A-497-11
2013 CAF 199
Paul Slansky (demandeur)
c.
Procureur général du Canada, Sa majesté la Reine (intimés)
et
Conseil canadien de la magistrature (intervenant)
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Slansky
Cour d’appel fédérale, juges Evans, Stratas et Mainville, J.C.A.—Toronto, 16 avril; Ottawa, 9 septembre 2013.
Pratique — Privilège — Appel à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a déterminé que le rapport du Conseil canadien de la magistrature (CCM) relevait du conseil juridique et était donc protégé par un privilège d’intérêt public —Le demandeur, un avocat, s’est plaint auprès du CCM de l’inconduite alléguée d’un juge de la Cour supérieure de l’Ontario — Le président du CCM a rejeté la plainte, s’appuyant sur un rapport rédigé par un conseiller juridique — Le CCM a refusé de divulguer le rapport avec les autres documents du dossier du tribunal, affirmant que le contenu relevait du conseil juridique et que le rapport était donc protégé par le secret professionnel de l’avocat ainsi que par un privilège d’intérêt public — La requête du demandeur en vue de contraindre le CCM à inclure le rapport dans son dossier a été accueillie par la protonotaire de la Cour fédérale — Cependant, cette décision a été infirmée par la Cour fédérale — La Cour fédérale a conclu que le rapport était protégé en tant que conseil juridique et par un privilège d’intérêt public, et a refusé de faire retrancher des parties du rapport — La portée du mandat du conseiller juridique était établie dans une lettre d’engagement — Cette lettre indique que le rôle de l’avocat consiste, entre autres, à obtenir un complément d’information, et à amasser des documents et procéder à leur analyse — Le CCM a indiqué que le rôle d’« enquêteur » du conseiller juridique est plus grand que l’on pourrait le croire — Il s’agissait de savoir si le rapport était protégé par le secret professionnel de l’avocat et s’il était possible de prélever les éléments factuels du rapport — Le juge Evans, J.C.A. : La lettre d’engagement ne parlait pas expressément de la prestation de conseils juridiques — La Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health (Blood Tribe) qu’une relation entre un avocat et son client est établie si l’avocat est chargé de fournir des services dans un contexte juridique exigeant les compétences et les connaissances d’un avocat, même si ces services peuvent ne pas être perçus comme étant des services juridiques au sens courant du terme — Les modalités du mandat n’étaient pas nécessairement déterminantes — L’analyse des documents et des enregistrements exigeaient de la part d’un avocat une connaissance approfondie du droit pénal et des procès criminels — Il était possible de conclure à partir de la nature des allégations que le rôle du conseiller juridique supposait des analyses juridiques et factuelles — Le conseiller juridique a été embauché en sa qualité d’avocat — Le rapport était donc protégé par le secret professionnel de l’avocat — Le prélèvement des constatations de faits contenues dans un rapport d’enquête protégé par le secret professionnel de l’avocat lorsque celles‑ci sont le fondement des conseils juridiques fournis et y sont inextricablement liées n’est pas permis — Appel rejeté — Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : Le rapport fait l’objet d’un privilège d’intérêt public — La décision du CCM de ne pas divulguer le rapport était raisonnable — L’atteinte à l’intérêt public est minime, voire inexistante — La divulgation du rapport bafouerait la promesse de confidentialité faite aux tierces parties — Le juge du procès n’a pas à justifier sa conduite durant le procès devant le demandeur ou devant la Cour fédérale — Le CCM s’est amplement acquitté de son devoir de divulgation en informant le demandeur de l’issue du traitement de la plainte — La Cour fédérale n’a commis aucune erreur — Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Il n’y a aucun privilège du secret professionnel de l’avocat et aucun privilège d’intérêt public en l’espèce — Lorsqu’il s’agit d’examiner une demande de privilège, une lettre de mandat doit être le principal élément pris en compte — Le conseiller juridique n’a pas effectué une analyse de nature juridique — Effectuer une telle analyse serait contraire à la directive explicite de la lettre de mandat — Le mot « analyse » dans le mandat ne peut renvoyer qu’au fait de circonscrire, de réunir et de résumer les éléments d’information contenus dans les documents — Un avocat ne peut pas prendre un document purement informatif et en faire instantanément un document entièrement secret en y ajoutant de façon unilatérale des analyses, des recommandations, et des conseils, alors que cela ne faisait pas partie de son mandat — Il convient de donner un sens large au mot « conseil » lorsqu’il s’agit d’évaluer la situation d’un avocat chargé seulement de recueillir des renseignements et celle d’un avocat chargé de recueillir des renseignements dans le cadre d’une tâche plus large consistant à fournir des conseils juridiques — En l’espèce, la lettre de mandat montre que le CCM s’est réservé la tâche d’examiner les faits — Lorsque la Cour suprême a ajouté le commentaire « ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat » dans l’arrêt Blood Tribe, cela pouvait faire allusion au privilège de la poursuite — Il n’appartient pas à la Cour d’ériger l’expression « agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat » en principe général, puis, d’appliquer ce principe pour imposer la confidentialité d’un rapport d’enquête lorsqu’aucun conseil juridique n’est demandé — Le CCM a renoncé à tout privilège, s’il existe, en remettant volontairement le rapport à une tierce partie — Le CCM ne devrait pas être autorisé à divulguer certains éléments d’information pour appuyer cette décision, mais à préserver la confidentialité du reste du rapport — Le rapport devrait être versé au dossier de la Cour — Le rapport n’est pas protégé par un privilège d’intérêt public — Le CCM n’a pas démontré l’existence d’un intérêt à l’égard de la confidentialité — Si la demande de privilège d’intérêt public est accueillie, la cour de révision n’aura pas accès au rapport — Mettre à l’abri de tout contrôle une partie de la décision du CCM enfreint le principe selon lequel tous les titulaires de pouvoirs publics doivent rendre compte de la façon dont ils exercent ces pouvoirs — Permettre à la cour de révision de consulter le rapport vient renforcer l’indépendance judiciaire.
Juges et Tribunaux —Le demandeur, un avocat, s’est plaint auprès du Conseil canadien de la magistrature (CCM) de l’inconduite alléguée d’un juge de la Cour supérieure de l’Ontario durant un procès pour meurtre au premier degré — Le président du CCM a rejeté la plainte et a fermé le dossier — Pour rendre sa décision, le président s’était appuyé sur un rapport rédigé par un conseiller juridique — Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du président — Le CCM a refusé de divulguer le rapport avec les autres documents du dossier du tribunal, affirmant que le contenu relevait du conseil juridique et que le rapport était donc protégé par le secret professionnel de l’avocat ainsi que par un privilège d’intérêt public — La requête du demandeur en vue de contraindre le CCM à inclure le rapport dans son dossier a été accueillie par la protonotaire de la Cour fédérale — Cependant, cette décision a été infirmée par la Cour fédérale — La Cour fédérale a conclu que le rapport était protégé en tant que conseil juridique et par un privilège d’intérêt public, et a refusé de faire retrancher des parties du rapport — Le demandeur a allégué, entre autres choses, que l’enquête menée par le CCM au sujet de la plainte était inadéquate et que le CCM avait outrepassé sa compétence en « jugeant de façon erronée et viciée » que le comportement du demandeur durant le procès excusait l’inconduite du juge — Il s’agissait de savoir si le rapport était protégé par le secret professionnel de l’avocat et s’il était possible de prélever les éléments factuels du rapport — Le rôle du conseiller juridique supposait des analyses juridiques et factuelles — Le conseiller juridique a été embauché en sa qualité d’avocat — Le rapport était donc protégé par le secret professionnel de l’avocat — Le prélèvement des constatations de faits contenues dans un rapport d’enquête protégé par le secret professionnel de l’avocat lorsque celles‑ci sont le fondement des conseils juridiques fournis et y sont inextricablement liées n’est pas permis — Appel rejeté, le juge Stratas, J.C.A., dissident.
Il s’agissait d’un appel à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a annulé la décision de la protonotaire et qui a déterminé que le rapport du Conseil canadien de la magistrature (CCM) relevait du conseil juridique et était protégé par un privilège d’intérêt public.
Le demandeur, un avocat, s’est plaint auprès du CCM de l’inconduite grave alléguée d’un juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario au cours d’un long et difficile procès devant jury pour meurtre au premier degré dans le cadre duquel le demandeur représentait l’accusé. Le président du CCM a rejeté la plainte et fermé le dossier sans le renvoyer à un comité d’enquête du CCM. Pour rendre sa décision, le président s’était appuyé sur un rapport rédigé par un conseiller juridique, le professeur Martin Friedland (le rapport Friedland). Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du président. Quoique le président ait tenu compte du rapport Friedland pour rendre sa décision, le CCM a refusé de le divulguer avec les autres documents du dossier du tribunal conformément à la règle 317 des Règles des Cours fédérales (les Règles), affirmant que le contenu du rapport relevait du conseil juridique et que le rapport était donc protégé par le secret professionnel de l’avocat ainsi que par un privilège d’intérêt public. Une protonotaire de la Cour fédérale a accueilli la requête du demandeur en vue de contraindre le CCM à inclure le rapport dans son dossier et a rejeté les arguments du CCM concernant le privilège. La Cour fédérale a accueilli la requête du CCM présentée en application de la règle 51 des Règles et a infirmé la décision de la protonotaire. La Cour fédérale a conclu que le rapport Friedland était protégé en tant que conseil juridique et par un privilège d’intérêt public. Il a refusé de faire retrancher des parties du rapport et a exercé son pouvoir discrétionnaire pour refuser de convertir la demande en action.
La portée du mandat confié au professeur Friedland a été établie dans une lettre indiquant, entre autres choses, que « [l]e rôle de l’avocat menant une enquête supplémentaire consiste essentiellement à obtenir un complément d’information […] Il est possible que l’on amasse des documents et que l’on procède à leur analyse. Il ne revient pas à l’avocat menant une enquête supplémentaire d’évaluer le bien-fondé d’une plainte ou de faire des recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou le sous-comité ». Le directeur exécutif et avocat général principal du CCM a précisé que le rôle d’« enquêteur » du conseiller juridique est plus grand que l’on pourrait le croire à la lecture de la politique et que le rapport de l’avocat constituerait un avis juridique.
Le demandeur a allégué, entre autres choses, que l’enquête menée par le CCM au sujet de la plainte était inadéquate, que l’interprétation de la conduite du juge était erronée en droit et que le CCM avait outrepassé sa compétence en « jugeant de façon erronée et viciée » que le comportement du demandeur durant le procès excusait l’inconduite du juge.
Il s’agissait de savoir principalement si le rapport était protégé par le secret professionnel de l’avocat et s’il était possible de prélever les éléments factuels du rapport.
Arrêt (le juge Stratas, J.C.A., dissident) : l’appel doit être rejeté.
Le juge Evans, J.C.A. : La principale question à trancher en l’espèce était celle de savoir si le président a eu recours aux services du professeur Friedland à titre d’avocat pour qu’il lui fournisse des conseils juridiques afin de l’aider à décider s’il devait rejeter la plainte ou la déférer à une audience. La lettre d’engagement du professeur Friedland ne parlait pas expressément de la prestation de conseils juridiques au président. Le professeur Friedland a plutôt reçu pour instruction précise de ne pas conseiller le président à l’égard de la décision qu’il devrait rendre selon lui au sujet de la plainte. Cependant, la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) v. Blood Tribe Department of Health est venu modifier dans une certaine mesure le droit formulé dans le cadre des décisions Gower c. Tolko Manitoba Inc. et College of Physicians and Surgeons of B.C. v. British Columbia (Information and Privacy Commissioner) en précisant qu’une relation entre un avocat et son client est établie si l’avocat est chargé de fournir des services dans un contexte juridique exigeant les compétences et les connaissances d’un avocat, même si ces services peuvent ne pas être perçus comme étant des services juridiques au sens courant du terme. Quoique le mandat constitue une preuve importante de l’établissement d’une relation entre un avocat et son client, les modalités de celui-ci ne sont pas nécessairement déterminantes, et elles doivent être interprétées à la lumière de toutes les circonstances pertinentes. L’enquête concernant les allégations du demandeur supposait une analyse des documents et des enregistrements exigeant qu’un avocat possède une connaissance approfondie du droit pénal et des procès criminels. L’analyse des documents que le professeur Friedland devait examiner pour mener une enquête supplémentaire sur les allégations formulées par l’avocat exigeait l’expertise d’un avocat. Les connaissances d’un avocat étaient nécessaires pour distinguer les erreurs judiciaires pouvant être réparées adéquatement en appel et l’inconduite justifiant la destitution du juge. Ainsi, même si la lettre d’engagement décrit le rôle de l’avocat comme étant celui d’un enquêteur, il est possible de conclure à partir de la nature des allégations qui devaient faire l’objet de l’enquête du professeur Friedland selon cette lettre que son rôle supposait des analyses juridiques et factuelles exigeant les compétences et les connaissances d’un avocat. Par conséquent, lorsqu’il a aidé le président à décider de la façon de traiter la plainte, le professeur Friedland a été embauché en sa qualité d’avocat. Son rapport d’enquête était donc visé par le privilège de la consultation juridique.
Enfin, le prélèvement des constatations de faits contenues dans un rapport d’enquête protégé par le secret professionnel de l’avocat lorsque celles-ci sont le fondement des conseils juridiques fournis et y sont inextricablement liées n’est pas permis. La divulgation des documents que la Cour fédérale a ordonnée permet en grande partie l’acquittement de tout devoir de prélèvement. Aller plus loin viendrait éroder la confidentialité dont la relation entre un avocat et son client est fondamentalement tributaire.
Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : Le rapport du professeur Friedland fait l’objet d’un privilège d’intérêt public pour les raisons invoquées par le CCM. La décision du CCM selon laquelle le rapport Friedland ne devrait pas être divulgué à cause de l’existence d’un privilège d’intérêt public est raisonnable, compte tenu des circonstances de l’espèce. L’atteinte à l’intérêt public par entrave à l’administration de la justice découlant de la non-divulgation était minime, voire inexistante. La divulgation du rapport bafouerait par contre de façon injustifiée la promesse de confidentialité faite par le CCM aux tierces parties qui ont participé au processus, promesse qu’a lui-même demandée le demandeur. Il se peut très bien que le juge ait justifié devant le CCM sa conduite durant le procès et ses décisions, mais cela n’entraîne pas automatiquement la divulgation de ses justifications au demandeur ou à la Cour fédérale. Selon le principe de l’indépendance judiciaire, il n’a pas à justifier sa conduite durant le procès ni aucune des décisions judiciaires qu’il a rendues devant l’appelant ni devant la Cour fédérale (et il ne devrait pas le faire). Il se peut très bien que le juge du procès souhaite expliquer au CCM la façon dont il a mené le procès et le fondement des décisions qu’il a rendues durant celui-ci, mais cela ne l’oblige pas à le faire publiquement. Le devoir de divulgation limité dont le CCM doit s’acquitter conformément à ses Procédures relatives aux plaintes consiste simplement à informer le plaignant de l’issue du traitement de la plainte. Le CCM s’est amplement acquitté de ce devoir en l’espèce. Il n’avait plus de devoir de divulgation envers le demandeur. Comme le CCM a invoqué avec raison un privilège d’intérêt public à l’égard du rapport Friedland, et comme la divulgation du rapport n’était pas nécessaire pour permettre au demandeur de présenter sa demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que la requête de divulgation aurait dû être rejetée par la protonotaire.
Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Les conditions préalables à l’existence du privilège du secret professionnel de l’avocat et du privilège d’intérêt public ne sont pas réunies en l’espèce.
Lorsqu’il s’agit d’examiner une demande de privilège, s’il y a une lettre de mandat, celle-ci doit être le principal élément pris en compte. La lettre de mandat précise, avec la force exécutoire d’un contrat, la nature de la relation, l’objectif du mandat de l’avocat, le fait que l’on demande à l’avocat de fournir des conseils ou non, et, le cas échéant, la nature de ces conseils. Dans la présente cause, bien que la lettre de mandat ait mentionné que le professeur Friedland « amasse des documents et […] procède à leur analyse », laisser entendre que le professeur Friedland aurait effectué une analyse de nature juridique est un pas de trop. Cela serait contraire à la directive explicite de la lettre de mandat selon laquelle le professeur Friedland ne devait « pas […] évaluer le bien-fondé d’une plainte » ni faire des « recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou le sous-comité ». Le professeur Friedland ne pouvait même pas procéder à une recherche des faits dans le cadre d’un processus juridictionnel, par opposition à l’obtention d’un complément d’information. À la lumière des tâches confiées au professeur Friedland dans la lettre de mandat, et surtout des restrictions concernant ce qu’il pouvait faire, le mot « analyse » ne pouvait renvoyer qu’au fait de circonscrire, de réunir et de résumer les éléments d’information contenus dans les documents et obtenus pendant les entrevues. Un avocat ne peut pas prendre un document purement informatif et en faire instantanément un document entièrement secret en y ajoutant de façon unilatérale des analyses, des recommandations, et des conseils, alors que cela ne faisait pas partie de son mandat. Le simple fait qu’un avocat prenne part au processus n’implique pas que le rapport qu’il rédige est protégé par le secret professionnel. Dans le contexte des enquêtes, il y a une distinction entre la situation d’un avocat chargé seulement de recueillir des renseignements et celle d’un avocat chargé de recueillir des renseignements dans le cadre d’une tâche plus large consistant à fournir des conseils juridiques. Il convient de donner un sens large au mot « conseil » lorsqu’il s’agit de décider à quelle catégorie une affaire appartient. Cela comprend « les conseils sur les mesures raisonnables et prudentes à prendre dans le contexte juridique en cause », autrement dit, des conseils pratiques tenant compte du droit ou des conseils concernant la marche à suivre en fonction du droit. Mais le professeur Friedland a été chargé de recueillir des renseignements, et non de donner quelque conseil que ce soit. La lettre de mandat montrait que le CCM a divisé la tâche en deux parties : le volet factuel et le volet juridique. Il a attribué au professeur Friedland un sous-ensemble du volet factuel — la collecte de renseignements — et s’est réservé la tâche d’examiner les faits réunis, d’appliquer les règles de droit pertinentes et de tirer une conclusion du bien-fondé de la plainte du demandeur. D’après le commentaire de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, selon lequel le secret professionnel de l’avocat s’applique à « toutes les communications entre un client et son avocat lorsque ce dernier donne des conseils juridiques ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat », le CCM a cherché à étendre la portée du secret professionnel bien au-delà des décisions rendues. Il a cherché à faire porter l’analyse sur la question de savoir si les compétences d’un avocat étaient nécessaires pour l’exécution de la tâche assignée, plutôt que sur celle de savoir si des conseils juridiques avaient été demandés. Lorsqu’elle a ajouté « ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat », il est possible que la Cour suprême a plutôt maladroitement fait allusion au privilège de la poursuite. Il n’appartient pas à la Cour d’extraire l’expression « agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat » de l’introduction du raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Blood Tribe, de l’ériger en principe général, puis, de façon contraire à la jurisprudence, d’appliquer ce principe pour imposer la confidentialité d’un rapport d’enquête sur lequel est fondée une décision relevant de l’administration publique. La protection de renseignements factuels contre la divulgation dans le cas où aucun conseil juridique, de quelque nature que ce soit, n’a été demandé — et dans le cas, en fait, où, comme en l’espèce, l’avocat a reçu pour directive de ne pas fournir quelque conseil que ce soit — ne sert pas les fins du privilège. C’est particulièrement vrai lorsque la divulgation des renseignements concernant les faits ne révèle rien au sujet du droit ou sur les points de vue sur le droit adoptés par l’auteur. Si le privilège a existé, le CCM y a renoncé en remettant volontairement le rapport Friedland à une tierce partie, soit au sous-procureur général de l’Ontario. Le CCM ne devrait pas être autorisé à divulguer certains éléments d’information contenus dans le rapport Friedland pour appuyer cette décision, mais à préserver la confidentialité du reste du rapport. Par souci d’équité et de cohérence, il faudrait considérer que le Conseil a renoncé à tout privilège dont le rapport Friedland a pu faire l’objet.
Quant au prélèvement, même si la tâche confiée au professeur Friedland incluait la prestation de conseils juridiques, et même si le CCM n’a pas renoncé à tout privilège existant, le rapport Friedland devrait être versé au dossier de la Cour, après que toute partie confidentielle en aura été prélevée.
Le rapport Friedland n’est pas protégé par un privilège d’intérêt public. Afin d’obtenir un privilège d’intérêt public, le CCM devait démontrer l’existence d’un intérêt à l’égard de la confidentialité, intérêt qui soit bien établi dans les éléments de preuve et qui justifie la non-production d’un document que la cour de révision devrait normalement pouvoir consulter. Le CCM ne l’a pas fait, et sa demande de privilège d’intérêt public doit donc être rejetée.
Enfin, si la demande de privilège d’intérêt public du CCM est accueillie, la cour de révision n’aura pas accès au rapport Friedland. Par conséquent, la cour de révision ne pourrait évaluer les motifs de contrôle que le demandeur a invoqués et le CCM empêcherait dans une certaine mesure que sa décision soit contrôlée. Mettre à l’abri de tout contrôle une partie de la décision du CCM enfreint le principe selon lequel tous les titulaires de pouvoirs publics doivent rendre compte de la façon dont ils exercent ces pouvoirs. En l’espèce, la mise à l’abri nuit à la responsabilisation et à la transparence du CCM, ainsi qu’au système de justice disciplinaire qu’il administre. Ce principe est affirmé à bien des endroits dans notre jurisprudence. La diminution de la responsabilisation et de la transparence entraînerait une diminution de la confiance du public envers la magistrature, ce qui au bout du compte menace l’indépendance judiciaire. Permettre à la cour de révision d’examiner les motifs de la contestation du demandeur à la lumière du rapport Friedland ne nuirait pas du tout à l’indépendance judiciaire. En fait, cela pourrait même l’accroître.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Judicial Conduct and Disability Act of 1980, 28 U.S.C. § 360 (2012).
Judicial Discipline (Prescribed Procedures) Regulations 2006, SI 2006/676, s. 40(4).
Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 37, 38, 39.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.4.
Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 59(1), 60, 61, 62, 63, 64, 65, 71.
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 49 à 51.12.
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 39.03.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 51, 53, 151, 152, 317, 318.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Payne v. Ontario Human Rights Commission, 2000 CanLII 5731, 192 D.L.R. (4th) 315 (C.A. Ont.); R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445; Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809; General Accident Assurance Co. v. Chrusz, 1999 CanLII 7320, 45 R.J.O. (3e) 321 (C.A.); College of Physicians of B.C. v. British Columbia (Information and Privacy Commissioner), 2002 BCCA 665, [2003] 2 W.W.R. 279; Balabel v. Air India, [1988] Ch. 317 (C.A.); Blood Tribe v. Canada (Attorney General), 2010 ABCA 112 (CanLII), 487 A.R. 71; Gower v. Tolko Manitoba Inc., 2001 MBCA 11 (CanLII), 196 D.L.R. (4th) 716; Wilson v. Favelle, 1994 CanLII 1152, 26 C.P.C. (3d) 273 (C. supr. C.-B.); Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249; MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; Morier et autre c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; Sirros v. Moore, [1975] 1 Q.B. 118; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860; Thompson c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 197; Guelph (City) v. Super Blue Box Recycling Corp., 2004 CanLII 34954, 2 C.P.C. (6th) 276 (C.S.J. Ont.); Hartwig v. Commission of Inquiry into matters relating to the death of Neil Stonechild, 2007 SKCA 74 (CanLII), 284 D.L.R. (4th) 268; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637; Sankey v. Whitlam (1978), 21 A.L.R. 505 (H.C.); Burmah Oil Co. v. Bank of England, [1979] 3 All E.R. 700 (H.L.); M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157; Thorson c. Procureur général du Canada et al., [1975] 1 R.C.S. 138; Baker v. Carr, 369 U.S. 186 (1962); Tzaban v. Minister of Religious Affairs (1986), 40(4) P.D. 141; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332.
DÉCISIONS CITÉES :
Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.); Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450; Three Rivers District Council & Ors v. Bank of England, [2004] UKHL 48 (BAILII), [2004] 3 W.L.R. 1274; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Garnett v. Ferrand (1827), 6 B. & C. 611; Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3; Taylor c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 55, [2003] 3 C.F. 3; Guardian News & Media Limited v. Information Commissioner, 10 June 2009, Information Tribunal Appeal Number: EA/2008/0084; Taylor c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1247, [2002] 3 C.F. 91; Douglas c. Canada (Procureur général), 2013 CF 451, [2014] 4 R.C.F. 494; Jacko v. McLellan, 2008 CanLII 69579, 306 D.L.R. (4th) 126 (C.S.J. Ont.); R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316; Ontario Securities Commission and Greymac Credit Corp., Re, 1983 CanLII 1894, 41 O.R. (2d) 328 (C. div.); R. v. Joubert, 1992 CanLII 1073, 7 B.C.A.C. 31 (C.A.); Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455; R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263; Bone v. Person, 2000 CanLII 26955, 185 D.L.R. (4th) 335 (C.A. Man.); Ranger v. Penterman, 2011 ONCA 412, 342 D.L.R. (4th) 690; Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 104; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Southern Railway of British Columbia Ltd. v. Canada (Deputy Minister of National Revenue), 1991 CanLII 2083, [1991] 1 C.T.C. 432 (C. supr. C.-B.); PSC Industrial Services Canada Inc. v. Thunder Bay (City), 2006 CanLII 7029 (C.S.J. Ont.); B.C. Securities Commission v. BDS and CWM, 2002 BCSC 664; 1225145 Ontario Inc. v. Kelly, 2006 CanLII 19425, 27 C.P.C. (6th) 227 (C.S.J. Ont.); Access Information Agency Inc. c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 224; 1185740 Ontario Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), 1999 CanLII 8774 (C.A.F.); Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; M.R.N. c. Derakhshani, 2009 CAF 190; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50; Health Services and Support-Facilities Subsector Bargaining Association v. British Columbia, 2002 BCSC 1509, 8 B.C.L.R. (4th) 281; Conway v. Rimmer, [1968] A.C. 910 (H.L.); Glasgow Corporation v. Central Land Board, 1956 S.C. (H.L.) 1; Rogers v. Home Secretary, [1973] A.C. 388 (H.L.); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Succession Woodward (Exécuteurs testamentaires) c. Ministre des Finances, [1973] R.C.S. 120; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Crevier c. Procureur général du Québec et autres, [1981] 2 R.C.S. 220; Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675; Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.); Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 R.C.S. 221.
