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[2002] 3 C.F. 292

T-141-99

2001 CFPI 1418

Le Registraire du Registre des Indiens, Affaires indiennes et du Nord canadien et le Procureur général du Canada (demandeurs)

c.

John Jeremiah Sinclair (défendeur)

Répertorié : Canada (Registraire, Registre des Indiens) c. Sinclair (1re inst.)

Section de première instance, juge Lemieux—Ottawa, 5 juillet et 20 décembre 2001.

Peuples autochtones — Inscription — Le défendeur est un Métis descendant des résidents d’un territoire couvert par le Traité no 8 — Son nom a été inscrit au registre des Indiens en 1990 en vertu de l’art. 6(1)f) de la Loi sur les Indiens — Le registraire a cherché à faire retrancher du registre le nom du défendeur — Deux questions ont été renvoyées à la Cour — La première question, qui était de savoir si le registraire commettrait une erreur en décidant de ne pas inscrire le nom du défendeur en vertu de la Loi, avait antérieurement reçu une réponse négative — Deuxièmement, si la réponse à la première question est négative, le registraire commettrait-elle une erreur en retranchant le nom du défendeur avant que ce dernier ait épuisé ses protestations et appels en vertu des art. 14.2 et 14.3 de la Loi? — Examen de la jurisprudence sur la procédure de retranchement — La décision du registraire d’ajouter ou de retrancher un nom en vertu de l’art. 5(3) de la Loi ne lie personne et ne produit aucun effet juridique — Une personne a le droit d’être inscrite comme Indien à l’étape de la procédure de protestation menée par le registraire — Constitue une erreur de droit la pratique du registraire d’aviser les autorités gouvernementales que la personne en cause n’est plus un Indien lorsqu’il y a retranchement, accélérant ainsi la perte des avantages — Le droit au statut d’Indien n’est pas décidé en vertu de l’art. 5(3), mais seulement après l’étape de la protestation.

Le défendeur, Sam Sinclair, est un Métis qui descend des résidents du territoire maintenant couvert par le Traité no 8. En octobre 1990, son nom a été inscrit au registre des Indiens en vertu de l’alinéa 6(1)f) de la Loi sur les Indiens. Toutefois, à la suite d’une enquête, le registraire a, le 1er juin 1998, informé le défendeur qu’elle avait l’intention de retrancher son nom du registre au motif que sa grand-mère maternelle n’était plus présumée avoir le droit d’être inscrite. À l’appui de sa demande d’injonction interlocutoire visant à interdire au registraire de retrancher son nom du registre des Indiens, le défendeur a déposé un affidavit dans lequel il déclarait qu’il perdrait les avantages auxquels il a droit en tant qu’Indien inscrit si l’on permettait au registraire de retrancher son nom du registre des Indiens et qu’il subirait de ce fait un préjudice immédiat et irréparable. Le 4 février 1999, le juge en chef adjoint a délivré une injonction interlocutoire interdisant qu’on retranche le nom du défendeur du registre des Indiens jusqu’à l’issue de la présente instance. Le registraire a renvoyé deux questions à la Cour. Celle-ci a répondu négativement à la première question qui était de décider si le registraire commettrait une erreur de droit en décidant que le défendeur n’avait pas le droit d’être inscrit en vertu de la Loi sur les Indiens. Si la réponse à la première question était négative, la deuxième question était de savoir si le registraire commettrait une erreur de droit en retranchant le nom du défendeur du registre avant que celui-ci ait épuisé ses protestations et appels en vertu des articles 14.2 et 14.3 de la Loi. Pour répondre à la deuxième question, il fallait décider si le fait de retrancher le nom du défendeur du registre des Indiens en vertu du paragraphe 5(3) de la Loi avant qu’il ait épuisé son droit de protestation sous le régime de l’article 14.2 et tout droit d’appel sous le régime du paragraphe 14.3(1) violerait la loi et contreviendrait aux droits du défendeur sous le régime de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Jugement : il faut répondre affirmativement à la deuxième question.

Dans l’arrêt Bay c. La Reine, affaire portant sur le refus du registraire d’inscrire le nom d’une personne sur une liste de bande, la Cour d’appel fédérale a examiné l’article 7 de la Loi sur les Indiens (aujourd’hui l’article 5) qui habilite le registraire à ajouter ou à retrancher des noms. Le juge Thurlow, J.C.A. a statué que le registraire n’est pas obligé de faire tenir une enquête ou d’accorder à quiconque une audience sur la question de l’inscription du nom d’une personne au registre ou de son retranchement, parce que l’opinion du registraire concernant le droit d’une personne à l’inscription ne lie personne à cette étape de la procédure. La Cour d’appel a également fait ressortir que le registraire, après le dépôt d’une protestation, est obligé de tenir une enquête et qu’il a alors le pouvoir de rendre une décision concernant la protestation et que cette décision est définitive et sans appel. Elle a conclu que le paragraphe 7(1) [aujourd’hui l’article 5] ne conférait aucunement au registraire le pouvoir de décider qui a ou n’a pas le droit d’être inscrit. Cet arrêt a été appliqué par la Section de première instance de la Cour fédérale dans Landry c. Canada (Affaires indiennes et du Nord Canada), qui a affirmé que la décision du registraire d’ajouter ou de retrancher un nom ne lie personne et ne produit aucun effet juridique. La Cour avait conclu que le droit des requérants d’être inscrits au registre ne sera aucunement affecté par le retranchement de leurs noms.

On peut répondre à la deuxième question en appliquant les principes qui sous-tendent à la fois les arrêts Bay et Landry, sans recourir à la Charte ou aux principes de common law ayant trait à la justice naturelle ou à l’équité. Toutefois, la réponse à cette question doit tenir compte de la pratique du registraire, non autorisée par la Loi sur les Indiens, d’aviser immédiatement les autorités fédérales et provinciales de sa décision lorsqu’il retranche le nom d’une personne du registre, ce qui entraîne la cessation immédiate des avantages normalement accordés aux personnes ayant le statut d’Indien. La décision de savoir si une personne a le droit d’être inscrite comme Indien doit être prise à l’étape de la procédure de protestation menée par le registraire qui est alors obligé de tenir une enquête, de recevoir des éléments de preuve et de les apprécier, puis de rendre une décision qui est définitive et sans appel, sous réserve uniquement de l’appel interjeté aux cours supérieures provinciales. L’addition ou le retranchement du nom d’une personne constitue une condition préalable à la formulation par elle d’une protestation. La pratique du registraire d’aviser les autorités gouvernementales que la personne en cause n’est plus un Indien lorsqu’il y a retranchement constitue une erreur de droit parce que la mesure prise par le registraire en vertu du paragraphe 5(3) ne décide pas si elle a droit à l’inscription à titre d’Indien; cette décision n’est prise qu’après l’enquête, la réception de la preuve et la prise d’une décision définitive qui produit un effet juridique, le tout sous le régime de l’article 14 de la Loi sur les Indiens. Les demandeurs ont sauté ou minimisé une étape importante et obligatoire de la procédure, c’est-à-dire la procédure de protestation. La personne dont le nom a été retranché du registre jouit, sous le régime légal actuel, d’un délai de trois ans pour formuler une protestation. Il faut répondre affirmativement à la deuxième question; toutefois, le retranchement du nom d’une personne ne peut entraîner une cessation immédiate des avantages du fait de la pratique suivie par le registraire de porter ce fait à la connaissance des autorités gouvernementales. Le droit au statut d’Indien n’est pas décidé en vertu du paragraphe 5(3) de la Loi, mais après l’étape de la protestation.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 18.3 (édicté, idem, art. 5), 57 (mod., idem, art. 19).

