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[2002] 1 C.F. 158

T-62-99

T-63-99

2001 CFPI 840

Commission canadienne des droits de la personne et Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien) (demandeurs)

c.

Lignes aériennes Canadien International Limitée et Air Canada (défenderesses)

Répertorié : Canada (Commission des droits de la personne) c. Lignes aériennes Canadien International Ltée (1re inst.)

Section de première instance, juge HansenOttawa, 22 juin 2000 et 27 juillet 2001.

Droits de la personne — Le groupe des agents de bord, groupe à prédominance féminine, allègue la discrimination salariale par rapport aux groupes de référence masculins — Les lignes aériennes prétendent que les groupes ne sont pas dans le même « établissement » aux fins de l’art. 11 de la LCDP — Le Tribunal conclut que les groupes ne forment pas un seul établissement — Explication du cadre législatif et de la décision du Tribunal — Impartialité institutionnelle du Tribunal — Dans quelle mesure l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale (OPS) lie-t-elle le Tribunal? — Les conventions collectives doivent-elles être prises en compte? — Quant au sens du mot « établissement », le Tribunal s’est appuyé sur les remarques du ministre de la Justice rapportées dans le hansard lors de l’adoption de la Loi — Le Tribunal a conclu qu’il ne lui appartenait pas d’examiner la discrimination systémique faite à l’endroit des femmes dans les lieux de travail caractérisés par le cloisonnement professionnel ni de modifier l’art. 11 de la LCDP — Les mots « indépendamment des conventions collectives » contenus à l’art. 10 de l’OPS ne font pas obstacle à la prise en compte des conventions collectives — L’art. 10 de l’OPS limite-t-il la définition d’«établissement » aux employés visés par la même politique en matière de personnel et de salaires? — Argument selon lequel le Tribunal a contrevenu aux principes de justice naturelle lorsqu’il a refusé d’entendre la preuve se rapportant à la discrimination salariale systémique et au cloisonnement professionnel — La preuve de la prédominance de tel ou tel sexe dans certains groupes professionnels n’était pas utile pour l’interprétation par le Tribunal du mot « établissement » — Le Tribunal n’a pas commis d’erreur en refusant d’entendre la preuve — Le Tribunal a interprété le mot « établissement » d’une manière aussi large et aussi libérale que possible, sans récrire l’art. 11 de la LCDP — Le Tribunal ne s’est pas appuyé indûment sur la preuve constituée par le hansard.

Interprétation des lois — Interprétation par le Tribunal des droits de la personne des mots « indépendamment des conventions collectives » contenus à l’art. 10 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale — Ces mots sont-ils exempts d’ambiguïtés? — L’interprétation donnée par le Tribunal contrevient-elle au principe d’interprétation législative énoncé à l’art. 16 de la Loi d’interprétation? — Ces mots ne signifient pas « indépendamment des conventions collectives contraires » — Le sens ordinaire — « en dépit de » — ne suffit pas à lui seul pour donner une signification à « indépendamment » en l’espèceIl faut tenir compte de son emploi contextuel dans la disposition elle-même et du texte législatif dans lequel il se trouveInterpréter l’art. 10 de manière à ignorer les conventions collectives conduirait à des applications incohérentes de la définition du mot « salaire » à l’art. 11(7) de la LCDP — Les termes de la loi doivent être interprétés généreusement, mais il n’est pas pour autant permis de la récrire.

Le Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien) (SCFP) a déposé une plainte au nom des agents de bord contre Air Canada et Lignes aériennes Canadien International Limitée, dans laquelle il affirmait que celles-ci exerçaient une discrimination à l’encontre du groupe des agents de bord, un groupe à prédominance féminine, en lui payant des salaires moindres et en lui appliquant une structure salariale qui nécessite, pour atteindre le salaire maximal, une période plus longue que celle imposée aux groupes de référence masculins définis dans les plaintes, et cela en contravention de l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).

Les défenderesses ont répondu aux plaintes en affirmant notamment que les trois groupes désignés dans les plaintes ne sont pas dans le même « établissement » aux fins de l’article 11 de la LCDP.

Un Tribunal fut nommé à la suite de rapports d’enquête produits par la Commission. La question fondamentale dont il était saisi était de savoir si les agents de bord se trouvaient dans le même « établissement » que les deux groupes de référence masculins. Le Tribunal n’avait pas pour mandat d’examiner la question de la parité salariale. Le Tribunal a conclu que les trois groupes d’employés ne constituaient pas, aux fins de l’article 11 de la LCDP, un établissement unique dans l’une ou l’autre des sociétés défenderesses.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de cette décision.

Jugement : la demande est rejetée.

L’article 11 de la LCDP prévoit que constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes. L’article 10 de l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale (prise conformément au paragraphe 27(2) de la LCDP) (OPS) dispose que pour l’application de l’article 11 de la LCDP, les employés d’un établissement comprennent, indépendamment des conventions collectives, tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires, que celle-ci soit ou non administrée par un service central.

Il s’agissait de savoir si le Tribunal avait commis une erreur dans sa manière d’interpréter le mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP, et s’il avait commis une erreur en affirmant qu’il n’était pas lié par l’OPS.

Le mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP (édictée en 1977), a au fil du temps été compris et défini en termes géographiques en reconnaissance du fait que, au Canada, les travailleurs qui exécutent des tâches de valeur égale pouvaient légitimement être rémunérés différemment selon la région où ils vivaient. En 1986, l’OPS était prise et son article 10 fut modifié de manière à ne pas faire obstacle aux comparaisons entre unités de négociation. Cet article prévoyait que pour l’application de l’article 11 de la LCDP, les employés d’un établissement comprennent, indépendamment des conventions collectives, tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires.

Le Tribunal n’a pas commis d’erreur en concluant que l’article 10 de l’OPS n’empêchait pas une prise en compte des conventions collectives. Les mots « indépendamment des conventions collectives » ne doivent pas équivaloir à « indépendamment des conventions collectives contraires ». Eu égard au sens ordinaire de l’article 10 et en particulier aux incohérences qui résulteraient d’une absence de prise en considération des conventions collectives, le Tribunal a eu raison d’affirmer que l’article 10 ne fait pas obstacle à une prise en compte des renseignements figurant dans les conventions collectives. Toutefois, la prise en compte des conventions collectives ne forme qu’une partie de l’analyse requise pour savoir si des employés sont visés par une politique commune en matière de personnel et de salaires. Il importe de tenir compte aussi de toutes les politiques en matière de personnel et de salaires qui sont externes aux conventions collectives.

L’article 10 de l’OPS limite la définition d’«établissement » aux employés qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires. Le sens grammatical et ordinaire est que « les employés d’un établissement » comprennent les employés qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires. Il n’y a dans le libellé de cet article aucune ambiguïté qui permette de conclure que d’autres définitions du mot « établissement » étaient envisagées. Même si le Tribunal a mal interprété le mot « établissement », l’interprétation qu’il a donnée est en définitive une définition fonctionnelle de ce mot, donc l’erreur n’est pas fatale pour l’issue de ce contrôle judiciaire.

Le Tribunal n’a pas contrevenu aux principes de justice naturelle lorsqu’il a refusé d’entendre la preuve se rapportant à la discrimination salariale systémique et au cloisonnement professionnel. La preuve factuelle de la prédominance de tel ou tel sexe dans certains groupes professionnels n’était ni nécessaire ni utile pour l’interprétation, par le Tribunal, du mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP. Ces faits n’intéressaient pas non plus la décision du Tribunal sur la question de savoir si les agents de bord étaient membres du même établissement que les groupes professionnels de référence. En l’espèce, le Tribunal a décidé qu’il entendrait le contexte social et historique de la discrimination salariale systémique dans le cadre des arguments et conclusions des parties. Le Tribunal a donné aux demandeurs l’occasion de présenter dans leurs arguments l’information contextuelle. Les motifs du Tribunal ont reconnu expressément les arguments des demandeurs portant sur la discrimination systémique à l’endroit des femmes dans les lieux de travail caractérisés par le cloisonnement professionnel. Le Tribunal n’a pas nié la justesse des arguments, allant même jusqu’à conclure qu’ils « pourraient fort bien justifier une modification de la LCDP qui éliminerait le concept d’établissement ».

Le Tribunal n’a pas négligé de donner effet à l’objet de la LCDP dans son interprétation du mot « établissement ». Lorsque la Commission a pris l’OPS de 1986, elle a opté pour une définition fonctionnelle du mot « établissement ». Exclure de l’analyse toute prise en compte des conventions collectives enlèverait toute signification à la définition fonctionnelle et conduirait en réalité à une définition globale du mot « établissement ». Toutes les parties au présent différend ont admis que le législateur n’avait pas à l’esprit une telle définition lorsqu’il a édicté l’article 11 de la LCDP. Bien que les lois sur les droits de la personne doivent être interprétées d’une manière qui donne effet à l’objet du texte considéré, il n’est pas pour autant permis de les récrire. Eu égard aux contraintes du texte législatif, le Tribunal a interprété le mot « établissement » d’une manière aussi large et aussi libérale que possible, sans récrire l’article 11 de la LCDP.

Le Tribunal ne s’est pas appuyé indûment sur la preuve constituée par le hansard au soutien de sa décision selon laquelle les conventions collectives sont utiles pour dire si des groupes d’employés sont dans le même établissement aux fins de l’article 11 de la LCDP. Les demandeurs ont exagéré l’importance donnée par le Tribunal à la déclaration du ministre. Le Tribunal a fondé son interprétation du mot « établissement », ainsi que la pertinence des conventions collectives, sur plusieurs facteurs, notamment son interprétation de l’article 10 de l’OPS.

L’argument des demandeurs que le Tribunal a commis une erreur lorsqu’il a interprété le mot « établissement » de manière à préserver la cohérence entre la LCDP et le Code canadien du travail procède de la portée indûment étroite qu’ils attribuent à la décision du Tribunal, portée selon laquelle une unité de négociation ou une convention collective correspondra toujours à un établissement. Cette manière de voir est inexacte. L’interprétation du mot « établissement » donnée par le Tribunal était fondée sur son interprétation de ce mot apparaissant dans l’article 10 de l’OPS et sur son interprétation de l’article 11 de la LCDP.

