IMM-8793-12
2014 CF 252
Octavio Enrique Jimenez Correa, Yesenia Elinese Caballero Machacon, Michelle Carolina Jimenez Caballero, Danna Sophia Jimenez Caballero (demandeurs)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Correa c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Russell—Toronto, 25 septembre 2013; Ottawa, 14 mars 2014.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté les demandes d’asile à titre de réfugiés au sens de la Convention et personne à protéger en vertu des art. 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur principal, un citoyen de la Colombie, a été victime de tentative d’extorsion, de menaces, de vandalisme et d’une tentative d’enlèvement de la part d’une bande armée — Il s’est ensuite enfui de la Colombie avec sa famille — La SPR a conclu qu’il n’y avait pas de lien avec l’un ou l’autre des motifs énoncés à l’art. 96 de la Convention, parce que les demandes d’argent étaient des actes commis uniquement à des fins criminelles — La SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’art. 97 parce que le risque auquel il était exposé était un risque généralisé et non un risque personnalisé — Il s’agissait de savoir si la SPR a commis une erreur de droit en concluant que les demandeurs étaient exposés à un « risque généralisé » en Colombie — Le mot « general » (général) signifie : [traduction] « touchant ou concernant la totalité ou la plupart des gens, des lieux ou des choses; répandu » — Suivant la jurisprudence dominante de la Cour fédérale, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’art. 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies — La jurisprudence dans laquelle ce principe a été appliqué a suffisamment évolué pour qu’on puisse en dégager des principes supplémentaires — En l’espèce, la SPR a mal qualifié le risque auquel le demandeur était exposé — Par conséquent, il ne lui était pas possible de se demander si le risque était de la même nature et du même degré que celui auquel sont exposées « de façon générale » d’autres personnes originaires de la Colombie ou qui s’y trouvent — Aucun élément de preuve ne permet de conclure que le risque auquel les demandeurs étaient exposés était un risque généralisé — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté les demandes d’asile à titre de réfugiés au sens de la Convention et personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi).
Le demandeur principal, M. Correa, était un homme d’affaires prospère de la ville de Cartagena qui a été victime de tentative d’extorsion, de menaces et de vandalisme de la part d’une bande armée. Après que la bande armée eut appris que le demandeur avait signalé le crime à la police, on lui a dit qu’il en « subirait les conséquences ». Après que les membres de la famille se furent réfugiés dans une autre ville, le demandeur a appris de ses voisins que des inconnus avaient tenté de savoir où il se trouvait. À son retour à Cartagena pour percevoir de l’argent de clients, le demandeur a été victime d’une tentative d’enlèvement sous la menace d’une arme à feu par deux hommes armés. Il a réussi à s’échapper, mais le chauffeur de taxi qui est intervenu pour se porter à son secours a été abattu. Les demandeurs se sont ensuite enfuis du pays.
La SPR a conclu qu’il n’y avait pas de lien avec l’un ou l’autre des cinq motifs de persécution énoncés à l’article 96 de la Convention, puisque les demandes d’argent étaient des actes qui avaient été commis uniquement à des fins criminelles, de sorte qu’aucun lien n’avait été établi avec l’un des motifs énumérés dans la Convention. La SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Convention parce que le risque auquel il était exposé était un risque généralisé et non un risque personnalisé.
La SPR a souligné qu’il n’est pas nécessaire qu’un risque généralisé touche toutes les personnes de la même façon. Le fait que le demandeur ait été pris personnellement pour cible ne signifiait pas nécessairement que le risque auquel il est exposé n’est pas généralisé, puisque la nature du risque en question est telle que d’autres personnes de ce pays y sont généralement exposées. De plus, le préjudice consécutif subi par des personnes ciblées par des criminels ne signifie pas nécessairement qu’elles sont exposées personnellement à un risque lorsque d’autres personnes sont exposées au même risque de violence ou à la menace d’en être victime, et que ce risque n’est pas propre aux demandeurs.
Il s’agissait principalement de savoir si la SPR a commis une erreur de droit en concluant que les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé en Colombie.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Deux courants jurisprudentiels se sont dessinés en réponse à la question de savoir dans quel cas des personnes victimes d’actes d’extorsion ou de recrutement forcé peuvent bénéficier de la protection prévue à l’alinéa 97(1)b) de la Loi. Les différences entre ces deux courants jurisprudentiels s’expliquent par des faits différents et le recours à des méthodes différentes pour interpréter et appliquer le libellé du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Il est nécessaire d’éviter les deux extrêmes lorsqu’on interprète cette disposition. À l’une des extrémités du spectre, on priverait toutes les victimes de gangs criminels de la protection prévue à l’alinéa 97(1)b). À l’autre extrémité, on interpréterait cette disposition de façon tellement large que pratiquement tous ceux qui seraient exposés à un risque personnel véritable en rapport avec les gangs en question pourraient bénéficier de cette protection.
C’est le bon sens qui doit dicter l’interprétation du mot « general » (général). Suivant le New Oxford Dictionary of English, le mot « general » signifie : [traduction] « touchant ou concernant la totalité ou la plupart des gens, des lieux ou des choses; répandu ». Le même ouvrage définit comme suit l’adverbe « generally » (généralement) [traduction] « dans la plupart des cas, le plus souvent » ou [traduction] « dans l’ensemble ». Si un sous‑groupe est d’une taille telle que l’on peut affirmer que le risque auquel il est exposé est répandu, alors il s’agit d’un risque généralisé.
Suivant la jurisprudence dominante de la Cour fédérale « lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies ». La jurisprudence dans laquelle ce principe a été appliqué a suffisamment évolué pour qu’on puisse en dégager les principes supplémentaires suivants : 1) Ni la Cour ni le tribunal ne peut adopter une interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) qui le vide de son sens en ce qui concerne la plupart des victimes d’actes de violence de la part de gangs dans les pays où sévissent ces gangs. Cette conclusion s’impose à la lumière du raisonnement suivi par la Cour d’appel dans l’arrêt Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), et est appuyée par la présomption de conformité avec les obligations internationales du Canada en matière de respect des droits de la personne. 2) On commet une erreur lorsqu’on confond les raisons ou la cause du risque avec le risque lui‑même ou lorsqu’on ne tient pas compte des différences qui existent entre la situation personnelle de ceux qui sont susceptibles d’être ciblés pour les mêmes raisons. Le mobile de l’auteur des actes de violence n’entre pas en ligne de compte dans le cadre de cette analyse, sauf dans la mesure où il est utile pour déterminer la nature et le degré du risque, examinés de façon objective et prospective. 3) Lorsqu’on cherche à savoir si un demandeur est exposé au même risque que la population en général (ou un sous‑groupe significatif de la population), il faut tenir compte tant de la nature du risque que de la proximité du risque (ou du degré de risque).
Outre ces principes, on peut également dégager les principes suivants de la jurisprudence : 1) On commet une erreur en ne tenant pas compte des mesures de représailles ou des menaces proférées en les considérant simplement comme un « préjudice consécutif » ou un risque découlant du risque initial d’extorsion ou de recrutement forcé. La question à laquelle il faut répondre n’est pas celle de savoir si d’autres personnes pourraient éventuellement se retrouver dans la situation du demandeur, mais bien de savoir si d’autres personnes se trouvent « généralement » dans cette situation actuellement. Cette erreur découle habituellement de la confusion faite entre les raisons ou la cause du risque et le risque lui‑même. 2) On commet une erreur en considérant l’analyse relative à l’alinéa 97(1)b) comme une analyse d’un « sous‑groupe » plutôt que comme une analyse individualisée. Il ne s’agit pas de savoir à quel « sous‑groupe » le demandeur appartient pour ensuite évaluer le risque auquel ce sous‑groupe est exposé, mais bien d’évaluer le risque auquel le demandeur est exposé pour ensuite déterminer s’il s’agit d’un risque auquel d’autres personnes de ce pays sont généralement exposées. 3) Pour répondre à la question de savoir si un risque est un risque touchant la population en général dans un pays déterminé, il faut procéder à une analyse contextuelle, faisant appel au bon sens, plutôt qu’à un examen rigide ou quantitatif.
En l’espèce, la SPR a mal qualifié le risque auquel le demandeur était exposé. À plusieurs endroits, la SPR a assimilé le risque auquel les demandeurs étaient exposés à celui des propriétaires d’entreprise ou des personnes considérées comme riches. Mais M. Correa n’était pas exposé à un risque en tant que propriétaire d’une entreprise ou de personne considéré comme riche; il était exposé à un risque en tant que personne qui avait été précisément et personnellement ciblée, dont la vie et la famille avaient été menacées et attaquées et qui avait refusé d’obtempérer aux demandes qui lui avaient été faites et qui avait dénoncé le gang à la police. Il n’était pas « victime à répétition ou plus souvent […] en raison de [sa] richesse perçue ou parce [qu’il vivait] dans une région plus dangereuse ». En raison du défaut d’avoir qualifié correctement le risque auquel le demandeur était exposé, il n’était pas possible à la SPR de se demander si le risque était de la même nature et du même degré que celui auquel sont exposées « de façon générale » d’autres personnes originaires de la Colombie ou qui s’y trouvent. Aucun élément de preuve ne permettait de conclure que le risque auquel M. Correa et les membres de sa famille étaient exposés était un risque généralisé.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 72(1), 96, 97.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Vaquerano Lovato c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143; Osorio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459; Rodriguez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11; Paz Guifarro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182; Portillo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, [2014] 1 R.C.F. 295; Baires Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993; Balcorta Olvera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1048; Tomlinson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 822; Escamilla Marroquin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1114; De La Cruz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1068; Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331, conf. par 2009 CAF 31; Ventura De Parada c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 845; Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1543; Guerrero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210, [2013] 3 R.C.F. 20; Flores Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 772; Marcelin Gabriel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1170; Martinez Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 365.
décisions citées :
Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Lozano Navarro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 768; Garcia Vasquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 477; Innocent c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1019; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Ascencio Ventura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1107; De Munguia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 912; Vivero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 138; Burgos Gonzalez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 426; De Jesus Aleman Aguilar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 809; Kaaker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1401; Alvarez Castaneda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 724; Malvaez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1476; Roberts c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 298; Hernandez Lopez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 592; Vickram c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 457; Cius c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1; Rodriguez Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1029; Acosta c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 213; Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 345; Palomo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1163; Fernandez Ramirez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 69; Triqueros Ayala c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 183; Wilson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 103; Neri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1087; Carias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 602; Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403; Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62; Tobias Gomez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1093.
DOCTRINE CITÉE
New Oxford Dictionary of English. Oxford : Clarendon Press, 1998, « general », « generally ».
demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (X (Re), 2012 CanLII 100666) a rejeté la demande d’asile des demandeurs à titre de réfugiés au sens de la Convention et de personnes à protéger conformément aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Clifford Luyt pour les demandeurs.
Evan Duffy pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
D. Clifford Luyt, Toronto, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Russell :
INTRODUCTION
[1] La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision en date du 26 juillet 2012 [X (Re), 2012 CanLII 100666] (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission) a refusé de reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.
CONTEXTE
[2] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 15 septembre 2011 en provenance des États‑Unis. Ils ont présenté une demande d’asile. Ils sont tous citoyens colombiens, à l’exception du plus jeune des enfants, qui est citoyen des États‑Unis. Octavio Correa (M. Correa) était un homme d’affaires prospère de la ville de Cartagena qui aurait été forcé de s’enfuir de la Colombie avec sa famille après avoir été victime de tentative d’extorsion et de menaces de la part d’une bande armée. Les autres demandeurs sont la femme de M. Correa et deux enfants, dont la demande d’asile dépend entièrement des faits allégués par M. Correa.
[3] M. Correa allègue qu’en janvier 2004, quatre inconnus, qui prétendaient faire partie d’un groupe chargé de protéger les propriétaires d’entreprise, se sont présentés à son domicile et lui ont dit qu’il lui fallait verser un million de pesos chaque mois s’il voulait qu’on assure sa protection. Ils ont expliqué qu’ils le surveillaient depuis un certain temps et qu’ils savaient tout ce dont ils avaient besoin à son sujet et au sujet de sa famille. Ils lui ont dit que, s’il refusait de collaborer, ils s’en prendraient à sa famille. Ils lui ont également dit que, si jamais il les dénonçait à la police, il signerait son arrêt de mort et celui de chacun des membres de sa famille.
[4] Un employé travaillant à l’établissement de M. Correa a expliqué que, le lendemain, un homme s’était présenté, disant être à la recherche de M. Correa et expliquant qu’une personne viendrait chaque mois percevoir l’argent de la « protection ». L’employé a également reconnu avoir donné à deux reprises à d’autres hommes des renseignements au sujet de M. Correa sous la menace d’une arme à feu. Plus tard le même jour, M. Correa a signalé le crime à la police.
[5] Quelques jours plus tard, M. Correa a reçu un appel dans lequel on lui disait qu’il avait fait une terrible erreur en communiquant avec la police et qu’il en subirait les conséquences. M. Correa a par conséquent décidé de fermer son entreprise.
[6] En février 2004, deux inconnus se sont introduits par effraction dans le domicile des demandeurs, ont bâillonné toutes les personnes présentes, ont bousculé M. Correa et ont vandalisé sa maison. Les hommes en question ont exigé que l’argent soit versé le lendemain et ils ont dérobé des objets précieux se trouvant dans la maison. Le soir même, les membres de la famille se sont réfugiés à Barranquilla. M. Correa a appris de ses voisins qu’en son absence, des inconnus avaient tenté de savoir où il se trouvait. M. Correa a reçu une douzaine d’appels de paramilitaires qui lui disaient qu’ils le retrouveraient et qu’ils récupéreraient leur argent.