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 18, 28.

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 2(1) « Indien » , 5 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 4), 6 (mod., idem; (4e suppl.), ch. 43, art. 1), 7 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 4), 14 (mod., idem), 14.1 (édicté, idem), 14.2 (édicté, idem), 14.3 (édicté, idem; (2e suppl.) ch. 27, art. 10; L.C. 1990, ch. 17, art. 25; 1992, ch. 51, art. 54; 1998, ch. 30, art. 14; 1999, ch. 3, art. 69).

Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6, art. 7.

JURISPRUDENCE

décisions appliquées : 

Bay c. La Reine, [1974] 1 C.F. 523 (1974), 8 C.N.L.C. 1; 2 N.R. 513 (C.A.); Landry c. Canada (Affaires indiennes et du Nord Canada) (1996), 118 F.T.R. 184 (C.F. 1re inst.).

décisions examinées : 

Canada (Registraire, Registre des Indiens) c. Sinclair (2001), 200 D.L.R. (4th) 347; [2001] 4 C.N.L.R. 11 (C.F. 1re inst.); Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; (1978), 88 D.L.R. (3d) 671; 78 CLLC 14,181; 23 N.R. 410; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22.

DÉCISIONS CITÉES :

Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; (1999), 216 N.B.R. (2d) 25; 177 D.L.R. (4th) 124; 26 C.R. (5th) 203; 244 N.R. 276; 50 R.F.L. (4th) 63; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307; (2000), 190 D.L.R. (4th) 513; [2000] 10 W.W.R. 567; 23 Admin. L.R. (3d) 175; 81 B.C.L.R. (3d) 1; 3 C.C.E.L. (3d) 165; 260 N.R. 1; Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519; (2000), 191 D.L.R. (4th) 1; 150 Man. R. (2d) 161; [2001] 1 W.W.R. 1; 260 N.R. 203; 10 R.F.L. (5th) 122; Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1.

QUESTION renvoyée à la Cour visant à décider si le registraire du registre des Indiens commettrait une erreur de droit en retranchant le nom du défendeur du registre avant que celui-ci n’ait épuisé ses protestations et appels en vertu des articles 14.2 et 14.3 de la Loi sur les Indiens. Il faut répondre affirmativement à la question.

ONT COMPARU : 

John B. Edmond et Patricia A. Johnston pour les demandeurs.

Marc LeClair pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER : 

Le sous-procureur général du Canada pour les demandeurs.

Marc LeClair, Ottawa, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Lemieux :

A.   INTRODUCTION

[1]        Les présents motifs répondent à la deuxième des deux questions que le registraire du registre des Indiens (le registraire) et le procureur général du Canada ont renvoyées à la Cour en vertu de l’article 18.3 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)] (la Loi).

[2]        Le 11 avril 2001 [Canada (Registraire, Registre des Indiens) c. Sinclair (2001), 200 D.L.R. (4th) 347 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 2], j’ai répondu « non » à la première question énoncée par le registraire et rédigée comme suit :

En décidant que le défendeur n’a pas le droit de voir son nom inscrit au registre des Indiens et d’obtenir un numéro de registre des Indiens en vertu des dispositions de la Loi sur les Indiens, commettrais-je une erreur de droit? [Non souligné dans l’original.]

[3]        L’audition de la deuxième question avait été ajournée, étant donné que le défendeur contestait certaines dispositions procédurales de la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5] pour des motifs liés à la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte), mais qu’aucun avis d’une question constitutionnelle n’avait été donné en conformité avec l’article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19] de la Loi.

[4]        Avis d’une question constitutionnelle a été donné en bonne et due forme et j’ai entendu les arguments sur la deuxième question, laquelle est ainsi rédigée [au paragraphe 3] :

À supposer que la première question reçoive une réponse négative, le fait de retrancher le nom du défendeur et son numéro de registre du registre des Indiens en vertu du paragraphe 5(3) de la Loi sur les Indiens avant que le défendeur ait épuisé ses protestations et appels de ma décision en vertu des articles 14.2 et 14.3 de la Loi sur les Indiens, constituerait-il une erreur de droit, étant donné que le fait de retrancher son nom et son numéro de registre aurait comme résultat de faire perdre au défendeur les avantages auxquels il a droit en tant qu’Indien inscrit résidant dans la province de l’Alberta avant qu’on ait tranché ses appels (l’injonction interlocutoire du 16 février 1999 du juge en chef associé de la Cour fédérale du Canada m’interdit de retrancher le nom du défendeur avant qu’on ait tranché la procédure en cours devant la Section de première instance)? [Non souligné dans l’original.]

B.   LE CONTEXTE

[5]        Le défendeur Sam Sinclair est un Métis qui descend des résidents du territoire maintenant couvert par le Traité no 8 signé le 21 juin 1899. Né au Lac de l’Esclave (Alberta) le 22 novembre 1926 d’Alfred Sinclair et d’Agathe Courtoreille, il réside actuellement à Edmonton (Alberta) et est marié à Edna Mary Pierce, une Crie membre de la réserve Driftpile.

[6]        Le 12 octobre 1990, Sam Sinclair avait fait inscrire son nom au registre des Indiens après avoir été informé par le registraire qu’il avait le droit d’être inscrit en vertu de l’alinéa 6(1)f) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 4] de la Loi sur les Indiens de 1985, étant donné que ses parents avaient tous les deux, à la date de leur décès, le droit d’être inscrits en vertu du paragraphe 6(1) de cette Loi. La Loi sur les Indiens a été considérablement modifiée en 1985, notamment en ses articles portant sur le droit à l’inscription, pour la rendre conforme à l’article 15 de la Charte.

[7]        Après l’inscription de M. Sinclair, le registraire a eu l’occasion de réexaminer son dossier après que des personnes, qui pouvaient être reliées à lui par des liens de parenté, ont demandé d’être inscrites au registre des Indiens. Par suite de son enquête, le 1er juin 1998, le registraire a informé Sam Sinclair qu’elle ne pouvait plus le considérer comme ayant le droit d’être inscrit au registre des Indiens et qu’elle avait donc l’intention d’y retrancher son nom, sous réserve de toute nouvelle preuve qu’il fournirait démontrant qu’il avait le droit d’être inscrit. Le motif donné par le registraire se rapportait à sa grand-mère maternelle, Isabelle Courtoreille qui, croyait-on maintenant, n’était plus présumée avoir le droit d’être inscrite.

[8]        Après avoir bénéficié de plusieurs prorogations afin de pouvoir fournir les renseignements additionnels, Sam Sinclair a décidé de déposer une déclaration en notre Cour, demandant qu’on déclare inconstitutionnelles les dispositions suivantes de la Loi sur les Indiens : le paragraphe 5(3) [mod., idem], l’article 6 [mod., idem; (4e suppl.), ch. 43, art. 1], ainsi que les paragraphes 14.2(1) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 4], (5) [édicté, idem] et (7) [édicté, idem]. Il se fondait sur divers motifs liés à la Charte.

[9]        Le 4 février 1999, les demandeurs ont consenti à la délivrance par le juge en chef adjoint d’une injonction interlocutoire interdisant qu’on retranche son nom du registre des Indiens jusqu’à l’issue de la présente instance. Par la suite, son action a été convertie en une demande de renvoi présentée en vertu de l’article 18.3 de la Loi.

