, 23 à 25 de la LR, le CRTC a compétence exclusive en la matière. De leur côté, les demandeurs s’opposent à la requête en rejet et font alors valoir qu’il n’y a aucun conflit entre la LR et la LLO, que le commissaire a compétence exclusive en vertu de l’article 56 de la LLO pour enquêter sur toute violation à la LLO, tandis que la Cour fédérale a compétence exclusive en vertu de l’article 77 de la LLO pour accorder la réparation qu’elle estime convenable et juste dans le cas de tout manquement à l’obligation énoncée au paragraphe 41(2) de la LLO.
[10] Le 29 mai 2012, étant alors d’opinion que la Société est assujettie à la LLO dans toutes ses activités et ayant opté pour le modèle de compétence concurrente, la Cour ordonne que les procédures dans le présent dossier soient suspendues provisoirement. Les motifs pour lesquels la Cour décide d’exercer ainsi sa discrétion judiciaire tiennent principalement au fait que la Cour considère, à ce stade, que le CRTC constitue un forum approprié, et qu’il « est mieux placé que la Cour fédérale pour trancher le fond du litige et accorder aux demandeurs une réparation appropriée, le cas échéant » (décision interlocutoire, paragraphe 92).
[11] Aux paragraphes 99 à 103 de sa décision interlocutoire, la Cour note :
Compte tenu du climat dʼincertitude qui règne actuellement et du souhait de la Cour dʼéviter des frais supplémentaires ou inutiles aux parties en les forçant à poursuivre des procédures judiciaires longues et coûteuses dont le résultat final sera toujours incertain, et plutôt que de rejeter aujourdʼhui sommairement le présent recours judiciaire, dans lʼexercice de ma discrétion judiciaire, il mʼapparaît plus juste et équitable dʼordonner la suspension des procédures dans ce dossier, tout en préservant les droits des parties.
Comme le soulignait Mme la juge Abella de la Cour suprême du Canada (qui parlait également aux noms des juges LeBel, Deschamps, Charron et Rothstein) dans lʼarrêt Colombie-Britannique (Workersʼ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422 (Figliola), au paragraphe 1 :
Quiconque est partie à un litige souhaite que les questions juridiques en cause soient tranchées le plus équitablement et rapidement possible par un décideur faisant autorité et, par souci d’équité, veut lʼassurance que la décision rendue sera définitive et exécutoire, exception faite du droit dʼen demander le contrôle judiciaire ou dʼinterjeter appel. Personne ne sʼattend à ce que les mêmes questions soient réexaminées devant un autre forum à la demande dʼune partie déboutée cherchant à obtenir un résultat différent. Il y a cependant des cas où la justice impose de reprendre le litige. [Non souligné dans lʼoriginal.]
Rappelons simplement que les décisions et ordonnances finales du CRTC sont susceptibles dʼappel, sur une question de droit ou de compétence, devant la Cour dʼappel fédérale — cʼest-à-dire sur permission (paragraphe 31(2) de la LR), de sorte que la « justesse » de la décision que rendra éventuellement le CRTC quant au fond « ne saurait servir dʼappât pour dʼautres tribunaux administratifs exerçant une compétence concurrente » (Figliola, précité, au paragraphe 38).
Bien que la Cour fédérale ne soit pas un « tribunal administratif », cʼest néanmoins le « tribunal » désigné par le Parlement pour entendre une plainte en vertu de la partie X de la LLO. Or, aucune décision nʼa encore été rendue par le CRTC. Prudence oblige, il est donc préférable de réserver compétence dans lʼintérim.
Aussi, lʼintérêt de la justice exige ici quʼune ordonnance de suspension des procédures soit rendue par la Cour en vertu du paragraphe 50(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 46] de la LCF, le temps que le CRTC se prononce, dans le cadre du processus de renouvellement des licences de la Société, sur toute plainte ou intervention relativement à la réduction des heures de programmation locale et/ou régionale diffusée à lʼantenne de CBEF Windsor.
[12] Par son ordonnance du 29 mai 2012, la Cour suspend du même coup la poursuite des interrogatoires des représentants de la défenderesse et ajourne sine die l’audition au mérite du présent recours — qui était prévue à partir du 15 octobre 2012. La Cour prescrit qu’une fois que le CRTC aura rendu sa décision à l’égard des demandes de renouvellement de licences de la Société, toute partie aux présentes pourra demander à la Cour de prolonger ou de mettre fin à la suspension des procédures, de reprendre l’étude du dossier ou de rejeter le présent recours, compte tenu des lois en vigueur et de tout principe de droit applicable en l’espèce.
[13] Entre-temps, les audiences publiques concernant le renouvellement des licences de la Société débutent en novembre 2012. Y participent activement : le commissaire, le docteur Amellal, des membres de la CLOSM du Sud-Ouest de l’Ontario, des associations de défense des droits des francophones et le comité SOS CBEF Windsor. Le 28 mai 2013, le CRTC rend sa décision finale renouvelant les licences de radiodiffusion des services de programmation de la Société pour une période de cinq ans, du 1er septembre 2013 au 31 août 2018, incluant CBEF Windsor et ses émetteurs : décision de radiodiffusion CRTC 2013-263 et ordonnances de radiodiffusion CRTC 2013-264 et 2013-265 [Société Radio-Canada – Renouvellement de licences] (décision de 2013 du CRTC). Il n’y a aucune demande de contrôle judiciaire ou appel devant la Cour d’appel fédérale à l’encontre de la décision de 2013 du CRTC.
Demandes respectives de rejet sommaire et de reprise des procédures
[14] Le temps probatoire qui a été offert aux parties pour régler leur différend et mettre volontairement un terme à ces procédures est expiré. En août 2013, suite à une conférence de gestion d’instance, la Cour a invité les parties à soumettre des représentations écrites concernant la poursuite ou le rejet des procédures, incluant toute demande de jugement final (ordonnance de directives, le 12 août 2013). Des extraits pertinents du dossier du CRTC ont été déposés avec l’accord des parties en septembre 2013 (Volumes 1 à 24). Le commissaire et la Société ont déposé leurs représentations écrites respectives en octobre, puis en novembre 2013 (en réponse). Une audience publique a été tenue les 19 et 20 juin 2014. À cette occasion, les parties ont accepté que le Rapport du Comité sénatorial permanent des langues officielles, Les obligations linguistiques de CBC/Radio-Canada : Les communautés veulent se voir et s’entendre d’un océan à l’autre!, publié en avril 2014 (rapport sénatorial), soit déposé au dossier de la Cour.
[15] La Société renouvelle ses objections antérieures et m’invite aujourd’hui, à titre de juge du fond, de déclarer que le CRTC a compétence exclusive en la matière, de rejeter sommairement le présent recours judiciaire et de rendre toute autre ordonnance que la Cour pourra juger opportune et juste, faisant valoir alternativement qu’il n’est pas nécessaire d’entendre l’affaire au mérite, puisque le CRTC a déjà considéré les obligations linguistiques du radiodiffuseur public national et a prescrit des remèdes appropriés tant au niveau des heures de programmation locale de la station CBEF Windsor, qu’en ce qui concerne la consultation des représentants des CLOSM (sous forme de conditions de licence, d’attentes ou de souhaits).
[16] Étant au contraire d’opinion que la réponse apportée ou les remèdes prescrits dans la décision du CRTC de 2013 ne règlent pas le litige ou ne vont pas assez loin, les demandeurs s’opposent à ce que le présent recours soit rejeté sommairement et que la Cour déclare que le CRTC a compétence exclusive. Les demandeurs désirent plutôt que la Cour lève l’ordonnance de suspension des procédures, leur permette de reprendre les interrogatoires des représentants de la défenderesse, fixe un échéancier pour la poursuite des interrogatoires et le dépôt des mémoires, et tienne une audition au mérite dans les plus brefs délais sur les questions encore en suspens, soit celles de la violation de la LLO et de la réparation appropriée dans les circonstances.
Y a-t-il lieu de rendre un jugement final sur les questions d’application de la loi et de compétence qui sont traitées dans la décision interlocutoire?
[17] Les parties conviennent que les questions d’application de la loi (LLO et LR) et de compétence constituent essentiellement des questions de droit et que celles-ci ont déjà été traitées par la Cour dans la décision interlocutoire. Mais forte du fait que la décision qui a été rendue par la Cour en mai 2012 était seulement « interlocutoire », la défenderesse me prie aujourd’hui de rendre un jugement final concluant que la LR s’applique aux activités de radiodiffusion de la Société et que le CRTC a compétence exclusive pour statuer sur toute plainte du commissaire et des membres d’une CLOSM à l’effet que la Société ne respecte pas ses obligations linguistiques. La défenderesse m’invite à réviser mon raisonnement antérieur à la lumière d’une plaidoirie qui, succinctement, s’articule autour de l’intention générale du législateur et du caractère complet de la décision de 2013 du CRTC.
[18] D’une part, s’appuyant sur l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), 2004 CSC 39, [2004] 2 R.C.S. 185 (Morin), la défenderesse réitère que le Parlement désirait que les questions portant sur la réglementation et la surveillance de l’offre de programmation du radiodiffuseur public soient assujetties à la compétence exclusive du CRTC, ce qui inclut le respect des obligations linguistiques mentionnées dans la LR et dans la LLO, de manière implicite. En particulier, les alinéas 3(1)i) et m), les paragraphes 3(2) et 5(1) de la LR sont invoqués. Quant à savoir si le sous-alinéa 3(1)m)(iv) de la LR incorpore les obligations trouvées dans l’article 41 de la LLO relativement à la programmation, le savant procureur de la défenderesse a suggéré à l’audience que cette disposition démontrait la « préoccupation » du législateur envers les CLOSM. Or, les besoins des CLOSM constituent des critères enchâssés dans la LR, tandis que le CRTC a pour pratique d’intégrer les objectifs de la LLO dans la réalisation de ses activités de programmation. À preuve, les valeurs quasi constitutionnelles de protection des minorités se reflètent dans la LR et la décision de 2013 du CRTC.
[19] D’un autre côté, la défenderesse soumet que le statut quasi constitutionnel d’une loi comme la LLO n’est pas un facteur qui devrait être utilisé pour déterminer le choix du modèle de compétence entre deux tribunaux différents susceptibles d’être saisis du même litige (Charette c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 785). D’ailleurs, le paragraphe 41(2) de la LLO n’est pas mentionné dans l’article 82 qui accorde la primauté à certaines parties de cette loi. Il est clair que le Parlement ne voulait pas que le Commissaire et la Cour fédérale s’immiscent, en vertu des Parties VII et X de la LLO, dans les secteurs qui sont déjà réglementés par d’autres autorités fédérales. Enfin, la défenderesse est d’avis que l’adoption du modèle de la compétence concurrente entraînera des incertitudes quant à la détermination du forum approprié et des risques de décisions contradictoires.
[20] De son côté, le Commissaire est catégorique : la Cour s’est déjà prononcée dans sa décision interlocutoire sur les questions d’application de la loi et de compétence. Il serait donc contraire à l’intérêt de la justice de revenir sur les motifs sous-tendant le modèle de compétence concurrente accepté par la Cour en mai 2012. Au contraire, la reprise des procédures doit plutôt servir à résoudre de façon définitive deux questions qui n’ont pas encore été résolues : i) la violation de la partie VII de la LLO; ii) la réparation que peut accorder la Cour en vertu de l’article 77 de la LLO. Dans le jugement final, qui disposera des autres questions touchant au mérite, la Cour aura le loisir d’insérer les conclusions déclaratoires sur les questions d’application de la loi et de compétence.
[21] Il est dans le meilleur intérêt de la justice et des parties de rendre aujourd’hui un jugement final sur les questions d’application de la loi et de compétence. Le pacte de confiance entre le Commissaire et la Société — des institutions fédérales de première importance qui sont toutes deux reconnues pour leur intégrité et respectées de l’ensemble de la population canadienne — a été rompu. C’est regrettable. Il n’est pas question cependant d’éluder les choix brutaux qui sont présentés à la Cour par des parties demeurant jusqu’ici campées sur leurs positions.