[7] À son retour à Cartagena en mai 2004 pour percevoir de l’argent de clients, M. Correa a été victime d’une tentative d’enlèvement sous la menace d’une arme à feu par deux hommes armés. Il a réussi à s’échapper, mais le chauffeur de taxi qui est intervenu pour se porter à son secours a été abattu.
[8] Les demandeurs ont alors tenté d’obtenir des visas américains et se sont enfuis en janvier 2005 aux États‑Unis, où ils sont demeurés sans statut pendant plusieurs années en attendant que la situation se calme en Colombie. Lorsque les demandeurs se sont rendu compte que la situation ne se calmait pas en Colombie, ils ont appris qu’il était trop tard pour pouvoir présenter une demande d’asile aux États‑Unis. Ils ont alors attendu en vain la « fameuse amnistie » qui, selon ce qu’ils ont expliqué, ne s’est jamais produite.
[9] En juillet 2011, ils ont décidé de venir au Canada. Le 15 septembre 2011, ils sont arrivés à Fort Erie (Ontario), où ils ont demandé l’asile.
DÉCISION À L’EXAMEN
[10] La SPR a conclu que M. Correa n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention parce qu’il ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’il existait une sérieuse possibilité qu’il soit persécuté pour un des motifs énumérés dans la Convention, et qu’il n’avait pas non plus la qualité de personne à protéger parce que le risque auquel il était exposé était un risque généralisé et non un risque personnalisé.
[11] La SPR a par ailleurs conclu que, comme elle était une citoyenne des États‑Unis et qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté en vue d’établir qu’elle craignait d’être persécutée aux États‑Unis, la demanderesse d’asile mineure, et cadette de la famille, n’avait pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
[12] La SPR a estimé, en ce qui concerne la demande fondée sur l’article 96, que les questions déterminantes étaient celles de la crainte suggestive et celle de l’existence d’un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention. La SPR a conclu qu’il était déraisonnable de la part des demandeurs de vivre aux États‑Unis pendant presque six ans sans statut, sachant que les membres de leur famille étaient susceptibles d’être expulsés en tout temps. L’explication de M. Correa suivant laquelle il n’avait pas demandé l’asile aux États‑Unis parce qu’il n’avait pas l’intention d’y demeurer n’a pas été jugée raisonnable. Le commissaire a estimé que, si M. Correa s’était véritablement enfui de la Colombie parce qu’il craignait pour sa vie, il aurait été raisonnable qu’il envisage toutes les solutions possibles pour tenter de régulariser sa situation afin d’éviter d’être expulsé. Par conséquent, le commissaire a tiré une conclusion négative au sujet de la crédibilité de M. Correa en rapport avec sa crainte subjective.
[13] La SPR a également conclu qu’il n’y avait pas de lien avec l’un ou l’autre des cinq motifs de persécution permettant de se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention, à savoir, la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques réelles ou imputées et l’appartenance à un groupe social. Les demandes d’argent et les menaces proférées à l’endroit de M. Correa parce qu’il avait refusé d’obtempérer aux demandes n’établissaient aucun lien avec l’un quelconque des motifs prévus par la Convention. La SPR a plutôt conclu que M. Correa avait été ciblé par des extorqueurs parce qu’il était propriétaire d’une entreprise et qu’il était perçu comme quelqu’un de riche. La SPR a rejeté, pour cause de preuve insuffisante, l’argument suivant lequel la persécution dont M. Correa craignait d’être victime avait un lien avec des opinions politiques qui lui étaient imputées du fait qu’il avait dénoncé le groupe dont il était victime à des hommes d’affaires de la région et qu’il avait signalé l’incident à la police. La SPR a conclu que, vu qu’il ne s’agissait que de demandes d’argent, les actes d’extorsion avaient été commis uniquement à des fins criminelles, de sorte qu’aucun lien n’avait été établi avec l’un des motifs énumérés dans la Convention.
[14] La SPR a également rejeté la demande fondée sur l’article 97. La Commission a fait remarquer que, pour obtenir gain de cause en vertu de l’article 97, le risque auquel le demandeur est exposé doit être un risque personnel ou individualisé, qui est susceptible selon la prépondérance des probabilités de se concrétiser et que le demandeur doit y être « exposé[e] en tout lieu de [son] pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas ». La SPR a conclu que, bien que M. Correa ait expliqué qu’il croyait avoir fait l’objet de menaces de mort parce qu’il avait refusé de se plier aux exigences des extorqueurs en refusant de leur donner de l’argent, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables et probants pour conclure que le risque auquel il était exposé était un risque individualisé. La SPR a d’ailleurs fait observer que le nombre de propriétaires de commerce de la région qui se voyaient forcés de verser de l’argent au groupe en question sous peine de représailles était à ce point élevé que la police fournissait une lettre type à toute personne souhaitant signaler les menaces d’extorsion dont elle avait fait l’objet. La Commission a aussi fait observer que M. Correa n’avait pas reconnu les hommes qui avaient tenté de l’enlever et qu’aucun de ces hommes ne l’avait nommé par son nom. Vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, le commissaire a conclu que M. Correa avait été victime d’une tentative d’extorsion et que la menace de préjudice ou la menace à sa vie était un risque généralisé auquel étaient aux prises d’autres personnes qui étaient perçues comme des gens d’affaires prospères en Colombie et qui refusaient de se plier aux exigences de groupes criminels. Tout en acceptant que M. Correa avait personnellement été exposé à une menace à sa vie, la Commission a conclu que la preuve documentaire et le témoignage de M. Correa révélaient que le risque auquel il était exposé du fait qu’il avait été pris pour cible par des extorqueurs est un risque auquel sont généralement exposées les personnes qui se trouvent en Colombie et qui sont considérées comme ayant les moyens de payer les sommes exigées.
[15] La SPR a souligné qu’il n’est pas nécessaire qu’un risque généralisé touche toutes les personnes de la même façon. Le fait que M. Correa ait été pris personnellement pour cible ne signifiait pas nécessairement que le risque auquel il est exposé n’est pas généralisé, puisque la nature du risque en question est telle que d’autres personnes de ce pays y sont généralement exposées. De plus, le préjudice consécutif subi par des personnes ciblées par des criminels ne signifie pas nécessairement qu’elles sont exposées personnellement à un risque lorsque d’autres personnes sont exposées au même risque de violence ou à la menace d’en être victime, et que ce risque n’est pas propre au demandeur.
[16] En raison des doutes susmentionnés qu’elle avait au sujet de la crainte suggestive, du lien et du risque personnalisé, la SPR a refusé de reconnaître à M. Correa la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi. Comme les demandes d’asile de son épouse et de ses enfants dépendaient entièrement de la sienne, leurs demandes ont également été rejetées.
QUESTIONS EN LITIGE
[17] Les demandeurs soulèvent la question suivante :
a. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en concluant que les demandeurs étaient exposés à un « risque généralisé » en Colombie?
NORME DE CONTRÔLE
[18] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. Ainsi, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question particulière dont la cour est saisie a été établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, il est loisible à la cour chargée du contrôle de l’adopter. Ce n’est que dans les cas où cette recherche s’avère infructueuse, ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente des principes de la common law en matière de contrôle judiciaire, que la cour chargée du contrôle doit entreprendre l’examen des quatre facteurs entrant en jeu dans l’analyse relative à la norme de contrôle (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 48).
[19] La conclusion tirée par la SPR sur la question de savoir si M. Correa était exposé à un risque généralisé en Colombie soulève des questions mixtes de fait et de droit et elle est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Lozano Navarro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 768, aux paragraphes 15 et 16; Garcia Vasquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 477, aux paragraphes 13 et 14; voir également Innocent c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1019).
[20] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
[21] Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture; b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, |
Personne à protéger |
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Les demandeurs
[22] Les demandeurs affirment que la conclusion que la SPR a tirée en ce qui concerne le risque généralisé reposait sur son interprétation des événements qu’ils avaient vécus en Colombie. Suivant les demandeurs, la Commission a conclu que le risque auquel les demandeurs étaient exposés en Colombie était généralisé parce qu’il découlait essentiellement d’une activité criminelle — extorsion — auquel les propriétaires d’entreprises colombiens étaient exposés de façon générale.
[23] Les demandeurs affirment que l’analyse à laquelle le juge Rennie a procédé dans la décision Vaquerano Lovato c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143 (Lovato), s’applique en l’espèce. Dans cette décision, la Cour a conclu que la Commission avait commis une erreur dans son interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi (aux paragraphes 5, 9 à 14) :
En ce qui concerne l’article 97, la Commission a accepté que le demandeur était exposé à un risque particulier de préjudice de la part de la MS, mais a conclu qu’étant donné que la population en général au Salvador était exposée à ce risque, les exigences de l’article 97 n’étaient pas satisfaites.
[…]
La Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur était exposé à un risque de préjudice particulier, mais ne pouvait pas se voir accorder la protection prévue à l’article 97 pour la simple raison qu’il existe un risque généralisé d’activités criminelles ou d’activités de la part des gangs au Salvador. Dans la décision Vivero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 138, la Cour a examiné les principes fondamentaux régissant l’interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) – notamment qu’un examen personnalisé doit être effectué dans chaque cas et le fait que le risque auquel un demandeur est exposé découle d’activités criminelles n’écarte pas en soi la possibilité que la protection prévue à l’article 97 soit accordée. La décision attaquée n’est pas conforme à la jurisprudence, car elle fait complètement fi d’une situation où il est admis que l’intéressé est spécifiquement exposé à un risque, et cela simplement parce que les agissements qui sont la source du risque sont aussi de nature criminelle.
Les faits en l’espèce sont semblables à ceux de Pineda c Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365. Dans cette affaire, le demandeur était un jeune homme originaire du Salvador qui prétendait avoir été ciblé pour le recrutement, puis menacé par la MS pendant plusieurs mois. La Commission n’a tiré aucune conclusion défavorable à propos de la crédibilité du demandeur, mais elle s’est fiée à la déclaration du demandeur que les gangs faisaient du recrutement dans tout le pays et dans l’ensemble de la société. C’est en se fondant sur cette déclaration que la Commission a conclu que le risque était généralisé et elle a rejeté la demande.
Dans Pineda, le juge de Montigny a fait la déclaration suivante au paragraphe 15 :
Dans ces circonstances, la conclusion de la SPR est manifestement déraisonnable. On ne peut accepter, du moins tacitement, le fait que le demandeur ait été menacé par un gang bien organisé et qui sème la terreur sur tout le territoire, d’après la preuve documentaire, et opiner du même souffle que ce même demandeur ne serait pas exposé à un risque personnel s’il retournait au El Salvador. Il se peut bien que les Maras Salvatruchas recrutent parmi la population en général; il n’en demeure pas moins que M. Pineda, s’il faut en croire son témoignage, a été spécifiquement visé et a fait l’objet de menaces insistantes et d’agressions. De ce fait, il est exposé à un risque supérieur à celui auquel est exposée la population en général.
Dans Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, le juge Russel Zinn a déclaré au paragraphe 34 que l’exigence que d’autres personnes originaires de ce pays, ou qui s’y trouvent, ne sont généralement pas exposées à ce risque personnel signifie que :
les personnes qui sont exposées au même risque ou à un risque plus grand de violence aveugle commise par des gangs que d’autres personnes [peuvent ne pas avoir droit] à la protection. Cependant, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies.
En l’espèce, la Commission s’est fondée sur une interprétation erronée de la signification du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Bien qu’elle eût conclu que le demandeur était exposé à un risque particulier de préjudice, elle a conclu que la population en général était exposée à ce risque parce que tous les Salvadoriens sont exposés à un risque de violence de la part de la MS. Le commissaire a souligné ce qui suit : « Je ne dispose d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel le demandeur d’asile a été pris pour cible si ce n’est que pour les raisons que j’ai déjà mentionnées », c’est‑à‑dire ceux pour lesquels la MS cible n’importe quel membre de la population. De cette façon, la Commission a à tort mis l’accent sur les motifs pour lesquels le demandeur était ciblé, plutôt que sur la preuve que la MS visait le demandeur dans une mesure plus importante que la population en général. Par conséquent, la décision de la Commission était déraisonnable.
Comme il a été souligné dans Vivero, l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l’accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait‑il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l’espèce, la Commission ne s’est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.
[24] Les demandeurs soutiennent qu’on ne peut établir de distinction entre les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Lovato, précitée. Les demandeurs affirment que, dans les deux cas, les demandeurs d’asile avaient été victimes de tentatives d’extorsion et de menaces. De plus, dans les deux affaires, les demandeurs d’asile avaient signalé l’incident à la police et avaient par la suite fait l’objet de violences par des gangs. Les demandeurs affirment par conséquent que, comme dans l’affaire Lovato, précitée, la SPR a insisté à tort sur les raisons pour lesquelles M. Correa a été ciblé, plutôt que sur le fait qu’il avait été démontré que les demandeurs étaient spécifiquement ciblés par les Los Paisas, et ce, dans une plus grande mesure que la population en générale.