DOCTRINE CITÉE
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APPEL à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2011 CF 1467, [2013] 3 R.C.F. 558) qui a annulé la décision de la protonotaire (2011 CF 476) et qui a déterminé que le rapport du Conseil canadien de la magistrature relevait du conseil juridique et était protégé par un privilège d’intérêt public. Appel rejeté, le juge Stratas, J.C.A., étant dissident.
ONT COMPARU
Rocco Galati pour le demandeur.
James Gorham pour les intimés.
Paul J. J. Cavalluzzo et Adrienne Telford pour l’intervenant.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Rocco Galati Law Firm Professional Corporation, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Cavalluzzo Shilton McIntyre & Cornish LLP/s.r.l., Toronto, pour l’intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1] Le Conseil canadien de la magistrature (CCM) est tenu par la loi d’enquêter sur les plaintes d’inconduite concernant les juges nommés par le gouvernement fédéral. L’enquête peut donner lieu à une recommandation au ministre de la Justice selon laquelle le juge concerné n’est plus en mesure d’assumer ses fonctions judiciaires en raison d’une conduite répréhensible et devrait être démis de ses fonctions. La fonction disciplinaire du CCM est de nature délicate : elle suppose l’examen de questions liées à l’indépendance et à la responsabilité des juges, ainsi qu’à la confidentialité et à la transparence. Cet examen doit être guidé par l’intérêt public à l’égard de l’administration de la justice au sens le plus large et selon certaines acceptions plus restreintes du terme.
[2] Une question importante concernant le processus d’enquête du CCM est soulevée en l’espèce. Lorsqu’une personne demande le contrôle judiciaire de la décision du président du Comité sur la conduite des juges (le président) de rejeter une plainte formulée contre un juge, le CCM doit‑il divulguer un rapport confidentiel rédigé par un avocat de l’extérieur dans le but d’aider le président à examiner la plainte?
[3] En août 2004, Paul Slansky, criminaliste de Toronto, s’est plaint auprès du CCM de la conduite du juge Robert Thompson de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Il a allégué que le juge Thompson s’était rendu coupable d’inconduite grave au cours d’un long et difficile procès devant jury pour meurtre au premier degré dans le cadre duquel Me Slansky représentait l’accusé.
[4] Le président, le juge en chef Scott du Manitoba, a rejeté la plainte et fermé le dossier sans le renvoyer à un comité d’enquête (comité d’audience) du CCM. Pour rendre sa décision, le président s’était appuyé sur un rapport rédigé par un conseiller juridique, le professeur Martin Friedland, à qui il avait demandé d’approfondir l’enquête concernant les allégations formulées par Me Slansky.
[5] Me Slansky a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du président de rejeter sa plainte et de ne pas la renvoyer à un comité d’audience. Quoique le président ait tenu compte du rapport du professeur Friedland pour rendre sa décision, le CCM a refusé de le divulguer avec les autres documents du dossier du tribunal demandés par Me Slansky conformément à la règle 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles). Le CCM a affirmé que le contenu du rapport relevait du conseil juridique et que le rapport était donc protégé par le secret professionnel de l’avocat ainsi que par un privilège d’intérêt public.
[6] Me Slansky a présenté une requête en vue de contraindre le CCM à inclure le rapport dans son dossier. À titre subsidiaire, il a affirmé que la Cour devrait exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, pour ordonner la conversion de la demande en une action, de sorte qu’il puisse bénéficier d’un procès, et notamment de la communication préalable de renseignements et de témoignages de vive voix.
[7] Sous réserve du caviardage des pages du rapport qu’elle considérait comme relevant du conseil juridique, la protonotaire Milczynski a accueilli la requête et rejeté les arguments du CCM concernant le privilège. Comme elle a ordonné la divulgation de la majeure partie du rapport, elle n’a pas eu à trancher la question de la conversion de la demande, et elle ne l’a donc pas fait. Sa décision est publiée sous la référence 2011 CF 476.
[8] Le CCM a présenté, en application de la règle 51 des Règles, une requête en vue de faire annuler la décision de la protonotaire. Le juge de Montigny de la Cour fédérale a accueilli la requête et infirmé la décision de la protonotaire. Il a conclu que le rapport du professeur Friedland était protégé en tant que conseil juridique et par un privilège d’intérêt public. Il a refusé de faire retrancher des parties du rapport, mais il a ordonné au CCM de produire les 6 000 pages de transcription de procès examinées par le professeur Friedland, ainsi que tout autre document public utilisé pour rédiger son rapport. Le juge de Montigny a exercé son pouvoir discrétionnaire pour refuser de convertir la demande en action. Sa décision est publiée sous la référence 2011 CF 1467, [2013] 3 R.C.F. 558.
[9] Me Slansky interjette maintenant appel de cette décision. Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que le rapport Friedland est protégé par le privilège du conseil juridique. En outre, je suis d’accord avec mon collègue le juge Mainville pour dire que le rapport fait également l’objet d’un privilège d’intérêt public. Je ne suis pas convaincu que le juge de Montigny a commis quelque erreur que ce soit en refusant la demande de Me Slansky concernant la conversion de la demande en action.
[10] Par conséquent, je rejetterais l’appel, mais je modifierais l’ordonnance de la Cour fédérale en exigeant que le CCM verse les pages 31 et 32 du rapport au dossier du tribunal, puisque celles‑ci ne sont pas pertinentes par rapport à l’enquête menée par le professeur Friedland au sujet de la plainte de Me Slansky contre le juge concerné.
B. CONTEXTE FACTUEL
[11] Dans une plainte de 16 pages adressée au CCM le 12 août 2004 (dossier d’appel, pages 39 à 54), Me Galati, qui représente Me Slansky, allègue que le juge s’est rendu coupable d’inconduite grave durant le procès : il aurait manqué de courtoisie envers Me Slansky et aurait été agressif et impatient lorsqu’il s’adressait à lui; il aurait été partial, aurait refusé d’entendre certains arguments et serait intervenu indûment lorsque Me Slansky procédait au contre‑interrogatoire des témoins; il aurait fait preuve de malveillance; il aurait abusé de son pouvoir; enfin, il aurait sciemment enfreint la loi.
[12] Pour sa part, le juge, par l’intermédiaire du sous‑procureur général adjoint de l’Ontario, a formulé une plainte auprès du Barreau du Haut‑Canada concernant la conduite de Me Slansky durant le procès. La plainte a été rejetée sans faire l’objet d’une audience, au motif que la conduite de Me Slansky ne justifiait pas la prise de mesures disciplinaires.
[13] Les requêtes préalables au procès et le procès pour meurtre devant le juge Thompson se sont déroulés de septembre 2002 à juillet 2004, le procès en tant que tel ayant duré 130 jours, ce à quoi personne ne s’était attendu. Le procès a donné lieu à des dizaines de requêtes, et le juge a dû rendre de nombreuses décisions difficiles sur le plan de la preuve et de la procédure. Le fait qu’il s’agissait d’un nouveau procès donnant suite à l’annulation par la Cour d’appel de l’Ontario de la déclaration de culpabilité prononcée contre l’accusé en première instance, ce que le juge devait cacher au jury, est venu compliquer les choses tout au long du procès. Par ailleurs, le fait que Me Slansky était convaincu de l’innocence de son client alors que le juge semblait convaincu de sa culpabilité n’a pu que rendre encore plus difficile le déroulement du procès.
[14] Après avoir reçu la plainte de Me Slansky contre le juge, le président a demandé à Me Friedland, professeur à la faculté de droit de l’Université de Toronto, d’enquêter sur cette plainte et de lui soumettre un rapport. Le professeur Friedland, membre du Barreau de l’Ontario qui mène une carrière distinguée de chercheur en droit pénal, a produit un rapport important pour le CCM intitulé Une place à part : L’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (Ottawa : Conseil canadien de la magistrature, 1995).
[15] La portée du mandat confié au professeur Friedland est établie dans une lettre datée du 3 mai 2005 dans laquelle Norman Sabourin, directeur exécutif et avocat général principal du CCM, confirme la nomination du professeur Friedland : dossier d’appel, pages 56 à 58. Me Sabourin délimite le rôle de Me Friedland selon la politique du CCM concernant les avocats engagés pour faire enquête dans les affaires relatives à la conduite d’un juge, datée de septembre 2002 [voir le Conseil canadien de la magistrature, Rapport annuel 2002-2003, Annexe F « Politique du Conseil canadien de la magistrature relative aux avocats agissant dans les affaires de déontologie judiciaire », aux pages 55 et 56] (la politique) :
Le rôle de l’avocat menant une enquête supplémentaire consiste essentiellement à obtenir un complément d’information. Les personnes au fait des circonstances entourant la plainte, y compris le juge visé par celle‑ci, seront interrogées. Il est possible que l’on amasse des documents et que l’on procède à leur analyse. Il ne revient pas à l’avocat menant une enquête supplémentaire d’évaluer le bien‑fondé d’une plainte ou de faire des recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou le sous‑comité […]
L’on associe parfois ce rôle à celui d’un « enquêteur ». Cette analogie est fondée dans la mesure où elle n’implique rien d’autre que la recherche et l’éclaircissement des faits. Elle ne l’est pas si l’on entend également par là la recherche des faits dans le cadre d’un processus juridictionnel, c’est‑à‑dire la prise de décisions fondées sur la crédibilité des témoins ou sur le caractère plus ou moins convaincant d’un fait par rapport à un autre. Le rôle de l’avocat menant une enquête supplémentaire consiste simplement à s’efforcer d’apporter des éclaircissements sur les accusations portées contre le juge et à réunir des éléments de preuve qui, s’ils étaient établis, serviraient de fondement à ces accusations ou, au contraire, leur retireraient toute légitimité. L’avocat doit obtenir la réponse du juge sur ces accusations et sur ces éléments de preuve, puis il doit soumettre ces informations au président ou au sous‑comité.
L’avocat menant une enquête supplémentaire a pour rôle d’examiner les allégations qui sont formulées. Le champ de son enquête ne se limite toutefois pas obligatoirement à ces allégations. Si de nouvelles allégations de conduite déplacée ou d’incompétence de la part du juge parviennent à sa connaissance, et que ces allégations sont à la fois graves et vraisemblables, il n’est pas interdit à l’avocat d’enquêter aussi à leur sujet. [Non souligné dans l’original.]
[16] Dans un affidavit souscrit le 9 février 2007 (dossier d’appel, pages 293 et 294) aux fins de la requête de Me Slansky devant la protonotaire, Me Sabourin met en quelque sorte en contexte l’extrait de la politique du CCM reproduit dans la lettre d’engagement du professeur Friedland. Il précise que le rôle d’« enquêteur » du conseiller juridique est plus grand que l’on pourrait le croire à la lecture de la politique.
[17] Ainsi, Me Sabourin a affirmé qu’il était chargé d’établir la portée de l’enquête menée par le conseiller juridique et [traduction] « la nature des conseils fournis » (non souligné dans l’original). Il a ajouté qu’il était attendu du conseiller juridique qu’il [traduction] « soumette l’analyse et les recommandations d’un avocat » (non souligné dans l’original) en ce qui concerne les allégations formulées dans la plainte. Me Sabourin conclut qu’il s’attendait, comme le président, à ce que le rapport de l’avocat constitue un avis juridique, en précisant ce qui suit :
[traduction] […] nous retenons les services d’un conseiller juridique à qui nous demandons de faire enquête sur les faits et de nous soumettre son analyse et ses recommandations au sujet des faits en question dans le cadre de la mission que la loi confie au Conseil et des obligations qu’elle lui impose lorsqu’il est saisi d’une plainte. En effet, c’est la raison pour laquelle les Procédures relatives aux plaintes prévoient qu’un avocat mène une enquête de ce genre; sinon, ce travail pourrait très bien être fait par un enquêteur sans compétences juridiques. [Non souligné dans l’original.]
[18] Le fait que le professeur Friedland ait estampillé la mention [traduction] « le présent document est CONFIDENTIEL et est protégé par le SECRET PROFESSIONNEL DE L’AVOCAT » sur son rapport semble indiquer qu’il envisageait lui aussi son mandat de cette façon.
[19] Dans une lettre de 10 pages datée du 9 mars 2006, Me Sabourin explique à Me Slansky les éléments sur lesquels sont fondées la décision du président selon laquelle la plainte de Me Slansky ne justifiait pas un examen plus approfondi : dossier d’appel, pages 311 à 320.
[20] D’après Me Sabourin, le président était d’avis que, dans le contexte de la difficulté du procès, et compte tenu de la conduite de Me Slansky lui‑même, même si elle était loin d’être parfaite, la façon dont le juge avait dirigé le procès ne constituait pas une inconduite judiciaire. Le président avait conclu que les décisions rendues par le juge n’étaient pas nécessairement toutes adéquates, mais qu’elles ne constituaient pas une preuve de partialité ou de la volonté du juge de faire sciemment fi de la loi.
[21] Me Sabourin a également décrit la démarche suivie par le professeur Friedland pour la rédaction de son rapport (dossier d’appel, page 312), laquelle comprenait ce qui suit : l’examen de 6 000 pages de transcription du procès, les procès‑verbaux des procédures rédigés par les greffiers du tribunal pendant le procès et 78 des décisions rendues par le juge avant et pendant le procès; et des entrevues menées par le professeur Friedland auprès du juge, de Me Slansky, du procureur de la Couronne désigné, du directeur régional des procureurs de la Couronne et du juge principal régional. Le professeur Friedland a également écouté l’enregistrement de parties du procès particulièrement intenses.
[22] Me Sabourin a fait remarquer que le président n’avait pas suivi la suggestion de Me Galati d’interroger les membres du [traduction] « barreau local », parce que les entrevues menées par le professeur Friedland contenaient suffisamment de renseignements pour lui permettre d’évaluer la plainte. En outre, la prédilection du juge pour les affaires de justice pénale, et surtout pour ce qui est de la détermination de la peine, était évidente dans les entrevues avec celui‑ci et dans certaines de ses décisions publiées.
[23] Dans sa demande de contrôle judiciaire du rejet de la plainte, Me Slansky allègue, entre autres choses, que l’enquête menée par le CCM au sujet de la plainte était inadéquate, que l’interprétation de la conduite du juge était erronée en droit et que le CCM avait outrepassé sa compétence en « jugeant de façon erronée et viciée » que le comportement de Me Slansky durant le procès excusait l’inconduite du juge.
C. CADRE LÉGISLATIF
[24] La Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J‑1, est la principale loi qui s’applique en l’espèce. Le paragraphe 59(1) de la Loi établit le CCM, qui est composé du juge en chef du Canada, président du CCM, et des juges en chef, des juges en chef adjoints et d’autres juges principaux désignés de l’ensemble du Canada nommés par le gouvernement fédéral.
[25] Le paragraphe 60(1) de la Loi précise la mission du CCM. Le paragraphe 60(2) précise les moyens dont dispose le CCM pour remplir cette mission; l’alinéa c) est directement pertinent en l’espèce :
60. (1) Le Conseil a pour mission d’améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux. |
Mission du Conseil |
(2) Dans le cadre de sa mission, le Conseil a le pouvoir : […] c) de procéder aux enquêtes visées à l’article 63; |
Pouvoirs |
[26] L’article 62 autorise le CCM à retenir les services de tiers lorsqu’il juge que cela est nécessaire pour lui permettre de s’acquitter de ses fonctions, dont les services de conseillers juridiques pour l’assister dans la tenue d’enquêtes :
62. Le Conseil peut employer le personnel nécessaire à l’exécution de sa mission et engager des conseillers juridiques pour l’assister dans la tenue des enquêtes visées à l’article 63. [Non souligné dans l’original.] |
Nomination du personnel |
[27] Le paragraphe 63(2) précise que le CCM peut mener une enquête concernant toute plainte ou allégation formulée à l’égard d’un juge nommé par le gouvernement fédéral. Le paragraphe 63(5) autorise le CCM à empêcher la publication de renseignements issus d’une enquête menée en vertu de cette disposition, et le paragraphe 63(6) permet la tenue d’une enquête publique ou à huis clos, à moins que le ministre de la Justice n’exige qu’elle soit publique :
63. […] |
|
(5) S’il estime qu’elle ne sert pas l’intérêt public, le Conseil peut interdire la publication de tous renseignements ou documents produits devant lui au cours de l’enquête ou découlant de celle‑ci. |
Protection des renseignements |
(6) Sauf ordre contraire du ministre, les enquêtes peuvent se tenir à huis clos. |
Publicité de l’enquête |
[28] À l’issue de l’enquête, le CCM doit communiquer ses conclusions au ministre, et il peut recommander la révocation s’il est d’avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions, entre autres pour motifs d’inconduite :
65. (1) À l’issue de l’enquête, le Conseil présente au ministre un rapport sur ses conclusions et lui communique le dossier. |
Rapport du Conseil |
(2) Le Conseil peut, dans son rapport, recommander la révocation s’il est d’avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions pour l’un ou l’autre des motifs suivants : […] b) manquement à l’honneur et à la dignité. |
Recommandation au ministre |
[29] Les dispositions législatives établissant les pouvoirs et les procédures disciplinaires du CCM s’ajoutent aux autres pouvoirs de révocation des juges :
71. Les articles 63 à 70 n’ont pas pour effet de porter atteinte aux attributions de la Chambre des communes, du Sénat ou du gouverneur en conseil en matière de révocation des juges ou des autres titulaires de poste susceptibles de faire l’objet des enquêtes qui y sont prévues. |
Maintien du pouvoir de révocation |
[30] Les Procédures relatives à l’examen des plaintes déposées au Conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale (Ottawa : Conseil canadien de la magistrature, approuvées en 2002) (Procédures relatives aux plaintes) [voir le Rapport annuel 2002-2003, Annexe E du Conseil canadien de la magistrature, aux pages 49 à 53] donnent corps au processus d’enquête du CCM sur les plaintes portées contre les juges qu’établissent les dispositions de la loi. Les Procédures relatives aux plaintes ont été modifiées en 2010. Cependant, comme c’est la version de 2002 qui est pertinente en l’espèce, des extraits de cette version sont reproduits dans les présents motifs.
[31] L’article 3.2 des Procédures relatives aux plaintes décrit la première étape suivant la réception d’une plainte par le CCM :
3.2 Le directeur exécutif transmet un dossier au président ou à un vice‑président du comité sur la conduite des juges conformément aux directives du président du comité. Ni le président non plus que les vice‑présidents ne doivent examiner un dossier mettant en cause un juge qui est membre de la même cour qu’eux.
[32] Si le président ne clôt pas sommairement le dossier au motif, notamment, que la plainte est manifestement dénuée de tout fondement ou qu’elle n’est pas du ressort du CCM (alinéa 3.5a)), il peut demander des renseignements supplémentaires au demandeur ou des commentaires au juge faisant l’objet de la plainte (alinéas 3.5b) et c)). L’article 5.1 établit les possibilités offertes au président une fois qu’il a reçu une réponse à ses demandes. L’alinéa 5.1c) est directement pertinent en l’espèce :
5.1 Le président examine la réponse du juge et du juge en chef, de même que tout autre document pertinent reçu en réponse à la plainte. Il peut prendre l’une ou l’autre des décisions suivantes :
a) fermer le dossier dans l’un ou l’autre cas suivant :
(i) il conclut que la plainte est dénuée de fondement ou qu’elle ne nécessite pas un examen plus poussé,
(ii) le juge reconnaît que sa conduite était déplacée et le président est d’avis qu’il n’est pas nécessaire de prendre d’autres mesures en ce qui concerne la plainte;
b) mettre le dossier en suspens en attendant l’application de mesures correctives conformément à l’article 5.3;
c) demander à un avocat de mener une enquête supplémentaire et de rédiger un rapport, si le président est d’avis qu’un tel rapport faciliterait l’examen de la plainte;
d) déférer le dossier à un comité d’examen. [Non souligné dans l’original.]
[33] L’article 1 des Procédures relatives aux plaintes définit le terme « avocat » comme suit :
« avocat » Un avocat qui n’est pas un employé du Conseil.
[34] L’article 7 contient deux dispositions qui s’appliquent lorsque le président demande à un avocat de mener une enquête supplémentaire en vertu de l’alinéa 5.1c) :
7.1 Si le président demande à un avocat de mener une enquête supplémentaire en vertu de l’alinéa 5.1c), le directeur exécutif en informe le juge et son juge en chef.
7.2 L’avocat fournit au juge suffisamment de renseignements sur les allégations formulées et les éléments de preuve qui s’y rapportent pour lui permettre de présenter une réponse complète à leur égard; toute réponse du juge est incorporée au rapport de l’avocat.
[35] Dans le cas où, après avoir examiné le rapport de l’avocat, le président décide de clore le dossier pour l’un ou l’autre des motifs prévus à l’article 5.1, le directeur exécutif doit fournir au juge un exemplaire de la lettre par laquelle il informe le plaignant de la fermeture du dossier (article 8.2).
[36] La politique du CCM contient des détails concernant le rôle de l’avocat à qui le président demande, en vertu de l’alinéa 5.1c) des Procédures relatives aux plaintes, « de mener une enquête supplémentaire et de rédiger un rapport » pour l’aider dans l’examen de la plainte. Les dispositions de cette politique qui sont pertinentes en l’espèce sont citées au paragraphe 15 des présents motifs.
D. DÉCISION DE LA PROTONOTAIRE
[37] La protonotaire Milczynski a accueilli la requête de Me Slansky visant à faire verser, conformément à la règle 318 des Règles, le rapport Friedland au dossier administratif du rejet de sa plainte par le CCM, qu’il conteste dans une demande de contrôle judiciaire. La protonotaire a affirmé que la relation entre le CCM et le professeur Friedland ne correspondait pas à la relation entre un avocat et son client, puisque l’objectif déclaré était la cueillette de renseignements à des fins d’enquête, et non la prestation de conseils juridiques.
[38] Par conséquent, la protonotaire a déclaré que le rapport n’était pas protégé de la divulgation par un privilège de la consultation juridique pour autant que la portée de ce rapport était limitée à son objectif, c’est‑à‑dire l’enquête. Toutefois, elle a conclu que le professeur Friedland avait également fourni une analyse juridique pertinente par rapport à la façon dont le président devrait traiter la plainte, y compris l’allégation de partialité. Elle a ordonné à l’avocat représentant le CCM pour la requête de repérer les passages du rapport relevant du conseil juridique afin d’aider le tribunal à décider ce qui devait être expurgé avant la divulgation.
[39] La protonotaire a également rejeté l’argument du CCM concernant le privilège d’intérêt public, au motif que la non‑divulgation du rapport minerait la confiance du public à l’égard de l’intégrité du processus de plaintes et empêcherait Me Slansky de se prévaloir de son droit à un examen en bonne due forme de sa demande de contrôle judiciaire. Elle a fait remarquer qu’il n’y avait aucun précédent concernant l’extension du privilège d’intérêt public aux faits consignés au cours d’une enquête, et elle a conclu que rien n’indiquait que la divulgation nuirait au processus d’enquête du CCM.
E. DÉCISION DU JUGE DE LA COUR FÉDÉRALE
[40] Le juge de Montigny a fait droit à la requête présentée par le CCM en vertu de la règle 51 visant à faire annuler la décision de la protonotaire. En ce qui concerne le privilège de la consultation juridique, il a conclu que, à la lumière de l’ensemble des circonstances, il existait une relation d’avocat et de client entre le professeur Friedland et le CCM. À cet égard, le fait de ne tenir compte que d’un seul document, comme la politique du CCM ou la lettre d’engagement, était une erreur. Le juge de Montigny conclut (au paragraphe 52) que la tâche consistant à cerner les faits pertinents par rapport à la décision devant être prise par le président était « essentiellement […] une activité juridique », et que les parties du rapport portant sur les faits ne pouvaient être retranchées. Le juge a toutefois ordonné la divulgation des documents publics consultés par le professeur Friedland, dont 6 000 pages de transcription du procès.
[41] Le juge de Montigny a rejeté l’argument selon lequel la protection de l’indépendance judiciaire justifiait le privilège d’intérêt public. Toutefois, il a conclu que l’intérêt public à l’égard de la protection de l’intégrité du processus officieux d’enquête du CCM justifiait la non‑divulgation du rapport, surtout que la lettre de Me Sabourin à Me Slansky contenait suffisamment d’information au sujet des éléments sur lesquels était fondée la décision du président pour permettre à Me Slansky de se faire une idée de la cause qu’il doit présenter.
[42] Enfin, le juge de Montigny a affirmé que les demandes de contrôle judiciaire ne sont converties en actions que dans des circonstances exceptionnelles inexistantes en l’espèce. Me Sabourin avait fourni beaucoup de renseignements à Me Slansky au sujet des éléments sur lesquels la décision du président était fondée. En outre, même si Me Slansky avait été en mesure de connaître le nom de toutes les personnes interviewées par le professeur Friedland, il n’était pas certain que celles‑ci puissent livrer un témoignage pertinent si elles étaient citées à comparaître dans le cadre d’un procès.
F. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
[43] La principale question en litige devant être examinée dans les présents motifs consiste à décider si le rapport Friedland est inclus dans le volet conseil juridique du secret professionnel de l’avocat. Avant de me pencher sur cette question, je vais en examiner brièvement trois autres.
i) norme de contrôle
[44] L’avocat de Me Slansky a affirmé que le juge a commis une erreur de droit en n’appliquant pas une norme de contrôle empreinte de déférence à la décision de la protonotaire concernant une question (la divulgation du rapport Friedland) dont personne n’affirmait qu’elle avait une influence déterminante sur l’issue du principal dans la demande de contrôle judiciaire : voir Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.); Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450, au paragraphe 18.
[45] Pour cette raison, et parce qu’il n’a pas été affirmé que la protonotaire avait procédé à une mauvaise interprétation des faits, le juge de Montigny a déclaré (au paragraphe 32) que la décision de la protonotaire ne pouvait être infirmée que s’il était possible de
[…] démontrer clairement que cette décision est mal fondée en ce sens qu’elle reposait sur un principe erroné ou sur une mauvaise interprétation de la loi.
[46] L’avocat de Me Slansky a soutenu que le juge de Montigny avait correctement formulé le critère juridique applicable au contrôle des décisions des protonotaires, mais qu’il avait en réalité simplement substitué son opinion à celle de la protonotaire à l’égard de questions ne constituant pas purement des questions de droit ou de principe. Je rejette cet argument.
[47] Le juge de Montigny n’a pas souscrit à la conclusion de la protonotaire concernant la question du privilège de la consultation juridique, c’est‑à‑dire qu’une relation entre un avocat et son client n’avait pas été établie. Il a affirmé que la protonotaire n’avait pas tenu compte de l’ensemble des circonstances pertinentes quant à cette question, notamment de la nature de la tâche confiée au professeur Friedland. Selon lui, la protonotaire s’était plutôt concentrée à tort sur la lettre d’engagement et sur les dispositions de la politique du CCM concernant le rôle des avocats. Le juge de Montigny a également affirmé que le retranchement de parties factuelles d’une communication confidentielle constituait une erreur de droit. J’estime qu’il s’agit là de questions de droit ou de principe à l’égard desquelles un protonotaire n’a pas droit à la déférence.
