[2002] 2 C.F. 356
T-46-00
2001 CFPI 1192
Rose Bear (demanderesse)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Bear c. Canada (Procureur général) (1re inst.)
Section de première instance, juge Muldoon—Winnipeg, 26 juin; Ottawa, 1er novembre 2001.
Peuples autochtones — Pensions — En raison de l’effet combiné du Régime de pensions du Canada, de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur les Indiens, le revenu gagné par un Indien dans une réserve n’était pas imposable et n’ouvrait donc pas droit à pension selon le RPC avant décembre 1988 — Compte tenu de la Déclaration canadienne des droits, la demanderesse, une Indienne qui avait travaillé dans une réserve de 1966 à 1988, devrait être autorisée à cotiser rétroactivement au Régime de pensions du Canada.
Déclaration des droits — En raison de l’effet combiné du Régime de pensions du Canada, de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur les Indiens, le revenu gagné par un Indien dans une réserve n’était pas imposable et n’ouvrait donc pas droit à pension selon le RPC avant décembre 1988 — Le refus à la demanderesse du droit de cotiser rétroactivement au Régime de pensions du Canada était discriminatoire — Examen de l’utilité de la Déclaration des droits après l’entrée en vigueur de la Charte — L’art. 2 de la Déclaration des droits constitue un fondement pour l’octroi d’une réparation lorsqu’un droit est nié — La réparation qui s’imposait était une directive autorisant la demanderesse à verser rétroactivement ses primes au RPC afin de pouvoir se qualifier pour des prestations complètes à l’âge de 65 ans.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — En raison de l’effet combiné du Régime de pensions du Canada, de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur les Indiens, le revenu gagné par un Indien dans une réserve n’était pas imposable et n’ouvrait donc pas droit à pension selon le RPC avant décembre 1988 — Le refus à la demanderesse du droit de cotiser rétroactivement au Régime de pensions du Canada violait l’art. 15 de la Charte, mais la Charte n’était probablement pas applicable compte tenu du principe de non-rétroactivité.
La demanderesse, une Indienne inscrite, a travaillé dans une réserve indienne du Manitoba de 1966 (année où le Régime de pensions du Canada (RPC) a été édicté) jusqu’en 1988. En raison de l’effet combiné du RPC, de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur les Indiens, le revenu gagné par un Indien dans une réserve n’était pas imposable et n’ouvrait donc pas droit à pension selon le RPC jusqu’en décembre 1988. De 1966 à 1988, les Indiens inscrits qui travaillaient dans des réserves n’avaient pas le droit de cotiser au RPC. La demanderesse affirme qu’un revenu de retraite lui est refusé parce qu’elle n’a pas eu le droit durant 22 ans de cotiser au RPC. Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un représentant du ministre du Revenu national, qui avait nié à la demanderesse le droit de verser rétroactivement certaines cotisations au Régime de pensions du Canada. La demanderesse affirme que cette mesure était discriminatoire et contrevenait à la Charte (articles 6 ou 15) ainsi qu’à l’alinéa 2b) de la Déclaration des droits.
Jugement : l’argument de la demanderesse fondé sur la Déclaration canadienne des droits est fondé et une réparation devrait être accordée en conséquence. La Charte n’est probablement pas applicable à la présente affaire en raison du principe de non-rétroactivité.
La situation de la demanderesse est une condition en cours qui a subsisté de 1966 à 1988 et qui se poursuit aujourd’hui sous une forme différente. La demanderesse est encore empêchée de cotiser au RPC rétroactivement pour les années 1966 à 1988. À l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte, la demanderesse était, et elle est encore, empêchée de cotiser pleinement au RPC, parce qu’elle ne recevra pas les prestations qu’elle aurait pu recevoir si elle avait eu le droit de cotiser au RPC depuis son entrée en vigueur. Nonobstant les aspects rétrospectifs du cas de la demanderesse, celle-ci n’a pas droit à une réparation au titre de la Charte avant 1985, année durant laquelle l’article 15 est entré en vigueur. Autoriser une telle réparation équivaudrait à appliquer la Charte rétroactivement. La loi conférant la réparation doit avoir effectivement existé durant la période envisagée par la mesure réparatrice proposée. Ici, la présumée discrimination s’est cristallisée en 1966, bien avant l’entrée en vigueur de la Charte, et la réparation proposée est rétroactive en ce sens qu’elle vise à mettre la demanderesse dans la position qu’elle aurait occupée si elle avait été autorisée à cotiser au RPC dès le début de son existence, avant l’entrée en vigueur de la Charte. En tant que tel, l’argument de la demanderesse au regard de la Charte n’est pas recevable parce qu’il suppose la rétroactivité de l’application de la Charte.
Cependant, si l’article 15 de la Charte devait être jugé applicable, la demanderesse a établi une différence de traitement fondée sur des motifs raciaux. Le fait d’exclure la demanderesse du RPC équivalait à lui refuser un avantage, et cela d’une manière contraire à la dignité humaine, en raison de sa race, de son origine ethnique ou de sa couleur. Les effets discriminatoires du texte législatif contesté ne peuvent être justifiés selon l’article premier de la Charte. Les arguments du gouvernement étaient faibles et loin d’être convaincants. On ne saurait dire que le fait d’exclure du RPC les Indiens inscrits travaillant dans les réserves répond à l’objectif urgent et réel de préserver l’exemption fiscale des Indiens inscrits.
Il y a eu discrimination au regard de la Déclaration canadienne des droits parce que la demanderesse s’est vu refuser l’égalité devant la loi (alinéa 1b)). La différence de traitement établie par le RPC a porté atteinte à la dignité et à la liberté de la demanderesse en lui imposant un désavantage, des stéréotypes et des préjugés sociaux, et en refusant de la traiter avec la même reconnaissance juridique en tant qu’être humain et en tant que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération. L’article 2 de la Déclaration des droits autorise l’octroi d’une réparation pour la négation de ses droits. La réparation qui s’impose est une directive autorisant la demanderesse à verser rétroactivement ses primes au RPC afin de pouvoir se qualifier pour des prestations complètes lorsqu’elle atteindra l’âge de 65 ans.
Il était inutile pour le procureur général d’alléguer une justification fondée sur le fait que la demanderesse recevait d’autres prestations en vertu d’autres lois. La décision de la Cour a consisté à déclarer nulles et sans effet les parties de la Loi sur les Indiens, de la Loi de l’impôt sur le revenu et du RPC dans la mesure où elles comportent une inégalité de traitement pour la demanderesse, par rapport aux autres Canadiens qui travaillent à l’extérieur du territoire d’une réserve.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Canada Pension Plan, S.C. 1964-65, c. 51.
Canada Pension Plan Regulations, C.R.C. , c. 385, ss. 29.1 (as enacted by SOR/88-631, s. 1), 84.1 (as enacted idem, s. 2).
Canadian Bill of Rights, R.S.C., 1985, Appendix III, ss. 1, 2(b).
Canadian Charter of Rights and Freedoms, being Part I of the Constitution Act, 1982, Schedule B, Canada Act 1982, 1982, c. 11 (U.K.) [R.S.C., 1985, Appendix II, No. 44], ss. 1, 6, 15.
Citizenship Act, R.S.C., 1985, c. C-29.
Constitution Act, 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (U.K.) (as am. by Canada Act 1982, 1982, c. 11 (U.K.), Schedule to the Constitution Act, 1982, Item 1) [R.S.C., 1985, Appendix II, No. 5], s. 91(24).
Constitution Act, 1982, Schedule B, Canada Act 1982, 1982, c. 11 (U.K.) [R.S.C., 1985, Appendix II, No. 44], s. 52(1).
Employment Insurance Act, S.C. 1996, c. 23.
Federal Court Act, R.S.C., 1985, c. F-7, ss. 18 (as am. by S.C. 1990, c. 8, s. 4), 18.1 (as enacted idem, s. 5).
Income Tax Act, R.S.C., 1985 (5th Supp.), c. 1, s. 81(1)(a).
Indian Act, R.S.C. 1952, c. 149, s. 94(b).
Indian Act, R.S.C. 1970, c. I-6.
Indian Act, R.S.C., 1985, c. I-5, s. 87.
Old Age Security Act, R.S.C., 1985, c. O-9.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 6, 15.
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III, art. 1, 2b).
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91(24).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 81(1)a).
Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 18.1 (édicté, idem, art. 5).
Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9.
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 87.
Loi sur les Indiens, S.R.C. 1952, ch. 149, art. 94b).
Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6.
Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8, art. 12 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 5; L.C. 2001, ch. 17, art. 254).
Régime de pensions du Canada, S.C. 1964-65, ch. 51.
Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C., ch. 385, art. 29.1 (édicté par DORS/88-631, art. 1), 84.1 (édicté, idem, art. 2).