Le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en affirmant qu’il n’était pas lié par l’OPS. Cet aspect est maintenant hypothétique étant donné la conclusion du Tribunal selon laquelle même si l’ordonnance était totalement contraignante pour le Tribunal et entravait effectivement ses pouvoirs quasi judiciaires de décision, la même interprétation de l’ordonnance serait appliquée par le Tribunal. La conclusion du Tribunal concernant la nature obligatoire de l’ordonnance n’a joué aucun rôle dans son interprétation du mot « établissement », ni dans l’application de cette interprétation aux sociétés défenderesses.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 11d).

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, partie III.

Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III, art. 2e).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 2 (mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 9), 9(2), 11, 27(2) (mod., idem, art. 20), (3) (mod., idem), 50(3)c) (mod., idem, art. 27).

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 16.

Loi sur les textes réglementaires, S.C. 1970-71-72, ch. 38.

Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082, art. 10, 16j).

Règlement du Canada sur les normes du travail, C.R.C., ch. 986, ann. I (mod. par DORS/91-461).

JURISPRUDENCE

décisions appliquées :

Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146; (1999), 180 D.L.R. (4th) 95; 176 F.T.R. 161 (1re inst.); Engineered Buildings Ltd. and City of Calgary, Re (1966), 57 D.L.R. (2d) 322 (C.S. Alb. (D.A.)); Mitchell (Re) (1996), 25 B.C.L.R. (3d) 249; 13 E.T.R. (2d) 136 (C.S.); Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571; (1996), 133 D.L.R. (4th) 449; 18 B.C.L.R. (3d) 1; 37 Admin. L.R. (2d) 1; 194 N.R. 81.

distinction faite d’avec :

 Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) (re Chopra) (1998), 38 C.C.E.L. (2d) 161; 146 F.T.R. 106 (C.F. 1re inst.); conf. par (1999), 41 C.C.E.L. (2d) 3; 235 N.R. 195 (C.A.F.).

décisions citées :

Money v. Alberta (Registrar of Motor Vehicles) (1995), 170 A.R. 321; 29 Alta. L.R. (3d) 63; 12 M.V.R. (3d) 94 (B.R.); Mattabi Mines Ltd. v. Mine Assessor (1990), 72 O.R. (2d) 88; 37 O.A.C. 314 (C.A.); Roberval Express Ltée c. Union des chauffeurs de camions, hommes d’entrepôts et autres ouvriers, local 106, et autres, [1982] 2 R.C.S. 888; (1982), 144 D.L.R. (3d) 673; 83 CLLC 14,023; 47 N.R. 34; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114; (1987), 40 D.L.R. (4th) 193; 27 Admin. L.R. 172; 87 CLLC 17,022; 76 N.R. 161.

DOCTRINE

Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la Justice et des questions juridiques. Procès-verbaux et témoignages, fascicule no 12 (18 mai 1977).

Canada. Commission d’enquête sur l’égalité en matière d’emploi. Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi. Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1984 (Commissaire : Rosalie Silberman Abella).

Canada. Groupe de travail sur l’égalité de rémunération. Rémunération égale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes : rapport du Groupe de travail. Ottawa : Commission canadienne des droits de la personne, 1987.

Commission canadienne des droits de la personne. Notes d’information sur l’ordonnance proposée : l’égalité de rémunération pour les fonctions équivalentes. Ottawa, 1985.

New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles. Oxford : Clarendon Press, 1993.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le Tribunal des droits de la personne (Syndicat canadien de la fonction publique (Division du transport aérien) c. Lignes aériennes Canadien International Ltée, [1998] D.C.D.P. no 8 (QL)), dans le cadre de plaintes relatives à la discrimination salariale, par laquelle le Tribunal a conclu que les groupes des agents de bord à prédominance féminine et travaillant pour les défenderesses ne se trouvaient pas dans le même « établissement » que les deux groupes de référence masculins. Demande rejetée.

ONT COMPARU :

Douglas J. Wray pour le demandeur, le Syndicat canadien de la fonction publique.

Andrew J. Raven et Salim Fakirani pour la demanderesse, la Commission canadienne des droits de la personne.

Roy L. Heenan, Thomas E. F. Brady et Elizabeth Camiré pour les défenderesses, les Lignes aériennes Canadien International Ltée et Air Canada.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caley & Wray, Toronto, pour le demandeur, le Syndicat canadien de la fonction publique.

Raven, Allen, Cameron & Ballantyne, Ottawa, pour la demanderesse, la Commission canadienne des droits de la personne.

Heenan Blaikie, Montréal, pour les défenderesses, les Lignes aériennes Canadien International Ltée et Air Canada.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Hansen :

Introduction

[1]        La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et le Syndicat canadien de la fonction publique (le SCFP) ont présenté une demande de contrôle judiciaire en vue de faire annuler une décision du Tribunal des droits de la personne (le Tribunal) portant la date du 15 décembre 1998 [Syndicat canadien de la fonction publique (division du Transport Aérien) c. Lignes Aériennes Canadien International Ltée., [1998] D.C.D.P. no 8 (QL)].

Contexte

[2]        En novembre 1991, le SCFP a déposé une plainte au nom des agents de bord contre Air Canada, dans laquelle il affirmait que Air Canada exerçait une discrimination à l’encontre du groupe des agents de bord, un groupe à prédominance féminine, en lui payant des salaires moindres et en lui appliquant une structure salariale qui nécessite, pour atteindre le salaire maximal, une période plus longue que celle imposée aux groupes de référence masculins définis dans la plainte, et cela en contravention de l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la LCDP). Les deux groupes de référence masculins définis dans la plainte étaient :

a) les premiers et seconds officiers (pilotes) qui pilotent les avions d’Air Canada, et

b) les travailleurs qui sont membres de l’Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale (AIMTA) et qui assurent les services de maintenance et autres services techniques aux avions d’Air Canada et aux endroits où Air Canada effectue des opérations.

[3]        En juillet 1992, le SCFP a déposé une plainte semblable contre Lignes aériennes Canadien International Limitée (Canadien) au nom des agents de bord employés par Canadien.

[4]        Air Canada et Canadien (les défenderesses) ont répondu aux plaintes en affirmant notamment que les trois groupes désignés dans les plaintes ne sont pas dans le même « établissement » aux fins de l’article 11 de la LCDP.

[5]        La Commission a entrepris son enquête, mais au début de 1993 les défenderesses ont déposé devant la Cour fédérale des avis de requête pour obtenir une ordonnance interdisant à la Commission de poursuivre son enquête. Les parties ont résolu la difficulté en s’entendant pour que les questions entourant le mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP, soient d’abord examinées par la Commission, puis si nécessaire par un tribunal si un tribunal était nommé conformément à la LCDP.

[6]        Le 15 août 1996, un Tribunal composé de trois membres fut nommé à la suite de rapports d’enquête produits par la Commission (rapports d’enquête X00380 et X00348 de la CCDP). Ces rapports recommandaient qu’un Tribunal examine l’interprétation et l’application du mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP. Les audiences du Tribunal ont débuté en janvier 1997 et ont pris fin en mai 1998. La question fondamentale dont il était saisi était de savoir si les agents de bord travaillant pour les défenderesses se trouvaient dans le même « établissement » que les deux groupes de référence masculins. Le Tribunal n’avait pas pour mandat d’examiner la question de la parité salariale au regard des trois groupes d’employés.

[7]        Le Tribunal a conclu que les trois groupes d’employés ne constituaient pas, aux fins de l’article 11 de la LCDP, un établissement unique dans l’une ou l’autre des sociétés défenderesses.

[8]        Hormis dans le sommaire de la décision du Tribunal, les présents motifs désigneront collectivement comme « demandeurs » la Commission et le SCFP.

Le cadre législatif

[9]        L’objet de la LCDP est énoncé à l’article 2 [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 9] de la Loi. Cet article est rédigé ainsi :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

[10]      L’article 11 de la LCDP est rédigé ainsi :

11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.

(2) Le critère permettant d’établir l’équivalence des fonctions exécutées par des salariés dans le même établissement est le dosage de qualifications, d’efforts et de responsabilités nécessaire pour leur exécution, compte tenu des conditions de travail.

(3) Les établissements distincts qu’un employeur aménage ou maintient dans le but principal de justifier une disparité salariale entre hommes et femmes sont réputés, pour l’application du présent article, ne constituer qu’un seul et même établissement.

(4) Ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe (1) la disparité salariale entre hommes et femmes fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne en vertu du paragraphe 27(2).

(5) Des considérations fondées sur le sexe ne sauraient motiver la disparité salariale.

(6) Il est interdit à l’employeur de procéder à des diminutions salariales pour mettre fin aux actes discriminatoires visés au présent article.

(7) Pour l’application du présent article, « salaire » s’entend de toute forme de rémunération payable à un individu en contrepartie de son travail et, notamment :

a) des traitements, commissions, indemnités de vacances ou de licenciement et des primes;

b) de la juste valeur des prestations en repas, loyers, logement et hébergement;

c) des rétributions en nature;

d) des cotisations de l’employeur aux caisses ou régimes de pension, aux régimes d’assurance contre l’invalidité prolongée et aux régimes d’assurance-maladie de toute nature;

e) des autres avantages reçus directement ou indirectement de l’employeur.

[11]      Le paragraphe 27(2) [mod., idem, art. 20] de la LCDP prévoit ce qui suit :

27. (1) […]

(2) Dans une catégorie de cas donnés, la Commission peut, sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi.

[12]      Le paragraphe 27(3) [mod., idem] de la LCDP prévoit quant à lui ce qui suit :

27. (1) […]

(3) Les ordonnances prises en vertu du paragraphe (2) lient, jusqu’à ce qu’elles soient abrogées ou modifiées, la Commission et le membre instructeur désigné en vertu du paragraphe 49(2) lors du règlement des plaintes déposées conformément à la partie III.

[13]      L’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082, (l’OPS de 1986) a été prise conformément au paragraphe 27(2) de la LCDP. L’article 10 de l’OPS de 1986 prévoit ce qui suit :

10. Pour l’application de l’article 11 de la Loi, les employés d’un établissement comprennent, indépendamment des conventions collectives, tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires, que celle-ci soit ou non administrée par un service central.

La décision du Tribunal

[14]      Les paragraphes qui suivent résument les motifs du Tribunal à l’appui de sa conclusion selon laquelle les trois groupes d’employés ne constituaient pas un établissement unique selon l’article 11 de la LCDP.

a) La question de l’impartialité institutionnelle du Tribunal des droits de la personne.