[48] En ce qui concerne le privilège d’intérêt public, j’estime que l’erreur de principe justifiant l’intervention du juge est l’insistance manifeste de la protonotaire sur le fait que le CCM devait produire des témoignages que les personnes interrogées par le professeur Friedland auraient été moins bien disposées à livrer si elles avaient su que son rapport serait divulgué dans le cadre d’une procédure judiciaire. La protonotaire n’a par ailleurs accordé pratiquement aucun poids à la question des ressources supplémentaires qui seraient nécessaires si le CCM devait régulièrement recourir à des audiences formelles devant des comités d’examen en raison du fait que l’efficacité de son processus informel d’enquête serait minée par une incapacité d’assurer la confidentialité des rapports d’avocat.
[49] J’estime que le juge n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas une norme de contrôle empreinte de déférence à la décision de la protonotaire.
ii) renonciation
[50] Durant les débats devant notre Cour, on a laissé entendre que le CCM avait renoncé à tout privilège dont il aurait pu jouir à l’égard du rapport Friedland. Cette affirmation était fondée sur la déclaration suivante figurant dans les motifs de la protonotaire (au paragraphe 31) :
Lors de l’instruction de la requête, la Cour a été informée que le CCM avait par la suite communiqué une copie du rapport Friedland au Barreau du Haut‑Canada en vue de le faire verser au dossier de l’enquête qu’il menait au sujet de la plainte déposée par le juge Thompson contre Me Slansky, et qu’une autre copie avait été envoyée aux mêmes fins au Sous‑procureur général, à la demande du juge Thompson.
Néanmoins, la protonotaire a conclu que toute divulgation au Barreau aux fins de son enquête concernant la plainte portée contre Me Slansky ne constituait pas une renonciation à un privilège, puisque le CCM et le Barreau ont un intérêt commun tenant au traitement en bonne et due forme des plaintes portées contre les responsables de l’administration de la justice. La protonotaire n’a pas mentionné l’autre copie du rapport qui aurait été envoyée au sous‑procureur général.
[51] En outre, Me Slansky a affirmé dans un affidavit supplémentaire souscrit le 8 juin 2009 (dossier d’appel, page 341) qu’un avocat lui avait dit, au cours d’une réunion réglementaire du Barreau au sujet de la plainte portée contre lui, que le professeur Friedland avait dit que l’exposé au jury présenté par Me Slansky lors du procès pour meurtre était l’un des meilleurs qu’il ait jamais lus. Comme le professeur Friedland lui avait dit la même chose durant l’entrevue, Me Slansky en a conclu que le CCM devait avoir transmis le rapport au Barreau aux fins de la procédure disciplinaire intentée contre lui. Cette conclusion n’est toutefois pas justifiée, puisqu’il est tout aussi possible que l’avocat ait entendu le compliment de la bouche du professeur Friedland.
[52] Il s’agit là des seuls éléments du dossier pouvant donner à penser que le CCM avait transmis le rapport Friedland au Barreau et au sous‑procureur général de l’Ontario. Il semble que Me Slansky n’ait pas abordé la question de la renonciation devant le juge de Montigny, et son avocat ne l’a pas soulevée dans le mémoire des faits et du droit qu’il a présenté dans le cadre de l’appel devant notre Cour. Lorsque la question a été abordée à l’audience devant notre Cour à la suite de questions posées par un juge, l’avocat du CCM a consulté Me Sabourin et déclaré que ce dernier lui avait dit qu’il n’avait connaissance d’aucune divulgation du rapport. L’avocat de Me Slansky n’a pas fait de commentaires.
[53] J’estime que les éléments de preuve versés au dossier ne suffisent pas à établir que le CCM a renoncé à son privilège en fournissant des copies du rapport au Barreau ou au sous‑procureur général de l’Ontario.
iii) conversion
[54] La conversion de la demande en action ne doit être examinée en l’espèce que si le rapport Friedland est confidentiel. Comme la protonotaire a conclu qu’il ne l’était pas, elle n’a pas eu à trancher cette question.
[55] Ayant conclu que le rapport était confidentiel, le juge de Montigny a dû examiner la requête de Me Slansky concernant la conversion de sa demande de contrôle judiciaire en action aux termes de l’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales. Comme le rejet de la requête de conversion par le juge de Montigny était de nature discrétionnaire, la décision ne sera cassée en appel que si elle était déraisonnable à la lumière des faits ou erronée en droit.
[56] Le juge de Montigny a examiné attentivement la question (aux paragraphes 86 à 94), et il a affirmé à juste titre que les tribunaux ne devraient accueillir les requêtes de conversion « que dans des circonstances exceptionnelles » (au paragraphe 87). Son affirmation est fondée sur le paragraphe 18.4(1), qui prévoit que la Cour fédérale « statue à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes. L’application du pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale de convertir une demande en action en application du paragraphe 18.4(2) ne constitue qu’une exception très rare à la règle générale énoncée au paragraphe (1), comme le montre la jurisprudence citée par le juge de Montigny (aux paragraphes 88 et 89).
[57] Le juge de Montigny fait remarquer (au paragraphe 90), que Me Slansky n’appuie sa demande de conversion que sur l’idée selon laquelle les faits pertinents quant à sa contestation du rejet de sa plainte par le CCM ne pouvaient être établis par voie d’affidavit, ce qui empêchait de régler [traduction] « plusieurs lacunes, contradictions et questions factuelles dans la preuve ». Le juge de Montigny a cependant affirmé que toutes les « lacunes » ont été comblées adéquatement par l’explication détaillée de la décision du président que Me Sabourin a fournie à Me Slansky. Il a ajouté que, même s’il existait des lacunes, il n’était pas du tout clair que celles‑ci puissent être comblées par des témoignages de vive voix, étant donné notamment que Me Slansky n’aurait pas accès au rapport confidentiel.
[58] Le juge de Montigny a conclu (au paragraphe 93) que la question clé à trancher était celle de savoir si les éléments de preuve obtenus par affidavit seraient inadéquats pour le traitement équitable des allégations formulées dans la demande de contrôle judiciaire, et non de savoir si ceux qui pourraient être recueillis au cours d’un procès seraient supérieurs. L’application de ce critère ne l’a pas convaincu que les circonstances de l’espèce justifiaient la conversion de la demande en action.
[59] Il s’agit là de la seule question à l’égard de laquelle l’avocat du procureur général a pris position. Comme le CCM, il a appuyé la décision du juge de Montigny selon laquelle il n’était pas indiqué de procéder à la conversion.
[60] J’estime que l’analyse du juge de Montigny ne contient aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Une bonne partie des arguments avancés par l’avocat de Me Slansky devant la Cour visaient essentiellement à montrer que les éléments de preuve qui seraient recueillis au cours d’un procès seraient susceptibles d’être supérieurs à ceux qu’ont permis de recueillir les affidavits. Il ne s’agit toutefois pas du critère applicable.
[61] L’avocat de Me Slansky appuie fortement son raisonnement sur l’arrêt Payne v. Ontario Human Rights Commission, 2000 CanLII 5731, 192 D.L.R. (4th) 315 (C.A. Ont.). J’estime toutefois que cet arrêt n’appuie pas vraiment la cause de Me Slansky, puisqu’il concerne une autre question, à laquelle un critère différent s’applique : il s’agissait dans ce cas de savoir si la demanderesse avait le droit de signifier un avis d’examen au greffier de la Commission en vertu de la règle 39.03 des Règles de procédure civile de l’Ontario [R.R.O. 1990, Règl. 194] dans le but d’obtenir tous les documents en possession de la Commission qui seraient pertinents à l’égard de l’affaire.
[62] De toute façon, si le rapport Friedland est confidentiel — et la question de la conversion ne se pose que si c’est le cas —, il ne pourrait être divulgué dans le cadre d’un procès. En outre, Me Slansky a été informé des documents publics consultés par le professeur Friedland et a reçu une explication complète concernant les éléments sur lesquels le président a fondé sa décision.
[63] Dans ces circonstances, je n’interviendrais pas dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de Montigny pour refuser de convertir la demande en action.
QUESTION 1 : Le rapport Friedland est‑il protégé par le secret professionnel de l’avocat?
i) introduction
[64] J’ai examiné l’affirmation du CCM selon laquelle le rapport Friedland est protégé par le secret professionnel de l’avocat, en gardant en tête les quatre caractéristiques suivantes du privilège, et en particulier du privilège du conseil juridique.
[65] Premièrement, le secret professionnel de l’avocat comporte deux volets : le privilège relatif au litige et le privilège de la consultation juridique. Le volet qu’on demande d’appliquer au rapport Friedland est celui du privilège de la consultation juridique. Celui‑ci touche les communications entre l’avocat et son client aux fins de l’obtention ou de la prestation de conseils juridiques. Il s’agit d’un privilège dont jouit le client, et non l’avocat.
[66] Le privilège de la consultation juridique est fondé sur le fait que les personnes qui ont besoin de l’aide d’un avocat doivent être en mesure de divulguer en toute franchise tous les renseignements dont l’avocat a besoin pour leur donner de bons conseils dans un contexte juridique : voir, par exemple, Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574 (Blood Tribe), au paragraphe 9.
[67] Sans cette garantie de confidentialité, les personnes concernées pourraient ne pas être disposées à tout révéler à leur avocat, ce qui pourrait miner leur capacité de faire valoir leurs droits prévus par la loi ou encore de s’acquitter de leurs devoirs également prévus par la loi et pourrait aussi miner l’intégrité du processus d’administration de la justice : R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445, au paragraphe 2. Ainsi, c’est la règle de droit qui justifie au bout du compte l’existence du privilège : Three Rivers District Council & Ors v. Bank of England, 2004 UKHL 48 (BAILII), [2004] 3 W.L.R. 1274, au paragraphe 34.
[68] Deuxièmement, le privilège s’applique non seulement aux communications entre le client et l’avocat, mais également aux communications entre l’avocat et le client, y compris les conseils donnés par l’avocat concernant des questions juridiques au sujet desquelles il a été consulté par un fonctionnaire ou un organisme public dans le contexte de l’acquittement des responsabilités prévues par la loi. Ainsi, dans l’arrêt Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809 (Pritchard), la Commission a obtenu la protection de la confidentialité d’un avis juridique qui lui avait été fourni par l’un de ses avocats et sur lequel elle avait fondé sa décision de ne pas exercer le pouvoir que lui confère la loi de renvoyer à l’arbitrage une plainte en matière de discrimination.
[69] Il découle de la justification du privilège de la consultation juridique que celui‑ci ne protège pas la confidentialité des communications entre des tierces parties et un avocat, à tout le moins lorsque le tiers ne représente pas le client : General Accident Assurance Co. v. Chrusz, 1999 CanLII 7320, 45 R.J.O. (3e) 321 (C.A.) (Chrusz), aux paragraphes 120 à 122 (le juge Doherty); College of Physicians of B.C. c. British Columbia (Information and Privacy Commissioner), 2002 BCCA 665, [2003] 2 W.W.R. 279 (College of Physicians of B.C.), aux paragraphes 45 à 58.
[70] Par conséquent, toute analyse, dans le rapport, des déclarations faites sous le sceau de la confidentialité devant le professeur Friedland par les personnes qu’il a interrogées ne fait pas l’objet du privilège de la consultation juridique. Cela ne règle cependant pas la question de savoir si un privilège d’intérêt public s’applique.
[71] Troisièmement, lorsque l’application du privilège de la consultation juridique à une communication a été établie à la lumière des faits d’une affaire donnée et qu’aucune des quelques exceptions possibles ne s’applique (à ce sujet, voir l’article d’Adam M. Dodek intitulé « Reconceiving Solicitor‑Client Privilege » (2010), 35 Queen’s L.J. 493, aux pages 514 à 516), le privilège est « aussi absolu que possible », et, une fois qu’il est établi, il « ne nécessite pas une évaluation des intérêts dans chaque cas » : R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445 [précité], au paragraphe 35. À ce dernier égard, le privilège juridique diffère du privilège d’intérêt public. J’ajouterai également que, lorsqu’une communication est jugée privilégiée, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur le fait qu’il soit sage ou non de demander qu’elle le soit.
[72] La recherche de la vérité dans le cadre de la procédure ne devrait pas être vue comme étant le seul « vrai » principe, auquel les demandes de protection de la confidentialité des communications fondées sur le secret professionnel de l’avocat seraient subordonnées, celles‑ci étant [traduction] « un mal nécessaire ne devant être toléré que dans les situations les plus claires » : Chrusz, au paragraphe 67. Les règles 317 et 318 ne constituent pas des dispositions supprimant le privilège avocat‑client : Pritchard, aux paragraphes 32 à 36.
[73] Quatrièmement, le privilège juridique est fondé sur la catégorie à laquelle la communication appartient, et non sur le contenu de celle‑ci. Ainsi, une fois qu’il est établi que la communication est incluse dans la portée définie du privilège, le tribunal n’examine pas le contenu du document en question dans le but de décider si sa divulgation est susceptible de nuire à la libre circulation de l’information que le privilège juridique vise à protéger.
ii) les éléments du privilège de la consultation juridique
[74] Les quatre éléments du critère servant à décider si une communication fait l’objet du privilège de la consultation juridique sont bien établis : il doit s’agir 1) d’une communication entre un avocat et son client; 2) qui comporte une consultation ou un avis juridiques; 3) que les parties considèrent de nature confidentielle; et 4) qui n’avait pas pour objectif de permettre la perpétration d’un acte illégal : voir Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 837; Pritchard, au paragraphe 15.
[75] L’avocat de Me Slansky n’a pas contesté le fait que le rapport était considéré par les parties concernées comme étant confidentiel. Le professeur Friedland a posé un tampon qui le précisait sur le rapport. Comme je l’ai déjà mentionné, je ne suis pas convaincu que le CCM a par la suite renoncé à la confidentialité du rapport. Le quatrième élément du critère de l’arrêt Solosky n’est pas pertinent en l’espèce.
[76] La principale question à trancher en l’espèce est celle de savoir si le président a eu recours aux services du professeur Friedland à titre d’avocat pour qu’il lui fournisse des conseils juridiques afin de l’aider à décider s’il devait rejeter la plainte ou la déférer à une audience.
[77] Les tribunaux ont affirmé que la consultation juridique inclut non seulement le fait d’expliquer le droit à un client, mais également la prestation de conseils [traduction] « sur les mesures raisonnables et prudentes à prendre dans le contexte juridique en cause » : Balabel v. Air India, [1988] Ch. 317 (C.A.), à la page 330, cité avec approbation dans l’arrêt Blood Tribe v. Canada (Attorney General), 2010 ABCA 112 (CanLII), 487 A.R. 71, au paragraphe 26.
[78] En outre, comme l’a fait remarquer la juge Steel dans l’arrêt Gower v. Tolko Manitoba Inc., 2001 MBCA 11 (CanLII), 196 D.L.R. (4th) 716 (Gower), au paragraphe 22, cette question est [traduction] « étroitement liée à la question de savoir si l’avocat agissait en tant qu’avocat assumant des fonctions juridiques professionnelles ».
[79] Dans l’arrêt Blood Tribe, le juge Binnie a dans une certaine mesure élargi la portée du privilège de la consultation juridique en déclarant (au paragraphe 10) que le secret professionnel de l’avocat est
[…] applicable à toutes les communications entre un client et son avocat lorsque ce dernier donne des conseils juridiques ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat et non en qualité de conseiller d’entreprise ou à un autre titre que celui de spécialiste du droit. [Non souligné dans l’original.]
Ainsi, une relation entre un avocat et son client est établie aux fins du privilège si l’avocat s’est vu demander de fournir des conseils juridiques ou d’agir en tant qu’avocat à d’autres égards, c’est‑à‑dire d’offrir des services liés à une question juridique concernant le client pour la prestation desquels il est nécessaire de posséder les compétences professionnelles et les connaissances d’un avocat.
iii) les avocats et les enquêtes : la jurisprudence
[80] Gower est l’arrêt de principe à l’égard du privilège de consultation juridique concernant un rapport rédigé par un avocat chargé par un client d’enquêter sur une plainte en matière de conduite inappropriée. La question à trancher dans l’arrêt Gower était celle de savoir si le demandeur d’une poursuite pour congédiement injustifié pouvait faire produire un rapport rédigé par une avocate à la demande du défendeur, l’employeur du demandeur.
[81] L’avocate avait été chargée de mener une enquête sur une plainte de harcèlement sexuel portée contre le demandeur [traduction] « en tant qu’avocate de l’employeur aux fins de la rédaction d’un rapport sur les faits et de la prestation de conseils juridiques en fonction du contenu de ce rapport » (au paragraphe 5). La Cour a affirmé (au paragraphe 12) que l’intégralité du rapport, y compris la section de constatation des faits, faisait l’objet du privilège de la consultation juridique, au motif que [traduction] « le rapport dans son ensemble est un rapport d’enquête donnant lieu à la formulation de conseils juridiques ».
[82] Quant à ce qui constitue une « consultation juridique » aux fins du privilège, la Cour a déclaré ce qui suit (au paragraphe 19) :
[traduction] […] la consultation juridique ne se limite pas à la description de l’état du droit pour le client. Elle inclut les conseils concernant ce qui devrait être fait dans le contexte juridique pertinent. Elle doit nécessairement inclure la vérification des faits ou l’enquête sur les faits qui constitueront le fondement des conseils offerts. Les tribunaux ont constamment reconnu que l’enquête peut constituer une partie importante des services juridiques fournis à un client par un avocat, pour autant qu’elle est liée à la prestation de ces services juridiques.
[83] La Cour a affirmé (au paragraphe 37) que, si l’avocate avait été chargée seulement d’enquêter et de constater les faits, son travail n’aurait pas consisté en la prestation de conseils juridiques, et le rapport n’aurait pas été confidentiel. La Cour s’est toutefois dite convaincue (au paragraphe 38) qu’on avait aussi demandé à l’avocate de formuler des recommandations ainsi que des conseils sur les répercussions de celles‑ci sur le plan juridique. Comme la constatation des faits était inextricablement liée à la prestation de ce service juridique, la partie du rapport consistant en la constatation des faits par l’avocat a aussi été considérée comme étant confidentielle.
[84] L’arrêt College of Physicians of B.C. a découlé d’une plainte d’inconduite portée contre un médecin. L’une des questions soulevées était de savoir si les rapports d’experts obtenus par l’avocate interne du collège dans le cadre de son enquête concernant la plainte étaient visés par le privilège de la consultation juridique.
[85] Suivant la démarche adoptée dans l’arrêt Gower, la Cour a déclaré, dans l’arrêt College of Physicians of B.C., que le privilège de la consultation juridique peut s’appliquer à une communication entre un avocat et un comité de l’organisme réglementaire faite dans le contexte de la prestation de conseils juridiques concernant l’acquittement de son devoir prévu par la loi de décider si une plainte devrait faire l’objet d’une enquête approfondie. La Cour a conclu (au paragraphe 42) que l’avocate avait reçu pour instructions
[traduction] […] de recueillir les faits nécessaires pour donner au [comité relatif à la conduite sexuelle du collège] un avis juridique au sujet de ses obligations légales par suite de la plainte. Elle avait donc été engagée pour donner une opinion juridique à son client.
Cependant, en se fondant sur l’arrêt Chrusz, la Cour a affirmé que les rapports d’experts n’étaient pas visés par le secret professionnel de l’avocat, puisqu’il s’agissait de communications entre l’avocate et des tierces parties qui ne représentaient pas le collège, c’est‑à‑dire le client de l’avocate.
[86] Dans une décision antérieure, Wilson v. Favelle, 1994 CanLII 1152, 26 C.P.C. (3d) 273 (C. supr. C.‑B.) (Wilson), le protonotaire a insisté sur l’importance de la portée du rôle attribué à un avocat pour ce qui est de décider si le privilège de la consultation juridique s’applique. Une avocate de l’extérieur avait été chargée par le ministère de la Santé de la Colombie‑Britannique d’enquêter sur une plainte d’inconduite formulée par le demandeur, qui était un employé du ministère. Le demandeur a demandé la production du rapport de l’avocate, ce à quoi le gouvernement de la province s’est opposé au motif que le rapport était protégé par le secret professionnel de l’avocat.
[87] Le contrat conclu entre l’avocate et le Ministère précisait que l’avocate devait enquêter sur les allégations formulées en interrogeant le plaignant. Elle devait ensuite rédiger un rapport sur les faits à l’intention du sous‑ministre et l’aviser de toute entorse aux normes de conduite applicables aux employés de la fonction publique et de tout préjudice touchant la capacité du ministère d’exécuter ses fonctions ou la réputation de la Couronne ou de ses employés. Les modalités du contrat ont par la suite été précisées dans un affidavit indiquant qu’elles incluaient la prestation de conseils juridiques au sous‑ministre.
[88] Le protonotaire a accueilli la requête de production du rapport au motif que les modalités du contrat de l’avocate n’établissaient pas de relation entre un avocat et son client. Il n’a accordé aucun poids à l’affidavit précisant après coup les instructions que devait suivre l’avocate.
[89] Contrairement aux documents examinés dans le cadre des arrêts Gower et College of Physicians of B.C., la lettre d’engagement du professeur Friedland ne parlait pas expressément de la prestation de conseils juridiques au président. Le professeur Friedland a plutôt reçu pour instruction précise de ne pas conseiller le président à l’égard de la décision qu’il devrait rendre selon lui au sujet de la plainte. L’arrêt Blood Tribe est toutefois venu modifier dans une certaine mesure la jurisprudence formulée dans le cadre de ces décisions en précisant qu’une relation entre un avocat et son client est établie si l’avocat est chargé de fournir des services dans un contexte juridique exigeant les compétences et les connaissances d’un avocat, même si ces services peuvent ne pas être perçus comme étant des services juridiques au sens courant du terme, par exemple parce que l’avocat n’informe pas le client de ses droits et de ses devoirs ni ne le conseille expressément sur les mesures qu’il devrait prendre vu la situation dans laquelle il se trouve sur le plan juridique.
[90] Pour décider si le professeur Friedland avait été chargé de fournir des conseils juridiques ou d’agir d’une autre manière en qualité d’avocat, il faut répondre à deux questions. Premièrement, quelle était la portée du mandat que lui avait donné le CCM? Deuxièmement, peut‑on affirmer à juste titre que ce mandat consistait à « donne[r] des conseils juridiques ou agi[r], d’une autre manière, en qualité d’avocat »?
iv) Le mandat du professeur Friedland
[91] L’avocat de Me Slansky affirme que la lettre d’engagement du professeur Friedland est fondée sur les dispositions de la politique du CCM. Selon ces dispositions, en tant qu’avocat, son rôle se limitait à mener une enquête sur la plainte en consignant les faits et en éclaircissant les allégations, de façon à aider le président à décider de la façon adéquate de traiter la plainte.
[92] Il ajoute qu’il est clair d’après les arrêts Gower; College of Physicians of B.C.; et la décision Wilson que les rapports des avocats chargés d’enquêter sur les faits liés à une plainte ne sont pas visés par le privilège de la consultation juridique, à moins que le mandat des avocats n’inclue aussi la prestation de conseils juridiques.
[93] L’avocat affirme que le rôle du professeur Friedland n’était pas de fournir des conseils juridiques ou d’autres services de cette nature. Il était plutôt analogue à celui des enquêteurs sur les droits de la personne qui examinent des plaintes de discrimination et présentent un rapport à la Commission en lui indiquant si la tenue d’une audience d’arbitrage est justifiée ou non. Il dit que ces enquêteurs ne sont pas en général des avocats et que leurs rapports sont normalement divulgués aux demandeurs par souci d’équité.
[94] Il y aurait peut‑être beaucoup de choses à dire pour appuyer ce point de vue si la nature du mandat du professeur Friedland ne devait être déterminée que par référence à la politique du CCM dans la lettre d’engagement, sans qu’il soit tenu compte du contexte par ailleurs. Toutefois, quoique le mandat constitue une preuve importante de l’établissement d’une relation entre un avocat et son client, les modalités de celui‑ci ne sont pas nécessairement déterminantes (voir l’arrêt Gower, au paragraphe 40), et elles doivent être interprétées à la lumière de toutes les circonstances pertinentes.
[95] La description du mandat du professeur Friedland figurant dans la lettre d’engagement est fondée sur la politique du CCM concernant le rôle des avocats. Selon les extraits de la politique cités dans la lettre, le rôle de l’avocat menant une enquête supplémentaire concernant une plainte consiste à « obtenir un complément d’information », à « s’efforcer d’apporter des éclaircissements sur les accusations portées » et à « réunir des éléments de preuve qui, s’ils étaient établis, serviraient de fondement à ces accusations ou, au contraire, leur retireraient toute légitimité ». En outre, la politique précise qu’il « est possible que [l’avocat] amasse des documents et [qu’il] procède à leur analyse » (non souligné dans l’original).
[96] La politique ne précise pas ce que suppose la « recherche de faits », mais elle indique toutefois ce qu’elle exclut. Premièrement, si l’on dit parfois qu’il joue le rôle d’un « enquêteur », l’avocat n’est pas chargé de procéder à la recherche des faits dans le cadre d’un processus juridictionnel, c’est‑à‑dire de tirer des conclusions de fait après avoir apprécié la preuve. Deuxièmement, le rôle de l’avocat n’est pas de recommander au président qu’il rende telle ou telle décision concernant la plainte. La politique ne parle pas de la prestation d’analyse ou de conseils juridiques quoique cela puisse, selon la nature de la plainte, être implicite dans le mandat de l’avocat, notamment s’il lui est demandé de fournir une analyse des documents en cause.
[97] La lettre d’engagement du professeur Friedland n’établissait pas expressément de lien entre les dispositions de la politique et la nature de l’enquête qu’il devait mener sur la plainte de Me Slansky. J’estime toutefois que la nature de l’enquête découle de la plainte en elle‑même, puisque celle‑ci contient des allégations selon lesquelles le juge aurait eu durant le procès une conduite tout à fait inappropriée et un comportement non judiciaire, il aurait fait preuve de partialité et aurait rendu des décisions relatives à la procédure et à la preuve dont il savait qu’elles étaient erronées.