Jurisprudence
Décisions appliquées :
Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; (1983), 144 D.L.R. (3d) 193; [1983] 2 C.N.L.R. 89; [1983] CTC 20; 83 DTC 5041; 46 N.R. 41; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; (1997), 143 D.L.R. (4th) 577; 42 C.R.R. (2d) 1; 37 Imm. L.R. (2d) 195; 208 N.R. 81; R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81; 45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161; 31 O.A.C. 81; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 236 N.R. 1; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; (1995), 124 D.L.R. (4th) 609; C.E.B. & P.G.R. 8216; 95 CLLC 210-025; 29 C.R.R. (2d) 79; 182 N.R. 161; 12 R.F.L. (4th) 201; R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282; (1969), 9 D.L.R. (3d) 473; 71 W.W.R. 161; 10 C.R.N.S. 334; R. c. Hayden (1983), 3 D.L.R. (4th) 361; [1983] 6 W.W.R. 655; 23 Man. R. (2d) 315; 8 C.C.C. (3d) 33; [1984] 1 C.N.L.R. 148; 36 C.R. (3d) 187; 7 C.R.R. 325 (C.A.); Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2001] 3 C.F. 566 (2001), 201 D.L.R. (4th) 129; 272 N.R. 88 (C.A.); Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950; (2000), 188 D.L.R. (4th) 193; [2000] 4 C.N.L.R. 145; 255 N.R. 1; 134 O.A.C. 201; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; (1999), 173 D.L.R. (4th) 1; [1999] 3 C.N.L.R. 19; 239 N.R. 1; Archibald c. Canada, [2000] 4 C.F. 479 (2000), 188 D.L.R. (4th) 538; 257 N.R. 105 (C.A.); Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877; (1992), 90 D.L.R. (4th) 129; 41 C.C.E.L. 1; [1992] 3 C.N.L.R. 181; [1992] 1 C.T.C. 225; 92 DTC 6320; 136 N.R. 161; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; (1998), 212 A.R. 237; 156 D.L.R. (4th) 385; [1999] 5 W.W.R. 451; 67 Alta. L.R. (3d) 1; 224 N.R. 1; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; (1999), 171 D.L.R. (4th) 577; 238 N.R. 179; 121 O.A.C. 1; 46 R.F.L. (4th) 32; Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463; (1993), 125 N.S.R. (2d) 81; 107 D.L.R. (4th) 537; 85 C.C.C. (3d) 118; 25 C.R. (4th) 179; 157 N.R. 97; Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurances, [1988] 2 R.C.S. 256; (1988), 65 O.R. (2d) 638; 52 D.L.R. (4th) 193; 34 C.C.L.I. 237; 47 C.C.L.T. 39; [1988] I.L.R. 1-2370; 9 M.V.R. (2d) 245; 87 N.R. 200; 30 O.A.C. 210.
Décision non suivie :
Toth c. Ministre du Revenu national (1969), 69 DTC 115 (C.A.I.).
Décisions examinées :
Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; (1990), 71 D.L.R. (4th) 193; [1990] 5 W.W.R. 97; 67 Man. R. (2d) 81; [1990] 3 C.N.L.R. 46; 110 N.R. 241; 3 T.C.T. 5219; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; (1992), 93 D.L.R. (4th) 1; 92 CLLC 14,036; 10 C.R.R. (2d) 1; 139 N.R. 1; Malartic Hygrade Gold Mines Ltd. c. La Reine du chef de la province de Québec et al. (1982), 142 D.L.R. (3d) 512; 5 C.R.R. 54 (C.S. Qué.); Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; (1986), 30 D.L.R. (4th) 481; 26 C.R.R. 59; 70 N.R. 1.
Décisions citées :
La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; Robertson et Rosetanni c. La Reine, [1963] R.C.S. 651; (1963), 41 D.L.R. (2d) 485; 64 CLLC 15,499; 1 C.C.C. 1; 41 C.R. 392; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; (1985), 19 D.L.R. (4th) 1; [1985] 4 W.W.R. 385; 35 Man. R. (2d) 83; 59 N.R. 321; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; (1998), 161 D.L.R. (4th) 385; 55 C.R.R. (2d) 1; 228 N.R. 203; R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153; (1988), 41 C.C.C. (3d) 193; 64 C.R. (3d) 297; 35 C.R.R. 107; 86 N.R. 85; 28 O.A.C. 243; Murray c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être) (1998), 161 D.L.R. (4th) 185; 227 N.R. 77; 42 R.F.L. (4th) 204 (C.A.F.); Indian Residential Schools (Re) (2000), 268 A.R. 42; [2000] 2 W.W.R. 437; 82 Alta. L.R. (3d) 99 (B..R.); Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; (1998), 223 A.R. 201; 166 D.L.R. (4th) 1; 231 N.R. 201; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; (1989), 96 A.R. 352; 58 D.L.R. (4th) 317; [1989] 4 W.W.R. 1; 66 Alta. L.R. (2d) 97; 37 Admin. L.R. 161; 38 C.R.R. 193; 98 N.R. 266; Collins c. Canada, [2000] 2 C.F. 3 (1999), 178 F.T.R. 161 (1re inst.); Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; (1995), 124 D.L.R. (4th) 693; 29 C.R.R. (2d) 189; [1995] I.L.R. 1-3185; 10 M.V.R. (3d) 151; 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253; 13 R.F.L. (4th) 1.
Doctrine
Canada, Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie (17 juin 1986), à la p. 19 :34.
Débats de la Chambre des communes (8 mars 1965), aux p. 12295 à 12300.
Driedger, E. A. « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can. 264.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 3rd ed. Scarborough, Ont. : Carswell, 1992.
Maxwell, Sir Peter Benson. Maxwell on the Interpretation of Statutes, 12th ed., London : Sweet & Maxwell, 1969.
Sous-comité interministériel sur le champ d’application Protection offerte aux Indiens empêchés de verser des cotisations pour le motif que leurs gains pour services rendus dans les réserves sont exempts d’impôt. 26 juillet 1972.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision d’un représentant du ministre du Revenu national, qui avait nié à la demanderesse le droit de verser rétroactivement certaines cotisations au Régime de pensions du Canada. Demande accueillie.
ONT COMPARU :
Timothy J. Valgardson et Michelle Pollock-Kohn, pour la demanderesse.
Brian Hay et Kevin Staska, pour le défendeur.
Avocats inscrits :
Levine, Levene, Tadman, Winnipeg, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Muldoon :
I. Introduction
[1] La demanderesse sollicite, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5), le contrôle judiciaire d’une décision prise par un représentant du ministre du Revenu national, en date du 9 décembre 1992, qui avait nié à la demanderesse le droit de verser rétroactivement certaines cotisations au Régime de pensions du Canada. La lettre dans laquelle cette décision apparaissait, dossier de la demanderesse, à la page 24, mentionne ce qui suit :
Madame,
Nous avons examiné la lettre du 18 novembre 1992 de votre avocat concernant les cotisations au Régime de pensions du Canada (RPC).
L’alinéa 6(2)j.1) du Régime de pensions du Canada prévoit en effet que l’emploi d’un Indien, au sens de la Loi sur les Indiens, était exempt de cotisations au Régime de pensions du Canada parce que les Indiens n’avaient pas un revenu admissible à de telles cotisations.
Le 7 décembre 1988, les paragraphes 29.1(1) et (2) ont été ajoutés au Règlement sur le Régime de pensions du Canada. Ces paragraphes décrivent la manière dont un Indien peut verser des cotisations au régime.
Le Régime de pensions du Canada ne renferme aucune disposition permettant à quiconque de verser rétroactive-ment des cotisations au régime.
D’après nos dossiers, votre employeur a fait au nom de ses employés un choix de telle sorte qu’ils relèvent du Régime de pensions du Canada à compter du 1er janvier 1989, et vous avez versé des cotisations au Régime depuis cette date.
Nous espérons que la situation vous apparaît maintenant plus claire.
Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes sentiments distingués.
2. Ordonnance demandée
[2] La demanderesse sollicite les réparations suivantes :
(a) une ordonnance déclarant que le Régime de pensions du Canada [L.R.C. (1985), ch. C-8] contrevient à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], à l’article 1 de la Déclaration canadienne des droits [L.R.C. (1985) appendice III], ainsi qu’au principe de la primauté du droit selon la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] et la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985) appendice II, no 44]], parce qu’il exerce contre elle une discrimination et lui refuse les droits fondamentaux accordés aux autres Canadiens, et cela de la manière suivante :
(i) il interdit à la demanderesse de cotiser au Régime de pensions du Canada;
(ii) il a interdit à la demanderesse de cotiser au Régime de pensions du Canada depuis son entrée en vigueur en 1966; et
(iii) il ne prévoit pas que la demanderesse ou son employeur doit cotiser impérativement au Régime de pensions du Canada, comme le font tous les autres Canadiens et leurs employeurs.
(b) une ordonnance déclarant que l’emploi de la demanderesse depuis 1966 constitue un « emploi ouvrant droit à pension », au sens du Régime de pensions du Canada;
(c) une ordonnance autorisant la demanderesse à cotiser au Régime de pensions du Canada depuis son entrée en vigueur en 1966; et
(d) une ordonnance condamnant le défendeur à payer à la demanderesse des dommages-intérêts et les dépens avocat-client.
Lors de l’instruction de cette affaire, les 26 et 27 juin 2001, à Winnipeg, la demanderesse a abandonné les moyens indiqués aux alinéas (1)c), f) et g) de son avis de demande.
[3] Le défendeur sollicite le rejet de cette demande, avec dépens, et n’allègue dans son dossier ou ses conclusions écrites aucune exception de prescription.
3. Exposé des faits
[4] La demanderesse, Rose Bear, est une Indienne inscrite, au sens de la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5], âgée de 61 ans. Elle est employée depuis le 4 juillet 1966 par la Première nation Brokenhead Ojibway, à Scanterbury (Manitoba). De 1966 à 1988, la demanderesse, ainsi que tous les Indiens inscrits qui travaillaient dans des réserves indiennes, n’avaient pas le droit de cotiser au Régime de pensions du Canada (le RPC).