[15]      Les avocats des défenderesses ont soutenu que le Tribunal n’est pas indépendant sur le plan institutionnel s’il est lié par l’ordonnance prise par la Commission, une partie intéressée qui comparaissait devant lui. Cette absence d’indépendance, d’affirmer les défenderesses, signifie que le Tribunal ne peut offrir une audition devant un tribunal indépendant, selon les principes de justice fondamentale garantis par l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III. La Commission a répondu que l’OPS de 1986 avait été élaborée en concertation avec les employeurs, les syndicats et autres personnes concernées par l’ordonnance, afin de prévenir une crainte raisonnable de partialité. D’ailleurs, le greffier du Conseil privé, en concertation avec le ministre de la Justice, avait examiné cette ordonnance pour s’assurer qu’elle était autorisée par la LCDP conformément à la Loi sur les textes réglementaires, S.C. 1970-71-72, ch. 38. La Commission a soutenu aussi que, en tant qu’organisme multifonctionnel, elle remplit plusieurs rôles, à savoir un rôle d’enquête, un rôle de représentation et un rôle de réglementation, mais non un rôle décisionnel. Le rôle décisionnel appartient exclusivement au Tribunal.

[16]      Dans sa longue analyse, le Tribunal a expliqué que, si l’ordonnance était impérative, elle contreviendrait à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, et elle serait contraire aux principes de justice fondamentale de l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. De plus, si l’ordonnance s’imposait au Tribunal, elle s’imposerait également aux juridictions de contrôle, ce qui menacerait l’indépendance de la justice et le principe de la séparation des pouvoirs, parce que les tribunaux seraient contraints d’observer des ordonnances prises par un organe exécutif du gouvernement.

[17]      Le Tribunal a conclu que l’OPS de 1986 s’imposait à lui en ce sens qu’il devait en tenir compte, et qu’il lui était loisible de l’utiliser dans son interprétation de la LCDP. Cependant, lorsqu’il y avait de solides raisons juridiques de ne pas le faire, le Tribunal ne pouvait être forcé d’appliquer l’ordonnance. Fort de cette analyse, le Tribunal a jugé que l’ordonnance ne restreignait pas son pouvoir décisionnel quasi judiciaire et a rejeté l’argument des défenderesses concernant l’indépendance institutionnelle du Tribunal.

b) L’application de l’OPS de 1986 en tant que principe directeur à appliquer pour l’interprétation de l’article 11 de la LCDP et la portée de l’OPS de 1986.

[18]      Le Tribunal a fait observer que, même comme principe directeur, l’article 10 de l’OPS de 1986 était très équivoque. Il a noté que, selon l’article 10, un établissement comprend des lieux de travail qui appliquent une politique commune en matière de personnel et de salaires, que cette politique soit ou non administrée par un service central. Selon le Tribunal, cette définition laissait place à d’autres définitions du mot « établissement ».

[19]      Le Tribunal a ensuite douté que, lorsqu’il s’agit de savoir si les employés au service d’un employeur sont visés par une politique commune en matière de personnel et de salaires, le libellé de l’article 10 empêche la prise en compte des conventions collectives. Le Tribunal a noté que, si l’intention du législateur avait été d’exclure toute prise en compte des conventions collectives, il aurait pu employer dans l’article 10 une expression telle que « indépendamment des conventions collectives contraires » pour refléter cette intention.

[20]      Le Tribunal a reconnu que, dans les lieux de travail syndiqués, de nombreuses politiques concernant les salaires et le personnel sont couchées dans des conventions collectives. Les politiques restantes en matière de personnel et de salaires qui sont établies en vertu des droits résiduels de la direction dans un lieu de travail syndiqué n’équivaudraient pas en général à une politique commune pour l’ensemble des unités de négociation. De plus, il pouvait y avoir des stratégies de la direction dans les négociations salariales et autres questions se rapportant au processus de négociation collective. Pour la Commission et le SCFP, les politiques générales établies en vertu des droits résiduels de la direction et les autres stratégies de la direction liées au processus de négociation collective constitueraient une politique commune en matière de personnel et de salaires.

c) L’application de l’OPS de 1986 aux défenderesses, selon la Commission et le SCFP.

[21]      La Commission et le SCFP ont fait état de plusieurs politiques générales des défenderesses qui attestaient l’existence d’une politique commune en matière de salaires. Ces politiques comprennent un régime de retraite, des billets d’avion gratuits pour les employés, des politiques de vacances, des politiques en matière de congés et d’absences autorisées, des programmes généraux d’avantages sociaux prenant la forme de régimes d’assurance santé, d’assurance-invalidité et d’assurance dentaire. Chez Canadien, en particulier, les concessions globales demandées à chacun des groupes d’employés traduisent une stratégie de la direction dans les négociations salariales, même si les concessions n’ont pas été obtenues de chacun des groupes.

[22]      La Commission et le SCFP ont également évoqué les politiques des défenderesses en matière de harcèlement, les programmes d’aide aux employés, les politiques touchant le vol et les politiques sur l’absentéisme, en affirmant qu’elles étaient la preuve de l’existence de politiques communes en matière de personnel. Selon la Commission et le SCFP, ces genres de politiques touchant le personnel et les salaires attestent une politique commune en matière de personnel et de salaires, bien qu’elles ne soient pas transposées de la même façon dans les diverses conventions collectives.

[23]      La Commission et le SCFP ont reconnu que ces politiques n’étaient pas transposées de la même façon dans les conventions collectives, mais ils ont soutenu que les distinctions tiennent à des facteurs tels que les nécessités du service et les fonctions particulières d’un groupe donné, le résultat de négociations et d’un pouvoir de négociation, la discrimination historique et la nature fortement réglementée de l’industrie.

[24]      La Commission et le SCFP ont également soutenu que, si l’on examine les conventions collectives de Canadien portant sur les avantages sociaux au titre des régimes d’assurance vie et d’assurance santé, d’assurance invalidité et d’assurance dentaire, on constate que les trois groupes d’employés reçoivent essentiellement les mêmes avantages sociaux.

[25]      Finalement, les systèmes de billets gratuits, qu’on observe dans chacune des sociétés défenderesses, constituent des « salaires » au sens du paragraphe 11(7) de la LCDP.

d) La conclusion du Tribunal sur les politiques communes en matière de personnel et de salaires appliquées par les sociétés défenderesses.

[26]      Le Tribunal a noté que la Commission et le SCFP ont choisi de faire fond sur des politiques générales, mais non sur des conventions collectives, où il existe des écarts notables dans les politiques salariales appliquées aux groupes d’employés. La Commission et le SCFP se sont plutôt appuyés sur les avantages sociaux prévus par les conventions collectives pour établir l’existence d’une politique salariale commune.

[27]      Le Tribunal s’est aussi exprimé sur la nature sélective de la mention du paragraphe 11(7) au regard des billets d’avion gratuits. Eu égard au paragraphe 11(7) de la LCDP et à l’énumération détaillée qu’il fait des diverses formes de « salaire », le Tribunal a jugé qu’il serait illogique pour lui d’ignorer le détail des salaires, des rémunérations de vacances et autres renseignements pertinents parce que tels renseignements figurent dans une convention collective, et simultanément de considérer les avantages sociaux mineurs conférés en dehors de la convention collective.

[28]      Le Tribunal a conclu qu’un examen des conventions collectives applicables devait faire partie intégrante de son enquête.

e) L’interprétation du mot « établissement » selon le Tribunal

[29]      Le Tribunal s’est ensuite appliqué à donner une signification au mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP. Il a d’abord évoqué le hansard pour faire observer que le ministre de la Justice, lors du dépôt du projet de loi qui allait devenir la LCDP, avait dit que le mot « établissement » était utilisé « parce que l’on s’en sert dans le Code du travail et qu’il y a toute une série de dispositions de jurisprudence, relatives tant à la Loi sur les relations de travail qu’aux tribunaux, portant sur l’utilisation de ce mot » (Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des questions juridiques, 18 mai 1977, fascicule no 12, à la page 19). Le Tribunal en a conclu que le législateur n’avait pas eu à l’esprit une définition globale du mot « établissement », qui aurait eu pour effet d’englober dans un établissement unique tous les employés d’une entreprise. Les observations du ministre semblaient plutôt faire ressortir l’utilité des unités de négociation collective ou des établissements industriels dans l’interprétation de l’article 11 de la LCDP.

[30]      Le Tribunal a noté que, en dépit des arguments de la Commission et du SCFP, leur définition de « établissement » conduisait inévitablement à une définition globale. Ainsi, la Commission et le SCFP ont soutenu que le Tribunal devrait se focaliser sur les principes généraux des ressources humaines et sur l’«intégration de fonctions dans la technologie de base », la « culture organisationnelle », le « contrat en douceur » et les « interdépendances ». La Commission et le SCFP ont aussi fait valoir que le critère primordial devrait être celui-ci : les employés sont-ils engagés dans la même branche opérationnelle d’activité ou la même fonction essentielle de l’employeur? En l’espèce, cette fonction essentielle serait « l’activité consistant à transporter des passagers et des marchandises par voie aérienne, au niveau national et au niveau international ».

[31]      Le Tribunal a jugé que la plupart, sinon la totalité, des sociétés ont une culture organisationnelle et une fonction essentielle et que par conséquent un examen de ces facteurs conduit à une définition globale du mot « établissement ». De même, le critère des « interdépendances » des groupes, interdépendances attestées par l’application de politiques globales à tous les groupes, induit directement une définition globale. La plupart des politiques globales formulées en vertu des droits résiduels de la direction dans les lieux de travail syndiqués s’appliquent à l’ensemble des unités de négociation. Le Tribunal a aussi expliqué que toutes les sociétés dont les lieux de travail sont syndiqués établissent des stratégies de négociation coordonnées à un certain niveau à l’intérieur de la hiérarchie de l’organisation.

[32]      Le Tribunal a répondu ainsi à l’argument final (aux paragraphes 87 et 88) :

Enfin, le SCFP a allégué que le lieu de travail des trois groupes d’employés, à bord ou autour des divers appareils des intimées, l’interaction quotidienne et la coordination entre les agents de bord des deux compagnies et les employés des autres unités de négociation, la couleur des uniformes des employés d’Air Canada […] les insignes nominatifs avec l’insigne de la compagnie, le système d’information CIT auquel ont accès tous les employés, la formation périodique que les pilotes et les agents de bord reçoivent ensemble, les nombreuses références et définitions des divers manuels de la compagnie communs aux trois groupes, les divers comités conjoints d’employés avec les Lignes aériennes Canadien et les bulletins de la compagnie Canadien, […] constituaient autant d’indications […] que les employés des trois groupes en question étaient tous employés d’un même établissement.