[22] Dans son rapport d’avril 2014, le Comité sénatorial mentionne que la Cour tranchera la question dans l’avenir (page 90) :
À l’heure actuelle, les intervenants ne s’entendent pas sur la portée des obligations de CBC/Radio-Canada en vertu de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. Ces obligations touchent-elles ou non à la programmation de la Société? La question est jusqu’à maintenant demeurée entre les mains de la Cour fédérale, qui s’est vue saisie à nouveau de la question. Sa décision pourrait être rendue au cours des prochains mois.
[23] Je tiens également compte des indications fournies par la juge Gauthier de la Cour d’appel fédérale à l’effet que la décision du 29 mai 2012 était « interlocutoire » et que « ces questions de compétence feront l’objet d’un jugement final lors de la reprise d’instance » (ordonnance de la Cour d’appel fédérale, 12-A-33, 31 juillet 2012 [CBC/Radio-Canada c. Le commissaire aux langues officielles du Canada et al], à la page 2). Dans la même logique, je me dois de le faire à la lumière de toutes les représentations qui m’ont été faites jusqu’ici, ce qui inclut bien entendu les représentations écrites faites par les parties à l’automne 2013 et les représentations orales des procureurs en juin 2014.
[24] En procédant à cet exercice de révision, j’ai porté un nouveau regard sur l’ensemble du dossier et de la jurisprudence. Je ne ferai pas de casuistique en notant que les questions essentielles ont été posées en mai 2012 dans la décision interlocutoire de la Cour. Je ne crois pas non plus que les nouvelles propositions de la défenderesse — autant de variations sur un thème déjà connu — attaquent véritablement la cohérence argumentaire du raisonnement général que l’on retrouve dans la décision interlocutoire de la Cour. En décrétant une suspension provisoire des procédures, tout en optant pour le modèle de compétence concurrente, la Cour s’était déjà prononcée sur les questions d’application de la loi, de compétence, et également, de forum approprié. Pour ne pas alourdir le présent texte, il suffit de se référer aux paragraphes pertinents de la décision interlocutoire. Aussi, plutôt que de me répéter, il est utile de faire un certain nombre d’observations générales ou complémentaires qui viennent éclairer le raisonnement antérieur de la Cour ou qui sont directement en lien avec des prétentions ou des arguments ayant été repris de part et d’autre par les parties dans leurs nouvelles représentations.
Radio-Canada/CBC et les minorités de langues officielles
[25] Je commencerai par un constat de nature générale : l’État est au service de la population et ses institutions ne sont rien si elles ne peuvent s’ouvrir sur les diverses communautés composant le tissu social fondant la Nation. La Société n’est pas une institution fédérale ordinaire : le radiodiffuseur public national a l’obligation de diffuser, à la grandeur du pays, dans les deux langues officielles, un service de programmation à la radio et à la télévision. Ce fantastique potentiel de discours en fait un formidable instrument national de communication et d’information.
[26] Ceci dit, la Société n’est pas un organe au service du gouvernement; elle est au service exclusif de la population. Sa place unique tient au fait qu’en vertu de la politique canadienne de radiodiffusion, la Société renseigne et divertit, là souvent où n’osent pas s’aventurer les radiodiffuseurs privés. À ce chapitre, politique publique oblige, la réglementation des activités de radiodiffusion de la Société tombe, en vertu de la LR, dans l’aire de compétence du CRTC. Mais cela suffit-il pour immuniser, de l’application de la LLO, une institution fédérale dont la pérennité dans l’environnement radiophonique et télévisuel est largement tributaire de sa capacité à répondre aux besoins particuliers des deux principales communautés linguistiques qu’elle dessert dans chaque région du pays?
[27] Comment rassurer les Canadiens et les Canadiennes que non seulement dans le discours du gouvernement canadien et les assurances des dirigeants de la Société, mais dans les faits, sur le terrain, loin des grands centres de production, le radiodiffuseur public offre — et surtout ait encore les moyens financiers pour continuer d’offrir — une programmation radiophonique et télévisuelle qui reflète ses obligations linguistiques, tout en répondant aux besoins vitaux des CLOSM qui doivent pouvoir se reconnaître dans les émissions diffusées à travers le pays? Comment réconcilier les obligations linguistiques qu’a la Société en vertu de la Loi, comme institution fédérale et radiodiffuseur public national, avec son mandat et les décisions d’ordre financier et opérationnel qu’elle est appelée à prendre, lorsque, année après année — depuis au moins 1973, alors que tout a augmenté partout ailleurs — elle voit fondre son budget comme neige au soleil?
[28] Or, si l’on met de côté les revenus que la Société peut tirer de la publicité à la télévision, la qualité de son offre de programmation à la radio et à la télévision dépend principalement des crédits qui sont accordés chaque année par le Parlement. Car, en pratique, en vertu des dispositions financières que l’on retrouve dans la LR, la Société doit remettre au ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles son plan d’entreprise, incluant ses budgets d’investissement et de fonctionnement. En principe, cette forme de paternalisme gouvernemental ne devrait pas tempérer l’autonomie dont la Société jouit, en principe, au niveau de son offre de programmation. Mais, d’un point de vue pratique, c’est sans compter sur le pouvoir extraordinaire d’orientation que confère au gouvernement la faculté de contrôler le financement de la Société. Après tout, c’est le ministre des Finances, voire le président du Conseil du Trésor et la ministre du Patrimoine canadien et les Langues officielles, à qui il incombe de justifier devant le Parlement, les diminutions ou les augmentations de crédits à l’endroit de la Société. C’est à se demander si le présent recours du Commissaire a été entrepris contre le véritable responsable de cette baisse dans la qualité de la programmation qu’ont pu dénoncer plusieurs intervenants à la suite des compressions budgétaires à l’occasion des audiences du CRTC.
[29] Comme on le sait, la logique comptable est implacable. S’il faut couper dans les budgets de programmation, c’est dans ceux de la production interne, où l’on retrouve de fortes dépenses au niveau de la main d’œuvre, qu’on voudra d’abord faire des économies, surtout s’il existe des solutions de remplacement, à un moindre coût. Car, à la télévision, on peut diffuser des émissions achetées, et à la radio, on peut toujours diffuser sur toutes les stations régionales les mêmes émissions réseau produites dans les grands centres de production. Pourtant, ce qui fait la fierté de la Société, ce sont les émissions qu’elle produit elle-même, et pas seulement dans les grands centres de production, mais également dans toutes les régions, là où évoluent les CLOSM.
[30] Depuis sa création en 1936, selon le modèle de la BBC (British Broadcasting Corporation), la Société est l’emblème national et le porte-étendard de la dualité linguistique canadienne et de l’égalité de statut, partout au pays, des deux langues officielles. En mai 2013, le CRTC, en renouvelant les licences de la Société en a profité pour rappeler publiquement que le radiodiffuseur public national : « joue un rôle important dans la vie des Canadiens [et] [e]n tant que radiodiffuseur public national, la SRC doit être un service pancanadien qui reflète et répond aux besoins de tous les Canadiens dans les deux langues officielles, quel que soit leur lieu de résidence » (paragraphe 15 de la décision de 2013 du CRTC). Dans son rapport d’avril 2014, le Comité sénatorial souligne également que « [l]’un des constats unanimes de cette étude est la reconnaissance du rôle indispensable de CBC/Radio-Canada comme vecteur pour appuyer le développement et favoriser l’épanouissement des [CLOSM] » (page 21). D’ailleurs, en 2009, dans son Rapport à la gouverneure en conseil sur les services de radiodiffusion de langues française et anglaise dans les communautés francophones et anglophones en situation minoritaire au Canada, le CRTC concluait [à la page 33] qu’« il est important que la SRC ait les moyens de continuer à desservir les communautés de langue officielle en situation minoritaire » et encourageait le gouvernement canadien « à considérer des solutions qui pourront permettre à la SRC d’assurer le meilleur service possible à ces communautés » (en caractère gras dans l’original).
[31] Dans le Rapport sur les plans et les priorités de 2010-2011 du Commissariat aux langues officielles, le Commissaire Graham Fraser constate [à la page 1] que « [à] titre de haut fonctionnaire du Parlement, j’offre aux parlementaires des conseils impartiaux fondés sur des informations objectives et concrètes pour les aider à jouer leur rôle de premier plan qui consiste à tenir le gouvernement fédéral responsable de la gérance du statut d’égalité du français et de l’anglais au Canada », tout en réaffirmant [à la page 6] que « le Commissariat doit maintenir son indépendance afin d’offrir des conseils et des renseignements impartiaux au Parlement. » L’aspect composite des activités de radiodiffusion ne doit pas faire perdre de vue la raison d’être du radiodiffuseur national public et sa composante linguistique indissociable. Les obligations linguistiques du radiodiffuseur public national, notamment en matière de CLOSM, constituent un enjeu fondamental pour le Canada et la survie de la Fédération. Il est légitime pour le Commissaire de poser la question : l’absence de crédits adéquats du Parlement et les compressions budgétaires ont-elles pour résultat d’empêcher la Société de pleinement s’acquitter de son mandat original et de ses obligations linguistiques en vertu de la loi?
[32] Dans la logique de ce que j’ai déjà écrit dans la décision interlocutoire, je rejette toute prétention de la défenderesse voulant que le régulateur des entreprises de radiodiffusion exerce un contrôle exclusif sur le contenu de la programmation produite ou diffusée par le radiodiffuseur public national. C’est ici confondre médium et message. Il s’agit, organiquement, du même objet fractal dont l’essence demeure inaltérable. Car, qu’il s’agisse de programmation radiophonique ou télévisuelle, on parle toujours d’un service de nature linguistique. L’auditeur, le téléspectateur, ne peut décoder ce qu’il entend à la radio, ou ce qu’il voit et entend à la télévision, que si le service du radiodiffuseur (le médium) est fourni dans une langue qu’il peut comprendre ou parler lui-même. Mais il y a plus. La langue a un caractère fortement identitaire, lequel est intimement relié à l’endroit du globe où elle est parlée — pays, province, région, ville ou village — tant le vocabulaire, la façon de s’exprimer, l’accent des uns et des autres, sont infiniment variables d’une place à l’autre, d’autant plus que la langue peut être en compétition avec une autre langue. C’est le cas des deux langues officielles au Canada : le français concurrence l’anglais (Québec) et l’anglais concurrence le français (autres provinces). Or, la Société dit respecter la LLO lorsqu’il s’agit de communiquer en dehors des ondes avec le public, mais elle échapperait aux obligations de la LLO, en particulier celles de la partie VII, dans ses services de radiodiffusion. Je crois fermement que cette façon obstinée de chercher, coûte que coûte, à scinder le « radiodiffuseur » de l’« institution » n’a pas lieu d’être du point de vue de l’application de toute obligation linguistique de nature constitutionnelle, quasi constitutionnelle ou statutaire. Et encore plus lorsque le service de programmation linguistique est diffusé à travers le pays et dans les régions par une institution publique financée en grande partie par l’ensemble des contribuables canadiens et qu’on tient comme un parangon de rectitude politique.
Obligation de prendre des mesures positives à l’endroit des minorités francophones et anglophones
[33] Dans le jugement final qui suit, la Cour déclare que la Société est assujettie à la LLO, notamment à la partie VII (articles 41 à 45). Elle a l’obligation de prendre des mesures positives pour favoriser l’épanouissement et appuyer le développement des CLOSM en vertu de la partie VII de la LLO, notamment l’article 41, qui impose également l’obligation d’agir de façon à ne pas nuire au développement et à l’épanouissement des minorités anglophones et francophones du Canada.
[34] Or, le respect des minorités est un principe constitutionnel non écrit : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, aux paragraphes 79 à 82; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, au paragraphe 176; Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 CanLII 21164, 56 R.J.O. (3e) 577 (C.A.) (Lalonde), aux paragraphes 111 à 125. Cette reconnaissance juridique explicite par la Cour suprême du Canada va au-delà d’un discours apophatique offrant seulement des lumignons d’espérance aux minorités francophones et anglophones du pays. On parle ici d’un principe constitutionnel incontournable, lui-même créateur d’obligations positives. Et, en tant qu’organes indépendants du gouvernement chargés de faire respecter la Constitution, les tribunaux sont les mieux placés pour faire respecter les obligations linguistiques. Et qui plus est, la Cour fédérale, lorsqu’un recours est institué en vertu de la partie X de la LLO.