[5] Le RPC est un régime universel de pensions établi le 3 avril 1965 par une loi, S.C. 1964-65, ch. 51 [Régime de pensions du Canada], qui est entrée en vigueur le 5 mai 1965. Depuis janvier 1966, ce régime verse aux travailleurs canadiens une retraite mensuelle lorsqu’ils atteignent l’âge de 60 ans. Les employeurs et employés versent des cotisations égales au RPC, et les cotisations sont investies de manière à constituer un fonds sur lequel sont payées les retraites. La somme qu’un cotisant reçoit varie selon les cotisations qu’il a versées au régime. La demanderesse affirme qu’un revenu de retraite lui est refusé parce qu’elle n’a pas eu le droit durant 22 ans de cotiser au RPC.
[6] À l’origine, il a semblé tout simplement trop difficile, même pour la Commission d’appel de l’impôt, de mesurer le sérieux du législateur fédéral lorsqu’il a édicté le Régime de pensions du Canada et la Déclaration canadienne des droits. La décision rendue dans l’affaire Toth c. Ministre du Revenu national (1969), 69 DTC 115 (C.A.I.), qui traitait de discrimination fondée sur le sexe, est manifestement erronée, en particulier les passages apparaissant aux pages 120 et 121.
[7] Selon le RPC, la période cotisable d’un travailleur débute le 1er janvier 1966, ou lorsqu’il atteint l’âge de 18 ans, et elle se termine lorsqu’il atteint l’âge de 70 ans, ou lorsqu’il décède, ou lorsqu’il commence une pension de retraite. Les cotisations sont calculées d’après son revenu d’emploi ouvrant droit à pension, revenu qui correspond au revenu imposable selon la Loi de l’impôt sur le revenu [L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1]. La Loi de l’impôt sur le revenu ne parle pas expressément des Indiens autochtones du Canada, mais l’alinéa 81(1)a) de cette Loi soustrait à l’impôt les sommes qui sont déclarées soustraites à l’impôt par toute autre loi fédérale. L’article 87 de la Loi sur les Indiens exempte de l’impôt le revenu gagné par un Indien dans une réserve indienne. L’effet combiné du RPC, de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur les Indiens est que le revenu gagné par un Indien qui travaille dans une réserve indienne n’est pas imposable et qu’il n’ouvre donc pas, ou n’ouvrait pas, droit à pension selon le RPC jusqu’en décembre 1988.
[8] Le 7 décembre 1988, le Règlement sur le Régime de pensions du Canada [C.R.C., ch. 385] était modifié [DORS/88-631] afin de permettre aux Indiens inscrits travaillant dans les réserves indiennes de cotiser au RPC, si l’Indien résidait au Canada et si son employeur choisissait de participer au Régime. La participation au RPC n’est pas obligatoire pour ces employeurs comme elle l’est pour les autres employeurs canadiens. Si l’employeur choisit de ne pas participer au RPC, l’employé doit cotiser en tant que travailleur autonome, et il perd donc la cotisation correspondante de l’employeur. En l’occurrence, l’employeur de la demanderesse a choisi de se joindre au Régime, et la demanderesse a cotisé au Régime à partir de 1988. Après la modification du RPC, la demanderesse a prié Revenu Canada de l’autoriser à verser rétroactivement la cotisation maximale. Un représentant de Revenu Canada a refusé d’accéder à sa demande, par une lettre en date du 9 décembre 1992, pièce C de l’affidavit de Rose Bear, à la page 24 de son dossier.
4. Points en litige
(a) La Charte peut-elle s’appliquer rétrospectivement?
(b) Le RPC contrevient-il à l’article 15 de la Charte?
(c) Le RPC contrevient-il à l’article 6 de la Charte?
(d) La contravention est-elle justifiable selon l’article premier de la Charte?
(e) Le RPC contrevient-il à la Déclaration canadienne des droits?
(f) Le RPC contrevient-il au principe de la primauté du droit?
(g) Quelle réparation s’impose ici?
5. Sommaire du dispositif
[9] L’argument de la demanderesse fondé sur la Déclaration canadienne des droits est fondé et je suis d’avis d’y faire droit. La Charte n’est probablement pas applicable à la présente affaire en raison du principe de non-rétroactivité.
[10] Tous les autres points sont accessoires et sont résumés dans les conclusions des parties qui suivent ce sommaire, à la fin des présents motifs.
6. Analyse de l’affaire
[11] L’impossibilité pour la demanderesse de cotiser au RPC (cotisations qui dépendent du revenu imposable du contribuable) s’explique par les exemptions fiscales auxquelles elle avait droit et auxquelles elle ne pouvait renoncer puisqu’elle était une Indienne inscrite travaillant dans une réserve indienne, selon ce que prévoit l’article 87 de la Loi sur les Indiens, rédigé ainsi :
87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation :
a) le droit d’un Indien ou d’une bande sur une réserve ou des terres cédées;
b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.
(2) Nul Indien ou bande n’est assujetti à une taxation concernant la propriété, l’occupation, la possession ou l’usage d’un bien mentionné aux alinéas (1)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l’un de ces biens.
[12] La Cour suprême du Canada a jugé, dans un arrêt essentiel, Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, que les « biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve » comprennent le revenu personnel. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Dickson [alors juge puîné] tenait les propos suivants, aux pages 38, 39 et 41 :
Un impôt sur le revenu est en réalité un impôt sur un bien. Si on peut dire qu’un revenu est un bien, je conçois mal qu’un revenu imposable ne le soit pas. Suivant la définition qui figure au par. 2(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, le revenu imposable est le « revenu pour l’année moins les déductions permises par la section C ». Bien que Sa Majesté reconnaisse, au paragraphe 14 de son mémoire, que les « traitements » et les « salaires » peuvent être classés dans les « biens personnels », elle fait valoir que c’est le revenu « imposable » d’une personne qui constitue l’assiette de l’impôt et que ce revenu imposable n’est pas un « bien personnel » mais plutôt un « concept » qui est le résultat de plusieurs opérations. Cette distinction est bien trop subtile à mon goût. Si un salaire est un bien personnel, il me paraît difficile de dire qu’une personne imposée « quant à » son salaire n’est pas imposée quant à un bien personnel. Il est vrai que certains calculs sont nécessaires afin de déterminer le montant de l’impôt, mais, selon moi, cela ne porte nullement atteinte à la proposition fondamentale.
À mon avis, les mots « quant à » ont la portée la plus large possible. Ils signifient, entre autres, « concernant », « relativement à » ou « par rapport à ». Parmi toutes les expressions qui servent à exprimer un lien quelconque entre deux sujets connexes, c’est probablement l’expression « quant à » qui est la plus large.
[…]
L’article 87 dispose que « les biens personnels d’un Indien […] situés sur une réserve » sont exemptés de taxation; mais il porte également que « nul Indien […] n’est assujetti à une taxation […] quant à l’un de ces biens ». Certes les premiers mots cités exemptent certains bien de taxation; mais ceux qui viennent après exemptent aussi certaines personnes de taxation quant à ces biens. Selon moi, l’art. 87 crée une exemption à l’égard des personnes et des biens. Il est donc sans importance que la taxation du revenu tiré d’un emploi puisse être qualifiée d’impôt personnel et non pas d’impôt réel.
Il faut, je crois, dans des cas de ce genre, tenir compte du fond et du sens manifeste et ordinaire des termes employés, plutôt que de recourir à la dialectique judiciaire. À mon avis, on doit éviter de donner à l’article une interprétation trop subtile. Une personne qui est exemptée de taxation quant à ses biens personnels aurait du mal à comprendre pourquoi elle devrait être assujettie à une taxation quant à son traitement et, selon moi, il ne suffit pas de dire que c’est ce qu’envisage la Loi de l’impôt sur le revenu.
Pour terminer je tiens à préciser qu’il faut se garder de déduire des présents motifs qu’un Indien ne paiera jamais d’impôt de quelque nature que ce soit. Ni l’avocat de l’appelant ni les avocats des intervenants n’ont adopté cette position. Moi non plus. Il ne s’agit en l’espèce que des biens personnels situés sur une réserve et seulement de ces biens.
[13] La demanderesse n’a pu, en raison de son exemption fiscale, cotiser au Régime de pensions du Canada pour la période allant de 1966 à 1988, durant laquelle elle travaillait pour la Première nation Brokenhead Ojibway à Scanterbury (Manitoba). Elle conteste cette distinction qu’elle qualifie de discriminatoire et d’injustifiable selon l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits.
(a) La Charte peut-elle s’appliquer rétrospectivement?
[14] Il y a souvent confusion entre les mots « rétroactivité » et « rétrospectivité ». Dans l’arrêt Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358, la Cour suprême du Canada, citant E. A. Driedger [«Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. Can. 264] s’exprimait ainsi au paragraphe 39 :
[traduction] Une loi rétroactive est une loi dont l’application s’applique à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’événements passés. Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était, une loi rétrospective rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un événement antérieur. (En italiques dans l’original.)
[15] La Cour suprême du Canada a souvent dit que la Charte ne s’applique pas rétroactivement. Cependant, la Cour a rejeté tout critère rigide, préférant juger chaque cas selon ses propres circonstances et évaluer la nature du droit fondamental particulier en jeu. Toute situation comportant des événements qui se sont produits avant l’entrée en vigueur de la Charte n’entraîne pas nécessairement une application rétrospective de la Charte. Dans l’arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, Mme le juge Wilson s’exprimait ainsi, à la page 625 :
En abordant cette question cruciale, il me semble préférable que les tribunaux évitent d’adopter l’approche, tout ou rien qui divise artificiellement la chronologie des événements dans les catégories mutuellement exclusives d’avant et d’après la Charte. Pour l’évaluer pleinement, il faut souvent replacer une prétendue violation actuelle de la Charte dans le contexte des événements qui lui ont donné naissance avant la Charte.