[…] le présent Tribunal ne voit pas comment la plupart des compagnies soumises à l’article 11 de la LCDP ne connaîtraient pas elles aussi une interdépendance semblable de leurs divers groupes d’employés syndiqués.

[33]      Le Tribunal est donc arrivé à la conclusion que l’OPS de 1986 et l’article 11 de la LCDP ne militaient pas en faveur d’une définition globale du mot « établissement ». Puis il a affirmé que, dans la mesure où l’OPS de 1986 propose une définition fonctionnelle de ce mot, et dans la mesure où l’article 11 de la LCDP considère l’« établissement » comme l’instrument de comparaison de tâches similaires pour savoir s’il y a discrimination salariale, les conventions collectives sont utiles pour savoir si l’on est en présence d’un « établissement » unique.

[34]      Les politiques globales établies en vertu des droits résiduels de la direction et en vertu d’obligations réglementaires, par exemple les politiques en matière de droits de la personne, sont utiles, mais la recherche de politiques communes en matière de personnel et de salaires ne s’arrête pas là.

[35]      Le Tribunal a conclu ainsi (au paragraphe 94) :

Par conséquent, une définition logique et fonctionnelle du terme « établissement » dans le contexte de l’article 11 de la LCDP tel qu’«influencé » par les dispositions ambiguës de l’article 10 de l’OPS, 1986, serait que les établissements sont des unités fonctionnelles où les employés sont soumis à des politiques communes des salaires et du personnel, y compris les politiques générales des ressources humaines, mais sans exclure l’examen des conventions collectives dans les lieux de travail syndiqués.

[36]      Le Tribunal a aussi déclaré qu’il serait arrivé à la même conclusion si l’OPS de 1986 s’était imposée à lui. Finalement, il a noté que cette interprétation préservait la cohérence entre la LCDP et le Code canadien du travail [L.R.C. (1985), ch. L-2].

f) Application aux sociétés défenderesses de l’interprétation du mot « établissement » donnée par le Tribunal.

[37]      Le Tribunal a fait observer que nombre des preuves produites par la Commission et par le plaignant auraient pour résultat que, dans la plupart des cas, un employeur visé par l’article 11 de la LCDP serait un établissement unique. Cependant, l’article 11 et le paragraphe 11(3) montrent que, dans l’esprit du législateur, un employeur peut avoir plus d’un établissement.

[38]      Le Tribunal a fait observer que les trois groupes, savoir les pilotes, les agents de bord et le personnel des opérations techniques, avaient depuis de nombreuses années trois unités accréditées de négociation et que chaque groupe avait sa propre convention collective. Dans l’accréditation de ces unités de négociation, le Conseil canadien des relations de travail devait se demander si les unités distinctes avaient des intérêts communs dans plusieurs domaines, notamment les salaires, les heures de travail et les conditions de travail.

[39]      Les défenderesses ont soutenu que les unités de négociation de leurs entreprises respectives reflétaient la communauté d’intérêts des employés et les conditions de travail et qualités requises très différentes chez les trois groupes. Elles ont d’ailleurs avancé que ces unités correspondent aussi aux divisions internes des entreprises et de l’industrie du transport aérien, divisions qui servent aux comparaisons salariales, aux conditions de travail et aux politiques d’emploi.

[40]      Le Tribunal a accepté les arguments des défenderesses, en déclarant (au paragraphe 100) :

Le présent Tribunal juge que les unités de négociation actuelles à Air Canada et aux Lignes aériennes Canadien formées de pilotes, d’agents de bord et d’employés des opérations techniques négocient des conventions collectives séparées qui contiennent une vaste majorité des pratiques des salaires et du personnel applicables à chacun des secteurs fonctionnels des compagnies intimées. Ces conventions collectives, jointes aux manuels propres à chaque secteur, empêchent la création d’un même établissement comprenant les pilotes, les agents de bord et les opérations techniques à Air Canada et aux Lignes aériennes Canadien. L’existence de politiques générales des ressources humaines et de stratégies de négociation communes chez chacune des compagnies intimées, applicables à tous les employés, à moins qu’elles ne soient remplacées par la convention collective pertinente, ne peut en elle-même établir un établissement unique comprenant les pilotes, les agents de bord et les opérations techniques chez chacune des compagnies intimées.

[41]      La Commission et le plaignant n’ayant pu démontrer aucune similitude des politiques essentielles en matière de personnel et de salaires parmi les diverses unités de négociation, ils n’avaient donc pas apporté la preuve requise.

g) L’interprétation du mot « établissement » par le Tribunal cadre-t-elle avec les principes généraux d’interprétation des lois relatives aux droits de la personne, notamment l’article 11 de la LCDP?

[42]      Le Tribunal a reconnu qu’une loi quasi constitutionnelle telle que la LCDP requiert une interprétation libérale, réparatrice et téléologique. Toutefois, il a aussi noté qu’une telle interprétation présente des limites. S’il devait accepter la signification préconisée par la Commission et le SCFP pour le mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP, le Tribunal se trouverait à reformuler l’article 11 en autorisant une définition globale de ce mot. C’est au législateur et non au Tribunal qu’il appartient de reformuler l’article 11. Le Tribunal a aussi rejeté l’interprétation du mot « établissement » avancée par les défenderesses, qui voulaient lui donner le même sens qu’à l’expression « établissement » apparaissant dans le règlement [Règlement du Canada sur les normes du travail, C.R.C., ch. 986, ann. I (mod. par DORS/91-461)] pris conformément à la partie III du Code canadien du travail [L.R.C. (1985), ch. L-2].

[43]      Finalement, à propos des arguments de la Commission et du SCFP concernant la discrimination systémique à l’endroit des femmes qui occupent des emplois marqués par le cloisonnement professionnel, le Tribunal a dit que ces arguments (au paragraphe 105) :

[…] s’ils étaient soumis au Parlement ou à d’autres forums, pourraient fort bien justifier une modification de la LCDP qui éliminerait le concept d’établissement. Cela dit, il faut également souligner qu’il n’entre pas dans les prérogatives du présent Tribunal d’examiner la discrimination systémique à l’endroit des femmes dans des lieux de travail professionnellement cloisonnés aux termes de la LCDP en général, et à partir de cet examen de redéfinir le concept d’établissement aux termes de l’article 11 de la LCDP de manière à éliminer pareille discrimination. Il s’agit là essentiellement d’une fonction législative.

[44]      Finalement, le Tribunal a expliqué que, fondamentalement, le SCFP n’avait pu, par la négociation collective, intégrer le principe de la parité salariale dans des accords salariaux avec les agents de bord visés par la convention collective, et qu’il essayait maintenant de mettre ce principe en application au moyen de l’article 11 de la LCDP. Cependant, la définition du mot « établissement » y faisait obstacle. Le Tribunal a reconnu que, même s’il était sans doute souhaitable de reformuler l’article 11 de la LCDP, cette tâche relevait du législateur.

Conclusion

[45]      Le Tribunal a conclu que les trois groupes d’employés ne formaient pas un établissement unique aux fins de l’article 11 de la LCDP, à l’une ou l’autre des sociétés défenderesses.

Questions

[46]      1. Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit dans sa manière d’interpréter le mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP?

a) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit dans sa manière d’interpréter l’article 10 de l’OPS de 1986?

(i) Plus précisément, l’expression « indépendamment des conventions collectives », à l’article 10, empêchet-elle une prise en compte des conventions collectives?

(ii) L’article 10 de l’OPS de 1986 limite-t-il la définition du mot « établissement » aux employés visés par une politique commune en matière de personnel et de salaires?

b) Le Tribunal a-t-il contrevenu aux principes de justice naturelle lorsqu’il a refusé d’entendre la preuve se rapportant à la discrimination salariale systémique et au cloisonnement professionnel?

c) Le Tribunal a-t-il négligé de donner effet à l’objet de la LCDP dans son interprétation du mot « établissement »?

d) Le Tribunal s’est-il appuyé indûment sur la preuve constituée par le hansard?

e) Le Tribunal a-t-il commis une erreur lorsqu’il a interprété le mot « établissement » de manière à préserver la cohérence entre la LCDP et le Code canadien du travail?

2. Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en affirmant qu’il n’était pas lié par l’OPS de 1986?

Norme de contrôle

[47]      La norme de contrôle de la décision du Tribunal lorsqu’il s’agit d’interprétation législative, donc d’une question de droit, est bien établie en jurisprudence. Comme l’affirmait le juge Evans (sa fonction à l’époque) dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146(1re inst.), au paragraphe 73 :

Le choix de la norme de contrôle applicable à l’interprétation par le tribunal de sa loi habilitante ne peut pas être débattu devant cette Cour. La Cour suprême du Canada a clairement établi que le principe de la retenue judiciaire ne s’appliquait pas à l’égard de l’interprétation donnée par les tribunaux administratifs aux dispositions législatives en matière de droits de la personne, y compris les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et qu’il incombait à la cour de révision d’interpréter elle-même les dispositions de la Loi qui font l’objet du litige : Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554. Cela signifie que, si l’interprétation de la cour de révision est différente de celle du tribunal, il s’ensuit que le tribunal a commis une erreur de droit et que sa décision est susceptible d’être annulée.

[48]      En l’espèce, même si le processus du Tribunal englobait un travail d’établissement des faits, aucune de ses conclusions de fait n’a été contestée par les demandeurs dans la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’en dire davantage sur la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait du Tribunal.

Question 1 : Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit dans sa manière d’interpréter le mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP?

[49]      Avant de passer aux cinq points à examiner dans le cadre de cette question, il est utile de faire un bref historique de l’adoption et de l’utilisation du mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP, et de sa définition ultérieure dans l’article 10 de l’OPS de 1986.