[25] Suivant les demandeurs, la SPR s’est concentrée sur les raisons pour lesquelles M. Correa avait été ciblé — les tentatives d’extorsion — et elle s’est contentée de signaler que les sanctions pour refus d’obtempérer aux demandes d’extorsion étaient généralisées. La SPR n’a pas reconnu ou analysé le fait que les demandeurs avaient par la suite été spécifiquement la cible d’actes de violence parce qu’ils avaient dénoncé le gang à la police malgré l’ordre qu’on leur avait intimé de s’abstenir de le faire. Les demandeurs affirment que la preuve ne démontrait pas que la population générale faisait l’objet de tels traitements, ajoutant que la SPR n’avait pas tiré de conclusion en ce sens. Par conséquent, les demandeurs affirment que l’analyse du risque généralisé de la SPR était déraisonnable.
Le défendeur
[26] Le défendeur invoque tout d’abord l’article 97 de la Loi, et fait observer qu’il confère la protection à des personnes qui sont exposées à des risques qui sont à la fois personnels et non généralisés. En ce qui concerne la nature personnelle du risque, le défendeur affirme qu’il est nécessaire de procéder à un examen en deux étapes. En premier lieu, le paragraphe 97(1) prévoit que le demandeur doit être « personnellement » exposé au risque dont il est question. En second lieu, selon le sous‑alinéa 97(1)b)(ii), le risque personnel prévu à l’article 97 ne doit pas être un risque auquel d’autres personnes du même pays sont généralement exposées. Le défendeur affirme que ces deux exigences sont cumulatives : le risque doit être personnel et il ne doit pas être généralisé. Par conséquent, un demandeur peut être exposé personnellement à un risque auquel d’autres personnes sont aussi généralement exposées, ce qui lui fait perdre le droit à la protection prévue par la Loi.
[27] Le défendeur signale que notre Cour a systématiquement jugé que le mot « généralement » signifie « courant ou répandu » (Osorio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459 (Osorio), au paragraphe 26; Rodriguez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11 (Rodriguez), aux paragraphes 92 et 93; Paz Guifarro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182 (Paz Guifarro), au paragraphe 32). Le mot « généralement » ne doit pas être interprété comme s’appliquant à tous les citoyens (Osorio, précitée, au paragraphe 26). Le défendeur souligne que la Cour a adhéré à ce raisonnement en ce qui concerne des sous‑groupes de la population qui sont « considérés comme nantis » (Paz Guifarro, précitée, au paragraphe 33).
[28] Le défendeur signale également que lorsqu’un demandeur est personnellement pris pour cible, il ne s’ensuit pas nécessairement que le risque auquel il est exposé n’est plus un risque auquel d’autres personnes sont aussi généralement exposées. Selon la situation qui existe dans le pays d’origine du demandeur, le fait d’être personnellement pris pour cible pourrait constituer un risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes ou non. La réponse à cette question dépend de la preuve présentée dans chaque affaire.
[29] Tout en reconnaissant que la jurisprudence n’est pas constante en ce qui concerne cette question, le défendeur affirme qu’il existe plusieurs décisions dans lesquelles notre Cour a jugé que le fait que des personnes aient été prises pour cible par un gang constitue un risque généralisé même si cela s’est produit à plusieurs reprises et — qu’il s’agit d’une mesure de représailles pour avoir communiqué avec la police et ne pas s’être plié aux demandes d’extorsion (voir, par exemple les décisions Rodriguez, précitée; Paz Guifarro, précitée, aux paragraphes 5, 6 et 32; Ascencio Ventura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1107, au paragraphe 20; De Munguia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 912, aux paragraphes 5 et 36; en comparaison avec les décisions Vivero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 138, aux paragraphes 9 à 11; Burgos Gonzalez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 426, au paragraphe 15; Rodriguez, précitée, aux paragraphes 70 et 71; Portillo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, [2014] 1 R.C.F. 295 (Portillo), au paragraphe 39). L’issue dépend des circonstances particulières dans lesquelles le demandeur est exposé au risque, ainsi que de la situation particulière qui existe dans son pays d’origine.
[30] Le défendeur affirme que, bien que les raisons pour lesquelles un demandeur est pris pour cible puissent lui être uniques, le risque demeure quand même généralisé s’il repose sur les mêmes raisons que celles pour lesquelles d’autres personnes du même pays sont ciblées. À l’appui de son argument, le défendeur cite la décision Baires Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993 (Baires Sanchez), au paragraphe 23 :
Le fait que la raison particulière pour laquelle M. Baires Sanchez puisse être exposé à ce risque diffère peut‑être de la raison particulière pour laquelle d’autres personnes y sont exposées importe peu, car : (i) la nature du risque est la même, c’est‑à‑dire des actes de violence (dont le meurtre) et (ii) le motif du risque est le même, c’est‑à‑dire le fait de ne pas obtempérer aux exigences du MS‑13, qu’il soit question, notamment, de joindre les rangs de cette organisation ou de verser les sommes d’argent exigées. Comme la Commission l’a reconnu avec raison : « [i]l n’est pas nécessaire que chaque personne soit exposée à un tel risque de façon similaire ».
[31] Le défendeur affirme que, dans le cas qui nous occupe, la nature du risque (risque de violence) et le motif du risque (refus de collaborer avec le gang) sont identiques à ceux auxquels d’autres propriétaires d’entreprises de Colombie sont exposés.
[32] Le défendeur affirme que la conclusion de la Commission selon laquelle le risque auquel les demandeurs sont exposés est un risque auquel sont généralement exposés d’autres citoyens de la Colombie considérés comme ayant les moyens de payer les sommes exigées démontre que la Commission s’est livrée à une interprétation et une application du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) conforme à la jurisprudence dont il a été question ci‑dessus.
[33] La Commission a évalué les faits pertinents relatifs à la situation de M. Correa, notamment le fait qu’« un grand nombre » d’autres propriétaires de commerce étaient forcés de verser de l’argent au groupe en question, sous peine d’en subir les conséquences, que l’extorsion ou l’imposition de taxes étaient des mesures avec lesquelles la [traduction] « totalité ou la plupart » des entreprises devaient composer, que les incidents relatés concernaient diverses personnes que M. Correa n’avait pas été en mesure d’identifier, que M. Correa était au courant de tentatives d’enlèvement semblables, que les tentatives d’extorsion étaient une méthode répandue dont l’ensemble de la population de la Colombie pouvait être victime et que les groupes criminels continuaient à s’étendre et à consolider leur présence sur tout le territoire de la Colombie en recourant à des crimes comme les enlèvements et les extorsions pour se procurer de l’argent. La SPR [au paragraphe 32] a ensuite conclu que le risque personnel auquel les demandeurs étaient exposés était « un risque auquel sont généralement exposées toutes les personnes qui se trouvent en Colombie et qui sont considérées comme ayant les moyens de payer les sommes exigées ».
[34] En réponse aux arguments des demandeurs, le défendeur affirme qu’il y a lieu d’établir une distinction entre l’affaire Lovato, précitée, et la présente espèce. Dans l’affaire en question, l’erreur relevée par le juge Rennie consistait en l’omission de la Commission d’avoir procédé à une évaluation individualisée du risque auquel les demandeurs étaient exposés. La SPR avait en effet conclu que les demandeurs étaient exposés au risque d’être victimes d’actes criminels qui tombait sous le coup de l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Le juge Rennie a estimé que le fait que le risque découle d’activités criminelles ne signifie pas nécessairement qu’il est exclu en vertu du sous‑alinéa 97(1)b)(ii), et qu’il est nécessaire de procéder à une analyse individuelle du risque (Lovato, précitée, au paragraphe 9).
[35] Le défendeur affirme que, dans le cas qui nous occupe, la SPR a procédé à une analyse individuelle poussée et a conclu, vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait, que les risques précis auxquels les demandeurs étaient exposés constituaient des risques auxquels d’autres personnes étaient généralement exposées. Le défendeur signale que, bien que les faits de l’affaire Lovato ressemblent à ceux de la présente espèce, la question à laquelle il faut répondre a trait à l’obligation de procéder à une analyse individualisée plutôt qu’à celle de savoir s’il y a lieu d’exclure systématiquement tous les cas où le risque découle d’activités criminelles.
[36] Le défendeur affirme que, conformément à d’autres décisions de notre Cour (voir, par exemple, la décision Portillo, précitée), la SPR a expressément identifié et caractérisé le risque auquel M. Correa était exposé dans divers passages de sa décision [au paragraphe 29] :
Le demandeur d’asile a été abordé par des membres d’un groupe criminel qui lui ont demandé de leur donner de l’argent et, du fait qu’il n’a pas accédé à leur demande, il a été menacé et victime d’une tentative d’enlèvement.
[37] Après avoir examiné la preuve, la SPR a conclu qu’il s’agissait d’un risque auquel étaient généralement exposées d’autres personnes en Colombie (au paragraphe 30) :
Compte tenu de l’ensemble de la preuve, j’estime que le demandeur d’asile a été victime de tentatives d’extorsion, et que les menaces de préjudice ou les menaces à la vie qui en ont découlé du fait qu’il n’a pas satisfait les exigences constituent un risque généralisé auquel sont exposées les autres personnes qui sont considérées comme des hommes d’affaires prospères en Colombie et qui refusent d’acquiescer aux demandes criminelles des groupes.
[38] Le défendeur relève que ce que M. Correa tente de démontrer c’est que sa situation est différente du fait que les menaces dont il a été l’objet étaient des mesures de représailles parce qu’il avait communiqué avec la police; or, la SPR a fait mention de cette allégation à maintes reprises dans sa décision et elle était de toute évidence bien consciente de cette circonstance précise. Qui plus est, le défendeur fait observer que les demandeurs n’ont cité aucun élément de preuve documentaire pour démontrer que ce type de ciblage par les gangs ne constitue pas un risque courant ou répandu en Colombie.
[39] Le défendeur affirme enfin que la SPR a droit à la déférence et que, compte tenu de la jurisprudence citée par la Commission, les conclusions qu’elle a tirées appartenaient aux issues acceptables.
ANALYSE
[40] La présente demande soulève une question apparemment insoluble à laquelle la Cour s’est heurtée à de nombreuses reprises : s’agissant du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, dans quels cas peut‑on considérer que le risque auquel un demandeur est personnellement exposé constitue un risque auquel d’autres personnes ne sont pas généralement exposées dans le pays où le demandeur d’asile avait sa résidence habituelle?
Jurisprudence divergente antérieure
[41] Ainsi que plusieurs juges de notre Cour l’ont fait observer, deux « courants » jurisprudentiels se sont dessinés en réponse à la question de savoir dans quel cas des personnes victimes d’actes d’extorsion ou de recrutement forcé peuvent bénéficier de la protection prévue à l’alinéa 97(1)b) de la Loi (Portillo, précitée, aux paragraphes 37 à 39 (la juge Gleason); De Jesus Aleman Aguilar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 809 (Aleman Aguilar), aux paragraphes 61 et 62 (le juge Strickland); Kaaker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1401 (Kaaker), au paragraphe 46 (le juge Shore)).
[42] Dans la décision Portillo, précitée, la juge Gleason fait observer, aux paragraphes 38 et 39 :
D’une part, dans plusieurs affaires semblables à la présente, notre Cour a annulé des décisions de la SPR dans des cas où le demandeur d’asile avait été personnellement victime d’actes de violence de la part d’un des gangs de criminels qui exercent leurs activités en Amérique centrale ou en Amérique du Sud (voir, par ex., Pineda (2012); Vaquerano Lovato c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143 (Vaquerano Lovato), au paragraphe 7 (le juge Rennie); Guerrero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210 (Guerrero) (le juge Zinn); Diaz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 705 (le juge Beaudry); Tobias Gomez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1093 (Tobias Gomez) (le juge O’Reilly); Ponce Uribe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1164 (le juge Harrington); Garcia Vasquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 477 (Garcia Vasquez) (le juge Scott); Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403 (Barrios Pineda) (la juge Snider); Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62 (Aguilar Zacarias) (le juge Noël); Munoz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 238 (Munoz) (le juge Lemieux); Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365 (Pineda (2007)) (le juge de Montigny)).
Des conclusions contraires ont été tirées dans l’autre catégorie de décisions, constituée de celles dans lesquelles notre Cour a confirmé des décisions de la SPR dans des cas où des gangs avaient menacé de s’en prendre à l’avenir au demandeur d’asile, mais où les menaces avaient été jugées insuffisantes pour exposer le demandeur à un risque plus grand que celui auquel étaient exposées les autres personnes du pays en question (voir, par ex., Rodriguez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11 (le juge Russell); Olmedo Rajo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1058 (le juge Kelen); Chavez Fraire c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 763 (le juge Zinn); Baires Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993 (le juge Crampton); Guifarro; et Carias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602 (le juge O’Keefe)). Dans plusieurs de ces affaires, la SPR n’avait toutefois pas tiré, comme en l’espèce, de conclusion portant que le demandeur avait été personnellement ciblé et faisait l’objet de menaces de mort, de sorte que les deux courants jurisprudentiels ne se contredisent pas nécessairement. [Italique dans l’original.]