Et, à la page 628 :
Certains droits et certaines libertés contenus dans la Charte me semblent particulièrement susceptibles d’être appliqués actuellement même si cette application oblige nécessairement à prendre connaissance d’événements antérieurs à la Charte. Les droits garantis par la Charte qui ont pour objet d’interdire certaines conditions ou situations sembleraient relever de cette catégorie. De tels droits visent à protéger non pas contre des événements précis et isolés, mais plutôt contre des conditions ou une situation en cours […] L’article 15 peut aussi relever de cette catégorie.
[16] Lorsqu’il se demande comment la Charte s’applique à des faits qui se sont produits avant son entrée en vigueur, un tribunal doit déterminer si les faits révèlent un événement précis et isolé ou s’ils établissent une situation ou une caractéristique en cours. Driedger s’exprime ainsi dans son ouvrage Construction of Statutes, 2e éd., 1983, à la page 192 :
[traduction] Ces faits passés peuvent décrire soit un statut ou une caractéristique, soit un événement. On avance que, dans le cas où la situation factuelle en cause constitue un statut ou une caractéristique (le fait d’être quelque chose), on n’attribue aucun effet rétrospectif à un texte de loi lorsqu’il est appliqué à des personnes ou à des choses qui ont acquis ce statut ou cette caractéristique avant l’édiction du texte en question, pourvu qu’elles possèdent toujours le statut ou la caractéristique au moment de l’entrée en vigueur du texte; par contre, dans le cas où la situation factuelle est un événement (le fait que quelque chose survienne ou le fait de devenir quelque chose), on attribuerait un effet rétrospectif au texte de loi s’il était appliqué pour imposer une nouvelle obligation, peine ou incapacité par suite d’un événement survenu avant son édiction.
[17] Dans l’arrêt Benner, précité, l’appelant soutenait que la Loi sur la citoyenneté [L.R.C. (1985), ch. C-29] contrevenait à l’article 15 de la Charte. L’appelant était né en 1962 aux États-Unis, d’une mère canadienne et d’un père américain. Il avait demandé la citoyenneté canadienne, et sa demande fut mise en état le 27 octobre 1988. La Loi sur la citoyenneté prévoyait qu’une personne née à l’étranger avant le 15 février 1977 avait le droit d’obtenir la citoyenneté si elle était née d’un père canadien, mais qu’elle devait subir une vérification de sécurité si elle était née d’une mère canadienne. Durant la vérification de sécurité, le registraire de la citoyenneté découvrit que l’appelant avait été inculpé de plusieurs infractions criminelles. Selon le registraire, Benner ne pouvait obtenir la citoyenneté, et sa demande fut rejetée.
[18] La Cour suprême du Canada ordonna au registraire de réexaminer la demande de citoyenneté présentée par l’appelant. Elle jugea que les requérants nés à l’étranger après le 15 février 1977 avaient le droit à la citoyenneté si leur mère ou leur père était un citoyen canadien. Il s’agissait de savoir si la Charte devait être appliquée rétroactivement ou rétrospectivement. Le juge Iacobucci s’est exprimé ainsi dans l’arrêt Benner, précité, aux paragraphes 44 à 46 :
L’article 15 ne peut être invoqué pour contester un acte précis et isolé survenu avant l’entrée en vigueur de la Charte. Par exemple, il ne peut être invoqué pour attaquer une déclaration de culpabilité antérieure à la Charte : R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Gamble, précité. […] Si ce texte continue aujourd’hui d’imposer ses effets aux nouveaux demandeurs, il est susceptible d’examen en regard de la Charte : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.
La question à trancher consiste donc à caractériser la situation : s’agit-il réellement de revenir en arrière pour corriger un événement passé, survenu avant que la Charte crée le droit revendiqué, ou s’agit-il simplement d’apprécier l’application contemporaine d’un texte de loi qui a été édicté avant l’entrée en vigueur de la Charte?
Pour déterminer si une affaire donnée emporte l’application de la Charte à un événement passé, ou simplement à une condition ou à un statut en cours, il faut se demander si, compte tenu de toutes les circonstances, l’élément le plus important ou le plus pertinent de cette affaire est l’événement passé ou la condition en cours qui en résulte. Il s’agit là, comme je l’ai dit plus tôt, d’une question de caractérisation, qui variera selon les circonstances. La détermination dépendra des faits de l’espèce, du texte de loi en cause et du droit garanti par la Charte dont le demandeur sollicite l’application.
[19] L’article 15 de la Charte est sans effet à l’encontre d’un tort ponctuel qui s’est produit avant l’entrée en vigueur de la Charte. La Cour suprême fait observer cependant que la Charte ne peut être invoquée pour contester une condamnation antérieure à la Charte. Ainsi, lorsque l’effet de la loi est simplement d’imposer une discrimination ou une incapacité continue, alors cette loi n’est pas à l’abri d’un examen selon la Charte simplement parce qu’elle a été édictée avant le 17 avril 1985. Si le préjudice qui en résulte continue d’être imposé à de nouveaux demandeurs aujourd’hui, la loi est sujette à un examen selon la Charte.
[20] Le juge Iacobucci a qualifié le cas de M. Benner en se référant à une situation ou condition en cours (au paragraphe 52) :
Depuis sa naissance, il est un enfant né hors du Canada, avant le 15 février 1977, d’une mère canadienne et d’un père non canadien. Il s’agit tout autant d’un « statut » que le sont le fait d’avoir la peau d’une certaine couleur ou celui d’appartenir à une origine ethnique ou religieuse donnée : c’est un état de fait en cours. Les personnes dans la situation de l’appelant continuent aujourd’hui d’être privées du droit à la citoyenneté qui est conféré d’office aux enfants nés d’un père canadien.
[21] La situation de la demanderesse ici est elle aussi une condition en cours qui a subsisté de 1966 à 1988 et qui se poursuit aujourd’hui sous une forme différente. La demanderesse est encore empêchée de cotiser au RPC rétroactivement pour les années 1966 à 1988. À l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte, la demanderesse était, et elle est encore, empêchée de cotiser pleinement au RPC, parce qu’elle ne recevra pas les prestations qu’elle aurait pu recevoir si elle avait eu le droit de cotiser au RPC depuis son entrée en vigueur.
[22] Nonobstant les aspects rétrospectifs du cas de la demanderesse, la Cour dit que la demanderesse n’a pas droit à une réparation au titre de la Charte avant 1985, année durant laquelle l’article 15 est entré en vigueur. Autoriser une telle réparation équivaudrait à appliquer la Charte rétroactivement. La loi conférant la réparation doit avoir effectivement existé durant la période envisagée par la mesure réparatrice proposée. Sur ce point, l’arrêt Benner peut être distingué de la présente affaire parce que la discrimination à l’encontre de M. Benner s’est cristallisée lorsque la Charte est entrée en vigueur. De plus, son acquisition ultérieure de la citoyenneté était une réparation prospective qui n’obligeait pas les tribunaux à modifier son statut antérieur à la Charte. Au contraire, dans la présente espèce, la présumée discrimination à l’encontre de la demanderesse, Mme Bear, s’est cristallisée en 1966, bien avant l’entrée en vigueur de la Charte, et la réparation proposée est rétroactive en ce sens qu’elle vise à mettre la demanderesse dans la position qu’elle aurait occupée si elle avait été autorisée à cotiser au RPC dès le début de son existence, avant l’entrée en vigueur de la Charte. En tant que tel, l’argument de la demanderesse au regard de la Charte n’est pas recevable parce qu’il suppose la rétroactivité de l’application de la Charte.
[23] Pour le cas où la Charte serait jugée applicable, l’analyse suivante de l’article 15 est pertinente.
(b) Le RPC contrevient-il à l’article 15 de la Charte?
[24] La Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur le 17 avril 1982. Son article 15, entré en vigueur le 17 avril 1985, est ainsi rédigé :
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
[25] Les principes fondamentaux d’une analyse du paragraphe 15(1) ont été exposés dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, où le juge Iacobucci s’est exprimé ainsi, au paragraphe 3 :
(1) Il est inapproprié de tenter de restreindre l’analyse relative au par. 15(1) de la Charte à une formule figée et limitée. Une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte doit plutôt être utilisée en vue de l’analyse relative à la discrimination pour permettre la réalisation de l’important objet réparateur qu’est la garantie d’égalité et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique.
(2) La démarche que notre Cour a adoptée et qu’elle applique régulièrement relativement à l’interprétation du par. 15(1) repose sur trois questions primordiales :
(A) la loi a-t-elle pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes?
(B) la différence de traitement est-elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
(C) La loi en question a-t-elle un objet ou un effet discriminatoire au sens de la garantie d’égalité?
La première question vise à déterminer si la loi entraîne une différence de traitement. Les deuxième et troisième questions visent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).
(3) Par conséquent, le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions :
(A) La loi contestée : a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?
(B) Le demandeur fait-il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
et
(C) La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?
[26] En l’espèce, la demanderesse a clairement établi une différence de traitement fondée sur des motifs raciaux. La position de la demanderesse et de sa catégorie, celle des Indiens inscrits travaillant dans une réserve, est particulière. Aucune autre catégorie de personnes au Canada n’est dispensée de l’impôt et n’est de ce fait exclue du RPC.