[50]      La LCDP a été édictée en 1977. Le mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP, a au fil du temps été compris et défini en termes géographiques. Plus exactement, une définition géographique a été adoptée en reconnaissance du fait que, au Canada, les travailleurs qui exécutent des tâches de valeur égale pouvaient être rémunérés différemment selon la région où ils vivaient. Comme la Commission le mentionnait dans le Rapport du Groupe de travail sur l’égalité de rémunération, Rémunération égale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes, (Ottawa : Commission canadienne des droits de la personne, mars 1978), à la page 15 :

On a considéré que l’introduction du terme « établissement » dans l’Article 11 constituait une tentative d’adoption, comme motif légitime de différences de salaire entre les employés, du facteur des différences régionales dans le niveau des salaires.

La définition géographique du mot « établissement » a subsisté de 1977 à 1986.

[51]      En 1984, le juge Abella rendait public le Rapport de la Commission d’enquête sur l’égalité en matière d’emploi (Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, octobre 1984) (Commissaire : le juge R. S. Abella). Dans ce rapport, le juge Abella appelait expressément à l’élimination du mot « établissement » de l’article 11 de la LCDP.

[52]      En 1986, était prise l’OPS de 1986. Plutôt que de maintenir une définition géographique du mot « établissement », on ajouta l’alinéa 16j) à l’ordonnance. L’alinéa 16j) est rédigé ainsi :

16. Pour l’application du paragraphe 11(3) de la Loi, les facteurs suivants sont reconnus raisonnables pour justifier la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent dans le même établissement des fonctions équivalentes :

[…]

j) les variations salariales régionales, dans les cas où le régime salarial applicable aux employés prévoit des variations de salaire pour un même travail selon la région où est situé le lieu de travail.

[53]      Comme il est indiqué ci-dessus, l’article 10 de l’OPS de 1986 fut lui aussi adopté à cette époque, afin de donner une signification au mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP.

[54]      Avant l’adoption de la version finale de l’article 10 de l’OPS de 1986, la Commission avait distribué sa première ébauche de l’ordonnance dans son document intitulé Notes d’information sur l’ordonnance proposée : l’égalité de rémunération pour les fonctions équivalentes (Ottawa : Commission canadienne des droits de la personne, mars 1985). La Commission indiquait dans le document qu’elle se proposait d’adopter une définition fonctionnelle du mot « établissement ». Le projet d’ordonnance était rédigé ainsi (à la page 22) :

On considérera que les employés d’un employeur font partie du même établissement lorsqu’ils sont visés par un ensemble commun de directives, de règlements et de procédures; et lorsque ces directives, ces règlements et ces procédures sont élaborés et contrôlés centralement, même si leur administration est déléguée à de plus petites unités organisationnelles.

[55]      Ce projet fut envoyé aux personnes concernées par l’ordonnance pour qu’elles fassent connaître leurs réactions. Ainsi, l’Alliance de la fonction publique du Canada avait déclaré ce qui suit :

[traduction] Nous comprenons la volonté de la CCDP de supprimer de la définition du mot « établissement » les considérations géographiques, mais le projet d’ordonnance nous cause à cet égard quelques inquiétudes.

Nous ne croyons pas que l’exigence double d’«un ensemble commun de directives, de règlements et de procédures en matière de personnel et de rémunération » et d’un contrôle central de ces directives, règlements et procédures soit souhaitable étant donné qu’il serait possible d’affirmer que les employés de diverses unités de négociation et/ou les employés exclus ne font pas l’objet des mêmes ensembles de directives, règlements et procédures.

Nous préférerions que la recommandation de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi soit adoptée et que toute mention du mot « établissement » soit retirée de l’article 11. [Lettre de Daryl Bean, président national, AFPC, à R.G.L. Fairweather, président, CCDP, 26 juin 1985, Ottawa.]

[56]      Malgré l’inquiétude exprimée par l’AFPC et autres, selon laquelle le mot « établissement » pouvait être défini par des unités de négociation et des conventions collectives, le mot « établissement » est demeuré dans l’article 11 de la LCDP. Cependant, le libellé de l’article 10 de l’OPS de 1986 fut modifié de manière à ne pas faire obstacle aux comparaisons entre unités de négociation.

Question 1a) : Le Tribunal a-t-il commis une erreur dans sa manière d’interpréter l’article 10 de l’OPS de 1986?

(i) Plus précisément, l’expression « indépendamment des conventions collectives », à l’article 10, empêche-t-elle une prise en compte des conventions collectives?

[57]      Le coeur de ce différend concerne l’utilité des conventions collectives pour définir les employés au service d’un employeur qui sont visés par une politique commune en matière de personnel et de salaires. Comme on l’a vu précédemment, le Tribunal a conclu que l’article 10 n’empêche pas une prise en compte des conventions collectives ni ne limite la définition du mot « établissement » aux employés visés par une politique commune en matière de personnel et de salaires. Le texte de l’article 10 est repris ici, par commodité :

10. Pour l’application de l’article 11 de la Loi, les employés d’un établissement comprennent, indépendamment des conventions collectives, tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires, que celle-ci soit ou non administrée par un service central.

[58]      Le Tribunal a jugé que l’article 10 n’était pas exempt d’ambiguïtés; si les rédacteurs avaient voulu exclure toute prise en compte des conventions collectives, un langage clair, par exemple « indépendamment des conventions collectives contraires », aurait pu être employé.

[59]      Selon les défenderesses, l’interprétation de « indépendamment des conventions collectives » donnée par le Tribunal est exacte. Elles affirment que l’article 10 de l’OPS de 1986 appelle une enquête factuelle sur l’existence d’une politique commune en matière de personnel et de salaires, une enquête qui englobe une prise en compte des politiques du genre, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du champ des conventions collectives.

[60]      Les demandeurs soutiennent que l’article 10 de l’OPS de 1986 empêche clairement toute prise en compte de conventions collectives. Ils affirment que le mot additionnel « contraires » n’est pas nécessaire. Selon les demandeurs, en ce qui concerne les paragraphes 9(2) et 11(1) de la LCDP, le mot « notwithstanding », dans la version anglaise, vise à indiquer une disposition « contraire » à une disposition antérieure. À leur avis, puisque le sens de ces deux paragraphes est tout à fait clair, les rédacteurs ont jugé inutile et superflu d’inclure le mot « contraires » à l’article 10 de l’OPS de 1986. Ils soutiennent que l’interprétation de « indépendamment » ou « notwithstanding » donnée par le Tribunal est contraire au principe d’interprétation législative énoncé à l’article 16 de la Loi d’interprétation [L.R.C. (1985), ch. I-21], rédigé ainsi :

16. Les termes figurant dans les règlements d’application d’un texte ont le même sens que dans celui-ci.

[61]      Je ne trouve pas cet argument convaincant. Je reconnais que le mot « notwithstanding », dans la version anglaise des paragraphes 9(2) et 11(1), indique une exception à une disposition antérieure, mais à mon sens il ne fait rien de plus qu’établir cette exception. Dans l’affaire Engineered Buildings Ltd. and City of Calgary, Re (1966), 57 D.L.R. (2d) 322, à la page 325, la Cour suprême de l’Alberta, Division d’appel, a jugé que les mots [traduction] « nonobstant toute autre disposition de la présente Loi » signifient : « lorsque les faits relèvent du paragraphe, aucune autre disposition de la Loi n’est applicable ». De même, dans l’affaire Mitchell (Re) (1996), 25 B.C.L.R. (3d) 249, au paragraphe 17, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que [traduction] « une disposition qui commence par « nonobstant X » établit une exception à X ».

[62]      Interpréter les mots « indépendamment », « notwithstanding » ou « nonobstant » comme englobant le mot « contraires » impliquerait que le mot « indépendamment » était utilisé pour résoudre une incohérence ou une contradiction entre les dispositions considérées. Mais, dans les dispositions mentionnées par les demandeurs, il n’existe aucune telle incohérence ou contradiction. Par conséquent, l’emploi du mot « notwithstanding » (nonobstant) dans ces cas ne signale qu’une exception à une disposition antérieure. Le paragraphe 11(1) dit que constitue un acte discriminatoire le fait de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes. Le paragraphe 11(4) établit simplement une exception lorsque certains faits sont constatés, à savoir lorsque la disparité salariale est fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par l’OPS de 1986. De même, le paragraphe 9(1) dit que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait pour une organisation syndicale d’empêcher une adhésion, ou d’expulser ou de suspendre un adhérent. Le paragraphe 9(2) établit une exception dans les cas où l’individu a atteint l’âge normal de la retraite.

[63]      Par conséquent, je rejette l’argument des demandeurs selon lequel les mots « indépendamment des conventions collectives » signifient en réalité « indépendamment des conventions collectives contraires ».

[64]      Les demandeurs affirment aussi que la manière dont le Tribunal interprète l’article 10 ne donne pas effet au sens ordinaire du mot « indépendamment », qui signifie « en dépit de » ou « sans préjudice de ». Ils soutiennent que les mots « indépendamment des conventions collectives » signifient donc que le contenu des conventions collectives est sans importance et devrait être ignoré lorsqu’il s’agit de savoir s’il existe des politiques communes en matière de personnel et de salaires.

[65]      D’après les dictionnaires, le mot « indépendamment » signifie « en dépit de, sans égard à (une chose), en faisant abstraction (de quelque chose) ». Dans plusieurs cas, les tribunaux ont reconnu que le sens ordinaire de « indépendamment » ou « notwithstanding » est « en dépit de ». (Voir par exemple : Money v. Alberta (Registrar of Motor Vehicles) (1995), 170 A.R. 321 (B.R.); Mattabi Mines Ltd. v. Mine Assessor (1990), 72 O.R. (2d) 88 (C.A.); Engineered Buildings Ltd. and City of Calgary, Re (1966), 57 D.L.R. (2d) 322 (C.S. Alb., Section d’appel).)

[66]      J’admets que le sens ordinaire de « indépendamment » ou « notwithstanding » est « en dépit de », mais le sens ordinaire du mot « indépendamment » ne suffit pas à lui seul pour donner une signification à son emploi ici. Il faut tenir compte de son emploi contextuel dans la disposition elle-même, et du texte législatif dans lequel il se trouve. Le membre de phrase dans lequel le mot « indépendamment » apparaît est le suivant : « les employés d’un établissement comprennent, indépendamment des conventions collectives, tous les employés ». Le mot « indépendamment », dans le contexte de l’article 10 tout entier, ajoute simplement des renseignements additionnels sur les « employés d’un établissement ». Les renseignements additionnels fournis sont que, même si les employés font l’objet d’une convention collective, ils font quand même partie de l’établissement s’ils sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires. Par conséquent, l’article 10 requiert que l’on s’informe de l’existence d’une politique commune en matière de personnel et de salaires, mais le champ de l’enquête n’est pas circonscrit par les conventions collectives. Le libellé de l’article 10 n’empêche pas à lui seul la prise en compte des conventions collectives. L’enquête visée par l’article 10 requiert une analyse de toutes les politiques en matière de personnel et de salaires qui sont applicables aux employés, afin de voir si elles présentent des points communs.

