Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

T-1703-13

2014 CF 1243

Pfizer Canada Inc. (demanderesse)

c.

Le ministre de la Santé, le procureur général du Canada et Teva Canada Limited (défendeurs)

Répertorié : Pfizer Canada Inc. c. Canada (Procureur général)

Cour fédérale, juge Gleason—Ottawa, 12 juin et 19 décembre 2014.

Brevets — Demande de contrôle judiciaire visant à infirmer la décision du défendeur le ministre de la Santé (le ministre) d’accorder un avis de conformité (AC) anticipé à la défenderesse Teva Canada Limited (Teva) relativement à un médicament qui est la version pharmaceutique et bioéquivalente d’un médicament que fabrique la demanderesse et pour lequel celle-ci détient des droits de brevet en vertu des art. 3 et 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement sur les MBAC) — Les modifications apportées à la Ligne directrice : Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) autorisent le ministre à délivrer des AC anticipés à la condition que la société en question ait été autorisée à vendre ce médicament par une autre société qui s’est déjà conformée à l’art. 5 du Règlement sur les MBAC — La demanderesse vend de l’exémestane sous le nom de marque AROMASIN, sous le numéro de brevet 2409059 (le brevet '059) — Teva a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) administrative en se fondant sur un contrat de licence conclu avec un fabricant de médicaments génériques — L’AC délivré à Teva indique que l’AROMASIN est le produit de référence canadien — La demanderesse a soutenu, entre autres, qu’il était interdit au ministre de délivrer l’AC à Teva en vertu du Règlement sur les MBAC, faisant valoir que le libellé clair de ce dernier et la jurisprudence étayaient sa position, car Teva avait fait une comparaison avec l’AROMASIN dans sa présentation, ce qui la faisait tomber sous le coup de l’art. 5(1) du Règlement sur les MBAC — Il s’agissait de déterminer si le ministre a interprété correctement le Règlement sur les MBAC — Le gouverneur en conseil n’envisageait pas que la détermination de cette question soit laissée au soin de fonctionnaires de Santé Canada en l’espèce — Le Règlement sur les MBAC ne confère pas au ministre le pouvoir discrétionnaire de délivrer un AC avant que l’on satisfasse aux critères énoncés à l’art. 7 du Règlement sur les MBAC — Il revient à la Cour fédérale de déterminer en fin de compte s’il y a lieu de délivrer un AC sous le régime du Règlement sur les MBAC — Le ministre a commis une erreur en délivrant l’AC à Teva — Il était évident que Teva sollicitait un AC en se fondant sur une comparaison directe de son produit avec l’AROMASIN ou sur une comparaison indirecte de son médicament avec l’AROMASIN en se greffant à la comparaison du fabricant de médicaments génériques — De telles comparaisons mettent en cause l’art. 5(1) du Règlement sur les MBAC — Aux termes de l’art. 7 du Règlement sur les MBAC, le ministre ne pouvait pas délivrer à Teva un AC avant qu’elle ne traite du brevet '059 — Demande accueillie.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle — Demande de contrôle judiciaire visant à infirmer la décision du défendeur le ministre de la Santé (le ministre) d’accorder un avis de conformité (AC) anticipé à la défenderesse Teva Canada Limited (Teva) relativement à un médicament qui est la version pharmaceutique et bioéquivalente d’un médicament que fabrique la demanderesse et pour lequel celle-ci détient des droits de brevet en vertu des art. 3 et 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement sur les MBAC) — Les modifications apportées à la Ligne directrice : Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) autorisent le ministre à délivrer des AC anticipés à la condition que la société en question ait été autorisée à vendre ce médicament par une autre société qui s’est déjà conformée à l’art. 5 du Règlement sur les MBAC — La demanderesse vend de l’exémestane sous le nom de marque AROMASIN — Teva a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) administrative en se fondant sur un contrat de licence conclu avec un fabricant de médicaments génériques — L’AC délivré à Teva indique que l’AROMASIN est le produit de référence canadien — Il s’agissait de déterminer s’il convient d’appliquer la norme de la décision correcte ou celle de la raisonnabilité au contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre d’accorder un AC à Teva — La norme de la décision correcte s’appliquait à la décision du ministre et à l’interprétation du Règlement sur les MBAC malgré la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada (C.S.C.), qui oblige les cours de révision à faire preuve de plus de déférence — L’interprétation du Règlement sur les MBAC n’est pas une question pour laquelle il y a lieu de faire preuve de déférence envers le ministre ou les fonctionnaires de Santé Canada — La décision rendue par la C.S.C. dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général) (CN) ne doit pas être interprétée de manière large au point d’établir une règle fixe limitant la possibilité de réfuter la présomption de raisonnabilité — La C.S.C. a confirmé qu’il était nécessaire d’effectuer une analyse contextuelle dans les cas appropriés — On ne peut pas considérer que l’arrêt CN décide qu’il n’y a plus lieu d’effectuer une telle analyse dans une affaire mettant en cause la norme de contrôle applicable — Le gouverneur en conseil n’envisageait pas que la détermination de cette question soit laissée au soin de fonctionnaires de Santé Canada — La présomption d’applicabilité de la norme de la raisonnabilité a donc été réfutée en l’espèce et la norme de la décision correcte a été appliquée au contrôle de la décision qu’a prise Santé Canada de délivrer un AC.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire visant à infirmer la décision du défendeur le ministre de la Santé (le ministre) d’accorder un avis de conformité (AC) anticipé à la défenderesse Teva Canada Limited (Teva) relativement à un médicament qui est la version pharmaceutique et bioéquivalente d’un médicament que fabrique la demanderesse et pour lequel celle-ci détient des droits de brevet en vertu d’un brevet inscrit au registre des brevets établi en vertu des articles 3 et 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement sur les MBAC).

Le ministre de la Santé a délivré l’AC conformément à des modifications apportées à son document d’orientation intitulé Ligne directrice : Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (la Ligne directrice). Ces modifications ont pour objet d’autoriser le ministre à délivrer des AC anticipés à des sociétés qui commercialisent une version générique d’un médicament inscrit au registre des brevets, et ce, sans être tenues de signifier un avis d’allégation (AA) au détenteur du brevet comme l’exige l’article 5 du Règlement sur les MBAC, à la condition que la société en question ait été autorisée à vendre ce médicament par une autre société qui s’est déjà conformée à l’article 5 du Règlement sur les MBAC.

La demanderesse vend de l’exémestane, un médicament contre le cancer du sein, sous le nom de marque AROMASIN, inscrit sous le numéro de brevet 2409059 (le brevet '059). La demanderesse a reçu un AA de Generic Medical Partners Inc. (GMP), un fabricant de médicaments génériques, concernant le brevet '059. Elle n’a pas déposé de demande d’interdiction contre GMP. Teva a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) administrative auprès de Santé Canada, en se fondant sur un contrat de licence conclu avec GMP, et Santé Canada a conclu que le produit de référence canadien pour ce qui était de l’AC de Teva était l’AROMASIN. L’AC délivré à Teva indique aussi que l’AROMASIN est le produit de référence canadien.

La demanderesse a soutenu, entre autres, qu’il était interdit au ministre de la Santé de délivrer l’AC à Teva en vertu du Règlement sur les MBAC, faisant valoir que le libellé clair de ce dernier et la jurisprudence étayaient sa position, car Teva avait fait une comparaison avec l’AROMASIN dans sa présentation, ce qui la faisait tomber sous le coup du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC. Elle a également soutenu que pour soumettre à un contrôle la décision prise par le ministre de délivrer les AC, la Cour devrait appliquer la norme de la décision correcte.

Il s’agissait principalement de déterminer s’il convient d’appliquer la norme de la décision correcte ou celle de la raisonnabilité au contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre de la Santé d’accorder un AC à Teva, et si le ministre, par l’intermédiaire de fonctionnaires du Bureau des médicaments brevetés et de la liaison (BMBL) de Santé Canada, a interprété correctement le Règlement sur les MBAC.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La norme de la décision correcte s’appliquait à la décision du ministre et à l’interprétation du Règlement sur les MBAC établie dans les modifications à la Ligne directrice, malgré la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada (C.S.C.), qui oblige les cours de révision à faire preuve de plus de déférence. Le contexte législatif et réglementaire applicable dénote que l’interprétation du Règlement sur les MBAC n’est pas une question pour laquelle il y a lieu de faire preuve de déférence envers le ministre ou les agents du BMBL.

La décision rendue par la C.S.C. dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général) (CN) ne doit pas être interprétée de manière large au point d’établir une règle fixe selon laquelle il n’est possible de réfuter la présomption de raisonnabilité que si la décision du décideur se range dans l’une des quatre catégories suivantes : une question de nature constitutionnelle, une véritable question de compétence, la détermination des limites de compétence entre deux tribunaux administratifs ou une question de droit d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur administratif. Agir ainsi serait contraire à la démarche qui a été exposée dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick et détaillée dans plusieurs arrêts ultérieurs de la C.S.C.. La C.S.C. a confirmé de multiples fois qu’il était nécessaire d’effectuer une analyse contextuelle dans les cas appropriés. On ne peut pas considérer que l’arrêt CN change le droit et décide qu’il n’y a plus lieu d’effectuer une telle analyse dans une affaire mettant en cause la norme de contrôle applicable. Pour atteindre ce résultat, il faudrait que la C.S.C. traite la question de manière nettement plus délibérée que dans l’arrêt CN.

La question en cause dans la présente affaire avait trait au fait de savoir si un requérant qui dépose une PADN administrative fondée sur une licence d’un autre fabricant de produits génériques a déposé une « présentation pour un avis de conformité » qui « directement ou indirectement, compare » son produit à celui de la société innovatrice dont le médicament est inscrit sur la liste de brevets établie sous le régime du Règlement sur les MBAC, de telle sorte que cette société tombe sous le coup de l’article 5 du Règlement sur les MBAC. Rien dans ce dernier n’indique que le gouverneur en conseil envisageait que la détermination de cette question soit laissée au soin de fonctionnaires de Santé Canada. En fait, le contexte réglementaire et législatif indique le contraire. Le Règlement sur les MBAC ne confère pas au ministre le pouvoir discrétionnaire de décider à quel moment délivrer un AC, mais il est plutôt libellé sous une forme impérative et interdit au ministre de délivrer un AC avant que l’on satisfasse aux critères énoncés à l’article 7 du Règlement sur les MBAC. Le gouverneur en conseil a plutôt confié à la Cour fédérale la tâche de déterminer en fin de compte s’il y a lieu de délivrer un AC sous le régime du Règlement sur les MBAC. Le rôle que confie le Règlement sur les MBAC à la Cour ne concorde pas avec l’application de la norme de la raisonnabilité aux interprétations que font le ministre ou les fonctionnaires de Santé Canada du Règlement sur les MBAC. La présomption d’applicabilité de la norme de la raisonnabilité a donc été réfutée en l’espèce et la norme de la décision correcte a été appliquée au contrôle de la décision qu’a prise Santé Canada de délivrer un AC à Teva, ainsi qu’à l’interprétation implicite du Règlement sur les MBAC qui est incluse dans cette décision.

Le ministre a commis une erreur en délivrant l’AC à Teva. Il était évident que Teva sollicitait un AC pour commercialiser un médicament au Canada en se fondant sur une comparaison directe de son produit avec l’AROMASIN ou sur une comparaison indirecte de son médicament avec l’AROMASIN en se greffant à la comparaison de GMP. De telles comparaisons mettent en cause le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC selon une interprétation téléologique des exigences du Règlement sur les MBAC, car ce dernier établit l’équilibre requis entre des droits opposés en obligeant les fabricants de médicaments génériques à faire de telles comparaisons pour traiter des brevets inscrits au registre des brevets. Aux termes de l’article 7 du Règlement sur les MBAC, le ministre de la Santé ne pouvait pas délivrer à Teva un AC lorsqu’elle a fait cette présentation avant qu’elle ne traite du brevet '059.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27.

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 55.2.

Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, art. 120.1(1).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34(2).

Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. (1985), ch. N-7.

Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, art. A.01.010 « fabricant », C.08.001, C.08.001.1a) « produit de référence canadien », C.08.002(2), C.08.002.1, C.08.003, C.08.004, C.08.004.01.

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 2 « avis de conformité », 3, 4, 5, 6, 7.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, tarif B, colonne III.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS NON SUIVIES :

Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2013 CAF 13, [2014] 3 R.C.F. 70; Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155; Tobar Toledo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 226, [2015] 1 R.C.F. 215; Prescient Foundation c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 120; Bartlett c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 230; Sheldon Inwentash and Lynn Factor Charitable Foundation c. Canada, 2012 CAF 136.

décisions appliquées :

Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533; Nu-Pharm Inc. c. Canada (Procureur général), 1997 CanLII 5135 (C.F. 1re inst.), conf. par 1998 CanLII 7436 (F.C.A.); Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Merck & Co., Inc. c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 9090 (C.F. 1re inst.), conf. par 2000 CanLII 15094 (C.A.F.); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616.

DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :

Glaxosmithkline Inc. c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1302.

décisions examinées :

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; Kandola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 85, [2015] 1 R.C.F. 549; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.

DÉCISION CITÉES :

AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560; Harris v. Glaxosmithkline Inc., 2010 ONCA 872 (CanLII); Teva Canada Limited c. Canada (Santé), 2011 CF 507; Apotex Inc. c. Merck & Co., 2009 CAF 187, [2010] 2 R.C.F. 389; Apotex Inc. c. Canada (Santé), 2009 CF 721; Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Ltée, 2007 CAF 163, [2008] 1 R.C.F. 174; Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 24, [2003] 3 C.F. 140; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Bristol-Myers Squibb Canada Inc. c. Canada (Procureur général), 2001 CanLII 22128 (C.F. 1re inst.), conf. par 2002 CAF 32; Ferring Inc. c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 274; Toba Pharma Inc. c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 927; AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 736, conf. par 2005 CAF 175; Hoffman-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé), 2005 CAF 140, [2006] 1 R.C.F. 141.

DOCTRINE CITÉE

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2006-228, Gaz. C. 2006.II.1408.

Santé Canada. Changements dans le nom d’un fabricant et/ou d’un produit, en ligne : <http://www.hc-sc.gc.ca/dhp-mps/alt_formats/hpfb-dgpsa/pdf/prodpharma/chang_name_ nom_pol-fra.pdf.>

Santé Canada. Ligne directrice, Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Ministre de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2012, en ligne : <http://www.hc-sc.gc.ca/dhp-mps/alt_formats/pdf/prodpharma/applic-demande/guide-ld/ patmedbrev/pmreg3_mbreg3-fra.pdf.>

Santé Canada. Ligne directrice de l’industrie : gestion des présentations de drogues, Ministre, Travaux publics et services gouvernementaux Canada, 2013, en ligne : <http://www.hc-sc.gc.ca/dhp-mps/prodpharma/applic-demande/guide-ld/mgmt-gest/mands_gespd-fra.php.>

Demande de contrôle judiciaire visant à infirmer la décision du défendeur le ministre de la Santé d’accorder un avis de conformité anticipé à la défenderesse Teva Canada Limited relativement à un médicament qui est la version pharmaceutique et bioéquivalente d’un médicament que fabrique la demanderesse et pour lequel celle-ci détient des droits de brevet en vertu d’un brevet inscrit au registre des brevets établi en vertu des articles 3 et 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Demande accueillie.

ONT COMPARU

M. Paul Michell et Paul Fruitman pour la demanderesse.

Karen Lovell pour les défendeurs le ministre de la Santé et le procureur général du Canada.

Jonathan Stainsby pour la défenderesse Teva Canada Inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Lax O’Sullivan Scott Lisus LLP, Toronto, pour la demanderesse.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs le ministre de la Santé et le procureur général du Canada.