[43] L’on pourrait ajouter notamment les décisions suivantes à la première liste : Alvarez Castaneda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 724 (Castaneda) (le juge Hughes); Portillo, précitée; Malvaez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1476 (Malvaez) (le juge Martineau); Balcorta Olvera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1048 (Olvera) (le juge Shore); Tomlinson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 822 (Tomlinson) (la juge Mactavish); Escamilla Marroquin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1114 (Marroquin) (le juge Rennie); Kaaker, précitée; Roberts c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 298 (Roberts) (la juge Gagné); Hernandez Lopez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 592 (Hernandez Lopez) (le juge Roy); Aleman Aguilar, précitée; De La Cruz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1068 (De La Cruz) (le juge de Montigny).
[44] Les décisions suivantes pourraient quant à elles être ajoutées à la seconde liste : (Vickram c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 457 (Vickram) (le juge de Montigny); Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331 (Prophète C.F.) (la juge Tremblay‑Lamer); Cius c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1 (Cius) (le juge Beaudry); Rodriguez Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1029 (Perez (2009)) (le juge Kelen); Acosta c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 213 (Acosta) (la juge Gauthier); Ventura De Parada c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 845 (De Parada) (le juge Zinn); Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 345 (Perez (2010)) (le juge Boivin); Palomo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1163 (Palomo) (le juge Harrington); Ascencio Ventura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1107 (Ventura) (le juge Near); Fernandez Ramirez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 69 (le juge Shore); Triqueros Ayala c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 183 (Ayala) (le juge Hughes); Wilson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 103 (la juge Simpson); De Munguia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 912 (De Munguia) (le juge O’Keefe); Neri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1087 (la juge Strickland).
[45] À mon avis, les différences entre ces deux courants jurisprudentiels s’expliquent par des faits différents et le recours à des méthodes différentes pour interpréter et appliquer le libellé du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Je suis d’accord avec la juge Gleason pour dire que la question de savoir si une personne a ou non été prise personnellement pour cible a joué un rôle important, voire décisif, dans de nombreuses affaires, mais il existe néanmoins d’autres décisions dans lesquelles la Cour a confirmé le refus de la demande d’asile malgré la conclusion que l’intéressé avait été pris personnellement pour cible ou qu’il existait des circonstances le démontrant clairement. Dans la présente affaire, le défendeur cite de nombreux exemples, notamment les décisions Rodriguez; Paz Guifarro; Ventura; De Munguia; Perez (2009), précitées.
[46] Bien qu’un consensus ne se soit pas encore dégagé, j’estime que, suivant la jurisprudence dominante de notre Cour, le fait d’avoir personnellement été pris pour cible permet, du moins dans de nombreux cas, de dégager l’existence d’un risque individualisé plutôt qu’un risque généralisé, donnant lieu à la protection prévue à l’alinéa 97(1)b). Étant donné que « pris personnellement pour cible » est une notion qui demeure imprécise et que chaque cas est un cas d’espèce, il est encore possible que « dans certains cas, il y [ait] lieu d’accorder une protection lorsque quelqu’un est pris pour cible, dans d’autres, non » (Rodriguez, précitée [au paragraphe 105], cité avec approbation dans la décision Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1543 (Pineda (2012)). Toutefois, à mon avis, il existe un consensus de plus en plus généralisé voulant qu’il ne soit pas permis d’écarter le cas où le demandeur a été pris personnellement pour cible au motif qu’il s’agit du « simple prolongement », d’une « composante implicite », ou d’un « préjudice résultant » d’un risque généralisé. C’est la principale erreur qu’a commise la SPR dans le cas qui nous occupe et cette erreur rend sa décision déraisonnable.
Interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) : vers une démarche commune
[47] La Cour d’appel [fédérale] ne s’est penchée qu’une seule fois sur l’interprétation qu’il convient de donner du sous‑alinéa 97(1)b)(ii), soit dans l’affaire Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31 (Prophète C.A.F.). Bien que, dans cet arrêt, elle ait refusé de répondre à la question certifiée, la Cour a donné de brèves, mais importantes directives, utiles dans la recherche d’une approche uniforme.
[48] Voici la question certifiée visée par l’arrêt Prophète C.F., précité :
Dans les cas où la population d’un pays est exposée à un risque généralisé d’être victime d’actes criminels, la restriction prévue à l’alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR s’applique‑t‑elle à un sous‑groupe de personnes exposées à un risque nettement plus élevé d’être victimes de tels actes criminels?
[49] Pour étayer son refus de répondre à cette question, la Cour d’appel [fédérale] a formulé les observations suivantes (aux paragraphes 4, 5 et 7 à 10) :
La question certifiée et la thèse de l’appelant sont reliées. M. Prophète, un citoyen d’Haïti, a demandé l’asile au Canada en alléguant qu’il avait été victime de persécution sous forme de vandalisme, d’extorsion et de menaces d’enlèvement. Bien que l’appelant ait reconnu les troubles auxquels les citoyens haïtiens sont généralement confrontés, il a fait valoir que sa situation d’homme d’affaires l’exposait, ainsi que d’autres gens d’affaires, à certains risques parce que les personnes fortunées ou qui sont perçues comme étant fortunées sont exposées à des risques plus grands que la population en général qui, pour la plus grande partie, vit dans la pauvreté. Selon l’appelant, dès lors que le reste de la population n’est pas exposé à un risque nettement plus élevé, ce risque ne tombe pas sous le coup de l’exclusion du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, parce que ce risque ne constitue plus un risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent (mémoire de l’appelant au paragraphe 90).
Pour les motifs qui suivent, l’appel sera rejeté.
[…]
Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile « dans le contexte des risques actuels ou prospectifs » auxquels il serait exposé (Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99, au paragraphe 15) (en italique dans l’original). Dans sa rédaction actuelle, la question certifiée a une portée trop large.
Compte tenu du régime fédéral global dans lequel s’inscrit l’article 97, répondre à la question certifiée dans un vide factuel aurait pour effet, selon les circonstances de chaque espèce, de restreindre ou d’élargir indûment la portée du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi.
Pour ces motifs, nous refusons de répondre à la question certifiée.
Dans le cas qui nous occupe (Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331), le juge de première instance disposait d’éléments de preuve qui lui permettaient de conclure que :
[23] […] le demandeur n’est pas personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus qui sont à Haïti ou qui viennent d’Haïti. Le risque d’être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens. Bien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence.
[Non souligné dans l’original; italiques dans l’original.]
[50] À mon avis, il y a lieu d’examiner attentivement la raison pour laquelle la Cour d’appel [fédérale] a refusé de répondre à la question certifiée : elle craignait que cela ait pour effet dans les circonstances de restreindre ou d’élargir indûment la portée du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) en ce qui concerne les victimes des gangs criminels. J’estime donc qu’il est nécessaire d’éviter les deux extrêmes lorsqu’on interprète cette disposition. À l’une des extrémités du spectre, on priverait toutes les victimes de gangs criminels de la protection prévue à l’alinéa 97(1)b). À l’autre extrémité, on interpréterait cette disposition de façon tellement large que pratiquement tous ceux qui seraient exposés à un risque personnel véritable en rapport avec les gangs en question pourraient bénéficier de cette protection. Cette dernière hypothèse s’accorde probablement davantage avec les obligations internationales du Canada en matière de protection des droits de la personne, mais, à mon avis, on ne peut la concilier avec le libellé de l’alinéa 97(1)b).
[51] Dans certaines décisions de la SPR — et, il faut le reconnaître, de la Cour — , cette disposition a fait l’objet d’une interprétation qui risquait dangereusement de la vider de tout sens dans le cas des victimes de gangs criminels, contrairement à la directive donnée par la Cour d’appel [fédérale] dans l’arrêt Prophète C.A.F., précité. Dans d’autres décisions, notre Cour a à juste titre formulé une mise en garde contre un tel résultat tout en faisant la plupart du temps observer que le raisonnement suivi par la SPR dans la décision à l’examen mènerait au résultat en question s’il était retenu (Lovato, précitée, au paragraphe 14 (le juge Rennie); Portillo, précitée, au paragraphe 36 (la juge Gleason); Tomlinson, précitée, au paragraphe 16 (la juge MacTavish); Vivero, précitée, au paragraphe 28 (le juge Rennie); De La Cruz, précitée, au paragraphe 42 (le juge de Montigny). Dans plusieurs affaires, on a demandé au défendeur de fournir des exemples de personnes qui seraient protégées contre les violences des bandes criminalisées par application de l’alinéa 97(1)b), mais le défendeur n’a pas été en mesure de le faire ou encore s’est dit d’avis que la protection ne pourrait être offerte que dans les cas les plus extrêmes, notamment lorsqu’on avait « retenu les services » d’un gang pour tuer quelqu’un. Dans la décision Guerrero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210, [2013] 3 R.C.F. 20 (Guerrero), le juge Zinn a dit ce qui suit au sujet de cette thèse, à l’appui de laquelle le défendeur invoquait le raisonnement suivi par la Cour dans la décision Baires Sanchez, précitée (au paragraphe 34) :
À mon avis, la protection offerte par la Loi n’est pas limitée de la manière décrite par le défendeur, ce qui ne veut pas dire que les personnes qui sont exposées au même risque ou à un risque plus grand de violence aveugle commise par des gangs que d’autres personnes ont droit à la protection. Cependant, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies. [Non souligné dans l’original.]
[52] À mon sens, la distinction que le juge fait entre le « risque plus grand de violence aveugle » et la situation dans laquelle « une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque » fournit à tout le moins un point de départ adéquat pour l’analyse relative au sous‑alinéa 97(1)b)(ii).
[53] La SPR a à maintes reprises fait observer que les menaces et les actes de violence dont les demandeurs faisaient état pour démontrer qu’ils étaient personnellement ciblés — souvent des mesures de représailles en raison de leur défaut de se plier aux exigences des gangs — n’étaient qu’un « prolongement » ou « préjudice consécutif » découlant du risque généralisé, auquel sont exposés de larges pans de la population, d’être victimes d’extorsion ou de tentatives de recrutement forcé. Il s’agit là de la première façon dont l’alinéa 97(1)b) peut être vidé de son sens dans le cas des victimes de gangs criminels parce qu’une telle interprétation fait abstraction de toute distinction fondée sur le degré ou la proximité du risque.
[54] La Cour semble avoir accordé un certain crédit à cette façon de voir en déclarant ce qui suit dans la décision Flores Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 772 (Romero), au paragraphe 18 :
L’avocate du demandeur fait preuve de créativité et soutient que le fait que le demandeur ait tenté d’échapper à l’extorsion en faisant appel à la police lui confère un caractère unique, ou le rend membre d’un sous‑groupe unique ou distinct de la population générale, ce qui lui rend applicable le sous‑alinéa 97(1)b)(ii). À mon avis, on ne peut analyser le risque ou la menace de représailles séparément de la demande de paiement. La demande de paiement et la menace implicite ou explicite de représailles en cas de refus constituent l’acte criminel. Le fait que la menace soit mise à exécution contre la victime ou que celle‑ci signale l’extorsion ne lui rend pas inapplicable le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) pour ce qui est du caractère généralisé ou non de la menace. [Non souligné dans l’original.]
[55] À mon avis, l’analyse faite par la Cour dans la décision Romero, précitée, a été supplantée ultérieurement par d’autres décisions, notamment dans des décisions dans lesquelles le juge Rennie lui‑même a procédé à une analyse très incisive (Vivero, Lovato, Marroquin, précitées) et elle ne constitue plus une approche que notre Cour ou la SPR devrait suivre.
[56] La difficulté que comporte cette approche réside dans le fait qu’elle accorde une trop grande importance aux raisons à l’origine des menaces. Elle semble ainsi incorporer des éléments du critère de l’article 96 dans l’analyse relative à l’article 97. Dans le contexte de l’article 96, la raison pour laquelle une personne est prise pour cible se situe au cœur même de l’analyse, parce qu’il faut établir un lien entre cette raison et l’un des motifs de protection prévus par la Convention. Aux termes de l’article 97, en revanche, cette raison a peu de pertinence, voire aucune. Une personne peut, au départ, avoir été prise pour cible et avoir fait l’objet d’une tentative d’extorsion parce qu’elle est une commerçante, mais cela n’a rien à voir avec le risque auquel elle est actuellement exposée ou auquel elle sera exposée à l’avenir, sauf dans la mesure où ce facteur aide à déterminer la nature et l’étendue des menaces d’un point de vue objectif. Il importe peu de connaître les caractéristiques personnelles de la victime qui ont incité les auteurs des menaces à la cibler (p. ex., son jeune âge, le fait qu’elle soit présumée riche ou le fait qu’elle soit propriétaire d’un commerce) ou ce qui motive l’auteur des actes de violence à cibler une personne au départ (p. ex. accroître sa richesse en extorquant de l’argent ou en forçant des gens à passer de la drogue pour eux).
[57] L’analyse relative à l’article 97 est à la fois objective et prospective. Nous ne devrions pas essayer de savoir ce que l’auteur des actes de violence avait à l’esprit sauf dans la mesure où cela peut faciliter l’analyse. Ce facteur peut avoir une certaine utilité : ainsi, si une bande criminelle tue systématiquement ceux qui les dénoncent à la police, cela servira à établir dans le cadre de l’analyse du risque qu’il s’agit là de la « raison » pour laquelle la bande en question cible présentement le demandeur. Il me semble toutefois qu’il est parfaitement inutile de se servir du mobile qui a poussé l’auteur des actes de violence à agir pour caser la victime dans une catégorie de personnes faisant l’objet d’un « risque généralisé », de sorte que tout préjudice ultérieur ou « consécutif » ne puisse justifier qu’elle échappe à l’application de l’exception. La notion de risque « consécutif » n’entre pas en jeu sous le régime de l’article 97; seul le risque, considéré de façon objective et prospective, est visé. Il ne s’agit pas de savoir si d’autres personnes ayant des caractéristiques semblables pourraient se retrouver dans la situation du demandeur, mais plutôt de déterminer si d’autres personnes se trouvent « de façon générale » dans cette situation maintenant.