C.   LA QUESTION EN LITIGE

[10]      Pour répondre à la deuxième question, il n’y a qu’une seule question litigieuse à trancher, et c’est la suivante : le fait de retrancher son nom du registre des Indiens en vertu du paragraphe 5(3) de la Loi sur les Indiens avant qu’il ait épuisé son droit de protestation sous le régime de l’article 14.2 et tout droit d’appel sous le régime du paragraphe 14.3(1) [édicté, idem] violerait-il la loi, y compris ses droits sous le régime de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)? Voici le texte de cet article :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[11]      Comme nous le verrons, la réponse à cette question doit tenir compte des motifs pour lesquels j’ai répondu « non » à la première question, notamment l’effet produit par la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Bay, ci-après.

D.   LE FONDEMENT FACTUEL

[12]      Sam Sinclair avait déposé un affidavit à l’appui de sa demande d’une injonction interlocutoire interdisant au registraire de retrancher son nom du registre des Indiens jusqu’à ce que la procédure de protestation soit épuisée.

[13]      Dans cet affidavit, à l’égard duquel il n’a pas été contre-interrogé, il a déclaré que si on permettait au registraire de retrancher son nom du registre des Indiens, il perdrait immédiatement les avantages auxquels il a droit en tant qu’Indien inscrit et qu’il subirait par conséquent un préjudice immédiat et irréparable.

[14]      Ses problèmes de santé l’obligent à prendre une grande quantité de médicaments. En tant qu’Indien inscrit, tous ses médicaments d’ordonnance sont payés par la Direction générale des services médicaux de Santé Canada. S’il est obligé de payer ces médicaments sur ses maigres ressources, il subira des difficultés économiques désastreuses. C’est cette perte de prestations médicales qui aura probablement la conséquence physique la plus grave sur lui dès le retranchement de son nom du registre.

[15]      À sa pension modeste, s’ajoutent des gains provenant d’un revenu d’emploi gagné sur la réserve. La perte de son statut l’empêcherait fort probablement de gagner d’autres revenus sur la réserve, ce qui alourdirait davantage ses problèmes financiers.

[16]      Son statut lui confère des droits de chasse. Il demeure un chasseur actif. S’il tue un orignal, cette nourriture est partagée entre au moins six autres familles et plusieurs amis dans le besoin. S’il perd son statut, il sera obligé d’obtenir un permis de chasse et ne pourra chasser que pendant des périodes désignées.

[17]      Au paragraphe 16 de son affidavit, il précise que l’un des plus grands avantages que lui confère son statut est l’accès à l’éducation dont jouit sa famille. Il a deux filles qui sont titulaires de diplômes postsecondaires et deux petits-enfants qui poursuivent actuellement des études postsecondaires. Il a plusieurs autres petits-enfants qui espèrent faire la même chose. Il estime que l’éducation est le seul moyen par lequel les générations futures d’Autochtones pourront s’épanouir aussi bien au sein de leurs collectivités que comme composante de la société canadienne plus large. Il prétend que, sans son statut d’Indien, il y a très peu de chance que cet avantage en matière d’éducation soit maintenu.

[18]      À son affidavit il a annexé des lettres de ses enfants. Par exemple, Lorraine Sinclair écrit que son revenu d’emploi actuel est inférieur au seuil de pauvreté et que les avantages découlant du statut d’Indien inscrit visé par un traité ont été au cœur de ses efforts pour survivre. Certaines exonérations d’impôt aussi bien que la viande provenant de la chasse contribuent à baisser le coût de ses provisions. Elle doit se procurer des médicaments qui coûtent cher, car son fils a été diagnostiqué comme souffrant de leucémie myéloïde aiguë nécessitant une pharmacothérapie importante pour combattre la maladie.

[19]      Une note de synthèse préparée par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC) à l’intention du ministre pour lui permettre de fournir une réponse au cours de la période des questions à la Chambre des communes décrit comme suit comment lui et d’autres seront touchés par la cessation immédiate de ces avantages :

[traduction] Les personnes visées perdront le droit aux avantages normalement offerts aux Indiens inscrits, tels que les droits de chasse et de pêche, les services de santé non assurés, le financement des études postsecondaires et les exonérations relatives aux taxes sur le tabac ou sur le carburant, ou à l’impôt sur le revenu. Selon le nombre de personnes qui perdraient leur droit à l’inscription et la taille de la bande, la décision du registraire pourrait entraîner une baisse dans le financement de la bande.

[20]      Il affirme que les conséquences de la décision portant retranchement sont accrues par le délai qu’implique l’exercice des droits d’appel sous le régime de la Loi sur les Indiens. Le nom de son fils, Gordon Sinclair, a été retranché par le registraire en août 1997 et elle n’a rendu une décision confirmant sa décision initiale qu’en mars 1999, après que Gordon Sinclair eut exercé le droit de protestation que lui confère la Loi sur les Indiens. Il ne sait pas combien de temps son fils devra attendre pour que son appel de la décision du registraire soit entendu et qu’une décision soit rendue par la Cour du Banc de la Reine en Alberta.

E.   DISPOSITIONS PERTINENTES DE LA LOI SUR LES INDIENS

a)    La Loi sur les Indiens

[21]      L’article 5 maintient le registre. Il indique que les noms figurant au registre des Indiens juste avant le 17 avril 1985 constituent le registre des Indiens et il habilite le registraire à ajouter des noms au registre ou à retrancher. L’article 5 de la Loi sur les Indiens est rédigé de la façon suivante :

5. (1) Est tenu au ministère un registre des Indiens où est consigné le nom de chaque personne ayant le droit d’être inscrite comme Indien en vertu de la présente loi.

(2) Les noms figurant au registre des Indiens le 16 avril 1985 constituent le registre des Indiens au 17 avril 1985.

(3) Le registraire peut ajouter au registre des Indiens, ou en retrancher, le nom de la personne qui, aux termes de la présente loi, a ou n’a pas droit, selon le cas, à l’inclusion de son nom dans ce registre.

(4) Le registre des Indiens indique la date où chaque nom y a été ajouté ou en a été retranché.

(5) Il n’est pas requis que le nom d’une personne qui a le droit d’être inscrite soit consigné dans le registre des Indiens, à moins qu’une demande à cet effet soit présentée au registraire. [Non souligné dans l’original.]

[22]      Les articles 6 et 7 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 4] traitent des personnes qui ont le droit d’être inscrites ou qui n’en ont pas le droit.

[23]      L’article 14.1 traite des demandes portant sur le registre des Indiens ou sur les listes de bande. L’article 14.2 accorde le droit de formuler des protestations et précise les procédures à suivre quant à l’inclusion, à l’addition, à l’omission ou au retranchement d’un nom au registre des Indiens. L’article 14.3 prévoit qu’on peut interjeter appel à la cour supérieure d’une province de la décision du registraire faisant suite à une protestation. Ces dispositions sont rédigées comme suit :

14.1 Le registraire, à la demande de toute personne qui croit qu’elle-même ou que la personne qu’elle représente a droit à l’inclusion de son nom dans le registre des Indiens ou une liste de bande tenue au ministère, indique sans délai à l’auteur de la demande si ce nom y est inclus ou non.