Aitken Klee LLP, Ottawa, pour la défenderesse Teva Canada Inc.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        La juge Gleason : Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse — Pfizer Canada Inc. (Pfizer) — sollicite une ordonnance infirmant la décision par laquelle le ministre de la Santé a accordé un avis de conformité (AC) anticipé à la défenderesse Teva Canada Limitée (Teva), relativement à un médicament qui est la version pharmaceutique et bioéquivalente d’un médicament que fabrique Pfizer et pour lequel celle-ci détient des droits de brevet en vertu d’un brevet inscrit au registre des brevets établi en vertu des articles 3 et 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement sur les MBAC).

[2]        Le ministre de la Santé a délivré l’AC en question à Teva conformément à des modifications apportées à un document intitulé Ligne directrice, Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (la Ligne directrice). Ces modifications ont pour objet d’autoriser le ministre de la Santé à délivrer des AC anticipés à des sociétés qui commercialisent une version générique d’un médicament inscrit au registre des brevets, et ce, sans être tenues de signifier un avis d’allégation (AA) au détenteur du brevet comme l’exige l’article 5 du Règlement sur les MBAC, à la condition que la société en question ait été autorisée à vendre ce médicament par une autre société qui s’est déjà conformée à l’article 5 du Règlement sur les MBAC.

[3]        Pour situer la présente affaire dans son juste contexte, il est nécessaire de passer en revue les dispositions réglementaires applicables, de même que les faits qui sont à l’origine de la présente demande.

I.          Les dispositions réglementaires applicables

[4]        Pour approuver les médicaments qui peuvent être vendus au Canada, le ministre de la Santé, par l’entremise des fonctionnaires de Santé Canada, applique deux règlements : le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870 (le Règlement sur les AD), pris en vertu de la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27, ainsi que le Règlement sur les MBAC, pris en vertu de l’article 55.2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4.

A.        Le Règlement sur les AD

[5]        Aux termes du Règlement sur les AD, nul ne peut vendre au Canada un nouveau médicament (appelé « drogue nouvelle » dans le Règlement sur les AD) sauf si le ministre de la Santé délivre à la personne ou à la société qui propose d’en faire la vente un AC, qui en autorise la vente. L’article C.08.001 du Règlement sur les AD définit ce qu’est une drogue nouvelle, et l’extrait pertinent est le suivant :

C.08.001. […]

a) une drogue qui est constituée d’une substance ou renferme une substance, sous forme d’ingrédient actif ou inerte, de véhicule, d’enrobage, d’excipient, de solvant ou de tout autre constituant, laquelle substance n’a pas été vendue comme drogue au Canada pendant assez longtemps et en quantité suffisante pour établir, au Canada, l’innocuité et l’efficacité de ladite substance employée comme drogue,

[6]        Les parties conviennent que le médicament pour lequel Teva a obtenu un AC dans la présente affaire correspond à la définition d’une « drogue nouvelle » que donne le Règlement sur les AD. Teva avait donc besoin d’un AC pour offrir légalement en vente le médicament au Canada.

[7]        Aux termes du Règlement sur les AD, il existe trois grandes façons par lesquelles une société pharmaceutique peut obtenir un AC.

[8]        Premièrement, elle doit déposer une demande appelée « présentation de drogue nouvelle » (PDN). C’est la voie que suivent habituellement les sociétés innovatrices lorsqu’elles mettent au point de nouveaux médicaments. La production d’une PDN est habituellement une tâche complexe et coûteuse car la société innovatrice est tenue de réaliser des essais cliniques et de produire des preuves connexes. Elle doit également déposer une longue liste d’autres renseignements énoncés au paragraphe C.08.002(2) du Règlement sur les AD afin de « permettre au ministre d’évaluer l’innocuité et l’efficacité de la drogue nouvelle ».

[9]        Deuxièmement, le Règlement sur les AD prévoit un processus de plus courte durée, appelé « présentation abrégée de drogue nouvelle » (PADN), dans le cadre duquel une société pharmaceutique peut être autorisée à vendre un médicament si elle établit que ce dernier est identique ou fort semblable à un autre médicament dont la vente a été autorisée au Canada. Le paragraphe C.08.002.1(1) du Règlement sur les AD indique à cet égard :

C.08.002.1. (1) Le fabricant d’une drogue nouvelle peut déposer à l’égard de celle-ci une présentation abrégée de drogue nouvelle ou une présentation abrégée de drogue nouvelle pour usage exceptionnel si, par comparaison à un produit de référence canadien :

a) la drogue nouvelle est un équivalent pharmaceutique du produit de référence canadien;

b) elle est bioéquivalente au produit de référence canadien d’après les caractéristiques pharmaceutiques et, si le ministre l’estime nécessaire, d’après les caractéristiques en matière de biodisponibilité;

c) la voie d’administration de la drogue nouvelle est identique à celle du produit de référence canadien;

d) les conditions thérapeutiques relatives à la drogue nouvelle figurent parmi celles qui s’appliquent au produit de référence canadien.

[10]      Un « produit de référence canadien » est défini à l’alinéa C.08.001.1a) du Règlement sur les AD; il s’agit d’« une drogue à l’égard de laquelle un avis de conformité a été délivré en application des articles C.08.004 ou C.08.004.01 et qui est commercialisée au Canada par son innovateur ».

[11]      C’est donc dire que, selon le processus de PADN, une société pharmaceutique qui souhaite obtenir un AC doit convaincre le ministre de la Santé qu’elle répond aux exigences mentionnées au paragraphe C.08.002.1(1) du Règlement sur les AD en comparant son produit à un produit de référence canadien.

[12]      Le processus à suivre pour produire une PADN est nettement plus simplifié et moins coûteux que celui que requiert une PDN car, dans le cadre du processus de PADN, il suffit au requérant de prouver la comparabilité de son médicament à un autre médicament que Santé Canada a déjà approuvé. En général, c’est par l’entremise du processus de PADN que les fabricants de médicaments génériques demandent leur AC et, habituellement, ils comparent leurs médicaments à ceux d’une société innovatrice qui a obtenu son approbation au moyen du processus de PDN.

[13]      Enfin, le Règlement sur les AD prévoit le dépôt de présentations supplémentaires dans les cas où une société pharmaceutique apporte certains changements à son procédé, ses étiquettes, le nom du médicament, les observations relatives à ce dernier ou d’autres aspects semblables. L’article C.08.003 du Règlement sur les AD indique en partie ce qui suit :

C.08.003. (1) […] il est interdit de vendre une drogue nouvelle à l’égard de laquelle un avis de conformité a été délivré à son fabricant et n’a pas été suspendu aux termes de l’article C.08.006, lorsqu’un des éléments visés au paragraphe (2) diffère sensiblement des renseignements ou du matériel contenus dans la présentation de drogue nouvelle, la présentation de drogue nouvelle pour usage exceptionnel, la présentation abrégée de drogue nouvelle ou la présentation abrégée de drogue nouvelle pour usage exceptionnel, à moins que les conditions ci-après ne soient réunies :

a) le fabricant de la drogue nouvelle a déposé auprès du ministre un supplément à la présentation;

b) le ministre a délivré au fabricant un avis de conformité relativement au supplément;

[…]

d) le fabricant de la drogue nouvelle a présenté au ministre, sous leur forme définitive, des échantillons de toute étiquette — y compris une notice jointe à l’emballage, un dépliant et une fiche sur le produit — destinée à être utilisée pour la drogue nouvelle, dans le cas où la modification d’un des éléments visés au paragraphe (2) nécessite un changement dans l’étiquette.

(2) Pour l’application du paragraphe (1), les éléments ayant trait à la drogue nouvelle sont les suivants :

[…]

b) sa marque nominative ou le nom ou code sous lequel il est proposé de l’identifier;

[…]

g) les étiquettes à utiliser pour la drogue nouvelle;

[…]

(3) Le supplément à toute présentation visée au paragraphe (1) contient, à l’égard des éléments qui diffèrent sensiblement de ce qui figure dans la présentation, suffisamment de renseignements et de matériel pour permettre au ministre d’évaluer l’innocuité et l’efficacité de la drogue nouvelle relativement à ces éléments.

[14]      Comme l’illustrent clairement les dispositions qui précèdent (de même que le Règlement sur les AD dans son intégralité), le rôle que joue le ministre de la Santé dans le cadre de la délivrance d’un AC sous le régime du Règlement sur les AD est d’évaluer l’innocuité et l’efficacité des médicaments qui seront vendus au Canada. En fait, la jurisprudence confirme qu’il s’agit là de l’objet de ces dispositions du Règlement sur les AD (voir, p. ex., Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533 (Biolyse), au paragraphe 13; AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560 (AstraZeneca), au paragraphe 12; Harris v. Glaxosmithkline Inc., 2010 ONCA 872 (CanLII), 106 O.R. (3d) 661, au paragraphe 8; Teva Canada Limited c. Canada (Santé), 2011 CF 507, au paragraphe 23).

B.        Le Règlement sur les MBAC

[15]      Le Règlement sur les MBAC a été adopté lorsque le Parlement a aboli l’ancien régime de délivrance obligatoire d’une licence aux fabricants de médicaments génériques et a édicté l’article 55.2 de la Loi sur les brevets. Cette disposition autorise les fabricants de médicaments génériques à procéder à la « fabrication anticipée » d’un médicament, sans contrefaire les brevets que détient la société innovatrice à l’égard du médicament, de façon à pouvoir mettre au point une version générique et de le rendre disponible le plus tôt possible après l’expiration des brevets applicables. Comme l’avocate du procureur général a fondé une bonne part de ses arguments sur l’article 55.2 de la Loi sur les brevets, j’en reproduis ici les passages pertinents :

55.2 (1) Il n’y a pas contrefaçon de brevet lorsque l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit.

(2) et (3) [Abrogés, 2001, ch. 10, art. 2]

Exception

(4) Afin d’empêcher la contrefaçon d’un brevet d’invention par l’utilisateur, le fabricant, le constructeur ou le vendeur d’une invention brevetée au sens du paragraphe (1), le gouverneur en conseil peut prendre des règlements, notamment :

a) fixant des conditions complémentaires nécessaires à la délivrance, en vertu de lois fédérales régissant l’exploitation, la fabrication, la construction ou la vente de produits sur lesquels porte un brevet, d’avis, de certificats, de permis ou de tout autre titre à quiconque n’est pas le breveté;

b) concernant la première date, et la manière de la fixer, à laquelle un titre visé à l’alinéa a) peut être délivré à quelqu’un qui n’est pas le breveté et à laquelle elle peut prendre effet;

c) concernant le règlement des litiges entre le breveté, ou l’ancien titulaire du brevet, et le demandeur d’un titre visé à l’alinéa a), quant à la date à laquelle le titre en question peut être délivré ou prendre effet;

d) conférant des droits d’action devant tout tribunal compétent concernant les litiges visés à l’alinéa c), les conclusions qui peuvent être recherchées, la procédure devant ce tribunal et les décisions qui peuvent être rendues;

e) sur toute autre mesure concernant la délivrance d’un titre visé à l’alinéa a) lorsque celle-ci peut avoir pour effet la contrefaçon de brevet.

Règlements

[16]      Contrairement au Règlement sur les AD, le Règlement sur les MBAC ne vise pas à protéger le public contre les médicaments dangereux ou inefficaces; il vise plutôt à protéger les droits de brevet des sociétés innovatrices et à mettre ces droits en équilibre avec la mise en marché rapide de médicaments génériques concurrents à un prix inférieur. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR), publié dans la partie II de la Gazette du Canada le 18 octobre 2006 [DORS/2006-228, Gaz. C. 2006.II.1408] lorsqu’un certain nombre de modifications ont été apportées au Règlement sur les MBAC, signale [à la page 1510] à cet égard que ce règlement est conçu pour « atteindre un équilibre entre la mise en application efficace des droits conférés par les brevets protégeant les nouvelles drogues innovatrices et l’entrée sur le marché en temps opportun des produits génériques concurrents moins coûteux ». On peut ensuite y lire ce qui suit [à la page 1511] :

[…] bien que l’exception relative à la fabrication anticipée vise à promouvoir l’entrée sur le marché en temps opportun de produits génériques en permettant aux fabricants d’entamer le processus d’approbation réglementaire avant l’expiration du brevet, le règlement de liaison a pour but d’assurer la mise en application efficace des droits conférés par un brevet en veillant à ce que ledit processus ne donne pas lieu à la délivrance d’un avis de conformité pour un produit générique avant l’expiration du brevet ou avant toute date antérieure que le tribunal ou l’innovateur juge justifiée à l’égard de l’allégation du fabricant de produits génériques. Malgré ces objectifs stratégiques apparemment contradictoires, il est important qu’aucun de ces instruments ne soit examiné de façon isolée puisque la politique sous-jacente voulue ne peut être atteinte que si les deux fonctionnent de façon équilibrée.

[17]      La jurisprudence confirme que le Règlement sur les MBAC vise à protéger les droits des brevetés tout en veillant à ce que l’on mette le plus rapidement possible à la disposition du public des versions génériques de médicaments brevetés (voir p. ex. Biolyse, aux paragraphes 45 à 47; Nu-Pharm Inc. c. Canada (Procureur général), 1997 CanLII 5135 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 22, conf. par 1998 CanLII 7436 (C.A.F.) (Nu-Pharm 1); Apotex Inc. c. Merck & Co., 2009 CAF 187, [2010] 2 R.C.F. 389, au paragraphe 60; Apotex Inc. c. Canada (Santé), 2009 CF 721, au paragraphe 55).

[18]      Aux termes du Règlement sur les MBAC, les sociétés innovatrices peuvent faire inscrire leurs brevets pharmaceutiques au registre des brevets, qui a été établi sous le régime du règlement, à la condition de répondre aux critères d’enregistrement. L’enregistrement permet à un breveté d’empêcher l’entrée sur le marché canadien d’une version générique d’un médicament breveté jusqu’à ce que les brevets applicables expirent, que la société innovatrice consente à ce que le fabricant de médicaments génériques fabrique le médicament ou que la Cour conclue que l’allégation d’absence de contrefaçon ou d’invalidité du fabricant de médicaments génériques est justifiée. Ce résultat s’obtient par l’effet conjugué des articles 5 à 7 du Règlement sur les MBAC.

[19]      Selon l’article 5 du Règlement sur les MBAC, une « seconde personne » (il s’agit habituellement d’un fabricant de médicaments génériques) qui dépose une présentation relative à un AC et qui compare directement ou indirectement son produit à celui d’une « première personne » (il s’agit habituellement de la société innovatrice) dont le ou les brevets sont inscrits au registre des brevets — ou qui y fait renvoi — doit : 1) attendre l’expiration du ou des brevets avant de recevoir un AC ou 2) signifier à la première personne un AA alléguant l’invalidité et/ou l’absence de contrefaçon des brevets inscrits. Le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC, qui est la disposition clé dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, mentionne à cet égard :

5. (1) Dans le cas où la seconde personne dépose une présentation pour un avis de conformité à l’égard d’une drogue, laquelle présentation, directement ou indirectement, compare celle-ci à une autre drogue commercialisée sur le marché canadien aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard de laquelle une liste de brevets a été présentée — ou y fait renvoi —, cette seconde personne doit, à l’égard de chaque brevet ajouté au registre pour cette autre drogue, inclure dans sa présentation :

a) soit une déclaration portant qu’elle accepte que l’avis de conformité ne sera pas délivré avant l’expiration du brevet;

b) soit une allégation portant que, selon le cas :

(i) la déclaration présentée par la première personne aux termes de l’alinéa 4(4)d) est fausse,

(ii) le brevet est expiré,

(iii) le brevet n’est pas valide,

(iv) elle ne contreferait aucune revendication de l’ingrédient médicinal, revendication de la formulation, revendication de la forme posologique ni revendication de l’utilisation de l’ingrédient médicinal en fabriquant, construisant, utilisant ou vendant la drogue pour laquelle la présentation est déposée.