[35] Comme la Cour suprême l’a bien expliqué dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec [aux paragraphes 80 et 81] :
Nous soulignons que la protection de ces droits est elle-même un principe distinct qui sous-tend notre ordre constitutionnel. Ce principe se reflète clairement dans les dispositions de la Charte relatives à la protection des droits des minorités. Voir, par exemple, le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839, et Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342.
Le souci de nos tribunaux et de nos gouvernements de protéger les minorités a été notoire ces dernières années, surtout depuis l’adoption de la Charte. Il ne fait aucun doute que la protection des minorités a été un des facteurs clés qui ont motivé l’adoption de la Charte et le processus de contrôle judiciaire constitutionnel qui en découle. Il ne faut pas oublier pour autant que la protection des droits des minorités a connu une longue histoire avant l’adoption de la Charte. De fait, la protection des droits des minorités a clairement été un facteur essentiel dans l’élaboration de notre structure constitutionnelle même à l’époque de la Confédération : Renvoi relatif au Sénat, précité, à la p. 71. Même si le passé du Canada en matière de défense des droits des minorités n’est pas irréprochable, cela a toujours été, depuis la Confédération, un but auquel ont aspiré les Canadiens dans un cheminement qui nʼa pas été dénué de succès. Le principe de la protection des droits des minorités continue d’influencer l’application et l’interprétation de notre Constitution.
[36] Dans l’affaire R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768 (Beaulac), au paragraphe 25, la Cour suprême affirme également que « [l]es droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada » [souligné dans l’original]. Plus récemment, la Cour suprême a réaffirmé dans l’affaire du Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, au paragraphe 25 que « l’interprétation constitutionnelle doit reposer sur les principes de base de la Constitution, tels le fédéralisme, la démocratie, la protection des minorités, ainsi que le constitutionnalisme et la primauté du droit » (non souligné dans l’original).
[37] À ce chapitre, la Cour suprême a insisté sur l’importance dans notre ordre juridique de la LLO qui « n’est pas une loi ordinaire » (Beaulac, au paragraphe 21). Or, la partie VII [de la LLO] s’intitule « Promotion du français et de l’anglais ». Les dispositions de la partie VII visent donc des objectifs à long terme dont la réalisation dépend de l’existence d’une volonté politique. Il ne peut en être autrement et, tant que ces dispositions ne seront pas abrogées par le Parlement, le gouvernement doit respecter l’engagement contracté à l’article 41 de la LLO. Car, d’une manière singulière, la partie VII de la LLO exprime la volonté du Parlement de mettre l’appareil fédéral au service d’un projet de société plus large qui l’englobe et le dépasse, à savoir l’avènement d’une société canadienne reconnaissant pleinement l’égalité du français et de l’anglais et permettant l’épanouissement des minorités de langue officielle. La réalisation de cet ambitieux projet suppose une approche globale, coordonnée et nécessairement polycentrique, tel qu’il est ci-après expliqué.
[38] En vertu du paragraphe 41(1) de la LLO, « [l]e gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne » (l’engagement du gouvernement). Dans la version anglaise, le législateur utilise le verbe « committed ». C’est donc à la faveur de l’engagement du gouvernement qu’il faut comprendre l’obligation corrélative qui est faite aux institutions fédérales visées par la LLO. Cela inclut bien entendu la Société, qui n’est pas au-dessus des lois, et qui ne m’a pas convaincu, en l’espèce, qu’il existe un conflit entre la LR et la LLO.
[39] Dans sa décision interlocutoire, la Cour souligne que « [l]e Parlement a adopté et modifié au fil du temps la politique canadienne de radiodiffusion énoncée au paragraphe 3(1) de la LR. Les éléments de cette politique ont été minutieusement choisis par le législateur après un débat public précédé d’une profonde réflexion et de vastes consultations, qu’il s’agisse de l’ancienne loi de 1968 (S.C. 1967-68, ch. 25) ou de la nouvelle loi de 1991 » (paragraphe 57). Pour cette raison, « [o]n y retrouve aujourd’hui un ensemble d’objectifs politiques, sociaux, économiques et culturels de nature composite qui sont le reflet de la dualité linguistique et du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne » (paragraphe 57). Donc, la Cour observe que « [i]l n’y a pas de conflit entre les objectifs de la LLO et ceux de la LR. Dans les deux lois, la volonté générale du Parlement est de favoriser le développement et l’épanouissement des CLOSM, tout en laissant le choix des moyens aux institutions fédérales concernées, d’une part, et aux radiodiffuseurs, incluant le radiodiffuseur public national, d’autre part » (paragraphe 58).
[40] En tout état de cause, en ce qui a trait aux obligations linguistiques propres à la Société, la LLO a préséance sur la LR et toute décision ou ordonnance du CRTC. Pour être plus claire encore, l’obligation de prendre des mesures positives et de ne pas nuire au développement des minorités linguistiques n’est pas abolie par la LR. Car, selon le nouveau paragraphe 41(2) de la LLO, ajouté en 2005, « [i]l incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que soient prises des mesures positives pour mettre en œuvre cet engagement » (l’obligation incombant aux institutions fédérales), et ce, dans le respect des champs de compétence et des pouvoirs des provinces. Dans le texte anglais, le législateur emploie les termes « has the duty » pour rendre la même idée. Ces termes sont plus contraignants que ceux utilisés au paragraphe 41(1). Selon le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence canadienne de l’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276 (Forum des maires), on peut donc dire que le paragraphe 41(2) impose une « obligation légale » aux institutions fédérales, qui est susceptible d’être sanctionnée aujourd’hui par les tribunaux. Une obligation légale positive qui incombe également à la Société en tant qu’« institution fédérale ».
[41] Ceci dit, l’expression « mesures positives » n’est pas définie dans la LLO. Le choix des mesures positives les plus aptes à mettre en œuvre l’engagement du gouvernement est, en principe, laissé à chaque institution, sous réserve bien entendu de tout règlement applicable et des pouvoirs de supervision ou de coordination que le ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles et le président du Conseil du Trésor, peuvent posséder en la matière. Or, les coupures décrétées par la Société en 2009 ont soulevé une vive polémique dans la population et chez les parlementaires. Et ce n’est pas terminé, d’autres coupures, encore plus considérables, ont été annoncées par la Société depuis le moment où le présent recours a été institué en 2010. Le débat concernant la réduction du budget de la Société et l’opportunité de couper dans les régions s’est transporté à l’extérieur des salles d’audience. On peut, à juste titre, qualifier toute l’affaire de « politique ». Faut-il se surprendre si, de façon parallèle, le Comité sénatorial permanent des langues officielles s’est récemment penché sur la question des obligations linguistiques du radiodiffuseur public national?
[42] Le maintien de l’égalité du français et de l’anglais, de même que le développement des communautés linguistiques, procèdent d’une volonté d’un Parlement courageux, qui a su se placer, lorsqu’il a adopté la LLO et les amendements de 2005, au-dessus de toute brigue élective ou stratégie partisane. Le Commissaire a poussé des cris d’orfraie lorsqu’il a vu la Société s’écarter par les coupures à la radio dans les régions de l’ornière d’origine qui est celle de cette institution fédérale à vocation unique. Personne n’est au-dessus des lois, ce qui inclut bien entendu tout mandataire de Sa Majesté. D’ailleurs, le Comité sénatorial « rappelle à la Société qu’elle a des obligations à respecter en vertu de la partie VII de la Loi sur les langues officielles pour favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire » (page 96). C’est un impératif catégorique, non négociable, liberticide de toute initiative non raisonnablement justifiable portant atteinte à une obligation ou un droit prévus dans la LLO.
[43] Au risque de me répéter, il est clair que la Société a des obligations positives en vertu de la partie VII de la LLO relativement aux activités de radiodiffusion et de programmation, lesquelles découlent, notamment, du principe du respect et de la protection des droits linguistiques de la minorité. Bien que la défenderesse souligne que la nature quasi constitutionnelle de la LLO ne concerne pas sa partie VII, la protection des minorités en soi est un principe constitutionnel non écrit ou quasi constitutionnel qui ne découle pas uniquement de la LLO. Comme la Cour suprême l’a souligné dans l’affaire Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773 (Lavigne), la LLO et la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, « sont étroitement liées aux valeurs et aux droits prévus par la Constitution, ce qui explique leur statut quasi-constitutionnel reconnu par cette Cour » (paragraphe 25).
[44] Selon la défenderesse, ces obligations sont intégrées dans la LR en soi, et parce que le Parlement a conféré au CRTC le pouvoir de réglementer et de surveiller tous les aspects du système de radiodiffusion, il faut reconnaître au CRTC une compétence exclusive. C’est un sophisme : le fait que la LR soit compatible avec la Constitution, la LLO et le principe constitutionnel de protection des minorités n’a pas pour effet de conférer au CRTC une compétence exclusive au niveau de la réglementation des obligations linguistiques qui incombent en vertu de la Loi à la Société. À cause des chevauchements possibles de compétences découlant de la LLO et de la LR, la meilleure façon de concilier les questions linguistiques avec les activités de radiodiffusion de la Société, c’est d’adopter le modèle des compétences concurrentes qui a été proposé dans la décision interlocutoire de la Cour. Il faut donc que les questions de protection des CLOSM puissent être examinées et décidées indépendamment du mandat de régulation que le législateur a pu conférer à un organisme spécialisé comme le CRTC.
Le modèle de compétences concurrentes
[45] Dans le jugement final qui suit, la Cour déclare que le commissaire a la compétence d’enquêter sur les plaintes déposées à l’encontre de la Société en vertu de la LLO, notamment la partie VII et en particulier, au sujet des impacts négatifs sur la CLOSM du Sud-Ouest de l’Ontario qu’a pu avoir la décision de la Société de procéder en 2009 à d’importantes compressions budgétaires visant notamment la station CBEF Windsor.
[46] La défenderesse désire que la Cour réexamine la question de compétence à la lumière de l’affaire Morin. Il ressort à l’évidence que la Cour a déjà tenu compte de ce dernier arrêt dans sa décision interlocutoire. Spécifiquement, elle a considéré la nature du litige et l’intention législative, tout en tenant compte du principe suivant : « Selon la loi applicable et la nature du litige, il pourra y avoir chevauchement, concurrence ou exclusivité » (citant Morin, au paragraphe 11). Relativement à la première étape de l’arrêt Morin, je conviens avec la défenderesse que les paragraphes 5(1) et 3(2) de la LR soulignent que le système de radiodiffusion est « unique » et que le Parlement a conféré au CRTC le pouvoir de réglementer et de surveiller tous les aspects de ce système. Mais contrairement à la Charte québécoise [Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12 (la Charte)], qui était analysée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Morin, la LR n’écarte pas expressément la compétence du Commissaire et de la Cour fédérale en vertu de la LLO, pas plus que celle d’autres organismes fédéraux dont les compétences peuvent chevaucher celles du CRTC.
[47] À preuve, on compte d’autres instances où le CRTC partage sa compétence avec celle d’un autre organisme fédéral. Ainsi, dans les cas de fusion ou de changement du contrôle d’une entreprise de télécommunication et de radiodiffusion, deux organismes ont compétence en vertu de leurs lois respectives : le CRTC et le Bureau de la concurrence (Bureau). Comment résoudre les conflits possibles? Et bien, un bulletin du Bureau daté de 2001, « Interface entre le Bureau de la concurrence et le CRTC », explique que :
Aux termes de la Loi sur les télécommunications, l’approbation préalable des fusions d’entreprises de télécommunications n’est pas nécessaire. Toutefois, aux termes de cette loi, le CRTC est expressément chargé de veiller au respect des règles relatives à la propriété et au contrôle des entreprises canadiennes par des étrangers et il a un vaste pouvoir de réglementation sur le système de télécommunication canadien. Sous le régime de la Loi sur la concurrence, tous les fusionnements sont soumis à un examen et le Bureau doit être formellement avisé au préalable des transactions qui excèdent le seuil économique prévu.