[67]      Cependant, ignorer le contenu des conventions collectives aux fins de recenser les employés compris dans le même établissement, ce qui, d’après les demandeurs, est la bonne manière d’interpréter l’article 10, conduirait à des applications incohérentes de la définition du mot « salaire », au paragraphe 11(7) de la LCDP, rédigé ainsi :

11. (1) […]

(7) Pour l’application du présent article, « salaire » s’entend de toute forme de rémunération payable à un individu en contrepartie de son travail et, notamment :

a) des traitements, commissions, indemnités de vacances ou de licenciement et des primes;

b) de la juste valeur des prestations en repas, loyers, logement et hébergement;

c) des rétributions en nature;

d) des cotisations de l’employeur aux caisses ou régimes de pension, aux régimes d’assurance contre l’invalidité prolongée et aux régimes d’assurance-maladie de toute nature;

e) des autres avantages reçus directement ou indirectement de l’employeur.

[68]      La conséquence logique de l’argument des demandeurs serait que des comparaisons salariales aux fins du paragraphe 11(1) engloberaient une prise en compte de tous les éléments de rémunération énumérés au paragraphe 11(7), mais simultanément la recherche de similitudes salariales en vue de déterminer quels employés font partie d’un établissement exclurait la prise en considération des éléments de rémunération énumérés au paragraphe 11(7) si tels éléments étaient contenus dans des conventions collectives.

[69]      L’exemple suivant permettra d’illustrer davantage l’incohérence qui découlerait de la position des demandeurs au regard des conventions collectives. À l’audience du Tribunal, les demandeurs ont fait état de plusieurs lignes de conduite générales en vigueur chez les sociétés défenderesses, lignes de conduite qui révélaient l’existence d’une politique commune en matière de personnel et de salaires. Cependant, ils ont aussi reconnu que certaines des lignes de conduite générales sur lesquelles ils entendaient se fonder pouvaient être supplantées par des conventions collectives. Comment peut-on affirmer qu’une ligne de conduite est d’application générale, sans examiner les conventions collectives pour savoir si cette « ligne de conduite générale » s’applique effectivement au groupe d’employés visés par cette convention collective?

[70]      Eu égard au sens ordinaire de l’article 10 et en particulier aux incohérences qui résulteraient d’une absence de prise en considération des conventions collectives, le Tribunal a eu raison d’affirmer que l’article 10 ne fait pas obstacle à une prise en compte des renseignements figurant dans les conventions collectives. Il convient de souligner toutefois qu’une prise en compte des conventions collectives ne forme qu’une partie de l’analyse requise pour savoir si des employés sont visés par une politique commune en matière de personnel et de salaires. Il importe de tenir compte aussi de toutes les politiques en matière de personnel et de salaires qui sont externes aux conventions collectives.

(ii) L’article 10 de l’OPS de 1986 limite-t-il la définition du mot « établissement » aux employés visés par une politique commune en matière de personnel et de salaires?

[71]      Il faut encore se demander cependant si la définition du mot « établissement », à l’article 10 de l’OPS de 1986, est une définition limitative. Le Tribunal a jugé que l’article 10 n’excluait pas d’autres définitions du mot « établissement », affirmant : « les dispositions indiquent que la définition d’un établissement englobe les lieux de travail qui appliquent la même politique en matière de personnel et de salaires, que cette politique soit ou non administrée par un service central ».

[72]      Les défenderesses font observer que, puisque l’article 10 dit « les employés d’un établissement comprennent » [soulignement ajouté], et non comprend, la définition se limite aux employés qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires. Les demandeurs affirment cependant que, consciente des limites entourant la définition fonctionnelle du mot « établissement », la Commission a dû vouloir définir ce mot d’une manière qui englobait, mais sans y être limité, les employés visés par la même politique en matière de personnel et de salaires.

[73]      Je reconnais que, à la suite du processus de consultation, la Commission était consciente des inquiétudes suscitées par une définition fonctionnelle du mot « établissement », mais rien ne laisse croire que la Commission voulait donner au mot « établissement », à l’article 10, autre chose qu’une définition fonctionnelle. Eu égard à l’emploi du mot « comprennent » plutôt que « comprend », il est clair que le sujet du verbe « comprennent » est « employés ». Le sens grammatical et ordinaire du texte est que « les employés d’un établissement » comprennent les employés qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires. Il n’y a dans le libellé de l’article 10 aucune ambiguïté qui permette de conclure que d’autres définitions du mot « établissement » étaient envisagées.

[74]      Je ne souscris pas à cet égard à l’interprétation de l’article 10 donnée par le Tribunal, mais, puisque l’interprétation du mot « établissement » donnée par le Tribunal est en définitive une définition fonctionnelle de ce mot, l’erreur n’est pas fatale pour l’issue de ce contrôle judiciaire.

Question 1b) : Le Tribunal a-t-il contrevenu aux principes de justice naturelle lorsqu’il a refusé d’entendre la preuve se rapportant à la discrimination salariale systémique et au cloisonnement professionnel?

[75]      Durant l’audience, le Tribunal a statué sur la recevabilité de certaines preuves portant sur le cloisonnement professionnel et sur sa relation avec la discrimination salariale systémique. Lorsque M. Durber, un témoin de la Commission, a commencé de témoigner sur les questions de cloisonnement professionnel, les défenderesses ont fait une objection, affirmant que cet aspect n’intéressait pas la question de l’« établissement », mais s’en sont tenues plutôt au fond de l’affaire. Le Tribunal a déclaré les preuves irrecevables :

[traduction] Le Tribunal a été établi avec un mandat principal, celui de déterminer le sens de « établissement », à l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La procédure du Tribunal pourrait devoir être stoppée si, dans la détermination de ce que signifie le mot « établissement », des questions contextuelles, comme on les appelle, doivent être introduites dans la preuve. Il pourrait n’y avoir aucune fin aux questions qui pourraient ainsi être posées, et il se pourrait que notre travail dure très longtemps.

Pour cette raison, le Tribunal décide qu’il remplira son mandat en n’acceptant que la preuve liée au mot « établissement », et toute question contextuelle pourra être soulevée au cours de l’argumentation juridique. Nous sommes un Tribunal spécialisé. Nous avons la capacité de comprendre le contexte. C’est pourquoi nous n’accepterons que la preuve se rapportant au sens du mot « établissement », conformément à notre mandat et à nos lettres de nomination. [Transcription d’audience, aux p. 745 et 746.]

[76]      Les demandeurs affirment que, en refusant d’entendre la preuve, le Tribunal a contrevenu aux principes de justice naturelle. Ils se fondent sur le raisonnement adopté par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Roberval Express Ltée c. Union des chauffeurs de camions, hommes d’entrepôts et autres ouvriers, local 106, et autres, [1982] 2 R.C.S. 888, à la page 904. Selon la Cour suprême, « le refus d’entendre une preuve admissible et pertinente est un cas si net d’excès ou de refus d’exercer sa juridiction qu’il ne nécessite aucune élaboration ». Les demandeurs ont fait valoir que, même si la LCDP confère au Tribunal une vaste compétence quant à la recevabilité des preuves, ce pouvoir ne l’autorise pas à exclure des preuves pertinentes. Les demandeurs affirment que, puisque l’objet de l’article 11 de la LCDP est de corriger la discrimination salariale systémique, une preuve contextuelle est essentielle pour bien comprendre et interpréter le mot « établissement ». Les demandeurs soutiennent aussi que le Tribunal a commis une erreur de droit en excluant la preuve pour un motif irrégulier, à savoir que l’audition de cette preuve aurait nécessité un temps considérable.

[77]      En réponse, les défenderesses soutiennent ce qui suit : d’abord, le Tribunal a rendu la bonne décision, puisque les preuves que les demandeurs voulaient produire n’intéressaient que le bien-fondé de la plainte de distinction illicite en matière de salaires, ce qui dépassait le mandat du Tribunal. Deuxièmement, les défenderesses affirment que le Tribunal avait autorisé les demandeurs à s’exprimer pleinement sur les facteurs donnant lieu à la discrimination salariale systémique, y compris au cloisonnement professionnel, et le Tribunal les avait dûment étudiés. Troisièmement, le témoin par l’entremise duquel la Commission voulait présenter les preuves n’avait pas les qualités d’un témoin expert.

[78]      Avant d’examiner ces aspects, il est nécessaire de savoir que, avant le début de l’audience, le Tribunal avait été prié de statuer sur plusieurs questions préjudicielles. Plus précisément, les défenderesses lui avaient demandé de statuer sur la recevabilité de preuves d’expert quant à l’intention du législateur à propos du sens du mot « établissement ». Les défenderesses avaient fait valoir que ces preuves n’étaient pas recevables. Le Tribunal a statué ainsi (au paragraphe 21) :

[…] les parties à cette audience peuvent tenter d’introduire des avis d’experts qui peuvent s’appliquer à certains aspects du point en litige pourvu que les experts aient été correctement qualifiés par le Tribunal et que celui-ci ait déterminé qu’une telle opinion d’expert est utile, pertinente et fiable.

[79]      À l’audience, la Commission a voulu faire déclarer témoin expert M. Durber, directeur des enquêtes à propos des plaintes visées par la présente instance. Pour des raisons qui n’intéressent pas le présent débat, le Tribunal a refusé de reconnaître M. Durber comme témoin expert.

[80]      Au moment de l’objection, qui a conduit à la décision maintenant examinée, M. Durber a été soumis à un interrogatoire principal concernant son rapport sur l’enquête relative à la plainte contre Air Canada. Il a été renvoyé au paragraphe 8, qui parlait des motifs raisonnables au soutien de la plainte et, en particulier, à sa déclaration selon laquelle les groupes possibles de référence, à savoir les machinistes et les pilotes, étaient des groupes connus pour être à prédominance masculine. Cette déclaration n’avait pas été contredite au cours de l’enquête. Interrogé sur la source de son renseignement selon lequel ces groupes étaient surtout composés d’hommes, M. Durber a déclaré que la première source était la croyance des plaignants, mais qu’il avait ensuite pris des mesures pour confirmer cette croyance. Lorsque les avocats des demandeurs lui ont demandé quelles mesures avaient été prises, l’avocat des défenderesses a fait une objection.