[20]      Comme le prévoit l’article 6 du Règlement sur les MBAC, la première personne (la société innovatrice) qui reçoit un AA peut s’adresser à la Cour en vue d’obtenir une ordonnance empêchant le ministre de la Santé d’émettre un AC à la seconde personne (le fabricant de médicaments génériques). Dans un tel cas, la Cour est appelée à décider si l’AA est justifié. Si elle conclut que non, elle rend une ordonnance d’interdiction qui empêche le ministre de délivrer un AC au fabricant de médicaments génériques jusqu’à l’expiration du ou des brevets en cause.

[21]      L’article 7 du Règlement sur les MBAC empêche le ministre de la Santé de délivrer un AC à une seconde personne avant le plus tardif des faits suivants : 1) la seconde personne se conforme à l’article 5 du Règlement sur les MBAC; 2) les brevets en cause expirent; 3) 45 jours se sont écoulés depuis la date de signification de l’AA, et la première personne n’a pas déposé auprès de la Cour une demande d’interdiction; 4) la Cour rejette une demande d’interdiction; 5) la première personne consent à ce que la seconde personne utilise, fabrique, construise ou vende le médicament au Canada; 6) 24 mois se sont écoulés depuis la date à laquelle la première personne a déposé une demande d’interdiction auprès de la Cour.

[22]      Le paragraphe 7(1) du Règlement sur les MBAC est rédigé sous une forme impérative, et il mentionne que le ministre de la Santé « ne peut » délivrer un AC à la seconde personne que si le plus tardif des faits décrits au paragraphe qui précède a eu lieu. Les éléments pertinents du paragraphe 7(1) sont les suivants :

7. (1) Le ministre ne peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne avant la plus tardive des dates suivantes :

[…]

b) la date à laquelle la seconde personne se conforme à l’article 5;

c) […] la date d’expiration de tout brevet inscrit au registre qui ne fait pas l’objet d’une allégation;

d) […] la date qui suit de quarante-cinq jours la date de réception de la preuve de signification de l’avis d’allégation visé à l’alinéa 5(3)a) à l’égard de tout brevet ajouté au registre;

e) […] la date qui suit de 24 mois la date de réception de la preuve de présentation de la demande visée au paragraphe 6(1);

f) la date d’expiration de tout brevet faisant l’objet d’une ordonnance rendue aux termes du paragraphe 6(1).

[23]      Du fait des dispositions qui précèdent, les sociétés pharmaceutiques innovatrices sont capables d’empêcher des fabricants de médicaments génériques de lancer sur le marché canadien une version concurrente d’un médicament breveté pendant une période de 24 mois, ou plus tôt si la demande d’interdiction est rejetée, retirée ou fait l’objet d’un désistement avant l’expiration du délai de 24 mois. Le dépôt d’une demande d’interdiction agit donc comme une injonction et empêche la seconde société d’entrer sur le marché pendant une période pouvant atteindre 24 mois.

[24]      Le Règlement sur les MBAC est lié au Règlement sur les AD par la définition d’un « AC »; ce terme est défini à l’article 2 du Règlement sur les MBAC en ces termes : « [a]vis délivré au titre de l’article C.08.004 ou C.08.004.01 du Règlement sur les aliments et drogues ».

[25]      Un dernier point au sujet de ces deux règlements mérite d’être mentionné : ni l’un ni l’autre ne traite des présentations dites « administratives » de drogue qui, comme nous le verrons ci-après, sont un autre type de présentation que Santé Canada reconnaît.

II.         La Ligne directrice et les pratiques de Santé Canada

[26]      Depuis un certain temps, Santé Canada exige le dépôt de ce qu’il appelle une présentation « administrative » de drogue lorsqu’une société pharmaceutique apporte des changements que Santé Canada considère comme de nature purement administrative. Au nombre de ces questions administratives figurent des changements dans le nom d’une société venderesse (lequel changement peut être dû à une fusion de sociétés, à un rachat ou à un contrat de licence) ou dans le nom d’un produit. Les sociétés venderesses sont qualifiées de « fabricants » dans le Règlement sur les AD, aux termes de l’article A.01.010, qui définit un « fabricant » comme une personne qui vend une « drogue » sous son propre nom au Canada. C’est donc dire que lorsqu’une société venderesse est différente ou change de nom, elle est tenue de déposer une présentation administrative de drogue auprès de Santé Canada en vue d’obtenir un nouvel AC qui lui permettra de vendre la même « drogue » pour laquelle un AC a déjà été délivré.

[27]      Santé Canada définit [à la page 4] ce qu’il considère comme une présentation administrative de drogue dans un document intitulé Ligne directrice de l’industrie : gestion des présentations de drogues; il s’agit d’« une présentation qui ne nécessite pas d’examen scientifique (p. ex. changement du nom du fabricant ou produit) ».

[28]      Une autre politique de Santé Canada, intitulée Changements dans le nom d’un fabricant et/ou d’un produit, expose en détail les exigences relatives à une présentation administrative de drogue ainsi que les circonstances dans lesquelles il est possible d’utiliser une telle présentation. Selon cette politique [à la page 3], une présentation administrative peut être déposée dans les cas où il y a eu « un changement dans le nom d’un produit et/ou de son fabricant par suite d’une fusion, d’un rachat ou d’une autre forme de restructuration de l’entreprise, ou de l’établissement d’un contrat de licence ». Par ailleurs, dans cette politique, un contrat de licence est défini comme suit : « contrat en vertu duquel une firme fournit un produit pharmaceutique à une autre firme afin qu’il soit vendu sous le nom de la seconde firme ».

[29]      Pour ce qui est de la teneur de la présentation administrative, la politique mentionne que tout ce que l’on exige est le dépôt d’un formulaire simplifié, d’une longueur d’une page. Dans ce formulaire, le requérant doit indiquer le motif de la présentation, la présentation antérieure et le fabricant approuvé par Santé Canada au moyen de la délivrance d’un AC, et attester que « tous les aspects de la présentation [administrative] visant : [nom du produit] […] sont identiques à [la présentation antérieurement approuvée] sauf en ce qui concerne un changement dans le nom du fabricant ou du promoteur et/ou dans le nom du produit, et que le produit sera fabriqué au même endroit et selon les mêmes spécifications et les mêmes procédures ».

[30]      Ces renseignements minimes sont exigés parce que, du point de vue de l’innocuité et de l’efficacité, rien ne change lorsque le fabricant et/ou le nom du produit ne sont que les seules différences par rapport à un médicament qui a été antérieurement approuvé dans le cadre d’une PDN ou d’une PADN.

[31]      Avant d’apporter les changements à la Ligne directrice qui ont donné lieu au présent litige et qui sont entrés en vigueur en avril 2012, Santé Canada exigeait que les preneurs de licence qui déposaient une présentation administrative de drogue à la suite d’un contrat de licence se conforment à l’article 5 du Règlement sur les MBAC, et obligeait donc qu’ils traitent de tout brevet inscrit au registre des brevets auquel ils comparaient, directement ou indirectement, leur produits. C’est donc dire qu’avant que l’on apporte les modifications contestées à la Ligne directrice, un second fabricant de médicaments génériques qui obtenait une licence d’un premier fabricant de médicaments génériques en vue de vendre un médicament identique, sous l’étiquette et le nom du second fabricant de produits génériques, était tenu de se conformer à l’article 5 du Règlement sur les MBAC. Dans ces circonstances, cela, par ricochet, permettait à la société innovatrice détenant les brevets inscrits du médicament en cause de bénéficier des articles 6 et 7 du Règlement sur les MBAC.

[32]      Plus précisément, ces droits étaient antérieurement dévolus à une société innovatrice dont les brevets étaient inscrits au registre des brevets dans n’importe quelle circonstance mettant en cause l’octroi d’une licence d’un fabricant de médicaments génériques à un autre, sauf dans les cas où la société innovatrice avait déjà perdu une demande d’interdiction pour des motifs semblables devant la Cour, relativement au médicament produit par le premier fabricant de produits génériques. Si cela s’était produit, le principe de l’abus de procédure, prévu à l’alinéa 6(5)b) du Règlement sur les MBAC, aurait empêché la société innovatrice de remettre en litige les mêmes allégations à l’encontre du second fabricant de médicaments génériques (voir, à cet égard, l’arrêt Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Ltée, 2007 CAF 163, [2008] 1 R.C.F. 174).

[33]      À la suite du changement contesté qu’il a apporté à la Ligne directrice, Santé Canada n’impose plus l’obligation de se conformer à l’article 5 du Règlement sur les MBAC aux preneurs de licence qui obtiennent une licence d’un autre fabricant de médicaments génériques en vue de mettre sur le marché un médicament identique à celui que produit un concédant auquel un AC a été délivré. Santé Canada a décrit ce changement de la manière suivante, dans la version actuellement en vigueur de la Ligne directrice [aux pages 19 et 20] :

Lorsque le fabricant d’un médicament actuellement commercialisé autorise un autre fabricant à vendre le même médicament au Canada sous un nom différent, le preneur de licence est tenu de déposer une présentation administrative de drogue, laquelle doit renvoyer à la présentation de drogue déposée par le concédant. Selon les exigences antérieures, les fabricants de médicaments qui déposaient une présentation administrative de drogue en vertu d’un contrat de licence déclenchaient l’application de l’article 5 du Règlement.

Bien que la conformité à l’article 5 convienne à la plupart des présentations de drogues nouvelles dont l’approbation repose sur une comparaison directe ou indirecte ou d’un renvoi à une drogue innovatrice, celle-ci devient redondante lorsqu’une présentation administrative de drogue est approuvée compte tenu d’un renvoi à une présentation de drogue nouvelle (PDN) ou à une PADN déposée antérieurement, qui, pour sa part, a été approuvée à partir d’une comparaison directe ou indirecte ou d’un renvoi ou à une drogue innovatrice. Un preneur de licence qui veut obtenir l’autorisation de vendre au Canada le même médicament qu’un concédant sous un nom distinct n’a pas besoin de tenir compte une fois de plus des brevets déjà pris en considération par le concédant, car cela n’est pas expressément requis en vertu de l’article 5 du Règlement.

Aux termes des exigences actuelles, seule la PDN ou la PADN d’origine (c.-à-d. la présentation de drogue déposée par le concédant) qui repose sur une comparaison directe ou indirecte ou un renvoi à une autre drogue commercialisée au Canada conformément à un AC délivré à une première personne entraîne l’application de l’article 5 du Règlement. À ce titre, le concédant doit tenir compte des brevets inscrits au registre des brevets en ce qui concerne le produit innovateur.

[34]      Santé Canada a informé au préalable les parties visées de son intention de changer ainsi la Ligne directrice et il a invité les parties intéressées à lui faire part de leurs commentaires. Pfizer n’a formulé aucune plainte au sujet des changements proposés, et rien n’indique qu’elle les ignorait.

III.        Le contexte de la présente demande

[35]      Après avoir passé en revue les dispositions réglementaires et les politiques applicables, j’examinerai maintenant le contexte dans lequel s’inscrit la présente demande de contrôle judiciaire.

[36]      À cet égard, Pfizer vend au Canada l’exémestane, un médicament contre le cancer du sein, sous le nom de marque AROMASIN. Depuis le 18 mai 2006, le registre des brevets fait état du brevet no 2409059 (le brevet '059) à l’égard de l’AROMASIN. Ce brevet '059 expire le 25 avril 2021.

A.        Le premier AC délivré à Teva

[37]      Le 22 mai 2012, un fabricant de médicaments génériques appelé Generic Medical Partners Inc. (GMP) a déposé une PADN auprès du ministre en vue d’obtenir l’autorisation de mettre sur le marché des comprimés d’exémestane de 25 mg sous le nom de marque MED-EXEMESTANE.

[38]      Le 27 juin 2012, GMP a envoyé à Pfizer un AA concernant un médicament appelé CRESTOR (une rosuvastatine calcique), qui n’est pas commercialisé par Pfizer mais plutôt par une autre société innovatrice, AstraZeneca Canada Inc. Il semble que GMP voulait signifier à Pfizer un AA concernant l’AROMASIN mais qu’elle a envoyé par erreur le mauvais AA.

[39]      Santé Canada a délivré à GMP un AC concernant l’exémestane le 10 juin 2013.

[40]      Le 18 juin 2013, Teva a déposé une présentation administrative de drogue auprès de Santé Canada en vue d’obtenir l’autorisation de mettre sur le marché des comprimés d’exémestane sous le nom de marque TEVA-EXEMESTANE. Santé Canada lui a accordé un AC le 4 juillet 2013.

[41]      Le 10 juillet 2013, Pfizer a découvert que des AC concernant l’exémestane avaient été délivrés à GMP et à Teva. Le 10 août suivant, Pfizer a présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour en vue de faire annuler l’AC délivré à Teva (dans le dossier portant le numéro de la Cour T-1321-13).

[42]      Le 13 août 2013, GMP a envoyé une lettre au Bureau des médicaments brevetés et de la liaison (BMBL) de Santé Canada pour dire qu’elle avait envoyé à Pfizer le mauvais AA. Le 14 août 2013, Santé Canada a informé GMP et Teva que les AC qui leur avaient été délivrés au sujet de l’exémestane n’auraient pas dû l’être et qu’ils allaient être annulés. Pfizer a donc abandonné sa demande de contrôle judiciaire portant le numéro (dossier de la Cour no T-1321-13).

[43]      Du fait de ces procédures, Pfizer a été avisée de la probabilité que GMP accorde à Teva une licence pour produire l’exémestane sous l’étiquette de Teva si GMP obtenait un AC pour sa version de ce médicament. Teva est active sur le marché canadien à titre de distributrice de médicaments génériques, mais pas GMP.

B.        Le second AC délivré à GMP et à Teva

[44]      Le 16 août 2013, Pfizer a reçu de GMP un AA concernant le brevet '059. Pfizer a décidé de ne pas déposer une demande d’interdiction contre GMP, et elle soutient avoir pris cette décision parce que GMP ne vend pas de produits au Canada.

[45]      Le 1er octobre 2013, Santé Canada a délivré un nouvel AC à GMP au sujet de l’exémestane. Il ressort d’un extrait de la base de données de Santé Canada que celui-ci a conclu que le produit de référence canadien concernant le second AC de GMP était l’AROMASIN.

[46]      Le 1er octobre 2013, Santé Canada a également délivré un AC à Teva au sujet de l’exémestane. Selon l’imprimé du Système de gestion des présentations de drogue de Santé Canada que celui-ci a déposé dans le cadre du dossier du tribunal dans la présente affaire, Teva a déposé une PADN administrative auprès de Santé Canada, en se fondant sur un contrat de licence conclu avec GMP, et Santé Canada a conclu que le produit de référence canadien pour ce qui était de l’AC de Teva était l’AROMASIN. L’AC délivré à Teva indique aussi que l’AROMASIN est le produit de référence canadien.

IV.       Les positions des parties

[47]      Pfizer soutient qu’il était interdit au ministre de la Santé de délivrer l’AC à Teva en vertu du Règlement sur les MBAC, faisant valoir que le libellé clair de ce dernier et la jurisprudence étayent sa position car Teva a fait une comparaison avec l’AROMASIN dans sa présentation, ce qui la fait tomber sous le coup du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC. La présentation administrative que Teva a déposée n’a pas été produite, mais l’AC que le ministre de la Santé a délivré mentionne l’AROMASIN comme produit de référence canadien, ce qui montre, d’après Pfizer, que Teva a comparé directement ou indirectement son produit à l’AROMASIN. Elle soutient que selon le libellé clair du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC, Teva était tenue de lui signifier un AA parce que sa présentation faisait une telle comparaison. Pfizer dit que comme Teva ne l’a pas fait, il était interdit au ministre de la Santé de délivrer l’AC en raison de l’effet conjugué des paragraphes 7(1) et 5(1) du Règlement sur les MBAC.