Aux termes de la Loi sur la radiodiffusion, l’approbation préalable du Conseil est nécessaire pour les changements de contrôle ou de propriété des entreprises titulaires de licences. Alors que l’examen du Bureau en matière de fusionnements porte exclusivement sur les effets de la concurrence, l’étude du Conseil prend en considération une gamme plus vaste d’objectifs définis par la Loi. Elle peut notamment aborder des questions de concurrence dans le but de réaliser la politique énoncée dans la Loi. En ce qui concerne les marchés de la radiodiffusion et de la télédiffusion, le Bureau se préoccupe principalement de l’incidence sur les marchés de la publicité et, en ce qui concerne les entreprises de distribution de services de radiodiffusion, des choix du consommateur et des prix qui lui sont offerts. Les préoccupations du Conseil englobent celles du Bureau, mais son étude des marchés de la publicité a trait à la capacité des radiodiffuseurs de réaliser les objectifs énoncés dans la Loi.
[48] Ainsi, le Bureau décrit les deux organismes comme ayant « un rôle complémentaire » : il existe une compétence parallèle et toute transaction doit être conforme à la loi appliquée par les deux organismes. De plus, la décision interlocutoire de la Cour identifie également un nombre d’autres instances où la Cour fédérale et les autres tribunaux fédéraux ont tranché des questions et ordonné des mesures réparatrices en matière de radiodiffusion. Par exemple, la Cour s’est référée à l’affaire Vlug c. Société Radio-Canada, 2000 CanLII 5591, dans laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne a déclaré que la SRC a contrevenu aux droits d’un homme sourd dans l’application de la Loi canadienne des droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6] et a ordonné que le réseau de langue anglaise de la SRC et Newsworld sous-titre la totalité de leur programmation télévisuelle (2000 CanLII 5591 (T.C.D.P.)), au paragraphe 152, discuté par la Cour dans sa décision interlocutoire, paragraphe 46).
[49] La Cour mentionne également l’affaire Quigley c. Canada (Chambre des communes), 2002 CFPI 645, [2003] 1 C.F. 132, décidée en vertu de la partie X de la LLO, où le demandeur était un abonné de Rogers Cable au Nouveau-Brunswick et s’était plaint au commissaire que la Chaîne d’affaires publiques par câble diffusait les débats de la Chambre des communes dans leur version originale seulement. Le demandeur ne parlait que l’anglais, donc il ne pouvait comprendre les parties présentées en français. Dans cette affaire, le Procureur général du Canada a soutenu que la mise en œuvre de toute ordonnance devrait être confiée au CRTC, qui est un organisme spécialisé et indépendant et est le mieux placé pour examiner des questions complexes en matière de technologie, d’économie et de politique culturelle. Cependant, la Cour fédérale a déclaré que la méthode qu’utilisaient la Chambre des communes et son Bureau de régie interne pour assurer la télédiffusion publique des débats parlementaires contrevenait à l’article 25 de la LLO et leur a ordonné de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à cette disposition.
[50] Relativement à la deuxième étape de l’arrêt Morin, la nature du litige en l’espèce — considéré dans son contexte factuel et sous l’angle de sa nature essentielle plutôt que d’un point de vue formaliste — indique que le CRTC n’a pas compétence exclusive (Morin, au paragraphe 20). Le litige réside principalement dans le fait que la Société a changé la programmation touchant les CLOSM et la manière dans laquelle la SRC a procédé pour arriver aux décisions concernant les compressions budgétaires. Dans l’affaire Québec (Procureur général) c. Québec (Tribunal des droits de la personne), 2004 CSC 40, [2004] 2 R.C.S. 223, la juge en chef McLachlin, dissidente quant au résultat, constate que « [l]orsqu’une disposition législative confère une compétence exclusive, il faut en déterminer la portée. La question demeure : quel est l’objet de cette exclusivité? » (paragraphe 11). En l’espèce, l’objet de l’exclusivité du CRTC n’est pas en matière de la protection des droits linguistiques. Le commissaire est investi de cette expertise et du rôle de gardien. Bien que la défenderesse identifie les moyens par lesquels le CRTC tient compte des obligations en matière de langues officielles, la fonction principale du CRTC n’est pas l’interprétation des droits quasi constitutionnels, y compris la protection des minorités.
[51] Le législateur a plutôt créé une autre autorité qui a la compétence d’enquêter sur les plaintes déposées portant sur les actions des institutions fédérales qui ne respectent pas leurs obligations sous le régime de la LLO. Comme la Cour suprême note dans l’affaire Lavigne, au paragraphe 35 :
[…] le Commissaire aux langues officielles joue un rôle important. C’est à lui que revient la tâche de prendre toutes les mesures nécessaires visant la reconnaissance du statut de chacune des deux langues officielles et de faire respecter l’esprit de la Loi sur les langues officielles notamment au sein de l’administration des affaires des institutions fédérales. C’est donc le commissaire qui a le mandat d’assurer la poursuite des objectifs de cette loi. Pour lui permettre de s’acquitter de cette mission sociale de grande envergure, le Parlement du Canada l’a investi de vastes pouvoirs. Ainsi, il peut procéder à des enquêtes sur un cas précis de non-reconnaissance du statut d’une langue officielle ou de manquement à une loi ou un règlement fédéral sur le statut ou l’usage des deux langues officielles ou, encore, à l’esprit de la Loi sur les langues officielles ou à l’intention du législateur […]
[52] Le pouvoir du commissaire est principalement politique. Par exemple, dans l’affaire Forum des maires, au paragraphe 16, la Cour d’appel fédérale rappelle que :
La commissaire, il est important de le rappeler, nʼest pas un tribunal. Elle ne rend pas de décision proprement dite; elle reçoit des plaintes, elle mène une enquête, puis elle fait un rapport quʼelle peut assortir de recommandations (paragraphes 63(1), (3)). Si lʼinstitution fédérale concernée ne donne pas suite au rapport ou aux recommandations, la commissaire peut sʼen plaindre au gouverneur en conseil (paragraphe 65(1)) et, si ce dernier ne donne pas suite non plus, la commissaire peut sʼen plaindre au Parlement (paragraphe 65(3)). Le remède, à ce niveau, est politique.
[53] En matière linguistique, le commissaire est un interlocuteur incontournable, et c’est à la faveur de ses enquêtes et de ses interventions robustes, lorsque les obligations ou les principes de LLO sont ignorés par le gouvernement ou une institution fédérale, qu’on peut parler d’un véritable « dialogue ». La prééminence de l’exécutif, incluant tout ministère et toute société d’État, n’empêche pas le commissaire, en tant qu’agent du Parlement, de poser toute question pertinente. C’est ce que désirent le Parlement et, conséquemment, les citoyens et les citoyennes du Canada, au nom desquels s’exprime le commissaire. Ses rôles d’ombudsman, de vérificateur, de vigie et de rapporteur permettent au commissaire de fournir au Parlement les renseignements nécessaires pour promouvoir le maintien et l’épanouissement des CLOSM au Canada. Au bénéfice des Canadiens, le commissaire agit comme un guide pour le Parlement et l’exécutif, s’assurant que ceux-ci respectent leurs promesses et leurs engagements politiques à l’égard des deux langues officielles et de la protection des droits des minorités linguistiques.
[54] En vertu des articles 61 et 62 de la LLO, le commissaire s’est vu conférer de vastes pouvoirs d’enquête. Il ressort que la défenderesse a refusé de coopérer à l’enquête validement entreprise en vertu des dispositions de la LLO à la suite des coupures budgétaires de 2009 et de répondre aux questions légitimes du commissaire au sujet du processus décisionnel et de l’impact de la décision sur les CLOSM. Je l’ai dit plus tôt : la Constitution, la LLO et le principe constitutionnel de protection des minorités ne tolèrent pas qu’un agent de Sa Majesté invoque une immunité quelconque. L’indépendance du commissaire de l’exécutif est nécessaire pour assurer que les institutions fédérales respectent leurs obligations vis-à-vis des minorités.
[55] Le CRTC n’a pas pris le relais du commissaire du point de vue de la surveillance des obligations linguistiques du radiodiffuseur public national. Le contrôle du CRTC porte exclusivement sur les activités de radiodiffusion de cette dernière. Et il y a une certaine logique dans cette vision des mandats complémentaires. Étant donné que le commissaire est un haut fonctionnaire du Parlement, qui rend directement compte de ses activités au Parlement, il est indépendant du gouvernement. Comme la Cour suprême l’observe dans l’affaire Lavigne, et comme cité également par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Forum des maires, le commissaire détient « un mandat dont plusieurs éléments importants sont propres au rôle d’un ombudsman », y compris le fait qu’il est indépendant de l’administration gouvernementale, qu’il examine les plaintes des citoyens contre l’administration gouvernementale et qu’il mène des enquêtes impartiales et cherche à améliorer la conformité du gouvernement aux lois (Lavigne, au paragraphe 37 et Forum des maires, au paragraphe 21). Le CRTC ne bénéficie pas de la même indépendance que le commissaire. À preuve, le gouverneur en conseil peut, par décret, donner au CRTC des instructions d’application générale (articles 7 et 8 de la LR). Le gouverneur en conseil peut même de sa propre initiative annuler ou renvoyer pour réexamen toute décision du CRTC d’attribuer, de modifier ou de renouveler une licence, s’il est convaincu que celle-ci ne va pas dans le sens des objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion (article 28 de la LR).
[56] En clair, si l’on reprend les principes énoncés par la Cour suprême dans le cas présent, l’existence d’un cadre réglementaire particulier en vertu de la LR ne suffit pas à empêcher l’application de la LLO, ni le contrôle général qu’exercent le commissaire et la Cour fédérale en ce qui a trait au respect des obligations linguistiques découlant de la LLO ou de la Constitution. Ce qui relance la question suivante : que vient et que peut faire la Cour fédérale dans ce débat politique?
Justiciabilité des questions politiques et particularités du recours devant la Cour fédérale
[57] Règle générale, une question est non justiciable des tribunaux si elle met en cause « des considérations morales et politiques qu’il n’est pas du ressort des tribunaux d’évaluer » (Opération Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441 (Opération Dismantle), à la page 465). Il s’agit en somme de décider si la question qu’on a soumise à un tribunal « revêt un caractère purement politique et devrait, en conséquence, être tranchée dans une autre tribune ou si elle présente un aspect suffisamment juridique pour justifier l’intervention du pouvoir judiciaire » (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 545; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49).
[58] La doctrine de justiciabilité a été étendue en droit administratif aux actes de nature quasi législative émanant du pouvoir exécutif lui-même, qu’il s’agisse de règlements ou encore de politiques ou de programmes du gouvernement. Comme ces actions résultent principalement de pouvoirs délégués, l’intervention des tribunaux est justifiée lorsque le gouvernement outrepasse le pouvoir qui lui a été délégué : « [s]i ce corps constitué n’a pas respecté une condition préalable à l’exercice de ce pouvoir, la Cour peut déclarer ce prétendu exercice nul » (Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, à la page 748). Toutefois, les tribunaux n’ont pas à s’exprimer sur la légitimité d’une décision purement politique ou d’un acte quasi législatif. À plus forte raison, lorsque ce qui est en cause, c’est la décision d’une société d’État de procéder à des coupures budgétaires. Du moins en principe. Y a-t-il des exceptions?