Protestations

14.2 (1) Une protestation peut être formulée, par avis écrit au registraire renfermant un bref exposé des motifs invoqués, contre l’inclusion ou l’addition du nom d’une personne dans le registre des Indiens ou une liste de bande tenue au ministère ou contre l’omission ou le retranchement de son nom de ce registre ou d’une telle liste dans les trois ans suivant soit l’inclusion ou l’addition, soit l’omission ou le retranchement.

(2) Une protestation peut être formulée en vertu du présent article à l’égard d’une liste de bande par le conseil de cette bande, un membre de celle-ci ou la personne dont le nom fait l’objet de la protestation ou son représentant.

(3) Une protestation peut être formulée en vertu du présent article à l’égard du registre des Indiens par la personne dont le nom fait l’objet de la protestation ou son représentant.

(4) La personne qui formule la protestation prévue au présent article a la charge d’en prouver le bien-fondé.

(5) Lorsqu’une protestation lui est adressée en vertu du présent article, le registraire fait tenir une enquête sur la question et rend une décision.

(6) Pour l’application du présent article, le registraire peut recevoir toute preuve présentée sous serment, par affidavit ou autrement, si celui-ci, à son appréciation, l’estime indiquée ou équitable, que cette preuve soit ou non admissible devant les tribunaux.

(7) Sous réserve de l’article 14.3, la décision du registraire visée au paragraphe (5) est définitive et sans appel.

14.3 (1) Dans les six mois suivant la date de la décision du registraire sur une protestation prévue à l’article 14.2, peuvent, par avis écrit, en interjeter appel devant le tribunal visé au paragraphe (5) :

a) s’il s’agit d’une protestation formulée à l’égard d’une liste de bande, le conseil de la bande, la personne qui a formulé la protestation ou la personne dont le nom fait l’objet de la protestation ou son représentant;

b) s’il s’agit d’une protestation formulée à l’égard du registre des Indiens, la personne dont le nom a fait l’objet de la protestation ou son représentant.

(2) Where an appeal is taken under this section, the person who takes the appeal shall forthwith provide the Registrar with a copy of the notice of appeal.

(2) Lorsqu’il est interjeté appel en vertu du présent article, l’appelant transmet sans délai au registraire une copie de l’avis d’appel.

(3) Sur réception de la copie de l’avis d’appel prévu au paragraphe (2), le registraire dépose sans délai au tribunal une copie de la décision en appel, toute la preuve documentaire prise en compte pour la décision, ainsi que l’enregistrement ou la transcription des débats devant le registraire.

(4) Le tribunal peut, à l’issue de l’audition de l’appel prévu au présent article :

a) soit confirmer, modifier ou renverser la décision du registraire;

b) soit renvoyer la question en appel au registraire pour réexamen ou nouvelle enquête.

(5) L’appel prévu au présent article peut être entendu :

a) dans la province de Québec, par la Cour supérieure du district où la bande est située ou dans lequel réside la personne qui a formulé la protestation, ou de tel autre district désigné par le ministre;

a.1) dans la province d’Ontario, par la Cour supérieure de justice;

b) dans la province du Nouveau-Brunswick, du Manitoba, de la Saskatchewan ou d’Alberta, par la Cour du Banc de la Reine;

c) dans les provinces de l’Île-du-Prince-Édouard et de Terre-Neuve, par la Section de première instance de la Cour suprême;

c.1) [Abrogé, L.C. 1992, ch. 51, art. 54]

d) dans les provinces de la Nouvelle-Écosse et de la Colombie-Britannique, le territoire du Yukon et les Territoires du Nord-Ouest, par la Cour suprême;

e) au Nunavut, par la Cour de justice. [Non souligné dans l’original.]

b) La Loi sur la Cour fédérale

[24]      L’article 18.3 de la Loi sur la Cour fédérale régit les renvois. Il est rédigé comme suit :

18.3 (1) Les offices fédéraux peuvent, à tout stade de leurs procédures, renvoyer devant la Section de première instance pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure.

(2) Le procureur général du Canada peut, à tout stade des procédures d’un office fédéral, sauf s’il s’agit d’un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, renvoyer devant la Section de première instance pour audition et jugement toute question portant sur la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, d’une loi fédérale ou de ses textes d’application.

E.   LA THÈSE DE M. SINCLAIR

[25]      L’avocat de M. Sinclair fait reposer son argument sur le fait que le registraire, n’était l’injonction prononcée en l’espèce, aurait retranché son nom du registre avant que sa protestation formulée en vertu de l’article 14.2 ait été introduite et tranchée et qu’un appel possible devant les cours supérieures provinciales interjeté sous le régime de l’article 14.3 ait été instruit et tranché. M. Sinclair perdrait immédiatement ses avantages dès ce retranchement, car la pratique du registraire est d’aviser les autorités compétentes du retranchement d’un nom du registre. L’avocat des demandeurs souscrit à cette hypothèse factuelle du retranchement avant la protestation et de la perte corrélative des avantages.

[26]      L’avocat de M. Sinclair fait valoir que cette procédure qui mène au retranchement avant la protestation viole les droits que l’article 7 de la Charte reconnaît à M. Sinclair : ses droits à la liberté et à la sécurité sont en jeu et les modalités de sa privation ne respectent pas les exigences de la common law en matière d’équité.

[27]      Il prend appui principalement sur les décisions récentes suivantes de la Cour suprême du Canada portant sur l’article 7 de la Charte : 1) Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), [1999] 3 R.C.S. 46; 2) Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307; et 3) Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519.

[28]      Il soutient que les droits à la liberté et à la sécurité de la personne protègent les droits, les avantages et les intérêts dont il bénéficie en tant qu’Indien inscrit, dont son droit à l’admissibilité aux avantages, aux programmes et aux services.

[29]      S’appuyant sur Blencoe, précité, son avocat prétend que la décision portant retranchement et ses conséquences portent atteinte à ses droits à la liberté; la décision a des effets sur des choix de vie fondamentaux et importants, sur son autonomie personnelle de vivre sa propre vie et sur sa dignité.

[30]      L’avocat mentionne son droit de chasser, de pêcher et de faire le piégeage, droit ancestral protégé par la Constitution. Par ailleurs, il ne peut plus se prévaloir des programmes d’éducation postsecondaire pour lui-même ou pour sa famille. Son droit d’aller à la pharmacie du coin et d’obtenir gratuitement des médicaments d’ordonnance dont il a besoin pour son cœur s’éteindra. Tout comme s’éteindront ses avantages liés à certaines formes d’impôt et son droit de gagner un revenu en travaillant sur une réserve. Les conséquences les plus graves de la décision portant retranchement se feront ressentir sur ses enfants et sur ses petits-enfants.

[31]      Pour ce qui est de sa sécurité, prenant de nouveau appui sur Blencoe, précité, son avocat fait valoir que la sécurité de la personne englobe l’intégrité tant physique que psychologique. La décision portant retranchement porte atteinte à sa capacité de fournir les nécessités de la vie et touche les prestations médicales qu’il reçoit.

[32]      Le non-respect du second volet de l’article 7 de la Charte est établi parce que la procédure suivie par le registraire a violé de plusieurs façons l’obligation en matière d’équité, violation qui entraîne la perte de ses avantages : 1) aucune audience orale n’a été tenue, ce qui est déterminant étant donné l’importance de la tradition orale dans les litiges mettant en cause les Autochtones; 2) aucun droit n’a été accordé de produire des éléments de preuve, y compris ceux des membres de la famille; 3) M. Sinclair n’avait aucune façon de savoir ce qui lui était reproché étant donné que le registraire se fondait, invoquant le secret professionnel de l’avocat, sur un avis juridique formulé par Justice Canada; et 4) il y avait absence d’un tribunal impartial étant donné que l’intention déclarée du registraire le 1er juin 1998 était de retrancher son nom du registre.