[48]      Pfizer soutient que pour soumettre à un contrôle la décision prise par le ministre de délivrer les AC, la Cour devrait appliquer la norme de la décision correcte. À l’appui de cette affirmation, elle invoque plusieurs affaires dans lesquelles la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont appliqué cette norme à des décisions semblables. Elle admet toutefois que ces affaires sont antérieures à plusieurs déclarations récentes de la Cour suprême du Canada sur des questions relatives à la norme de contrôle applicable, qui exigent que l’on fasse preuve de plus de déférence à l’égard des décisions de décideurs administratifs.

[49]      Pfizer fait valoir, subsidiairement, que même si l’on applique la norme de contrôle de la raisonnabilité du fait de la jurisprudence récente de la Cour suprême, elle devrait néanmoins avoir droit aux réparations qu’elle sollicite car l’interprétation que fait le ministre du Règlement sur les MBAC est déraisonnable à la lumière de son libellé clair.

[50]      L’avocate du ministre de la Santé a fait valoir à titre préliminaire qu’il faudrait ajouter le procureur général à titre de défendeur. Aucune des autres parties ne s’y oppose et l’intitulé sera donc modifié de façon à y ajouter le procureur général à titre de défendeur. Par souci de simplicité, je désigne les défendeurs gouvernementaux sous le nom de « procureur général » dans les présents motifs.

[51]      Pour ce qui est du fond de la demande, l’avocate du procureur général, qui a présenté la plaidoirie en réponse, soutient que la jurisprudence récente au sujet de la norme de contrôle applicable exige que l’on applique la norme de la raisonnabilité au contrôle de la décision prise par le ministre de délivrer un AC à Teva car cette décision a été fondée sur l’interprétation du Règlement sur les MBAC qui, soutient-elle, est le [traduction] « territoire propre » du ministre de la Santé. Plus précisément, ajoute-t-elle, selon la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada et de certains arrêts jurisprudentiels de la Cour d’appel fédérale, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des décisions telles que la présente — qui mettent en cause l’interprétation d’une loi ou d’un règlement constitutifs d’un décideur administratif. Elle soutient par ailleurs que les fonctionnaires du BMBL jouissent d’une expertise considérable sur le plan de l’interprétation du Règlement sur les MBAC, une expertise que la Cour n’a pas, ce qui est une autre raison pour laquelle la norme de contrôle applicable devrait être la raisonnabilité. Elle ajoute que le changement d’interprétation du Règlement sur les MBAC, lequel se reflète dans les modifications contestées que l’on a apportées à la Ligne directrice, représente des choix de politique que le ministre de la Santé a faits et à l’égard desquels il convient de faire preuve de déférence.

[52]      Le procureur général soutient en outre que le Règlement sur les MBAC donne lieu à deux interprétations raisonnables quant au fait de savoir si un preneur de licence comme Teva est tenu de se conformer au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC, surtout si l’on applique une approche téléologique à son interprétation. À cet égard, il dit que le Règlement sur les MBAC a pour objet de mettre en équilibre les droits des brevetés, des fabricants de médicaments génériques et du grand public de façon à donner aux brevetés la possibilité de protéger leurs brevets tout en garantissant l’entrée sur le marché, le plus rapidement possible, de versions génériques moins coûteuses d’un médicament. Vu sous cet angle, le Règlement sur les MBAC n’oblige pas Teva à traiter du brevet '059, selon le procureur général, car Pfizer a eu la possibilité de protéger ses droits afférents au brevet '059 et elle aurait pu déposer une demande d’interdiction quand GMP lui a signifié un AA, d’autant plus qu’elle aurait dû se rendre compte que GMP allait probablement délivrer une licence à Teva. Selon l’avocate du procureur général, il n’était donc pas nécessaire que Pfizer reçoive un AA de Teva car Pfizer a eu la possibilité de protéger ses droits relatifs au brevet '059 quand elle a reçu l’AA de GMP pour son exémestane, mais elle ne s’en est pas prévalue. De plus, le procureur général dit que les considérations d’équité de la situation devraient faire pencher fortement la balance en faveur des défendeurs car l’interprétation que fait actuellement le ministre de la Santé du Règlement sur les MBAC protège entièrement les droits de brevet des sociétés innovatrices et évite les contraintes administratives inutiles.

[53]      Le procureur général soutient, subsidiairement, que la manière dont le ministre de la Santé interprète actuellement le Règlement sur les MBAC est correcte et qu’il y a donc lieu de rejeter la présente demande.

V.        Les questions en litige et un sommaire des conclusions tirées

[54]      Comme il ressort de ce qui précède, la première question à trancher consiste à savoir s’il convient d’appliquer la norme de la décision correcte ou celle de la raisonnabilité au contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre de la Santé d’accorder un AC à Teva. Un élément implicite de cette décision est l’adoption, par le ministre, de la nouvelle interprétation du Règlement sur les MBAC, qui est exposée dans les modifications apportées à la Ligne directrice. La détermination de la norme de contrôle appropriée oblige donc à évaluer la norme qui s’applique à l’interprétation que fait le ministre du Règlement sur les MBAC.

[55]      Pour les raisons exposées plus en détail ci-après, j’ai conclu que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à cette décision et à cette interprétation, malgré la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada, qui oblige les cours de révision à faire preuve de plus de déférence. Si je suis arrivée à cette conclusion c’est que le contexte législatif et réglementaire applicable dénote que l’interprétation du Règlement sur les MBAC n’est pas une question pour laquelle il y a lieu de faire preuve de déférence envers le ministre de la Santé (ou, pour être plus précis, les agents du BMBL de Santé Canada).

[56]      C’est le choix de la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce qui déterminera l’issue car je conviens avec le procureur général qu’il y a plus d’une interprétation raisonnable du Règlement sur les MBAC. Il n’y a toutefois qu’une seule interprétation correcte et, comme nous le verrons plus en détail ci-après, d’après cette interprétation le ministre ne pouvait pas délivrer à Teva l’AC contesté car les paragraphes 5(1) et 7(1) du Règlement sur les MBAC empêchent de le faire.

VI.       La norme de contrôle applicable

[57]      Pour ce qui est tout d’abord d’une analyse plus détaillée de la norme de contrôle, les parties soulèvent plusieurs questions quant aux principes qui s’appliquent au choix de la norme de contrôle qui convient en l’espèce.

[58]      Premièrement, elles divergent d’opinion sur le fait de savoir si la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, dans laquelle on a appliqué antérieurement la norme de la décision correcte aux décisions prises par le ministre de la Santé sous le régime du Règlement sur les MBAC, règle la question car cette jurisprudence date d’avant une bonne partie de la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada ainsi que plusieurs arrêts récents de la Cour d’appel fédérale, qui prescrivent de faire preuve de plus de déférence envers les décisions que rendent les décideurs administratifs. Pfizer soutient que malgré cela les décisions qui ont été rendues antérieurement sous le régime du Règlement sur les MBAC ont force exécutoire et qu’il me faut donc appliquer la norme de la décision correcte au contrôle de la décision du ministre dont il est ici question. Le procureur général soutient l’inverse.

[59]      Deuxièmement, les parties divergent d’opinion sur l’incidence du fait que, dans la présente affaire, le décideur est le ministre de la Santé (par l’entremise de fonctionnaires du BMBL), par opposition à un tribunal administratif. Pfizer soutient qu’au vu des décisions que la Cour d’appel fédérale a rendues dans les affaires Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 24, [2003] 3 C.F. 140 (Tazidime), au paragraphe 5, et Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2013 CAF 13, [2014] 3 R.C.F. 70 (Takeda), aux paragraphes 26 à 30, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers les ministres et leurs délégués pour ce qui est de la manière dont ils interprètent les dispositions législatives qu’ils appliquent. Les défendeurs ne sont pas d’accord et signalent que cette jurisprudence de la Cour d’appel fédérale n’est pas unanime et que, de toute façon, la Cour suprême du Canada l’a écartée dans deux arrêts : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 (Agraira) et Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135 (CN). Ils sont donc d’avis que l’identité du décideur en l’espèce n’oblige pas forcément à choisir la norme de la décision correcte.

[60]      Enfin, les parties divergent d’opinion sur l’incidence de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire CN, une source récente sur les questions liées à la norme de contrôle applicable. Le procureur général soutient que, dans l’arrêt CN, la Cour suprême a conclu que la norme de la raisonnabilité s’applique systématiquement, chaque fois qu’un décideur administratif interprète sa loi ou son règlement constitutifs ou une loi ou un règlement qui sont étroitement liés à son mandat, sauf si la décision correspond à l’une des quatre exceptions suivantes : la décision met en cause une véritable question de compétence, une question de droit d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur, la détermination de la compétence respective de deux tribunaux administratifs ou plus ou une question de nature constitutionnelle. Le procureur général soutient donc qu’il n’est plus approprié de considérer que les facteurs contextuels mentionnés dans des décisions antérieures sont pertinents quant au choix de la norme de contrôle, soit la présence ou l’absence d’une clause privative, la nature du décideur et l’évaluation de l’expertise de ce dernier à l’égard de la question en litige par rapport à la propre expertise connexe de la Cour. Pfizer n’est pas de cet avis; elle affirme que ces facteurs demeurent pertinents et qu’en l’espèce ils dénotent que la norme de contrôle à choisir est la décision correcte.

A.        L’incidence de la jurisprudence antérieure appliquant la norme de la décision correcte au contrôle des décisions que rend le ministre de la Santé sous le régime du Règlement sur les MBAC

[61]      Pour ce qui est du premier de ces arguments, comme Pfizer le signale avec raison, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont déjà infirmé des décisions rendues par le ministre de la Santé sous le régime du Règlement sur les MBAC et, ce faisant, elles ne leur ont accordé aucune déférence. Par exemple, dans l’affaire Nu-Pharm 1, tant la Cour fédérale que la Cour d’appel fédérale ont infirmé une décision par laquelle le ministre avait délivré un AC à un fabricant de médicaments génériques qui avait comparé son produit à celui d’un autre fabricant de médicaments génériques sans signifier un AA au breveté. En infirmant la décision de délivrer l’AC dans cette affaire, les deux Cours ont conclu que le ministre avait interprété de manière inexacte les exigences des articles 5 et 7 du Règlement sur les MBAC et elles ont donc annulé la décision. Une conclusion semblable a été tirée dans l’affaire Merck & Co., Inc. c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 9090 (C.F. 1re inst.), conf. par 2000 CanLII 15094 (C.A.F.) (Nu-Pharm 2). Les deux affaires Nu-Pharm portaient sur des situations semblables à celles dont il est question en l’espèce.

[62]      La norme de la décision correcte a, de la même façon, été appliquée antérieurement dans le cadre du contrôle d’autres types de décisions que le ministre de la Santé avait rendues sous le régime du Règlement sur les MBAC (voir à cet égard les affaires Tazidime, au paragraphe 5; AstraZeneca, au paragraphe 25; Takeda, aux paragraphes 26 à 30).

[63]      Pfizer soutient que les décisions jurisprudentielles qui précèdent prescrivent qu’il convient d’appliquer la norme de la décision correcte en l’espèce parce que je suis liée par les arrêts de la Cour d’appel [fédérale] et que ces derniers ont tranché la question. Pfizer signale que dans l’arrêt clé Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), où la Cour suprême du Canada a exposé l’approche actuelle vis-à-vis des questions relatives à la norme de contrôle applicable, la Cour a conclu qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse détaillée de la norme de contrôle dans les cas où la jurisprudence a réglé de manière satisfaisante la norme qu’il convient d’appliquer. Pfizer souligne les paragraphes 57 et 62 de l’arrêt Dunsmuir, dans lesquels les juges LeBel et Bastarache, s’exprimant au nom de la Cour, ont écrit ceci :

Il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. Là encore, la jurisprudence peut permettre de cerner certaines des questions qui appellent généralement l’application de la norme de la décision correcte (Cartaway Resources Corp. (Re), [2004] 1 R.C.S. 672, 2004 CSC 26). En clair, l’analyse requise est réputée avoir déjà eu lieu et ne pas devoir être reprise.

[…]

[…] le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

[64]      Pfizer dit que si l’on applique ce qui précède, c’est à la norme de la décision correcte qu’il convient de soumettre la décision du ministre en l’espèce car la jurisprudence a établi qu’il s’agit là de celle qui s’applique aux décisions ministérielles concernant la délivrance d’AC sous le régime du Règlement sur les MBAC.

[65]      Le procureur général ne souscrit pas à cette thèse et il souligne que les passages de l’arrêt Dunsmuir qui précèdent doivent être interprétés dans le contexte de la jurisprudence ultérieure de la Cour suprême du Canada. Il affirme que cette jurisprudence ultérieure indique clairement qu’il existe au moins une présomption selon laquelle il faut appliquer la norme de la raisonnabilité chaque fois qu’un décideur administratif interprète sa loi ou son règlement constitutifs ou une loi ou un règlement étroitement liés à son mandat, sauf si la décision met en cause une question de nature constitutionnelle, une question d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur, le partage des pouvoirs entre deux tribunaux administratifs ou plus ou une véritable question de compétence. À l’appui de cet argument, le procureur général invoque l’arrêt Dunsmuir, aux paragraphes 55 et 60, l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 (Alberta Teachers), au paragraphe 39, ainsi que l’arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895 (McLean), au paragraphe 33.

[66]      Le procureur général ajoute qu’au vu de ces décisions de la Cour suprême du Canada, lesquelles datent d’après l’arrêt Dunsmuir, on ne peut pas dire que les arrêts antérieurs à l’arrêt Dunsmuir qui obligent à appliquer la norme de la décision correcte établissent de manière satisfaisante que la norme de la décision correcte s’applique dans les cas où la question en litige est l’interprétation que fait un décideur administratif de la loi ou du règlement constitutifs qu’il est appelé à appliquer.

[67]      Je souscris à la position que prône le procureur général sur ce point car la jurisprudence de la Cour suprême du Canada qui est postérieure à l’arrêt Dunsmuir indique clairement que l’on peut présumer que la norme de la raisonnabilité s’applique chaque fois qu’un décideur administratif interprète sa loi constitutive ou une loi ou un règlement étroitement liés à son mandat, sauf si la décision met en cause une question de nature constitutionnelle, une question d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au champ d’expertise du décideur, le partage de compétences entre deux tribunaux administratifs ou plus ou une véritable question de compétence.

[68]      Par exemple, la norme de déférence a été appliquée au contrôle des mesures suivantes : i) une décision par laquelle le Tribunal des services financiers avait refusé d’adjuger des dépens aux appelants sur sa caisse de retraite en fiducie au motif qu’il n’était pas habilité à le faire (Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, au paragraphe 34); ii) une décision par laquelle le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés avait interprété sa loi habilitante (Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 34); iii) l’interprétation, par le Comité d’arbitrage, d’une disposition de sa loi habilitante concernant l’adjudication de frais (Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160 (Smith), au paragraphe 28); iv) la décision de la Commission canadienne des droits de la personne selon laquelle celle-ci était autorisée par sa loi habilitante à adjuger des dépens (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (Mowat), aux paragraphes 15 à 27; v) une décision par déduction du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Alberta, à savoir que sa loi habilitante l’autorisait à proroger le délai prescrit par la loi pour effectuer une enquête (Alberta Teachers, au paragraphe 30); vi) une décision implicite de la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique, interprétant une disposition de prescription figurant dans sa loi constitutive (McLean, aux paragraphes 21 et 22); vii) une décision du gouverneur en conseil rendue en vertu de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (CN, au paragraphe 55).