[59] La première exception qui vient à l’esprit, c’est lorsque la Charte est invoquée. Comme le rappelle Madame la juge Deschamps dans l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791 (Chaoulli), au paragraphe 89 : « Les tribunaux ont le devoir de s’élever au-dessus du débat politique. Ils laissent au législateur le soin d’intervenir pour concevoir les politiques sociales. Mais lorsque celles-ci violent les droits protégés par les chartes, ils ne peuvent s’esquiver. Le pouvoir judiciaire joue un rôle que ne joue pas le pouvoir législatif. » D’ailleurs, comme le soulignent la juge en chef McLachlin et le juge Major dans le même arrêt au paragraphe 107 : « Le fait que la question soit complexe ou controversée ou encore qu’elle mette en cause des valeurs sociales ne signifie pas pour autant que les tribunaux peuvent renoncer à exercer leur responsabilité constitutionnelle de vérifier la conformité à la Charte d’une mesure législative contestée par des citoyens. »
[60] Sans coup férir, les tribunaux sont toujours là pour intervenir lorsque des décisions politiques conduisent à la négation de droits constitutionnels ou quasi constitutionnels. La décision rendue dans l’affaire Lalonde est hautement pertinente. Dans cet arrêt, la Cour d’appel d’Ontario, confirme à l’unanimité, la décision du juge de première instance qui a annulé des directives de la Commission de restructuration des services de santé ordonnant à l’Hôpital Montfort d’Ottawa, le seul hôpital en Ontario où la langue de travail est le français et où les services en français sont disponibles en tout temps, de réduire ses services de santé.
[61] La Cour constate dans l’arrêt Lalonde que l’appel « exige une analyse attentive du poids, de la valeur et de l’effet qu’il faut accorder au respect et à la protection des minorités comme l’un des principes fondamentaux de notre Constitution » (paragraphe 115). Spécifiquement, elle estime que (paragraphes 112 à 114) :
La protection des minorités linguistiques est essentielle à notre pays. Le juge Dickson saisit lʼesprit de la place des droits linguistiques dans la Constitution dans Société des Acadiens, précité, à la p. 564 : « La question de la dualité linguistique est une préoccupation de vieille date au Canada, un pays dans lʼhistoire duquel les langues française et anglaise sont solidement enracinées. » Comme lʼénonce le juge La Forest dans R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234, à la p. 269, les « droits concernant les langues française et anglaise [...] sont essentiels à la viabilité de la nation ».
Comme nous lʼavons déjà indiqué, la Charte a enrichi les droits linguistiques. La protection constitutionnelle du droit à lʼégalité prévue par lʼart. 15 et les dispositions imposant le respect et la protection des droits des autochtones ont fortifié la protection des droits des autres minorités et le droit de ne pas être lʼobjet de discrimination. Comme la Cour suprême du Canada lʼexprime dans le Renvoi relatif à la sécession, à la p. 269, « Des minorités linguistiques et culturelles, dont les peuples autochtones, réparties de façon inégale dans lʼensemble du pays, comptent sur la Constitution du Canada pour protéger leurs droits. »
Le principe du respect et de la protection des minorités est une caractéristique structurelle fondamentale de la Constitution canadienne, qui explique et transcende à la fois les droits des minorités expressément garantis dans le texte de la Constitution. Cʼest un domaine où, comme lʼexplique la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la sécession, à la p. 292, « Une lecture superficielle de certaines dispositions spécifiques du texte de la Constitution, sans plus, pourrait induire en erreur. » Cette caractéristique structurelle de la Constitution ne ressort pas uniquement des garanties spécifiques en faveur des minorités. Elle imprègne tout le texte, et comme nous lʼavons expliqué, elle joue un rôle vital dans la modulation du contenu et des frontières des autres caractéristiques structurelles de la constitution : le fédéralisme, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et la démocratie.
[62] Le jugement de l’hôpital Montfort, tout en réaffirmant le pouvoir de surveillance des cours supérieures à l’égard de la légalité des décisions prises par des corps publics, rend incontournable l’obligation positive de concilier tout mandat statutaire spécialisé avec la protection des droits linguistiques de la minorité. Pour le dire sans ambages, « [l]es principes non écrits de la Constitution ont bel et bien une force normative » ainsi que « le principe du respect et de la protection des droits linguistiques de la minorité peut servir utilement non seulement à interpréter la [Loi sur les services en français], mais aussi à évaluer la validité des directives de la Commission à la lumière de cette loi. Autant l’action gouvernementale que la loi doivent être examinées à la lumière des principes constitutionnels, notamment des principes constitutionnels non écrits » (paragraphes 116 et 130). Donc, dans l’affaire Lalonde, le principe du respect et de la protection des droits linguistiques de la minorité était traduit dans une obligation positive de concilier le mandat de la Commission de restructuration des services de santé avec les obligations imposées par la Loi sur les services en français [L.R.O. 1990, ch. F.32], incluant de démontrer que le retrait des services médicaux offerts en français est « raisonnable et nécessaire ».
[63] Une autre exception à la non-justiciabilité des questions d’ordre politique, c’est lorsque le Parlement, lui-même, a manifesté l’intention que certaines actions du gouvernement ou d’une institution fédérale puissent être examinées par un tiers indépendant. Pensons au contrôle administratif d’une décision politique donnant le feu vert à un projet en matière environnementale. Au passage, les tribunaux ont pu ajouter des contraintes, au niveau de la consultation, qui n’existent pas dans la loi. C’est le cas de certains projets affectant les Premières Nations. Il en est de même de l’évaluation par un organe indépendant — le Commissaire — des mesures positives d’une institution fédérale en matière linguistique, laquelle évaluation indépendante est justement voulue par le Parlement qui a adopté la LLO. Nous l’affirmons ici clairement : les décisions de la Société ne sont pas révisables en vertu de l’article 18 de la LCF. Il n’empêche, s’agissant d’un droit ou d’une obligation prévus dans la LLO (incluant la partie VII), rien ne s’oppose à ce que leur légalité (ou légitimité) puisse être autrement examinée par le Commissaire en vertu de l’article 56 de la LLO, et le cas échéant, par la Cour fédérale en vertu de l’article 77 de la LLO.
[64] Ceci dit, la nature du recours prévu à la partie X de la LLO est unique. Comme le rappelle la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Décary, dans l’arrêt Forum des maires [au paragraphe 17], pour s’assurer que la LLO « ait des dents, que les droits ou obligations qu’elle reconnaît ou impose ne demeurent pas lettres mortes, et que les membres des minorités linguistiques officielles ne soient pas condamnés à se battre sans cesse et sans garantie au seul niveau politique », le législateur a créé un « recours » devant la Cour fédérale (le tribunal) dont peut se prévaloir le commissaire lui-même (article 78) ou le plaignant (article 77). Voilà l’assise législative venant légitimer l’intervention de la Cour fédérale dans un champ où la discrétion administrative et l’action politique occupent une place de premier plan.
[65] Néanmoins, le texte du paragraphe 77(1) est clair et explicite : seules les plaintes visant « une obligation ou un droit prévus » aux articles ou parties de la LLO spécifiquement mentionnés dans cette disposition peuvent être l’objet d’un recours devant le tribunal. Dans l’arrêt Forum des maires, au paragraphe 25, on souligne que l’énumération au paragraphe 77(1) est « tout à fait compatible avec l’intention du législateur clairement exprimée ailleurs dans la Loi de ne pas assurer à chaque article ou à chaque partie de la Loi le même statut non plus que la même protection devant les tribunaux ». Et, reprenant une fois de plus, les propos du juge Décary dans l’arrêt Forum des maires, au paragraphe 27 : « Cette asymétrie de la Loi s’explique aisément quand on constate qu’elle traite aussi bien de politiques et d’engagements que de droits et d’obligations. » Et ce dernier de préciser un peu plus loin au même paragraphe : « Le législateur s’est donc exprimé avec beaucoup de prudence, de manière à ce que ne puissent être portés devant la Cour que ces litiges visant des obligations ou des droits. Cette prudence est d’autant plus justifiée que le pouvoir de réparation que confère le paragraphe 77(4) est d’une ampleur exceptionnelle et qu’on comprend aisément que le Parlement n’ait pas voulu permettre aux tribunaux de s’ingérer dans le domaine de politiques et d’engagements qui n’est habituellement pas de leur ressort. »
[66] La justiciabilité de certaines questions politiques est donc un mal consubstantiel à la défense de la démocratie, voire à la protection des droits des minorités linguistiques. La Cour fédérale exerce dans ce domaine une compétence d’ordre statutaire. Mais pas nécessairement en première ligne, car le commissaire est celui qui reçoit et enquête sur les plaintes faites en application de la LLO. Tout comme le CRTC est le forum privilégié pour les questions de radiodiffusion relevant de la LR, le commissaire constitue le forum privilégié pour toutes les questions relevant de l’application de la LLO.
[67] Il faut également rejeter tout automatisme dans l’exercice de la compétence de la Cour fédérale. Un recours en vertu de la partie X n’est pas une action ordinaire. L’intérêt public est en jeu. Le commissaire a déjà enquêté. Aussi, il ne faut pas croire que le recours prévu à la partie X de la LLO, qui a été élargi en 2005 pour inclure la partie VII, permet derechef au tribunal saisi d’une plainte validement portée en vertu de l’article 77 ou de l’article 78 d’entrer en quelque sorte dans l’arène politique et de se substituer au pouvoir politique en dictant au gouvernement ainsi qu’aux institutions fédérales quels programmes établir en vertu de l’article 41 de la LLO. Il revient exclusivement au pouvoir judiciaire de circonscrire son champ d’intervention d’une manière qui soit compatible avec l’esprit et les objectifs de la loi. Cela laisse-t-il place à une certaine discrétion judiciaire pour suspendre ses procédures ou pour refuser d’exercer sa compétence lorsqu’il estime qu’un autre organisme est mieux placé que lui pour régler la question?
[68] Je crois bien que oui. Une cour de justice a toujours discrétion pour contrôler ses procédures. Tout dépend des faits particuliers de chaque affaire. Une juste distance semble de mise ici pour les raisons qui suivent.
Application de la doctrine de forum conveniens et suspension des procédures
[69] Dans la décision interlocutoire de mai 2012, la Cour privilégie le « modèle de compétence concurrente ». En pareil cas, par analogie, la doctrine du forum (non) conveniens peut s’avérer utile pour prévenir les risques de décisions contradictoires. Or, une judiciarisation à outrance du recours prévu à la partie X de la LLO ne peut contribuer qu’à renforcer l’impression de dégénérescence que peut laisser un non-respect du principe de la séparation des pouvoirs. C’est ce qui explique l’extrême prudence de la Cour, en mai 2012, qui a décidé de suspendre les procédures afin de laisser s’exercer pleinement le processus de renouvellement des licences de radiodiffusion de la Société.
[70] Tandis que la LLO constitue une loi d’application générale, la LR cible spécifiquement l’industrie de la radiodiffusion en raison de son importance culturelle, sociale et économique. Plus précisément, l’article 3 de la LR intitulé « Politique canadienne de radiodiffusion » énonce les principes généraux et les objectifs culturels, sociaux et économiques en matière de radiodiffusion. Il n’est pas nécessaire, pour le moment, de s’y attarder. Mentionnons seulement que le Parlement voit dans le système canadien de radiodiffusion, composé d’éléments publics, privés et communautaires, un service public essentiel pour le maintien et la valorisation de l’identité nationale et de la souveraineté culturelle (alinéa 3(1)b) et sous-alinéa 3(1)d)(i) de la LR). D’autre part, le Parlement considère que « la meilleure façon d’atteindre les objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion consiste à confier la réglementation et la surveillance du système canadien de radiodiffusion à un seul organisme public autonome » (paragraphe 3(2) de la LR), en l’occurrence, le CRTC. À cet égard, ce dernier « réglemente et surveille tous les aspects du système canadien de radiodiffusion », et ce, « [s]ous réserve des autres dispositions de la [LR], ainsi que de la Loi sur la radiocommunication et des instructions qui lui sont données par le gouverneur en conseil » (paragraphe 5(1) de la LR).
[71] Or, la délivrance d’une licence de radiodiffusion a de tout temps été considérée comme l’exercice d’un pouvoir quasi législatif, sinon exécutif du gouvernement, pouvoir ici délégué à un organisme de régulation. La fonction première du CRTC est éminemment « politique » et ce dernier est certainement mieux placé que la Cour fédérale pour apprécier la qualité des moyens mis en œuvre par le radiodiffuseur public national pour s’acquitter de son mandat. Accessoirement, le CRTC peut être appelé à trancher des questions de droit, et bien que la LR soit un code complet, le CRTC a l’obligation de considérer l’application de la Constitution, de la LLO et du principe constitutionnel de protection des minorités linguistiques. Il n’y a pas un renvoi direct dans la décision de 2013 du CRTC, à la Charte, à la LLO ou au principe de protection des minorités linguistiques. Cela fait dire au commissaire que la Cour fédérale devrait lever la suspension décrétée provisoirement en mai 2012. Nous reviendrons sur cette question plus loin.