[58] Je crois que c’est ce que le juge Rennie avait à l’esprit lorsqu’il a fait observer ce qui suit, dans la décision Lovato, précitée (au paragraphe 13) :
En l’espèce, la Commission s’est fondée sur une interprétation erronée de la signification du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Bien qu’elle eût conclu que le demandeur était exposé à un risque particulier de préjudice, elle a conclu que la population en général était exposée à ce risque parce que tous les Salvadoriens sont exposés à un risque de violence de la part de la MS. Le commissaire a souligné ce qui suit : « Je ne dispose d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel le demandeur d’asile a été pris pour cible si ce n’est que pour les raisons que j’ai déjà mentionnées », c’est‑à‑dire ceux pour lesquels la MS cible n’importe quel membre de la population. De cette façon, la Commission a à tort mis l’accent sur les motifs pour lesquels le demandeur était ciblé, plutôt que sur la preuve que la MS visait le demandeur dans une mesure plus importante que la population en général. Par conséquent, la décision de la Commission était déraisonnable. [Non souligné dans l’original.]
Voir également la décision Vivero, précitée, au paragraphe 29.
[59] Je crois également que c’est ce que le juge Zinn avait à l’esprit dans la décision Guerrero, précitée, lorsqu’il a examiné la façon dont la SPR avait qualifié le risque auquel était exposé le demandeur, dont la grand‑mère avait été assassinée et qui aurait fait l’objet de menaces de mort par suite de son refus répété de transporter de la drogue depuis le Guatemala au Salvador pour la bande des Los Lorenzanas (au paragraphe 29) :
Dans l’affaire qui nous concerne, la décideuse s’est contentée de dire [au paragraphe 19], au sujet du risque auquel le demandeur était exposé : « le préjudice craint par le demandeur d’asile, c’est‑à‑dire la criminalité (recrutement pour faire passer de la drogue) ». Or, il ne s’agit pas du risque auquel le demandeur était exposé, et même dans le cas contraire, la décideuse n’a pas expliqué de quelle façon ce risque satisfaisait au critère prévu au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. Tout au plus, le risque décrit fait partie du fondement de la menace à la vie du demandeur. Or, il ne faut pas, pour effectuer correctement l’examen personnalisé de la demande qui est exigé par l’article 97, amalgamer ce fondement et le risque lui‑même. [Non souligné dans l’original.]
[60] Il semble que ces conclusions et certaines autres conclusions tirées par notre Cour lorsqu’elle interprète et applique le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) se contredisent dans une certaine mesure. Ainsi, dans l’affaire Baires Sanchez, précitée, dans laquelle le demandeur a été battu et menacé de mort à la suite de son refus d’adhérer à un gang, la Cour a conclu que le risque de représailles auquel étaient exposés les jeunes hommes salvadoriens qui refusaient d’être recrutés de force correspondait essentiellement au même risque que celui auquel étaient exposées toutes les autres personnes qui refusaient ce type de demande de la part de bandes criminelles, et ce, parce que la « nature » du risque (c.‑à‑d. des actes de violence, dont des meurtres) et la cause du risque (le fait de ne pas obtempérer à des demandes) sont les mêmes dans les deux cas. Ainsi, non seulement les jeunes hommes qui s’exposaient effectivement à des mesures de représailles en raison de leur refus de joindre les rangs d’un gang étaient‑ils exposés au même risque que les jeunes hommes seulement susceptibles de faire l’objet d’un recrutement forcé, mais ils étaient tous essentiellement exposés aux mêmes risques que l’ensemble de la population salvadorienne.
[61] Il semble qu’il faille nécessairement, pour donner un sens quelconque à l’alinéa 97(1)b), pour tous et non seulement pour les victimes de bandes criminelles, prendre en compte la proximité du risque — ou pour reprendre la formule employée par certains, le degré ou niveau de risque — en plus de la « nature » du risque au sens large. C’est la raison pour laquelle il est problématique de considérer le fait d’être pris personnellement pour cible comme une simple « conséquence » ou une intensification du risque généralisé initial (contra Baires Sanchez, précitée, aux paragraphes 21 et 27). Ainsi que la juge MacTavish l’a fait observer dans la décision Tomlinson, précitée, au sujet d’une conclusion tirée par la Commission (citée au paragraphe 8) : « le fait que le demandeur d’asile a été précisément et personnellement ciblé par le gang n’est pas pertinent pour établir si le risque auquel il est exposé en raison du gang est ou non généralisé » (aux paragraphes 17 et 18) :
Le fait que le gang Ambrook Lane Clan ait précisément et personnellement ciblé M. Tomlinson n’était manifestement pas hors de propos pour établir si le risque auquel celui‑ci était exposé était un risque personnalisé ou généralisé. En fait, c’est précisément le type de facteur dont la Commission doit tenir compte lorsqu’elle procède à l’examen individualisé prescrit par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Prophète. La Commission a donc commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de ce fait important dans son analyse fondée sur l’article 97.
La Commission s’est également trompée en disant que l’important était de savoir si le risque auquel était exposé M. Tomlinson était ou non « un type de risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes en Jamaïque […] ». Il ne s’agissait pas simplement de déterminer à quel type de risque il était exposé, mais aussi à quel niveau de risque il était exposé. Comme dans Portillo, la Commission a commis une erreur en confondant le risque hautement individualisé auquel était exposé M. Tomlinson et le risque généralisé de criminalité auquel sont exposées d’autres personnes en Jamaïque. [Non souligné dans l’original; italiques dans l’original.]
[62] Voir également les décisions Marroquin, précitée, au paragraphe 11, et De La Cruz, précitée, au paragraphe 41, qui précisent dans les termes les plus nets que le degré de risque constitue un élément essentiel de cette analyse. Ou pour reprendre les commentaires du juge Shore dans la décision Olvera, précitée, au paragraphe 41 : « Les risques que courent les personnes qui vivent dans le même voisinage que l’homme armé ne peuvent être considérés comme étant les mêmes que ceux que courent les personnes qui se tiennent directement devant lui ».
[63] Outre le fait que le risque est de la même nature que celui auquel sont exposées d’autres personnes de façon générale au Salvador, la « cause » du risque serait également la même. Il appert toutefois que la « cause » déclarée du risque (le refus de se plier aux demandes d’un gang) est simplement un regroupement plus général des diverses « raisons » pour lesquelles une personne peut être prise pour cible (refus de se laisser recruter de force, tentative d’extorsion, etc.). Il est donc problématique, pour les motifs que j’ai déjà exposés, d’axer l’analyse fondée sur l’article 97 sur la cause. Ainsi, la « nature » et la « cause » du risque qui ont été invoquées en l’espèce ne nous fournissent pas de cadre utile pour analyser le risque de façon objective et individualisée. En fait, on voit mal comment ces facteurs permettraient de tirer toute autre conclusion que celle que le risque est généralisé, surtout lorsqu’on les combine avec l’observation complémentaire suivant laquelle « [i]l n’est pas nécessaire qu’un risque généralisé touche toutes les personnes de la même façon ». Bien que cette proposition soit vraie dans l’abstrait, si on la pousse trop loin, elle est susceptible de transformer pratiquement tout risque en risque généralisé.
[64] Il me semble que la deuxième façon dont on risque de vider le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de son sens dans le cas des victimes de bandes criminelles peut résulter du fait de donner une portée trop large à l’observation par ailleurs valable suivant laquelle « un risque généralisé peut être celui qui est vécu par une partie de la population d’un pays » (Marcelin Gabriel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1170, au paragraphe 20). Dans la décision souvent citée Osorio, précitée, la juge Snider a examiné l’argument suivant lequel le demandeur serait exposé à un risque accru s’il devait retourner en Colombie en raison du stress psychologique causé par l’inquiétude que les FARC [Forces armées révolutionnaires de Colombie] s’en prennent à son fils né au Canada. La Commission a conclu qu’il s’agissait d’un risque général auquel tous les parents étaient exposés en Colombie. Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs soutenaient que la Commission avait commis une erreur en assimilant « “d’autres personnes” à “tous les parents” ». La juge Snider a répondu comme suit à cet argument (aux paragraphes 24 et 26) :
Il me semble que c’est le bon sens qui doit déterminer la signification du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Disons les choses simplement : si les demandeurs ont raison de dire que les parents en Colombie forment un groupe exposé à un risque auquel les autres personnes de ce pays ne sont généralement pas exposées, cela veut dire que tout ressortissant colombien qui est un père ou une mère et qui vient au Canada est automatiquement une personne à protéger. Il ne peut pas en être ainsi.
[…]
De plus, je ne vois rien dans le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) qui oblige la Commission à interpréter le mot « généralement » comme s’appliquant à tous les citoyens. Le mot « généralement » est communément utilisé dans le sens de « courant » ou « répandu ». Le législateur a délibérément choisi d’utiliser le mot « généralement » dans le sous‑alinéa 97(1)b)(ii), laissant à la Commission le soin de décider si un groupe en particulier correspond à la définition. Si sa conclusion est raisonnable, comme c’est le cas ici, je ne vois pas le besoin d’intervenir.
[65] La juge Snider a estimé [au paragraphe 22] que la question qui se posait était celle de savoir « si le risque auquel est exposé un sous‑groupe — en l’occurrence, les parents — correspond au risque visé par le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) » et a conclu que la Commission avait eu raison de répondre par l’affirmative à cette question.
[66] Un raisonnement analogue a été appliqué dans d’autres décisions (Cius, précitée, au paragraphe 23; Carias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602 (Carias), aux paragraphes 23 à 25; De Parada, précitée, au paragraphe 22; Acosta, précitée, aux paragraphes 15 et 16; Paz Guifarro, précitée, aux paragraphes 30 à 33; Gabriel, précitée, au paragraphe 20; Prophète C.F., précitée; Perez (2010), précitée, au paragraphe 39; Ayala, précitée, aux paragraphes 8 et 9).
[67] Ce qui nous amène à la question épineuse de savoir jusqu’à quel point un sous‑groupe doit être important pour que le risque auquel il est exposé puisse être considéré comme un risque auquel d’autres personnes du pays de la nationalité du demandeur sont généralement exposées.
[68] Je suis d’accord avec la juge Snider pour dire que c’est le bon sens qui doit dicter toute réponse à cette question, vu les mots retenus par le législateur. Suivant le New Oxford Dictionary of English (Oxford : Clarendon Press, 1998), le mot « general » (général) signifie : [traduction] « touchant ou concernant la totalité ou la plupart des gens, des lieux ou des choses; répandu ». Le même ouvrage définit comme suit l’adverbe « generally » (généralement) [traduction] « dans la plupart des cas, le plus souvent » ou [traduction] « dans l’ensemble ». Le juge Zinn résume, dans la décision De Parada, précitée, au paragraphe 22, ce qui a été dit au sujet de la signification de ces termes, selon le bon sens, en faisant observer que « si un sous‑groupe est d’une taille telle que l’on peut affirmer que le risque auquel il est exposé est répandu, alors il s’agit d’un risque généralisé ».
[69] Dans l’arrêt Prophète C.A.F., précité, la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 7 : « Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile “dans le contexte des risques actuels ou prospectifs” auxquels il serait exposé (Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99, au paragraphe 15) (en italique dans l’original). » La question de savoir comment il y a lieu de procéder à cet « examen personnalisé » et comment on doit évaluer les circonstances individuelles permettant d’établir une distinction entre le risque auquel le demandeur est exposé et celui auquel d’autres personnes du même pays sont « généralement exposées » se situe au cœur même des courants jurisprudentiels divergents de notre Cour en ce qui a trait à l’analyse relative au sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, il me semble qu’un courant jurisprudentiel dominant commence à se dégager, lequel est susceptible d’assurer une plus grande cohérence dans les décisions de notre Cour et de la SPR.
[70] Dans l’affaire Martinez Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 365 (Pineda (2007)), précitée, dans laquelle le demandeur avait été menacé et battu pour avoir refusé d’adhérer à un gang, le juge de Montigny a mis en contraste le « risque aléatoire généralisé » avec le « le fait d’être pris pour cible spécifique » comme l’avait été le demandeur (aux paragraphes 13 et 15) :
Bref, le risque auquel un demandeur se dit exposé ne doit pas être un risque aléatoire et généralisé encouru indistinctement par toute personne vivant dans le pays où il risque d’être renvoyé. En l’occurrence, le demandeur a soutenu dans son Formulaire de renseignement personnel (FRP) qu’il avait été personnellement exposé au danger; pourtant, la SPR n’en a pas tenu compte et a plutôt mis l’accent sur le fait que M. Pineda a déclaré dans son témoignage que les Maras Salvatruchas recrutent à la grandeur du pays et visent toutes les couches de la société, peu importe l’âge des personnes visées.