[33]      Il a consacré beaucoup de temps à examiner combien de temps en réalité il a fallu au registraire pour statuer sur la protestation du fils de M. Sinclair, trois années après qu’il l’eut présentée; la Cour suprême de l’Alberta n’a pas encore statué sur son appel. Pourtant, ses avantages ont été immédiatement supprimés.

[34]      En conclusion, Me LeClair a déclaré qu’il cherchait à obtenir une réponse affirmative à la deuxième question, demandant aussi que j’ordonne la tenue d’une audience orale, que toute la documentation soit fournie à M. Sinclair pour lui permettre de savoir ce qui lui était reproché et que je déclare que le registraire ne devrait pas retrancher le nom de M. Sinclair tant qu’il n’aura pas épuisé ses voies d’appel et sa protestation.

F.    LA THÈSE DU REGISTRAIRE ET DU PROCUREUR GÉNÉRAL

[35]      Comme je l’ai souligné, l’avocat des demandeurs est d’accord avec l’avocat du défendeur pour dire que le registraire a le pouvoir de retrancher et retranche avant la protestation, ce qui entraîne la révocation des avantages. Il affirme que l’article 5 de la Loi sur les Indiens l’autorise à retrancher ainsi des noms du registre; le nom d’une personne est retranché en vertu de l’article 5 et non en raison d’une mesure ultérieure prise par le registraire par suite d’une protestation.

[36]      À son avis, le registraire décide en vertu de l’article 14.2 si la protestation est bien fondée. Il attire l’attention sur le libellé du paragraphe 14.2(1) quant à l’objet ou à la nature d’une protestation. Selon lui, une personne peut formuler une protestation « contre le retranchement de son nom de ce registre [des Indiens] », et la personne dispose d’un délai de trois ans pour formuler une protestation. Il ajoute que, compte tenu de ce libellé, à moins qu’il y ait eu retranchement, une protestation serait dénuée de fondement; le retranchement constitue une condition préalable à la protestation.

[37]      L’avocat des demandeurs a reconnu, bien que ce ne soit pas là un effet de la Loi sur les Indiens, que le registraire, en pratique, s’il y a retranchement d’un nom du registre, en avise diverses autorités fédérales, ce qui entraîne la cessation immédiate des avantages. Il ajoute, cependant, qu’on ne retire pas le certificat de statut d’Indien de la personne en cause, ce qui lui permet d’avoir accès aux prestations médicales, puisqu’il expirera, mais concède que l’obtention de tels avantages après retranchement serait illégale.

[38]      La démarche adoptée par l’avocat des demandeurs était de s’en tenir surtout à la composante procédurale du second volet de l’article 7 de la Charte. Il a reconnu que la Cour suprême du Canada a circonscrit considérablement le premier volet dans sa jurisprudence récente et n’a pas contesté beaucoup l’analyse de cette jurisprudence qu’a faite l’avocat de M. Sinclair, bien qu’il ait qualifié les droits que M. Sinclair a fait valoir comme étant des droits clairement économiques, non visés par l’article 7.

[39]      Il mentionne les motifs énoncés par le juge Thurlow dans l’arrêt Bay c. La Reine, [1974] 1 C.F. 523 (C.A.), affaire portant sur le refus du registraire d’inscrire le nom d’une personne sur une liste de bande. S’exprimant au sujet de l’article 7 de la Loi sur les Indiens [S.R.C. 1970, ch. I-6] (aujourd’hui l’article 5) qui habilite le registraire à ajouter ou à retrancher des noms, le juge Thurlow a statué que le registraire n’est pas obligé de faire tenir une enquête ou d’accorder à quiconque une audience sur la question de l’inscription du nom d’une personne au registre ou de son retranchement, parce que l’opinion du registraire concernant le droit d’une personne à l’inscription ne lie personne à cette étape de la procédure.

[40]      De toute façon, a-t-il prétendu, les faits de la présente espèce, pour ce qui est de l’équité procédurale, la placent bien au-delà du seuil peu élevé établi par le juge Thurlow dans Bay, précité, reconnaissant que le registraire devait faire preuve d’équité dans les circonstances et avait traité M. Sinclair avec équité eu égard à la preuve dont je suis saisi.

[41]      Il a mentionné l’affidavit souscrit par Donna Mclaren énumérant les occasions accordées à M. Sinclair de fournir des renseignements additionnels ou de nouveaux éléments de preuve pour réfuter les conclusions du registraire dans sa lettre du 1er juin 1998 dans laquelle elle a exprimé l’intention de procéder au retranchement de son nom du registre.

[42]      En tenant compte des prorogations, et avant que le recours fondé sur la Charte ne soit exercé par voie d’action devant notre Cour, le registraire a accordé à M. Sinclair huit mois pour présenter de nouveaux renseignements ou de nouveaux éléments de preuve, et, pendant ce délai, il n’a rien fourni. Selon lui, ce que le registraire a fait était équitable dans les circonstances pour les besoins de l’étape initiale de la procédure.

[43]      Il réfute l’argument de l’avocat de M. Sinclair quant à la nécessité de tenir une audience orale en invoquant le paragraphe 14.2(6) de la Loi sur les Indiens, qui, en cas de protestation, n’oblige pas le registraire à tenir une audience, mais lui confère le pouvoir discrétionnaire de recevoir des éléments de preuve d’une manière souple, ce qui laisse entendre que la Cour devrait hésiter à imposer une norme différente de celle envisagée par le Parlement, et encore plus à l’étape initiale par opposition à l’étape de la protestation.

[44]      Il établit une distinction d’avec la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, pour le motif que le besoin d’une audience orale y mentionné était fondé sur la nécessité d’établir la crédibilité en matière de revendication du statut de réfugié, nécessité qui ne se présenterait pas en matière d’inscription sous le régime de la Loi sur les Indiens, et, de toute façon, rien ne démontrait que M. Sinclair avait demandé au registraire de tenir une audience orale.

[45]      Examinant les motifs de décision que le juge Pratte a rendus dans l’arrêt Bay, précité, lequel a été suivi par le juge Nadon dans Landry c. Canada (Affaires indiennes et du Nord Canada) (1996), 118 F.T.R. 184 (C.F. 1re inst.), affaire qui, affirme-t-il, correspond en tout point à la présente espèce, il fait valoir qu’il n’y a aucune violation de la justice fondamentale sous le régime de l’article 7 de la Charte parce que le registraire ne décide pas, lorsqu’il retranche ou ajoute un nom, si la personne en cause a le droit d’être inscrite, décision qui ne peut être prise qu’à l’étape de la protestation. À l’étape initiale, tout ce que fait le registraire est de déterminer comme un simple fait si le nom de la personne devrait figurer au registre. Si le nom est retranché, il ne figure manifestement pas au registre; le gouvernement ne considère pas la personne en cause comme un Indien et, en conséquence, elle n’a pas droit aux avantages qu’accorde le gouvernement.

[46]      Un autre élément qui réfute toute violation de la justice fondamentale réside dans la capacité des tribunaux de surseoir au retranchement. Dans l’affaire Landry, le juge Rouleau avait prononcé un tel sursis, comme l’a fait, bien qu’avec le consentement des parties, le juge en chef adjoint dans la présente affaire.