[27] S’agissant de la discrimination au sens fondamental, le fait d’exclure la demanderesse du RPC équivaut à lui refuser un avantage, et cela d’une manière contraire à la dignité humaine, en raison de sa race, de son origine ethnique ou de sa couleur. La Cour arrive à cette conclusion pour deux raisons.
[28] D’abord, l’argument du défendeur selon lequel la différence de traitement qui est appliquée à la demanderesse tient à des considérations de lieu plutôt qu’à des caractéristiques personnelles immuables n’est pas convaincant. Les exemptions fiscales conférées aux Indiens inscrits qui résident et travaillent dans les réserves tiennent intégralement à l’identité de la demanderesse, une identité dont elle ne peut se départir. Le qualificatif même d’« Indien inscrit » témoigne avec éloquence de ce qui la distingue de tous les autres Canadiens. Par ailleurs, l’identité juridique particulière de la demanderesse est surtout attribuable à plus de 100 ans de politique gouvernementale propre aux peuples autochtones. L’importance évidente de cette politique dans la définition au Canada des peuples autochtones devrait dispenser le gouvernement du Canada de prétendre que le traitement juridique qu’il applique aux peuples autochtones n’est pas fondé sur l’identité personnelle. La différence de traitement repose ici sur le fait que la demanderesse est une Indienne inscrite.
[29] Deuxièmement, les exemptions fiscales prévues par la Loi sur les Indiens visent à préserver la possibilité pour les Indiens de profiter de leurs biens. Dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, le juge La Forest faisait observer, aux pages 130 et 131, que la Couronne est tenue par l’honneur de protéger les Indiens contre les tentatives des non-autochtones de déposséder les Indiens de biens qu’ils détiennent en tant qu’Indiens :
Historiquement, les exemptions de taxe et de saisie ont protégé de deux façons la capacité des Indiens de profiter de cette propriété. Premièrement, elles empêchent qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes. Deuxièmement, la protection contre les saisies assure que l’exécution de jugements obtenus par des non-Indiens en matière civile ne pourra entraver les Indiens dans la libre jouissance des avantages qu’ils ont acquis ou pourront acquérir conformément à l’exécution par la Couronne de ses obligations prévues par traité. Dans les faits, ces articles ont protégé les Indiens contre l’imposition d’obligations de nature civile qui pouvaient conduire, quoique indirectement, à l’aliénation de leurs terres à la suite de ventes forcées et par d’autres moyens semblables […]
[30] La participation au RPC ne fait pas courir aux Indiens le risque d’être dépossédés de leurs biens. Il s’agit plutôt d’un régime universel de pensions, financé par des cotisations obligatoires, et conçu pour assurer aux travailleurs canadiens une retraite mensuelle lorsqu’ils atteignent l’âge de 65 ans. Il s’agit donc d’un avantage, avantage dont la demanderesse a été privée, et le troisième volet du critère de la discrimination se trouve donc rempli.
(c) Le RPC contrevient-il à l’article 6 de la Charte?
Les arguments fondés sur l’article 6 ne disposent pas de la présente affaire, et ils ne sont probablement pas pertinents, vu que la Charte est probablement inapplicable à la revendication de la demanderesse. Les conclusions des parties sur ce point sont examinées plus loin dans les présents motifs, sous la rubrique « conclusions des parties ».
(d) La contravention est-elle justifiable selon l’article premier de la Charte?
[31] Comme on le sait, lorsqu’un demandeur a établi qu’il y a eu contravention à l’article 15 de la Charte, il incombe alors au défendeur de justifier cette contravention. La Cour accepte la conclusion de la demanderesse selon laquelle les effets discriminatoires du texte législatif contesté ne peuvent être justifiés selon l’article premier de la Charte.
[32] Les principes qui régissent l’analyse de l’article premier sont énoncés dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Ils sont reproduits succinctement dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, à la page 605, par les juges Cory et Iacobucci, dissidents :
L’atteinte à une garantie constitutionnelle sera validée à deux conditions. Dans un premier temps, l’objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles.
Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères : (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif, (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif. Dans le contexte de l’article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier.
[33] La justification donnée par le défendeur pour la loi contestée est faible, et elle est loin d’être convaincante. On ne saurait dire que le fait d’exclure du RPC les Indiens inscrits travaillant dans les réserves répond à l’objectif urgent et réel de préserver l’exemption fiscale des Indiens inscrits. Cet argument n’est pas convaincant parce que la loi a été modifiée en 1988, avec l’acquiescement du défendeur, afin de permettre aux Indiens inscrits travaillant dans les réserves de cotiser au RPC, sans que leur exemption fiscale en souffre! La modification ainsi apportée à la loi contestée montre que l’objectif initial de la loi était mal défini et n’était pas urgent ni réel.
(e) Le RPC contrevient-il à la Déclaration canadienne des droits?
[34] Si la Cour juge, comme c’est le cas, que la Charte ne peut avoir d’application rétrospective, ce qui est vrai, alors elle peut sûrement juger qu’il y a eu discrimination au regard de la Déclaration canadienne des droits, et structurer une réparation en conséquence. Sur ce point, la demanderesse affirme que le RPC contrevient à l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits :
1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe :
[…]
b) le droit de l’individu à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi;
[35] Cet argument est convaincant. Dans l’arrêt R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282, la Cour suprême a jugé que l’alinéa 94b) de la Loi sur les Indiens [S.R.C. 1952, ch. 149] était incompatible avec l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits. Selon l’alinéa 94b) de la Loi sur les Indiens, commettait une infraction tout Indien, mais personne d’autre, qui était trouvé ivre à quelque endroit en dehors d’une réserve indienne. La Cour suprême du Canada, approuvant les propos du juge Cartwright dans l’arrêt Robertson et Rosetanni c. La Reine, [1963] R.C.S. 651, à la page 662, a estimé que l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits signifiait (le juge Ritchie, s’exprimant pour la majorité dans Drybones, à la page 297) :
[…] qu’un individu ou un groupe d’individus ne doit pas être traité plus durement qu’un autre en vertu de la loi. J’en conclus donc qu’une personne est privée de l’égalité devant la loi, si pour elle, à cause de sa race, un acte qui, pour ses concitoyens canadiens, n’est pas une infraction et n’appelle aucune sanction devient une infraction punissable en justice.
[36] Dans l’arrêt R. v. Hayden (1983), 3 D.L.R. (4th) 361 (C.A. Man.), une personne avait été accusée de s’être trouvée en état d’ébriété dans une réserve indienne, en contravention de la Loi sur les Indiens [S.R.C. 1970, ch. I-6]. Le juge Hall, s’exprimant pour la Cour, a estimé, dans les termes suivants, que la disposition était contraire à l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits (à la page 364) :
[traduction] Le législateur n’a édicté aucune autre loi érigeant en infraction le fait d’être en état d’ébriété à tout autre endroit au Canada. Ce n’est que dans une réserve indienne qu’une personne en état d’ébriété commet l’infraction. La loi contestée n’est pas validée par le fait qu’elle s’applique à toute personne, car il est évident que le groupe qui prédomine dans la réserve se compose d’Indiens, tandis que, en dehors de la réserve, le groupe qui prédomine se compose de personnes non autochtones. En d’autres termes, il y a inégalité devant la loi. Une personne qui est en état d’ébriété en dehors de la réserve ne commet pas une infraction, mais elle commet une infraction si elle est en état d’ébriété dans la réserve. Il s’agit là sûrement d’un double critère qui ne saurait être admis selon la Déclaration des droits.
[37] Dans l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, la Cour suprême devait dire si l’appelant avait le droit à une audience devant la Commission d’appel de l’immigration. La Cour a rendu une décision partagée, trois des six juges s’appuyant sur la Déclaration canadienne des droits pour dire qu’une audience était nécessaire, ce qui montre que la Déclaration canadienne des droits peut encore être invoquée.
[38] S’agissant du pouvoir réparateur de la Déclaration canadienne des droits , l’article 2 prévoit que toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés dans la Déclaration canadienne des droits. Sur ce point, la demanderesse affirme avec raison que l’article 2 de la Déclaration canadienne des droits autorise l’octroi d’une réparation pour la négation de ses droits.
[39] Cette proposition est appuyée par le fait que la Cour d’appel fédérale s’est récemment fondée sur l’arrêt Drybones pour juger l’affaire Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2001] 3 C.F. 566 dans laquelle le juge Létourneau énonce la sanction ou la réparation aux termes de la Déclaration canadienne des droits (au paragraphe 60) :
Il est bien établi que, lorsqu’il y a incompatibilité entre une disposition législative fédérale et l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, un jugement déclarant inopérante la disposition en cause constitue la sanction ou la réparation appropriée : voir Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 178, aux pages 238 et 239; R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282; MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.); Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada limitée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.), aux pages 116 à 119. En outre, comme l’a déclaré le juge Heald dans l’arrêt McBain, à la page 882, citant le juge Ritchie dans Drybones, précité : « une autre caractéristique du redressement accordé en vertu de la Déclaration est qu’il faut particulariser, dans une certaine mesure, une conclusion décrétant que des dispositions législatives sont inopérantes ». Cela veut dire que le jugement déclarant ces dispositions inopérantes n’a d’effet que pour l’espèce dont il s’agit et pour ses circonstances particulières.
(f) Le RPC contrevient-il au principe de la primauté du droit?
[40] La question de savoir si le RPC contrevient au principe de la primauté du droit est accessoire. Les conclusions des parties sont résumées plus loin pour référence.
(g) Quelle réparation s’impose ici?