[98] L’enquête concernant ces allégations menée en vue d’aider le président à rendre une décision au sujet de la possibilité de déférer la plainte à un comité d’audience supposait une analyse des documents et des enregistrements exigeant les compétences et les connaissances d’un avocat, et pas seulement d’un avocat ordinaire, mais de quelqu’un comme le professeur Friedland, qui possède une connaissance approfondie du droit pénal et des procès criminels.
[99] Le professeur Friedland a donc examiné 6 000 pages de transcription de procès et écouté l’enregistrement de certaines parties du procès dans le but d’éclaircir l’allégation d’inconduite du juge dans la façon dont il a mené un procès difficile. Pour éplucher ces documents en vue de comprendre la dynamique du procès, cerner les échanges au cours desquels le juge aurait pu se rendre coupable d’inconduite judiciaire et qui ne peuvent simplement donner lieu à un appel et pour présenter une analyse de ces conclusions, il fallait posséder les connaissances et les compétences d’un avocat. De même, seul un avocat aurait été en mesure de procéder comme le professeur Friedland à l’analyse des décisions du juge ainsi que de ses autres décisions publiées pour essayer d’y découvrir des indices de partialité, de mauvaise foi ou de malveillance.
[100] Ces activités font assurément partie de l’analyse des documents qu’englobe le rôle de l’avocat d’après la politique du CCM. Il est clair que l’analyse des documents que le professeur Friedland devait examiner pour mener une enquête supplémentaire sur les allégations formulées par Me Slansky exigeait l’expertise d’un avocat.
[101] Le professeur Friedland a été chargé, aux termes de l’alinéa 5.1c) des Procédures relatives aux plaintes et en qualité d’avocat, de mener une enquête supplémentaire sur la plainte en matière d’inconduite judiciaire en vue d’aider le président à rendre une décision quant à la possibilité de déférer la plainte à un comité d’audience. Il s’agit là d’un aspect essentiel du contexte juridique dans lequel il a offert ses services.
[102] Afin de pouvoir fournir l’aide prévue à l’alinéa 5.1c), le professeur Friedland devait également être en mesure de bien distinguer les erreurs judiciaires pouvant être réparées adéquatement en appel et l’inconduite justifiant la destitution du juge. Il s’agit là d’une question qui est toujours particulièrement délicate lorsque le CCM enquête sur une plainte liée, comme celle de Me Slansky, aux décisions juridiques et à la conduite d’un juge pendant un procès, éléments qui sont au cœur de l’indépendance judiciaire et à l’égard desquels la procédure d’appel est habituellement le recours approprié.
[103] J’estime qu’il fallait posséder les connaissances d’un avocat pour être en mesure d’établir cette distinction en l’espèce. L’expertise juridique particulière du professeur Friedland, en tant que criminaliste et aussi en tant qu’auteur d’une étude sur la discipline et l’indépendance judiciaires, faisait de lui un candidat idéal pour le rôle en question.
[104] Il existe sans aucun doute des similitudes entre le rôle des enquêteurs sur les droits de la personne qui ne sont pas des avocats et celui des avocats désignés en vertu de l’alinéa 5.1c). J’estime cependant qu’il y a plus de différences que de similitudes en l’espèce. Les enquêtes relatives aux droits de la personne sont habituellement axées davantage sur les faits que sur le droit, et elles peuvent être menées par des personnes ayant reçu une formation adéquate, qu’il s’agisse d’avocats ou non. L’enquête concernant les allégations formulées par Me Slansky exigeait par contre nécessairement une analyse factuelle et juridique relevant de l’expertise d’un avocat.
[105] Ainsi, même si la lettre d’engagement décrit le rôle de l’avocat comme étant celui d’un enquêteur, il est possible de conclure à partir de la nature des allégations qui devaient faire l’objet de l’enquête du professeur Friedland selon cette lettre que son rôle supposait des analyses juridiques et factuelles exigeant les compétences et les connaissances d’un avocat. Par conséquent, lorsqu’il a été chargé d’aider le président à décider de la façon de traiter la plainte, le professeur Friedland a été embauché en sa qualité d’avocat. Le rapport qu’il a présenté au président est donc protégé par le secret professionnel de l’avocat puisque son contenu relève de la consultation juridique.
[106] En effet, il est franchement inconcevable que, dans le contexte de la plainte de Me Slansky, la lettre d’engagement charge simplement le professeur Friedland de réunir les faits en colligeant les données brutes (la transcription du procès et les décisions rendues par le juge, ainsi que d’autres décisions rendues par lui dans des affaires criminelles) pour en laisser l’analyse au président. La politique du CCM prévoit effectivement que le rôle d’avocat consiste notamment à analyser des documents, analyse qui, en l’espèce, devait être de nature juridique. Les données documentaires brutes recueillies par le professeur Friedland relèvent déjà du domaine public, et elles ne sont pas confidentielles. Le juge de Montigny en a ordonné la divulgation à Me Slansky.
[107] Le point de vue que j’ai adopté sur le rôle d’« enquêteur » du professeur Friedland est appuyé par l’affidavit de Me Sabourin, dans lequel celui‑ci déclare que le président et lui s’attendaient à ce que l’avocat dont ils retenaient les services leur fournisse une analyse des allégations et formule des recommandations à cet égard. En outre, le fait que les Procédures relatives aux plaintes du CCM précisent que la personne dont les services sont retenus doit être un avocat donne à penser que la tâche dont cette personne doit s’acquitter exige les compétences d’un avocat. Je n’admets pas l’idée que le CCM puisse chercher cyniquement par ce moyen à garantir la confidentialité de tous ses rapports d’enquête.
[108] Néanmoins, par souci de transparence, et pour éviter les malentendus à l’avenir, il conviendrait de modifier la description du rôle de l’avocat figurant dans les Procédures relatives aux plaintes du CCM, afin qu’elle reflète clairement la portée des tâches dont on s’attend à ce que les avocats s’acquittent. Les lettres d’engagement devraient également contenir des directives précises concernant les plaintes que les avocats sont chargés d’examiner.
[109] En somme, lorsque le professeur Friedland a été chargé de mener une enquête supplémentaire au sujet des allégations formulées par Me Slansky et de soumettre un rapport d’enquête au président pour l’aider à s’acquitter de son devoir prévu par la loi en décidant de la façon de traiter la plainte, il a été embauché en sa qualité professionnelle d’avocat. Vu la complexité et la nature de la plainte, toute analyse des données pouvant être utile au président exigeait les compétences et les connaissances d’un avocat. J’estime donc que, dans le contexte de la plainte, la lettre d’engagement charge le professeur Friedland de donner des conseils juridiques ou d’agir, d’une autre manière, en qualité d’avocat. Son rapport d’enquête est donc visé par le privilège de la consultation juridique.
QUESTION 2 : Est‑il possible de prélever les éléments factuels du rapport?
[110] Ayant conclu que le professeur Friedland a été chargé par le président de lui donner des conseils juridiques ou d’agir, d’une autre manière, en sa qualité d’avocat, et que le rapport confidentiel sur son enquête supplémentaire est donc visé par le privilège de la consultation juridique, je suis en mesure d’aborder assez brièvement l’argument selon lequel les parties du rapport portant sur les faits devraient en être prélevées et devraient être divulguées.
[111] À mon avis, la réponse courte à cet argument est que, même s’il a conclu que l’analyse des faits contenue dans le rapport ne pouvait en être prélevée, le juge de Montigny a néanmoins ordonné la divulgation des documents publics que le professeur Friedland avait consultés pour rédiger son rapport. Ces documents contiennent les « faits ». C’est toutefois l’analyse juridique et factuelle de ces documents que le professeur Friedland a effectuée pour aider le président à rendre sa décision qui est au cœur de la communication visée en l’espèce par le privilège de la consultation juridique.
[112] Comme la Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt Gower, le prélèvement des constatations de faits contenues dans un rapport d’enquête protégé par le secret professionnel de l’avocat lorsque celles‑ci sont le fondement des conseils juridiques fournis et y sont inextricablement liées n’est pas permis.
[113] Sans nécessairement souscrire à tous les aspects de l’analyse du juge de Montigny concernant le prélèvement, et sous réserve de deux détails plutôt mineurs que je décris ci‑dessous, je suis d’accord pour dire que la divulgation des documents qu’il a ordonnée permet en grande partie l’acquittement de tout devoir de prélèvement pouvant exister. Aller plus loin viendrait éroder la confidentialité dont la relation entre un avocat et son client est fondamentalement tributaire.
[114] Premièrement, j’ai déjà indiqué aux paragraphes 69 et 70 des présents motifs que les déclarations faites par les personnes interrogées par le professeur Friedland au cours de son enquête n’étaient pas visées par le privilège de la consultation juridique, puisqu’elles n’ont pas été faites au nom du client, c’est‑à‑dire le CCM. Par conséquent, aucun compte rendu de ces entrevues dans le rapport ne peut être protégé contre la divulgation en vertu du secret professionnel de l’avocat.
[115] Ma seconde réserve concerne les pages 31 et 32 du rapport. Celles‑ci portent sur un problème général de politiques que le professeur Friedland recommande au CCM de régler dans le cadre de l’une de ses initiatives, soit le déroulement des mégaprocès.
[116] Cette recommandation découle de l’enquête sur la plainte menée par le professeur Friedland, mais elle ne constitue pas le fondement de son analyse des allégations formulées par Me Slansky. J’estime qu’il s’agit essentiellement de conseils relatifs aux politiques et que ceux‑ci ne sont pas suffisamment liés au mandat du professeur Friedland pour être visés par le privilège. Il incombera toutefois au juge qui instruira la demande de contrôle judiciaire de décider de la pertinence, le cas échéant, de ces pages par rapport aux questions soulevées dans la demande.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[117] Le juge Mainville, J.C.A. (motifs concourants) : J’ai lu les motifs de mon collègue le juge Evans, et je souscris à sa description du contexte factuel, du cadre législatif applicable et des décisions de la Cour fédérale. Pour les motifs qu’il a donnés, et auxquels je souscris également, je suis d’accord pour dire a) que le juge de Montigny n’a pas commis d’erreur en ce qui concerne la norme de contrôle; b) que la preuve au dossier est insuffisante pour établir que le Conseil canadien de la magistrature (aussi appelé le Conseil dans les présents motifs) a renoncé à son privilège; et c) que nous ne devrions pas intervenir dans l’exercice par le juge de Montigny de son pouvoir discrétionnaire de refuser de convertir la demande en action.
[118] En ce qui a trait à la question de fond du privilège de la consultation juridique, je suis également d’accord avec mon collègue le juge Evans pour dire que l’analyse et les conseils contenus dans le rapport confidentiel rédigé et soumis au Conseil canadien de la magistrature par le professeur Martin Friedland (le « rapport Friedland » ou le « rapport ») sont visés par ce privilège.
[119] Je suis également d’accord avec mon collègue le juge Evans lorsqu’il affirme que la divulgation des documents publics que le professeur Friedland a consultés permet d’accéder à la plupart des faits faisant l’objet de son rapport. Ce rapport contient toutefois d’autres faits, notamment des résumés des entrevues menées par le professeur Friedland auprès du juge du procès et de diverses tierces parties. Je suis d’accord pour dire que le privilège de la consultation juridique ne protège normalement pas la confidentialité des communications avec des tierces parties, à tout le moins lorsque le tiers ne représentait pas le client. Je ne trouve toutefois ni utile ni nécessaire de décider si les communications avec des tiers peuvent être prélevées du rapport, puisqu’elles font de toute manière l’objet d’un privilège d’intérêt public.
[120] Mon collègue le juge Evans laisse entendre au paragraphe 108 de ses motifs que le Conseil canadien de la magistrature devrait réfléchir davantage au rôle et au mandat des avocats de l’extérieur auxquels il recourt. Je suis d’accord. Je voudrais en particulier faire remarquer que, selon les principes généraux de l’équité administrative et de la justice naturelle que reflètent l’article 64 de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J‑1 et l’article 7.2 des Procédures relatives aux plaintes du Conseil, le Conseil est tenu par la loi de fournir à un juge faisant l’objet d’une enquête suffisamment de renseignements concernant les allégations dont il fait l’objet et la preuve matérielle pour lui permettre de soumettre une réponse exhaustive. Un juge faisant l’objet d’une enquête a donc droit à ces renseignements, et ce droit ne peut être contrecarré par des demandes de protection de la confidentialité des constatations de faits par l’avocat de l’extérieur au motif qu’elles sont protégées par le secret professionnel de l’avocat.
[121] Cela dit, il peut y avoir des situations où il est indiqué que les renseignements contenus dans un rapport rédigé par un avocat de l’extérieur, y compris les communications avec des tiers, fassent l’objet d’un privilège d’intérêt public. J’examine dans mes motifs le privilège d’intérêt public qui s’applique en l’espèce.
Contexte
[122] L’une des responsabilités du Conseil canadien de la magistrature est de maintenir la confiance du public envers la magistrature fédérale. À cette fin, et en vertu du mandat qui lui a été confié par le législateur dans le cadre de la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magistrature est habilité à mener des enquêtes sur la conduite des juges des cours supérieures.
[123] Au cours de ces enquêtes, des questions peuvent être soulevées en ce qui a trait à la divulgation de certains renseignements, par exemple de déclarations faites devant le Conseil canadien de la magistrature sous le sceau de la confidentialité. Dans une situation de ce genre, le Conseil doit décider si la divulgation ou la non‑divulgation des renseignements permet de maintenir le mieux possible la confiance du public envers la magistrature.
[124] Décider des circonstances dans lesquelles il choisit de ne pas divulguer des renseignements obtenus dans le cadre d’une enquête sur la conduite d’un juge ainsi que de la mesure dans laquelle il est dans l’intérêt public qu’il ne le fasse pas est une prérogative et une responsabilité du Conseil canadien de la magistrature. Ce privilège d’intérêt public découle en partie du principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire. Il convient de faire preuve d’une grande déférence à l’égard du Conseil dans ce domaine. Toutefois, dans le contexte d’une procédure judiciaire dans le cadre de laquelle la question peut être soulevée, il appartient au tribunal de trouver le juste équilibre entre l’atteinte à l’indépendance judiciaire et aux processus du Conseil pouvant découler de la divulgation et l’entrave à l’administration de la justice pouvant découler de la non‑divulgation.
[125] En l’espèce, le Conseil canadien de la magistrature a décidé de divulguer une quantité considérable de renseignements concernant son enquête sur la conduite du juge Thompson (le juge du procès), de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, au cours d’un long et difficile procès pour meurtre tenu devant jury à Owen Sound d’octobre 2003 à mai 2004 (le procès). L’enquête a été menée à la suite d’une plainte déposée par l’un des avocats ayant pris part au procès, Me Paul Slansky, qui est l’appelant en l’espèce. Le Conseil a expliqué par écrit à Me Slansky le processus qu’il a suivi pour enquêter sur sa plainte. Dans une lettre qu’il lui a fait parvenir, le Conseil passe en revue l’ensemble des faits saillants et pertinents, lui explique son évaluation de la conduite du juge durant le procès et lui présente des motifs clairs, convaincants et détaillés à l’appui de sa conclusion selon laquelle la plainte ne justifiait pas un examen plus approfondi.
[126] Le Conseil n’a toutefois pas communiqué à Me Slansky le rapport confidentiel rédigé et soumis au Conseil par Me Martin Friedland, avocat et professeur de droit chargé par le Conseil de l’aider à mener son enquête. Le Conseil se réclame du privilège du secret professionnel de l’avocat à l’égard du rapport, étant donné que le professeur Friedland a été embauché à titre de conseiller juridique. La question du secret professionnel de l’avocat a été abordée par le juge Evans dans des motifs concourants. Le Conseil revendique également un privilège d’intérêt public à l’égard du rapport. J’aborderai cette revendication dans les présents motifs.
[127] Le Conseil a invoqué les motifs suivants pour justifier son refus de communiquer le rapport Friedland à Me Slansky en vertu du privilège d’intérêt public : a) la nécessité de protéger l’indépendance judiciaire; b) les personnes ayant fourni des renseignements au professeur Friedland l’ont fait sous le sceau de la confidentialité; c) l’intégrité et l’efficacité du processus de traitement sommaire des plaintes du Conseil exigent que celui‑ci soit en mesure d’obtenir des divulgations exhaustives et franches des juges concernés et des tierces parties, ceux‑ci sachant que leurs déclarations ne seront pas rendues publiques; et d) le droit au respect de la vie privée du juge concerné doit être protégé.
[128] Le juge de Montigny, de la Cour fédérale, a conclu que le Conseil pourrait invoquer un privilège d’intérêt public en l’espèce, principalement pour assurer l’intégrité et l’efficacité du processus de plainte du Conseil. Le juge a également conclu que, dans les circonstances, le privilège d’intérêt public pesait plus lourd dans la balance que tout argument en faveur de la divulgation. Il a fait remarquer que les renseignements et les documents déjà fournis à Me Slansky par le Conseil étaient substantiels et exhaustifs, et clairement suffisants pour permettre un contrôle judiciaire adéquat de la décision du Conseil de ne pas donner suite à sa plainte.
[129] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que le rapport du professeur Friedland fait l’objet d’un privilège d’intérêt public pour les raisons invoquées par le Conseil canadien de la magistrature.
L’indépendance judiciaire et le privilège d’intérêt public
[130] Lorsque la divulgation de renseignements serait contraire à l’intérêt public, la common law peut reconnaître l’existence d’un privilège d’intérêt public de non‑divulgation : Hubbard, Magotiaux et Duncan, The Law of Privilege in Canada, Aurora, Ont. : Canada Law Book, feuilles mobiles, aux sections 3.10 et 3.50. Plusieurs dispositions législatives prévoient également une protection contre la divulgation en raison d’un intérêt public précisé, notamment les articles 37, 38 et 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5. Le privilège d’intérêt public de non‑divulgation est habituellement invoqué par le pouvoir exécutif, mais il s’applique également au pouvoir législatif, sous forme de privilège parlementaire. Dans certaines circonstances, le pouvoir judiciaire peut également invoquer le privilège d’intérêt public.
[131] Par l’effet combiné des paragraphes 61(2), 63(5) et 63(6) de la Loi sur les juges, le législateur a reconnu qu’il peut être contre l’intérêt public que certains renseignements recueillis dans le cadre d’une enquête sur la conduite d’un juge d’une cour supérieure soient divulgués. L’intérêt public concerne en l’espèce l’indépendance judiciaire — qui est un principe constitutionnel — et l’intégrité du processus qui permet au Conseil canadien de la magistrature de s’acquitter de son mandat de façon efficace.
[132] Au Canada, le principe d’indépendance judiciaire trouve ses racines, sa vitalité et son dynamisme dans l’histoire et le droit constitutionnels du pays. Ce principe exige que les tribunaux soient complètement indépendants, sur le plan du pouvoir et de la fonction qu’ils assument, de tous les autres intervenants du système judiciaire. Cela suppose à tout le moins que personne de l’extérieur – que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge — ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène une affaire et rend sa décision : Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56 (Beauregard), aux pages 69, 70 et 73. En outre, pour garantir l’indépendance judiciaire, il faut assurer l’inamovibilité et la sécurité financière des juges, et l’indépendance institutionnelle du tribunal dont le juge est membre doit être préservée : Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673 (Valente), à la page 687.
[133] La notion d’indépendance judiciaire a des aspects individuels et institutionnels : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (Renvoi relatif à la rémunération), aux paragraphes 121 à 130. Aux fins du présent appel, il suffit de signaler que l’indépendance judiciaire exige qu’un juge ne subisse pas d’influences extérieures dans la façon dont il mène et tranche les affaires dont il est saisi, et que, lorsqu’il exerce ses fonctions, un juge ne devrait pas craindre d’avoir à répondre des idées qu’il a exprimées ou des mots qu’il a choisis au cours d’une audience publique ou dans un jugement : Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249 (Moreau‑Bérubé), aux paragraphes 56 et 57.
[134] Le principe de l’indépendance judiciaire a donné lieu à des immunités concomitantes, notamment a) l’immunité d’un juge contre les poursuites, et b) l’immunité d’un juge contre l’obligation de témoigner ou de fournir une quelconque justification au sujet des motifs d’une décision donnée, mis à part les motifs rendus au cours de l’audience publique : MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796 (MacKeigan), à la page 830.
[135] L’immunité des juges contre les poursuites est depuis longtemps reconnue comme étant nécessaire pour maintenir la confiance du public envers le système judiciaire : Garnett v. Ferrand (1827), 6 B. & C. 611, aux pages 625 et 626, cités avec approbation dans l’arrêt Morier et autre c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716 (Morier), à la page 737. L’immunité sert à garantir que le juge est libre d’esprit et indépendant de pensée : Morier, aux pages 737 à 745. Comme le fait remarquer lord Denning dans la décision Sirros v. Moore, [1975] 1 Q.B. 118 (C.A.), cité avec approbation dans l’arrêt Morier, à la page 739 et dans l’arrêt R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, aux pages 155 et 156 :
[traduction] Si la raison d’être de l’immunité est de garantir qu’ils « soient libres d’esprit et indépendants de pensée », elle s’applique à tous les juges indépendamment de leur rang. Tout juge doit être à l’abri de toute action en responsabilité lorsqu’il agit de façon judiciaire. Tout juge devrait être en mesure de travailler en toute indépendance et à l’abri de toute crainte. Il ne doit pas feuilleter ses recueils en tremblant et en se demandant « Si je prends ce parti, suis‑je exposé à une action en responsabilité? »
[136] L’immunité supplémentaire contre le fait d’avoir à rendre des comptes ou à fournir des justifications concernant les décisions judiciaires, au‑delà des motifs donnés en audience publique, sert également à garantir l’indépendance des juges et à accroître la confiance du public envers le processus judiciaire : MacKeigan, aux pages 828 à 830. Comme le fait remarquer la juge McLachlin (qui n’était pas encore juge en chef à l’époque) à la page 831 de cette décision, « Donner suite à l’exigence qu’un juge témoigne devant un organisme civil, émanant du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif, quant à savoir comment et pourquoi il a rendu sa décision, serait attaquer l’élément le plus sacro‑saint de l’indépendance judiciaire. »
[137] Il est important de ne pas oublier que ces immunités existent non pas au bénéfice personnel des juges, mais plutôt au bénéfice de la collectivité dans son ensemble. En effet, un pouvoir judiciaire indépendant et libre de toute influence indue est un élément essentiel d’une société libre et démocratique.
[138] Malheureusement, il peut advenir que la conduite d’un juge corresponde à un abus de l’indépendance judiciaire. Il s’agit alors d’un abus extrêmement grave, puisqu’il menace l’intégrité de la magistrature dans son ensemble. Dans les cas où les actes ou les paroles d’un juge sèment le doute quant à l’intégrité de la fonction judiciaire, le processus suivi pour enquêter sur la conduite du juge est en fait une enquête sur les allégations d’abus de l’indépendance judiciaire : Moreau‑Bérubé, au paragraphe 58. L’existence d’un mécanisme efficace pour obliger les juges à rendre des comptes en cas d’inconduite est donc essentielle au maintien de la confiance du public envers la magistrature et donc, au bout du compte, au maintien de l’indépendance judiciaire.
[139] Dans la partie II [articles 58 à 71] de la Loi sur les juges, le législateur confie au Conseil canadien de la magistrature la responsabilité de mener des enquêtes sur la conduite des juges des cours supérieures. Le législateur a accordé un vaste pouvoir discrétionnaire au Conseil pour lui permettre de s’acquitter de cette tâche d’intérêt public. En effet, la loi lui confère tous les pouvoirs d’une juridiction supérieure pour ce qui est de mener des enquêtes sur les plaintes qu’il reçoit (paragraphe 63(4)). Il a le pouvoir de prendre des règlements administratifs relativement à la conduite de ses enquêtes (alinéa 61(3)c)). Il a reçu un vaste pouvoir discrétionnaire pour décider de la façon dont il s’acquitte de ses tâches, et notamment de la façon dont il traite les plaintes (paragraphe 61(2)). Il peut retenir les services de conseillers juridiques pour l’assister dans la tenue de ses enquêtes (article 62). Il peut interdire la publication de renseignements ou de documents découlant d’une enquête (paragraphe 63(5)). Il peut aussi ordonner qu’une enquête se tienne à huis clos (paragraphe 63(6)).
[140] Conformément aux pouvoirs que lui confère la loi, le Conseil a adopté les Procédures relatives aux plaintes (approuvées par le Conseil le 27 septembre 2002; version modifiée entrée en vigueur le 14 octobre 2010). Ces procédures prévoient la prise de mesures graduelles dans le cadre de l’analyse des plaintes portées contre les juges des cours supérieures, mesures allant du refus d’ouvrir un dossier dans les cas où la plainte est irrationnelle ou constitue un abus de procédures évident à une enquête publique en bonne et due forme menée par un comité d’enquête constitué aux termes du paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges, avec des mesures intermédiaires entre les deux.
[141] Bon nombre de provinces ont adopté des lois similaires confiant aux juges la responsabilité de la supervision de la conduite des juges des cours provinciales, par exemple en Ontario la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43 (voir les articles 49 à 51.12). En effet, l’indépendance judiciaire exige que les enquêtes sur la conduite des juges soient menées principalement par d’autres juges : Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3, aux paragraphes 39 et 57; Moreau‑Bérubé, au paragraphe 47.
[142] Un conseil judiciaire chargé d’enquêter sur des allégations d’inconduite judiciaire a le mandat unique d’examiner les allégations à la lumière du principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire. Ce mandat unique est décrit dans l’arrêt Therrien, précité, aux paragraphes 147 et 148, et reformulé comme suit dans l’arrêt Moreau‑Bérubé, au paragraphe 51 :
Dans Therrien, précité, le juge Gonthier a noté qu’« avant de formuler une recommandation de destitution à l’endroit d’un juge, [on] doit […] se demander si la conduite qui lui est reprochée porte si manifestement et si totalement atteinte à l’impartialité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature qu’elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et rend le juge incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge » […] Pour faire une telle recommandation, il faut examiner de près les questions touchant la partialité, la crainte de partialité et la perception de partialité qu’a le public, tout en portant attention au principe de l’indépendance judiciaire. D’après le juge Gonthier, cet examen donne lieu à « un rôle très particulier, voire unique, tant au niveau du processus déontologique qu’à l’égard des principes de l’indépendance judiciaire protégés par notre Constitution » (par. 148). [Non souligné dans l’original.]
