A-121-01
2002 CAF 97
Bering Trawlers Ltd., propriétaire du navire «Mys Chikhacheva» (appelante)
c.
Richardson International, Ltd. (intimée)
Répertorié: Richardson International, Ltd. c. Mys Chikhacheva (Le) (C.A.)
Cour d'appel, juges Strayer, Sharlow et Malone J.C.A. --Vancouver, 5 mars; Ottawa, 22 mars 2002.
Droit maritime -- Privilèges et hypothèques -- Le navire Mys Chikhacheva a été saisi par l'intimée en vertu d'un mandat découlant d'un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires -- L'intimée exploite une entreprise qui consiste à acheter et à commercialiser des produits du poisson à l'échelle mondiale -- Elle a prêté de l'argent à une société russe (Starodubskoe) aux fins de la remise en état du navire-usine Yuzhnie Kurily -- Les dépenses engagées par l'intimée au bénéfice de Starodubskoe ont donné lieu au privilège maritime en cause -- Le fait de ne pas avoir grevé le navire saisi d'une hypothèque ne fait pas échec au privilège maritime, sauf si celui-ci a fait l'objet d'une renonciation expresse dans le contrat en question -- L'intimée n'a pas renoncé au privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires.
Conflit de lois -- L'intimée a obtenu un jugement par défaut contre une société russe devant une Cour américaine pour frais impayés, mais n'a pu recouvrer le montant accordé par jugement -- Il s'agit de déterminer le droit applicable au contrat en ce qui concerne les approvisionnements nécessaires -- Il incombe à l'intimée de prouver que le droit américain s'appliquait -- Le juge de première instance a conclu que le droit applicable au contrat est le droit américain -- Il n'y a pas lieu de modifier cette conclusion -- La Cour doit déterminer le système de droit avec lequel le contrat a son lien le plus étroit et le plus important -- Le facteur le plus convaincant est de la clause d'arbitrage dans le contrat de commercialisation -- La clause révèle la volonté implicite des parties de voir le droit américain s'appliquer -- Le droit maritime américain empêche l'application des clauses de compensation.
Pratique -- Actes de procédure -- Modifications -- L'intimée a cherché à modifier sa réclamation fondée sur un privilège maritime au stade ultime de l'action -- Le juge de première instance a accueilli la requête en modification en vertu de la règle 75(1), l'appelante n'ayant pas réussi a établir qu'elle subirait un préjudice -- La modification doit servir les intérêts de la justice -- L'ajout de ces factures était une simple modification numérique au montant du privilège, modification qui servait les intérêts de la justice et ne causait pas de préjudice à l'autre partie.
Appel d'une décision de la Section de première instance portant que l'appelante, Bering Trawlers Ltd., était propriétaire du navire Mys Chikhacheva, que le droit applicable au contrat en ce qui concerne les approvisionne-ments nécessaires était le droit américain, et que l'intimée avait droit à un privilège maritime et à un jugement contre le navire. L'intimée Richardson International, Ltd. est constituée sous le régime des lois de l'État de Washington et exploite une entreprise dont les activités consistent à acheter et à commercialiser des produits du poisson à l'échelle mondiale. Au fur et à mesure que son entreprise prenait de l'expansion, elle a commencé à étudier la possibilité d'établir des relations commerciales avec les pêcheurs russes. À la fin de l'année 1994, Lynn Richardson, présidente-directrice générale de Richardson, a été présentée au directeur général de Starodubskoe, société constituée en vertu des lois russes, qui exploitait 15 bateaux de pêche, notamment le Yuzhnie Kurily, un navire-usine de traitement, et deux chalutiers, le Mys Chikhacheva et le Mys Slepikovskogo. Richardson a accepté de prêter jusqu'à concurrence de 4 000 000 $US à Starodubskoe aux fins de la remise en état du Yuzhnie Kurily. Cette entente a été consignée dans un ensemble de contrats (l'entente de garantie globale) comprenant une hypothèque grevant le Yuzhnie Kurily, un billet, un contrat de commercialisation et un addenda joint à chacun de ces documents. Les dépenses engagées par Richardson au bénéfice de Starodubskoe ont donné lieu au privilège maritime en cause. En septembre 1996, Starodubskoe a signé une reconnaissance de «dette globale» en faveur de Richardson, d'un montant de 1 828 728,40 $US, mais ce montant n'a jamais été remboursé. À la suite de la saisie du Mys Chikhacheva, Richardson a obtenu un jugement par défaut contre Starodubskoe, mais n'a pu recouvrer le montant accordé par jugement. Le juge Dubé, siégeant en première instance, a conclu que Bering était le propriétaire du Mys Chikhacheva, mais que le privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires détenu par Richardson, d'un montant de 336 969,84 $US, était néanmoins valide compte tenu du fait que Starodubskoe était un affréteur coque nue de ce navire. Il s'agissait 1) de déterminer le droit applicable au contrat, 2) de décider si Richardson avait renoncé à son droit à un privilège maritime à l'égard du Mys Chikhacheva, 3) de décider si les frais se rapportant aux provisions et services fournis pouvaient être déduits de la valeur des transbordements de poisson et 4) d'établir le calcul du montant total du privilège.
Arrêt: l'appel est rejeté.
1) Richardson a fait valoir que le droit applicable au contrat était le droit américain, mais il lui incombait de prouver que ce droit s'appliquait. La conclusion tirée par le juge de première instance quant au droit applicable au contrat doit, à l'instar d'une conclusion de fait, faire l'objet d'un degré élevé de retenue judiciaire. Pour établir le droit applicable au contrat, le tribunal détermine le système de droit avec lequel le contrat a son lien le plus étroit et le plus important. Le juge de première instance a conclu que les parties avaient effectivement désigné le droit américain de façon expresse à la clause 27 de l'hypothèque. Il a ainsi tenu compte à bon droit de l'ensemble de la relation contractuelle existant entre Richardson et Starodubskoe. L'addenda au contrat de commercialisation accordait une garantie à Richardson sur toute la production des trois navires jusqu'au remboursement complet du prêt de remise en état. Le juge Dubé a eu raison de se fonder sur l'ensemble du contexte factuel dans lequel s'est inscrite la relation entre Richardson et Starodubskoe. Comme le contrat de commercialisation ne contenait aucun choix exprès quant au droit applicable, il fallait déterminer le système de droit avec lequel il a son lien le plus étroit et le plus important. Le facteur le plus convaincant tient à la présence de la clause d'arbitrage dans le contrat de commercialisation. Cette clause révèle la volonté implicite des parties de voir le droit américain s'appliquer. Bien qu'elle ne soit pas déterminante, la clause d'arbitrage est très convaincante. Même si le contrat a été conclu en Russie et que son exécution devait avoir lieu, au moins en partie, en Russie, le droit applicable était, implicitement, le droit américain.
2) Le juge de première instance a conclu que Richardson n'avait pas renoncé au privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires. Le fait de ne pas avoir grevé le Mys Chikhacheva d'une hypothèque ne fait pas échec au privilège maritime, sauf si celui-ci a fait l'objet d'une renonciation expresse dans le contrat en question. Comme les droits à un privilège maritime de Richardson sont préservés, même en ce qui concerne le navire hypothéqué Yuzhnie Kurily, à plus forte raison, Richardson ne doit pas avoir renoncé au droit de grever d'un privilège les navires non hypothéqués comme le Mys Chikhacheva. Le juge Dubé a eu raison de conclure qu'aucune renonciation n'était intervenue, compte tenu de la forte présomption qui existe à l'encontre d'une telle renonciation en droit américain.