[…]
Dans ces circonstances, la conclusion de la SPR est manifestement déraisonnable. On ne peut accepter, du moins tacitement, le fait que le demandeur ait été menacé par un gang bien organisé et qui sème la terreur sur tout le territoire, d’après la preuve documentaire, et opiner du même souffle que ce même demandeur ne serait pas exposé à un risque personnel s’il retournait au El Salvador. Il se peut bien que les Maras Salvatruchas recrutent parmi la population en général; il n’en demeure pas moins que M. Pineda, s’il faut en croire son témoignage, a été spécifiquement visé et a fait l’objet de menaces insistantes et d’agressions. De ce fait, il est exposé à un risque supérieur à celui auquel est exposée la population en général. [Non souligné dans l’original.]
[71] Le juge de Montigny a établi une distinction entre l’affaire dont il était saisi et la situation en cause dans l’affaire Osorio, précitée, dans laquelle le demandeur prétendait qu’il subirait des peines ou des traitements cruels et inusités s’il devait retourner en Colombie, à cause du stress psychologique qu’il aurait à vivre comme parent s’inquiétant du bien‑être de son fils. Le juge de Montigny a conclu ce qui suit (au paragraphe 17) :
Les faits à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire n’ont rien à voir avec une telle situation. Le demandeur ne prétend pas être exposé à un risque pour sa vie ou sa sécurité du seul fait qu’il est étudiant, jeune, ou issu d’une famille à l’aise. Si tel était le cas, sa demande devrait être rejetée pour les mêmes motifs qui ont amené la Cour à confirmer les décisions de la SPR dans les deux affaires précitées. Mais tel n’est pas le cas. Le demandeur a allégué avoir été personnellement ciblé, à plus d’une reprise et sur une période de temps assez longue. À moins de remettre en question la véracité de son récit, ce que la SPR n’a pas fait, on ne peut douter qu’il soit personnellement en danger advenant un retour au El Salvador. Conclure le contraire, dans les circonstances particulières du présent dossier, constitue une erreur manifestement déraisonnable. [Non souligné dans l’original.]
[72] Dans l’affaire Portillo, précitée, dans laquelle le demandeur avait à de nombreuses reprises été menacé et agressé parce qu’il avait refusé de joindre les rangs du MS [Mara Salvatrucha] et qu’il avait fourni des renseignements à la police, et avait notamment été menacé par un de ses anciens amis que les MS avaient réussi à recruter et qui avait dit au demandeur « qu’il avait l’intention de le tuer à la première occasion » [au paragraphe 10] parce qu’il avait parlé à la police, la juge Gleason a fait observer ce qui suit (au paragraphe 36) :
[…] l’interprétation que la SPR a faite de l’article 97 de la LIPR dans sa décision est à la fois incorrecte et déraisonnable. Les deux affirmations que la Commission fait sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général. Si le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité. D’ailleurs, l’avocat du défendeur n’a pas été en mesure de donner d’exemples de situations de cette nature, qui seraient sensiblement différentes des circonstances de la présente espèce. L’interprétation de la SPR dépouillerait donc l’article 97 de la Loi de tout contenu ou signification. [Non souligné dans l’original.]
[73] Je ne crois pas que la juge Gleason ait confondu dans cette affaire les deux volets du critère cumulatif applicable sous le régime du sous‑alinéa 97(1)b)(ii), en l’occurrence, la question de savoir si le risque était personnel et celle de savoir s’il était généralisé (ou s’il s’agit d’un risque auquel d’autres personnes originaires de ce pays sont généralement exposées). Le juge Zinn a fait une mise en garde contre la tentation de procéder de cette manière dans la décision Guerrero, précitée, aux paragraphes 26 et 27. La décision Portillo, précitée, est axée sur l’observation susmentionnée faite par la juge Gleason au paragraphe 48, en l’occurrence que la Commission avait « [confondu] le risque auquel le demandeur était exposé avec celui auquel sont exposés les hommes de son âge au Salvador », ce qui l’avait amenée à conclure à tort que « le risque auquel le demandeur est exposé est le même que celui auquel d’autres individus sont exposés de façon générale au Salvador ». La juge Justice Gleason poursuit (aux paragraphes 49 et 50) :
La conclusion tirée par la SPR en l’espèce est déraisonnable parce qu’elle a conclu de façon illogique que le demandeur se trouvait dans la même situation que tout autre jeune homme au Salvador, ce qui n’est visiblement pas le cas.
[…] le demandeur était, dans le cas qui nous occupe, exposé à un risque accru et différent par rapport à celui auquel d’autres jeunes hommes sont exposés au Salvador parce que, après qu’il ait parlé à la police et communiqué aux policiers l’adresse de la mère de Carlos, la MS lui avait par représailles proféré des menaces. Il a été démontré que Carlos avait adhéré à la MS et qu’il avait personnellement proféré des menaces à l’endroit du demandeur. La situation du demandeur était donc radicalement différente de celle d’autres personnes pouvant être exposées au risque général d’être recrutées ou de faire l’objet de menaces ou même d’agressions de la part de la MS. Il a été démontré que le demandeur était personnellement et directement exposé à une menace de mort. On est très loin du risque d’extorsion, de recrutement ou d’agression, et le risque auquel le demandeur est exposé est beaucoup plus sérieux et plus direct que celui auquel d’autres hommes du Salvador sont exposés. Par conséquent, la décision de la SPR est à la fois déraisonnable et incorrecte. [Non souligné dans l’original.]
[74] Comme il arrive si souvent que l’on ne dissocie pas l’étape du « risque personnel » de celle du « risque non généralisé » lors de l’application de ce critère, il vaut la peine de bien préciser ce qui est exigé à chaque étape. Le juge Zinn a fait observer, dans la décision Guerrero, précitée, ce qui suit (au paragraphe 26) :
Il ressort clairement d’une analyse minutieuse de cette disposition que, pour que la qualité de personne à protéger soit reconnue à un demandeur d’asile, il faut conclure :
a. que le demandeur d’asile est au Canada;
b. qu’il serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont il a la nationalité, exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités;
c. qu’il y serait exposé en tout lieu de ce pays;
d. que « d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne [...] sont généralement » pas exposées à ce risque personnel.
[75] Ces quatre éléments doivent être réunis pour que l’intéressé puisse répondre à la définition de l’expression « personne à protéger » que l’on trouve dans la Loi. Seules les personnes à protéger sont autorisées à demeurer au Canada.
[76] Au paragraphe suivant de la décision Guerrero, précitée, le juge Zinn précise ce que l’on doit entendre par « risque personnel » (point b. du critère énoncé ci‑dessus) (au paragraphe 27) :
[…] la SPR et la Cour restent malheureusement trop souvent vagues à cet égard. Je l’ai moi‑même fait. En particulier, un grand nombre de décisions indiquent ou laissent entendre qu’un risque généralisé n’est pas un risque personnel. Cela signifie habituellement que d’autres personnes sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile et que ce dernier ne satisfait donc pas aux exigences de la Loi. Cela ne signifie pas que le demandeur d’asile ne court personnellement aucun risque. Il est important qu’un décideur conclue qu’un demandeur d’asile est personnellement exposé à un risque parce que, si aucun risque personnel n’existe, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse de la demande; il n’existe tout simplement aucun risque. Ce n’est qu’après avoir conclu que le demandeur d’asile est personnellement exposé à un risque que le décideur doit déterminer si la population est généralement exposée au même risque. [Non souligné dans l’original.]
[77] Je souscris à cette analyse. Affirmer que quelqu’un est « personnellement » assujetti à un risque signifie simplement qu’il est exposé à un risque. Le risque allégué est réel. Dans le cas de l’alinéa 97(1)b), il doit s’agir d’une menace à sa vie ou d’un risque de subir des traitements ou des peines cruels et inusités. Il existe de nombreuses situations dans lesquelles le risque est vécu « personnellement » (c.‑à‑d. que le risque est réel), mais où d’autres personnes provenant du même pays que le demandeur sont exposées au même risque. Ainsi, dans de nombreux pays d’Amérique du Sud, les jeunes hommes pauvres seront exposés au risque « personnel » d’être recrutés de force par des bandes criminelles, et ce, même s’ils n’ont jamais eu affaire à elles auparavant. Il s’agit alors d’un risque auquel est exposée une partie suffisamment importante de la population du pays en question pour tomber sous le coup de l’exception prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Il en va de même des commerçants qui, dans plusieurs pays, sont considérés comme étant en mesure de répondre à des demandes d’extorsion. Ainsi que le juge Zinn le fait observer, le sort de la plupart des demandes présentées par des victimes de gangs criminels ne dépend pas de la réponse à la question de savoir si le risque était « personnel », mais plutôt de celle de savoir si, en plus d’être personnel, ce risque était également « non généralisé » (Guerrero, précitée, au paragraphe 27). Certes, le libellé du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) ne permet pas d’affirmer que, chaque fois qu’un demandeur est exposé à un risque personnel (c.‑à‑d. réel) mettant en danger sa vie, ce risque ne peut également être qualifié de risque généralisé (Kaaker, précitée, au paragraphe 51), mais je ne crois pas que l’issue de nombreuses affaires dépende de la réponse à cette question.
[78] Dans la décision Guerrero, précitée, le juge Zinn a poursuivi en illustrant ce qui était exigé à au point d. du critère énoncé ci‑dessus. Pour rejeter l’argument du défendeur (fondé sur la décision Baires Sanchez, précitée) suivant lequel pratiquement tout risque de violence de la part de gangs criminels dans l’un des pays où sévissent les gangs est un risque généralisé, le juge Zinn a souligné qu’il fallait procéder à un examen personnalisé de la situation du demandeur et qu’il ne fallait pas confondre les « raisons » (ou « la cause ») du risque avec le risque lui‑même (aux paragraphes 29, 32 et 34) :
Dans l’affaire qui nous concerne, la décideuse s’est contentée de dire [au paragraphe 19], au sujet du risque auquel le demandeur était exposé : « le préjudice craint par le demandeur d’asile, c’est‑à‑dire la criminalité (recrutement pour faire passer de la drogue) ». Or, il ne s’agit pas du risque auquel le demandeur était exposé, et même dans le cas contraire, la décideuse n’a pas expliqué de quelle façon ce risque satisfaisait au critère prévu au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. Tout au plus, le risque décrit fait partie du fondement de la menace à la vie du demandeur. Or, il ne faut pas, pour effectuer correctement l’examen personnalisé de la demande qui est exigé par l’article 97, amalgamer ce fondement et le risque lui‑même.
[…]
Le fait que la Cour fédérale et la Cour d’appel estiment depuis longtemps qu’un tel examen personnalisé est nécessaire explique en partie pourquoi je rejette la thèse du défendeur concernant Baires Sanchez. Le défendeur s’est appuyé sur cette décision pour faire valoir que le risque d’être victime de violence aux mains d’un gang criminel dans l’un des pays d’Amérique centrale ou d’Amérique du Sud où les actes de violence commis par les gangs sont fréquents est un risque auquel sont généralement exposés les citoyens du pays et qui ne donne donc pas droit à la protection offerte par l’article 97 de la Loi. Souscrire à cette proposition audacieuse irait à l’encontre non seulement de l’opinion exprimée par la Cour d’appel fédérale, mais aussi des décisions où la Cour fédérale a conclu que le demandeur était personnellement exposé à un risque de ce genre qui n’était pas aussi un risque auquel d’autres personnes étaient généralement exposées : voir, par exemple, Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365; Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62; Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403; Alvarez Castaneda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 724.
[…]
À mon avis, la protection offerte par la Loi n’est pas limitée de la manière décrite par le défendeur, ce qui ne veut pas dire que les personnes qui sont exposées au même risque ou à un risque plus grand de violence aveugle commise par des gangs que d’autres personnes ont droit à la protection. Cependant, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies. [Non souligné dans l’original.]
[79] Dans la décision Marroquin, précitée, le juge Rennie déclare ce qui suit (aux paragraphes 11 à 13) :
Je suis d’avis que la Commission a fait une analyse déraisonnable de la question de savoir si les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé et que la décision doit être infirmée. La Cour fédérale a constamment décidé, notamment dans Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678; Vaquerano Lovato c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143; Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, Alvarez Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 724, Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403, et Aguilar Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, que le simple fait que la persécution est aussi une conduite criminelle fréquemment observée dans un pays donné ne met pas fin à l’analyse d’une demande d’asile fondée sur l’article 97. La Commission doit se demander si les demandeurs étaient exposés à un risque plus élevé que celui auquel faisaient face d’autres personnes au Salvador.
Le témoignage des demandeurs a été jugé crédible et, par conséquent, toutes les allégations ont été acceptées. La Commission a donc admis que le demandeur avait signalé le vol de son camion à la police, que le gang Mara 13 a été mis au courant de ce signalement et que les demandeurs ont fui le Salvador parce qu’ils craignaient des représailles de la part du gang. Il s’agit précisément du type de scénario factuel qui peut présenter un risque dépassant un risque généralisé, comme c’était le cas dans les décisions susmentionnées.
La Commission a insisté sur le fait que le vol est un problème courant au Salvador; cependant, comme les demandeurs le soulignent, ce n’est pas le vol lui‑même qui a donné lieu au risque qu’ils ont invoqué. Le demandeur était plutôt exposé à un risque parce qu’il avait signalé le vol à la police et est donc devenu une cible du gang Mara 13. En conséquence, la décision sera annulée, la Commission n’ayant pas évalué la demande d’asile conformément au principe de droit applicable. [Non souligné dans l’original.]