[69]      Dans chacune de ces affaires, la Cour suprême a rédigé sa décision de manière large, indiquant qu’il existe une présomption selon laquelle la norme de la raisonnabilité s’applique chaque fois qu’un décideur administrateur interprète sa loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat (sauf si l’une des quatre exceptions susmentionnées s’applique). Ce faisant, la Cour n’a pas créé une exception supplémentaire pour des situations dans lesquelles la jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir avait appliqué la norme de la décision correcte au contrôle de l’interprétation, par un décideur administratif, de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée à son mandat.

[70]      Compte tenu de ces décisions, on ne peut pas considérer, selon moi, que la jurisprudence qui leur est antérieure et qui oblige à choisir la norme de la décision correcte règle forcément de manière satisfaisante la question de la norme de contrôle applicable.

[71]      En fait, la Cour suprême du Canada a expressément souscrit à cette conclusion dans l’arrêt Agraira, où le juge LeBel, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit (au paragraphe 48) :

Notre Cour a décidé dans l’arrêt Dunsmuir que pour déterminer la norme de contrôle appropriée, la cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire doit entreprendre un processus en deux étapes. Premièrement, elle doit vérifier si la jurisprudence établit de manière satisfaisante le degré de retenue correspondant à une catégorie de questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire. La deuxième étape s’applique lorsque cette première démarche se révèle infructueuse ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire. À cette deuxième étape, la cour entreprend une analyse complète en vue de déterminer la norme applicable.

[72]      C’est donc dire que les décisions rendues dans les affaires Nu-Pharm 1 et Nu-Pharm 2 n’éliminent pas la nécessité de procéder à une analyse de la norme de contrôle applicable en l’espèce car elles n’effectuent pas l’analyse relative à la norme de contrôle applicable qui est prescrite dans l’arrêt Dunsmuir et dans les décisions ultérieures de la Cour suprême du Canada.

B.        L’effet de l’identité du décideur

[73]      Pour ce qui est du second argument concernant l’incidence du fait que, en l’espèce, c’est le ministre de la Santé (par l’entremise de fonctionnaires du BMBL de Santé Canada) qui a pris la décision, je souscris une fois de plus à la position du procureur général et conviens que l’identité du décideur ne mène pas en soi à la conclusion selon laquelle la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est la décision correcte.

[74]      Il existe une série d’arrêts dans lesquels la Cour d’appel fédérale a conclu que l’on ne peut pas présumer que la norme de la raisonnabilité s’applique quand on demande à un tribunal de contrôler une décision rendue par un ministre ou un délégué de ce dernier en vertu d’un pouvoir conféré par une loi, si ce ministre ou ce délégué ont interprété les dispositions législatives appliquées. S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155 (Suzuki ou Georgia Strait), le juge Mainville a exposé pour la première fois cette idée en ces termes (aux paragraphes 96 à 99) :

Il faut replacer [le] cadre d’analyse [de Dunsmuir] et cette présomption dans le contexte où ils ont été établis : ils s’appliquent aux tribunaux administratifs qui statuent à l’égard d’un litige. La présomption découle de la jurisprudence antérieure, qui avait examiné de manière approfondie la question de la norme de contrôle applicable aux décisions de tels tribunaux. Il est présumé que, en conférant à un tribunal administratif le pouvoir de statuer sur des différends selon une procédure contradictoire, le législateur a restreint le contrôle judiciaire dont est susceptible l’interprétation que donne ce tribunal de sa loi habilitante et des lois étroitement liées à son mandat juridictionnel. Il est cependant possible de réfuter cette présomption en établissant son incompatibilité avec l’intention du législateur.

Le ministre invite notre Cour à étendre le cadre analytique et la présomption de l’arrêt Dunsmuir tels que formulés plus haut à l’ensemble des décideurs administratifs chargés de l’application d’une loi fédérale. Or je ne pense pas que ce principe puisse se déduire de l’arrêt Dunsmuir ni des arrêts postérieurs de la Cour suprême du Canada.

Le ministre soutient, pour l’essentiel, que l’interprétation de la LEP et de la Loi sur les pêches à laquelle souscrivent son ministère et les organismes centraux de l’État, tels que le ministère de la Justice, devrait l’emporter. Il tend ainsi à établir un nouveau paradigme constitutionnel selon lequel l’interprétation donnée par l’exécutif des lois du Parlement prévaudrait à condition de ne pas être déraisonnable. Ce nouveau paradigme nous ramènerait à l’époque qui a précédé le Bill of Rights de 1688, où la Couronne se réservait le droit d’interpréter et d’appliquer les lois du Parlement en fonction de ses propres objectifs politiques. Il faudrait que le Parlement adopte des dispositions très explicites dans ce sens pour que notre Cour prononce une conclusion d’une portée aussi considérable.

Les questions en litige dans le présent appel concernent l’interprétation d’une loi par un ministre qui ne statut pas à l’égard d’un litige et qui ne dispose donc pas d’un pouvoir implicite de décider des questions de droit. Bien sûr, le ministre doit se faire une idée de la signification de la loi applicable pour pouvoir agir. Mais cela n’équivaut pas à disposer du pouvoir, délégué par le Parlement, de décider des questions de droit. La présomption de retenue judiciaire découlant de l’arrêt Dunsmuir, et réaffirmée aux paragraphes 34 et 41 de l’arrêt Alberta Teachers’ Association, ne s’applique pas à ce cas. Il faut donc dans la présente affaire effectuer l’analyse relative à la norme de contrôle que prévoient les paragraphes 63 et 64 de Dunsmuir afin d’établir l’intention du Parlement.

[75]      D’autres formations de la Cour d’appel fédérale ont suivi cette démarche (voir p. ex. Tobar Toledo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 226, [2015] 1 R.C.F. 215 (Toledo), au paragraphe 43 (motifs du juge Pelletier, les juges Gauthier et Trudel y ont souscrit); Prescient Foundation c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 120 (Prescient) (motifs du juge Mainville, les juges Gauthier et Pelletier y ont souscrit), au paragraphe 13; Bartlett c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 230 (Bartlett), au paragraphe 46 (motifs du juge Mainville, les juges Sharlow et Pelletier y ont souscrit) et Sheldon Inwentash and Lynn Factor Charitable Foundation c. Canada, 2012 CAF 136 (Sheldon) (motifs de la juge Dawson, les juges Trudel et Stratas y ont souscrit), aux paragraphes 18 à 23).

[76]      Dans l’arrêt Takeda, la juge Dawson a écrit ce qui suit au nom de la majorité (aux paragraphes 113 à 116) :

L’application de la présomption de retenue judiciaire à l’interprétation que la ministre donne au Règlement sur la protection des données est incompatible avec l’enseignement de l’arrêt Georgia Strait, rendu par notre Cour.

À mon avis, décider de ne pas suivre une jurisprudence aussi récente donne lieu à une incertitude inacceptable. Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme en l’espèce, la question n’a pas été soulevée. Il n’a jamais été controversé entre les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte et nulle partie n’a soutenu que la présomption de retenue judiciaire jouait ni que la jurisprudence Georgia Strait était mal fondée

De plus, la Cour suprême a déjà suivi la norme de la décision correcte en ce qui concerne ce genre de décisions. Par exemple, par l’arrêt AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560, la Cour suprême observait au paragraphe 25 :

L’issue du présent pourvoi est tributaire des interprétations contradictoires du Règlement AC. En matière d’interprétation législative, la retenue judiciaire ne s’applique pas à l’opinion du ministre. La Cour d’appel fédérale a à juste titre affirmé que la norme de contrôle applicable en la matière est celle de la décision correcte.

La Cour suprême a également eu recours, sans toutefois avoir fait l’analyse de la norme de contrôle, à la norme de la décision correcte pour examiner l’interprétation donnée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à une disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539). Dans l’affaire Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706, au paragraphe 71, la Cour suprême a retenu la thèse conjointe des parties selon laquelle c’est la norme de la décision correcte qui devait s’appliquer à l’interprétation effectuée par des agents des visas de dispositions de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2. Sous le régime de la Loi sur l’immigration, l’« agent des visas » était l’« [a]gent d’immigration en poste à l’étranger et autorisé par arrêté du ministre [de la Citoyenneté et de l’Immigration] à délivrer des visas » (paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration). L’agent des visas était donc un délégué du ministre.

[77]      Cependant, comme le signale le procureur général, la Cour d’appel fédérale n’a pas adopté à l’unanimité la démarche du juge Mainville dans l’arrêt Suzuki. Par exemple, s’exprimant en dissidence dans l’arrêt Takeda, le juge Stratas a conclu que la présomption de déférence à laquelle il est fait mention dans l’arrêt Alberta Teachers devrait s’appliquer non seulement aux décisions que rendent les tribunaux administratifs mais aussi dans le contexte des décisions ministérielles (au paragraphe 33) :

J’hésite à soustraire les décisions administratives de la démarche consacrée par la jurisprudence Alberta Teachers’ Association simplement parce que, dans cette affaire, le décideur administratif est le ministre, comme c’est le cas en l’espèce. D’abord, la démarche fondée sur l’arrêt Alberta Teachers’ Association tient judicieusement compte de toute la teneur des décisions ministérielles, lesquelles se présentent sous différentes formes et sont prises dans des contextes différents à des fins différentes. De plus, le pouvoir décisionnel des ministres est généralement délégué, comme c’est le cas en l’espèce. Il serait arbitraire de suivre la démarche consacrée par la jurisprudence Alberta Teachers’ Association en matière de décisions de membres d’un conseil d’administration nommés par un ministre (ou, à proprement parler, un groupe de ministres sous la forme du gouverneur en conseil), mais de suivre la démarche consacrée par la jurisprudence Georgia Strait en matière de décisions prises par les délégués choisis par un ministre. Enfin, même si l’arrêt Georgia Strait de notre Cour est plus récent que l’arrêt Alberta Teachers’ Association de la Cour suprême, l’enseignement de celui-ci s’impose à moi vu l’absence d’autres directives de la part de la Cour suprême : voir Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, aux paragraphes 18 à 23; […]

[78]      S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Kandola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 85, [2015] 1 R.C.F. 549 (Kandola), le juge Marc Noël (aujourd’hui juge en chef de la Cour d’appel fédérale) a adopté le même point de vue que le juge Stratas et a conclu que dans l’arrêt Agraira la Cour suprême a tranché la question de manière concluante et que, de ce fait, l’application présomptive de la norme de la raisonnabilité s’applique aux décisions ministérielles (au paragraphe 40).

[79]      C’est donc dire que tant le juge Stratas, dans l’arrêt Takeda, que le juge Noël, dans l’arrêt Kandola, ont conclu que la présomption de raisonnabilité s’applique aux décisions des ministres ou de leurs délégués. Cependant, les deux ont ensuite signalé qu’il est possible de réfuter cette présomption en analysant les quatre facteurs relevés dans l’arrêt Dunsmuir : 1) la présence ou l’absence d’une clause privative; 2) la raison d’être du tribunal administratif, telle que déterminée par l’interprétation de sa loi habilitante; 3) la nature de la question en litige; et 4) l’expertise du tribunal administratif.

[80]      Compte tenu de la divergence de positions sur cette question au sein de la Cour d’appel fédérale, je conviens avec le procureur général que je ne suis pas liée par les arrêts Takeda, Suzuki, Toledo, Prescient, Bartlett et Sheldon.

[81]      Par ailleurs, ainsi que l’a fait remarquer le juge Noël dans l’arrêt Kandola, des décisions que la Cour suprême du Canada a rendues après les arrêts Suzuki et Takeda excluent l’application de la norme de la décision correcte aux décisions de délégués ministériels du fait de la seule identité du décideur.

[82]      À ce sujet, dans l’arrêt Agraira, la Cour suprême du Canada avait affaire à une décision par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile avait refusé d’accorder réparation à la suite d’une décision d’interdiction de territoire pour raisons de sécurité, une décision qui mettait en cause l’interprétation des mots « intérêt national » au paragraphe 34(2) [maintenant abrogé par L.C. 2013, ch. 16, art. 13] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Malgré cela, la Cour a conclu que la norme de contrôle de la raisonnabilité (ou de la décision raisonnable) s’appliquait. S’exprimant au nom de la Cour, le juge LeBel a déclaré (au paragraphe 50) :

L’applicabilité de la norme de la décision raisonnable peut être confirmée en suivant la méthode examinée dans Dunsmuir. Comme notre Cour l’a fait remarquer au par. 53 de cet arrêt, « [e]n présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée ». Puisque la décision du ministre aux termes du par. 34(2) est discrétionnaire, la norme de la décision raisonnable s’applique. En outre, parce qu’une telle décision comporte l’interprétation des termes « intérêt national » figurant au par. 34(2), on peut dire qu’elle se rapporte au cas où le décideur « interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (Dunsmuir, par. 54). Ce facteur confirme lui aussi que la norme applicable est celle de la décision raisonnable.

[83]      Par la suite, dans l’arrêt CN, la Cour suprême a été saisie du contrôle d’un décret du gouverneur en conseil, qui avait interprété le paragraphe 120.1(1) de la Loi sur les transports au Canada. Une fois encore, la Cour suprême a conclu que c’était la norme de la raisonnabilité qui s’appliquait. Au nom de la Cour, le juge Rothstein a conclu que le cadre exposé dans l’arrêt Dunsmuir s’appliquait aux décideurs administratifs en général, ce qui incluait le gouverneur en conseil, et non seulement aux tribunaux administratifs (au paragraphe 62) :

Dans le cas qui nous occupe, le gouverneur en conseil interprétait la Loi, un texte qui est lié de près à sa fonction d’examen de la réglementation économique. Cette question d’interprétation législative n’appartient à aucune des catégories de questions auxquelles s’applique la norme de contrôle de la décision correcte. Ainsi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[84]      En conséquence, le fait que la décision de délivrer l’AC à Teva en l’espèce ait été prise par des fonctionnaires du BMBL et comporte une interprétation implicite du Règlement sur les MBAC ne se traduit pas en soi par la nécessité d’appliquer la norme de la décision correcte car la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale est partagée sur la question et il ressort de la jurisprudence plus récente de la Cour suprême du Canada que c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique de manière présomptive aux décisions de cette nature.

C.        L’effet de la décision de la Cour suprême dans l’affaire CN

[85]      Pour ce qui est du dernier principe en cause en lien avec la norme de contrôle applicable, le procureur général fait valoir que dans l’arrêt CN la Cour suprême du Canada a fait progresser sa jurisprudence en matière de norme de contrôle et a conclu qu’il existe aujourd’hui une règle ferme selon laquelle la norme de la raisonnabilité s’applique au contrôle de l’interprétation que fait un décideur administratif de sa loi constitutive ou d’une loi ou d’un règlement étroitement liés à son mandat, sauf dans les cas où la décision met en cause une question de nature constitutionnelle, une question touchant véritablement la compétence, la détermination des limites de compétence entre deux tribunaux administratifs ou une question de droit d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur administratif. En conséquence, selon le procureur général, c’est la norme de la raisonnabilité qu’il convient d’appliquer dans les cas où le décideur interprète sa loi constitutive ou une loi ou un règlement étroitement liés à son mandat, sauf si la décision met en cause l’un des quatre types d’exception susmentionnés.