3) On a affirmé que Richardson avait une obligation contractuelle de déduire les frais se rapportant aux provisions et services fournis à Starodubskoe de la valeur des transbordements de poisson effectués par Starodubskoe en faveur de Richardson. La compensation ne peut s'opérer tant qu'un montant n'est pas vraiment «dû» à Starodubskoe, situation qui ne peut se présenter que lorsque celle-ci a rempli ses obligations en vertu de l'addenda et remboursé le prêt en totalité. L'application des clauses de compensation était assujettie à la formulation utilisée dans l'addenda au contrat de commercialisation. Le privilège se rapportant aux approvisionnements nécessaires se classait au premier rang, et les clauses de compensation contenues dans le contrat de commercialisation ne font pas en sorte d'accorder un premier rang devant le privilège de Richardson en termes d'allocation des montants, comme c'est le cas entre plusieurs dettes. Compte tenu de l'addenda au contrat de commercialisation et de la conclusion du juge de première instance que le droit maritime américain empêche l'application des clauses de compensation, l'argument de l'appelante sur la question de la compensation doit être rejeté.
4) En vertu de la règle 75 des Règles de la Cour fédérale (1998), la Cour peut autoriser une partie à modifier un document si ces modifications sont faites à des conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties. En l'espèce, Richardson a cherché à modifier sa réclamation fondée sur un privilège maritime au stade ultime de l'action, soit juste avant de présenter ses conclusions finales. Le juge de première instance a accueilli la requête en modification en vertu du paragraphe 75(1), l'appelante n'ayant pas réussi a établir qu'elle subirait un préjudice. Une modification devrait être autorisée à tout stade de l'action si elle sert les intérêts de la justice. L'ajout de ces factures était une simple modification numérique au montant du privilège, modification qui a été expressément autorisée par la présente Cour dans Meyer c. Canada, au motif que de telles modifications servent les intérêts de la justice et ne peuvent avoir pour effet de causer un préjudice significatif à l'autre partie. La décision du juge de première instance a accordé suffisamment d'importance à toutes les circonstances pertinentes; elle était de nature discrétionnaire et, en l'absence d'une erreur de droit manifeste, on doit donc faire preuve d'une grande retenue à son égard.
lois et règlements
Règlement d'Arbitrage de la CNUDCI. Doc. off. AG NU, 15 décembre 1976, règle 33.
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 75. |
Ship Mortgage Act, 1920, 46 U.S.C. § 31301(4) (1944). |
jurisprudence
décisions appliquées:
Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le) (1992), 150 N.R. 149 (C.A.F.); Tomkinson v. First Pennsylvania Banking and Trust Co., [1961] A.C. 1007 (H.L.); Imperial Life Assurance Co. of Canada v. Colmenares, [1967] R.C.S. 443; (1967), 62 D.L.R. (2d) 138; [1967] I.L.R. 180; Compagnie Tunisienne de Navigation S.A. v. Compagnie d'Armement Maritime S.A., [1971] A.C. 572 (H.L.); Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3; [1993] 2 C.T.C. 213; (1993), 93 DTC 5357; 157 N.R. 380 (C.A.).
décision examinée:
Cie pétrolière impériale Ltée c. Petromar Inc., [2002] 3 C.F. 190; (2001), 209 D.L.R. (4th) 158; 283 N.R. 182 (C.A.).
décisions citées:
Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199; (1989), 99 N.R. 42 (C.A.); Fernandez c. «Mercury Bell» (Le), [1986] 3 C.F. 454; (1986), 27 D.L.R. (4th) 641; 66 N.R. 361 (C.A.); Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129; (1998), 161 D.L.R. (4th) 1; 80 C.P.R. (3d) 321; Newport News Shipbuilding and Dry Dock Co. v. S.S. Independence, 872 F.Supp. 262 (E.D. Va. 1994); Meyer c. Canada (1985), 62 N.R. 70 (C.A.F.); Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394; (1994), 116 D.L.R. (4th) 61; 22 Admin. L.R. (2d) 79; 21 C.R.R. (2d) 236; 24 Imm. L.R. (2d) 117; 167 N.R. 282; 72 O.A.C. 348.
doctrine
Castel, J.-G. Canadian Conflict of Laws, 3rd ed. Toronto: Butterworths, 1994.
Tetley, William. Maritime Liens and Claims, 2nd ed. Montréal: International Shipping Publications, 1998.
APPEL d'une décision de la Section de première instance ([2001] 3 C.F. 41; (2001), 200 F.T.R. 76) statuant que l'appelante, Bering Trawlers Ltd., était propriétaire du navire Mys Chikhacheva, que le droit applicable au contrat en ce qui concerne les approvisionnements nécessaires était le droit américain et que l'intimée, Richardson International, Ltd., avait droit à un privilège maritime et à un jugement contre le navire. Appel rejeté.
ont comparu:
Peter G. Bernard, c.r., et Andrew Mayer pour l'appelante.
David F. McEwen et Gregory G. Blue pour l'intimée.
avocats inscrits au dossier:
Campney & Murphy, Vancouver, pour l'appelante.
McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge Malone, J.C.A.: Il s'agit de l'appel d'un jugement rendu par le juge Dubé (le juge de première instance) le 2 février 2001 [[2001] 3 C.F. 41], tel qu'il a été modifié le 20 février 2001. Richardson International, Ltd. (Richardson) a saisi le navire Mys Chikhacheva, propriété de Bering Trawlers Ltd. (Bering), à Nanaimo (Colombie-Britannique) le 13 octobre 1998, en vertu d'un mandat découlant d'un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires. Le juge de première instance a statué que Bering était le propriétaire du navire, que le droit applicable au contrat en ce qui concerne les approvisionnements nécessaires était le droit américain, et que Richardson avait droit à un privilège maritime et à un jugement contre le navire.
[2]Le privilège maritime a été défini comme étant un droit garanti propre au droit maritime. Il s'agit d'un privilège qui grève un navire, qui y est rattaché et qui a priorité sans qu'une mesure judiciaire, la constitution d'un acte ou un enregistrement ne soient nécessaires. Ce privilège est transféré avec le navire lorsque celui-ci est vendu à un autre propriétaire, qui ne connaît peut-être pas l'existence du privilège. En ce sens, le privilège maritime est un privilège secret qui n'a pas d'équivalent en common law; il correspond davantage à la notion de «priorité» du droit civil et de la lex mercatoria (voir Tetley, Maritime Liens and Claims, 2e éd. (Montréal: International Shipping Publications, 1998), aux pages 59 à 60).
[3]Les privilèges maritimes se rapportant aux approvisionnements nécessaires ne sont pas reconnus en droit canadien (voir Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199 (C.A.)), mais ils existent en droit maritime américain. De façon générale, un privilège sur les approvisionnements nécessaires prend naissance lorsqu'un fournisseur, sur l'ordre du propriétaire ou d'une personne autorisée par celui-ci, fournit à un navire un bien ou un service raisonnablement nécessaire à son bon fonctionnement. Ces biens et services comprennent explicitement les réparations, les provisions fournies, le remorquage et l'accès à une cale sèche ou à un slip de carénage: [Ship Mortgage Act, 1920] 46 U.S.C. § 31301(4) (1994). À cette liste la jurisprudence a ajouté tous les biens et services raisonnablement nécessaires au bon fonctionnement du navire.
LES FAITS
[4]Afin de trancher le présent appel, il est essentiel de comprendre en détail les faits tels qu'ils ont été établis par le juge de première instance.
[5]Société constituée sous le régime des lois de l'État de Washington, l'un des États-Unis d'Amérique, Richardson exploite une entreprise dont les activités consistent à acheter et à commercialiser des produits du poisson à l'échelle mondiale. Dès 1988-1989, Richardson a commencé à acheter du poisson de la flotte de pêche polonaise naviguant dans la mer d'Okhotsk. En 1989-1990, Lynn Richardson, présidente-directrice générale de Richardson, s'est rendue à Moscou et à Vladivostok pour mettre sur pied un soutien logistique aux pêcheurs polonais. Plus tard, Richardson a commencé à prendre des contacts avec des entreprises de pêche russes d'Extrême-Orient, dont certaines étaient des entrepri-ses collectives initialement établies à l'époque soviétique.