[143] Lorsqu’il examine la conduite d’un juge, le Conseil canadien de la magistrature doit s’assurer que son examen respecte l’objet fondamental du principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire. Durant toute l’enquête, il doit agir d’une manière qui ne diminue pas sensiblement l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire plus qu’il ne lui est nécessaire de le faire pour s’acquitter de la responsabilité qui lui incombe de par la loi de préserver l’intégrité du pouvoir judiciaire. À ce sujet, voici une remarque formulée par le juge La Forest dans l’arrêt MacKeigan, à la page 813 :
Pour conclure, les organismes qui, dans le cours de leurs fonctions, sont appelés à examiner la conduite adoptée par un juge de cour supérieure dans l’exercice de fonctions judiciaires, de même que ceux créés à cette fin, doivent être constitués de manière à respecter la lettre et l’objet fondamental des dispositions de la Constitution relatives au système judiciaire. Les organismes d’enquête ne peuvent pas non plus agir d’une manière susceptible de diminuer sensiblement la protection accordée par l’art. 99 ou l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
[144] Il peut être nécessaire, dans certaines circonstances, de refuser de divulguer des renseignements recueillis dans le cadre de l’examen de la conduite d’un juge, surtout lorsque la divulgation risque de nuire à l’indépendance et à l’impartialité du pouvoir judiciaire. La Loi sur les juges en tient compte.
[145] Fait important, le Conseil canadien de la magistrature n’est pas visé par la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1. En outre, selon le paragraphe 63(6) de la Loi sur les juges, les enquêtes menées par le Conseil peuvent être tenues publiquement ou « à huis clos », à moins que le ministre de la Justice du Canada n’exige qu’elles soient publiques. D’après le paragraphe 63(5) de la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magistrature peut interdire la publication de tous renseignements ou documents produits devant lui au cours d’une enquête ou découlant de celle‑ci « [s]’il estime qu’elle ne sert pas l’intérêt public ». Le paragraphe 61(2) de la Loi sur les juges prévoit que « le Conseil détermine la conduite de ses travaux ».
[146] Toutes ces dispositions servent à protéger l’indépendance judiciaire, en donnant au Conseil les outils dont il a besoin pour maintenir la confiance du public envers le pouvoir judiciaire grâce à des processus d’enquête efficaces et suffisamment transparents. La Loi sur les juges ne parle pas précisément du privilège d’intérêt public ni du secret professionnel de l’avocat dans le contexte d’une enquête menée par le Conseil, mais ces privilèges découlent de la common law, ainsi que, à tout le moins pour le privilège d’intérêt public, de la constitution en tant que telle, puisqu’elle fait de l’indépendance judiciaire un concept fondamental.
[147] Les observations éclairées, reproduites ci‑dessous, formulées par la juge Arbour dans l’arrêt Moreau‑Bérubé, au paragraphe 46, relativement aux organismes disciplinaires provinciaux doivent également être comprises comme s’appliquant à la tâche du Conseil canadien de la magistrature lorsqu’il mène une enquête sur la conduite d’un juge d’une cour supérieure :
Même si leur composition varie selon les provinces, les organismes disciplinaires qui reçoivent les plaintes visant les juges ont tous la même fonction importante. Dans Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, 2001 CSC 35, le juge Gonthier a indiqué au par. 58 que le comité d’enquête au Québec avait « la responsabilité de veiller à l’intégrité de l’ensemble de la magistrature » (voir également Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267). L’intégrité de la magistrature comporte deux volets qui peuvent parfois entrer en conflit. Elle a trait, d’abord et avant tout, à la protection institutionnelle de la magistrature dans son ensemble et à la façon dont le public perçoit celle‑ci, grâce au processus disciplinaire qui permet au Conseil de faire enquête sur les juges, de les réprimander et de recommander leur révocation lorsque leur conduite est susceptible de menacer l’intégrité de la magistrature (Therrien, précité, par. 108‑112 et 146‑150). Cependant, elle se rapporte également aux garanties constitutionnelles d’indépendance judiciaire, qui comprennent l’inamovibilité ainsi que la liberté de s’exprimer et de rendre jugement sans pressions et influences extérieures de quelque nature que ce soit (voir R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; Valente, précité). [Non souligné dans l’original.]
[148] Il s’agit d’une tâche que le Conseil canadien de la magistrature est particulièrement bien placé pour remplir, puisqu’il est composé du juge en chef du Canada ainsi que des juges en chef et des juges principaux de toutes les cours supérieures du Canada. Vu le mandat que lui confère la loi, lequel est étroitement lié à la préservation de l’indépendance et de l’intégrité judiciaires, le Conseil canadien de la magistrature a la responsabilité de décider dans quelles circonstances et dans quelle mesure il est dans l’intérêt public que les renseignements découlant d’une enquête concernant un juge ne soient pas divulgués.
[149] Il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard du Conseil canadien de la magistrature sur ces questions : Moreau‑Bérubé, aux paragraphes 51 à 53; Taylor c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 55, [2003] 3 C.F. 3, aux paragraphes 46 à 55.
[150] Le Canada n’est pas unique à cet égard. À titre d’exemple, au Royaume‑Uni, le règlement 40(4) du Judicial Discipline (Prescribed Procedures) Regulation 2006, SI 2006/676, autorise la divulgation publique de renseignements au sujet d’une mesure disciplinaire lorsque le grand chancelier et le lord juge en chef sont d’accord pour dire que le maintien de la confiance du public envers la magistrature exige que ces renseignements soient divulgués. Aux États‑Unis, à l’échelon fédéral, aux termes de la Judicial Conduct and Disability Act of 1980, 28 U.S.C. § 360 (2012), tous les documents et les enregistrements de procédures liés à des enquêtes menées en vertu de la loi sont confidentiels et ne doivent être divulgués dans le cadre d’aucune procédure, à moins que i) le conseil judiciaire, à sa discrétion, ne décide de communiquer le rapport d’un comité spécial au demandeur et au juge, ii) les documents en questions ne soient nécessaires dans le cadre de la procédure de destitution ou du procès d’un juge, ou iii) que le juge faisant l’objet de la plainte ne fournisse une autorisation écrite de divulgation.
[151] La Cour suprême du Canada a cité des instruments internationaux pour donner corps au principe de l’indépendance judiciaire : Beauregard, aux pages 74 et 75; R. c. Lippé, précité, à la page 153. Dans ce contexte, je fais remarquer que l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature [Nations Unies, Haut-Commissariat aux droits de l’homme] : résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985 de l’Assemblée générale des Nations Unies. Ces principes fondamentaux ont été cités avec approbation par le juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif à la rémunération, au paragraphe 194. En tant qu’élément fondamental de l’indépendance judiciaire, ces principes exigent la confidentialité du processus disciplinaire, au moins à l’étape initiale :
17. Toute accusation ou plainte portée contre un juge dans l’exercice de ses fonctions judiciaires et professionnelles doit être entendue rapidement et équitablement selon la procédure appropriée. Le juge a le droit de répondre, sa cause doit être entendue équitablement. La phase initiale de l’affaire doit rester confidentielle, à moins que le juge ne demande qu’il en soit autrement. [Non souligné dans l’original.]
[152] Comme ce principe fondamental le souligne, la confidentialité est particulièrement importante à l’étape de l’enquête sur une plainte portée contre un juge. Il en est ainsi pour de nombreuses raisons : a) la divulgation de renseignements concernant des plaintes dénuées de fondement risquerait de miner l’autorité du juge dans l’exercice de ses fonctions judiciaires : Guardian News & Media Limited v. Information Commissioner, 10 juin 2009, Information Tribunal Appeal Number : EA/2008/0084; b) l’efficacité du processus d’enquête en tant que telle pourrait être affectée, puisque, sans possibilité d’assurer une quelconque confidentialité, la capacité d’obtenir des déclarations franches et complètes à l’étape de l’enquête pourrait être compromise, ce qui affecterait à long terme la confiance du public envers le processus; en outre, l’absence d’un processus d’examen préalable efficace entraînerait la multiplication des plaintes soumises aux comités d’audience et donc des retards et des dépenses supplémentaires, sans aucun avantage clair; c) le juge faisant l’objet de l’enquête peut avoir des préoccupations légitimes relativement aux renseignements en question et au respect de sa vie privée; et d) il faut d’abord et avant tout protéger l’indépendance judiciaire, ce qui constitue à mes yeux la raison la plus convaincante.
[153] L’indépendance du pouvoir judiciaire repose au bout du compte sur la confiance du public à l’égard de son intégrité. La confiance du public sera assurément accrue si le processus de traitement des plaintes du Conseil canadien de la magistrature se caractérise par une transparence adéquate. Les circonstances varient cependant d’un cas à l’autre, et, au bout du compte, la décision concernant la meilleure façon d’envisager la divulgation des renseignements en sa possession pour servir au mieux l’intérêt public dans une affaire donnée, tout en préservant l’indépendance judiciaire, est une responsabilité et une prérogative du Conseil.
[154] Toutefois, le point de vue du Conseil canadien de la magistrature selon lequel l’indépendance judiciaire et l’intégrité de son processus seront mieux assurées si certains renseignements ne sont pas divulgués n’est pas la seule chose à prendre en compte lorsqu’une décision du Conseil concernant une plainte portée contre un juge fait l’objet d’un contrôle judiciaire ou d’un autre type de procédure judiciaire. Il convient aussi de tenir compte de l’intérêt public à l’égard de l’administration de la justice, qui peut être entravée si une partie est privée d’accès à des documents pertinents dans le cadre d’un litige. Lorsqu’il traite une plainte déposée en vertu de la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magistrature a droit à la déférence à l’égard des décisions qu’il prend concernant les renseignements qui ne seront pas divulgués. Par contre, il appartient au tribunal qui instruit l’affaire dans le cadre de laquelle les renseignements peuvent être pertinents de trouver le juste équilibre entre l’atteinte à l’indépendance judiciaire et à l’intégrité du processus du Conseil et l’entrave à l’administration de la justice découlant de la non‑divulgation.
[155] Je vais maintenant résumer mes conclusions. Selon la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magistrature est l’organisme judiciaire qui doit se charger d’examiner et d’évaluer les plaintes portées contre des juges des cours supérieures. Le Conseil joue donc un rôle crucial à l’égard de la préservation de la confiance du public envers la magistrature et à l’égard de la protection de l’indépendance judiciaire. Afin de décider dans quelle mesure certains renseignements obtenus dans le cadre d’une enquête sur la conduite d’un juge ne devraient pas être divulgués, le Conseil doit évaluer divers facteurs importants, notamment la valeur que constitue la transparence, le principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire et l’intégrité de ses processus. Le Conseil est particulièrement bien placé pour assumer cette fonction, et sa décision d’invoquer un privilège d’intérêt public dans le contexte d’une enquête doit être envisagée avec beaucoup de respect et de déférence. Toutefois, dans le contexte d’une procédure judiciaire où la question peut être soulevée, il appartient au tribunal concerné de trouver le juste équilibre entre l’atteinte à l’indépendance judiciaire et aux processus du Conseil pouvant découler d’une divulgation et l’entrave à l’administration de la justice pouvant découler de la non‑divulgation.
Application aux circonstances de l’espèce
[156] En l’espèce, le Conseil canadien de la magistrature a fait preuve d’une grande transparence. Il a adressé au demandeur, Me Slansky, une lettre de 10 pages datée du 9 mars 2006 décrivant en détail les motifs pour lesquels il n’était pas justifié d’examiner de façon plus approfondie la plainte portée par Me Slansky contre le juge du procès : dossier d’appel (DA), aux pages 83 à 92. La lettre explique entièrement le processus suivi par le Conseil pour l’examen de la plainte, ainsi que les conclusions qu’il a tirées à la suite de son enquête sur la plainte. Elle explique également que le Conseil a retenu les services du professeur Friedland en qualité d’avocat et le processus suivi par ce dernier, notamment qu’il a examiné le procès‑verbal de l’audience, 6 000 pages de transcription du procès et 78 décisions rendues par le juge avant et pendant le procès. La lettre contient également des détails concernant l’examen des faits saillants et pertinents par le juge en chef Scott, dont des détails concernant son examen de la conduite du juge durant le procès. Enfin, la lettre contient des motifs clairs, convaincants et détaillés à l’appui de la conclusion selon laquelle il n’était pas justifié d’examiner de façon plus approfondie la plainte.
[157] En outre, il est clair depuis le début de la procédure de contrôle judiciaire que le Conseil canadien de la magistrature fournirait à Me Slansky d’autres documents qui sont en sa possession et qui concernent la plainte : voir la lettre du Conseil datée du 17 mai 2006, reproduite aux pages 120 et 121 du DA. Il s’agit entre autres des 6 000 pages de transcription du procès examinées par le professeur Friedland, du procès‑verbal de l’audience et des 78 décisions rendues par le juge du procès.
[158] Le juge de Montigny a examiné attentivement le rapport Friedland afin de décider si sa divulgation serait nécessaire à l’issue équitable et adéquate de la procédure de contrôle judiciaire. Il a conclu que l’information déjà fournie à Me Slansky « suffit amplement pour justifier le contrôle judiciaire de la décision du CCM et, contrairement à ce qu’il prétend, Me Slansky n’est pas laissé dans l’ignorance, mais est tout à fait au courant de ce qu’il doit démontrer devant la Cour fédérale pour obtenir gain de cause » (au paragraphe 84 de ses motifs). Je souscris à cette conclusion.
[159] Comme le juge de Montigny, je conclus que la décision du Conseil canadien de la magistrature selon laquelle le rapport Friedland ne devrait pas être divulgué à cause de l’existence d’un privilège d’intérêt public est raisonnable, compte tenu des circonstances de l’espèce. L’atteinte à l’intérêt public par entrave à l’administration de la justice découlant de la non‑divulgation est minime, voire inexistante. La divulgation du rapport bafouerait par contre de façon injustifiée la promesse de confidentialité faite par le Conseil aux tierces parties qui ont participé au processus, promesse qu’a lui‑même demandée Me Slansky.
[160] Premièrement, la plainte de Me Slansky est fondée sur l’allégation selon laquelle le juge a mal dirigé le procès, et que les décisions qu’il a rendues avant et pendant le procès étaient injustes à l’endroit du défendeur. Comme je l’ai déjà fait remarquer, l’indépendance judiciaire exige qu’un juge échappe à l’obligation de rendre des comptes et de fournir des justifications à l’égard de ses décisions, outre les motifs donnés en audience publique. En pratique, l’immunité ne devrait pas être invoquée dans le but de bloquer la tenue d’une enquête par le Conseil canadien de la magistrature. Cela ne signifie toutefois pas que l’immunité n’existe plus dès lors que le Conseil lance une enquête. En fait, le Conseil canadien de la magistrature doit examiner attentivement la question de savoir si la divulgation des renseignements fournis par le juge pour expliquer les décisions rendues porterait atteinte à l’indépendance judiciaire.
[161] Il se peut très bien que le juge ait justifié devant le Conseil sa conduite durant le procès et ses décisions, mais cela n’entraîne pas automatiquement la divulgation de ses justifications à Me Slansky ou à la Cour fédérale. Pour le dire simplement, le juge du procès n’a pas à rendre de comptes à Me Slansky ni à la Cour fédérale. Selon le principe de l’indépendance judiciaire, il n’a pas à justifier sa conduite durant le procès ni aucune des décisions judiciaires qu’il a rendues devant l’appelant ni devant la Cour fédérale (et il ne devrait pas le faire). Il se peut très bien qu’il souhaite expliquer au Conseil la façon dont il a mené le procès et le fondement des décisions qu’il a rendues durant celui‑ci, mais cela ne l’oblige pas à le faire publiquement. Comme le fait remarquer le directeur exécutif du Conseil canadien de la magistrature au paragraphe 24 de son affidavit daté du 9 février 2007 (DA, à la page 66), [traduction] « Le maintien de cette confidentialité permet également au Conseil d’obtenir d’un juge (celui qui fait l’objet de la plainte) des renseignements pouvant être importants pour expliquer la conduite du juge, mais qu’il pourrait ne pas être disposé à fournir si ceux‑ci devaient être rendus publics. En effet, l’indépendance judiciaire peut être menacée si le Conseil ne peut garantir la confidentialité des renseignements fournis par un juge concernant son état d’esprit durant le processus de délibération ou de décision. » Je suis d’accord.
[162] Deuxièmement, dans la plainte qu’il a adressée au Conseil, Me Slansky reconnaît lui‑même que [traduction] « au cours des premières étapes de toute enquête, des promesses de confidentialité peuvent être nécessaires pour obtenir des renseignements »; en fait, il a lui‑même insisté pour que des promesses de confidentialité soient faites aux témoins au cours de l’enquête du Conseil : DA, à la page 53. Comme le mentionne la lettre du Conseil datée du 9 mars 2006, le juge du procès était lui aussi d’accord avec l’idée que des garanties de confidentialité devraient être offertes aux tierces parties prenant part à l’enquête : DA, à la page 84. Le professeur Friedland a donc mené ses entrevues sur le fondement de promesses de confidentialité demandées ou consenties à la fois par Me Slansky et par le juge du procès. Il serait maintenant inacceptable de la part du Conseil qu’il se montre indigne de la confiance que lui ont faite les personnes à qui il a offert des garanties sans avoir une raison valable, importante et convaincante de le faire. Aucune explication n’a été donnée dans le cadre de la présente procédure pour justifier que les promesses de confidentialité faites en partie à la demande de Me Slansky soient maintenant écartées et tenues pour inexistantes.
[163] Troisièmement, comme le législateur l’a autorisé à le faire à l’alinéa 61(3)c) de la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magistrature a établi un processus d’enquête visant à obtenir le point de vue sincère des personnes au courant des sujets soulevés par une plainte, ainsi que le point de vue sincère d’un avocat de l’extérieur chargé de lui venir en aide en vertu de l’article 62 de la Loi sur les juges. La situation du juge et celle du demandeur dans le contexte de ce genre de processus d’enquête caractérisé par la sincérité sont très différentes.
[164] La confidentialité est dans une certaine mesure limitée pour le juge qui fait l’objet de l’enquête et qui sera directement touché par son issue. Le juge a le droit d’être avisé de l’objet de l’enquête, et il doit bénéficier de renseignements suffisants au sujet de la preuve matérielle recueillie : article 64 de la Loi sur les juges et article 7.2 des Procédures relatives aux plaintes du Conseil. Lorsqu’il enquête sur une plainte portée contre un juge, le Conseil décide en fait si la conduite du juge peut être considérée comme un abus justifiant une enquête approfondie dans le but de décider si le juge doit être démis de ses fonctions. Comme les droits du juge peuvent être touchés directement et en profondeur par l’issue ultime de l’enquête, le Conseil doit s’acquitter d’un important devoir d’équité procédurale envers le juge pendant tout le processus, de sorte que le juge puisse bénéficier d’une réelle occasion de réagir à la situation.
[165] Toutefois, comme le seul droit du plaignant est celui de déposer une plainte, le contenu de tout devoir d’équité du Conseil envers le plaignant lorsqu’il rejette la plainte est plutôt faible : Taylor c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1247, [2002] 3 C.F. 91, aux paragraphes 50 à 52; Douglas c. Canada (Procureur général), 2013 CF 451, aux paragraphes 20 à 22; voir par analogie Jacko v. McLellan, 2008 CanLII 69579, 306 D.L.R. (4th) 126 (C.S.J. Ont.), au paragraphe 18. Le devoir de divulgation limité dont le Conseil doit s’acquitter conformément à ses Procédures relatives aux plaintes consiste simplement à informer le plaignant de l’issue du traitement de la plainte. Le Conseil s’est amplement acquitté de ce devoir en l’espèce. Il n’a plus de devoir de divulgation envers Me Slansky.
[166] Quatrièmement, les préoccupations du juge faisant l’objet de l’enquête relativement au respect de sa vie privée doivent être prises en compte. Voici ce qu’affirme le directeur exécutif de Conseil canadien de la magistrature dans son affidavit, au paragraphe 24 (DA, à la page 66) : [traduction] « Le Conseil tient également compte du droit au respect de la vie privée du juge visé par la plainte. Même lorsqu’un juge est entièrement disculpé à la suite d’une décision du Conseil, il se peut que le rapport du Conseil sur l’affaire contienne des renseignements dont le juge estimerait à juste titre qu’ils sont personnels et confidentiels. Ces renseignements peuvent être liés à un problème de santé, à la situation familiale ou à l’état d’esprit du juge durant le processus de délibération. »
[167] Comme le Conseil canadien de la magistrature a invoqué avec raison un privilège d’intérêt public à l’égard du rapport Friedland, et comme la divulgation du rapport n’est pas nécessaire pour permettre à Me Slansky de présenter sa demande de contrôle judiciaire, le juge de Montigny n’a pas commis d’erreur en concluant que la requête de divulgation aurait dû être rejetée par la protonotaire.
[168] Je trancherais l’appel de la manière proposée par mon collègue le juge Evans.
* * *
Ce qui suit est la verson française des motifs du jugement rendus par
Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) :
A. Introduction
[169] Me Slansky, avocat de la défense, s’est plaint devant le Conseil canadien de la magistrature de la conduite du juge Thompson en audience publique durant un procès criminel.
[170] Lorsqu’il a examiné la plainte, le Conseil n’a pas mené sa propre enquête sur les faits. Il a plutôt chargé le professeur Friedland de recueillir des renseignements sur ce qui s’était produit.
[171] Le professeur Friedland a passé en revue le procès‑verbal, les transcriptions et les enregistrements du procès. Il a également interrogé Me Slansky, le juge Thompson, trois procureurs de la Couronne ayant pris part à l’affaire, le directeur régional des procureurs de la Couronne, sept membres du personnel judiciaire ainsi que le juge principal régional, Bruce Durno.
[172] Dans la lettre d’engagement qu’il a adressée au professeur Friedland, le Conseil lui demandait de ne pas lui faire de recommandation quant à la façon de traiter la plainte. La lettre allait plus loin : le professeur Friedland ne devait apprécier ni les faits ni la crédibilité des témoins. Il s’agissait là de tâches incombant au Conseil.
[173] Le professeur Friedland a présenté son rapport au Conseil, et il présente dans ce rapport les renseignements recueillis. Contrairement aux directives de la lettre d’engagement, le rapport Friedland contient certains éléments d’analyse juridique et certaines recommandations. Cela n’a toutefois aucune conséquence, puisque Me Slansky ne demande pas accès à ces parties du rapport.
[174] Après avoir examiné les renseignements consignés dans le rapport Friedland, le Conseil a sommairement rejeté la plainte de Me Slansky.
[175] Me Slansky s’est prévalu de son droit de demander à la Cour fédérale un contrôle judiciaire de la décision du Conseil en invoquant, entre autres choses, le caractère déraisonnable de la décision. Il affirme que les faits présentés au Conseil n’appuient pas cette décision. Il ajoute que l’enquête sur les faits connus était inadéquate.
[176] Le rapport Friedland décrit le déroulement de l’enquête et porte sur la plupart des faits sur lesquels s’est fondé le Conseil canadien de la magistrature. Dans sa décision, le Conseil cite souvent le rapport Friedland et les faits qui y sont consignés. Bon nombre de ces faits ont trait aux événements survenus en audience publique et au comportement du juge, qui est un fonctionnaire.
[177] Dans le cadre du contrôle judiciaire, Me Slansky a présenté une requête visant une ordonnance de production du rapport Friedland devant la Cour fédérale. Sans ce rapport, dit‑il, la Cour fédérale ne peut décider si la décision du Conseil est appuyée par les faits ni si l’enquête concernant les faits connus était adéquate ou non.
[178] Dans le contexte de l’examen de la requête de Me Slansky, la protonotaire, un juge de la Cour fédérale, ainsi que nous trois avons eu accès au rapport Friedland sous le sceau de la confidentialité. Comme la protonotaire l’indique au paragraphe 31 de ses motifs, des copies intégrales du rapport ont aussi été transmises à l’organisme qui régit la profession de Me Slansky (le Barreau du Haut‑Canada) et à l’un des clients de Me Slansky (le procureur général de l’Ontario).
[179] Vu l’importance du rapport Friedland par rapport aux questions soulevées dans le cadre du contrôle judiciaire demandé par Me Slansky, la nature publique d’une bonne partie du contenu du rapport et le fait que bien d’autres gens ont pu le consulter, on penserait que le tribunal chargé d’examiner la décision du Conseil pourrait lui aussi le consulter.
[180] Ce serait toutefois une erreur. Le Conseil affirme que la cour de révision ne peut consulter le rapport qu’il a pris en compte et sur lequel il s’est appuyé. Le Conseil affirme que le privilège du secret professionnel de l’avocat et un privilège d’intérêt public s’appliquent.
[181] Je ne suis pas d’accord. Les conditions préalables à l’existence des privilèges ne sont pas réunies en l’espèce. En outre, tirer une conclusion contraire dans les circonstances aurait pour effet d’étendre ces privilèges au‑delà des fins qu’ils servent. Ce serait garder le secret pour garder le secret et entraver le travail de la cour de révision consistant à superviser le Conseil et à vérifier le bien‑fondé de sa décision afin de décider si elle est acceptable et justifiable en fait et en droit.
[182] J’accueillerais donc l’appel de Me Slansky, et j’accéderais à sa requête en grande partie. Comme nous le verrons plus loin, j’assortirais l’ordonnance de la Cour de certaines conditions. Mes collègues rejetteraient l’appel de Me Slansky. Malheureusement, je ne suis pas d’accord avec eux.
[183] Le Conseil invoque deux privilèges : le secret professionnel de l’avocat et un privilège d’intérêt public. Je vais examiner ces deux privilèges séparément.
B. Le secret professionnel de l’avocat
[184] Le Conseil canadien de la magistrature soutient que le rapport Friedland ne doit pas être versé au dossier du tribunal pour le contrôle judiciaire en raison du secret professionnel de l’avocat.
[185] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette l’argument du Conseil canadien de la magistrature. Le rapport Friedland n’est pas protégé par le secret professionnel de l’avocat. Bon nombre des conditions préalables à l’existence du privilège ne sont pas réunies, chose qui est bien illustrée par le fait que l’application du privilège en l’espèce aurait pour effet de l’étendre à des fins autres que celles qu’il doit servir. Même si les conditions préalables étaient réunies, le Conseil a renoncé au privilège de deux manières.
1) Principes généraux
[186] Le secret professionnel de l’avocat protège les communications entre un avocat et son client que les parties considèrent comme confidentielles et qui comportent une consultation ou un avis juridiques : Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 837. [traduction] « Les communications faites par le client qui consulte un conseiller juridique » sont ce qui fait surtout l’objet du privilège : voir Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, à la page 872, et R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565, au paragraphe 49, où est citée avec approbation la description du secret professionnel de l’avocat faite dans Wigmore on Evidence, McNaughton Revision, vol. 8 (Boston : Little, Brown & Co., 1961), au § 2292.