[47]      Il souligne que le fait de répondre « oui » à la deuxième question reviendrait à accorder à M. Sinclair un sursis automatique de trois ans puisqu’il n’aura pas à formuler de protestation avant cette date. Il invoque la jurisprudence qui établit que le sursis ne devrait être accordé qu’au cas par cas.

G.   ANALYSE

1)    Les conséquences de la réponse à la première question

[48]      Comme je l’ai mentionné, j’ai statué le 11 avril 2001 que le registraire, se fondant sur la preuve considérable dont elle était saisie et dont la Cour a été saisie à l’occasion du renvoi, ne commettrait pas d’erreur de droit en décidant que M. Sinclair n’avait pas le droit de voir son nom inscrit au registre des Indiens et d’obtenir un numéro de registre des Indiens en vertu des dispositions de la Loi.

[49]      Plusieurs facteurs m’avaient amené à la conclusion à laquelle j’étais parvenu :

1) la preuve dont le registraire était saisie et sur laquelle elle a fondé son intention de retrancher le nom de M. Sinclair du registre et l’en avait informé le 1er juin 1998; les résultats d’une recherche additionnelle ont également été produits en preuve;

2) le cadre légal établi par la Loi sur les Indiens ayant trait aux additions de noms au registre des Indiens et à leurs retranchements de ce registre :

a) l’étape initiale prévue au paragraphe 5(3) à laquelle des noms sont ajoutés au registre ou en sont retranchés;

b) la décision du registraire, après protestation, prise en vertu de l’article 14.2;

c) l’étape de l’appel interjeté à une cour supérieure provinciale contre la décision du registraire après la protestation;

3) l’arrêt Bay, précité, de la Cour d’appel fédérale;

4) l’étape des procédures devant le registraire comme contexte pour les réponses à donner aux questions soumises à la Cour. Les deux parties étaient d’accord pour dire que les procédures devant le registraire étaient à l’étape initiale prévue au paragraphe 5(3), la question étant alors de savoir si le nom de M. Sinclair devait être retranché du registre, c’est-à-dire s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour permettre au registraire d’agir en ce sens.

[50]      En tenant compte de ces facteurs, j’ai tiré les conclusions suivantes, lesquelles m’ont permis de répondre « non » à la première question :

1) Pour l’application du paragraphe 5(3) de la Loi sur les Indiens, afin de justifier la décision de retrancher un nom, il ne convenait pas d’appliquer la norme de la probabilité la plus forte. Cette norme de preuve convenait davantage à l’étape intermédiaire de la procédure où la décision du registraire a été prise après protestation, enquête, réception de la preuve et appréciation de cette preuve.

2) Dans ce contexte, afin de justifier le retranchement en vertu du paragraphe 5(3), il suffit que la preuve présentée au registraire soit suffisamment convaincante pour l’amener à conclure de façon raisonnable que Sam Sinclair n’avait pas le droit d’être inscrit. Au vu de la preuve dont j’étais saisi, j’étais convaincu que le registraire avait en main une preuve suffisante pour l’amener à conclure ainsi de façon raisonnable.

3) Je n’ai pas fait de commentaires plus détaillés sur la preuve étant donné que, si M. Sinclair formulait une protestation, le registraire devrait examiner et évaluer la preuve versée au dossier d’appel, ainsi que toute autre preuve additionnelle susceptible d’être présentée. J’ai cependant conclu que la façon actuelle de vivre de Sam Sinclair et de sa famille était une indication du mode de vie de sa grand-mère maternelle. J’ai partagé l’avis de l’avocat de M. Sinclair portant que les preuves historiques semblaient indiquer qu’il y avait des différences considérables dans les modes de vie des Premières nations et des autres communautés selon le lieu où elles s’étaient fixées, et qu’on pouvait dire la même chose des Métis.

2)    Les leçons tirées de l’arrêt Bay

[51]      L’arrêt Bay a été rendu en 1974 à un moment où la Cour avait beaucoup de mal à distinguer entre ce qui était alors les articles 28 et 18 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10] édictée en 1970, s’attachant particulièrement à la question de savoir si une « décision » était de nature judiciaire, quasi judiciaire ou administrative.

[52]      De plus, cet arrêt a été rendu avant l’arrêt décisif de la Cour suprême du Canada, Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311, qui avait conclu que les décisions administratives nécessitaient un degré d’équité procédurale, dont le contenu dépendait d’un certain nombre de facteurs que le juge L’Heureux-Dubé a réunis dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 23, à savoir :

1) la nature de la décision en cause et le processus suivi pour y parvenir;

2) la nature du régime légal et les termes de la loi en vertu de laquelle agit le décideur. Par exemple, des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d’appel;

3) l’importance de la décision pour les personnes visées;

4) l’attente légitime de la personne qui conteste la décision;

5) il faut accorder une grande importance au choix des procédures par le décideur lui-même et à ses contraintes institutionnelles.

[53]      Je ne suis pas d’avis que ces développements jurisprudentiels postérieurs à l’arrêt Bay signifient que cet arrêt n’a plus aucune valeur ni qu’il est périmé. En 1996, le juge Nadon a appliqué Bay dans Landry, précité, affaire concernant une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] dans laquelle les demandeurs sollicitaient une ordonnance interdisant au registraire de retrancher leurs noms du registre.

[54]      Selon mon interprétation, la démarche de la Cour d’appel fédérale dans Bay et celle du juge Nadon dans Landry consistaient à harmoniser le régime légal que l’on trouve maintenant aux articles 5 et 14 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 4] de la Loi sur les Indiens de façon à ce que toutes ses dispositions s’accordent entre elles pour former un ensemble cohérent conformément à l’intention du Parlement.

[55]      Dans l’affaire Bay, les juges de la Cour d’appel fédérale (le juge en chef Jackett et les juges Thurlow et Pratte), tout comme le juge Nadon dans Landry, étaient tout à fait conscients des diverses étapes que comporte la procédure de retranchement.

[56]      Le juge en chef Jackett a insisté sur le fait que c’est après qu’une protestation a été formulée que le registraire est obligé de tenir une enquête et a alors le pouvoir de rendre une décision concernant la protestation et que cette décision est définitive et sans appel. Voici ce qu’il a écrit, aux pages 524 et 525 :

Lorsqu’on demande au registraire d’exercer le pouvoir conféré par l’article 7 [aujourd’hui l’article 5] d’ajouter ou de retrancher un nom, il doit, bien sûr, se faire une opinion sur la question de savoir si la personne en cause a ou n’a pas droit à l’inclusion de son nom dans cette liste, ce qui donne naissance à l’obligation d’ajouter ou de retrancher ce nom. Il y a cependant une différence nette entre l’opinion que se fait le registraire lorsqu’on lui demande d’exercer le pouvoir conféré par l’article 7 et une décision rendue par le registraire dans l’exercice de son pouvoir de rendre une décision en vertu de l’article 9 [aujourd’hui l’article 14.2]. Une fois que le registraire a exercé son pouvoir de rendre une décision en vertu de l’article 9, cette décision a un effet juridique et son pouvoir à cet égard est épuisé. Cependant, lorsque le registraire se fait une opinion sur la question de savoir s’il a l’obligation en vertu de l’article 7 d’ajouter ou de retrancher un nom, cette « décision » n’a aucun effet juridique. Dans un tel cas, rien n’a été décidé en droit. Après s’être fait une opinion dans un cas donné, le registraire lui-même, ou son successeur, peut, à tout moment dans ce même cas, adopter une opinion différente, et il peut, par la suite, exercer son pouvoir en vertu de l’article 7 d’ajouter ou de retrancher le nom, en conformité avec cette nouvelle opinion. [Non souligné dans l’original.]