[6]Au fur et à mesure que son entreprise prenait de l'expansion, Richardson a commencé à étudier la possibilité d'établir des relations commerciales avec les pêcheurs russes, espérant trouver une entreprise de pêche russe possédant un navire de traitement capable de produire des produits du poisson en quantité et en qualité suffisantes pour correspondre à ses normes. En échange des droits de commercialisation de ces produits, Richardson avait l'intention de fournir à cette entreprise des services de gestion ou de financement relativement à l'amélioration ou à l'exploitation du navire, ou les deux.
[7]Bering est propriétaire du navire Mys Chikhacheva, objet du présent litige, et appartient elle-même au Syndicat des coopératives de pêche de Sakhaline (le syndicat). Le syndicat compte environ 10 000 membres, dont ZAO RPK Starodubskoe (Starodubskoe), société constituée en vertu des lois russes, et englobe également plusieurs organisations, dont Bering. Le syndicat exerce des activités générales de commercialisation, fournit des conseils techniques au sujet du fonctionnement des navires ainsi que des conseils juridiques et assure la liaison avec l'État.
[8]À la fin de l'année 1994, Mme Richardson a été présentée à V. Moukhin, directeur général de Starodubskoe, qui exploitait 15 bateaux de pêche, notamment le Yuzhnie Kurily, un navire-usine de traitement, et deux chalutiers, le Mys Chikhacheva et le Mys Slepikovskogo. En janvier 1995, Mme Richardson est retournée en Russie et on lui a montré les certificats de propriété des trois navires indiquant que ceux-ci appartenaient tous à Kotovsky, nom sous lequel Starodubskoe était autrefois connue. M. Moukhin a remis à Mme Richardson une copie d'un document officiel faisant état du changement de nom de Kotovsky à Starodubskoe, ainsi qu'une traduction anglaise.
[9]Richardson a accepté de prêter jusqu'à concurrence de 4 000 000 $US à Starodubskoe (le prêt de remise en état) aux fins de la remise en état du Yuzhnie Kurily pour que ce navire puisse traiter les produits du poisson conformément aux normes tant de l'Amérique du Nord que de l'Europe de l'Ouest. Richardson devait détenir le droit exclusif de commercialiser les produits des trois navires tant que la dette relative à la transformation du Yuzhnie Kurily n'était pas remboursée et, par la suite, tant que l'entente n'était pas résiliée par l'une ou l'autre partie. Cette entente a été consignée dans un ensemble de contrats (l'entente de garantie globale) rédigés en anglais et en russe en octobre 1995, comprenant une hypothèque grevant le Yuzhnie Kurily, un billet, un contrat de commercialisation et un addenda joint à chacun de ces documents.
[10]Richardson n'avait pas l'intention de tirer profit du prêt séparément de ses autres transactions avec Starodubskoe. Richardson a emprunté des fonds au taux préférentiel de la U.S. Bank of Washington majoré de 1,5 %, puis a prêté ces fonds à Starodubskoe au même taux. Le billet stipulait que toutes les sommes à payer en vertu de l'hypothèque et du billet devaient l'être en argent américain à l'adresse de Richardson, à Bellevue (Washington).
[11]Les contrats constituant l'entente de garantie globale ont d'abord été rédigés par les avocats américains de Richardson, mais ont ensuite été modifiés par le personnel non juriste de Starodubskoe et Richardson au fil des concessions mutuelles faites dans le cadre de leurs négociations. La réponse à la question de savoir s'il existe un privilège maritime dans le présent appel se trouve dans certaines dispositions de ces contrats. Par exemple:
a. Une hypothèque grevant le Yuznhie Kurily consentie à Richardson par Starodubskoe (l'hypothèque), dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit:
[traduction]
PRÉAMBULE
[. . .]
B. Prêt. Le créancier hypothécaire [Richardson] consent au propriétaire [Starodubskoe] un prêt jusqu'à concurrence de [4 000 000 $US] (le prêt), lequel est constaté par un billet en date de ce jour (le billet). Le prêt pourra être décaissé au moyen d'une ou de plusieurs avances, pourra faire l'objet d'un remboursement et d'un décaissement subséquent, et pourra être d'un montant inférieur à celui indiqué ci-dessus, mais, dans tous les cas, le prêt sera constaté par le billet.
C. But de l'hypothèque. La présente hypothèque a pour but de garantir les intérêts du créancier hypothécaire en vertu du billet et à l'égard du prêt [. . .]
ENGAGEMENTS, TERMES ET CONDITIONS
1. Promesse de se conformer. Le propriétaire s'engage à payer la dette constatée par le billet, le prêt et la présente hypothèque, en capital et intérêt, et s'engage à observer, exécuter et se conformer à tous les engagements, termes et conditions, exprès ou implicites, stipulés dans le billet et dans la présente hypothèque. Le billet est incorporé à la présente hypothèque par renvoi. En cas de conflit ou de divergence entre la présente hypothèque et le billet, les termes du billet prévaudront.
[. . .]
4. Perfection de l'hypothèque. Le propriétaire [Starodubskoe] s'engage à se conformer et à respecter, à ses frais, toutes les dispositions des lois russes afin d'établir, de parfaire, et de maintenir la présente hypothèque de premier rang sur le navire et sur tous les ajouts, améliorations et remplacements s'y rapportant.
[. . .]
5.3 Immatriculation du navire. Le navire est et demeurera immatriculé ou inscrit en vertu des lois de la Russie. Le propriétaire déclare et garantit que le navire n'est pas présentement immatriculé ou inscrit dans un autre pays. Le propriétaire s'engage à maintenir l'immatriculation du navire en vertu des lois russes et à se conformer à toutes les dispositions de ces lois relatives à l'exploitation d'une entreprise dans le domaine de la pêche russe.
14. Enregistrement d'actes; autre garantie [. . .] La présente hypothèque n'aura pas pour effet d'empêcher le créancier hypothécaire de faire valoir les droits à un privilège maritime dont il pourrait autrement disposer à l'égard du navire par suite des paiements faits au chantier maritime pour des travaux effectués sur le navire, et n'aura pas non plus pour effet de supplanter ou d'autrement affecter lesdits droits, et ce, même si les montants qui sont à l'origine de ces droits sont également visés par la présente hypothèque.
[. . .]
19.2. Forclusion. Le créancier hypothécaire pourra exercer tous les droits et recours de la forclusion, de même que ceux qui appartiennent autrement aux créanciers hypothécaires en vertu des lois de la Russie, et des lois d'autres pays, dans la mesure où cela est nécessaire et souhaitable.
[. . .]
19.6. Recours en vertu de la loi. Le créancier hypothécaire pourra exercer tous et chacun des recours dont il dispose en vertu des lois de la Fédération de Russie, du Code commercial uniforme de l'État de Washington et des autres lois des États-Unis.
[. . .]
27. Droit applicable. Dans la mesure où elle n'est pas régie par les lois russes, l'hypothèque est à tous les égards régie par les lois de l'État de Washington et est interprétée conformément à ces lois. Le propriétaire s'en remet d'une façon irrévocable à la compétence non exclusive des tribunaux de l'État et des tribunaux fédéraux de King County (Washington) à l'égard de toute instance relative à cette hypothèque et convient que toute procédure ou assignation dans pareille action peut être signifiée en lui envoyant une copie par la poste. Telle qu'elle est employée au présent article 27, l'expression «les lois de l'État de Washington» s'entend de toutes les lois de l'État de Washington à l'exception des principes régissant les conflits de lois, l'intention étant que les règles juridiques de fond de l'État de Washington s'appliquent dans tous les cas.
b. Un billet souscrit par Starodubskoe à Richardson, incorporé à l'hypothèque par renvoi, dont le dernier paragraphe se lit comme suit:
[traduction] Les dispositions du contrat de commercialisation se rapportant au règlement de litiges, notamment celle relative à l'arbitrage et à ses exceptions, de même qu'au droit applicable, sont incorporés par le présent renvoi.
c. Le contrat de commercialisation en faveur de Richardson, où l'on retrouve la clause d'arbitrage suivante:
[traduction]
IX. ARBITRAGE
Tout litige fondé sur le présent contrat ou se rapportant au présent contrat, s'il n'est pas réglé au moyen de négociations, doit l'être par arbitrage conformément aux règles d'arbitrage de la CNUDCI actuellement en vigueur.