[187] La consultation juridique inclut [traduction] « l’opinion ou l’analyse » : College of Physicians of B.C. v. British Columbia (Information and Privacy Commissioner), 2002 BCCA 665, [2003] 2 W.W.R. 279, au paragraphe 31. Elle inclut également les conseils concernant ce qu’il serait sensé et prudent de faire dans le contexte juridique pertinent.
[188] Pour décider si la prestation de conseils, d’opinions ou d’analyses juridiques quelconque fait partie de la relation entre le professeur Friedland et le Conseil canadien de la magistrature, nous devons examiner la nature de cette relation, l’objet de l’avis et les circonstances dans lesquelles il est demandé et fourni : arrêt Campbell, précité, au paragraphe 50.
[189] Le privilège permet l’obtention d’une aide utile sur le plan juridique, puisque, pour pouvoir obtenir de l’aide, les clients doivent être en mesure de discuter des affaires qui les concernent avec leur avocat sans craindre les conséquences qu’ils pourraient subir. La Cour suprême recourt souvent à cet objectif pour définir les limites du secret professionnel de l’avocat : voir par exemple l’arrêt Descôteaux et autre, précité, aux pages 876 et 877, et R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, aux paragraphes 25 à 34. Comme nous le verrons, il s’agit d’une démarche utile en l’espèce.
2) Le rôle des lettres de mandat dans l’examen d’une demande de privilège
[190] En l’espèce, le juge de la Cour fédérale a conclu (au paragraphe 47) que « pour déterminer si une situation déterminée donne lieu à l’application du privilège du secret professionnel de l’avocat, on ne doit pas s’en tenir à un document particulier, même dans le mandat de représentation en justice de l’avocat; il faut tenir compte de l’ensemble des circonstances ». Je ne suis pas d’accord.
[191] Lorsqu’il s’agit d’examiner une demande de privilège, s’il y a une lettre de mandat, celle‑ci doit être le principal élément pris en compte : Gower v. Tolko Manitoba Inc., 2001 MBCA 11 (CanLII), 196 D.L.R. (4th) 716, au paragraphe 40. La lettre de mandat, si elle existe, précise, avec la force exécutoire d’un contrat, la nature de la relation, l’objectif du mandat de l’avocat, le fait que l’on demande à l’avocat de fournir des conseils ou non, et, le cas échéant, la nature de ces conseils. La lettre de mandat précise souvent aussi les circonstances dans lesquelles le mandat trouve son origine, y compris les raisons pour lesquelles il est confié à l’avocat.
[192] La lettre de mandat est le meilleur élément de preuve par rapport à ces questions, qui doivent être examinées selon les indications données dans l’arrêt Campbell. Elle est rédigée et fait l’objet d’un accord au début de la relation, avant que ne naisse toute controverse au sujet du secret professionnel de l’avocat. Les affidavits sont rédigés et déposés seulement lorsqu’il y a controverse.
[193] Par conséquent, il faut habituellement envisager avec prudence, voire même méfiance, les affidavits visant à jeter un nouvel éclairage sur les questions abordées dans la lettre de mandat, à la modifier et à la remplacer.
[194] En fait, l’affidavit peut même ne pas être admissible. Il faut bien garder en tête la nature contractuelle de la lettre de mandat. S’il n’y a pas d’ambiguïté, normalement, nous n’admettons pas d’affidavits déposés dans le but de jeter un nouvel éclairage sur les questions abordées explicitement dans un contrat, de modifier le contenu du contrat ou de le remplacer : Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, aux pages 341 et 342.
[195] Dans certaines relations entre un avocat et son client, il peut y avoir d’autres éléments à prendre en compte que la lettre de mandat. Il peut y avoir une entente verbale conclue au même moment, qui est l’équivalent d’un contrat accessoire ou encore une entente prise postérieurement et qui touche les questions abordées dans la lettre de mandat.
[196] Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Nous avons devant nous une lettre signée par Me Sabourin, avocat interne du Conseil, qui est le client de la relation avocat‑client. S’il y avait eu des ententes verbales prises à la même époque que la lettre de mandat ou des communications postérieures venant compléter ou modifier la lettre de mandat, nous nous serions attendus à ce que Me Sabourin nous en parle.
[197] Or, il ne l’a pas fait. Nous devons donc présumer de l’inexistence de telles choses. En l’espèce, le contenu contractuel de la lettre de mandat accepté par les parties concernées est le seul élément à prendre en compte.
3) La lettre de mandat
[198] Me Sabourin a retenu les services du professeur Friedland au moyen d’une lettre de mandat datée du 3 mai 2005. Le professeur Friedland a accepté le mandat.
[199] La lettre décrit clairement la tâche confiée au professeur Friedland. Elle cite en effet une politique dans laquelle est décrit le rôle qu’il devra jouer. Mon collègue a reproduit la partie pertinente de la lettre au paragraphe 15 de ses motifs.
[200] Dans l’ensemble, la lettre de mandat indique que le professeur Friedland n’était rien de plus qu’une personne qui recueille des renseignements devant au besoin éclaircir toute ambiguïté dans le contenu de la plainte.
[201] Plus précisément, la lettre de mandat nous apprend que le « rôle [du professeur Friedland] […] consiste essentiellement à obtenir un complément d’information » et « simplement à s’efforcer d’apporter des éclaircissements sur les accusations portées contre le juge et à réunir des éléments de preuve qui, s’ils étaient établis, serviraient de fondement [aux] accusations ou, au contraire, leur retirait toute légitimité ».
[202] Pour obtenir ce complément d’information, le professeur Friedland devait se concentrer sur « les allégations qui sont formulées ». S’il devait découvrir d’autres allégations de conduite déplacée ou d’incompétence de la part du juge, il devait se pencher sur celles‑ci également.
[203] Le professeur Friedland n’a pas reçu pour directive de fournir des conseils, un avis ou une analyse juridiques. Plus précisément, il lui a été demandé de « ne […] pas […] évaluer le bien‑fondé d’une plainte ou de faire des recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou le sous‑comité ». Il devait plutôt interroger les « personnes au fait des circonstances entourant la plainte, y compris le juge visé par celle‑ci », d’« obtenir la réponse du juge sur ces accusations et sur ces éléments de preuve » et d’« obtenir un complément d’information ».
[204] Après avoir recueilli ces renseignements, le professeur Friedland devait « soumettre ces informations au président ou au sous‑comité ». Il ne pouvait pas procéder à « la recherche des faits dans le cadre d’un processus juridictionnel, c’est‑à‑dire la prise de décisions fondées sur la crédibilité des témoins ou sur le caractère plus ou moins convaincant d’un fait par rapport à un autre ».
[205] La lettre de mandat mentionne que le professeur Friedland « amasse des documents et […] procède à leur analyse » dans le cadre de sa tâche d’obtention d’un complément d’information. Au paragraphe 15, mon collègue le juge Evans insiste sur le mot « analyse » et laisse entendre que le professeur Friedland aurait effectué une analyse de nature juridique. C’est faire un pas de trop. Cela serait contraire à la directive explicite de la lettre de mandat selon laquelle le professeur Friedland ne devait « pas […] évaluer le bien‑fondé d’une plainte » ni faire des « recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou le sous‑comité ». Comme je l’ai déjà mentionné, le professeur Friedland ne pouvait même pas procéder à une recherche des faits dans le cadre d’un processus juridictionnel, par opposition à l’obtention d’un complément d’information.
[206] À la lumière des tâches confiées au professeur Friedland dans la lettre de mandat, et surtout des restrictions concernant ce qu’il pouvait faire, le mot « analyse » ne peut renvoyer qu’au fait de circonscrire, de réunir et de résumer les éléments d’information contenus dans les documents et obtenus pendant les entrevues.
4) L’affidavit de Me Sabourin
[207] Nous disposons de l’affidavit de Me Sabourin, avocat interne du Conseil. Il l’a souscrit après que la controverse a commencé en l’espèce.
[208] Il ne désavoue nulle part dans l’affidavit une partie quelconque de la lettre de mandat. Il ne laisse entendre nulle part dans l’affidavit qu’une partie quelconque de la lettre devrait être modifiée ou interprétée d’une façon particulière. Il n’y a nulle part dans l’affidavit de mention d’une quelconque discussion avec le professeur Friedland qui viendrait modifier ou préciser le contenu de la lettre. Bref, dans sa déclaration sous serment, Me Sabourin ne change pas le contenu de la lettre de mandat. Nous ne devrions pas le faire non plus.
[209] Me Sabourin affirme que le professeur Friedland a été [traduction] « mandaté et chargé de mener une enquête supplémentaire » (affidavit, paragraphe 16). Dans le contexte de la lettre de mandat, on ne peut qu’en comprendre qu’il s’agissait d’une enquête visant à recueillir des renseignements.
[210] Me Sabourin affirme que le professeur Friedland présente [traduction] « des conclusions et une analyse » ainsi que [traduction] « des recommandations et des conseils » dans son rapport (affidavit, paragraphe 19). Le rapport Friedland nous a été transmis et est sous scellés. Je suis d’accord pour dire que de petites parties pouvant être prélevées du rapport Friedland contiennent des analyses, des recommandations et des conseils. Techniquement, donc, Me Sabourin a raison de dire que le rapport Friedland contient de telles choses. Cependant, aucune n’est demandée dans la lettre de mandat.
[211] Un avocat peut‑il prendre un document purement informatif et en faire instantanément un document entièrement secret en y ajoutant de façon unilatérale des analyses, des recommandations, et des conseils, alors que cela ne faisait pas partie de son mandat? Je ne le crois pas. Rien n’appuie cette thèse.
[212] Quoi qu’il en soit, Me Slansky ne demande accès à aucune des observations de nature juridique que le professeur Friedland formule sans qu’on lui ait demandé de le faire. Lorsqu’elles sont retranchées du rapport — et, comme nous allons le voir et comme la protonotaire l’a constaté, cela est facile à faire —, tout ce qui reste, c’est une liste brute des renseignements recueillis, sans analyse, recommandations, ni conseils, c’est‑à‑dire la liste que le professeur Friedland a précisément reçu le mandat de dresser.
[213] Au sujet de la nature du mandat du professeur Friedland, Me Sabourin dit ce qui suit (affidavit, paragraphe 26) :
[traduction] Ceux qui sont engagés comme conseillers juridiques reçoivent pour instructions de recueillir des renseignements au sujet des allégations se rapportant à la plainte et de proposer leur analyse et leurs recommandations en tant qu’avocat au sujet des allégations en question en vue de leur examen par le président du Comité sur la conduite des juges. Dans son rapport, le professeur Friedland a effectivement fourni une analyse et des recommandations au président quant à la façon de traiter la plainte.
[214] La première phrase n’est au mieux rien de plus qu’une indication concernant une pratique courante — on peut en déduire que c’est ce que Me Sabourin demande habituellement aux avocats de faire. Il ne dit cependant nulle part que le professeur Friedland a fait ce que les avocats font habituellement. Il ne dit nulle part que c’est la directive qu’il a reçue. Il ne saurait le faire : dans la lettre de mandat, il demande au professeur Friedland de ne « pas […] évaluer le bien‑fondé d’une plainte » ni de faire des « recommandations quant à la décision qui devrait être prise par le président ou le sous‑comité ».
[215] La seconde phrase du passage cité ci‑dessus ne nous apprend qu’une seule chose : le professeur Friedland ne s’est pas limité aux directives qu’on lui avait données, et il a présenté des éléments d’analyse et des recommandations sans qu’on lui demande de le faire. Comme je le disais, cela n’a aucune conséquence.
[216] Me Sabourin affirme ensuite ce qui suit (affidavit, au paragraphe 27) :
[traduction] S’agissant du mandat confié à l’avocat chargé de mener une enquête supplémentaire, le président et moi‑même nous attendons à ce que le rapport de l’avocat soit considéré comme contenant un avis juridique parce que nous retenons les services d’un conseiller juridique à qui nous demandons de faire enquête sur les faits et de nous soumettre son analyse et ses recommandations au sujet des faits en question dans le cadre de la mission que la loi confie au Conseil et des obligations qu’elle lui impose lorsqu’il est saisi d’une plainte. En effet, c’est pour cette raison que les Procédures relatives aux plaintes précisent que c’est un avocat qui doit mener ce genre d’enquête; sinon, le travail pourrait très bien être fait par un enquêteur ne possédant aucune compétence particulière dans le domaine juridique.
[217] Je le répète : il s’agit peut‑être là des attentes habituelles. Mais ce qui est éloquent, c’est que Me Sabourin s’arrête juste avant de dire que c’était les attentes déclarées au moment où le professeur Friedland s’est vu confier son mandat. Nous devons faire attention de ne pas faire dire à Me Sabourin ce qu’il n’a pas osé dire : que la lettre de mandat ne doit pas être interprétée rigoureusement.
[218] Me Sabourin laisse entendre que, dans le cadre des procédures du Conseil canadien de la magistrature, un avocat a le mandat de fournir [traduction] « son analyse et ses recommandations au sujet des faits ». Il s’agit peut‑être là des attentes habituelles. Mais, encore une fois, la lettre de mandat du professeur Friedland lui interdisait expressément d’évaluer les renseignements recueillis et de formuler des recommandations et des avis. On lui demandait de recueillir de l’information, et rien de plus.
[219] Il ressort autre chose du passage cité ci‑dessus. Il convient davantage d’aborder cela dans la section suivante des présents motifs, dans le contexte de certains principes juridiques généraux.
5) Le privilège vise surtout la consultation juridique
[220] Au paragraphe 27 de l’affidavit de Me Sabourin, cité un peu plus haut, on nous dit que les Procédures relatives aux plaintes exigent que les services d’un avocat soient retenus, puisque l’avocat doit enquêter sur des questions touchant le mandat que la loi confère au Conseil, mandat qui s’assortit d’obligations juridiques. Le Conseil a affirmé devant nous que c’est ce qui fait en sorte que le rapport Friedland est protégé par le secret professionnel de l’avocat.
[221] Ce que le Conseil affirme, essentiellement, c’est que, si une personne cherchant à s’acquitter d’un mandat prévu par la loi et assorti d’obligations juridiques décide d’embaucher un avocat plutôt qu’un enquêteur ordinaire pour mener une recherche de faits, cela créé un privilège.
[222] Je rejette cet argument. Le simple fait qu’un avocat prenne part au processus n’implique pas que le rapport qu’il rédige est protégé par le secret professionnel : Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809, aux paragraphes 19 et 20; arrêt Campbell, précité, au paragraphe 50, « [l]e secret professionnel de l’avocat ne protège évidemment pas l’ensemble des services rendus par un avocat ».
[223] En fait, pour être considérés comme étant protégés, les documents ou les renseignements doivent avoir pour objectif principal l’obtention ou la prestation de conseils juridiques ou encore être liés étroitement et directement à l’obtention, à la formulation ou à la prestation de conseils juridiques : arrêt Pritchard, précité, au paragraphe 15; R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445, au paragraphe 36; arrêt Campbell, précité, au paragraphe 49; Descôteaux et autre, précité, aux pages 872 et 873; arrêt Solosky, précité, à la page 835; Thompson c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 197, au paragraphe 40.
[224] Vu leur formation particulière et leur expérience, les avocats sont souvent chargés de faire autre chose que de fournir des conseils juridiques. On leur demande par exemple de siéger au conseil d’une société ou de participer à la conception d’un nouveau palais de justice, et, dans ces cas, leurs activités ne sont pas protégées par le secret professionnel. Les avocats sont en mesure de gérer les fonds d’une fiducie et de rendre des comptes à cet égard — en fait, les documents relatifs à l’admission au barreau contiennent beaucoup d’information sur ce sujet —, mais cela, en soi, ne rend pas ces activités confidentielles. Pas plus que l’information factuelle concernant le paiement ou le non‑paiement de frais est nécessairement confidentielle : Ontario Securities Commission and Greymac Credit Corp., Re, 1983 CanLII 1894, 41 O.R. (2d) 328 (C. div.); R. c. Joubert, 1992 CanLII 1073, 7 B.C.A.C. 31 (C.A.); arrêt R. c. Cunningham, précité, aux paragraphes 25 à 34. Une distinction devrait être établie entre une communication confidentielle liée à un conseil et « la preuve d’un acte ou d’une opération » : arrêt Thompson, précité, au paragraphe 46.
[225] De même, en accumulant les années d’expérience, certains avocats deviennent très habiles dans la collecte et le traitement de renseignements — certains passent même une bonne partie de leur vie à interroger d’éventuels témoins — et leurs services sont donc retenus à cette fin précise. Toutefois, à ma connaissance, rien ne permet d’affirmer que ces activités seront visées à elles seules par le secret professionnel de l’avocat.
[226] Dans le contexte des enquêtes, il y a une distinction entre la situation d’un avocat chargé seulement de recueillir des renseignements et celle d’un avocat chargé de recueillir des renseignements dans le cadre d’une tâche plus large consistant à fournir des conseils juridiques. Les rapports concernant le premier — comme le rapport Friedland — ne sont pas confidentiels. Les renseignements fournis n’ont rien à voir avec la prestation de conseils juridiques.
[227] À ce sujet, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a établi une distinction claire (College of Physicians of B.C. c. British Columbia (Information and Privacy Commissioner), précité, au paragraphe 32) :
[traduction] Le privilège de la consultation juridique n’existe que lorsque l’avocat agit en sa qualité d’avocat, c’est‑à‑dire lorsqu’il fournit des conseils juridiques à son client. Lorsqu’il joue seulement le rôle d’enquêteur, aucun privilège ne protège les communications entre son client et lui.
[228] La Cour d’appel du Manitoba a également établi cette distinction. Dans l’arrêt Gower, précité, elle a confirmé qu’un avocat chargé de réunir des faits, sans plus, n’est qu’un enquêteur, ce qui fait que le privilège ne s’applique pas (au paragraphe 37) :
[traduction] En l’espèce, il ressort clairement de la preuve [que l’avocate] a été chargée d’enquêter et d’assumer une fonction de recherche de faits. Si c’est tout ce qu’on lui a demandé de faire, même si elle est avocate, elle n’a pas fourni de conseils juridiques, et elle a joué le rôle d’enquêteuse, et non d’avocate. Par conséquent, le privilège de la consultation juridique ne s’applique pas.
[229] Toutefois, si, comme dans l’affaire Gower, l’avocat procède à une recherche de faits pour pouvoir fournir des conseils juridiques ou si la recherche de faits est [traduction] « liée à la prestation de […] services juridiques » (au paragraphe 19), le privilège peut s’appliquer (Arrêt Gower, précité, au paragraphe 38) :
[traduction] Cependant, il y a des preuves qui montrent clairement que [l’avocate] s’est vu demander de faire autre chose. L’enquête visant à établir le bien‑fondé des allégations concernant le demandeur n’était que l’une de ses tâches. Il est clair que le client avait demandé à Mme Janzen de formuler des recommandations en fonction du produit de sa recherche de faits et de l’aviser des répercussions de ses recommandations sur le plan juridique. Ainsi, la recherche de faits était inextricablement liée au second volet des tâches de Mme Janzen, soit la prestation de conseils juridiques.
[230] Dans ses motifs dans l’arrêt Gower, la Cour d’appel du Manitoba cite avec approbation la décision Wilson v. Favelle, 1994 CanLII 1152, 26 C.P.C. (3d) 273 (C. supr. C.-B.). La décision Wilson concorde effectivement avec l’arrêt Gower, et les faits sont assez semblables à ceux de l’espèce.
[231] La décision Wilson concerne l’embauche d’une avocate par un gouvernement pour mener une enquête sur une plainte d’inconduite portée contre un employé et rédiger un rapport. L’objectif du rapport était de faire état des faits liés aux allégations et d’aviser le client de toute violation des normes non juridiques des employés de la fonction publique. La Cour a conclu que l’avocate avait simplement été chargée de mener une enquête. Chose intéressante, la Cour porte son attention sur le contenu contractuel du mandat de l’avocate, et non sur l’affidavit déposé par le gouvernement après que l’affaire est devenue litigieuse.
[232] J’admets qu’il convient de donner un sens large au mot « conseil » lorsqu’il s’agit de décider à quelle catégorie une affaire appartient. Cela comprend [traduction] « les conseils sur les mesures raisonnables et prudentes à prendre dans le contexte juridique en cause », autrement dit, des conseils pratiques tenant compte du droit ou des conseils concernant la marche à suivre en fonction du droit : Blood Tribe v. Canada (Attorney General), 2010 ABCA 112 (CanLII), 487 A.R. 71, au paragraphe 26, où est cité avec approbation l’arrêt Balabel v. Air India, [1988] Ch. 317 (C.A.), à la page 330; arrêt Gower, précité, au paragraphe 19.
[233] Mais le professeur Friedland a été chargé de recueillir des renseignements, et non de donner quelque conseil que ce soit. En effet, la lettre de mandat lui interdit expressément de faire quoi que ce soit de ce genre.
[234] Le Conseil affirme que, vu la complexité, sur le plan juridique, des allégations contenues dans la plainte de Me Slansky — allégations selon lesquelles le juge Thompson se serait rendu coupable de partialité et d’inconduite et aurait sciemment enfreint la loi —, le professeur Friedland devait lui fournir des conseils juridiques, des avis ou une analyse.
[235] Je ne suis pas d’accord. La lettre de mandat montre que le Conseil a divisé la tâche en deux parties : le volet factuel et le volet juridique. Il a attribué au professeur Friedland un sous‑ensemble du volet factuel — la collecte de renseignements — et s’est réservé la tâche d’examiner les faits réunis, d’appliquer les règles de droit pertinentes et de tirer une conclusion du bien‑fondé de la plainte de Me Slansky.
[236] La tâche la plus complexe dont devait s’acquitter le professeur Friedland consistait à distinguer les faits importants des faits sans importance. C’est une tâche apparentée à celle des experts en assurance et d’autres enquêteurs qualifiés qui doivent évaluer dans une certaine mesure l’importance des faits lorsqu’ils recueillent des éléments de preuve au sujet d’un accident pouvant constituer un délit civil susceptible de faire l’objet de poursuites judiciaires. Les rapports d’enquête de ces experts et enquêteurs ne sont pas confidentiels : General Accident Assurance Co. v. Chrusz, 1999 CanLII 7320, 45 R.J.O. (3e) 321 (C.A.).
[237] En l’espèce, on ne peut affirmer que la collecte d’information soit l’apanage d’un avocat. En effet, d’autres personnes auraient pu faire le travail qu’a fait le professeur Friedland. Beaucoup de gens sont capables de cerner les renseignements pertinents quant à la conduite d’un juge durant une audience.
[238] Il est vrai qu’un avocat est peut‑être mieux placé que d’autres gens pour le faire, et aussi que le professeur Friedland est presque certainement en mesure de le faire mieux que beaucoup d’autres avocats. Cela ne change cependant pas la nature de la tâche et des compétences utilisées pour s’en acquitter et ne permet pas de franchir le pas entre la collecte de renseignements et la prestation de conseils juridiques ou pratiques liés au droit.
[239] Cela suffit à rejeter la demande du Conseil concernant la protection du rapport Friedland en vertu du secret professionnel de l’avocat. Je souhaite cependant aborder un autre argument présenté par le Conseil, que mon collègue le juge Evans a admis.
6) L’arrêt Blood Tribe n’a pas étendu la portée du secret professionnel de l’avocat
[240] Comme je l’ai déjà expliqué, l’obtention et la prestation de conseils juridiques ou de conseils pratiques liés au droit sont une condition nécessaire à l’existence du secret professionnel de l’avocat. Le Conseil a cependant cherché devant nous à étendre la portée du secret professionnel bien au‑delà des décisions rendues. Il a cherché à faire porter l’analyse sur la question de savoir si les compétences d’un avocat étaient nécessaires pour l’exécution de la tâche assignée, plutôt que sur celle de savoir si des conseils juridiques avaient été demandés.
[241] Le Conseil fonde son argumentation sur un commentaire de la Cour suprême figurant au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574 selon lequel le secret professionnel de l’avocat s’applique à « toutes les communications entre un client et son avocat lorsque ce dernier donne des conseils juridiques ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat » (non souligné dans l’original). Il s’agit d’un commentaire que la Cour a fait dans l’introduction de son analyse.
[242] La question précise que devait trancher la Cour suprême dans l’arrêt Blood Tribe était celle de savoir si le Commissaire à la protection de la vie privée pouvait obtenir l’accès à des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat. La confidentialité des documents n’était pas contestée. Le commentaire d’introduction était donc superflu.
[243] Par ailleurs, je me demande si la Cour suprême, lorsqu’elle a ajouté « ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat » ne faisait pas plutôt maladroitement allusion à un autre privilège, celui de la poursuite. Ce privilège offre aux avocats ayant un mandat de poursuite une certaine marge de confidentialité. Fait à noter, certaines des décisions citées dans le même paragraphe portent principalement sur le privilège de la poursuite ou, en fait, sur une notion différente, celle du secret professionnel aux termes du droit civil québécois. Aucune des décisions citées n’appuie l’idée que le privilège du secret professionnel s’applique notamment dans les situations où un avocat « agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat ».
[244] Mise à part l’introduction maladroitement formulée dans l’arrêt Blood Tribe, la Cour suprême n’a jamais envisagé que le fait d’agir d’une autre manière en qualité d’avocat soit suffisant pour que le secret professionnel de l’avocat s’applique. En effet, cela serait contraire à ses propres décisions selon lesquelles le privilège n’existe pas du seul fait qu’un avocat participe au processus, ainsi qu’à de nombreux autres éléments de jurisprudence selon lesquels les activités d’avocats faisant des choses que font habituellement les avocats ne sont pas nécessairement confidentielles : arrêt Pritchard, précité, aux paragraphes 19 et 20; arrêt Campbell, précité, au paragraphe 50; jurisprudence citée ci‑dessus, aux paragraphes 224 à 232.
[245] Est‑ce que des décennies de jurisprudence bien admise concernant les règles de droit applicables au secret professionnel de l’avocat ont soudainement été balayées par un vent latéral — un commentaire d’introduction fait au passage dans l’arrêt Blood Tribe? Je ne le crois pas.
[246] À mon avis, il ne nous appartient pas d’extraire l’expression « agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat » de l’introduction du raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Blood Tribe, de l’ériger en principe général, puis, de façon contraire à la jurisprudence, d’appliquer ce principe pour imposer la confidentialité d’un rapport d’enquête sur lequel est fondée une décision relevant de l’administration publique.
7) L’affirmation d’un privilège allant au‑delà de l’objectif visé par le privilège
[247] L’extension du secret professionnel de l’avocat proposée par le Conseil ne va pas seulement à l’encontre de la jurisprudence que doit appliquer la Cour. Elle porte également le privilège au‑delà des fins qu’il sert.