[81]      Le Tribunal a consacré un temps considérable à éclaircir les positions des parties concernant les limites de son mandat et la position de la Commission relative à la pertinence de la preuve qu’elle souhaitait produire. L’avocat de la Commission a déclaré que la preuve était produite pour clarifier la question des motifs raisonnables au soutien de la plainte. L’avocat a précisé davantage la position de la Commission :

[traduction] Ayant apporté cette précision, la Commission est d’avis que l’existence d’un cloisonnement professionnel au sein des groupes concernés intéresse la question de l’établissement. Oui, elle sera également traitée dans le cadre du commencement de preuve le jour où nous arriverons à cette partie de l’instance, mais néanmoins elle intéresse la question de l’établissement.

La Commission est d’avis que la question du cloisonnement professionnel en général et du cloisonnement professionnel dans les unités concernées iciles groupes concernés ici sont un aspect très important de la compréhension de la place qu’occupe le mot « établissement » dans le régime de parité salariale établi par l’article 11. La position et l’argument que la Commission entend faire valoiret je crois que cela ressort relativement bien de nos détails, que vous avez maintenantc’est que le mot établissement employé dans la Loi a pour effet de limiter le champ des comparaisons.

Lorsqu’il existe un cloisonnement professionnel, la manière dont on définit ce mot devient très importante. Ainsi, du point de vue de la Commission, les questions, les preuves et les informations se rapportant au cloisonnement professionnel sont pertinentes et il importe que le Tribunal soit en possession de ces preuves.

[82]      Le Tribunal a voulu éclaircir davantage les positions des demandeurs sur la nécessité d’établir et d’examiner la notion de cloisonnement professionnel avant de régler la question de l’«établissement ». Les avocats de la Commission ont semblé admettre que le Tribunal n’avait pas besoin de conclure à un cloisonnement professionnel avant de passer à la question de l’«établissement ». Néanmoins, il était essentiel pour le Tribunal de comprendre le cloisonnement professionnel et son rôle dans la discrimination salariale systémique. L’avocat du SCFP a adopté le point de vue de la Commission, et les défenderesses ont maintenu le point de vue énoncé plus tôt.

[83]      La transcription montre que, au cours de ses arguments, la Commission a modifié sa position sur la nature et l’objet des preuves qu’elle souhaitait produire. D’abord, par l’entremise de M. Durber, elle a voulu prouver la prédominance de tel ou tel sexe dans certains groupes professionnels chez Air Canada. Elle a ensuite voulu produire une preuve contextuelle générale pour montrer que les femmes avaient toujours subi une discrimination salariale systémique par suite du cloisonnement professionnel et de la sous-estimation de leur travail.

[84]      Je souscris à l’argument des défenderesses selon lequel la preuve factuelle de la prédominance de tel ou tel sexe dans certains groupes professionnels n’était ni nécessaire ni utile pour l’interprétation, par le Tribunal, du mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP. Ces faits n’intéressaient pas non plus la décision du Tribunal sur la question de savoir si les agents de bord étaient membres du même établissement que les groupes professionnels de référence. L’article 11 de la LCDP limite le champ de la comparaison aux employés compris dans le même établissement. Ce critère minimal doit être rempli avant que la question de la prédominance d’un groupe professionnel identifiable ne présente de l’intérêt. Par conséquent, le Tribunal n’a pas commis d’erreur en refusant d’entendre cette preuve.

[85]      Quant à la preuve contextuelle générale, les demandeurs soutiennent qu’un tribunal a l’obligation d’entendre à la fois « les preuves spécifiques et les preuves générales ». Ils se fondent sur le jugement Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) (re Chopra) (1998), 38 C.C.E.L. (2d) 161 (C.F. 1re inst.), confirmé en appel [(1999), 41 C.C.E.L. (2d) 3 (C.A.F.)], dans lequel la Cour [au paragraphe 22] a jugé que « [l]e tribunal a commis une erreur en interdisant aux requérants de produire des éléments de preuve à caractère général d’un problème systémique comme preuve circonstancielle permettant de conclure qu’il y a probablement eu de la discrimination dans ce cas particulier également ».

[86]      À mon avis, le jugement re Chopra, précité, n’est pas applicable ici. Dans cette affaire, le Tribunal avait refusé d’entendre la preuve statistique concernant le lieu de travail du demandeur; la preuve devait montrer que les minorités visibles n’étaient pas représentées selon leur pourcentage des effectifs à certains niveaux. Le demandeur avait espéré utiliser la preuve pour montrer que, parce que les pratiques de l’employeur sur les lieux de travail étaient généralement discriminatoires, il était raisonnable d’en déduire qu’il y avait eu discrimination à l’endroit du demandeur. La preuve était de nature générale, en ce sens qu’elle ne se rapportait pas au cas particulier du demandeur, mais elle attestait l’existence de certains faits. Au contraire, la preuve que les demandeurs ont voulu produire dans le cas présent concernait la discrimination systémique en général, et les connaissances et théories à la base de ce genre de discrimination.

[87]      L’alinéa 50(3)c) [mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 27] de la LCDP établit le cadre législatif de la réception d’éléments de preuve par un Tribunal. Il prévoit que, pour la tenue de ses audiences, un Tribunal a le pouvoir :

50. (3) […]

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire;

[88]      Cette disposition confère à un Tribunal un large pouvoir discrétionnaire concernant la forme et la manière selon lesquelles il reçoit les éléments de preuve, et elle le dispense d’appliquer les règles générales de preuve, mais elle ne le libère pas de ses obligations au regard des principes de l’équité procédurale. En l’espèce, le Tribunal a décidé qu’il entendrait le contexte social et historique de la discrimination salariale systémique dans le cadre des arguments et conclusions des parties. Le Tribunal a donné aux demandeurs l’occasion de présenter dans leurs arguments l’information contextuelle. Les motifs du Tribunal ont reconnu expressément les arguments des demandeurs portant sur la discrimination systémique à l’endroit des femmes dans les lieux de travail caractérisés par le cloisonnement professionnel. Le Tribunal n’a pas nié la justesse des arguments, allant même jusqu’à conclure qu’ils « pourraient fort bien justifier une modification de la LCDP qui éliminerait le concept d’établissement ».

[89]      Dans ces conditions, et pour les raisons ci-dessus, la décision du Tribunal n’a pas contrevenu aux principes de justice naturelle. Pour les mêmes raisons, je rejette l’argument des demandeurs selon lequel le refus du Tribunal d’entendre la preuve était fondé sur un motif irrégulier.

Question 1 c) : Le Tribunal a-t-il négligé de donner effet à l’objet de la LCDP dans son interprétation du mot « établissement »?

[90]      Il est bien établi en jurisprudence que les lois relatives aux droits de la personne sont de caractère quasi constitutionnel et doivent recevoir une interprétation large, libérale et téléologique. Dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, à la page 1134, le juge en chef Dickson s’exprimait ainsi :

La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet.

[91]      Puis le juge en chef Dickson a expliqué ainsi l’objet de la LCDP, énoncé à l’article 2 de la Loi :

Les objets de la Loi sembleraient tout à fait évidents, compte tenu des termes puissants de l’art. 2. Pour que tous puissent avoir des chances égales d’«épanouissement », la Loi cherche à interdire « les considérations » fondées notamment sur le sexe. C’est l’acte discriminatoire lui-même que l’on veut prévenir. La Loi n’a pas pour objet de punir la faute, mais bien de prévenir la discrimination.

[92]      Lorsque le législateur a édicté l’article 11 de la LCDP, il a adopté le principe de la parité salariale. Selon l’article 11 de la LCDP, constitue un acte discriminatoire le fait pour un employeur de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent dans le même établissement des fonctions équivalentes. Selon les mots du juge Evans (sa fonction à l’époque) dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146(1re inst.), à la page 215, l’article 11 vise principalement à remédier « au problème de l’écart salarial défavorable aux femmes résultant de la ségrégation des emplois fondée sur le sexe et de la sous-évaluation systémique des tâches habituellement exécutées par des femmes ».

[93]      Les demandeurs affirment que l’interprétation étroite du mot « établissement » donnée par le Tribunal ne donne pas effet à l’objet de la LCDP et ne tient pas compte de ce qu’était l’intention du législateur lorsqu’il a édicté l’article 11. D’après eux, il est impossible que le législateur ait voulu que le mot « établissement » soit interprété de telle sorte que le bénéfice de l’article 11 soit refusé aux femmes qui font l’objet d’un cloisonnement professionnel au sein d’une unité de négociation. Les demandeurs affirment que l’interprétation du mot « établissement » donnée par le Tribunal fait que l’existence de conventions collectives distinctes ou d’unités de négociation distinctes détermine les frontières d’un établissement et, indirectement, le champ d’application du principe de la parité salariale.

[94]      À mon avis, cet argument procède de l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’interprétation du mot « établissement » donnée par le Tribunal signifie qu’un établissement sera toujours assimilé à une unité de négociation ou à une convention collective. Il s’agit là d’une caractérisation indûment étroite et inexacte de la décision du Tribunal. Le Tribunal a défini ainsi un établissement (au paragraphe 94) :

Par conséquent, une définition logique et fonctionnelle du terme « établissement » dans le contexte de l’article 11 de la LCDP tel qu’«influencé » par les dispositions ambiguës de l’article 10 de l’OPS, 1986, serait que les établissements sont des unités fonctionnelles où les employés sont soumis à des politiques communes des salaires et du personnel, y compris les politiques générales des ressources humaines, mais sans exclure l’examen des conventions collectives dans les lieux de travail syndiqués.

[95]      Cette définition n’assimile pas un établissement à une convention collective ou à une unité de négociation. C’est la définition fonctionnelle du mot établissement, à l’article 10 de l’OPS de 1986.

[96]      L’argument des demandeurs procède aussi de la conclusion selon laquelle la prise en compte des conventions collectives pour savoir s’il existe une politique commune en matière de personnel aura toujours pour effet qu’un établissement se limite aux employés compris dans une unité de négociation. À mon avis, c’est là extrapoler à partir d’un résultat fondé sur la preuve propre aux sociétés défenderesses. Ce résultat ne sera pas nécessairement observé dans tous les cas. Comme l’ont noté les défenderesses, dans les lieux de travail où un syndicat négocie plusieurs conventions collectives avec un employeur à la même table, il peut effectivement y avoir des points communs dans les politiques en matière de personnel et de salaires.