[57]      Le juge Thurlow a conclu que le paragraphe 7(1) (aujourd’hui l’article 5) ne conférait aucunement au registraire le pouvoir de décider qui a ou n’a pas le droit d’être inscrit. Il a écrit, aux pages 526 à 528 :

Ce paragraphe l’autorise simplement à ajouter le nom d’une personne qui a droit d’être inscrite ou à retrancher le nom d’une personne qui n’y a pas droit; il ne prévoit aucune procédure permettant de déterminer les droits en cause ni ne décrit comment s’acquitter de cette fonction. Si le registraire ajoute ou retranche un nom conformément à l’article 7, on peut invoquer les procédures prévues au paragraphe 9(1), déjà mentionné, dans le but de déterminer les droits en cause.

[…]

À mon sens, lorsqu’il traite d’une question relevant de l’article 7 [aujourd’hui l’article 5], le registraire n’est pas obligé de faire tenir une enquête ou d’accorder à quiconque une audition sur la question de savoir si la personne a droit à l’enregistrement et une fois qu’il s’est fait une opinion sur cette question, elle ne lie personne, car il peut à tout moment en changer et agir en conséquence. [Non souligné dans l’original.]

[58]      Le juge Pratte était d’avis qu’une décision rendue en vertu de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale dans sa version d’alors devait avoir pour effet juridique de régler l’affaire après qu’un tribunal eut exercé sa compétence ou ses pouvoirs en rendant une décision dans une affaire donnée. Il a écrit, aux pages 529 et 530 :

Dans l’affaire présente, la prétendue décision du registraire a été rendue en vertu de l’article 7 de la Loi sur les Indiens. Cet article ne confère pas au registraire le pouvoir de décider si une personne a droit ou non d’être inscrite comme Indien; cet article impose seulement au registraire l’obligation d’ajouter ou de retrancher du registre « le nom de toute personne qui […] a ou n’a pas droit, selon le cas, » d’être inscrite. Si le registraire refuse à tort de porter au registre le nom d’une personne qui a droit d’être inscrite, il manque à son devoir. Cependant, dans un tel cas, la personne qui a droit d’être inscrite ne perd pas, du seul fait de ce refus, son droit à être inscrite. Le refus du registraire d’inscrire une personne qui a droit d’être inscrite n’a aucun effet juridique, quelle que soit l’importance des effets pratiques de sa décision; un tel refus ne règle aucunement la question du droit à l’enregistrement, ni ne prétend régler cette question; le refus ne lie personne. Il ne s’agit pas d’une décision au sens de l’article 28(1). [Non souligné dans l’original.]

[59]      Il me semble que, dans l’affaire Landry, précitée, le juge Nadon a abordé l’affaire dont il était saisi dans la même perspective après avoir indiqué que la prémisse des requérants était que le retranchement de leurs noms du registre aura comme conséquence de leur faire perdre les droits qui leur ont été conférés en raison de leur inscription au registre en 1990.

[60]      Il a appliqué l’arrêt Bay, précité, concluant qu’il « apporte une solution complète au présent litige ». Voici ce que le juge Nadon a écrit au paragraphe 62 de ses motifs :

À mon avis, il est clair à la lecture de la décision de la Cour d’appel dans Bay, que les propos énoncés par les trois juges ne font aucune distinction entre l’ajout ou le retranchement d’un nom. Peu importe, cette décision en est une qui ne lie personne. La prémisse des requérants, comme je l’ai déjà indiqué, en est une à l’effet que, si le Registraire retranche leurs noms du Registre, ils perdront les droits qui leur ont été reconnus lorsque leurs noms ont été ajoutés en 1990. À mon avis, compte tenu des motifs énoncés par les trois juges de la Cour d’appel, cet argument ne peut réussir. Je le répète encore une fois, la décision du Registraire d’ajouter ou de retrancher un nom ne lie personne et ne produit aucun effet juridique. Sous l’ancien paragraphe 7(1), et donc sous le paragraphe 5(3) de la Loi, le Registraire n’a pas le pouvoir de décider, en l’instance, si les requérants ont droit ou non d’être inscrits au Registre. Ce pouvoir ne peut être exercé par le Registraire que sous le paragraphe 14.2(5) lorsqu’un protêt est déposé par la personne dont le nom est retranché sous le paragraphe 5(3). Par conséquent, le droit des requérants d’être inscrits au Registre, tel qu’ils le prétendent, ne sera aucunement affecté par le retranchement de leurs noms. [Non souligné dans l’original.]

[61]      Le juge Nadon a conclu, aux paragraphes 65 et 66, dans les termes suivants :

Si le Registraire retranche leurs noms du Registre, les requérants pourront déposer un protêt sous l’article 14.2 de la Loi. Le Registraire aura dès lors l’obligation de tenir une enquête et de rendre une décision qui, aux termes du paragraphe 14.2(7), sera définitive et donc aura des effets juridiques.

[…] si le Registraire rejette le protêt des requérants, il ne fait aucun doute que leurs droits seront affectés puisque le Registraire, sous l’article 14.2, a le pouvoir de décider si les requérants ont droit ou non d’être inscrits au Registre. Pour l’instant, les droits des requérants ne sont nullement affectés et ne le seront pas si le Registraire retranche leurs noms du Registre. [Non souligné dans l’original.]

[62]      Je partage l’analyse et les conclusions du juge Nadon.

H.   CONCLUSIONS

[63]      À mon avis, on peut répondre à la deuxième question en appliquant les principes qui sous-tendent à la fois l’arrêt Bay, qui, aux dires de l’avocat des demandeurs, me lie, et je suis d’accord, et l’arrêt Landry, sans recourir à la Charte ou aux principes de common law ayant trait à la justice naturelle ou à l’équité.

[64]      Toutefois, il faut répondre à la deuxième question en tenant compte de la pratique du registraire, laquelle n’est pas sanctionnée par la Loi sur les Indiens, d’aviser immédiatement, en cas de retranchement, les autorités fédérales et, peut-être, les autorités provinciales de sa décision, ce qui entraîne la cessation immédiate des avantages normalement accordés aux personnes ayant le statut d’Indien.

[65]      Les arrêts Bay et Landry aussi bien que l’examen du régime de la Loi nous amènent à la conclusion inévitable que c’est à l’étape de la procédure de protestation menée par le registraire, qui, à ce stade, est obligé de tenir une enquête, de recevoir des éléments de preuve et de les apprécier, puis de rendre une décision qui est définitive et sans appel, sous réserve uniquement de l’appel interjeté aux cours supérieures provinciales, que le Parlement entendait que la décision fût prise de savoir si une personne a le droit d’être inscrite comme Indien. De plus, le paragraphe 14.2(6) de la Loi autorise le registraire à recevoir la preuve sous serment ou par affidavit, le Parlement estimant que, dans certains cas, il peut être nécessaire de tenir une audience orale.