L'arbitrage aura lieu à Seattle, dans l'État de Washington (É-U); le président de la chambre de commerce de Seattle sera chargé de désigner les arbitres. Trois (3) arbitres seront désignés et l'anglais sera utilisé dans tous les documents et dans toutes les procédures. Les parties souhaitent exécuter la décision arbitrale à l'amiable. Le tribunal d'arbitrage fondera sa décision sur le contrat en cause.
[12]La remise en état du Yuzhnie Kurily a été achevée en Corée au mois de février 1996 à un coût de plus de 2,9 millions de dollars américains, et a été payée au moyen des avances faites par Richardson en vertu du prêt de remise en état. Lorsque les trois navires ont entrepris leurs activités de pêche dans la mer d'Okhotsk au début de l'année 1996, Starodubskoe a demandé verbalement à Richardson de fournir du mazout et des provisions et Richardson a accepté. Les montants payés par Richardson pour ces fournitures ont été ajoutés au montant de la dette garantie par l'hypothèque, comme l'ont été les montants payés par Richardson en application du contrat de commercialisation pour les frais concernant les techniciens chargés de l'entretien des appareils de traitement du poisson (les techniciens de Baader) nécessaires aux navires. Ces dépenses engagées par Richardson au bénéfice de Starodubskoe ont finalement donné lieu au privilège maritime en cause dans le présent appel.
[13]Au moment où Richardson fournissait les provisions aux trois navires, soit au début du printemps 1996, Starodubskoe vendait la production des navires à des tiers en violation du contrat de commercialisation, plus particulièrement des dispositions de l'addenda à ce contrat, qui prévoyait une cession de toute la production du navire à Richardson en garantie du prêt de remise en état. Richardson a protesté contre ces violations du contrat de commercialisation, mais d'autres transbordements en faveur de tiers et de Richardson ont tout de même été effectués. Finalement, au mois de mai 1996, Starodubskoe a envoyé une télécopie afin de mettre fin à sa relation avec Richardson.
[14]Le 6 septembre 1996, Starodubskoe a signé une reconnaissance de «dette globale» en faveur de Richardson, d'un montant de 1 828 728,40 $US, mais ce montant n'a jamais été remboursé. Par la suite, Richardson et Starodubskoe ont toutes deux enregistré une faillite dans leur pays respectif. En octobre 1997, l'arbitre chargé de la faillite (sorte de syndic) de Starodubskoe a confirmé que la dette de cette dernière envers Richardson s'élevait à 2 206 344 $US, mais aucune somme n'a été versée à Richardson par Starodubskoe ou en son nom. La réclamation totale présentée par Richardson à Starodubskoe concernant le navire Mys Chikhacheva comprenait les montants suivants:
a. Invoices for fuel supplied to the vessel in a total amount of: $247,017.15
b. Reimbursement to [Richardson] for the cost of Baader Technicians including travel expenses: $28, 916.74
c. Invoices for provisions supplied to the vessels: $17.510.02
d. In respect of commissions on account of product transhipped from the Mys Chikhacheva: $29,678.41
TOTAL $323,122.32
[15]À la suite de la saisie du Mys Chikhacheva, Richardson a obtenu un jugement par défaut contre Starodubskoe devant la Cour américaine de district, à Seattle (Washington), mais n'a pu recouvrer le montant accordé par jugement. La preuve a révélé que Starodubskoe était le bénéficiaire d'un affrètement coque nue consenti par Bering, véritable propriétaire du Mys Chikhacheva. Richardson a entendu parler de Bering pour la première fois au début de la présente action et n'était pas, jusque-là, au courant de son existence ou du fait que celle-ci était propriétaire du Mys Chikhacheva.
[16]À l'instruction, Richardson a renoncé à l'élément de sa réclamation se rapportant aux commissions, d'un montant de 29 678,41 $US. Cependant, le juge Dubé a accueilli la demande de Richardson, faite lors de ses observations finales, visant à modifier sa déclaration pour y inclure une nouvelle réclamation se rapportant à des frais de mouillage d'un montant de 43 525,93 $US, portant ainsi le montant total de sa réclamation à 336 969,84 $US.
[17]Se fondant sur la preuve d'expert présentée par Richardson, le juge de première instance a conclu que Bering était le propriétaire du Mys Chikhacheva, mais que le privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires détenu par Richardson, d'un montant de 336 969,84 $US, était néanmoins valide compte tenu du fait que Starodubskoe était un affréteur coque nue du Mys Chikhacheva. Il s'agit donc, dans le présent appel, de déterminer le droit applicable au contrat en ce qui concerne les approvisionnements nécessaires, de décider si un privilège maritime existe, et de régler les questions de renonciation, de compensation et de calcul du montant du privilège.
QUESTIONS EN LITIGE
[18]L'appelante relève quatre types d'erreurs commises par le juge de première instance:
a. Erreurs dans la détermination du droit applicable au contrat;
b. Erreurs dans la détermination de la question de savoir si Richardson avait renoncé à son droit à un privilège maritime à l'égard du Mys Chikhacheva;
c. Erreurs concernant l'obligation, en vertu du contrat de commercialisation, de déduire les frais se rapportant aux provisions et services fournis de la valeur des transbordements de poisson; et
d. Erreurs dans le montant accordé par le juge de première instance.
Question 1: Erreurs dans la détermination du droit applicable au contrat |
[19]Dans ses actes de procédure, Richardson a fait valoir que le droit applicable au contrat était le droit américain, et a cité comme témoin un expert en droit américain, Russel R. Williams, pour qu'il témoigne au sujet des lois de son pays relatives aux approvisionnements nécessaires et aux privilèges maritimes. Alors que Bering n'a pas plaidé que c'était la loi russe qui s'appliquait et n'a pas cité d'expert en droit russe, le juge de première instance a fait remarquer, à juste titre, qu'il incombait à Richardson de prouver que le droit américain s'appliquait. Les parties ont toutefois convenu à l'instruction que si les règles canadiennes régissant les conflits de lois devaient s'appliquer, ces règles avaient été établies par cette Cour dans Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le) (1992), 150 N.R. 149 (C.A.F.).
[20]Bering soutient maintenant que le juge de première instance a commis une erreur de droit et de fait en concluant que le droit applicable au contrat était le droit américain. Bering prétend que le droit applicable est le droit russe, mais puisque cela n'a pas été prouvé, le droit applicable est celui du Canada, en application du principe énoncé dans Fernandez c. «Mercury Bell» (Le), [1986] 3 C.F. 454 (C.A.).
[21]Plus particulièrement, Bering affirme que le juge Dubé a commis une erreur en s'en remettant à diverses clauses de l'entente de garantie globale pour déceler la présence d'un choix tant exprès qu'implicite du droit américain en tant que droit applicable au contrat, et pour conclure que le droit américain était le système de droit avec lequel le contrat avait son lien le plus étroit et le plus important. Bering prétend que, puisque Richardson a reconnu dans sa déclaration que les approvisionnements avaient été effectués en vertu du contrat de commercialisation et de son addenda, seuls les termes de ce contrat sont pertinents. Selon Bering, les autres contrats, soit le billet et l'hypothèque, n'étaient que des accessoires au contrat de commercialisation. Il s'ensuit que tous les facteurs de rattachement découlant de l'hypothèque et du billet doivent être écartés, et que le juge de première instance a eu tort de s'appuyer sur la décision rendue par la Chambre des lords dans Tomkinson v. First Pennsylvania Banking and Trust Co., [1961] A.C. 1007, tranchant en faveur du droit du prêteur.