[97]      Lorsque la Commission a pris l’OPS de 1986, elle a opté pour une définition fonctionnelle du mot « établissement ». Exclure de l’analyse toute prise en compte des conventions collectives enlèverait toute signification à la définition fonctionnelle et conduirait en réalité à une définition globale du mot « établissement ». Toutes les parties au présent différend ont admis que le législateur n’avait pas à l’esprit une telle définition lorsqu’il a édicté l’article 11 de la LCDP.

[98]      Je reconnais que les lois sur les droits de la personne doivent être interprétés d’une manière qui donne effet à l’objet du texte considéré. Cependant, comme le disait le juge La Forest dans l’arrêt Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571, à la page 601, « les termes de la Loi doivent certes être interprétés généreusement, mais sans qu’il soit pour autant permis de récrire la Loi ».

[99]      À mon avis, eu égard aux contraintes du texte législatif, le Tribunal a interprété le mot « établissement » d’une manière aussi large et aussi libérale que possible, sans récrire l’article 11 de la LCDP.

Question 1d) : Le Tribunal s’est-il appuyé indûment sur la preuve constituée par le hansard?

[100]   Les demandeurs soutiennent que le Tribunal n’a pas bien interprété le mot « établissement », parce qu’il s’est fondé indûment sur le commentaire suivant du ministre de la Justice d’alors, fait au moment du dépôt du projet de loi qui allait devenir la LCDP :

Nous nous sommes servis du terme « établissement » parce que l’on s’en sert dans le Code du travail et qu’il y a toute une série de dispositions de jurisprudence, relatives tant de la Loi sur les relations de travail qu’aux tribunaux, portant sur l’utilisation de ce mot. [Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des questions juridiques, 18 mai 1977, à la page 19.]

[101]   Puis le Tribunal s’est exprimé ainsi [au paragraphe 74] :

Cette preuve de l’intention du Parlement va clairement à l’encontre de la définition par les entreprises [sic] du terme établissement. Elle semblerait plutôt souligner la pertinence des unités de négociation collective ou des établissements industriels dans la détermination de la signification d’établissement dans l’article 11 de la LCDP.

[102]   Les demandeurs affirment que le Tribunal s’est fondé sur une déclaration qui était soit inexacte soit fondée sur de faux renseignements. Le Code canadien du travail utilise le mot « établissement » à divers endroits, mais il n’existe pas de jurisprudence portant sur ce mot. Les demandeurs affirment aussi que la déclaration de l’ancien ministre n’atteste nullement la pertinence d’unités de négociation collective ou d’établissements industriels.

[103]   À mon avis, les demandeurs ont exagéré l’importance donnée par le Tribunal à la déclaration du ministre. Ses motifs montrent qu’il lui a accordé peu de poids. J’irais même jusqu’à dire qu’il n’a fait que la mentionner en passant, de telle sorte qu’il n’est guère utile de se demander si elle est juste ou non. Le Tribunal a d’ailleurs reconnu, en se référant à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, que l’utilisation du hansard comme moyen de preuve n’est pas sans limite. Le Tribunal a conclu [au paragraphe 76] que « bien qu’il ne faille accorder que peu de poids à la déclaration du ministre de la Justice sur la signification du terme établissement à l’article 11 de la LCDP, on ne peut pas non plus l’ignorer ». Le Tribunal a jugé que la déclaration du ministre était la preuve que, au moment de la rédaction du projet de loi, une définition globale du mot « établissement » n’était manifestement pas envisagée, une conclusion qui s’accorde avec les arguments des demandeurs.

[104]   Je souscris à la position des demandeurs selon laquelle la déclaration du ministre n’atteste pas la pertinence des unités de négociation collective, mais je refuse d’admettre que le Tribunal a donné un poids important ou indu à la déclaration de l’ancien ministre lorsqu’il a jugé que l’existence d’une politique commune en matière de personnel et de salaires peut et doit englober les conventions collectives négociées dans les lieux de travail syndiqués. Abstraction faite de l’observation du Tribunal selon laquelle la déclaration semble attester la pertinence des unités de négociation collective, les motifs du Tribunal ne font pas davantage mention de la déclaration de l’ancien ministre. Je note aussi que, dans la même observation, le Tribunal a évoqué la pertinence des établissements industriels, pour finalement rejeter la définition du mot « établissement » au sens d’un établissement industriel.

[105]   Je ne puis conclure que le Tribunal s’est indûment appuyé sur le hansard en tant que preuve au soutien de sa décision selon laquelle les conventions collectives sont utiles pour dire si des groupes d’employés sont dans le même établissement aux fins de l’article 11 de la LCDP. Le Tribunal a fondé son interprétation du mot « établissement », ainsi que la pertinence des conventions collectives, sur plusieurs facteurs, notamment son interprétation de l’article 10 de l’OPS de 1986.

Question 1e) : Le Tribunal a-t-il commis une erreur lorsqu’il a interprété le mot établissement de manière à préserver la cohérence entre la LCDP et le Code canadien du travail?

[106]   Les demandeurs affirment que l’interprétation erronée du mot « établissement » par le Tribunal procède de sa volonté explicite de préserver la cohérence législative entre la LCDP et le Code canadien du travail, et aussi de ce qu’il n’a pas reconnu la prééminence des lois sur les droits de la personne. Ils soutiennent que, en s’appliquant à préserver cette cohérence, le Tribunal a accordé un poids excessif aux conventions collectives et aux unités de négociation. Les demandeurs affirment que, en acceptant la primauté des conventions collectives dans la définition des frontières d’un établissement, le Tribunal a ignoré la définition du mot « établissement », à l’article 10 de l’OPS de 1986, et il a fait fi de l’objet de l’article 11 de la LCDP. Ils soutiennent que, si le législateur avait voulu que le mot « établissement » ait le même sens que les expressions « convention collective » ou « unité de négociation », dans le Code canadien du travail, deux expressions qui sont expressément définies dans le Code, il aurait utilisé ces expressions dans le texte de loi.

[107]   Les demandeurs ont relevé aussi plusieurs conséquences qui découlent de l’adoption d’une interprétation du mot « établissement » fondée sur la nécessité de préserver la cohérence législative. Les exemples de ces conséquences sont les suivants : puisque l’article 11 de la LCDP s’applique à la fois aux lieux de travail syndiqués et aux lieux non syndiqués, l’interprétation du mot « établissement » donnée par le Tribunal n’aurait aucun sens dans un lieu de travail non syndiqué où il n’y a pas de convention collective; les employés non syndiqués pourraient être en meilleure position selon l’article 11 de la LCDP que les employés syndiqués, puisqu’ils ne seraient pas limités aux comparaisons à l’intérieur d’une unité de négociation. Subsidiairement, dans les cas où les employés sont soumis à des contrats de travail individuels, chaque employé pourrait constituer un établissement. L’à-propos de l’unité de négociation selon le Code canadien du travail, une loi dont l’objet est différent de celui de la LCDP, serait le facteur principal dans l’interprétation du mot « établissement ».

[108]   À mon avis, les arguments des demandeurs et les doutes qu’ils ont exprimés procèdent de la portée indûment étroite qu’ils attribuent à la décision du Tribunal, portée selon laquelle une unité de négociation ou une convention collective correspondra toujours à un établissement. Cette manière de voir est inexacte. Il ne m’est pas nécessaire de répéter mes observations antérieures à cet égard, si ce n’est de souligner que le Tribunal a conclu [au paragraphe 90] que « les employés d’un établissement » pour les fins de l’article 11 de la LCDP signifient les employés dont, à l’issue d’une analyse complète, on peut dire qu’ils sont soumis à une des politiques communes du personnel et des salaires, que ces politiques soient administrées centralement ou non » [non souligné dans l’original]. L’interprétation du mot « établissement » donnée par le Tribunal était fondée sur son interprétation de ce mot apparaissant dans l’article 10 de l’OPS de 1986 et sur son interprétation de l’article 11 de la LCDP.

Question 2 : Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en affirmant qu’il n’était pas lié par l’OPS de 1986?

[109]   Comme on l’a dit précédemment, le Tribunal a jugé que l’OPS de 1986, prise conformément aux paragraphes 27(2) et (3) de la LCDP, ne s’imposait pas à lui, mais qu’il se devait de l’examiner.

[110]   Selon les demandeurs, le Tribunal a commis une erreur de droit en affirmant qu’il n’était pas lié par l’OPS de 1986. Ils soutiennent que le Tribunal n’avait pas compétence pour étudier l’application de la Déclaration canadienne des droits à sa loi d’habilitation et que la nature obligatoire de l’OPS de 1986 ne privait pas les défenderesses du droit à une audience équitable en conformité avec les principes de justice fondamentale, un droit garanti par l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Ils affirment que les paragraphes 27(2) et (3) de la LCDP constituent le fondement législatif du pouvoir de la Commission de prendre des ordonnances exécutoires. Ils affirment par ailleurs que la LCDP ne pourrait être appliquée sans l’OPS de 1986, vu que, par exemple, cette ordonnance prévoit les critères et la méthode d’évaluation des fonctions équivalentes, ainsi que les moyens de défense à opposer aux plaintes de discrimination.

[111]   Les défenderesses soutiennent que cet aspect est maintenant hypothétique étant donné la conclusion du Tribunal [au paragraphe 119] selon laquelle « même si l’ordonnance était totalement contraignante pour le Tribunal et entravait effectivement ses pouvoirs quasi-judiciaires de décision, la même interprétation de l’ordonnance serait appliquée par le Tribunal ». Je souscris à cet argument. La conclusion du Tribunal concernant la nature obligatoire de l’ordonnance n’a joué aucun rôle dans son interprétation du mot « établissement », ni dans l’application de cette interprétation aux sociétés défenderesses.

Conclusion

[112]   À mon avis, l’interprétation, par le Tribunal, du mot « établissement », à l’article 11 de la LCDP est juste. Je conclus également que le Tribunal n’a, dans sa décision, commis aucune erreur sujette à révision.

[113]   Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La question des dépens est réservée jusqu’à présentation d’arguments par les parties.

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