[41] La réparation qui s’impose est une directive autorisant la demanderesse à verser rétroactivement ses primes au RPC afin de pouvoir se qualifier pour des prestations complètes lorsqu’elle atteindra l’âge de 65 ans.
7. Conclusions de la demanderesse
[42] La demanderesse affirme que le RPC contrevient à son droit d’être exempte de toute discrimination fondée sur la race, un droit garanti par l’article 15 de la Charte. Le paragraphe 15(1) de la Charte est rédigé ainsi :
15.(1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
[43] Dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au paragraphe 39, la Cour suprême (le juge Iacobucci) résumait ainsi l’attitude à adopter dans l’analyse de demandes fondées sur l’article 15 :
À mon avis, pour analyser une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte, il convient de faire une synthèse de ces différentes démarches. Appliquant l’analyse énoncée dans Andrews, précité, et l’analyse en deux étapes décrites notamment dans Egan et Miron, précités, le tribunal appelé à décider s’il y a eu discrimination au sens du paragraphe 15(1) devrait se poser les trois grandes questions suivantes. Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a-t-il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? Les deuxième et troisième questions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).
Groupe de référence
[44] Dans la présente analyse, la demanderesse compare son statut selon le RPC au statut de tous les autres travailleurs canadiens.
Différence de traitement
[45] Le RPC impose une différence de traitement à la demanderesse en lui refusant le droit de recevoir des prestations au même titre que les autres travailleurs canadiens. À sa retraite, la demanderesse recevra une pension fondée uniquement sur ses cotisations versées depuis 1988, parce qu’il lui était interdit de cotiser au RPC de 1966 à 1988. Cette différence de traitement est fondée sur son statut d’Indienne travaillant dans une réserve.
La différence de traitement est-elle fondée sur un motif énuméré?
[46] La demanderesse affirme que son bénéfice inégal de la loi tient à sa race, un motif énuméré de discrimination. Le même bénéfice de la loi a été refusé à tous les Indiens travaillant dans des réserves entre 1966 et 1988. Aucun autre groupe identifiable n’a été soumis à ce traitement au titre du RPC. L’identité de ce groupe est fondée sur la race, depuis l’afflux des Européens et autres.
[47] Le document intitulé Assembly of First Nations : Disparity and Despair, First Nations and the CPP, à la page 402, confirme les prétentions de la demanderesse :
[traduction] Il y a lieu de croire que des barrières systémiques, par exemple l’emploi non reconnu, la faiblesse de la situation économique, l’analphabétisme parmi les Premières nations, et le racisme, ont empêché la participation des Premières nations au RPC. Les gens des Premières nations et les représentants organisationnels posent aujourd’hui la question suivante : le Régime de pensions du Canada a-t-il refusé aux Premières nations le droit fondamental au même bénéfice de la loi? Ils donnent aussi à entendre qu’un principe d’exclusion fondé sur la race a été établi. Les anciens des Premières nations connaissent d’extrêmes difficultés et pourraient se retrouver dans une situation économique bien inférieure au seuil de pauvreté par suite de l’absence d’un revenu de retraite.
[48] La demanderesse jouit du même bénéfice de la loi pour les autres prestations publiques. En vertu de la Loi sur l’assurance-emploi [L.C. 1996, ch. 23], les Indiens inscrits n’ont pas à payer d’impôt sur les prestations reçues, en raison de leur position héréditaire, mais ils doivent néanmoins cotiser à la caisse d’assurance-chômage (Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, aux pages 884 à 887).
Ce traitement équivaut-il foncièrement à une discrimi-nation?
[49] La Cour suprême a établi, par l’entremise du juge Iacobucci, dans l’arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, l’approche contextuelle qui devrait être employée dans la troisième étape de l’examen (au paragraphe 68) :
[…] il y a quatre facteurs qui constituent les assises de la troisième étape de l’analyse relative à la discrimination. Ces facteurs sont : (i) la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou d’une situation de vulnérabilité; (ii) la correspondance, ou l’absence de correspondance, entre les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur ou d’autres personnes; (iii) l’objet ou l’effet améliorateur de la loi, du programme ou de l’activité contesté eu égard à une personne ou un groupe défavorisés dans la société; (iv) la nature et l’étendue du droit touché par l’activité gouvernementale contestée […] J’estime que l’exploitation du programme relatif au casino ne crée pas de discrimination.
[50] La demanderesse affirme que la différence de traitement établie par le RPC a porté atteinte à sa dignité et à sa liberté en lui imposant un désavantage, des stéréotypes et des préjugés sociaux, et en refusant de la traiter avec la même reconnaissance juridique en tant qu’être humain et en tant que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération. La Cour accepte ces arguments. L’avocat de la demanderesse a expliqué le sentiment d’injustice de sa cliente dans le volume 1 de la transcription d’audience, de la page 41 (ligne 18) à la page 64 (ligne 4).
La préexistence d’un désavantage
[51] Dans l’arrêt Law , précité, au paragraphe 63, la Cour suprême a jugé que la préexistence d’un désavantage, d’une situation de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés qu’a subis une personne ou un groupe est importante dans la mesure où le demandeur est déjà soumis à des circonstances injustes, ou à un traitement injuste dans la société, en raison de traits particuliers ou de conditions particulières. La Cour a jugé qu’il est raisonnable de présumer qu’une différence de traitement additionnelle contribuera à la perpétuation du traitement injuste et aura un effet plus grave sur ceux qui sont défavorisés une fois puisqu’ils sont déjà vulnérables.
[52] La Cour a jugé dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) , [1999] 2 R.C.S. 203, à la page 209, que les droits à l’égalité qui concernent les peuples et les communautés autochtones doivent être évalués d’une manière qui accorde une attention spéciale aux droits des peuples autochtones au Canada, et d’une manière qui montre du respect et de la considération à l’égard de la culture de tous les Autochtones— hommes et femmes—et de leur attachement à cette culture.
[53] L’exemption fiscale de la demanderesse est propre aux Indiens inscrits et elle repose sur des circon-stances historiques qui ne peuvent servir à justifier le refus de prestations. Au cours des débats de la Chambre des communes le 8 mars 1965, M. E. J. Benson, s’exprimant pour le gouvernement de l’époque, fut prié de dire si le gouvernement avait bien examiné la question au moment d’établir le RPC, et M. Benson avait répondu (Débats de la Chambre des communes (8 mars, 1965), aux pages 12299 et 12300) :
L’hon. M. Benson : Monsieur le président, en établissant ce régime, on a décidé que la seule façon logique de l’instituer sans reconnaître toutes sortes de définitions du mot « gains » et d’autres éléments n’ayant aucun rapport avec l’établissement du revenu, aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu, était d’adopter la règle générale voulant que le revenu, aux termes de la présente loi, serait le même qu’en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Je puis assurer à mon honorable ami et à l’honorable député qui l’a précédé que cette mesure législative n’a pas été rédigée de façon à exclure qui que ce soit à cause de sa race, de sa couleur, de sa religion ou de son état matrimonial. On a tout simplement jugé qu’à l’égard d’une mesure de ce genre qui s’appliquera à tant de Canadiens et sera administré par mon ministère, il était logique de définir le revenu comme dans la Loi de l’impôt sur le revenu. Ainsi il n’est pas nécessaire de prendre le revenu établi aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu et d’y apporter toutes sortes de modifications afin d’en arriver au montant à l’égard duquel des cotisations doivent être versées au Régime de pensions du Canada. J’estime que le régime deviendrait presque impossible à administrer ou qu’il faudrait instituer un organisme spécial à cette fin si le revenu aux fins de cette loi était établi d’une façon toute autre qu’aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu.
Les motifs exposés par le ministre, et reproduits dans le hansard, ne semblent guère convaincants de la part d’un gouvernement résolu à écarter ou éradiquer tout racisme de ses projets de loi—surtout si l’on considère ses lois ultérieures plus éclairées concernant le même sujet.
Relation entre les motifs de discrimination et les caractéristiques de la demanderesse
[54] La Cour suprême avait tenu le s propos suivants dans l’arrêt Law , précité, aux paragraphes 59 et 60 :
La détermination de l’élément de comparaison approprié et l’évaluation des facteurs contextuels qui établissent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité d’un demandeur doivent s’effectuer dans la perspective de ce dernier. Comme cela a été appliqué en pratique à l’occasion de plusieurs arrêts de notre Cour en matière d’égalité et comme il en a clairement été question dans les motifs du juge L’Heureux-Dubé, au par. 56 de l’arrêt Egan, précité, le point central de l’analyse relative à la discrimination est à la fois subjectif et objectif : subjectif dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres; et objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblables. La partie objective signifie que, pour fonder une allégation formulée en vertu du par. 15(1), le demandeur ne peut se contenter de prétendre que sa dignité a souffert en raison d’une loi sans étayer davantage cette prétention.
Comme l’a dit le juge L’Heureux-Dubé dans Egan, précité, au par. 56, le point de vue pertinent est celui de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur. Bien que j’insiste sur la nécessité de se placer dans la perspective du demandeur, et uniquement dans cette perspective, pour déterminer si la mesure législative sape sa dignité, j’estime que le tribunal doit être convaincu que l’allégation du demandeur, quant à l’effet dégradant que la différence de traitement imposée par la mesure a sur sa dignité, est étayée par une appréciation objective de la situation. C’est l’ensemble des traits, de l’histoire et de la situation de cette personne ou de ce groupe qu’il faut prendre en considération lorsqu’il s’agit d’évaluer si une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité.