[22]Quant au contrat de commercialisation, Bering signale qu'il ne contient aucun choix exprès du droit applicable, et que, par conséquent, cette Cour doit appliquer le critère énoncé dans Federal Calumet, précité, et opter, compte tenu de toutes les circonstances, pour le système de droit avec lequel le contrat a son lien le plus étroit et le plus important. En affirmant que le droit russe, et non le droit américain, satisfait à ce critère, Bering invoque Castel, Canadian Conflict of Laws, 3e éd. (Toronto: Butterworths, 1994), à la page 561. À ce sujet, l'auteur indique que [traduction] «[l]orsque le lieu de conclusion du contrat est le même que son lieu d'exécution, la Cour peut difficilement appliquer un autre droit au contrat.»
[23]En l'espèce, Bering attire l'attention sur la nature et le lieu de l'objet du contrat, de même que sur l'établissement et la résidence des parties, qui, à son avis, démontrent que le système de droit russe est le plus étroitement lié au contrat. Plus particulièrement, elle souligne que:
a. tous les contrats ont été négociés et conclus en Russie;
b. les navires pêchaient le poisson au large de la côte est de la Russie, dans la mer d'Ohkotsk, entourée de la Russie sur trois côtés;
c. les navires battaient pavillon russe;
d. les navires étaient la propriété de sociétés russes ou affrétés coque nue par ces sociétés;
e. les transbordements de poisson devaient avoir lieu dans les eaux russes ou en des lieux adjacents;
f. il était «implicite» que les provisions et les services allaient être fournis de la même façon, et l'ont effectivement été;
g. les navires étaient d'origine russe ou polonaise; et
h. la résidence de Starodubskoe était située en Russie, et Richardson exploitait son entreprise en Russie (bien que son siège social soit situé à Washington).
[24]Bering prétend également que le juge de première instance a accordé trop d'importance à la clause d'arbitrage contenue dans le contrat de commercialisation. Cette clause prévoit que l'arbitrage aura lieu dans l'État de Washington, que le président de la chambre de commerce de Seattle sera chargé de désigner les arbitres, que la langue utilisée sera l'anglais, et que l'Arbitrage se tiendra conformément au Règlement d'arbitrage de la CNUDCI [Doc. off. AG NU, 15 décembre 1976]. Bering cite expressément la règle 33, qui stipule que la loi applicable au litige est la loi désignée par les parties, et que, à défaut d'une telle indication par les parties, le tribunal arbitral applique les règles de conflit de lois qu'il juge applicables en l'espèce. Les parties n'ayant désigné aucune loi applicable de façon expresse, Bering soutient donc que le droit russe est le plus étroitement lié au contrat, et que c'est ce droit qui devrait s'appliquer.
[25]Enfin, Bering prétend que le juge de première instance a commis une erreur en admettant la preuve testimoniale de Lynn Richardson concernant l'intention des parties au moment de la conclusion de l'entente de garantie globale. Elle fait valoir que ce témoignage est non pertinent et intéressé, et qu'il n'aurait pas dû être admis en preuve.
[26]La Cour, dans Federal Calumet, précité, a affirmé que la conclusion tirée par le juge de première instance quant au droit applicable au contrat doit, à l'instar d'une conclusion de fait, faire l'objet d'un degré élevé de retenue judiciaire. Dans cet arrêt, le juge Marceau, J.C.A., a dit ce qui suit de vive voix [à la page 150]:
Il faut donc voir essentiellement dans sa conclusion une conclusion sur les faits qui ne peut être infirmée en appel, puisqu'elle découle d'une appréciation des circonstances d'où il est possible de déduire les règles de droit ayant le rapport le plus étroit avec l'acte commercial en cause.
[27]Cependant, je note également que dans une décision récente de la Cour dans Cie pétrolière impériale Ltée c. Petromar Inc., [2002] 3 C.F. 190 (C.A.), le juge Stone, J.C.A., a conclu que la détermi-nation du droit applicable au contrat, dans une affaire où les faits ont été admis par les parties au litige, équivalait à une question mixte de droit et de fait plutôt qu'à une simple question de fait simpliciter. Dans la présente affaire, il n'est pas utile de se demander si la question du droit applicable est simple-ment factuelle ou s'il s'agit plutôt d'une question mixte de droit et de fait puisque, selon mon analyse, il n'y a pas lieu, dans un cas comme dans l'autre, de modifier la conclusion tirée par le juge Dubé.
[28]Les parties s'entendent, à juste titre, pour dire que l'arrêt Federal Calumet, précité, indique bien la marche à suivre dans la détermination du droit applicable au contrat. Le tribunal doit d'abord se demander si les parties ont expressément désigné le droit applicable. En l'absence d'une telle désignation, le tribunal doit alors se demander si le droit applicable peut être inféré des termes du contrat et des circonstances l'entourant, exercice qui implique que le tribunal détermine le système de droit avec lequel le contrat a son lien le plus étroit et le plus important: voir Imperial Life Assurance Co. of Canada v. Colmenares, [1967] R.C.S. 443, à la page 448, où le juge Ritchie s'est exprimé comme suit:
[traduction] [. . .] pour déterminer la loi applicable à un contrat, il faut examiner celui-ci dans son ensemble à la lumière de toutes les circonstances qui l'entourent et appliquer le régime de droit avec lequel il semble avoir son lien le plus étroit et le plus important.
Cette approche a été approuvée dans Cie pétrolière impériale, précité.
[29]Le juge de première instance, pour sa part, a conclu que les parties avaient effectivement désigné le droit américain de façon expresse à la clause 27 de l'hypothèque, qui se lit comme suit:
[traduction] 27. Droit applicable. Dans la mesure où elle n'est pas régie par les lois russes, l'hypothèque est à tous les égards régie par les lois de l'État de Washington et est interprétée conformément à ces lois. Le propriétaire s'en remet d'une façon irrévocable à la compétence non exclusive des tribunaux de l'État et des tribunaux fédéraux de King County (Washington) à l'égard de toute instance relative à cette hypothèque et convient que toute procédure ou assignation dans pareille action peut être signifiée en lui envoyant une copie par la poste. Telle qu'elle est employée au présent article 27, l'expression «les lois de l'État de Washington» s'entend de toutes les lois de l'État de Washington à l'exception des principes régissant les conflits de lois, l'intention étant que les règles juridiques de fond de l'État de Washington s'appliquent dans tous les cas. [Non souligné dans l'original.]
Le juge Dubé est arrivé à cette conclusion parce que les approvisionnements nécessaires à l'égard du Mys Chikhacheva ont été fournis dans le cadre d'une relation commerciale préexistante découlant de l'entente de garantie globale. La question est alors simplement de savoir s'il a bien examiné l'hypothèque.
[30]À mon point de vue, le juge Dubé a tenu compte à bon droit de l'ensemble de la relation contractuelle existant entre Richardson et Starodubskoe. Il ressort clairement de mon examen de l'entente de garantie globale qu'aucun des contrats ne traite vraiment d'approvisionnements nécessaires aux navires. Comme Richardson le fait remarquer, les approvisionnements nécessaires effectués par Richardson en faveur de Starodubskoe semblent plutôt constituer un élément-clé de l'atteinte de l'objectif visé par l'entente de garantie globale, qui est de commercialiser les produits transformés du poisson et d'en tirer profit. Le contrat de commercialisation ne prévoit que la fourniture des services des techniciens de Baader et une déduction à l'égard des [traduction] «emballage, provisions et services», et ne fait aucune mention spécifique de mazout ou autres provisions.
[31]L'addenda au contrat de commercialisation stipule une garantie sur la production des trois navires, et établit ainsi, selon moi, un lien entre le contrat de commercialisation et les autres composantes de l'entente de garantie globale. L'addenda, dont certaines portions sont manuscrites, se lit comme suit:
[traduction] Il est entendu que le PRODUCTEUR [Starodubskoe] demande à RSM [Richardson] de financer et de gérer la rénovation du M/V «Yuzhnie Kurily».