[248] Comme mon collègue le juge Evans le laisse entendre aux paragraphes 65 et 66 de ses motifs, le privilège sert à permettre l’obtention de conseils juridiques et la divulgation franche de tous les renseignements nécessaires pour la prestation de ces conseils.
[249] Si le privilège n’existait pas, les gens ne révéleraient peut‑être pas à leur avocat tous les renseignements dont il a besoin, ce qui les empêcherait de bien comprendre leurs droits. Toute personne, qu’il s’agisse d’un particulier, d’une société ou d’un gouvernement, doit pouvoir accéder à l’expertise d’un conseiller juridique sans avoir à craindre que ce recours lui fasse du tort : Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455, au paragraphe 46; R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263, à la page 289. Il s’agit d’un droit démocratique fondamental.
[250] La Cour suprême a dit de l’objectif du secret professionnel de l’avocat qu’il consistait à protéger et à promouvoir l’obtention de conseils juridiques : arrêts Solosky, aux pages 834 et 835; Descôteaux et autre, à la page 871; Campbell, au paragraphe 49; Pritchard, au paragraphe 14; Blood Tribe, au paragraphe 9, précités. Si des conseils juridiques ou pratiques fondés sur la connaissance du droit sont demandés, toutes les communications s’inscrivant dans le cadre de la relation, même lorsqu’il s’agit de questions administratives sans importance, peuvent être incluses. Le juge Lamer (qui n’était pas encore juge en chef à l’époque) a dit ce qui suit dans l’arrêt Descôteaux et autre, précité (aux pages 892 et 893) :
En résumé, le client d’un avocat a droit au respect de la confidentialité de toutes les communications faites dans le but d’obtenir un avis juridique. Qu’ils soient communiqués à l’avocat lui‑même ou à des employés, qu’ils portent sur des matières de nature administrative comme la situation financière ou sur la nature même du problème juridique, tous les renseignements que doit fournir une personne en vue d’obtenir un avis juridique et qui sont donnés en confidence à cette fin jouissent du privilège de confidentialité. Ce droit à la confidentialité s’attache à toutes les communications faites dans le cadre de la relation client‑avocat, laquelle prend naissance dès les premières démarches du client virtuel, donc avant même la formation du mandat formel. [Non souligné dans l’original.]
Voir également Adriane Keane, James Griffiths et Paul McKeown, The Modern Law of Evidence, 8e éd. (Oxford : Oxford University Press, 2010), à la page 607. La consultation juridique, au sens large, est le principal objet du privilège.
[251] La protection de renseignements factuels contre la divulgation dans le cas où aucun conseil juridique, de quelque nature que ce soit, n’a été demandé — et dans le cas, en fait, où, comme en l’espèce, l’avocat a reçu pour directive de ne pas fournir quelque conseil que ce soit — ne sert pas les fins du privilège. C’est particulièrement vrai lorsque la divulgation des renseignements concernant les faits ne révèle rien au sujet du droit ou sur les points de vue sur le droit adoptés par l’auteur. Mis à part le fait de garder le secret comme si cela était une fin en soi, quels sont les intérêts qui peuvent être servis en l’espèce? Nous sommes loin de la situation où le client a besoin de la confidentialité pour pouvoir parler sincèrement avec son avocat et obtenir l’avis juridique dont il a besoin. Dans la mesure où un enjeu relatif à la confidentialité existe en l’espèce, celui‑ci a trait au privilège d’intérêt public, et non au secret professionnel de l’avocat.
[252] Pour tous ces motifs, je conclus que le rapport Friedland n’est pas protégé par le secret professionnel de l’avocat. Même s’il l’était, le Conseil a renoncé au privilège.
8) Si le privilège existe, le Conseil y a renoncé
[253] Le professeur Friedland a été chargé de recueillir des renseignements, et rien de plus, et il devait transmettre ces renseignements au juge en chef Scott pour lui permettre de rendre une décision concernant le traitement de la plainte. Dans les circonstances, le rapport Friedland était la principale source de renseignements du juge en chef Scott sur les faits. Une partie du contenu du rapport Friedland et des faits qui y sont consignés a été divulguée dans une lettre de décision publique indiquant le rejet de la plainte. En outre, le rapport s’est retrouvé entre les mains d’une tierce partie sans aucune raison. Ces deux choses constituent une renonciation à tout privilège dont le rapport Friedland aurait pu faire l’objet.
[254] Premièrement, le Conseil a renoncé à tout privilège en remettant volontairement le rapport Friedland à une tierce partie.
[255] Dans ses motifs, reproduits au paragraphe 50 des motifs du juge Evans, la protonotaire a déclaré qu’une copie du rapport Friedland s’était retrouvée entre les mains de représentants du Barreau du Haut‑Canada et du sous‑procureur général de l’Ontario.
[256] Lorsqu’un document est remis à une tierce partie, il s’agit évidemment d’une situation où il y a renonciation au privilège visant le document, puisque la confidentialité, condition préalable au maintien du privilège, est enfreinte : Alan W. Bryant, Sidney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 3e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2009), à la page 957; C. Tapper, Cross and Tapper on Evidence, 11e éd. (New York : Oxford University Press, 2007), à la page 472; Hodge M. Malek, c.r. (dir.), Phipson on Evidence, 17e éd. (Londres : Sweet & Maxwell, 2010), à la page 645. Si un client reçoit une lettre confidentielle d’un avocat et la transmet à une tierce partie, le privilège est perdu en l’absence d’un intérêt « conjoint » ou « commun » entre le client et la tierce partie. Voir Bryant et al., aux pages 927 et 928.
[257] En l’espèce, la protonotaire a conclu que le Conseil et le Barreau avaient un intérêt commun à l’égard de l’enquête sur les plaintes d’inconduite. Par conséquent, le fait que le rapport ait été remis au Barreau ne constitue pas une renonciation au privilège. Il s’agit d’une conclusion de fait et de droit appuyée sur des faits amplement suffisants et qui ne peut être annulée si une erreur concrète et déterminante n’a pas été commise. La preuve de l’existence d’une telle erreur n’a pas été faite.
[258] La protonotaire n’a toutefois tiré aucune conclusion relative à l’intérêt commun en ce qui concerne le fait que le rapport Friedland ait abouti entre les mains du sous‑procureur général. À l’époque, le procureur général avait chargé Me Slansky de certaines poursuites dans le cadre des lois sur le travail de la province. Bref, le rapport Friedland a été transmis à un client de Me Slansky.
[259] La violation de la confidentialité dont a fait l’objet le rapport Friedland doit être expliquée, mais le Conseil, à qui il incombe d’établir l’existence du privilège, n’a donné aucune explication. Il n’a par exemple présenté aucune preuve du fait que la transmission du rapport Friedland n’avait pas été autorisée ou qu’il tente de récupérer le document. Il n’a présenté aucune preuve établissant un intérêt commun entre le sous‑procureur général et lui. Si le rapport Friedland a déjà fait l’objet d’un privilège, celui‑ci a été perdu.
[260] Deuxièmement, dans sa lettre de décision, le Conseil divulgue certains des faits décrits dans le rapport Friedland, mais pas tous. Il fait par exemple état d’une partie du contenu des entrevues avec les témoins décrites dans le rapport Friedland, mais pas de tout leur contenu.
[261] Une partie ne peut divulguer partiellement le contenu d’un document confidentiel et préserver indûment la confidentialité du reste du document : David M. Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence, 6e éd. (Toronto : Irwin Law, 2011), à la page 220. Le privilège n’est pas une porte tournante qui serait ouverte lorsqu’il y a des renseignements à communiquer, mais solidement fermée lorsqu’on en demande. Voir par exemple, Bone v. Person, 2000 CanLII 26955, 185 D.L.R. (4th) 335 (C.A. Man.), au paragraphe 14; Ranger v. Penterman, 2011 ONCA 412, 342 D.L.R. (4th) 690, au paragraphe 16. Une partie ne peut choisir les communications qui demeureront confidentielles, en divulguant ce qui lui est utile et en préservant la confidentialité du reste : Guelph (City) v. Super Blue Box Recycling Corp., 2004 CanLII 34954, 2 C.P.C. (6th) 276 (C.S.J. Ont.), au paragraphe 78.
[262] Le Conseil ne devrait pas être autorisé à divulguer certains éléments d’information contenus dans le rapport Friedland pour appuyer cette décision, mais à préserver la confidentialité du reste du rapport. Par souci d’équité et de cohérence, il faudrait considérer que le Conseil a renoncé à tout privilège dont le rapport Friedland a pu faire l’objet.
9) Prélèvement
[263] Même si la tâche confiée au professeur Friedland incluait la prestation de conseils juridiques, et même si le Conseil n’a pas renoncé à tout privilège existant, le rapport Friedland devrait être versé au dossier de la Cour, après que toute partie confidentielle en aura été prélevée.
[264] Au paragraphe 112 de ses motifs, mon collègue le juge Evans affirme que les tribunaux ne peuvent procéder au « prélèvement des constatations de faits contenues dans un rapport d’enquête protégé par le secret professionnel de l’avocat lorsque celles‑ci sont le fondement des conseils juridiques fournis et y sont inextricablement liées ». Il conclut (au paragraphe 113) que la divulgation en l’espèce des parties du rapport portant sur les faits viendrait « éroder la confidentialité dont la relation entre un avocat et son client est fondamentalement tributaire ».
[265] En toute déférence, je ne suis pas d’accord.
[266] Premièrement, le prélèvement est possible en droit. La Cour a affirmé que des déclarations confidentielles peuvent être séparées de déclarations non confidentielles : Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 104 (dans le contexte de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1).
[267] Deuxièmement, le prélèvement est concrètement possible. Les parties portant sur les faits ne sont pas inextricablement liées aux recommandations et analyses présentées par le professeur Friedland dans le rapport sans qu’on lui ait demandé de le faire. Elles n’ont pas été fournies non plus par le client, et cela particulièrement dans le but d’obtenir des conseils juridiques. C’est ce que la protonotaire a conclu (au paragraphe 30) :
[…] il est possible de prélever les faits recueillis par « l’avocat » dans le cadre de son travail d’enquête […] Ces faits sont distincts des avis donnés sur des questions juridiques protégées par un privilège.
Cette conclusion, qui est principalement fondée sur les faits, devrait être respectée : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401.
[268] Troisièmement, la possibilité que la séparation des faits et des conseils juridiques vienne, comme mon collègue le dit, « éroder la confidentialité dont la relation entre un avocat et son client est fondamentalement tributaire » n’existe pas dans tous les contextes. Si un avocat dresse la liste des faits communiqués par un client, le privilège s’applique probablement. La protection de ces faits vise l’objectif du secret professionnel de l’avocat : permettre au client de s’exprimer sincèrement devant son avocat. Si l’avocat relaie par contre l’information provenant de tierces parties, le privilège ne s’applique pas, et les renseignements d’origine peuvent être prélevés : voir par exemple l’arrêt College of Physicians of B.C., précité, aux paragraphes 60 à 69 (résumé par l’avocat des opinions présentées verbalement par deux experts qui était séparé des conseils juridiques donnés à partir de ces opinions).
[269] Quatrièmement, le prélèvement — le retranchement de parties de documents confidentiels circonscrites — joue régulièrement un rôle important dans le cadre des procédures judiciaires au Canada. Le juge Corbett a bien décrit ce rôle dans la décision Guelph (City), précitée, au paragraphe 119 :
[traduction] La pratique consistant à « caviarder » des parties de document est courante en droit commercial en Ontario depuis au moins 20 ans. Elle est calquée sur une façon de faire mise au point aux États‑Unis dans le but de trouver un équilibre entre les objectifs de la divulgation complète et de la protection de la confidentialité. Il arrive très souvent que des documents qui pourraient autrement être produits contiennent une section portant sur la réception de conseils juridiques concernant le sujet abordé. À titre d’exemple, le procès‑verbal d’une réunion d’un conseil d’administration peut contenir 12 points à l’ordre du jour dont un qui porte sur la réception de conseils juridiques concernant un litige. Si la divulgation devait se faire sur le mode « tout ou rien », soit le document intégral serait produit (ce qui irait à l’encontre du secret professionnel de l’avocat à l’égard des conseils donnés concernant le litige) soit il ne le serait pas du tout (ce qui priverait l’autre partie de l’accès au reste du document). La meilleure solution consiste à produire les parties du document qui ne sont confidentielles, à en supprimer les parties confidentielles et à indiquer que des éléments ont été supprimés à la face même du document, afin d’avertir la partie adverse que les renseignements confidentiels ont été retranchés. [Note en bas de page omise.]
Voir l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile), précité, où la Cour a retranché trois paragraphes sur dix‑sept, quoiqu’en vertu de lois portant sur cette pratique. Voir également la décision Southern Railway of British Columbia Ltd. v. Canada (Deputy Minister of National Revenue), 1991 CanLII 2083, [1991] 1 C.T.C. 432 (C. supr. C.‑B.); PSC Industrial Services Canada Inc. v. Thunder Bay (City), 2006 CanLII 7029 (C.S.J. Ont.); B.C. Securities Commission v. BDS and CWM, 2002 BCSC 664, au paragraphe 15; 1225145 Ontario Inc. v. Kelly, 2006 CanLII 19425, 27 C.P.C. (6th) 227 (C.S.J. Ont.).
10) Conclusion concernant le secret professionnel de l’avocat
[270] Pour tous ces motifs, je rejette l’argument du Conseil selon lequel le rapport Friedland est protégé par le secret professionnel de l’avocat.
C. Privilège d’intérêt public
[271] Le Conseil affirme que le rapport Friedland est protégé par un privilège d’intérêt public. Pour les motifs qui suivent, je rejette cette affirmation.
[272] Le privilège d’intérêt public sert à protéger un document contre la divulgation lorsque la confidentialité du document sert davantage l’intérêt public que sa divulgation. Toutefois, comme nous allons le voir, il peut y avoir confidentialité sans que le document soit entièrement secret pour tous. Pour mettre l’analyse en contexte, il est utile d’examiner certaines questions préliminaires régissant le traitement de la requête qui nous est présentée en vertu de la règle 318.
1) Questions préliminaires
[273] La Cour est saisie d’un appel de la décision rendue par la Cour fédérale à l’égard d’une requête présentée en vertu de la règle 318 pour contester le refus du Conseil de remettre le rapport Friedland à Me Slansky pour qu’il puisse être versé au dossier de la cour de révision. La règle 318 porte directement sur le contenu du dossier devant la cour de révision.
[274] C’est la cour de révision, et non le tribunal administratif dont la décision fait l’objet du contrôle, qui décide du contenu du dossier qui lui est soumis. À cet égard, la cour ne contrôle pas la décision du tribunal administratif touchant ce qui est produit. Autrement dit, sur le plan analytique, elle ne se demande pas si la décision du Conseil de ne pas produire certains documents relève de ce qui est acceptable et justifiable, et elle s’en remet au jugement du Conseil. La cour examine plutôt la question des éléments de preuve dont elle devrait disposer pour procéder au contrôle judiciaire. La cour de révision doit appliquer ses propres normes et apprécier les éléments de preuve qui lui ont été présentés relativement à la requête, et non s’en remettre au point de vue du Conseil.
[275] J’aborde maintenant les articles applicables des Règles. La règle 317 autorise une partie à demander à un tribunal de produire des documents pertinents quant à la demande de contrôle judiciaire. La partie demanderesse a le droit de demander que lui soit transmis tout ce qui était devant le décideur (et que la demanderesse n’a pas en sa possession) lorsque la décision en cause a été prise : Access Information Agency Inc. c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 224, au paragraphe 7; 1185740 Ontario Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), 1999 CanLII 8774 (C.A.F.). Autrement dit :
[traduction] […] afin de pouvoir véritablement se prévaloir de manière raisonnable de leur droit de contester une décision administrative, les demandeurs dans le cadre de contrôles judiciaires doivent pouvoir demander à la cour de révision d’examiner les éléments de preuve présentés au tribunal en question.
(Hartwig v. Commission of Inquiry into matters relating to the death of Neil Stonechild, 2007 SKCA 74 (CanLII), 284 D.L.R. (4th) 268, au paragraphe 24.)
[276] Cet extrait établit l’existence d’un lien entre le dossier soumis à la cour de révision et la capacité de cette dernière d’examiner ce que le tribunal a fait. Si la cour de révision n’a pas devant elle le document montrant ce que le tribunal a fait ou sur quoi il s’est appuyé, elle peut ne pas être en mesure de détecter une erreur justifiant l’infirmation de sa décision. Autrement dit, l’insuffisance du dossier de preuve soumis à la cour de révision peut immuniser le tribunal contre le contrôle pour certains motifs.
[277] La règle 318 exige que le tribunal remette les documents en question à la partie demanderesse et au greffe, à moins qu’il ne s’oppose à la divulgation et que la Cour ne confirme son opposition. Le secret professionnel de l’avocat et un privilège d’intérêt public sont deux des motifs légitimes d’opposition.
[278] Pris isolément, les règles 317 et 318 peuvent créer une injustice. Il peut y avoir des cas où le décideur administratif fonde sa décision sur des documents dont l’une des parties a grand intérêt à ce qu’ils demeurent confidentiels. Il existe alors une objection valable, en vertu de la règle 318, au fait que le demandeur ait accès aux documents. De même, il peut y avoir une opposition valable au fait que le greffe obtienne les documents et donc que tout membre du public qui puisse faire une demande pour le consulter y ait accès. Toutefois, si l’accès aux documents est refusé, ceux‑ci ne seront jamais soumis à la cour de révision. Par conséquent, certaines décisions, voire toutes, peuvent être mises à l’abri d’un contrôle — c’est la préoccupation soulevée dans l’arrêt Hartwig.
[279] Cependant, les règles 317 et 318 ne peuvent être pris isolément. Les règles 151 et 152 autorisent la mise sous scellés de documents présentés à la cour de révision dans le cas où des intérêts bien établis à l’égard de la confidentialité dépassent l’important intérêt public à l’égard de l’ouverture : Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522. En outre, la règle 53 prévoit que toute ordonnance peut être assortie de conditions. Enfin, la cour de révision possède de pleins pouvoirs dans le domaine de la surveillance des tribunaux : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, aux paragraphes 35 à 38; M.R.N. c. Derakhshani, 2009 CAF 190, aux paragraphes 10 et 11; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50, aux paragraphes 35 et 36.
[280] À mes yeux, l’interaction entre ces articles des Règles et ces pouvoirs offre à la Cour une marge de manœuvre considérable en matière de réparation. Lorsqu’elle est saisie d’une requête en vertu de la règle 318, si le critère strict de l’arrêt Sierra Club relativement à la confidentialité est respecté, la Cour n’est pas limitée à la confirmation ou au rejet de l’opposition du décideur administratif concernant la divulgation de documents qui lui avaient été présentés. La Cour peut entre autres ordonner que la partie demanderesse et le greffe reçoivent les documents expurgés des parties confidentielles et que la cour de révision reçoive la version originale sans suppression, pour qu’elle puisse procéder à un véritable contrôle de la décision administrative.
[281] Lorsqu’une ordonnance de mise sous scellés est justifiée aux termes du critère strict de Sierra Club, celle‑ci peut prendre toutes sortes de formes, qui sont limitées seulement par la créativité et l’imagination des avocats et des juges. Les ordonnances peuvent être adaptées en fonction des besoins précis de chacune des décisions : voir par exemple l’ordonnance créative et détaillée rendue dans la décision Health Services and Support‑Facilities Subsector Bargaining Association v. British Columbia, 2002 BCSC 1509, 8 B.C.L.R. (4th) 281.
[282] Cette marge de manœuvre, pourrait‑on dire, dans les réparations possibles est utile pour trouver un équilibre entre les intérêts à l’égard de la confidentialité et la nécessité de permettre un véritable contrôle des décisions. Il peut y avoir dans certains cas des raisons valables de refuser l’accès à des documents au greffe (et donc au public), mais sans qu’il y ait de raisons valables de le refuser au demandeur ou à la Cour. Dans d’autres cas, il peut y avoir des raisons valables de refuser l’accès au greffe et au demandeur, mais pas à la Cour. Cela dépend des éléments de preuve présentés à la Cour.
[283] Ainsi, à mon avis, dans les cas où, comme en l’espèce, la Cour est saisie d’une requête présentée en vertu de la règle 318, il convient de toujours garder à l’esprit la marge de manœuvre qui existe quant aux réparations. La Cour devrait rendre une ordonnance permettant la protection nécessaire des intérêts liés à la confidentialité, mais aussi un véritable contrôle de la décision administrative. Ma façon d’envisager la question est fondée sur ce principe.
2) Exception à la divulgation : le privilège d’intérêt public
[284] Un motif reconnu d’opposition aux termes de la règle 318 est le privilège d’intérêt public, c’est‑à‑dire le fait que l’inclusion d’un document dans le dossier du contrôle judiciaire « porte atteinte à l’intérêt public » : Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, aux pages 670 et 671. Pour établir l’existence de ce privilège, la Cour doit trouver un équilibre entre les intérêts à l’égard de la confidentialité et la nécessité que le document soit inclus dans le dossier de contrôle judiciaire.
[285] Un poids important doit être accordé à cette dernière préoccupation (les exigences de l’administration de la justice). Le privilège d’intérêt public ne devrait pas devenir un bouclier contre l’examen judiciaire de décisions non fondées en droit ou déraisonnables : arrêt Carey, précité, à la page 673. On dit souvent que le secret que permet le privilège est nécessaire au bon fonctionnement des organisations gouvernementales. Il arrive cependant parfois que l’inclusion du document dans le dossier de contrôle judiciaire soit nécessaire pour la même raison : les cours doivent vérifier les décisions administratives rendues par les décideurs pour s’assurer que ceux‑ci font bien leur travail.
[286] Dans certains cas, une accusation d’inconduite portée par une organisation gouvernementale justifie la divulgation. Autrement dit, [traduction] « il faut que la justice puisse suivre son cours sans être indûment entravée par des revendications de confidentialité » : Sankey v. Whitlam (1978), 21 A.L.R. 505 (H.C.), aux pages 532 à 534, approuvé dans l’arrêt Carey, précité, aux pages 664 et 665. Comme lord Scarman le disait dans l’arrêt Burmah Oil Co. v. Bank of England, [1979] 3 All E.R. 700 (H.L.), à la page 733, [traduction] « le secret en matière gouvernementale revêt‑il une importance telle qu’il doit être protégé même au prix d’injustice devant nos tribunaux? »
[287] Ainsi, lorsque le respect du privilège est susceptible d’entraîner une injustice dans le cadre du contrôle judiciaire, seul un intérêt relatif à la confidentialité important et bien établi dans les éléments de preuve suffira : arrêt Carey, précité, aux pages 653 et 654, 668, 671 et 673.
3) Appréciation des arguments favorables au privilège d’intérêt public
[288] En l’espèce, un décideur administratif public, le Conseil, a rendu une décision publique en vertu des pouvoirs que lui confère la loi. Plus précisément, le juge en chef Scott a rendu la décision au nom du Conseil. Le Conseil invoque un privilège d’intérêt public concernant un rapport d’enquête en grande partie factuel sur lequel il s’est appuyé pour rendre la décision faisant l’objet du contrôle. Il affirme donc que le juge de la Cour fédérale chargé d’examiner sa décision ne peut consulter ce rapport.
[289] On peut d’abord se demander en quoi l’intérêt public serait touché si, en plus du juge en chef Scott, un juge de la Cour fédérale procédant au contrôle de la décision consultait le rapport Friedland. Cette question devient plus pressante lorsqu’on prend connaissance du fait que le Barreau du Haut‑Canada et le procureur général de l’Ontario ont eux aussi vu le rapport Friedland. Et dans le contexte de la requête de Me Slansky concernant le versement du rapport Friedland au dossier de contrôle judiciaire, la protonotaire, le juge de la Cour fédérale et les juges de la présente formation de la Cour ont tous vu le rapport Friedland. J’estime que le Conseil doit faire la preuve d’un intérêt important à l’égard de la confidentialité, qu’il soit bien établi par les éléments de preuve et qui explique pourquoi le juge de la Cour fédérale chargé de contrôler la décision du Conseil ne peut voir le rapport, alors que tant d’autres personnes l’ont déjà vu.
[290] Or, le Conseil ne l’a pas fait.
[291] Le Conseil affirme que des conséquences graves découleraient du rejet de son argument concernant le privilège d’intérêt public. Dans son affidavit, Me Sabourin dit que le Conseil doit pouvoir obtenir des renseignements [traduction] « sincères et fiables ». Certaines personnes se sentiront [traduction] « vulnérables aux opinions négatives du juge » ou d’autres membres du personnel judiciaire si elles s’expriment et que leurs déclarations sont rendues publiques. Le juge pourrait très bien avoir des intérêts importants à l’égard de la confidentialité des renseignements, tenant par exemple [traduction] « à un problème de santé, à la situation familiale ou à l’état d’esprit du juge durant le processus de délibération ou de décision ». Aucune explication n’est donnée à l’égard de ces questions. Comme la protonotaire qui a procédé à la constatation des faits relativement à la présente requête le fait remarquer au paragraphe 36 de ses motifs, des éléments de preuve fournis par le Conseil sont de nature générale, indéfinie, et, dans une certaine mesure, hypothétique.
[292] Lorsque nous examinons des éléments de preuve de ce genre, nous devons suivre l’arrêt Carey de la Cour suprême. Dans cet arrêt, la Cour s’est penchée sur un témoignage de nature générale et indéfinie selon lequel l’absence de confidentialité empêcherait la tenue de discussions franches au Cabinet, ce qui nuirait à l’élaboration de politiques et à l’intérêt public. Conformément à son point de vue selon lequel des revendications de privilège d’intérêt public ne peuvent être fondées que sur des intérêts relatifs à la confidentialité importants et bien établis par les éléments de preuve, la Cour suprême a conclu que la preuve était insuffisante. À son avis, la partie qui cherche à justifier la non‑production d’un document nécessaire dans le cadre d’une procédure judiciaire doit présenter des éléments de preuve en étant « aussi coopérat[ive] que possible » et en fournissant « tous les détails qu’[elle peut] compte tenu de la nature du sujet traité » : arrêt Carey, précité, à la page 654; voir aussi par exemple l’arrêt Burmah Oil, précité. Cette décision précise que la présentation d’éléments de preuve de grande qualité est encore plus importante si, comme en l’espèce, la partie concernée n’est [traduction] « pas le témoin entièrement désintéressé d’événements » : arrêt Burmah Oil, précité, à la page 720.
[293] La Cour suprême est allée plus loin dans l’arrêt Carey. Elle disposait de délibérations confidentielles du Cabinet. Néanmoins, elle a rejeté l’idée que le besoin de franchise puisse justifier en soi la non‑production de documents nécessaires dans le cadre de procédures judiciaires.