[55] Par ailleurs, à la page 3 du procès-verbal d’une réunion du sous-comité du Comité interministériel chargé d’étudier les modifications à la Loi sur les Indiens , en date du 31 janvier 1968, le défendeur avait même admis que le gouvernement ne souhaitait pas exercer une discrimination à l’encontre des Indiens et qu’il vaudrait mieux que le RPC s’applique à eux dès sa prise d’effet.
[56] Dans un document intitulé Protection offerte aux Indiens empêchés de verser des cotisations pour le motif que leurs gains pour services rendus dans les réserves sont exempts d’impôt , rapport du sous-comité interministériel sur le champ d’application, en date du 26 juillet 1972, le rapport mentionne, à la page 1, que l’application aux Indiens [traduction] « n’aurait dû dépendre que de l’accomplissement par l’Indien concerné des conditions d’application générale du RPC plutôt que de la mise en oeuvre discriminante et indirecte de l’exemption fiscale ». On peut lire dans le rapport ce qui suit :
[traduction] En offrant une couverture à ces Indiens pour l’avenir, les modifications devraient être rédigées de telle sorte que les effets pervers de l’exclusion initiale ne devraient plus continuer de les désavantager. Le problème est de trouver un moyen équitable d’offrir aux Indiens qui sont encore dans la population active une protection comparable à celle dont bénéficient les autres Canadiens d’âge similaire qui ont déjà été assurés, et cela en gardant à l’esprit l’impératif de la simplicité administrative.
Les membres du sous-comité ont reconnu avec finesse que la loi refusait aux Autochtones l’égalité des droits civils.
[57] Le rapport du Sous-comité interministériel sur le champ d’application mentionne que la manière dont les Indiens qui travaillaient dans les réserves étaient traités les plaçait dans la même catégorie que des immigrants, ou que des étudiants qui venaient de commencer à travailler au Canada. À la page 2 du rapport, il est mentionné que le refus aux Indiens du droit de cotiser au RPC résultait d’une « défaillance » de la loi :
[traduction] Ils n’ont pas omis de cotiser à partir de 1966 puisqu’ils n’étaient pas sur le marché du travail; ils étaient employés et généraient des gains qui auraient dû être inclus et c’est en effet une défaillance de la loi qu’ils n’aient pas cotisé. (Rapport provisoire—onglet 28, dossier du défendeur, p. 260).
«Une défaillance de la loi » (fin de citation). Quel aveu!
[58] Le gouvernement savait, avant la promulgation du RPC, que les Indiens gagnant un revenu dans les réserves ne pourraient pas cotiser au RPC. En 1965, le ministre du Revenu national rejeta, durant un débat parlementaire, l’idée que le RPC puisse être modifié par règlement pour permettre aux Indiens travaillant dans les réserves d’y participer. Cependant, le ministre reconnut que les Indiens travaillant dans les réserves pourraient se prévaloir du RPC par modification de la Loi de l’impôt sur le revenu, de la Loi sur les Indiens et du RPC sans que les provinces soient consultées. Le ministre Benson s’était exprimé ainsi :
[traduction] Je ne voudrais pas donner à entendre que le gouvernement a l’intention de déposer un projet de loi comme celui dont parle mon honorable ami […] Je suis informé que le gouvernement aurait le pouvoir de déposer un tel projet de loi, si telle était la politique gouvernementale, sans consulter les provinces.
[59] Le gouvernement, et même le Parlement, savaient que le RPC entraînerait une discrimination à l’encontre des Indiens travaillant dans les réserves. M. Howard, un député de l’Opposition, porta l’affaire à l’attention du gouvernement le 8 mars 1965, durant un débat [Débats de la Chambre des communes, précité, à la page 12295] :
Mais, en l’occurrence, l’exclusion est d’origine raciale. Et toute loi qu’adopte le Parlement du Canada prévoyant le paiement d’une prestation aux Canadiens ne devrait renfermer aucune exclusion fondée sur la race de la personne. Pourtant, c’est exactement ce que fait cette mesure.
Le gouvernement du Canada ne pourra donc jamais prétendre qu’il n’avait pas connaissance de cette discrimination raciale.
L’objet améliorateur de l’article 15
[60] Dans l’arrêt Law, précité, au paragraphe 46, la Cour suprême du Canada affirme que le paragraphe 15(1) « a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclu de l’ensemble de la société ordinaire ». Selon la Cour suprême, les textes améliorateurs qui excluent de leur champ d’application les membres d’un groupe historiquement défavorisé seront en règle générale taxés de discrimination. La demanderesse, une Indienne inscrite travaillant dans une réserve, a été défavorisée par rapport aux autres travailleurs canadiens par le fait qu’elle a été exclue du RPC depuis sa prise d’effet, jusqu’en 1988.
Nature des intérêts touchés
[61] Les actions du défendeur perpétuent l’opinion négative de certains au Canada selon laquelle les Indiens des réserves, notamment ceux qui approchent de la retraite et qui deviennent admissibles aux prestations du RPC, méritent moins d’intérêt, de respect ou de considération que les autres travailleurs canadiens. (La Cour considère de notoriété cette manière de voir et en donne comme preuve le rapport de la Commission royale.) L’effet est de nier à la demanderesse une sécurité financière à long terme en dehors du système de protection sociale. L’effet pervers du système de protection sociale sur les peuples autochtones a été étudié et exposé par la Commission royale sur les peuples autochtones. Selon la Commission, l’effet à long terme de la négation des prestations du RPC aux Autochtones est l’idée qu’ils sont moins capables et moins dignes de reconnaissance ou de valeur en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne. Cette paraphrase témoigne d’une vue partiale qui semble atteindre le sentiment d’amour-propre de la demanderesse, ou qui pourrait l’atteindre si elle n’y veillait pas.
(c) Article 6 de la Charte—Liberté de circulation et d’établissement
[62] Le paragraphe 6(2) de la Charte prévoit que :
6. […]
(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :
a) de se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans toute province;
b) de gagner leur vie dans toute province.
[63] La demanderesse n’aurait pu bénéficier de prestations intégrales du RPC qu’en demeurant en dehors de sa réserve, ce qui reviendrait à lui refuser le droit de demeurer où elle veut au Manitoba. Ce ne serait pas là une contravention au paragraphe 6(2), mais cela tendrait à fixer une limite à sa liberté de circulation et d’établissement, et cela pour pouvoir bénéficier des prestations du RPC, comme il est indiqué dans la revendication 1g), page 2 de l’avis de demande.
[64] Par conséquent, l’effet du RPC contrevient à l’esprit de l’article 6 de la Charte, en empêchant la demanderesse de se déplacer librement à l’intérieur du Canada. Toutefois, l’avocat de la demanderesse s’est désisté de cette prétention : transcription, vol. I, page 21, lignes 24 et 25; page 22, lignes 1 et 2.
(d) L’article premier de la Charte
[65] La demanderesse affirme que les effets discriminatoires de la loi contestée ne peuvent se justifier au regard de l’article premier de la Charte. Cet article prévoit que les droits et libertés ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[66] Les principes régissant l’analyse selon l’article premier sont énoncés dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Ils sont reproduits succinctement dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, à la page 605 :
L’atteinte à une garantie constitutionnelle sera validée à deux conditions. Dans un premier temps, l’objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l’objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères : (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif. Dans le contexte de l’article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier.
Ces trois critères ne paraissent pas avoir été remplis en l’espèce.
[67] Une fois que la demanderesse a établi, comme elle l’a fait, qu’il y a eu contravention à l’article 15 de la Charte, il appartient au défendeur de justifier cette contravention. Le défendeur peut tenter de justifier le texte contesté en affirmant que l’objectif de ce texte était urgent et réel parce qu’il visait à préserver l’exemption fiscale des Indiens inscrits. Cet argument n’est pas convaincant parce que le texte a été modifié en 1988 pour permettre aux Indiens inscrits travaillant dans les réserves de cotiser au RPC sans qu’ils cessent d’être exempts d’impôt. La modification du texte contesté montre que l’objectif initial du texte, en ce qui a trait à l’exemption des Indiens inscrits, était mal conçu et n’était pas urgent ni réel. Autrement, comment la modification pouvait-elle être appliquée, comme elle l’est, sans entraîner difficultés et bouleversements?
(e) La Déclaration canadienne des droits
[68] La demanderesse affirme que le RPC contrevient à l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits :
1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe :
[…]
b) le droit de l’individu à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi;
Le défendeur ne peut nier évidemment que la demanderesse appartient au genre humain, et il ne l’a d’ailleurs pas donné à entendre. La demanderesse a droit à l’égalité.
[69] Dans l’arrêt R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282, la Cour suprême a jugé que l’alinéa 94b) de la Loi sur les Indiens, précité, était incompatible avec l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits. Selon l’alinéa 94b) de la Loi sur les Indiens, commettait une infraction tout Indien trouvé en état d’ébriété n’importe où à l’extérieur d’une réserve indienne. Le juge Ritchie, s’exprimant pour la Cour suprême du Canada, interpréta ainsi l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits [à la page 297] :
Sans rechercher une définition complète de l’expression « égalité devant la loi », je pense que l’article 1b) signifie au moins qu’un individu ou un groupe d’individus ne doit pas être traité plus durement qu’un autre en vertu de la loi. J’en conclus donc qu’une personne est privée de l’égalité devant la loi, si pour elle, à cause de sa race, un acte qui, pour ses concitoyens canadiens, n’est pas une infraction et n’appelle aucune sanction devient une infraction punissable en justice.