RSM assurera le financement, fournira des conseils techniques et gérera le futur navire conditionnellement à la cession par le PRODUCTEUR à RSM de toute la production des chalutiers de catégorie Sterkoder «MYS SLEPIKOVSKOGO» et «CHIKHACHEVA», à titre de garantie. Cette cession peut prendre la forme d'un contrat de commercialisation ou d'une gestion complète de navire.
[Les parties manuscrites se lisent comme suit:]
Les modalités de paiement du prêt octroyé pour la conversion du M/V Yuzhnie Kurily sont les suivantes:
Octobre 1996--10 % des sommes dues
Mai 1997--30%
Octobre 1997--20%
Mai 1998--40%
Tant que le prêt ne sera pas remboursé, RIL sera propriétaire de toute la production du MYS SLEPIKOVSKOGO, du MYS CHIKHACHEVA et du M/V Yuzhnie Kurily. Aussi, RIL détiendra une hypothèque sur le M/V Yuzhnie Kurily à titre de garantie.
Selon mon analyse, l'addenda au contrat de commercialisation accorde une garantie à Richardson sur toute la production des trois navires jusqu'au remboursement complet du prêt de remise en état. Cela indique clairement que les parties ont envisagé et voulu que leur relation soit régie par un ensemble complexe de composantes étroitement liées, et non par des contrats séparés et indépendants; cette conclusion est étayée par le préambule de l'hypothèque, qui incorpore par renvoi le billet et le prêt de remise en état. Par conséquent, je conclus que le juge de première instance a eu raison de se fonder sur l'ensemble du contexte factuel dans lequel s'est inscrite la relation entre Richardson et Starodubskoe.
[32]Même en ne tenant compte que du contrat de commercialisation au motif qu'il est le seul à régir les approvisionnements nécessaires, je conclurais que le droit applicable est le droit américain. Le contrat de commercialisation ne contenant aucun choix exprès quant au droit applicable, il faudrait donc déterminer le système de droit avec lequel il a son lien le plus étroit et le plus important: Imperial Life Assurance Co. of Canada v. Colmenares, précité.
[33]Selon moi, le facteur le plus convaincant dans la présente affaire tient à la présence de la clause d'arbitrage dans le contrat de commercialisation. Comme Castel, op. cit., l'écrit à la page 556:
[traduction] Lorsque les parties s'entendent pour que l'arbitrage ait lieu sur le territoire d'une entité juridique particulière, le tribunal conclut souvent, mais pas toujours, que les parties ont implicitement désigné le droit de cette entité juridique à titre de droit applicable. De même, si les parties conviennent que les tribunaux d'une entité juridique spécifique auront compétence à l'égard du contrat, on peut déduire sans trop se tromper que le droit de cette entité juridique s'applique. [Non souligné dans l'original.]
En l'espèce, la clause d'arbitrage prévoit ceci:
[traduction] Tout litige fondé sur le présent contrat ou se rapportant au présent contrat, s'il n'est pas réglé au moyen de négociations, doit l'être par arbitrage conformément aux règles d'arbitrage de la CNUDCI actuellement en vigueur.
L'arbitrage aura lieu à Seattle, dans l'État de Washington (É-U); le président de la chambre de commerce de Seattle sera chargé de désigner les arbitres. Trois (3) arbitres seront désignés et l'anglais sera utilisé dans tous les documents et dans toutes les procédures. Les parties souhaitent exécuter la décision arbitrale à l'amiable. Le tribunal d'arbitrage fondera sa décision sur le contrat en cause. [Non souligné dans l'original.]
[34]À mon avis, cette clause révèle la volonté implicite des parties de voir le droit américain s'appliquer. Bien qu'elle ne soit pas déterminante, la clause d'arbitrage est très convaincante. Dans Compagnie Tunisienne de Navigation S.A. v. Compagnie d'Armement Maritime S.A., [1971] A.C. 572 (H.L), les lords Diplock et Wilberforce ont commenté la valeur probante de la clause d'arbitrage en l'absence d'une intention contraire exprimée dans le contrat. Lord Diplock [à la page 609] s'est dit d'avis que:
[traduction] [. . .] les parties considèrent généralement la clause d'arbitrage comme opérant un choix du droit applicable au contrat et des règles judiciaires applicables et cette clause devrait être ainsi interprétée, sauf si les autres termes du contrat indiquent clairement une intention contraire [. . . ] [Non souligné dans l'original.]
[35]Aucune intention contraire n'apparaît à la face même du contrat de commercialisation. De plus, Castel, op. cit., aux pages 556 à 558, dresse une liste de facteurs permettant de trancher en faveur du droit américain dans la présente affaire:
[traduction] Les autres facteurs que les tribunaux se sont montrés disposés à considérer afin d'inférer l'intention des parties quant au droit applicable sont la terminologie juridique utilisée dans la rédaction du contrat, la forme des contrats composant la transaction, la monnaie qui devra servir au paiement, le choix d'une langue particulière, un lien avec une transaction antérieure, la nature et le lieu de l'objet du contrat, la résidence (mais rarement la nationalité) des parties, le siège social de la société partie au contrat, ou le fait que l'une des parties est un gouvernement. Le droit applicable ne peut être déterminé rétroactivement sur la base d'un événement qui, à la date de conclusion du contrat, ne constituait qu'un événement incertain du futur. Pas plus qu'il ne peut flotter dans une absence de droit jusqu'à ce que le droit applicable soit déterminé, le contrat ne peut pas non plus passer d'une entité juridique à l'autre en raison d'événements subséquents. [Non souligné dans l'original.]
[36]Certains de ces facteurs sont neutres. Par exemple, la langue du contrat de commercialisation, la résidence et le siège social des parties, de même que le lieu de l'objet du contrat ne permettent pas de trancher en faveur de l'un ou l'autre des choix possibles à l'égard du droit applicable. Par contre, la terminologie juridique utilisée et la forme du contrat semblent favoriser le droit américain, étant donné que les ententes dans leur forme originale ont été rédigées par des avocats américains; il a été expressément énoncé que la monnaie servant au paiement serait celle des États-Unis; et, pour ce qui est du lien entre le contrat de commercialisation et des transactions antérieures, l'addenda au contrat de commercialisation incorpore par renvoi le billet et l'hypothèque, stipulée en garantie du remboursement du prêt. Il ne fait aucun doute que l'hypothèque et le billet ont été exécutés afin de permettre aux parties de conclure le contrat de commercialisation. Même lorsqu'on considère que le contrat a été conclu en Russie, et que son exécution devait avoir lieu, au moins en partie, en Russie, il est évident que le droit applicable est, implicitement, le droit américain.
[37]Je m'appuie sur les motifs de lord Morris of Borth-y-Gest dans Tomkinson, précité, aux pages 1083 et 1084. Dans cette affaire, les parties avaient décidé que le droit cubain s'appliquerait aux questions se rapportant au titre de propriété d'un bien, situé à Cuba et détenu en garantie par un créancier américain. Lord Morris a statué que les références au droit cubain dans le contrat ne devaient pas nécessairement, dans de telles circonstances, être considérées comme un choix implicite du droit cubain comme droit applicable au contrat. Cela était d'autant plus vrai que les circonstances, tout bien considéré, révélaient un choix implicite du droit américain.
[38]Je suis également d'avis que le juge de première instance a commis une erreur en tenant compte du témoignage non pertinent de Lynn Richardson concernant les intentions qu'elle avait lors de la conclusion du contrat. Même si le juge de première instance a expliqué [au paragraphe 43] qu'il n'admettait cette preuve testimoniale que parce qu'elle permettait de mieux apprécier «le cadre factuel, le contexte, l'environnement dans lequel le document a été crée», il a tout de même considéré les commentaires de Mme Richardson comme déterminants. La règle générale veut que, sauf dans certaines circonstances, une partie ne puisse présenter des observations ou des éléments de preuve concernant son intention subjective au moment de la conclusion du contrat (voir Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129). Dans la présente affaire, les circonstances particulières permettant d'admettre une telle preuve n'existent pas. Par contre, selon mon analyse, la conclusion ultime du juge de première instance demeure fondée même en l'absence de la preuve testimoniale, cette dernière n'étant qu'un élément mineur parmi les nombreux éléments de preuve qui sous-tendent sa conclusion.