[86]      À l’appui de cet argument, le procureur général fait remarquer que, dans l’arrêt CN, pour décider si la présomption de raisonnabilité avait été réfutée, le juge Rothstein n’a examiné que le fait de savoir si la question tranchée par le Cabinet se rangeait dans l’une des quatre catégories susmentionnées auxquelles s’applique la norme de la décision correcte. Le procureur général souligne en particulier les paragraphes 59 à 62 de l’arrêt, où le juge Rothstein a écrit :

La présomption de déférence n’est pas réfutée en l’espèce. La question en litige n’appartient pas à l’une des catégories établies de questions auxquelles s’applique la norme de contrôle de la décision correcte. Dans la présente affaire, il n’y a aucune question de constitutionnalité ou de compétence concurrente entre tribunaux administratifs.

Il ne s’agit pas non plus d’une question qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. La question en litige concerne l’interprétation de l’art. 120.1 de la Loi. La question est propre à ce régime de réglementation particulier, car elle met en cause des contrats confidentiels prévus par la Loi ainsi que la possibilité de recourir à un mécanisme de plaintes qui se limite aux expéditeurs répondant aux conditions que prévoit le par. 120.1(1). La réponse qui est donnée à la question en litige n’a valeur de précédent que pour les questions relevant de ce régime législatif.

Dans la mesure où des questions touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité se posent en l’espèce, la décision du gouverneur en conseil quant à savoir si une partie à un contrat confidentiel peut déposer une plainte en vertu de l’art. 120.1 ne se range pas dans cette catégorie. Il ne s’agit pas d’une question qui obligeait le gouverneur en conseil à déterminer expressément si le pouvoir dont le législateur l’a investi l’autorise à trancher la question (voir Dunsmuir, par. 59). Il s’agit plutôt simplement d’une question d’interprétation législative soulevant la question de savoir si certaines parties peuvent se prévaloir du mécanisme de plaintes prévu à l’art. 120.1. Il ne pouvait donc s’agir d’une question touchant véritablement la compétence ou la validité du pouvoir du gouverneur en conseil — le décideur qui a pris la décision examinée en l’espèce.

Dans le cas qui nous occupe, le gouverneur en conseil interprétait la Loi, un texte qui est lié de près à sa fonction d’examen de la réglementation économique. Cette question d’interprétation législative n’appartient à aucune des catégories de questions auxquelles s’applique la norme de contrôle de la décision correcte. Ainsi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[87]      Le procureur général fait valoir qu’il ressort des extraits qui précèdent que la Cour suprême a aboli l’existence d’une présomption selon laquelle c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique lorsqu’un décideur administratif interprète sa loi constitutive ou une loi ou un règlement étroitement liés à son mandat (sans soulever l’une des quatre exceptions auxquelles s’applique la norme de la décision correcte), et ce, en faveur d’une règle ferme selon laquelle c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique dans de telles circonstances.

[88]      Malgré la façon générale dont les motifs sont libellés dans l’arrêt CN, je ne suis pas d’accord pour dire que la décision qui a été rendue dans cette affaire doit être interprétée de manière large au point d’établir une règle fixe selon laquelle il n’est possible de réfuter la présomption de raisonnabilité que si la décision du décideur se range dans l’une des quatre catégories suivantes : une question de nature constitutionnelle, une véritable question de compétence, la détermination des limites de compétence entre deux tribunaux administratifs ou une question de droit d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur administratif. Agir ainsi serait contraire à la démarche qui a été exposée dans l’arrêt Dunsmuir et détaillée dans plusieurs arrêts ultérieurs de la Cour suprême.

[89]      Selon ces décisions antérieures, l’examen relatif à la norme de contrôle ne prend pas nécessairement fin une fois que l’on a déterminé que la question faisant l’objet d’un contrôle comporte l’interprétation de la loi habilitante du décideur ou d’une loi ou d’un règlement étroitement liés à son mandat et ne se range pas dans l’une des quatre catégories susmentionnées à laquelle s’applique la norme de la décision correcte. Plus précisément, la Cour suprême a mentionné dans plusieurs arrêts antérieurs à l’arrêt CN qu’il peut être nécessaire de pousser davantage cet examen le cas échéant et qu’il peut fort bien être nécessaire de prendre en compte des facteurs tels que la présence ou l’absence d’une clause privative, la nature du décideur et l’évaluation de son expertise à l’égard de la question en litige, par rapport à l’expertise connexe de la Cour.

[90]      Par exemple, dans l’arrêt Dunsmuir lui-même, les juges Bastarache et LeBel ont affirmé sur ce point, au paragraphe 54, qu’il est possible de trouver conseil dans la jurisprudence existante et que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (non souligné dans l’original). Dans le même paragraphe, ils ont toutefois signalé par ailleurs que lorsqu’un tribunal administratif a interprété sa propre loi constitutive, il peut néanmoins être parfois nécessaire d’entreprendre une analyse contextuelle. Ils ont signalé que cela consiste à prendre en considération des facteurs tels que les suivants : 1) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative; 2) la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante; et 3) la nature de la question en cause (aux paragraphes 55 et 64).

[91]      Ultérieurement, dans l’arrêt Smith, le juge Fish, écrivant la décision pour la Cour, a confirmé que l’analyse relative à la norme de contrôle ne prend pas nécessairement fin une fois que l’on a conclu qu’une interprétation de la loi constitutive du décideur ou d’une loi ou d’un règlement étroitement liés à son mandat ne se range pas dans l’une des quatre catégories relevées dans l’arrêt Dunsmuir auxquelles s’appliquent la norme de la décision correcte. Voici ce qu’il a écrit aux paragraphes 24 à 26 :

Suivant l’arrêt Dunsmuir :

... le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle. [par. 62]

Même lorsqu’il faut recourir à ces facteurs, il n’est pas nécessaire de tenir compte de chacun d’entre eux (par. 64).

En conséquence, le juge qui procède au contrôle judiciaire peut utilement commencer son analyse en se demandant si l’objet de la décision soumise à son examen appartient à l’une des catégories mentionnées dans la liste non exhaustive figurant dans l’arrêt Dunsmuir. Suivant cette approche, la première étape suffira pour déterminer la norme de contrôle applicable en l’espèce.

Selon l’arrêt Dunsmuir, les catégories énumérées ci-après sont susceptibles de contrôle judiciaire soit selon la norme de la décision correcte soit selon celle de la décision raisonnable. La norme de la décision correcte s’applique : (1) aux questions constitutionnelles; (2) aux questions de « droit générales [qui sont] “à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère[s] au domaine d’expertise de l’arbitre” » (Dunsmuir, par. 60, citant l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 62); (3) aux questions portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents; (4) aux « question[s] touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité » (par. 58-61). En revanche, c’est généralement la norme de la décision raisonnable qui s’applique dans les cas suivants : (1) la question se rapporte à l’interprétation de la loi habilitante (ou « constitutive ») du tribunal administratif ou à « une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (par. 54); (2) la question soulève à son tour des questions touchant les faits, le pouvoir discrétionnaire ou des considérations d’intérêt général; (3) la question soulève des questions de droit et de fait intimement liées (par. 51 et 53-54).

[92]      Dans l’arrêt Smith, le juge Fish a conclu que c’était la norme de la raisonnabilité qui s’appliquait parce que, outre le fait que le Comité d’arbitrage établi en vertu de la partie V [articles 73 à 115] de la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. (1985), ch. N-7 par le ministre des Ressources naturelles interprétait sa propre loi constitutive, la question en litige avait trait aux dépens, lesquels sont « invariablement tributaires des faits et ont en règle générale un caractère discrétionnaire » (au paragraphe 30). De plus, la loi en question conférait au Comité le pouvoir d’attribuer les dépens qui, selon lui, avaient été raisonnablement engagés, ce qui, selon le juge Fish, « traduit la volonté du législateur de confier en exclusivité [au comité] la responsabilité de déterminer la nature et le montant des frais à accorder » (au paragraphe 31). Enfin, pour accorder des dépens, le Comité était souvent appelé à tirer des conclusions dans des situations où les questions de droit ne pouvaient pas être facilement dissociées des questions de fait, ce qui, d’après le juge Fish, était une autre raison pour opter dans cette affaire pour la norme de la raisonnabilité.

[93]      Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt Mowat, les juges LeBel et Cromwell, qui ont rédigé la décision pour la Cour, ont confirmé que l’analyse requise ne met pas un terme à la détermination du fait que l’interprétation juridique de la loi constitutive du décideur administratif ne se range pas dans l’une des quatre catégories énoncées dans l’arrêt Dunsmuir auxquelles s’applique la norme de la décision correcte (aux paragraphes 15 à 18) :

Dans les arrêts Dunsmuir et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, la Cour simplifie une démarche analytique jugée ardue par les tribunaux. Estimant que la distinction entre la norme de la décision manifestement déraisonnable et celle de la décision raisonnable simpliciter est illusoire, les juges majoritaires suppriment la norme de la décision manifestement déraisonnable et concluent qu’il ne doit y avoir désormais que deux normes de contrôle : celles de la décision correcte et de la décision raisonnable.

Dans Dunsmuir, la Cour consacre la démarche en deux étapes qui permet d’arrêter la norme de contrôle applicable : l’analyse relative à la norme de contrôle. Premièrement, la cour saisie « vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle » (par. 62). L’analyse doit demeurer axée sur la nature de la question soumise au tribunal administratif en cause (Khosa, par. 4, le juge Binnie). Les facteurs dont il doit être tenu compte pour déterminer si, dans un cas donné, la déférence s’impose à l’endroit du tribunal administratif sont les suivants : l’existence d’une disposition d’inattaquabilité (ou « clause privative » dans le vocabulaire juridique traditionnel), l’existence d’un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale et la nature de la question de droit (Dunsmuir, par. 55). La Cour reconnaît que la déférence est généralement de mise lorsque le tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie. La déférence peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé (Dunsmuir, par. 54; Khosa, par. 25).

Dans l’arrêt Dunsmuir, notre Cour nuance la jurisprudence antérieure sur les dispositions d’inattaquabilité en reconnaissant que celles-ci, qui ont longtemps permis de soustraire les décisions administratives au contrôle judiciaire, peuvent donner lieu à l’application d’une norme déférente. Mais leur présence ou leur absence ne sont plus déterminantes quant à savoir si la déférence s’impose ou non à l’endroit du tribunal administratif (Dunsmuir, par. 52). Dans l’arrêt Khosa, les juges majoritaires de notre Cour confirment qu’indépendamment de l’existence d’une disposition d’inattaquabilité, une certaine déférence s’impose à l’égard du tribunal administratif dans une affaire ayant trait au rôle, à la fonction et à l’expertise propres à ce décideur (par. 25-26).

L’arrêt Dunsmuir reconnaît que la norme de la décision correcte continue de s’appliquer aux questions constitutionnelles, aux questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, ainsi qu’aux questions portant sur la « délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents » (par. 58, 60-61; voir également l’arrêt Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 26, le juge Fish). La norme de la décision correcte vaut aussi pour les questions touchant véritablement à la compétence. À cet égard, la Cour se distancie expressément des définitions larges de la compétence de façon qu’une question se rapportant à celle-ci se pose uniquement lorsque le tribunal administratif « doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question » (par. 59; voir également l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485, par. 5).

[94]      Pareillement, dans l’arrêt Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616 (Nor-Man), le juge Fish a de nouveau confirmé cette démarche. Dans cette affaire, la Cour était appelée à décider si la manière dont un arbitre du travail avait appliqué la doctrine de la préclusion devait être soumise à la norme de la décision correcte ou à celle de la raisonnabilité. La question n’ayant pas déjà été tranchée par la Cour suprême, le juge Fish a écrit, au paragraphe 34, qu’il se conformerait sur le fond au cadre analytique établi dans l’arrêt Dunsmuir et adopté dans l’arrêt Smith. Ce cadre, a-t-il indiqué, consiste à se demander tout d’abord si la jurisprudence a réglé de manière satisfaisante la question de la norme de contrôle applicable. Ce sera le cas, a-t-il ajouté, si la décision a trait à une question constitutionnelle, une question de droit générale d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du décideur, une question touchant véritablement la compétence ou une question portant sur la délimitation des compétences de deux décideurs administratifs ou plus. Dans de telles circonstances, la norme de contrôle sera la décision correcte. Il a ensuite mentionné que la norme de la raisonnabilité l’emporte « généralement » lorsque la décision touche aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, lorsque les faits et le droit s’entrelacent et ne peuvent être facilement dissociés, ou lorsque le tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou des lois étroitement liées à son mandat (au paragraphe 36).

[95]      Étant donné que l’application de ces lignes directrices ne réglait pas la question de manière concluante, le juge Fish, dans l’arrêt Nor-Man, a ensuite procédé à une analyse contextuelle. Il a fait remarquer que « [l]a jurisprudence a relevé une liste non exhaustive de quatre facteurs contextuels pour guider les cours dans cet exercice : (1) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative, (2) la raison d’être du tribunal administratif, (3) la nature de la question en cause et (4) l’expertise du tribunal administratif » (au paragraphe 40).

[96]      Plus récemment, comme je l’ai déjà mentionné, dans l’arrêt Agraira le juge LeBel a déclaré au nom de la Cour (au paragraphe 48) :

Notre Cour a décidé dans l’arrêt Dunsmuir que pour déterminer la norme de contrôle appropriée, la cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire doit entreprendre un processus en deux étapes. Premièrement, elle doit vérifier si la jurisprudence établit de manière satisfaisante le degré de retenue correspondant à une catégorie de questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire. La deuxième étape s’applique lorsque cette première démarche se révèle infructueuse ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire. À cette deuxième étape, la cour entreprend une analyse complète en vue de déterminer la norme applicable.

[97]      Dans la même veine, dans l’arrêt McLean, le juge Moldaver, qui a rédigé la décision unanime de la Cour, a décrété (aux paragraphes 20 à 22) :

Mais avant de passer à l’analyse, je signale que le débat sur les normes de contrôle donne lieu à des opinions bien tranchées, particulièrement dans les arrêts récents de notre Cour. L’analyse qui suit prend toutefois appui sur la jurisprudence actuelle de notre Cour et vise à favoriser la prévisibilité et la clarté en la matière

Depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, notre Cour a maintes fois rappelé que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (par. 54). Récemment, dans un souci de simplicité accrue, notre Cour a statué qu’« il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de “sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée” […] est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 34).

Or, la présomption adoptée dans Alberta Teachers n’est pas immuable. D’abord, notre Cour reconnaît depuis longtemps que certaines catégories de questions, même lorsqu’elles emportent l’interprétation d’une loi constitutive, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir, par. 58-61). Ensuite, elle affirme également qu’une analyse contextuelle peut « écarter la présomption d’assujettissement à la norme de la raisonnabilité de la décision qui résulte d’une interprétation de la loi constitutive » (Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, par. 16). [Notes en bas de page omises.]

[98]      Compte tenu des multiples fois où la Cour suprême a confirmé qu’il était nécessaire d’effectuer, le cas échéant, une analyse contextuelle, selon moi on ne peut pas considérer que l’arrêt CN change le droit et décide qu’il n’y a plus lieu d’effectuer une telle analyse dans une affaire mettant en cause la norme de contrôle applicable. Pour atteindre ce résultat, il faudrait que la Cour suprême traite la question de manière nettement plus délibérée que dans l’arrêt CN.

[99]      Au vu de ce qui précède, je crois que les mesures à prendre pour déterminer la norme de contrôle applicable sont les suivantes.

[100]   Premièrement, il faut examiner si la jurisprudence a réglé de manière satisfaisante la question de la norme de contrôle à appliquer.