[80] Encore plus récemment, dans la décision De La Cruz, précitée, le juge de Montigny a fait observer que lorsqu’on analyse la situation personnelle pour le régime du sous‑alinéa 97(1)b)(ii), on doit être sensible au déroulement des faits et aux rapports entre eux. Il a retenu l’argument des demandeurs que la Commission avait mal qualifié le risque et qu’elle n’avait pas procédé à une analyse individualisée (aux paragraphes 36, 38, 40 à 42) :
Si j’ai exposé en détail les arguments des demandeurs, c’est que je les trouve en grande partie convaincants et que j’y souscris. Plus particulièrement, j’estime que la commissaire a omis de déterminer la vraie nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés et de procéder à un examen individualisé en se fondant sur la preuve produite par les demandeurs, selon ce que la Cour d’appel fédérale a exigé dans l’arrêt Prophète. Dans la décision Portillo, précitée, il est énoncé au paragraphe 40 que « le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé ». Comme dans l’affaire Portillo, bien qu’elle n’ait peut‑être pas totalement omis d’énoncer le risque, la commissaire est restée vague et n’a pas adopté de position ferme sur la question de savoir si les incidents allégués étaient liés.
[…]
Pour récapituler, les demandeurs croyaient eux‑mêmes au départ qu’ils avaient été pris pour cible en raison de leur richesse perçue et de la réussite de leur entreprise (DCT, page 816, 1258‑1259 et 1280). La situation a évolué après que le demandeur de sexe masculin eut d’abord été abordé par Angel pour travailler comme chauffeur de taxi, et surtout après avoir fait une dénonciation formelle à la police à la suite d’un appel de menace. Pourtant, la commissaire n’a pas explicitement évalué l’affirmation des demandeurs selon laquelle les incidents survenus à la suite de la dénonciation découlaient du désir des Zetas de se venger d’eux parce qu’ils avaient agi comme informateurs ou communiqué avec la police alors qu’ils possédaient des renseignements délicats sur les Zetas.
[…]
Il se peut fort bien qu’aucun incident ne suffise en lui‑même pour établir un risque au sens de l’article 97 de la LIPR. Par ailleurs, il est loin d’être évident que les incidents, s’ils sont considérés dans leur ensemble et en tant que succession d’événements, peuvent être décrits comme un autre simple exemple de criminalité et de violence. À bien des égards, l’affaire comporte beaucoup de similitudes avec nombre de cas où la CISR a conclu avec désinvolture que les demandeurs avaient simplement été victimes de criminalité et de violence généralisées, même s’ils avaient été agressés, menacés, harcelés et intimidés à répétition : voir, par exemple, Portillo; Guerrero c Canada (MCI), 2011 CF 1210; Pineda c Canada (MCI), 2012 CF 493; Zacarias c Canada (MCI), 2011 CF 61; Tobias Gomez c Canada (MCI), 2011 CF 1093. Bien que la commissaire ait compris les faits entourant la demande d’asile dont elle était saisie dans un sens général, elle n’a pas examiné la vraie nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés. C’est une erreur fatale […]
À cause de cette erreur, la commissaire ne pouvait pas comparer adéquatement le risque auquel les demandeurs étaient exposés à celui auquel la population en général du pays ou un important groupe de cette population était exposé pour déterminer si les risques étaient similaires de par leur nature et leur gravité. Si, comme l’affirment les demandeurs, le risque auquel ils sont exposés ne consiste pas simplement à craindre d’être ciblés en vue de travailler pour les Zetas ou d’être victimes d’extorsion parce qu’ils sont considérés comme des gens d’affaires prospères, mais qu’il s’agit plutôt de craindre des représailles pour avoir tenu tête aux Zetas et même les avoir dénoncés à la police, le risque n’a alors pas la même importance que le risque auquel la population en général ou un important groupe de cette population est exposé.
[…] les demandeurs ont été personnellement et expressément pris pour cible par les Zetas dans des circonstances où d’autres personnes ne le sont généralement pas, et c’est arrivé plus d’une fois. Pour reprendre les termes employés par la juge Gleason dans la décision Portillo, précitée, au paragraphe 36, « [s]i le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité. [...] L’interprétation de la SPR dépouillerait donc l’article 97 de la Loi de tout contenu ou signification. » [Non souligné dans l’original.]
[81] De même, la juge Snider a conclu, dans la décision Pineda (2012), précitée, qu’il était déraisonnable de la part de la Commission de « faire disparaître » la distinction entre les raisons pour lesquelles les demandeurs étaient au départ exposés à un risque et les risques auxquels ils étaient maintenant exposés (aux paragraphes 11 et 12) :
[…] la Commission a considéré que les « expériences » vécues par le demandeur étaient des actes d’extorsion. Dans son analyse, elle ne mentionne pas les menaces de représailles dont le demandeur a été victime.
[…] la Commission fait disparaître en quelque sorte la distinction entre l’extorsion initiale et les représailles auxquelles le demandeur était exposé :
Il a ajouté que les gangs connaissent des personnes dans la police, car dans son cas, les membres du gang savaient qu’il s’était adressé à la police et l’ont battu particulièrement pour cette raison. Ils ont aussi tué son patron, qui était allé voir la police. J’estime que les moyens qu’utilisent les criminels pour intimider leurs victimes ne changent pas la nature du risque auquel ils les exposent. Le demandeur d’asile a également indiqué que son frère, qui travaillait comme aide‑chauffeur d’autobus, a disparu. Aussi navrant que cela puisse être, je suis d’avis que ces faits concordent avec l’existence d’un risque généralisé. [Passages soulignés par la juge Snider.]
[82] La conclusion à laquelle j’arrive à la lumière de cette abondante jurisprudence est qu’on ne peut affirmer que le fait d’être ciblé personnellement donne toujours droit à la protection prévue à l’alinéa 97(1)b). Le « fait d’être pris personnellement pour cible » est une expression vague qui est susceptible d’englober un vaste éventail de circonstances allant de rencontres isolées ou répétées (mais pas nécessairement liées) avec des gangs criminels à une descente aux enfers après que le demandeur d’asile ait fait l’objet de demandes, de menaces et d’actes de plus en plus violents de la part de membres d’un gang qui, pour une raison ou pour une autre, s’acharnent sur un certain individu et refusent de lâcher prise tant qu’il ne se pliera pas à leurs exigences (souvent répétées) ou jusqu’à ce que sa mort — et souvent celles des membres de sa famille — s’ensuivent ou que ceux‑ci aient quitté le pays. Le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) oblige la SPR à se livrer à un exercice de démarcation de limites, et la Cour doit, pour sa part, déterminer si les limites en question ont été tracées de façon raisonnable. Il est impossible de prévoir toutes les circonstances factuelles qui peuvent se présenter ou encore de définir de façon détaillée à l’avance de quel côté de cette limite elles se situeront (Palomo, précitée, aux paragraphes 15 et 16).
[83] J’estime néanmoins que, suivant la jurisprudence dominante de notre Cour, « lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies » (Guerrero, précitée, au paragraphe 34). De plus, la jurisprudence dans laquelle ce principe a été appliqué a suffisamment évolué pour qu’on puisse en dégager, à mon avis, les principes supplémentaires suivants :
• Ni la Cour ni le tribunal ne peut adopter une interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) qui le vide de son sens en ce qui concerne la plupart des victimes d’actes de violence de la part de gangs dans les pays où sévissent ces gangs. Cette conclusion s’impose à la lumière du raisonnement suivi par la Cour d’appel dans l’arrêt Prophète C.A.F., précité, et est appuyée par la présomption de conformité avec les obligations internationales du Canada en matière de respect des droits de la personne.
• On commet une erreur lorsqu’on confond les raisons ou la cause du risque avec le risque lui‑même ou lorsqu’on ne tient pas compte des différences qui existent entre la situation personnelle de ceux qui sont susceptibles d’être ciblés pour les mêmes raisons. Le mobile de l’auteur des actes de violence n’entre pas en ligne de compte dans le cadre de cette analyse, sauf dans la mesure où il est utile pour déterminer la nature et le degré du risque, examinés de façon objective et prospective.
• Lorsqu’on cherche à savoir si un demandeur est exposé au même risque que la population en général (ou un sous‑groupe significatif de la population), il faut tenir compte tant de la nature du risque que de la proximité du risque (ou du degré de risque).
[84] Outre ces principes, qui semblent déjà bien établis dans la jurisprudence, j’estime que l’on peut également dégager les principes suivants de la jurisprudence :
• On commet une erreur en ne tenant pas compte des mesures de représailles ou des menaces proférées en les considérant simplement comme un « préjudice consécutif » ou un risque découlant du risque initial d’extorsion ou de recrutement forcé. La question à laquelle il faut répondre n’est pas celle de savoir si d’autres personnes pourraient éventuellement se retrouver dans la situation du demandeur, mais bien de savoir si d’autres personnes se trouvent « généralement » dans cette situation actuellement. Cette erreur découle habituellement de la confusion faite entre les raisons ou la cause du risque et le risque lui‑même.
• On commet une erreur en considérant l’analyse relative à l’alinéa 97(1)b) comme une analyse d’un « sous‑groupe » plutôt que comme une analyse individualisée. Il ne s’agit pas de savoir à quel « sous‑groupe » le demandeur appartient pour ensuite évaluer le risque auquel ce sous‑groupe est exposé, mais bien d’évaluer le risque auquel le demandeur est exposé pour ensuite déterminer s’il s’agit d’un risque auquel d’autres personnes de ce pays sont généralement exposées.
• Pour répondre à la question de savoir si un risque est un risque touchant la population en général dans un pays déterminé, il faut procéder à une analyse contextuelle, faisant appel au bon sens, plutôt qu’à un examen rigide ou quantitatif.
Application de ces principes aux faits de l’espèce et à la décision
[85] Dans le cas qui nous occupe, il ressort de la preuve que :
• En janvier 2004, quatre hommes se sont présentés au domicile de M. Correa et ont exigé qu’il leur verse chaque mois un million de pesos pour bénéficier de leur protection;
• Les hommes ont expliqué qu’il le surveillait depuis un certain temps et qu’ils savaient tout ce qu’il fallait savoir à son sujet et au sujet de sa famille et lui ont montré des photos de lui‑même et de sa femme dans des lieux qu’ils fréquentaient;
• Les hommes en question ont dit que, si M. Correa refusait de collaborer, ils s’en prendraient à sa famille. Ils lui ont également dit que, s’il contactait la police, il signerait l’arrêt de mort de chacun des membres de sa famille;
• Un employé travaillant à l’établissement de M. Correa a expliqué que, le lendemain, un homme s’était présenté, disant être à la recherche de M. Correa et expliquant qu’une personne se présenterait chaque mois pour percevoir de l’argent pour la « protection »;
• L’employé a également reconnu avoir donné à deux reprises à d’autres hommes des renseignements au sujet de M. Correa sous la menace d’une arme;
• Plus tard le même jour, M. Correa a signalé le crime à la police ainsi qu’à une unité spécialisée de la police nationale;
• Quelques jours plus tard, M. Correa a reçu un appel au cours duquel on lui a dit qu’il avait fait une terrible erreur en communiquant avec la police et qu’il en subirait les conséquences;
• M. Correa a par conséquent décidé de fermer son commerce;
• En février 2004, deux inconnus se sont introduits par effraction au domicile des demandeurs, ont bâillonné toutes les personnes présentes, ont bousculé M. Correa et ont vandalisé sa maison;
• Les hommes en question ont exigé le versement des sommes demandées pour la « protection » le lendemain et ont volé des objets précieux se trouvant dans la maison;
• Le soir même, les membres de la famille se sont réfugiés à Barranquilla;
• Alors qu’il était absent, M. Correa a appris de ses voisins que des inconnus avaient cherché à savoir où il se trouvait. M. Correa a reçu une douzaine d’appels de paramilitaires qui lui disaient qu’ils le retrouveraient et qu’ils obtiendraient leur argent;
• À son retour à Cartagena en mai 2004 pour percevoir de l’argent de clients, M. Correa a fait l’objet d’une tentative d’enlèvement par deux hommes armés. Il a réussi à s’échapper, mais le chauffeur de taxi qui est intervenu pour se porter à son secours a été abattu.
[86] À mon avis, ces éléments de preuve, qui n’ont pas été contestés, et au sujet desquels la Commission n’a pas tiré de conclusions négatives quant à la crédibilité, démontrent à l’évidence que le demandeur a été ciblé personnellement et spécifiquement, et il ne fait guère de doute qu’il aurait subi de graves sévices, de même que les membres de sa famille, s’il n’avait pas quitté le pays. Malgré cela, la SPR a assimilé le risque auquel était exposé M. Correa à celui auquel les autres commerçants de sa région étaient exposés et a relevé que le nombre de propriétaires de commerce qui devaient payer de l’argent à ce groupe était tellement élevé que la police fournissait une lettre type à quiconque souhaitait signaler des menaces d’extorsion.