Question 2: Erreurs dans la détermination de la question de savoir si Richardson avait renoncé à son droit à un privilège maritime à l'égard du Mys Chikhacheva |
[39]Le juge Dubé a également conclu que Richardson n'avait pas renoncé au privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires. Bering avait admis à l'instruction qu'il allait être difficile d'invoquer la renonciation en raison de la position énergique prise par les tribunaux américains contre ce concept, mais elle a néanmoins allégué qu'en l'espèce, le dossier contenait deux indices tangibles d'une telle renonciation. Premièrement, Bering a insisté sur le fait que Richardson n'avait pas exigé d'hypothèque à l'égard du Mys Chikhacheva ni du Mys Slepikovskogo. Cependant, comme l'expert américain Russel R. Williams l'a fait observer, le fait de ne pas avoir grevé le Mys Chikhacheva d'une hypothèque ne fait pas échec au privilège maritime, sauf si celui-ci a fait l'objet d'une renonciation expresse dans le contrat en question. Or la clause 14 de l'hypothèque grevant le Yuzhnie Kurily (voir paragraphe 11, précité) prévoit expressément que les droits à un privilège maritime de Richardson sont préservés, même en ce qui concerne le navire hypothéqué; à plus forte raison, Richardson ne doit pas avoir renoncé au droit de grever d'un privilège les navires non hypothéqués comme le Mys Chikhacheva.
[40]Bering prétend également que le compte du 22 août 1996 soumis par Richardson montre que, compte tenu du revenu total tiré du Mys Chikhacheva par rapport à toutes les charges sur le navire, aucun montant n'était dû à l'égard des deux chalutiers. Il s'ensuit que la réclamation de Richardson se rapportait plus au solde impayé de la dette qu'elle avait contractée par suite de la remise en état du navire-usine de traitement Yuzhnie Kurily, qu'au Mys Chikhacheva. Le juge Dubé a rejeté cet argument au motif que celui-ci n'établissait pas que Richardson voulait clairement et délibérément renoncer au privilège, condition expressément prévue par le droit américain.
[41]Bering soutient maintenant que Richardson a effectivement renoncé à ses droits à un privilège maritime se rapportant à des approvisionnements nécessaires, et elle se fonde sur l'entente de garantie globale pour affirmer que Richardson était «absolument convaincue» que sa garantie était suffisante pour garantir toute dette contractée par Starodubskoe. Cependant, Bering n'a pas pu fournir de preuve documentaire ou testimoniale révélant clairement une renonciation non équivoque au privilège.
[42]En réponse, Richardson se fonde sur le fait qu'aucune renonciation expresse n'a été signée, et que la clause 14 de l'hypothèque révèle son intention expresse de préserver tous les droits à un privilège pouvant exister en sa faveur. À la lumière de ces faits, je suis d'avis que la seule conclusion possible est que le juge de première instance a eu raison de conclure qu'aucune renonciation n'était intervenue. Cela est particulièrement vrai lorsqu'on considère la forte présomption qui existe à l'encontre d'une telle renonciation en droit américain, présomption que le juge de première instance a considérée comme un fait. Selon moi, le juge Dubé a correctement tranché la question de la renonciation en l'espèce.
Issue 3: Erreurs concernant l'obligation, en vertu du contrat de commercialisation, de déduire les frais se rapportant aux provisions et services fournis de la valeur des transbordements de poisson |
[43]Bering se fonde sur la partie IV et sur la clause VI.3 du contrat de commercialisation pour affirmer que Richardson avait une obligation contractuelle de déduire les frais se rapportant aux provisions et services fournis à Starodubskoe de la valeur des transbordements de poisson effectués par Starodubskoe en faveur de Richardson. La clause VI.3 prévoit une déduction des frais relatifs aux «emballage, provisions et services» du montant dû à Starodubskoe. Une compensation semblable existe à la partie IV à l'égard des services fournis par les techniciens de Baader. Bering soutient que le juge de première instance s'est trompé puisque s'il avait reconnu la compensation, le compte de Starodubskoe aurait fait apparaître un solde créditeur de 550 000 $ plutôt qu'une dette de 323 000 $ pour approvisionne-ments nécessaires. En outre, on affirme que l'entente de garantie globale ne permet pas à Richardson de traiter les produits tirés des chargements de Starodubskoe autrement. Bering prétend aussi que la règle contra proferentum devrait s'appliquer, et que le contrat, en cas d'ambiguïté, devrait être interprété en défaveur de Richardson, le rédacteur du contrat.
[44]Bering soutient également que le juge de première instance a commis une erreur en statuant que l'hypothèque avait un rang inférieur à celui du privilège. Le privilège ne viendrait en priorité qu'en vertu du droit américain, qui présume que, à moins d'intention contraire, le créancier imputera d'abord les montants sur la dette non garantie, pour ensuite les imputer sur la dette garantie. Ainsi, lorsqu'il y a plus d'une garantie, le créancier est présumé imputer les montants sur la garantie de rang inférieur d'abord. Bering prétend que le juge de première instance a commis une erreur en appliquant cette présomption, compte tenu du contrat de commercialisation qui, en des termes on ne peut plus clairs, indique qu'une compensation s'opérera entre les frais relatifs aux approvisionnements nécessaires et la valeur de la production des trois navires. En conséquence, on doit présumer que la valeur des produits tirés des transbordements de poisson est d'abord imputée sur les frais liés aux provisions et services, et non sur la «dette globale» non garantie de Starodubskoe envers Richardson.
[45]Richardson réplique que la compensation est inapplicable aux approvisionnements nécessaires fournis en l'espèce, et que, de toute manière, la compensation, selon l'addenda au contrat de commercialisation, ne devait s'opérer qu'à l'extinction de la dette résultant du prêt de remise en état. Cet addenda, reproduit ci-dessus, stipule que [traduction] «[Richardson] assurera le financement, fournira des conseils techniques et gérera le futur navire conditionnellement à la cession par [Starodubskoe] à [Richardson] de toute la production [des navires], à titre de garantie». La portion manuscrite ajoutée à l'addenda indique que Richardson détiendra la propriété de toute la production des trois navires jusqu'au remboursement du prêt.
[46]Il serait inusité d'avoir, d'un côté, une intention claire dans l'addenda d'imputer les produits tirés des transbordements de poisson sur le prêt de remise en état, et de l'autre côté, une intention d'imputer les frais relatifs aux approvisionnements nécessaires sur ces produits. La situation devient encore plus inusitée si l'on considère que Richardson détenait lesdits produits en garantie du prêt de remise en état. Il serait effectivement curieux que Richardson, en présence d'une entente claire prévoyant l'imputation de ces produits sur le prêt de remise en état, opère une compensation ayant pour effet d'entraver l'exécution de cette entente. Il s'ensuit que, selon moi, la compensation ne peut s'opérer tant qu'un montant n'est pas vraiment «dû» à Starodubskoe--situation qui ne peut se présenter que lorsque celle-ci a rempli ses obligations en vertu de l'addenda et remboursé le prêt en totalité. Selon mon analyse, la compensation prévue dans le contrat de commercialisation ne s'opère donc pas de la façon préconisée par Bering. Je suis convaincu que l'application des clauses de compensation est assujettie à la formulation utilisée dans l'addenda au contrat de commercialisation.