[101]   Si la jurisprudence en question date d’après l’arrêt Dunsmuir et applique l’analyse relative à la norme de contrôle que prescrit la Cour suprême du Canada, elle aura réglé de manière satisfaisante la question et peut être appliquée. Dans le même ordre d’idées, si la jurisprudence date d’avant l’arrêt Dunsmuir et prescrit que la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité ou la décision manifestement déraisonnable, elle aura dans ce cas établi de manière satisfaisante que la norme de contrôle est la raisonnabilité, vu la préférence à l’égard de la déférence qui a été énoncée dans l’arrêt Dunsmuir ainsi que dans des arrêts ultérieurs.

[102]               La jurisprudence aura également réglé la question de la norme de contrôle applicable dans les cas où la question faisant l’objet d’un contrôle touche une question constitutionnelle, une question d’importance générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère à l’expertise spécialisée du décideur administratif, la détermination de la compétence respective de deux décideurs administratifs ou plus ou une véritable question de compétence. Toutes les décisions que la Cour suprême a rendues après l’arrêt Dunsmuir dénotent que la norme de la décision correcte s’applique à ces genres de décision.

[103]   À l’inverse, si la question à trancher concerne une conclusion de fait, une conclusion mixte de fait et de droit à partir de laquelle on ne peut isoler une pure question de droit, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi ou la prise d’une décision de principe que le décideur est habilité à prendre, c’est donc la norme de la raisonnabilité qui s’applique, car il ressort de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Dunsmuir qu’il convient de faire preuve de déférence à l’endroit de ces décisions (voir p. ex. Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, aux paragraphes 46 et 47, le juge Binnie et, au paragraphe 89, le juge Rothstein, y souscrivant; Agraira, au paragraphe 50; et Smith, au paragraphe 26).

[104]   Enfin, si le contrôle judiciaire porte sur une question de droit qui concerne l’interprétation de la loi constitutive du décideur ou une loi ou un règlement étroitement liés à son mandat, il existe une présomption selon laquelle la norme de la raisonnabilité s’applique. Cependant, il est possible de réfuter cette présomption en procédant à une analyse contextuelle si elle établit que la question en litige n’est pas de celles que le législateur entendait laisser aux décideurs le soin de trancher parce qu’elles relèvent davantage de l’expertise d’une cour de révision. En procédant à l’analyse contextuelle, la cour de révision doit tenir compte de divers facteurs, tels que la présence ou l’absence d’une clause privative, la raison d’être du tribunal, la nature de la question en cause, ainsi que l’expertise du tribunal administratif.

D.        La détermination de la norme de contrôle applicable en l’espèce

[105]   Voyons maintenant comment s’applique en l’espèce le cadre analytique qui précède. Comme je l’ai fait remarquer, la première question consiste à se demander si la jurisprudence a réglé de manière satisfaisante la question de la norme de contrôle applicable. Je conclus que non, et ce, pour trois raisons.

[106]   Premièrement, comme nous l’avons vu plus tôt, la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale, qui applique la norme de la décision correcte aux décisions que prend le ministre de délivrer des AC sous le régime du Règlement sur les MBAC, ne règle pas la question de la norme, car plusieurs des arrêts datent d’avant l’arrêt Dunsmuir et dans aucun d’eux la Cour n’a-t-elle entrepris l’analyse relative à la norme de contrôle que prescrit l’arrêt Dunsmuir.

[107]   Deuxièmement, la décision du ministre ne concerne aucun des quatre types de décision auxquelles s’applique la norme de la décision correcte, et aucune partie n’a prétendu le contraire. En fait, la seule exception potentiellement applicable, celle d’une question d’importance cruciale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère à l’expertise du décideur, ne s’applique manifestement pas en raison de la portée restreinte du Règlement sur les MBAC par rapport à l’éventail des questions de droit qui sont soumises aux tribunaux.

[108]   Troisièmement, la décision en litige n’est pas une décision de fait ou une décision mixte de fait et de droit et ne met pas en cause l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi.

[109]   C’est donc dire que la présomption de raisonnabilité s’applique et qu’il est ensuite nécessaire d’examiner si la présomption est réfutée, ce qui exige, par ricochet, une analyse contextuelle.

[110]   Le premier facteur qui, d’après la jurisprudence, se révèle pertinent pour l’analyse contextuelle est la présence ou l’absence d’une clause privative. Le Règlement sur les MBAC n’en contient aucune. Même si la présence d’une telle clause est peut-être bien un signe de l’intention du législateur qu’il convient de faire preuve de déférence ou de retenue envers un décideur administratif, l’absence d’une telle clause est nettement moins pertinente car, dans bien des affaires, c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique en l’absence d’une clause privative (voir, par exemple, Khosa, aux paragraphes 25 et 26, Mowat, au paragraphe 17, et les décisions autres qu’en matière de travail de la Cour suprême qui datent d’après l’arrêt Dunsmuir et où l’on applique la norme de la raisonnabilité, et dans un grand nombre desquelles les lois pertinentes étaient dénuées de clauses privatives).

[111]   Les trois autres facteurs contextuels relevés dans la jurisprudence sont la raison d’être du tribunal administratif, la nature de la question en cause et l’expertise du tribunal administratif. Ces facteurs sont interreliés et visent à déterminer si la nature de la question prise en considération est telle que le législateur entendait que ce soit le décideur administratif qui y réponde plutôt que la Cour. Parmi les indices d’une telle intention figurent le rôle attribué par la loi au décideur administratif ainsi que la relation entre la question tranchée et l’expertise institutionnelle du décideur, par rapport à l’expertise institutionnelle d’un tribunal judiciaire.

[112]   Dans la présente affaire, l’examen de ces critères mène à la conclusion que la présomption d’applicabilité de la norme de la raisonnabilité est réfutée.

[113]   La question en cause dans la présente affaire a trait au fait de savoir si un requérant qui dépose une PADN administrative fondée sur une licence d’un autre fabricant de produits génériques a déposé une « présentation pour un avis de conformité » qui « directement ou indirectement, compare » son produit à celui de la société innovatrice dont le médicament est inscrit sur la liste de brevets établie sous le régime du Règlement sur les MBAC, de telle sorte que cette société tombe sous le coup de l’article 5 de ce règlement. Rien dans ce dernier n’indique que le gouverneur en conseil envisageait que la détermination de cette question soit laissée au soin de fonctionnaires de Santé Canada. En fait, le contexte règlementaire et législatif indique le contraire.

[114]   À cet égard, le Règlement sur les MBAC ne confère pas au ministre de la Santé le pouvoir discrétionnaire de décider à quel moment délivrer un AC, mais il est plutôt libellé sous une forme impérative et interdit au ministre de délivrer un AC avant que l’on satisfasse aux critères énoncés à l’article 7 du Règlement sur les MBAC. C’est donc dire qu’en vertu du Règlement sur les MBAC, le ministre de la Santé ou Santé Canada ne peuvent pas exercer leur pouvoir discrétionnaire ou élaborer une décision de principe quant au moment ou un AC peut être délivré. Le fait que Santé Canada ait adopté une nouvelle interprétation des exigences du Règlement sur les MBAC n’est pas assimilable à une décision de principe qui est du genre à mériter une certaine déférence parce que le contexte législatif et règlementaire ne confère pas au ministre un rôle d’élaboration de politiques sous le régime du Règlement sur les MBAC. Ce dernier n’exige pas non plus la présentation de motifs, une exigence qui accompagne souvent l’exercice d’une fonction d’élaboration de politiques de la part d’un décideur administratif.

[115]   Il est possible de mettre en contraste le rôle restreint que le Règlement sur les MBAC confère au ministre de la Santé et aux fonctionnaires de Santé Canada avec le rôle plus étendu que leur confère le Règlement sur les AD, relativement à la délivrance d’AC. Selon le Règlement sur les AD, le ministre et les fonctionnaires de Santé Canada sont investis du pouvoir et de la responsabilité de décider s’il convient ou non de délivrer un AC à la suite d’une évaluation spécialisée de Santé Canada quant à l’innocuité et à l’efficacité d’un médicament. Dans le cas d’une PADN, cette décision relève de l’expertise du Ministère pour ce qui est d’évaluer si des médicaments sont équivalents les uns aux autres sur le plan pharmaceutique et biologique au sens de l’article C.08.002.1 du Règlement sur les AD.

[116]   En revanche, sous le régime du Règlement sur les MBAC, aucune évaluation de cette nature n’est laissée au soin du ministre ou des fonctionnaires de Santé Canada. Le gouverneur en conseil a plutôt confié à la Cour fédérale la tâche de déterminer en fin de compte s’il y a lieu de délivrer un AC sous le régime du Règlement sur les MBAC car c’est la Cour qui est tenue de se prononcer sur les demandes d’interdiction des sociétés innovatrices qui souhaitent empêcher que l’on délivre un AC à un fabricant de médicaments génériques au moyen d’une PADN. Le rôle que confie le Règlement sur les MBAC à la Cour ne concorde pas avec l’application de la norme de la raisonnabilité aux interprétations que font le ministre ou les fonctionnaires de Santé Canada du Règlement.

[117]   En fait, la présente affaire est semblable en quelque sorte à l’arrêt Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, où le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la majorité, a appliqué la norme de la décision correcte au contrôle de l’interprétation, par la Commission du droit d’auteur, de sa loi constitutive au motif que cette dernière et les tribunaux judiciaires possédaient en vertu de la loi une compétence concurrente (aux paragraphes 15 et 19).

[118]   Dans le même ordre d’idées, la présente affaire ressemble quelque peu à l’arrêt Takeda. Dans ce dernier, le juge Stratas a conclu, dans ses motifs dissidents, que l’interprétation que le ministre avait faite des dispositions en matière de protection de données, laquelle était incluse dans le Règlement sur les AD, était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte parce que l’on avait réfuté l’application présomptive de la norme de la raisonnabilité. Il a appuyé cette conclusion sur le fait que le point en litige dans cette affaire était de nature purement juridique, que le ministre n’avait aucune expertise particulière en matière d’interprétation juridique et que rien dans la structure de la loi ou du régime réglementaire ne dénotait qu’il y avait lieu de faire preuve de déférence à l’égard de la décision du ministre.

[119]   Un raisonnement semblable s’applique en l’espèce.

[120]   Je conclus que la présomption d’applicabilité de la norme de la raisonnabilité est réfutée en l’espèce et que la norme de la décision correcte s’applique au contrôle de la décision qu’a prise Santé Canada de délivrer un AC à Teva, ainsi qu’à l’interprétation implicite du Règlement sur les MBAC qui est incluse dans cette décision (laquelle interprétation est énoncée entièrement dans les modifications apportées à la Ligne directrice).

VII.      La décision de délivrer l’AC à Teva est-elle correcte?

[121]   Ayant réglé la question de savoir si la norme de la décision correcte s’applique à l’évaluation de la décision qui est en litige en l’espèce, j’examinerai maintenant si le ministre, par l’intermédiaire de fonctionnaires du BMBL de Santé Canada, a interprété correctement le Règlement sur les MBAC.

[122]   Comme il a été mentionné, le procureur général soutient, subsidiairement, que l’interprétation du Règlement sur les MBAC qu’inclut la version modifiée de la Ligne directrice est correcte, même si le ministre a déjà interprété d’une manière contraire les exigences du Règlement sur les MBAC.

[123]   Le procureur général soutient plus précisément qu’une présentation administrative semblable à celle que Teva a déposée en l’espèce n’est pas une « présentation pour un avis de conformité » au sens du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC, et ce, pour plusieurs raisons.

[124]   Premièrement, le procureur général fait valoir qu’il est nécessaire d’appliquer une démarche téléologique à l’interprétation du Règlement sur les MBAC et il affirme que ce dernier a pour objet d’autoriser un fabricant de médicaments génériques à procéder à la fabrication anticipée d’un médicament breveté. À l’appui de cette affirmation, il souligne le pouvoir légal du Règlement sur les MBAC, lequel pouvoir figure à l’article 55.2 de la Loi sur les brevets, ainsi que les décisions judiciaires concernant la portée du pouvoir de réglementation que prévoit le paragraphe 55.2(4) de cette loi. Il dit que dans les arrêts Biolyse et AstraZeneca, la Cour suprême du Canada a reconnu que l’octroi du pouvoir de réglementation au paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets se limite à éviter toute contrefaçon de la part de ceux qui tirent avantage de l’exception relative à la fabrication anticipée pour mettre au point une version générique d’un médicament breveté.

[125]   Le procureur général fait valoir que, en l’espèce, Teva n’a pas tiré avantage de l’exception relative à la fabrication anticipée et que, de ce fait, selon une interprétation téléologique du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC, il n’est pas nécessaire de considérer que la présentation administrative que Teva a déposée est une « présentation pour un avis de conformité » au sens du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC. Aux dires du procureur général, c’est plutôt GMP qui a tiré avantage de l’exception et qui a déposé une PADN et signifié un AA à Pfizer. Il ajoute que si Pfizer souhaitait protéger ses droits relatifs au brevet '059 il aurait fallu qu’elle présente une demande d’interdiction au moment où l’AA de GMP lui a été signifiée; il qualifie de stratégique le choix de Pfizer de s’abstenir de le faire car elle était au courant du changement apporté à la Ligne directrice et il faut considérer qu’elle était consciente de la probabilité que GMP autorise Teva à produire l’exémestane de GMP sous l’étiquette de Teva, compte tenu de ce qui s’était passé au sujet du premier AC, délivré par erreur à Teva. Le procureur général fait donc valoir que selon la nouvelle interprétation du Règlement sur les MBAC qui est en litige dans la présente affaire, Pfizer était parfaitement en mesure de protéger son brevet mais a décidé de ne pas exercer ce droit.

[126]   Deuxièmement, le procureur général fait valoir que la conclusion selon laquelle la présentation administrative de drogue de Teva ne tombe pas sous le coup du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC est étayée par le libellé des dispositions règlementaires pertinentes ainsi que par la jurisprudence, surtout si on les considère sous l’angle de l’approche téléologique susmentionnée.

[127]   À cet égard, le procureur général signale que le Règlement sur les MBAC ne définit pas ce qu’est une « présentation » et que, selon le Règlement sur les AD, la licence que GMP a concédée à Teva donnerait lieu à la nécessité de déposer une présentation supplémentaire pour un AC en vertu de l’article C.08.003 du Règlement sur les AD parce qu’il y aurait des changements à l’étiquette et au nom du médicament. Le procureur général ajoute que les présentations supplémentaires, au sens de l’article C.08.003 du Règlement sur les AD, ne sont pas toutes des « présentations » au sens du Règlement sur les MBAC car la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont conclu que les présentations supplémentaires que font des sociétés innovatrices à la suite de légers changements aux présentations qu’ils ont soumises à Santé Canada ne sont pas des « présentations » selon une version antérieure du Règlement sur les MBAC (invoquant à cet égard l’arrêt Bristol-Myers Squibb Canada Inc. c. Canada (Procureur général), 2001 CanLII 22128 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 13, 19 et 21, conf. par 2002 CAF 32; Ferring Inc. c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 274, aux paragraphes 13 à 18, autorisation d’interjeter appel refusée par [2004] 1 R.C.S. viii (C.S.C.); Toba Pharma Inc. c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 927, aux paragraphes 28 et 34; AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 736, au paragraphe 39, conf. par 2005 CAF 175, au paragraphe 4; Hoffman-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé), 2005 CAF 140, [2006] 1 R.C.F. 141, au paragraphe 25).

[128]   Dans ces affaires, les sociétés innovatrices cherchaient à étendre la protection que leur conférait le Règlement sur les MBAC en déposant des présentations supplémentaires concernant un AC mis à jour, faisant valoir que ces documents conféraient le droit de réinscrire le brevet en vertu de l’article 4 du Règlement sur les MBAC. Les Cours ont exprimé leur désaccord et ont conclu que, selon une interprétation téléologique, ces présentations supplémentaires n’étaient pas une « présentation » au sens de l’article 4 du Règlement sur les MBAC. Le procureur général dit que, par analogie, ces affaires devraient s’appliquer en l’espèce.