[294] La Cour a fait remarquer qu’« il est bien facile d’[…] exagérer l’importance » des arguments relatifs à la franchise, à la page 657. Elle a ajouté que ces arguments ont été « mi[s] à rude épreuve par les tribunaux »; en effet, ils ont été rejetés et qualifiés de [traduction] « douteu[x] », de « saugrenu » et d’« erreur tenace », aux pages 657 à 670, où la Cour cite Conway v. Rimmer, [1968] A.C. 910 (H.L.), à la page 957; Glasgow Corporation v. Central Land Board, 1956 S.C. (H.L.) 1, à la page 20; Rogers v. Home Secretary, [1973] A.C. 388 (H.L.), à la page 413; Burmah Oil, précité, à la page 724; et l’arrêt Sankey, précité.
[295] Quant à l’affirmation du Conseil selon laquelle les juges, entre autres, ont des intérêts relatifs au respect de leur vie privée qui doivent être protégés, c’est sans aucun doute le cas parfois. Dans la plainte qu’il a déposée devant le Conseil, Me Slansky reconnaît que [traduction] « au cours des premières étapes de toute enquête, des garanties de confidentialité peuvent être nécessaires pour obtenir des renseignements ». Il est vrai que le professeur Friedland a interrogé certains témoins en leur assurant que leurs réponses demeureraient confidentielles. Si les éléments de preuve présentés étaient plus précis, on pourrait partager la préoccupation du Conseil tenant au fait qu’en règle générale, en l’absence de protection de la confidentialité, les gens seront plus réticents à collaborer, et le processus de traitement sommaire des plaintes du Conseil sera entravé. Toutes ces préoccupations peuvent cependant être examinées dans le cadre de toute procédure de contrôle judiciaire, au besoin, en empêchant l’accès du public, de l’autre partie ou des deux aux renseignements de nature délicate.
[296] Empêcher la cour de révision d’accéder à ces renseignements va cependant plus loin que le but recherché. Comme nous allons le voir, il y a un important intérêt public à l’égard du fait que les cours examinent l’exercice du pouvoir public, même si cela touche certaines sensibilités. Au moyen d’ordonnances de mise sous scellés lorsque cela est indiqué, l’intérêt public à l’égard du contrôle de l’exercice du pouvoir public peut être servi sans que cela ait le moindre effet sur les intérêts relatifs à la confidentialité ni sur la procédure de traitement sommaire des plaintes du Conseil.
[297] Le genre de préoccupations que soulève le Conseil relativement à la confidentialité existe également dans le cas d’autres professionnels dont la conduite est examinée par un organisme disciplinaire. Les médecins, les ingénieurs, les avocats, les architectes et les enseignants ont eux aussi des préoccupations quant au respect de leur vie privée, et leurs collègues peuvent également être réticents à s’exprimer si on ne garantit pas la confidentialité de leurs déclarations. Des tribunaux examinent toutefois les décisions de ces organismes disciplinaires à la lumière de tous les documents confidentiels et de nature délicate qui leur sont présentés, ceux‑ci étant protégés, au besoin, par une ordonnance de mise sous scellés. Pourquoi devrait‑il en être autrement lorsque la Cour contrôle les décisions du Conseil?
[298] Le Conseil invoque également le principe de l’indépendance judiciaire à l’appui de sa revendication d’un privilège — argument que rejette la Cour ci‑dessous (au paragraphe 78 de ses motifs). Me Sabourin affirme ce qui suit (au paragraphe 24) :
[traduction] […] l’indépendance judiciaire peut être menacée si le Conseil ne peut garantir la confidentialité des renseignements fournis par un juge concernant son état d’esprit durant le processus de délibération ou de décision.
[299] Encore une fois, il s’agit d’une chose qui est affirmée, et non démontrée ou expliquée avec précision. Le Conseil n’a pas démontré qu’une partie quelconque du rapport Friedland contenait des éléments relevant du secret du délibéré, au sens où cette expression est entendue dans la jurisprudence : MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796. Si de tels éléments existaient, et si le critère de l’arrêt Sierra Club était respecté, je répète qu’une ordonnance de mise sous scellés suffirait. Cependant, la plainte formulée par Me Slansky en l’espèce porte surtout sur le comportement et la conduite du juge en audience publique. De toute façon, le champ d’application légitime du secret du délibéré dans le contexte des procédures de discipline judiciaire est assez étroit : voir Charles Gardner Geyh, « Rescuing Judicial Accountability from the Realm of Political Rhetoric » (2006), 56 Case W. Res. L. Rev. 911, aux pages 922 à 935.
[300] Je ne vois de toute manière aucun lien de cause à effet entre i) la divulgation sous scellés à la cour de révision d’un rapport en grande partie factuel sur lequel le Conseil s’est appuyé pour rendre sa décision; et ii) l’atteinte à l’indépendance judiciaire. Si une ordonnance stricte de mise sous scellés était rendue, seul le juge chargé du contrôle de la décision du Conseil pourrait consulter le rapport. Ce juge, bénéficiant de l’indépendance judiciaire, en apprécierait l’importance.
[301] En fait, comme je le démontrerai plus loin, la non‑production du rapport Friedland devant la cour de révision nuira probablement à l’indépendance judiciaire.
[302] Enfin, je remarque que toutes les préoccupations soulevées par le Conseil et qui sont décrites ci‑dessous ont trait aux enquêtes du Conseil en général, et non à l’enquête menée en l’espèce. Si le privilège d’intérêt public s’applique à un rapport comme le rapport Friedland, il s’appliquera à tous les rapports du même genre dans l’avenir. Ainsi, le Conseil affirme que toute une catégorie de documents — les rapports d’enquête — devrait être confidentielle. Les privilèges visant une catégorie de documents ne devraient pas être étendus à la légère, puisque, de par leur formulation absolue, ils font « courir le risque qu’une injustice soit éventuellement commise » : arrêt Gruenke, précité, à la page 296; M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, au paragraphe 32. La [traduction] « tendance moderne au Canada » est [traduction] « d’accorder le privilège seulement lorsque c’est nécessaire, au cas par cas, et le moins souvent possible » : Bryant et coll., précité, à la page 911. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Carey (à la page 655), « les chances sont minces qu’on puisse prétendre avec succès qu’un document ne devrait pas être communiqué en raison de la catégorie à laquelle il appartient ».
[303] En somme, afin d’obtenir un privilège d’intérêt public, le Conseil doit démontrer l’existence d’un intérêt à l’égard de la confidentialité, intérêt qui soit bien établi dans les éléments de preuve et qui justifie la non‑production d’un document que la cour de révision devrait normalement pouvoir consulter. À mon avis, et comme la protonotaire l’a conclu (au paragraphe 36 de ses motifs), le Conseil ne l’a pas fait, et sa demande de privilège d’intérêt public doit donc être rejetée.
[304] Par souci d’exhaustivité, toutefois, et pour aborder les observations des parties et les points de vue de mes collègues sur la question, je souhaite parler des exigences de l’administration de la justice en l’espèce. Celles‑ci sont importantes.
4) Les exigences de l’administration de la justice
[305] Pour récapituler, Me Slansky invoque deux motifs dans sa demande de contrôle judiciaire : l’enquête sur les faits menée par le Conseil était inadéquate, et sa décision est déraisonnable, puisque les faits qui lui auraient été présentés ne justifient pas la décision. Personne n’a laissé entendre que Me Slansky ne pouvait invoquer ces motifs.
[306] Le juge de la Cour fédérale (au paragraphe 84 de ses motifs) et mes collègues disent que la lettre de décision du Conseil fournit suffisamment de renseignements à Me Slansky pour lui permettre de défendre sa cause. Je ne suis pas d’accord.
[307] Me Slansky n’est pas obligé de tenir comme avérés les déclarations faites et les renseignements fournis dans la lettre de décision du Conseil. En contestant le caractère raisonnable de la décision et le caractère adéquat de l’enquête, il affirme que les déclarations faites et les renseignements fournis dans la lettre de décision ne sont pas fondés.
[308] Sans le rapport Friedland — la principale source de faits sur laquelle le Conseil a fondé sa décision — comment Me Slansky pourrait‑il démontrer que la décision du Conseil n’est pas appuyée par les faits qui lui ont été présentés? Et sans le rapport Friedland — le seul document d’enquête en l’espèce — comment Me Slansky pourrait‑il démontrer que l’enquête a été inadéquate?
[309] En outre, d’après la règle 318, Me Slansky a le droit d’accéder à tout ce que le Conseil a utilisé pour arriver à sa décision, à moins que le Conseil ne présente une objection valable. Personne ne saurait affirmer que l’idée que « le demandeur dispose de suffisamment de renseignements pour défendre sa cause » est une objection valable dans le contexte de la règle 318. J’ajouterais qu’il n’appartient pas à un protonotaire ni à un juge examinant une requête présentée en vertu de la règle 318 d’apprécier la preuve ni de décider si les parties disposent de renseignements « suffisants ». Les parties devraient accéder à tout ce à quoi ils ont droit.
[310] En l’espèce, toutefois, l’entrave la plus importante à l’administration de la justice consiste en l’incapacité de la cour de révision d’accéder aux documents sur lesquels le Conseil s’est appuyé pour rendre sa décision.
[311] Si la demande de privilège d’intérêt public du Conseil est accueillie, la cour de révision n’aura pas accès au rapport Friedland. Par conséquent, elle ne pourra prendre connaissance des faits présentés dans le rapport (s’il en est) et qui n’appuient pas la décision du Conseil. Elle ne pourra prendre connaissance des faits réunis par le professeur Friedland ni des raisons pour lesquelles, à la lumière de ces faits, il a estimé qu’il était superflu de chercher d’autres sources de renseignements dans le cadre de son enquête. Par conséquent, la cour de révision ne pourra évaluer les motifs de contrôle que Me Slansky invoque. Pour reprendre les paroles de la protonotaire (au paragraphe 38 de ses motifs), la divulgation du rapport Friedland est nécessaire pour « s’assurer […] que la demande de contrôle judiciaire puisse être examinée utilement ».
[312] En ne fournissant pas le rapport Friedland à la cour de révision, le Conseil empêche dans une certaine mesure que sa décision soit contrôlée. Ce n’est peut‑être pas son intention, mais c’est assurément le résultat.
[313] Cela est loin d’être sans importance. Mettre à l’abri de tout contrôle une partie de la décision du Conseil enfreint le principe selon lequel tous les titulaires de pouvoirs publics doivent rendre compte de la façon dont ils exercent ces pouvoirs.
[314] Ce principe est affirmé à bien des endroits dans notre jurisprudence :
• Le contrôle est garanti par la Constitution. Selon le droit constitutionnel, les cours doivent pouvoir contrôler les décisions des décideurs administratifs et vérifier que ces décisions sont justifiables et acceptables à la lumière des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 27 à 31.
• Les cours fédérales jouissent de pleins pouvoirs pour superviser les décideurs administratifs. Ce pouvoir peut même subsister malgré les tentatives visant à le supprimer au moyen de l’adoption de lois : Canadian Liberty Net, précité, aux paragraphes 35 à 38; arrêt Derakhshani, précité, aux paragraphes 10 et 11; Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50 [précité], aux paragraphes 35 et 36.
• Les dispositions privatives sont interprétées de façon restrictive. Le législateur utilise parfois son pouvoir constitutionnel pour adopter des lois visant à empêcher les cours de contrôler les décisions des administrateurs. Néanmoins, les cours peuvent contrôler les décisions des administrateurs, quoiqu’avec une déférence appropriée : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 31; Succession Woodward (Exécuteurs testamentaires) c. Ministre des Finances, [1973] R.C.S. 120, à la page 127; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, à la page 1090; Crevier c. Procureur général du Québec et autres, [1981] 2 R.C.S. 220, aux pages 237 et 238.
• L’exercice du pouvoir public ne peut être à l’abri des contestations. À l’occasion, des personnes qui ne sont pas directement et profondément concernées peuvent quand même contester l’exercice d’un pouvoir public. La préoccupation la plus importante, qui est constamment mentionnée dans la jurisprudence, c’est que l’exercice du pouvoir public ne peut être mis à l’abri des contrôles : Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524, aux paragraphes 31 à 34; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, à la page 256; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, à la page 631; Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675, à la page 692; Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.). Pour reprendre les propos du juge Laskin (qui n’était pas encore juge en chef à l’époque), « il serait étrange et même alarmant qu’il n’y ait aucun moyen par lequel une question d’abus de pouvoir législatif, matière traditionnellement de la compétence des cours de justice, puisse être soumise à une décision de justice » : Thorson c. Procureur général du Canada et al., [1975] 1 R.C.S. 138, à la page 145.
• Le secret du délibéré peut parfois être levé. Les délibérations des décideurs administratifs sont habituellement hautement confidentielles. Toutefois, dans les cas où cela est indiqué, la confidentialité doit être reléguée au second plan pour que la cour de révision puisse procéder à un véritable contrôle : Ellis‑Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 R.C.S. 221.
• Il est interdit aux décideurs administratifs de chercher à se mettre à l’abri des contrôles. Un organisme créé par la loi et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire ne peut se mettre à l’abri ou mettre son processus à l’abri du contrôle en rendant des décisions fondées sur des éléments non divulgués dans le dossier qu’il présente à la cour de révision : Payne v. Ontario Human Rights Commission, 2000 CanLII 5731, 192 D.L.R. (4th) 315 (C.A. Ont.), au paragraphe 161.
[315] Certaines des décisions citées au paragraphe précédent montrent que le législateur ne peut mettre à l’abri les décisions des décideurs administratifs fondées sur des faits en adoptant des lois. Comment les décideurs administratifs pourraient‑ils alors mettre leurs décisions fondées sur des faits à l’abri en ne produisant pas des documents contenant les faits en question?
[316] En l’espèce, la mise à l’abri nuit à la responsabilisation et à la transparence du Conseil, ainsi qu’au système de justice disciplinaire qu’il administre. La diminution de la responsabilisation et de la transparence entraînera une diminution de la confiance du public envers la magistrature, ce qui au bout du compte menace l’indépendance judiciaire. La protonotaire le reconnaît à juste titre aux paragraphes 35 et 38 de ses motifs.
[317] Un exemple hypothétique (il serait possible d’en imaginer des pires) illustre bien cette situation.
[318] Supposons qu’un juge reçoive un pot‑de‑vin de la part d’une des parties dans une affaire et dépose la somme dans son compte bancaire. Imaginons que quatre personnes aient été témoin du versement du pot‑de‑vin. L’une de ces personnes se plaint devant le Conseil. Le Conseil retient les services d’un avocat, par exemple le professeur Friedland, pour recueillir des renseignements sur le demandeur, sur les témoins, sur le juge, sur la banque et sur d’autres personnes.
[319] Disons que l’avocat rédige ensuite un rapport à l’intention du Conseil dans lequel il lui communique les renseignements qu’il a recueillis. Il lui fait également parvenir les documents qu’il a amassés dans le cadre de son enquête. Mais son rapport contient certains faits qui ne vont pas de soi par ailleurs.
[320] Le Conseil ne mène pas d’autre enquête sur les faits de façon indépendante, et il lit le rapport et les documents réunis par l’avocat. Il rejette la plainte.
[321] Surprise de la décision, la demanderesse demande un contrôle judiciaire. Elle allègue que le Conseil n’aurait pas dû rejeter sa plainte à la lumière des faits qui lui ont été présentés. Elle allègue aussi que l’enquête était inadéquate.
[322] La cour de révision rejette la demande de contrôle judiciaire. Le juge qui rédige les motifs explique que le Conseil — l’organisme disciplinaire des juges, qui est dirigé par des juges et dont le personnel est composé surtout de juges — n’a pas à divulguer le rapport sur les faits, parce que les juges sont indépendants. Le juge explique aussi que, sans le rapport sur lequel le Conseil a fondé sa décision, on ne peut affirmer que la disculpation du juge prononcée par l’organisme disciplinaire des juges n’est pas appuyée par les faits, ni que l’enquête était inadéquate.
[323] Des observateurs éclairés pourraient être fondés, à la lumière de ce qu’ils sont en mesure de voir, à décrire la décision rendue comme étant un camouflage indépendamment du bien‑fondé ou de l’absence de fondement de la plainte. Pire encore, des observateurs éclairés pourraient se demander si le Conseil a déjà refusé auparavant de châtier l’inconduite d’autres juges et mis sa décision à l’abri du contrôle.
[324] Au fil du temps, et avec la multiplication des cas du genre, les plaidoyers concernant l’importance de l’indépendance judiciaire trouveraient de moins en moins d’oreilles attentives. La confiance et le respect du public envers la magistrature s’étant érodés, les incursions législatives dans l’indépendance judiciaire pourraient devenir acceptables aux yeux du public.
[325] Il ne s’agit pas là de pure spéculation. Beaucoup de gens ont relevé et confirmé le rôle que jouent la responsabilisation et la transparence de la magistrature pour favoriser la confiance du public envers les tribunaux et le maintien du respect à l’égard de l’indépendance judiciaire.
[326] Bon nombre de commentateurs experts se sont penchés sur le lien qui existe entre l’indépendance judiciaire, d’une part, et les processus disciplinaires de la magistrature et la transparence et la responsabilisation qui les caractérisent, d’autre part. Ces commentateurs ont conclu qu’un processus disciplinaire transparent et assorti d’une reddition de comptes adéquate favorise l’indépendance judiciaire. Quatre idées en particulier semblent avoir de bons fondements :
1. L’indépendance judiciaire est fondée non seulement sur les textes constitutionnels et les jugements des cours, mais également sur le respect et le soutien du public à l’égard de la magistrature.
2. Le respect et le soutien du public à l’égard de la magistrature sont accrus par des garanties que les autorités disciplinaires de la magistrature enquêtent sur les plaintes d’inconduite de juges et tranchent les plaintes de façon équitable et objective.
3. Le respect et le soutien du public sont accrus encore davantage par l’existence de mécanismes de contrôle judiciaire garantissant que les autorités disciplinaires de la magistrature doivent rendre pleinement compte de leurs décisions à la lumière des faits et du droit, en présentant au public des motifs dans lesquels elles expliquent ce qui s’est passé.
4. Les assauts portés contre l’indépendance de la magistrature découlent souvent de la perception que les juges ne rendent pas suffisamment compte de l’exercice de leur pouvoir.
Voir Geyh, précité; Abimbola A. Olowofoyeku, « The Crumbling Citadel: Absolute Judicial Immunity De‑rationalised » (1990), 10 Legal Studies 271; Robert N. Strassfeld, « “Atrocious Judges” and “Odious” Courts Revisited » (2006), 56 Case W. Res. L. Rev. 899; David C. Brody, « The Use of Judicial Performance Evaluation to Enhance Judicial Accountability, Judicial Independence and Public Trust » (2008), 86 Denv. U. L. Rev. 115, aux pages 121 à 126; Carmen Beauchamp Ciparick et Bradley T. King, « Judicial Independence : Is It Impaired or Bolstered by Judicial Accountability? » (2010), 84 St. John’s L. Rev. 1.
[327] On a dit que [traduction] « pour autant que la population […] est confiante », les tribunaux n’ont pas besoin [traduction] « du pouvoir de la bourse ni du pouvoir de l’épée pour assurer l’efficacité de la règle de droit » : ancien juge en chef Brennan de la Haute Cour de l’Australie, cité dans Enid Campbell et H. P. Lee, The Australian Judiciary (Cambridge : Cambridge University Press, 2001), aux pages 6 et 7. Le pouvoir de la Cour, qu’elle exerce de façon indépendante, [traduction] « dépend au bout du compte du maintien de la confiance du public à l’égard de sa sanction morale » : Baker v. Carr, 369 U.S. 186 (1962), à la page 267, le juge Frankfurter (dissident).
[328] Commentant l’observation du juge Frankfurter, Aharon Barak, ancien président de la Cour suprême d’Israël, a ajouté que tout ce qu’un juge possède, c’est [traduction] « la confiance que le public lui porte » : A. Barak, The Judge in a Democracy (Princeton (N.J.) : Princeton University Press, 2006), à la page 209. Il a dit ailleurs que [traduction] « la confiance du public est une condition essentielle à l’indépendance judiciaire »; en effet, [traduction] « la confiance du public à l’égard de la magistrature est ce que cette branche du gouvernement possède de plus précieux » : Tzaban v. Minister of Religious Affairs (1986), 40(4) P.D. 141, à la page 148.
[329] Le juge Ian Binnie a affirmé [dans « Judicial Independence in Canada », à la page 34] que [traduction] « [l]e principal rempart contre l’interférence extérieure » dans le cas de la magistrature tient non pas à des garanties écrites, mais plutôt à [traduction] « l’acceptation profonde de la nécessité de l’indépendance judiciaire au sein de la société canadienne » : allocution prononcée dans le cadre de la Conférence mondiale sur la justice constitutionnelle, 2e Congrès, tenue à Rio de Janeiro du 16 au 18 janvier 2011. La Cour dont le juge Binnie était un membre distingué, la Cour suprême du Canada, a elle‑même reconnu que l’ouverture — qui est un aspect de la responsabilisation — est « l’élément principal de la légitimité du processus judiciaire et la raison pour laquelle tant les parties que le grand public respectent les décisions des tribunaux » : Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, au paragraphe 25. L’ouverture « sert à renforcer la confiance du citoyen », aspect qui « est lourd de conséquences pour l’administration de la justice » : arrêt Carey, précité, à la page 673; voir également les propos de la juge en chef McLachlin dans « Courts, Transparency and Public Confidence ‒ To the Better Administration of Justice » (2003), 8 Deakin L. Rev. 1.
[330] Même le Conseil a déclaré que « [l]a confiance et le respect que le public porte à la magistrature sont essentiels à l’efficacité de notre système de justice et, ultimement, à l’existence d’une démocratie fondée sur la primauté du droit » : Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire [à la page 14].
[331] De quelle façon la confiance et le respect du public sont‑ils favorisés, maintenus et accrus? Il y a de nombreux moyens : voir l’ouvrage The Judge in a Democracy, précité, aux pages 111 et 112. Le plus important est le fait de garantir la responsabilisation et la transparence le plus possible. Permettre à la cour de révision d’examiner les motifs de la contestation de Me Slansky à la lumière du rapport Friedland ne nuirait pas du tout à l’indépendance judiciaire. En fait, cela pourrait même l’accroître. Et permettre à d’autres gens de consulter la plus grande partie possible du rapport Friedland — en empêchant l’accès à certaines parties du rapport seulement, aux termes du strict critère énoncé dans l’arrêt Sierra Club, lorsque des intérêts bien établis relativement à la confidentialité l’emportent sur l’intérêt public important à l’égard de l’ouverture — vient renforcer encore davantage l’indépendance judiciaire.
[332] Dans l’ensemble, pour tous ces motifs, les exigences de l’administration de la justice plaident en faveur du fait que la cour de révision puisse accéder au rapport Friedland pour procéder au contrôle judiciaire. Mais, pour récapituler, le Conseil n’a pas réussi au départ à établir l’existence d’un intérêt suffisant pour justifier la non‑production du rapport Friedland dans son intégralité devant la cour de révision. Je rejette donc la demande de privilège d’intérêt public du Conseil concernant le rapport Friedland.
D. Autres questions
[333] Je suis d’accord avec mes collègues pour dire que nous ne devrions pas intervenir dans l’exercice par la Cour fédérale de son pouvoir discrétionnaire pour refuser de convertir la demande en action.
[334] Me Slansky demande également que toutes les données brutes sur lesquelles est fondé le rapport Friedland, y compris certaines transcriptions, soient produites. La Cour fédérale estimait que les transcriptions devraient être produites.
[335] Comme je l’ai dit déjà, la règle 317 ne porte que sur les documents sur lesquels le décideur s’est appuyé pour rendre sa décision. Dans la mesure où le professeur Friedland a transmis ces données brutes au Conseil et que le Conseil s’est appuyé sur celles‑ci pour rendre sa décision, les données en question devraient être soumises à la cour de révision.
[336] À l’égard de la présente requête, le Conseil a entièrement fondé ses arguments sur l’existence de privilèges. Il n’a pas demandé d’ordonnance partielle de mise sous scellés afin de protéger la confidentialité de parties des données brutes. En fait, il a décliné l’offre d’ordonnance de mise sous scellés de la protonotaire : voir le paragraphe 38 des motifs de la protonotaire.
[337] Dans les présents motifs, j’ai présenté des points de vue concernant la façon dont les ordonnances de mise sous scellés peuvent être utilisées pour trouver un équilibre adéquat entre la protection d’intérêts légitimes à l’égard de la confidentialité et le contrôle judiciaire véritable des décisions du Conseil. À la lumière de ces points de vue, le Conseil souhaitera peut‑être revenir sur sa décision de demander ou non une ordonnance de mise sous scellés. Par conséquent, j’exercerais mon pouvoir discrétionnaire pour permettre au Conseil de demander une ordonnance visant à empêcher Me Slansky, le greffe ou les deux d’accéder à certains renseignements, cette requête devant être examinée en fonction du critère d’équilibre délicat exposé dans l’arrêt Sierra Club, précité.
[338] Que le Conseil présente une telle requête ou non, le rapport Friedland et les données brutes sur lesquelles le Conseil s’est appuyé pour rendre sa décision devraient être soumis à la cour de révision.
[339] Me Slansky ne cherche pas à avoir accès aux conseils et recommandations que le professeur Friedland a formulés dans son rapport sans qu’on lui demande de le faire. Par conséquent, la protonotaire a ordonné à juste titre que les conseils et les recommandations soient prélevés du rapport Friedland avant que celui‑ci ne soit versé au dossier du contrôle judiciaire, en offrant ses services pour régler tout conflit concernant le prélèvement.
E. Décision proposée
[340] Par conséquent, je ferais droit à l’appel et j’annulerais les ordonnances de la Cour fédérale et de la protonotaire. J’ordonnerais que le rapport Friedland et les documents sur lesquels il est fondé (dans la mesure où ils ont été soumis au Conseil) soient produits devant la cour de révision. J’autoriserais le Conseil à demander une ordonnance de mise sous scellés portant que Me Slansky, le greffe ou les deux n’aient pas accès à certains renseignements. Si une requête à cet égard n’est pas présentée dans les 10 jours suivant la présente ordonnance, j’ordonnerais que le rapport Friedland et les documents sur lesquels il est fondé (dans la mesure où ils ont été soumis au Conseil) soient transmis à Me Slansky et au greffe, les conseils et les recommandations formulés dans le rapport Friedland en ayant été retranchés. J’accorderais à Me Slansky ses dépens dans toutes les instances.