[72] Je l’ai déjà souligné plus tôt. Je ne vois aucun conflit actuel entre la LR et la LLO. Il n’empêche, d’un point de vue juridique et politique, le CRTC dit tenir compte, en pratique, des objectifs de l’article 41 de la LLO lorsqu’il rend une décision pouvant avoir un impact sur une CLOSM. Notamment, le 30 mars 2009, le CRTC a publié le Rapport à la gouverneure en conseil sur les services de radiodiffusion de langues française et anglaise dans les communautés francophones et anglophones en situation minoritaire au Canada, constatant [à la page 23] :
[...] plusieurs parties ont insisté sur la nécessité d’appliquer la Loi sur les langues officielles dans l’évaluation des demandes d’exploitation de stations de radio. Par exemple, le Commissaire aux langues officielles a recommandé que le Conseil, dans le cadre de l’examen des demandes, fasse une étude de l’incidence de ses décisions sur les communautés de langue officielle en situation minoritaire, préalablement à la prise de décision. À ce titre, le Conseil a comme pratique d’intégrer les objectifs de l’article 41 de la Loi sur les langues officielles dans la réalisation de ses activités. Il tient compte de ses obligations en vertu de cet article en prenant soin de considérer les besoins des communautés de langue officielle en situation minoritaire dans la tenue d’instances, l’élaboration de politiques et la prise de décisions, en sus des autres facteurs dont il doit tenir compte. [Non souligné dans l’original.]
[73] En particulier, le rapport en question confirme [à la page 23] :
Le Conseil retient néanmoins la proposition du Commissaire aux langues officielles de procéder à une analyse de l’incidence de ses décisions sur les [CLOSM] dans le cadre de son processus décisionnel. Le Conseil entend systématiser cette pratique afin de démontrer qu’il respecte ses obligations et d’inclure dans ses décisions la démonstration que l’ensemble des facteurs ont été considérés. [En caractère gras dans l’original.]
[74] L’intention qu’exprime le CRTC d’intégrer les objectifs de l’article 41 de la LLO dans la réalisation des activités du radiodiffuseur public est très louable. Certes le CRTC est le forum privilégié par le Parlement pour régler les questions de radiodiffusion, mais de là à faire du CRTC l’arbitre exclusif de la question du respect des droits des CLOSM, c’est un pas que je ne suis pas prêt à franchir aujourd’hui, ni le commissaire, qui est bien au fait de la complexité des questions linguistiques et désire s’assurer qu’à l’avenir, la Société collaborera à ses enquêtes. Et, il ne faut surtout pas banaliser l’importance des obligations linguistiques de la Société et du débat à ce sujet qui s’est transporté devant le CRTC depuis que la Cour a rendu sa décision interlocutoire.
[75] L’expertise dont jouit le commissaire à ce chapitre compte beaucoup. D’ailleurs, parallèlement au recours institué devant la Cour fédérale, rien n’empêchait le commissaire, en tant qu’organisme spécialisé dans les questions linguistiques, de dénoncer les coupures de 2009 et de faire part au CRTC de son opposition aux propositions de renouvellement de la Société s’il estimait qu’il n’était pas suffisamment tenu compte des obligations linguistiques, de l’esprit et des objectifs de la LLO, du principe de protection de minorités, de l’engagement du gouvernement et de l’obligation corrélative de l’article 41 de LLO, et des expectatives légitimes des CLOSM.
[76] Dans le jugement final qui suit, la Cour déclare que même si elle a compétence au sens strict en vertu de l’article 77 de la LLO, selon le modèle de la compétence concurrente, pour entendre et disposer du présent recours déposé en 2010, le CRTC constitue en vertu de la LR le forum privilégié pour débattre de l’impact des compressions budgétaires au niveau de la programmation, pour statuer sur la question de la réduction de la programmation régionale ou locale diffusée à l’antenne de CBEF Windsor, pour forcer la reprise de la diffusion d’émissions supprimées par la Société, pour prescrire un seuil minimum d’heures de production locale ou régionale, et pour prescrire tout autre remède approprié dans les circonstances, incluant l’imposition de toute obligation de consultation et de rapport au sujet des décisions et des mesures pouvant affecter les CLOSM.
Est-il opportun de lever la suspension et de reprendre les procédures à la lumière des développements survenus depuis la décision interlocutoire?
[77] Alternativement, la défenderesse m’invite à ne pas permettre aux demandeurs de poursuivre les procédures entamées en 2010, étant donné que la décision de 2013 du CRTC a un caractère déterminant et a tranché le litige, ce que contestent bien entendu les demandeurs qui désirent obtenir la levée de la suspension décrétée par la Cour en mai 2012.
[78] Dans sa décision interlocutoire, la Cour a suspendu provisoirement les procédures aux fins de permettre au CRTC de se prononcer sur la question de la réduction de la programmation régionale ou locale diffusée à l’antenne de CBEF Windsor, avant de décider s’il y a lieu de rejeter le présent recours ou bien de poursuivre l’étude des questions qui se soulèvent au mérite (paragraphe 52). Une fois que le CRTC aura rendu sa décision, la Cour « pourra alors vérifier si la question tranchée par le CRTC est essentiellement la même que celle qui est soulevée dans le présent recours judiciaire et si le processus suivi par le CRTC (qu’il ressemble ou non à la procédure du tribunal désigné en vertu de l’article 76 de la LLO) a permis aux demandeurs de présenter leur cause et de faire valoir leurs arguments (Figliola, précipité, au paragraphe 37) » (paragraphe 105).
[79] Donc, selon la décision interlocutoire, « [i]l faut donner plein effet à la volonté du Parlement que les modalités particulières de fourniture de l’offre de programmation du radiodiffuseur public national, sur l’ensemble du réseau et en région, soient d’abord et avant tout fixées par le CRTC dans le cadre du processus public d’attribution et de renouvellement des licences de la Société » (paragraphe 56). Le processus de renouvellement des licences de la Société est le forum privilégié par le Parlement pour débattre de la réduction de la programmation régionale ou locale de langue française (paragraphe 74). De plus, la Cour observe que les deux parties peuvent légitimement s’attendre à être entendues et à ce que le CRTC analyse l’incidence de ces décisions sur la CLOSM du Sud-Ouest de l’Ontario pendant le processus de renouvellement des licences (paragraphe 95). Cependant, la Cour estime que « [i]l va sans dire que les attentes et conditions de licence fixées par le CRTC doivent êtres compatibles avec toute disposition applicable de la LR et de la LLO; ce qui inclut le respect des valeurs et de l’esprit de la LR et de la LLO en matière de promotion de l’égalité des deux langues officielles et d’appui au développement des CLOSM » (paragraphe 56).
[80] Les demandeurs désirent aujourd’hui que la Cour exerce sa discrétion de manière à ordonner la reprise des procédures qui ont été suspendues en attendant la décision du CRTC. En résumé, ils prétendent : i) le CRTC n’a pas statué de façon appropriée sur le fond du litige; ii) le présent recours n’est pas théorique à la suite à la décision du CRTC; et iii) le rejet sommaire d’une demande introductive d’instance en vertu de l’article 77 de la LLO est une mesure exceptionnelle et extraordinaire. Le commissaire fait valoir à ce chapitre que le présent recours ne constitue pas un détour institutionnel qui a « pour but d’attaquer la validité d’une ordonnance en tentant d’obtenir un résultat différent devant un forum différent plutôt qu’en suivant la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prescrite » : Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422 (Figliola), au paragraphe 28.
[81] Relativement à l’objet du recours, le commissaire est d’avis que le CRTC a considéré la question de la programmation locale de CBEF Windsor uniquement dans le contexte des obligations de la Société sous la LR. Dans la même veine, l’intérêt des parties est également différent. Devant le CRTC, les plaignants ont principalement cherché à obtenir le rétablissement des émissions produites localement à Windsor, alors que le commissaire vise ici à faire clarifier et appliquer par la Cour les obligations linguistiques de la défenderesse en vertu de la partie VII de la LLO. Bien que la décision de 2013 du CRTC résolve la question du nombre d’heures de programmation locale à CBEF Windsor, la décision du CRTC n’a pas résolu la question d’application de la partie VII de la LLO et sa violation alléguée dans le cas des mesures de compression budgétaire annoncées en 2009. À tout événement, les exigences de consultation et de production de rapports maintenant imposées par le CRTC par le biais de condition de licence sont largement insuffisantes pour que la Société remplisse ses obligations en vertu de la partie VII de la LLO. Par exemple, le paragraphe 41(1) de la LLO n’impose pas une obligation de consulter les CLOSM, mais plutôt l’obligation de prendre des mesures positives pour favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement. Relativement aux questions en litige, le CRTC s’est prononcé sur des questions qui se posent en vertu de la LR, tandis que la Cour est appelée à examiner des questions sous la LLO. Au demeurant, le commissaire reprend le modèle de compétence exclusive en faveur du commissaire, modèle qui n’a pas été endossé dans la décision interlocutoire de la Cour. En somme, le CRTC n’a pas compétence pour déterminer si la Société s’est conformée à la LLO puisque ce rôle revient exclusivement au commissaire et, en vertu de l’article 77 de la LLO, à la Cour fédérale.
[82] De la même façon, les demandeurs font également valoir que le recours n’est pas théorique. Selon l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski), la Cour doit d’abord se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. Or, selon les demandeurs, le litige entre les parties perdure malgré la décision interlocutoire de la Cour fédérale et la décision de 2013 du CRTC. Cependant, même si la Cour conclut que le litige est devenu théorique, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire. Selon les demandeurs, les trois facteurs énoncés dans l’affaire Borowski sont présents : i) un contexte contradictoire, notamment la portée des obligations de la SRC selon la partie VII de la LLO; ii) l’économie des ressources judiciaires, étant donné les ressources déjà investies dans l’affaire; et iii) le rôle de la Cour dans l’élaboration du droit, spécifiquement la compétence du commissaire d’enquêter sur des plaintes à l’égard de la SRC.
[83] Finalement, par analogie, les demandeurs soutiennent qu’en vertu des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (Règles), le rejet sommaire d’une action est une mesure extraordinaire et qu’il doit être manifeste que celle-ci n’a aucune chance de succès. D’ailleurs, la Cour d’appel fédérale a rappelé dans l’affaire Norton c. Via Rail Canada Inc., 2005 CAF 205 (Norton), au paragraphe 15, qu’« [u]ne demande faite en application de l’article 77 de la LLO ne devrait pas être radiée à moins qu’il n’y a aucune possibilité que le juge qui entend cette demande accorde une réparation. » Donc, les demandeurs soutiennent que le seul cas autorisant le rejet du recours de façon sommaire c’est si la Cour décide que la compétence du CRTC est exclusive, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
[84] De façon subsidiaire, la défenderesse fait valoir que si la Cour conclut que le commissaire et le CRTC ont compétence concurrente, alors, la Cour ne devrait pas reprendre la présente instance parce que les conditions d’application de la doctrine de la préclusion (issue estoppel) découlant d’une question déjà tranchée sont rencontrées ici en l’espèce. Si l’on considère la première étape de l’affaire Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460 (Danyluk), la défenderesse soumet que : i) le CRTC a considéré toutes les questions soulevées par le commissaire dans sa demande; ii) le CRTC a rendu une décision finale; et iii) les mêmes parties étaient devant le CRTC concernant les questions en cause dans le présent litige. Relativement à la deuxième étape d’application du critère énoncé dans l’arrêt Danyluk, la défenderesse soutient que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser l’application de la préclusion, car il n’existe aucun problème d’iniquité dans les circonstances. En effet, l’audition devant le CRTC a été équitable, les parties ont eu une possibilité raisonnable de présenter leur position et les questions en litige ont été tranchées. Selon la défenderesse, le CRTC a porté une attention particulière aux intérêts et à la situation particulière des CLOSM. De fait, dans la décision de 2013, le CRTC impose des mesures concrètes qui requièrent des consultations avec les CLOSM afin de déterminer l’impact des décisions de la Société sur les CLOSM ainsi que de prendre des moyens de pallier l’impact négatif des décisions défavorables aux CLOSM. De plus, la décision de 2013 du CRTC a un caractère final et celle-ci n’a pas été attaquée par les parties à la Cour d’appel fédérale. Ordonner la reprise des procédures serait abusif et contraire à la justice dans les circonstances.