[129]   Troisièmement, le procureur général fait valoir que la présente affaire correspond en tout point à la décision qu’a rendue le juge Lemieux dans l’affaire Glaxosmithkline Inc. c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1302 (Glaxo), où il était question de la Politique sur les changements de nom du ministre de la Santé et où il a conclu que les présentations administratives de drogue nouvelle déposées en vertu de cette politique ne mettaient pas en cause le Règlement sur les MBAC car il ne s’agissait pas de « présentations » au sens du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC. Le procureur général soutient que la décision Glaxo est celle qui fait autorité en l’espèce et qu’il faut donc confirmer la décision du ministre de délivrer l’AC à Teva.

[130]   Enfin, le procureur général soutient qu’il est possible de distinguer de la présente espèce les décisions qui ont été rendues dans Nu-Pharm 1 et Nu-Pharm 2, et ce, pour deux raisons. Premièrement, dans ces deux affaires, il était évident que le fabricant de médicaments génériques tentait de contourner le règlement. Dans le cas présent, cependant, GMP et Teva ont agi d’une manière conforme à la politique du ministre. Deuxièmement, Pfizer a eu la possibilité d’exercer ses droits en vertu du règlement quand elle a reçu l’AA de GMP. Cette possibilité n’était toutefois pas offerte à la société innovatrice dans les affaires Nu-Pharm, lesquelles ont pris naissance au cours de la période de transition qui a suivi l’ancien système d’octroi de licences obligatoire, et le fabricant de médicaments génériques concédant, contrairement à GMP, n’était donc pas tenu de signifier un AA à la société innovatrice.

[131]   Pour évaluer les arguments qu’invoque le procureur général, je conviens qu’il est nécessaire d’interpréter les dispositions législatives et règlementaires pertinentes sous un angle téléologique, car il est bien établi qu’il existe une seule manière correcte d’aborder l’interprétation d’une loi, à savoir que les mots de la disposition doivent être interprétés « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21; Biolyse, au paragraphe 37; et Agraira, au paragraphe 64).

[132]   Je disconviens toutefois qu’une interprétation téléologique des dispositions règlementaires et législatives dont il est question en l’espèce mène à la conclusion que préconise le procureur général, et ce, pour plusieurs raisons.

[133]   Premièrement, selon moi, l’objet du Règlement sur les MBAC est plus nuancé que le procureur général le laisse entendre. Le règlement a non seulement pour but de permettre aux fabricants de médicaments génériques de mettre au point de manière anticipée des formulations génériques et de veiller à ce que celles-ci soient prêtes le plus tôt possible mais, aussi, de mettre en balance ces droits avec ceux du breveté pour ce qui est d’obtenir une protection pour les innovations qui sont légitimement brevetées. La reconnaissance du règlement à l’égard des droits des brevetés ressort de manière évidente dans les dispositions qui exigent que la Cour fédérale rende une ordonnance d’interdiction si elle conclut que l’AA d’un fabricant de produits génériques est justifié et qui autorisent le breveté à empêcher l’entrée sur le marché de la version générique du médicament jusqu’à ce que la Cour se soit prononcée sur la justification de l’AA.

[134]   Cette mise en balance de droits opposés dans le Règlement sur les MBAC se reflète dans l’extrait du REIR qui est cité au paragraphe 16 des présents motifs, de même que dans la jurisprudence. Notamment, dans l’arrêt Biolyse, qui constitue l’élément clé de l’argumentation du procureur général dans la présente affaire, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la majorité, a déclaré que l’objet du règlement est de veiller à ce que les fabricants de médicaments génériques qui font une comparaison avec un médicament innovateur se conforment au paragraphe 5(1) (au paragraphe 65) :

L’interprétation que donne BMS du par. 5(1.1) pousse la disposition bien au-delà de son objet déclaré, qui est d’empêcher les fabricants de produits génériques de cacher qu’ils se fondent sur des drogues nouvelles en soumettant un autre produit générique au titre de médicament de référence, alors que les deux produits génériques ne sont que des copies de la drogue nouvelle. Si l’approbation d’un produit générique est liée aux travaux d’une autre société pharmaceutique à l’égard de laquelle une liste de brevets a été soumise (comme dans les cas semblables à celui de Nu-Pharm), cette approbation sera visée par le par. 5(1.1) [non souligné dans l’original]. Or, en l’espèce, ainsi que je l’ai mentionné, le juge des requêtes a conclu que le ministre ne s’était pas fondé sur les travaux de BMS. Il s’est fondé sur les travaux réalisés par Biolyse elle-même et « sur les connaissances scientifiques relatives au paclitaxel qui faisaient partie du domaine public » (par. 40). [Souligné dans l’original.]

[135]   Dans la présente affaire, Teva a fait précisément le genre de comparaison qui, comme l’a mentionné le juge Binnie dans l’arrêt Biolyse, tombait sous le coup du paragraphe 5(1.1) du Règlement sur les MBAC. (Les différences entre cette disposition et la version actuelle du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC importe peu pour les questions qui sont en litige en l’espèce.) En conséquence, le fait que Teva n’ait pas cherché à tirer avantage de l’exception relative à la fabrication anticipée est peu pertinent pour l’objectif du paragraphe 5(1), qui consiste à étendre la protection aux droits des brevetés. En conséquence, conformément à la décision que la Cour suprême a rendue dans l’arrêt Biolyse, le fait d’exiger que Teva se conforme au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC concorde avec l’objet du règlement.

[136]   En bref, le règlement a pour objet de mettre en équilibre les droits des sociétés innovatrices, des fabricants de produits génériques et du grand public, et il est compatible avec cet exercice de mise en équilibre et la structure du règlement qu’une société qui souhaite lancer sur le marché une version générique d’un médicament inscrit dans la liste des brevets soit tenue de traiter des brevets pertinents. La situation n’est pas assimilable à celle d’une société innovatrice qui tente de réinscrire un brevet à la suite d’un changement mineur obligeant à déposer une PDN supplémentaire. C’est donc dire qu’une fois que l’on a bien saisi l’objet du Règlement sur les MBAC, il étaye la conclusion qu’une société se trouvant dans la situation de Teva se doit de se conformer au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC.

[137]   Deuxièmement, je ne suis pas d’accord pour dire que les arrêts Nu-Pharm se distinguent de la présente espèce. Même si ces derniers ont trait à une situation de fait différente visée par une version antérieure de l’article 5 du Règlement sur les MBAC, ni l’un ni l’autre ne servent de fondement à une distinction fondée sur des principes par rapport à la situation dont il est question en l’espèce. Dans les deux arrêts Nu-Pharm, la Cour d’appel fédérale n’a pas restreint sa décision aux faits qui lui étaient soumis, mais elle a plutôt indiqué que le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC a pour but d’exiger que tous les fabricants de médicaments génériques qui obtiennent leurs droits par la voie d’une licence traitent d’un brevet d’une société innovatrice inscrit dans le registre de brevets créé par le règlement, et ce, que ces fabricants fassent une comparaison directe ou indirecte avec le produit de la société innovatrice.

[138]   Dans l’arrêt Nu-Pharm 1, le juge McDonald, qui a rédigé la décision pour la Cour d’appel [fédérale], a déclaré que l’article 5 du Règlement sur les MBAC (au paragraphe 8) :

[…] oblig[e] donc la personne qui souhaite obtenir un avis de conformité relativement à une drogue à déposer une allégation, fournir un énoncé détaillé des faits et du droit sur lesquels elle se fonde, et signifier un avis d’allégation si elle veut comparer cette drogue ou faire un renvoi à une drogue à l’égard de laquelle une liste de brevets a été soumise. Nu-Pharm ne peut lier sa revendication au fabricant de drogues génériques qui s’appuie sur les épreuves réalisées par le breveté puis déclarer qu’elle n’a pas à se conformer à la Loi parce qu’aucune liste de brevets n’a été déposée par l’entreprise générique. Il n’empêche que Nu-Pharm, même si elle n’est pas tout à fait rendue à cette étape, se fonde sur les épreuves et les autres travaux effectués par les brevetés sur lesquels s’est appuyée l’entreprise générique. Bien que Nu-Pharm soutienne qu’elle compare sa drogue à celle de Générique 1, il n’en demeure pas moins que, pour l’essentiel, elle compare sa drogue à celle du breveté initial, puisque Générique 1 a comparé sa drogue à la drogue de ce dernier. Il s’agit d’une question d’interprétation qui oblige la Cour à analyser les termes dans leur contexte si elle veut respecter l’objet de la Loi. Par conséquent, nous sommes d’avis que Nu-Pharm ne peut se soustraire aux dispositions réglementaires en renvoyant, dans sa demande, à un produit générique qui fait l’objet d’une présentation de drogue nouvelle abrégée.

[139]   Dans la même veine, dans l’arrêt Nu-Pharm 2, la juge Sharlow, qui a rédigé la décision pour la Cour d’appel [fédérale], a fait remarquer au paragraphe 15 que la question à trancher dans cette affaire consistait à « savoir si l’application du paragraphe 5(1) du Règlement est déclenchée par le dépôt d’une PADN lorsque le produit de référence canadien qui y est désigné n’est pas l’objet d’une liste de brevets, mais que l’avis de conformité relatif au produit en question a été obtenu au moyen d’une comparaison avec une drogue figurant sur une liste de cette nature » [caractère gras et italique dans l’original].

[140]   En fin de compte, la juge Sharlow a conclu que la situation ne pouvait pas être distinguée de celle dont il était question dans la décision Nu-Pharm 1 car le fabricant de médicaments génériques cherchait à comparer son produit directement ou indirectement à un brevet inscrit dans le registre de brevets. Elle a donc conclu que d’après la décision rendue dans Nu-Pharm 1, le fabricant de médicaments génériques était tenu de se conformer à l’article 5 du Règlement sur les MBAC (au paragraphe 30) :

Dire que la PADN de Nu-Pharm à l’égard du produit Nu-Énalapril est “ complète en soi ” ne correspond pas à la réalité. La conduite de Nu-Pharm va à l’encontre de son affirmation selon laquelle elle ne désire pas comparer le produit Nu-Énalapril avec le Vasotec ou renvoyer à celui-ci. En mentionnant, dans sa PADN relative au Nu-Énalapril, le produit Apo-Énalapril à titre de produit de référence canadien, elle invite à faire une comparaison avec le Vasotec de la même façon que si celui-ci avait été désigné explicitement, parce que le Vasotec était le produit de référence canadien mentionné dans la présentation de drogue nouvelle concernant le produit Apo-Énalapril. Dans ces circonstances, Nu-Pharm ne peut nier qu’elle veut faire une comparaison entre le produit Nu-Énalapril et le Vasotec. Elle ne peut non plus se soustraire aux obligations énoncées au paragraphe 5(1) du Règlement en dissimulant son intention derrière une forme de PADN dans laquelle seul le produit Apo-Énalapril est expressément nommé.

[141]   Dans les deux arrêts Nu-Pharm, le fabricant de médicaments génériques, à l’instar de Teva, avait acquis le droit de produire le médicament en question sous une licence d’un autre fabricant de médicaments génériques. Compte tenu de cela et du fait que la Cour d’appel [fédérale] n’a pas restreint son raisonnement dans ces affaires aux faits particuliers dont elle était saisie, je crois que ces arrêts me lient et s’appliquent à la présente espèce. À l’instar des fabricants de médicaments génériques dont il était question dans les arrêts Nu-Pharm, Teva a déposé une présentation qui fait une comparaison directe ou indirecte avec l’AROMASIN et a déposé une présentation pour un avis de conformité. Il s’ensuit donc que le ministre a commis une erreur en délivrant l’AC à Teva.

[142]   Troisièmement, la décision du juge Lemieux dans l’arrêt Glaxo, sur laquelle se fonde le procureur général, est à distinguer de la présente espèce car, dans l’arrêt Glaxo, la situation factuelle est différente étant donné que le fabricant de médicaments dans cette affaire s’était conformé au paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC et avait signifié un AA à la société innovatrice qui avait créé le produit avec lequel elle avait fait une comparaison. Le fabricant n’était donc pas tenu de déposer un AA à l’égard d’une autre société qui détenait un brevet concernant un médicament fort semblable. En raison de cela, le juge Lemieux a conclu, au paragraphe 56, que « compte tenu des faits de l’espèce, Apotex ne contourn[ait] pa[s] le Règlement. Son avis de conformité se fonde sur l’avis de conformité que 3M, un titulaire de brevet dont le produit est inscrit sur la liste de brevets, a reçu du ministre ». Les commentaires sur lesquels se fondent le procureur général sont par conséquent une remarque incidente et je ne suis donc pas liée par eux.

[143]   Quatrièmement, les arrêts interprétant le sens du mot « présentation » dans le contexte du Règlement sur les MBAC pour les besoins de l’inscription d’un brevet au registre de brevets sous le régime d’une version antérieure de ce règlement ne s’applique pas aux questions qui sont en litige en l’espèce. Pour dire les choses simplement, les préoccupations au sujet du fait qu’une société innovatrice étende ses droits en vertu du règlement au moyen d’une présentation administrative ne se posent pas en l’espèce.

[144]   Ici, il est évident que Teva sollicitait un AC pour commercialiser un médicament au Canada en se fondant sur une comparaison directe de son produit avec l’AROMASIN ou sur une comparaison indirecte de son médicament avec l’AROMASIN en se greffant à la comparaison de GMP. De telles comparaisons mettent en cause le paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC selon une interprétation téléologique des exigences du Règlement, car ce dernier établit l’équilibre requis entre des droits opposés en obligeant les fabricants de médicaments génériques à faire de telles comparaisons pour traiter des brevets inscrit au registre des brevets.

[145]   C’est ce que la Cour d’appel fédérale a conclu dans les décisions Nu-Pharm. Comme ces dernières ne peuvent être distinguées de la présente espèce, il s’ensuit qu’il convient de faire droit à la demande et d’infirmer la décision du ministre parce que Teva a bel et bien fait une présentation pour un avis de conformité qui compare directement ou indirectement son produit à l’AROMASIN au sens du paragraphe 5(1) du Règlement sur les MBAC. Aux termes de l’article 7 de ce règlement, le ministre de la Santé ne pouvait pas délivrer à Teva un AC lorsqu’elle a fait cette présentation avant qu’elle ne traite du brevet '059. En conséquence, la décision du ministre de délivrer l’AC à Teva est contraire à l’article 7 du Règlement sur les MBAC et doit donc être infirmée.

VIII.     Les dépens

[146]   Les parties ont fait valoir que les dépens devaient suivre l’issue de la cause. Je conviens que cela est approprié et je conclus que les dépens devraient être fondés sur le milieu de la fourchette de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106]. Les avocats des parties ont indiqué qu’ils devraient être capables de s’entendre sur le montant à payer et je leur renvoie donc la question. Advenant qu’ils ne puissent pas s’entendre, les parties pourront présenter des observations écrites sur le montant de dépens approprié dans les 45 jours suivant la date du présent jugement.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.         la présente demande est accueillie;

2.         la décision par laquelle le ministre de la Santé a accordé un AC à Teva pour ses comprimés d’exémestane est infirmée;

3.         Pfizer a droit aux dépens au milieu de la fourchette de la colonne III du tarif B, et le montant sera fixé par les parties ou par la Cour de la manière décrite au paragraphe 146 des présents motifs;

4.         l’intitulé de la cause est modifié en vue d’y ajouter le procureur général du Canada à titre de défendeur.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.