[87] La Commission a également fait observer que M. Correa n’avait pas reconnu les hommes qui avaient tenté de le kidnapper et que les hommes en question ne l’avaient pas nommé par son nom. Toutefois, si cette conclusion visait à démontrer qu’il ne s’agissait pas d’une situation où le demandeur était ciblé personnellement, ce n’est qu’en faisant fi des liens entre les faits non contestés qu’elle pourrait revêtir une réelle pertinence (De La Cruz, précitée, aux paragraphes 36 à 42). La preuve démontre ce qui suit :
• Lorsqu’ils ont abordé M. Correa la première fois, les membres du gang avaient déjà commencé à surveiller sa famille et son entreprise et soutirer des renseignements à l’un de ses employés sous la menace d’une arme à feu;
• Ils ont menacé de s’en prendre à M. Correa et à sa famille s’il n’obtempérait pas et de le tuer s’il dénonçait la tentative d’extorsion à la police;
• Les membres du gang ont donné suite aux menaces d’extorsion dès le lendemain en envoyant un représentant percevoir l’argent visant à assurer la protection de M. Correa et en expliquant qu’ils reviendraient chaque mois;
• Les membres du gang ont rapidement découvert que le demandeur les avait dénoncés à la police et l’ont appelé pour lui dire qu’il aurait à subir de terribles conséquences;
• Après que le demandeur eut fermé son entreprise par crainte, les membres du gang se sont introduits par effraction chez lui et ont exigé qu’il obtempère aux demandes de paiement;
• Après que le demandeur et les membres de sa famille se furent enfuis, les membres de la bande ont continué à le rechercher, à l’appeler et à le menacer.
[88] Il n’est pas impossible que la tentative d’enlèvement de mai 2004 n’ait rien à voir avec ces faits, mais cela importe peu. Les faits démontrent que les actes de violence étaient de plus en plus graves, de sorte que la situation est devenue extrêmement dangereuse pour M. Correa et sa famille.
[89] La SPR a conclu que M. Correa avait été victime d’une tentative d’extorsion et que la menace de préjudice et la menace à sa vie étaient un risque généralisé auquel sont exposées d’autres personnes qui sont perçues comme des gens d’affaires prospères en Colombie et qui refusent de se plier aux exigences des bandes criminelles. Toutefois, la preuve démontre à l’évidence que le risque auquel M. Correa est exposé n’est pas un risque d’extorsion. C’est peut‑être le risque auquel il a au départ été exposé, mais comme il a été conclu par notre Cour dans les décisions Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403, et Pineda (2007), Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62, Tobias Gomez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1093, Vasquez, Lovato, Guerrero, Portillo, Tomlinson, Olvera, Kaaker, Pineda (2012), Marroquin, et De La Cruz, précitées, il ne s’agissait plus du risque auquel il était exposé lorsqu’il s’est enfui de Colombie et a demandé l’asile, en ce sens que la nature du risque auquel il était exposé a radicalement changé. Le risque auquel il était exposé était que lui et les membres de sa famille soient assassinés ou subissent de très mauvais traitements parce qu’il avait refusé de se plier aux exigences du gang et l’avait dénoncé à la police.
[90] Ainsi, tout comme dans les décisions mentionnées au paragraphe précédent, la Commission a mal qualifié le risque auquel le demandeur était exposé. Par conséquent, il ne lui était pas possible de se demander si le risque était de la même nature et du même degré que celui auquel sont exposées « de façon générale » d’autres personnes originaires de la Colombie ou qui s’y trouvent (De La Cruz, précitée, au paragraphe 41). La Commission n’a fait mention d’aucun élément de preuve permettant de conclure qu’un risque visant de la sorte une famille en particulier pouvait être considéré comme « répandu » ou « courant » et, à mon avis, on peut douter qu’une telle conclusion puisse être retenue.
[91] Un examen plus approfondi des motifs de la Commission permet de savoir pourquoi elle a fait cette erreur. Essentiellement, comme dans d’autres affaires, elle a confondu les raisons ou la cause du risque avec le risque lui‑même et a considéré les menaces et les actes de violence d’une gravité croissante comme un « simple » préjudice consécutif au risque initial d’extorsion. Les observations suivantes figurent dans la décision de la Commission (aux paragraphes 30, 32, 37, 41 et 46) :
Compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve, j’estime que le demandeur d’asile a été victime de tentatives d'extorsion, et que les menaces de préjudice ou les menaces à la vie qui en ont découlé du fait qu’il n’a pas satisfait les exigences constituent un risque généralisé auquel sont exposées les autres personnes qui sont considérées comme des hommes d’affaires prospères en Colombie et qui refusent d’acquiescer aux demandes criminelles des groupes.
[…]
En l’espèce, il est admis que le demandeur d’asile était personnellement exposé à une menace à sa vie au titre de l’article 97 de la LIPR. Des membres des Los Paisas ou d’un autre groupe criminel ou de l’une et l’autre organisation s’en sont pris au demandeur d’asile parce qu’il était perçu comme riche du fait qu’il possédait des entreprises. Selon les éléments de preuve documentaire et le témoignage du demandeur d’asile, le risque auquel est exposé le demandeur d’asile du fait qu’il a été pris pour cible par des extorqueurs est un risque auquel sont généralement exposées toutes les personnes qui se trouvent en Colombie et qui sont considérées comme ayant les moyens de payer les sommes exigées. De même, les risques pour le demandeur d’asile d’être menacé, d’être enlevé, de subir un préjudice ou même d’être tué par les membres des groupes criminels s’il ne verse pas l’argent exigé constituent également des risques auxquels sont généralement exposées les autres personnes en Colombie. La menace d’extorsion, ainsi que la possibilité d’un risque de préjudice ou d’une menace à la vie si les exigences des groupes criminels ne sont pas satisfaites sont présentes en tout lieu du pays, et toutes les personnes en Colombie y sont généralement exposées. Les éléments de preuve en l’espèce démontrent que la crainte d’être victime d’extorsion et les menaces qui découlent du fait de ne pas se plier aux exigences constituent un risque généralisé. Il n’est pas nécessaire qu’un risque généralisé touche toutes les personnes de la même façon.
[…]
En outre, le préjudice consécutif subi par les personnes qui sont prises pour cible par des criminels ne signifie pas nécessairement qu’elles sont exposées personnellement à un risque — et que le risque n’est pas généralisé — lorsque d’autres personnes sont généralement exposées au même risque de violence, ou à la menace d’en être victime, et que ce risque n’est pas propre au demandeur d’asile. En résumé, le fait :
• qu’une personne ou un groupe de personnes qui sont victimes à répétition ou plus souvent que d’autres d’actes commis par des criminels, par exemple en raison de leur richesse perçue ou parce qu’elles vivent dans une région plus dangereuse,
• que le demandeur d’asile continue d’être poursuivi après avoir signalé les faits à la police ou avoir déménagé,
• que le demandeur d’asile risque des représailles parce qu’il ne s’est pas conformé aux exigences des criminels ne fait pas de ce risque une exception à l’exclusion prévue si d’autres personnes sont généralement exposées à ce même risque.
• En effet, le préjudice subi dans ces circonstances ne signifie pas que le risque n’est pas généralisé.
[…]
J’estime que le demandeur d’asile était victime d’actes criminels. Les menaces proférées contre lui découlaient des demandes d’extorsion. Selon les éléments de preuve documentaire, le risque auquel est exposé le demandeur d’asile, étant donné qu’il a fait l’objet d’extorsion, puis de menaces parce qu’il a omis de se plier aux exigences, est un risque auquel sont généralement exposées les nombreuses personnes qui sont considérées comme riches ou qui possèdent leur propre entreprise en Colombie.
[…]
À la lumière de ce qui précède, je conclus que le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR ne s’applique pas à la menace à la vie à laquelle le demandeur d’asile est exposé, car sa crainte des Los Paisas et d’autres groupes criminels en tant que propriétaire d’entreprise ou en tant que personne simplement considérée comme riche constitue un risque auquel sont généralement exposées les autres personnes en Colombie. [Non souligné dans l’original; note en bas de page omise.]
[92] Ainsi, à plusieurs endroits, la Commission assimile le risque auquel les demandeurs étaient exposés à celui des propriétaires d’entreprise ou des personnes considérées comme riches. Mais M. Correa n’était pas exposé à un risque en tant que propriétaire d’une entreprise ou de personne considéré comme riche; il était exposé à un risque en tant que personne qui avait été précisément et personnellement ciblée, dont la vie et la famille avaient été menacées et attaquées et qui avait refusé d’obtempérer aux demandes qui lui avaient été faites et qui avait dénoncé le gang à la police. Il n’était pas « victime[s] à répétition ou plus souvent […] en raison de [sa] richesse [perçue] ou parce [qu’il vivait] dans une région plus dangereuse » [au paragraphe 37]. Ses interactions avec les Los Paisas consistaient en une suite d’événements interreliés et d’une gravité croissante qui, selon toute vraisemblance, ne cesseraient qu’advenant un décès ou la fuite vers un autre pays.
[93] Il est vrai que dans certains passages de sa décision, la Commission reconnaît qu’il était possible que les demandeurs aient « été pris [particulièrement] pour cible » (au paragraphe 33), bien qu’ailleurs dans la même décision, elle affirme que « [le présent demandeur d’asile] n’a pas été [ciblé personnellement]; il a plutôt [été ciblé] parce qu’il était […] considéré comme [étant] bien nanti » et qu’« [i]l ne s’agit pas d’un risque auquel il est personnellement exposé » (au paragraphe 38). Toutefois, la conclusion suivant laquelle le risque auquel M. Correa était exposé était un risque généralisé s’explique par le fait que la Commission a assimilé sa situation à celle de groupes plus vastes (p. ex., les propriétaires d’entreprises et les personnes riches) qui sont exposés à des risques de la part de gangs criminels. En fin de compte, la Commission a assimilé le risque auquel les demandeurs étaient exposés à « [une] menace d’extorsion, ainsi que la possibilité d’un risque de préjudice ou d’une menace à la vie si les exigences des groupes criminels ne sont pas satisfaites […] et toutes les personnes en Colombie y sont généralement exposées » (au paragraphe 32).
[94] Comme nous l’avons déjà signalé, la Commission a ainsi confondu les raisons pour lesquelles le demandeur avait été pris pour cible avec le risque lui‑même (Lovato, précitée, au paragraphe 13; Vivero, précitée, au paragraphe 29; Guerrero, précitée, au paragraphe 29). La raison qui a poussé au départ le gang à cibler M. Correa — la tentative d’extorsion — ne caractérise pas le risque de M. Correa. La Commission devait plutôt examiner le risque auquel il est présentement exposé tant sur le plan de la nature de ce risque que de son degré de gravité pour ensuite décider si ce risque était fondamentalement identique ou différent de celui auquel la population en général ou un sous‑groupe important est exposé. Le fait que ce risque peut découler des tentatives d’extorsion n’est pas pertinent, sauf dans la mesure où il est utile pour évaluer objectivement la nature et le degré du risque. M. Correa est exposé au risque que lui et les membres de sa famille soient assassinés parce qu’il a refusé de se plier aux exigences du gang et qu’il les a dénoncés à la police. Les commerçants sont exposés au risque d’être extorqués. La population générale est exposée au risque que divers gangs leur fassent diverses demandes, à défaut de quoi elle subirait des violences. Il ne s’agit pas des mêmes risques. Comme nous l’avons déjà précisé, pour déterminer si un risque est identique, il faut tenir compte de la nature et du degré du risque (Tomlinson, précitée, au paragraphe 8; Marroquin, précitée, au paragraphe 111; De La Cruz, précitée, au paragraphe 41).
[95] Il serait peut‑être loisible à la Commission de démontrer qu’il existait suffisamment de personnes se trouvant essentiellement dans la même situation que M. Correa et qui étaient exposées au même risque que lui de la part des Los Paisas pour pouvoir conclure que le risque auquel M. Correa était exposé était un risque généralisé, c’est‑à‑dire un risque d’une nature et d’un degré analogues à celui auquel est exposé un nombre de personnes suffisant pour en faire un risque courant et répandu. Je ne crois pas toutefois qu’il s’agisse là du fondement de la décision de la Commission ou que celle‑ci ait cité des éléments de preuve permettant raisonnablement d’appuyer une telle conclusion. Dans son analyse, la Commission a plutôt assimilé la situation des demandeurs à celle de personnes qui sont exposées à un risque fondamentalement différent et moins direct.
[96] À mon avis, la Commission a également mal qualifié la nature des interactions de M. Correa avec les Los Paisas. À plusieurs endroits dans sa décision, la Commission fait observer que le fait que le gang connaissait l’identité de M. Correa ne signifiait pas pour autant que le risque auquel ce dernier était exposé n’était pas un risque généralisé. La Commission a pour le moins mal évalué la situation. Non seulement le gang savait qui était M. Correa, mais il l’a épié et a pris des photographies des membres de sa famille et a soutiré des renseignements à l’un de ses employés avant même de lui demander de l’argent pour, par la suite, formuler des exigences de plus en plus insistantes, proférer des menaces et se livrer à des actes de violence contre lui; la bande suivait de près les agissements de M. Correa et notamment les démarches qu’il avait entreprises pour fermer son commerce et signaler l’incident à la police. Ce n’était pas simplement quelqu’un qu’il connaissait. Ils l’avaient personnellement et spécifiquement pris pour cible.
[97] Si l’on aborde la question sous cet angle, force est de constater que nous ne disposons d’aucun élément de preuve permettant de conclure que le risque auquel M. Correa et les membres de sa famille étaient exposés était un risque généralisé.
[98] Les avocats sont d’accord pour dire qu’il n’y aucune question à certifier et la Cour est du même avis.
JUGEMENT
LA COUR :
1. ACCUEILLE la demande; ANNULE la décision et RENVOIE l’affaire à la Commission pour qu’elle soit réexaminée par un autre commissaire.
2. DÉCLARE qu’il n’y a aucune question à certifier.