[85] Dans le jugement final qui suit, la Cour déclare qu’à cause de la décision de 2013 du CRTC, le présent recours est devenu en grande partie académique. À la lumière des développements survenus depuis la décision interlocutoire de la Cour, il n’est pas dans l’intérêt de la justice de lever la suspension des procédures ayant été décrétée provisoirement le 29 mai 2012; laquelle suspension de procédures deviendra permanente en date du jugement final. Tel que ci-après expliqué, les prétentions des demandeurs m’apparaissent non fondées en l’espèce.
[86] Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême a établi une analyse en deux volets. Premièrement, la Cour doit déterminer si les trois conditions d’application de la préclusion énoncées par le juge Dickson [plus tard juge en chef] dans l’arrêt Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248 sont réunies : i) que la même question ait déjà été tranchée; ii) que la décision judiciaire qui entraînerait l’application de la préclusion ait un caractère définitif; et iii) que les parties à la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties aux procédures au cours desquelles la préclusion est plaidée (Angle, à la page 254, cité dans l’arrêt Danyluk, au paragraphe 25). Si la réponse à la première question est affirmative, la seconde étape veut que la Cour détermine si elle devrait quand même exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’entendre l’affaire.
[87] Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême explique (au paragraphe 24) :
S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Angle, précité, p. 255, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a également fait sienne la définition plus exigeante de l’objet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. « Il ne suffira pas », a-t-il dit, « que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement. » La question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été « fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé » dans l’affaire antérieure. En d’autres termes, comme il est expliqué plus loin, la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit (« les questions ») à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure. [Non souligné dans l’original.]
[88] La Cour suprême note un plus loin (au paragraphe 54) :
L’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée signifie simplement que, dans le cas où le tribunal judiciaire ou administratif compétent a conclu, sur le fondement d’éléments de preuve ou d’admissions, à l’existence (ou à l’inexistence) d’un fait pertinent […] cette même question ne peut être débattue à nouveau dans le cadre d’une instance ultérieure opposant les mêmes parties. En d’autres termes, la préclusion vise les questions de fait, les questions de droit ainsi que les questions mixtes de fait et de droit qui sont nécessairement liées à la résolution de cette « question » dans l’instance antérieure.
[89] En 2013, dans l’arrêt Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125 (Penner), les juges Cromwell et Karakatsanis, s’exprimant au nom des juges formant la majorité, indiquent que « [l]e cadre juridique qui régit l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est énoncé dans Danyluk » et que « ce cadre n’a pas été supplanté par la jurisprudence subséquente de la Cour » (paragraphe 31). Dans les affaires Danyluk et Penner, la Cour suprême a repris sept facteurs « qui sont pertinents pour l’analyse préalable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans le contexte où un tribunal administratif s’est déjà prononcé sur la question en litige » (Penner, au paragraphe 37). Ces facteurs sont les suivants : le libellé du texte de loi accordant le pouvoir de rendre l’ordonnance administrative; l’objet de la loi; l’existence d’un droit d’appel; les garanties offertes aux parties dans le cadre de l’instance administrative; l’expertise du décideur administratif; les circonstances ayant donné naissance à l’instance administrative initiale; et le risque d’injustice. Cependant, la liste n’est pas exhaustive (Penner, au paragraphe 38).
[90] Au passage, dans l’arrêt Penner, la Cour suprême précise que l’iniquité peut se manifester de deux façons différentes (au paragraphe 39) :
Premièrement, l’iniquité de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut résulter de l’iniquité de l’instance antérieure. Deuxièmement, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure.
Dans la seconde hypothèse, la Cour suprême suggère que « lorsque les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances diffèrent grandement », il pourrait être injuste d’empêcher, sur le fondement de l’issue d’une procédure antérieure, la tenue d’une autre instance (Penner, au paragraphe 42).
[91] Premièrement, j’estime que les conditions d’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont réunies en l’espèce. Deuxièmement, après considération des facteurs énoncés dans les affaires Danulyk et Penner, il n’est pas approprié que la Cour exerce quand même son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire.
[92] Le CRTC a fait le pari, dans la décision de 2013, de ne jamais référer explicitement aux obligations linguistiques inscrites à la LLO, tout en s’assurant en pratique que les objectifs prévus à l’article 41 de la LLO aient été pris en compte dans le processus de renouvellement des licences du radiodiffuseur public national. Par exemple, au paragraphe 25 de sa décision, le Conseil note qu’il a imposé nombre de conditions diverses afin de s’assurer que la Société « renforce sa position de chef de file en tant que service pancanadien représentant tous les Canadiens et répondant aux besoins de ceux-ci, quel que soit leur lieu de résidence, dans les deux langues officielles ». Le CRTC annonce dans son sommaire qu’il « met en œuvre les mesures suivantes afin de s’assurer que les Canadiens des communautés de langue officielle en situation minoritaire soient bien desservis » (italique dans l’original; sommaire de la décision du CRTC). Spécifiquement, le Conseil considère les seuils de programmation locale proposés par la Société pour les stations exploitées dans le cadre du réseau Première Chaîne et observe qu’« aucune station exploitée au sein d’une CLOSM autre que CBEF Windsor n’offre moins de 15 heures de programmation locale au cours de chaque semaine de radiodiffusion » (paragraphe 266). En reconnaissant que « le seuil de dix heures de programmation locale n’est pas assez élevé pour desservir adéquatement la CLOSM du sud-ouest ontarien », le Conseil exige que CBEF Windsor offre un minimum de 15 heures de programmation locale par semaine pour les CLOSM de langue française dans cette région (décision, paragraphe 266 et annexe 4, paragraphe 15; voir aussi le sommaire de la décision).
[93] Il est évident ici que le CRTC a pris en considération les préoccupations des francophones desservis par CBEF Windsor et celles des CLOSM en général dans le renouvellement des licences de la Société. D’ailleurs, il mentionne expressément ce que disent à ce sujet le Comité SOS CBEF Windsor et divers intervenants (paragraphe 262) :
Les plaignants et les intervenants mettent en relief la situation unique de Windsor et soulignent que CBEF est la seule station de radio de langue française à desservir cette ville. À l’audience, SOS CBEF note que la station CBEF existe depuis 42 ans et qu’elle est importante pour la population de Windsor. Il craint que toutes les compressions effectuées par la SRC en Ontario aient été faites au détriment de CBEF. SOS CBEF note également la proximité de Windsor et des États-Unis et indique que : « Nous sommes bombardés de médias américains. Alors, juste garder une culture canadienne c’est difficile, encore plus difficile de garder une culture francophone dans notre région. »
[94] D’ailleurs, en imposant les conditions de licence, le CRTC indique avoir tenu compte des obligations de la Société en matière de langues officielles et de CLOSM et d’avoir pris des mesures positives à leur égard. Par exemple, le CRTC estime que la LR (paragraphe 26 de la décision) :
[…] enjoint la SRC à fournir aux Canadiens de la programmation qui est de qualité équivalente en anglais et en français, tout en reflétant les besoins et circonstances propres à chaque communauté de langue officielle. Ainsi, dans la présente décision, les particularités de chaque communauté de langue officielle ont fait en sorte que le Conseil adopte une approche et impose des conditions de licence qui respectent ces particularités.
[95] Également, le CRTC (paragraphe 27) :
[…] insiste surtout sur les services offerts à la population résidant dans les différentes régions du Canada, particulièrement les CLOSM. La [LR] prévoit que la SRC doit refléter et desservir les régions du Canada, ainsi que les CLOSM de langues anglaise et française à travers le pays. Par son approche, le Conseil tente de reconnaître les besoins et les problèmes particuliers des CLOSM de langues anglaise et française. Le Conseil a énoncé des mesures spécifiques à l’égard des CLOSM tout au long de la présente décision.
[96] Le Conseil impose également deux autres conditions de licences pertinentes : d’abord, le CRTR prescrit, pour la première fois, que la Société « doit organiser au moins tous les deux ans des consultations officielles avec les [CLOSM] de chacune des régions de l’Atlantique, de l’Ontario et de l’Ouest canadien, du Nord et du Québec afin de discuter des enjeux qui influencent leur essor et leur vitalité » (annexe 2, paragraphe 1). De plus, la Société « doit faire rapport annuellement sur les consultations tenues au cours de l’année et démontrer comment le processus décisionnel de la SRC a tenu compte de la rétroaction associée à ces consultations » (annexe 2, paragraphe 1). Le Conseil note qu’il est « essentiel que la SRC consulte les porte-paroles des CLOSM pour que la programmation de tous ses services réponde aux circonstances et besoins particuliers de ces CLOSM, tel qu’énoncé à l’article 3(1)m)iv) de la Loi » (paragraphe 354). Il observe que bien que la Société « ait pris des engagements à cet égard pour sa télévision de langue française, le Conseil est d’avis que des consultations devraient être exigées par condition de licence pour tous les services de la SRC » (paragraphe 354).
[97] Ensuite, le Conseil exige que la Société dépose « un rapport annuel portant sur le résultat de sondages sur la perception de l’auditoire de langue française des [CLOSM] sur la façon dont la programmation des services de télévision et de radio de langue française de la Société reflète les CLOSM » (annexe 4, paragraphe 9). Il crée également une obligation équivalente pour la langue anglaise des CLOSM (annexe 4, paragraphe 10).
[98] Même si le CRTC ne s’est pas formellement prononcé dans sa décision de 2013 sur la question de savoir si la Société a manqué, durant la dernière période de licence, à toute obligation positive de consultation et d’analyse d’impact de sa décision, il est clair, que d’une manière prospective, en imposant pour la première fois à la Société, une obligation générale de consultation et de rapport périodiques aux CLOSM, et en prescrivant un minimum d’heures de programmation locale dans les stations de radio francophones hors Québec, le CRTC a désavoué les compressions budgétaires dans les régions qui ont été dénoncées par les intervenants.
[99] En outre, la situation particulière de la CLOSM dans le Sud-Ouest de l’Ontario n’a pas été épargnée. Le CRTC souligne que (paragraphe 264) :
[…] le Commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, a noté que, selon une enquête menée par le commissariat, la décision de la SRC de réduire la programmation locale à Windsor a eu une incidence négative sur la communauté francophone de la région, une communauté déjà fragile, puisque la programmation locale offerte par la station ne respectait plus les besoins de cette communauté. M. Fraser a également fait valoir que la façon dont la SRC a réduit la programmation locale à Windsor a contrevenu aux principes énoncés dans la Loi, qui indiquent que la programmation de la SRC doit être offerte en anglais et en français, de manière à refléter la situation et les besoins particuliers des deux collectivités de langue officielle, y compris ceux des minorités de l’une ou l’autre langue.
[100] Lors des audiences publiques devant le CRTC, la Société a voulu faire amende honorable à l’égard des CLOSM, lorsqu’elle est revenue en réplique et a bonifié sa proposition de renouvellement de licence. À ce moment-là, la Société a proposé au CRTC d’augmenter la production locale de CBEF Windsor à 10 heures par semaine et à tenir des assemblées publiques aux 2 ans dans les régions où il y a des groupes minoritaires au cours desquelles elle présenterait ses initiatives et ferait rapport des résultats obtenus aux CLOSM. Voilà un bel exemple d’un processus quasi législatif permettant à toute partie intéressée de faire valoir son point de vue, et ce, dans un cadre évolutif où les positions ne sont pas figées comme c’est le cas lorsque le processus a été judiciarisé. La solution qu’apporte au litige le CRTC m’apparaît équitable et conforme aux objectifs de la LLO. Dans le cas présent, c’est une considération qui pèse beaucoup dans la décision que prend aujourd’hui la Cour de ne pas lever la suspension aux fins de permettre aux demandeurs de continuer le présent recours en vertu de la partie X de la LLO contre la Société.