[66]      C’est ce régime légal et l’accent qu’il met sur les dispositions relatives à la protestation qui ont amené les juges à conclure dans Bay et Landry, précités, que l’addition du nom d’une personne au registre ou son retranchement ne produit aucun effet juridique, rien n’ayant été décidé puisque la question du droit à l’inscription est tranchée à l’étape de la protestation. Étant donné que la décision relative à l’inscription ou au retranchement fondée sur le paragraphe 5(3) ne touche pas les droits d’une personne, aucune procédure n’a été prévue sous le régime du paragraphe 5(3) et, à cette étape initiale, le registraire n’est pas tenu, sur le plan des principes de la common law en matière d’équité, de tenir une enquête ou d’accorder à quiconque une audience sur la question de savoir si la personne a droit à l’inscription tout simplement parce que les droits ne sont pas alors déterminés.

[67]      Je partage l’avis de l’avocat des demandeurs selon lequel l’addition ou le retranchement du nom d’une personne constitue une condition préalable à la formulation par elle d’une protestation. Selon le paragraphe 14.2(1), la protestation est formulée « contre l’inclusion ou l’addition du nom d’une personne dans le registre des Indiens […] ou contre l’omission ou le retranchement de son nom de ce registre […] dans les trois ans suivant soit l’inclusion ou l’addition, soit l’omission ou le retranchement ».

[68]      En quelque sorte, cette conclusion répond à une partie de la deuxième question « le fait de retrancher le nom du défendeur [] avant que le défendeur ait épuisé ses protestations […] constituerait-il une erreur de droit, étant donné que le fait de retrancher son nom et son numéro de registre aurait comme résultat de faire perdre au défendeur les avantages auxquels il a droit en tant qu’Indien inscrit résidant dans la province de l’Alberta […]? ».

[69]      Si la protestation doit être consécutive au retranchement, il est permis de se demander comment on peut affirmer que le registraire commettrait une erreur de droit en retranchant son nom avant la protestation.

[70]      Le véritable problème que pose la deuxième question a trait à la deuxième partie de la question, savoir : « étant donné que le fait de retrancher son nom et son numéro de registre aurait comme résultat de faire perdre au défendeur les avantages auxquels il a droit en tant qu’Indien inscrit résidant dans la province de l’Alberta […]? ».

[71]      Ce n’est pas le registraire qui refuse d’accorder à une personne dont le nom a été retranché du registre ses avantages à titre d’Indien; cette mesure est prise par d’autres autorités fédérales et, peut-être, provinciales, qui se fondent sur la pratique du registraire de les aviser du retranchement du nom d’une personne du registre des Indiens, et présument, tel qu’il a été énoncé par l’avocat des demandeurs, que cette personne n’est plus un Indien en raison de la définition que donne la Loi au mot Indien [au paragraphe 2(1)], soit une « [p]ersonne qui, conformément à la présente Loi, est inscrite à titre d’Indien ou a droit de l’être ».

[72]      À mon avis, la pratique du registraire d’aviser ainsi les autorités gouvernementales que la personne en cause n’est plus un Indien lorsqu’il y a retranchement constitue une erreur de droit parce que la mesure prise par le registraire en vertu du paragraphe 5(3) ne décide pas si elle a droit à l’inscription à titre d’Indien et, par conséquent, on ne peut pas dire que cette personne n’est pas un Indien aux fins de la Loi et des avantages qu’elle recevrait normalement.

[73]      Il me semble que les demandeurs adoptent une démarche peu éclairée à propos du régime de la Loi en avisant immédiatement les autorités gouvernementales du retranchement du nom d’une personne, ce qui entraîne, si je comprends bien, la cessation automatique de ses avantages. Ils sont également mal avisés de concentrer toute la charge de leur preuve à l’étape initiale de la procédure; c’est après la protestation qu’il faut examiner la preuve de manière approfondie en manifestant une ouverture d’esprit. C’est cette procédure et la preuve qui y est produite que le juge d’une cour supérieure provinciale examine en appel.

[74]      En adoptant la démarche d’aviser les autorités gouvernementales que le retranchement est égal à l’absence du droit à l’inscription à titre d’Indien, les demandeurs présument que la personne n’a pas le droit d’être inscrite. Il ressort manifestement de la jurisprudence examinée que cette décision n’est pas prise à l’étape de la procédure quand le registraire agit en vertu du paragraphe 5(3), mais uniquement après l’enquête, la réception de la preuve et la prise d’une décision définitive qui produit un effet juridique, le tout sous le régime de l’article 14 de la Loi sur les Indiens. En d’autres termes, les demandeurs sautent ou minimisent un étape importante et obligatoire de la procédure, c’est-à-dire la procédure de protestation.

[75]      J’arrive à cette conclusion tout en ayant à l’esprit que la personne dont le nom a été retranché du registre jouit, sous le régime légal actuel, d’un délai de trois ans pour formuler une protestation. Il s’agit d’une modification qui a été apportée en 1985 lorsque le Parlement a modifié la Loi. Selon l’ancienne Loi sur les Indiens, les protestations devaient être formulées dans un délai de trois mois du retranchement.

[76]      On ne m’a pas expliqué pourquoi le Parlement avait considérablement prolongé le délai imparti pour formuler une protestation, mais, lorsqu’il l’a fait en 1985, il faut présumer qu’il connaissait l’état du droit tel que l’avait énoncé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Bay.

[77]      La notion de restitution s’agissant d’une personne qui aurait, après le retranchement, reçu des avantages auxquels elle n’avait plus droit a été soulevée concernant le cas où, après formulation de la protestation, le registraire concluait qu’elle n’avait pas droit à l’inscription. Je ne ferai pas de commentaires sur la possibilité d’obtenir restitution dans cette circonstance, la question n’ayant pas été débattue devant moi.

[78]      Je formule un dernier point. La contestation—fondée sur la Charte ou la common law—des procédures suivies par le registraire à l’étape initiale avait pour prémisse un scénario dans lequel il y aurait perte immédiate des avantages à ce stade-là—l’acte de retranchement—et non après épuisement de la procédure de protestation.

[79]      Voilà pourquoi, en se fondant sur cette présomption, les deux avocats se sont prononcés en faveur et contre divers droits de participation de nature procédurale fondés sur les principes de l’équité reconnus par la Charte ou la common law.

[80]      Il ressort clairement des présents motifs que l’accent mis à l’étape initiale sur les droits de participation de nature procédurale est déplacé et, comme tel, qu’il constitue une erreur quant au stade ou à l’étape de la procédure où il serait approprié d’examiner soit la violation de la Charte, soit la violation des principes de l’équité reconnus par la common law. À ce moment-ci, il est hypothétique et spéculatif de conjecturer sur le genre de procédure que le registraire suivrait en cas de retranchement et de protestation.

[81]      Je conclus que la réponse à la deuxième question doit être « oui ». Pour être clair, le registraire peut, et doit, en conformité avec le régime de la Loi, retrancher un nom avant qu’il y ait protestation s’il possède suffisamment d’éléments de preuve pour agir en ce sens, mais un tel retranchement ne peut entraîner une cessation immédiate des avantages du fait de la pratique suivie par le registraire de porter ce fait à la connaissance des autorités gouvernementales. Les arrêts Bay et Landry disent clairement que le droit au statut d’Indien n’est pas décidé en vertu du paragraphe 5(3), mais plutôt après l’étape de la protestation.

[82]      L’avocat de M. Sinclair a demandé que, si je répondais « oui » à la deuxième question, je fasse certaines déclarations et que je prononce un sursis. La nature du présent renvoi m’empêche de faire quoi que ce soit d’autre que de répondre aux questions posées. En conséquence, je rejette les autres demandes du défendeur.

I.     DISPOSITIF

[83]      Pour ces motifs, la réponse à la deuxième question est « oui ».

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