[47]En outre, si la Cour peut être convaincue que, selon le droit maritime américain, le privilège de Richardson se rapportant à des approvisionnements nécessaires prend rang devant l'hypothèque ou la dette résultant du prêt, alors il faudrait présumer que Richardson imputerait d'abord ces montants sur l'hypothèque ou sur le prêt, puisqu'ils seraient de rang inférieur. Le juge de première instance a tiré une conclusion de fait précise à cet égard, notant au paragraphe 54 que «[l'] existence d'une autre garantie contractuelle (comme une hypothèque ou un billet) en vue du remboursement n'empêche pas un privilège maritime d'exister à moins qu'il n'y soit expressément renoncé dans le contrat pertinent» (voir Newport News Shipbuilding and Dry Dock Co. v. S.S. Independence, 872 F.Supp. 262 (E.D. Va. 1994), aux pages 266 et 267). Il s'ensuit que le privilège se rapportant aux approvisionnements nécessaires se classe au premier rang, et que les clauses de compensation contenues dans le contrat de commercialisation ne font pas en sorte d'accorder un premier rang devant le privilège de Richardson en termes d'allocation des montants, comme c'est le cas entre plusieurs dettes. La preuve du droit étranger étant une question de fait, il faut faire montre d'une grande retenue à l'égard de la décision du juge de première instance sur cette question. Je suis d'avis que, compte tenu de l'addenda au contrat de commercialisation et de la conclusion du juge de première instance que le droit maritime américain empêche l'application des clauses de compensation, l'argument de Bering sur la question de la compensation doit être rejeté.
Issue 4: Erreurs dans le montant accordé par le juge de première instance |
[48]La règle 75 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] autorise les requêtes en modification d'un document, si ces modifications sont faites à des conditions qui «permettent de protéger les droits de toutes les parties». Le critère d'application de la règle 75 a été énoncé par cette Cour dans Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3 (C.A.), où il a été affirmé qu'une modification devrait être autorisée «à tout stade de l'action», sous réserve de trois conditions: la modification doit être faite aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties; la modification ne doit pas causer d'injustice à l'autre partie que des dépens ne pourraient réparer; et la modification doit servir les intérêts de la justice. En outre, plus l'instance tire à sa fin, plus il devient difficile de démontrer qu'une modification ne cause pas d'injustice.
[49]En l'espèce, Richardson a cherché à modifier sa réclamation fondée sur un privilège maritime au stade ultime de l'action, soit juste avant de présenter ses conclusions finales. Elle a fait valoir qu'elle ne savait pas que les frais de mouillage (les factures Korwell) pouvaient être réclamés au titre des approvisionnements nécessaires jusqu'à ce que son propre expert en droit américain lui explique que ces frais étaient, en fait, légitimement inclus dans le privilège maritime. Les factures Korwell avaient été produites devant la Cour et établies à l'instruction à titre de pièce, et l'avocat de Bering a été contre-interrogé au sujet de ces documents, sans protêt. Le juge Dubé a accueilli la requête en modification en vertu du paragraphe 75(1), Bering n'ayant pas réussi a établir qu'elle subirait un préjudice.
[50]Bering prétend aujourd'hui que le juge de première instance a commis une erreur en permettant à Richardson, à un stade aussi avancé de l'instruction, de modifier sa réclamation afin d'y inclure les factures Korwell. Bering allègue qu'elle n'a été mise au courant du fait que les factures étaient incluses dans la réclamation de Richardson qu'au stade des conclusions finales, et soutient de plus que les montants figurant sur ces factures ne reflètent pas les chefs de dommages réclamés à l'origine dans la déclaration. En tant que telle, la modification ne peut être considérée comme étant purement numérique, et, lorsqu'elle est accordée au stade des conclusions finales, elle équivaut à un piège.
[51]Il est vrai que la requête pour permission de modifier un document a été présentée à un stade extrêmement avancé de l'instruction, et il est surprenant que Richardson ait été informé de la pertinence des factures Korwell par son propre témoin-expert. Cependant, je suis d'avis que l'élément-clé du critère énoncé dans Canderel est le volet «intérêts de la justice». Je note que l'avocat de Bering n'a pas demandé d'ajournement ni de réouverture de la preuve de Bering lorsque la permission a été demandée. Mme Richardson était présente et aurait pu être réassignée pour subir un nouveau contre-interrogatoire, mais cela n'a pas été fait. Par conséquent, compte tenu du fait que Bering n'a pas réussi à établir qu'elle subirait un préjudice, je ne vois pas en quoi le juge Dubé a commis une erreur en permettant la modification.
[52]De plus, étant donné que Bering n'a pas tenté de faire écarter les factures Korwell au motif qu'elles n'étaient pas pertinentes, ou qu'elles ne constituaient pas des approvisionnements nécessaires, il est difficile de considérer l'ajout de ces factures autrement que comme une simple modification numérique au montant du privilège, modification qui a été expressément autorisée par la présente Cour dans Meyer c. Canada (1985), 62 N.R. 70 (C.A.F.), au motif que de telles modifications servent les intérêts de la justice, et ne peuvent avoir pour effet de causer un préjudice significatif à l'autre partie. J'ajouterais que cela est particulièrement vrai lorsque les factures ont été produites au stade des interrogatoires préalables, et produites à titre de pièce à l'instruction. Dans ces circonstances, je ne vois pas comment le fait d'inclure le montant de ces factures équivaut à tendre un piège. Quoi qu'il en soit, la décision du juge de première instance était de nature discrétionnaire, et, en l'absence d'une erreur de droit manifeste, on doit faire preuve d'une grande retenue à son égard. Je suis convaincu que le juge Dubé a accordé suffisamment d'importance à toutes les circonstances pertinentes, et que sa décision devrait donc être soustraite à un appel (voir Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394).
[53]Bering soutient de plus que le juge de première instance a commis une erreur en tenant compte du montant total d'une facture établie par Skico Fuel Company de Hong Kong (la facture Skico), puisque Richardson n'en avait été tenue responsable que pour 13 % à la suite de sa faillite enregistrée aux États-Unis. Bering affirme que le fait d'accorder un jugement pour le montant total procure un avantage inattendu à Richardson, et elle fait valoir que Richardson ne devrait pas bénéficier d'un tel avantage, d'autant plus que Skico peut récupérer son manque à gagner de Starodubskoe et à l'encontre du Mys Chikhacheva.
[54]Pour ce qui est de la facture Skico, le juge Dubé a conclu que, en bonne justice, Bering ne devrait pas pouvoir bénéficier d'un avantage inattendu résultant d'une faillite largement attribuable au fait que Starodubskoe avait violé le contrat. Il a statué que le droit maritime américain prévoyait que les frais impayés se rapportant au mazout, à titre d'approvisionnement nécessaire, se rattachaient au Mys Chikhacheva en vertu d'un privilège maritime. La décision du juge de première instance se fonde sur l'application du droit américain, dès lors que les approvisionnements nécessaires se rattachent au navire en vertu d'un privilège maritime. Sa conclusion que le droit américain est applicable est une conclusion de fait, et doit donc faire l'objet d'une grande retenue en l'absence d'une erreur manifeste et dominante.
[55]Comme Tetley, op. cit., le fait remarquer aux pages 59 et 60, un privilège maritime peut être qualifié de «privilège secret», en ce qu'il est transféré avec le navire, même lorsque celui-ci est vendu à un nouveau propriétaire qui ne se doute de rien. Par conséquent, toute réclamation pour des frais impayés se rapportant au mazout se rattacherait au Mys Chikhacheva, qui a bénéficié du mazout sans l'avoir payé. C'est pour cette raison que je suis persuadé que le juge de première instance a correctement apprécié l'équité de l'affaire dont il était saisi. Le navire a bénéficié d'un avantage inattendu en recevant du mazout sans l'avoir payé, et le fait de demander à son propriétaire d'assumer les frais de cet avantage n'est ni inéquitable, ni incompatible avec les principes reconnus du droit maritime américain. À mon avis, la faillite de Richardson n'y change rien, surtout lorsqu'on tient compte du fait que Bering a bénéficié de l'affrètement coque nue du Mys Chikhacheva en faveur de Starodubskoe, dont le comportement a mené au présent litige.
[56]Je suis d'avis de rejeter l'appel avec dépens.
Le juge Strayer, J.C.A.: Je suis du même avis.
Le juge Sharlow, J.C.A.: Je suis du même avis.