[101] Faut-il le rappeler, l’approche qui a été prise par la Cour dans sa décision interlocutoire de mai 2012 est purement pragmatique. Le pouvoir de la Cour, à l’article 77 de la LLO, en est essentiellement un de « réparation ». La Cour n’est pas là pour enquêter en première ligne sur tout manquement allégué d’une institution fédérale à son obligation de prendre des mesures positives. Les dénonciations quant aux effets préjudiciables des coupures budgétaires de 2009 de la Société sur les CLOSM ont déjà été faites en temps opportun par le commissaire à la suite d’une enquête approfondie. Le commissaire voudrait aujourd’hui que la Cour fédérale profite du présent recours pour examiner dans un cadre global la portée des obligations linguistiques de la Société à l’égard des CLOSM.
[102] À mon humble avis, ce serait répéter ce qui a déjà été fait devant le CRTC. Toutes les parties ont eu une possibilité raisonnable de présenter leur position. La décision du CRTC a été prise au terme d’une instance composée d’une audience publique tenue du 19 au 30 novembre 2012 et d’une consultation en ligne en juin et juillet 2011. Le CRTC a reçu plus de 8 000 interventions lors de l’audience publique, incluant le commissaire ainsi que 13 groupes et organisations qui ont discuté de l’importance de la Société pour les CLOSM y compris le Comité SOS CBEF, une coalition de citoyens de la région de Windsor créée pour contester la baisse de programmation locale de CBEF. Voir, par exemple, les interventions du Comité : (8 juillet 2011), dossier du CRTC, tome 8, onglet F-43, pages 2502 à 2507), (4 et 5 octobre 2012), tome 13, onglet F-153, pages 4282 à 4293; la présentation du Comité : (27 novembre 2012), tome 19, onglet H-19 et les observations écrites finales : (11 décembre 2012), tome 23, onglet K-10. Pour la présentation du commissaire, voir : (27 novembre 2013), tome 18, onglet H-11. La consultation en ligne a également suscité des milliers de commentaires.
[103] Le CRTC note dans la décision de 2013 qu’il a reçu « des commentaires à l’égard des demandes de renouvellement de licences de la SRC et sur certaines propositions précises de la SRC. Ces interventions abordent une variété de sujets, y compris : […] la nécessité pour la programmation de la SRC […] de tenir compte de toutes les régions du Canada, ainsi que des communautés de langue officielle en situation minoritaire » (paragraphe 6). Dans ses prétentions écrites devant la Cour, la défenderesse identifie 184 interventions touchant « à la question de la dualité linguistique, la culture francophone, les CLOSM, l’importance des services de CBC/Radio-Canada pour les communautés francophones et anglophones minoritaires, l’égalité entre les services offerts aux francophones et anglophones ou la visibilité qu’offre CBC/Radio-Canada aux CLOSM et leurs activités ». Par exemple, le docteur Amellal et Nicole Larocque sont intervenus en juillet 2011 et octobre 2012, au nom du Comité SOS CBEF, demandant au CRTC d’obliger la Société à rétablir les émissions produites localement à CBEF, soit 36,5 heures d’émissions produites localement par semaine, qui existaient dans le cadre de la décision du CRTC 2001-529 [Société Radio-Canada] (Intervention du Comité SOS CBEF, tome 8, onglet F-43 et tome 13, onglet F-153). La question du rétablissement des heures de programmation locale est définitivement réglée aujourd’hui.
[104] Les demandeurs conviennent que les autres remèdes généraux qu’ils recherchent encore de la Cour sont essentiellement de nature systémique. Il est vrai que le commissaire désire toujours obtenir l’émission d’une ordonnance obligeant la Société à revoir sa décision visant CBEF Windsor à lumière de ses obligations en vertu de l’article 41 de la LLO, mais il est clair que la Société avait déjà accepté d’augmenter le niveau de programmation locale de la station CBEF Windsor avant la décision de 2013 du CRTC, et que depuis celle-ci, la Société est contrainte, par condition de licence, à diffuser au moins 15 heures de production locale. S’agissant de prendre les moyens nécessaires pour pallier l’impact négatif des coupures de 2009 sur les CLOSM, le commissaire voudrait qu’à l’avenir la Cour ordonne à la Société de mettre en place des mécanismes qui lui permettent de consulter les CLOSM qui pourraient être affectées par une décision à l’étape initiale du processus décisionnel. La question de consultation est au cœur de la décision du CRTC, qui a cependant choisi de ne pas imposer formellement un droit de consultation préalable. Il n’empêche, le CRTC impose déjà une obligation de consultation et de rapport périodiques.
[105] Enfin, l’avis de demande modifié laisse discrétion à la Cour d’accorder « toute autre réparation que la Cour estimera convenable et juste ». À l’audience de juin 2014, le procureur du docteur Karim Amellal a laissé entendre que ceci pourrait permettre à la Cour d’accorder des dommages-intérêts à l’ensemble des membres de la CLOSM du Sud-Ouest de l’Ontario. Tant la Cour que les autres procureurs au dossier ont été stupéfaits par cette suggestion très tardive. Les allégués actuels dans les procédures à la Cour ne permettent certainement pas au demandeur docteur Amellal de faire une demande de dommages-intérêts. Je conviens avec le procureur de la défenderesse que la Cour doit exercer sa discrétion pour empêcher un abus de procédure. Qu’il s’agisse de dommages compensatoires ou de dommages punitifs, la Cour n’accorde jamais des dommages de manière automatique. Il faut une preuve et des motifs sérieux pour ce faire. Des allégués spécifiques sur la violation d’une obligation particulière, sur l’existence d’un lien causal, sur la nature et l’ampleur des dommages prétendument subis par tout demandeur doivent se retrouver dans les procédures. À ce stade très avancé des procédures, la Cour n’est pas disposée à transformer la présente demande en un recours collectif et à autoriser le docteur Amellal à agir comme représentant d’un groupe non encore défini de personnes.
[106] Le procureur du commissaire fait état du fait qu’il a l’expectative légitime de compléter les interrogatoires des représentants de la Société. Il faut savoir distinguer l’essentiel du faux-semblant ou de l’accessoire. La poursuite des interrogatoires des représentants de la Société n’est pas une fin en soi. Peu importe les décisions interlocutoires qui ont été rendues en 2011 par la protonotaire Tabib, le chemin préférable qui doit être tracé par la Cour en 2014 ne dépend pas seulement de la pertinence des questions que le commissaire désire poser aux représentants de la Société, mais de la question de savoir si les fins de la justice seront mieux poursuivies en ordonnant la levée de la suspension et en permettant la poursuite du présent recours. Les procureurs du commissaire ont offert bien peu de réponses aux questions légitimes de la Cour, sinon que de rappeler que la mémoire est oublieuse et qu’il faut interroger le plus tôt possible les représentants de la Société car les faits pertinents remontent à 2009. Il ressort à l’évidence que sans plan précis, sans objectif légitime, l’exercice proposé ne mène aujourd’hui nulle part et qu’il doit être arrêté pour ne pas déboucher sur un bagout testimonial qui ne sera d’aucune utilité véritable aujourd’hui.
[107] Je conviens avec la défenderesse que la décision de 2013 du CRTC a maintenant un caractère définitif et déterminant en l’espèce; celle-ci n’ayant pas fait l’objet d’un appel ou d’un contrôle judiciaire à la Cour d’appel fédérale. De plus, les parties devant cette Cour sont les mêmes que lors des audiences devant le CRTC. Force est de conclure que le présent recours est en grande partie devenu académique. La plupart des questions en litige ont été résolues par le CRTC, notamment, le nombre d’heures minimal de programmation locale que CBEF Windsor doit offrir et l’obligation de la Société de consulter et déterminer l’impact de ses décisions sur les CLOSM. En renouvelant les licences de la Société, le CRTC n’a pas traité des questions de compétence et l’assujettissement de la Société à la LLO qui avaient déjà été traitées dans la décision interlocutoire de la Cour, et qui feront maintenant l’objet d’un jugement final de cette Cour. D’ailleurs, le CRTC prend la peine de noter que « la Cour fédérale a rendu une décision provisoire qui rejetait le modèle de compétence exclusive proposé par la SRC et approuvait le modèle de compétence concurrente de la Cour fédérale et du Conseil » (décision, au paragraphe 260).
[108] En terminant, la décision de 2013 du CRTC reconnaît explicitement que « Windsor a l’un des taux d’assimilation les plus élevés de francophones parmi les CLOSM de langue française au Canada » (paragraphe 263). Dès lors, on ne sera pas surpris que dans le Rapport du Comité sénatorial, on ait tenu à souligner que « [l]’attention accordée aux communautés de langue officielle en situation minoritaire dans cette décision est importante. Il semble qu’une bonne partie du message livré par ces communautés lors des audiences publiques du CRTC ait été entendu » (page 18). Reste à savoir si, dans le futur, la société se conformera à la lettre et à l’esprit des engagements qu’elle dit maintenant avoir pris à l’égard des CLOSM.
Conclusion
[109] Dans le jugement qui suit, la Cour se prononce, de façon finale, sur les questions de compétence et d’application de la LLO et de la LR, alors que dans l’exercice de sa discrétion, la Cour refuse de lever la suspension des procédures, laquelle deviendra permanente en date de ce jour. Les procureurs conviennent que, peu importe le résultat, il n’est pas opportun d’accorder des frais à une ou l’autre des parties.
JUGEMENT
LA COUR ADJUGE, DÉCLARE ET ORDONNE :
1. La Société Radio-Canada/Canadian Broadcasting Corporation (Société) est assujettie à la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 (LLO), notamment à la partie VII (articles 41 à 45). Elle a l’obligation de prendre des mesures positives pour favoriser l’épanouissement et appuyer le développement des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) en vertu de la partie VII de la LLO, notamment l’article 41, qui impose également l’obligation d’agir de façon à ne pas nuire au développement et à l’épanouissement des minorités anglophones et francophones du Canada;
2. Le commissaire aux langues officielles (commissaire) a la compétence d’enquêter sur les plaintes déposées à l’encontre de la Société en vertu de la LLO, notamment la partie VII et en particulier, au sujet des impacts négatifs sur la CLOSM du Sud-Ouest de l’Ontario qu’a pu avoir la décision de la Société de procéder en 2009 à d’importantes compressions budgétaires visant notamment la station de radio CBEF 540 de Windsor (CBEF Windsor);
3. Bien que la Cour fédérale ait compétence au sens strict en vertu de l’article 77 de la LLO, selon le modèle de la compétence concurrente, pour entendre et disposer du présent recours déposé en 2010, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) constitue en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11 (LR) le forum privilégié pour débattre de l’impact des compressions budgétaires au niveau de la programmation, pour statuer sur la question de la réduction de la programmation régionale ou locale diffusée à l’antenne de CBEF Windsor, pour forcer la reprise de la diffusion d’émissions supprimées par la Société, pour prescrire un seuil minimum d’heures de production locale ou régionale, et pour prescrire tout autre remède approprié dans les circonstances, incluant l’imposition de toute obligation de consultation et de rapport au sujet des décisions et des mesures pouvant affecter les CLOSM;
4. À cause de la décision du 28 mai 2013 renouvelant les licences de radiodiffusion des services de programmation de la Société pour une période de cinq ans, du 1er septembre 2013 au 31 août 2018, incluant CBEF Windsor et ses émetteurs : décision de radiodiffusion CRTC 2013-263 et ordonnances de radiodiffusion CRTC 2013-264 et 2013-265 (décision de 2013 du CRTC), le présent recours est devenu en grande partie académique. À la lumière des développements survenus depuis la décision interlocutoire de la Cour, il n’est pas dans l’intérêt de la justice de lever la suspension des procédures ayant été décrétée provisoirement le 29 mai 2012; laquelle suspension de procédures deviendra permanente en date de ce jour;
5. La Cour rejette autrement la demande en rejet sommaire du présent recours formulée par la défenderesse et la demande de reprise des procédures formulées par les demandeurs;
6. Le tout, sans frais.