[70] Dans l’arrêt R. v. Hayden (1983), 3 D.L.R. (4th) 361 (C.A. Man.), une personne avait été accusée de s’être trouvée en état d’ébriété dans une réserve indienne, en contravention de la Loi sur les Indiens. Le juge Hall, s’exprimant pour la Cour, estima, dans les termes suivants, que la disposition était contraire à l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits (à la page 364) :
[traduction] Le législateur n’a édicté aucune autre loi érigeant en infraction le fait d’être en état d’ébriété à tout autre endroit au Canada. Ce n’est que dans une réserve indienne qu’une personne en état d’ébriété commet l’infraction. La loi contestée n’est pas validée par le fait qu’elle s’applique à toute personne, car il est évident que le groupe qui prédomine dans la réserve se compose d’Indiens, tandis que, en dehors de la réserve, le groupe qui prédomine se compose de personnes non autochtones. En d’autres termes, il y a inégalité devant la loi. Une personne qui est en état d’ébriété en dehors de la réserve ne commet pas une infraction, mais elle commet une infraction si elle est en état d’ébriété dans la réserve. Il s’agit là sûrement d’un double critère qui ne saurait être admis selon la Déclaration des droits.
[71] Dans l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, la Cour suprême devait dire si l’appelant avait droit à une audience devant la Commission d’appel de l’immigration. Trois des six juges composant la formation se sont appuyés sur la Déclaration canadienne des droits pour affirmer qu’une audience était nécessaire, ce qui montre que la Déclaration canadienne des droits pouvait encore être invoquée en 1983. L’alinéa 2e) de la Déclaration était la disposition pertinente, selon le juge Beetz, dont les propos sont reproduits ici [à la page 224] :
Ainsi, la Déclaration canadienne des droits conserve toute sa force et son effet, de même que les diverses Chartes des droits provinciales. Comme ces instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels ont été rédigés de diverses façons, ils sont susceptibles de produire des effets cumulatifs assurant une meilleure protection des droits et des libertés. Ce résultat bénéfique sera perdu si ces instruments tombent en désuétude. Cela est particulièrement vrai dans le cas où ils contiennent des dispositions qu’on ne trouve pas dans la Charte canadienne des droits et libertés et qui paraissent avoir été spécialement conçues pour répondre à certaines situations de fait comme de celles en cause en l’espèce.
[72] Si la Cour fédérale juge que la Charte ne peut être appliquée rétrospectivement, comme c’est le cas, elle peut néanmoins juger que, eu égard aux circonstances, il y a eu une discrimination du genre de celle qu’interdit la Déclaration canadienne des droits , et la Cour doit donc structurer une réparation en conséquence. L’article 2 de la Déclaration canadienne des droits prévoit que toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus dans la Déclaration canadienne des droits. Selon la demanderesse, l’article 2 de la Déclaration autorise l’octroi d’une réparation pour la négation de son droit à l’égalité devant la loi et à la protection de la loi, sans discrimination fondée sur sa race.
(f) Le principe de la primauté du droit
[73] Selon la demanderesse, le RPC contrevient au principe de la primauté du droit qui est énoncé dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et dans celui de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, aux pages 750 et 751; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, aux paragraphes 32 à 34 et 48 à 84). D’ailleurs, le RPC, la Loi sur les Indiens et la Loi de l’impôt sur le revenu ne renferment aucune disposition formelle autorisant la discrimination raciale nonobstant la Déclaration canadienne des droits.
[74] Le principe de la primauté du droit est triple : la loi est souveraine, il n’y a qu’une loi pour tous, et la relation entre l’État et l’individu est régie par la loi. Il y a ici contravention au deuxième volet du principe de la primauté du droit, parce que les Indiens inscrits qui travaillent dans les réserves sont empêchés de cotiser au RPC, contrairement aux autres Canadiens, et n’ont eu le droit de cotiser au RPC que depuis 1988. De plus, le RPC exerce une discrimination parce que la participation au RPC est facultative pour les employeurs des Indiens inscrits travaillant dans les réserves, alors qu’elle est obligatoire pour tous les autres employeurs canadiens. Le fait que les employeurs d’Indiens inscrits peuvent maintenant participer au RPC et que l’employeur de Rose Bear y participe effectivement devrait être considéré comme accompli et ratifié.
(g) Réparation
[75] Le paragraphe 52(l) de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit que la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada et qu’elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. De par le paragraphe 52(1), un tribunal peut interpréter le texte législatif incompatible comme s’il lui conférait le pouvoir d’accorder une réparation, ou il peut juger qu’une disposition de ce texte est nulle et de nul effet si elle autorise un traitement discriminatoire.
Interprétation libérale
[76] La possibilité pour la Cour, selon l’article 52, d’interpréter le texte législatif d’une manière libérale a été exposée dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, où le juge en chef Lamer s’est exprimé ainsi (à la page 695) :
Un tribunal jouit d’une certaine latitude dans le choix de la mesure à prendre dans le cas d’une violation de la Charte qui ne résiste pas à un examen fondé sur l’article premier. L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit l’annulation des « dispositions incompatibles » de toute règle de droit. Selon les circonstances, un tribunal peut simplement annuler une disposition, il peut l’annuler et suspendre temporairement l’effet de la déclaration d’invalidité ou il peut appliquer les techniques d’interprétation atténuée ou d’interprétation large.
[77] L’interprétation libérale est une solution souhaitable à laquelle il est possible de recourir dans les cas qui le justifient. Cependant, « les objets de la Charte pourraient bien favoriser un type de réponse plutôt qu’un autre » (aux pages 701 et 702) :
L’arrêt Attorney-General of Nova Scotia c. Philips (1986), 34 D.L.R. (4th) 633 (C.A.N.-É.) illustre fort bien ce point. Dans cette affaire, la plainte portait sur le fait que les mères célibataires avaient droit à un certain type de prestations d’aide sociale, mais pas les pères célibataires. La cour a statué que ces prestations étaient contraires à l’article 15 de la Charte puisqu’elles auraient dû être accordées tant aux pères célibataires qu’aux mères célibataires. Toutefois, la cour a statué que l’article 15 exigeait simplement le même bénéfice et que les exigences de la Charte seraient tout aussi bien satisfaites si les prestations en question étaient accordées à la fois aux mères et aux pères célibataires ou si elles n’étaient accordées ni à l’un ni à l’autre groupe. Après avoir fait cette observation et conclu qu’elle ne pouvait élargir l’octroi des prestations, la cour a décidé que la seule réparation possible était d’annuler les prestations versées aux mères célibataires. L’ironie du résultat est évidente.
Peut-être dans certains cas l’art. 15 exige-t-il tout simplement une égalité relative à laquelle on pourra tout aussi bien satisfaire en prévoyant un nombre égal de cimetières qu’un nombre égal de vignobles, comme on l’a dit parfois (voir Caminker, à la page 1186). Cependant, l’annulation des prestations offertes aux mères célibataires n’est pas compatible avec l’objet global de l’art. 15 de la Charte et ce résultat équivaut à [traduction] « l’égalité à outrance » comme l’a soutenu le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, l’un des intervenants en l’espèce. L’article 15 n’exige peut-être pas absolument l’octroi de bénéfices aux mères célibataires, mais au moins il favorise sûrement une telle mesure afin de venir en aide aux personnes qui, dans ces circonstances, se trouvent défavorisées. Dans les affaires de cette nature, l’interprétation large permet au tribunal d’agir d’une façon plus compatible avec les objets fondamentaux de la Charte.
En conséquence, l’interprétation large devrait être reconnue comme une mesure corrective légitime semblable à la dissociation et devrait pouvoir être utilisée en vertu de l’art. 52 dans les cas où elle constitue une technique appropriée pour satisfaire aux objets de la Charte et réduire au minimum l’ingérence judiciaire dans les parties de la loi qui en soit ne sont pas contraires à la Charte.
[78] Selon la demanderesse, la Cour devrait interpréter le RPC d’une manière qui donne aux Indiens inscrits travaillant dans les réserves le droit de cotiser au RPC. Avant les modifications apportées au RPC en 1988, un ensemble de trois dispositions faisait que les Indiens inscrits travaillant dans les réserves étaient empêchés de cotiser au RPC. Avant ces modifications, aucune loi n’excluait expressément à lui seul les Indiens inscrits.
Invalidation du texte législatif
[79] L’article 52, selon lequel la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada, signifie qu’un texte législatif incompatible avec la Constitution est inconstitutionnel. Dans son ouvrage Constitutional Law of Canada, 3e éd., 1992, Peter Hogg affirme, aux pages 1241 et 1242 :
[traduction] « Un texte législatif inconstitutionnel n’est pas une loi; il ne confère pas de droits; il n’impose pas d’obligations; il n’apporte aucune protection; il ne crée pas d’infractions; il est, du point de vue juridique, aussi inopérant que s’il n’avait jamais été adopté. »
Une décision judiciaire selon laquelle un texte législatif est inconstitutionnel est rétroactive, en ce sens qu’elle entraîne l’annulation du texte dès le départ. Toute décision judiciaire doit d’ailleurs être rétroactive pour pouvoir s’appliquer aux faits présentés au tribunal, puisque ces faits doivent s’être déjà produits. Il ne fait aucun doute qu’un tribunal établit de nouvelles règles lorsqu’il annule une doctrine antérieure ou même lorsqu’il statue sur une affaire inédite; mais un tribunal n’établit pas de nouvelles règles comme le ferait un organe législatif, c’est-à-dire pour l’avenir seulement.
[80] Si la demanderesse réussit à établir qu’il y a eu discrimination, la Cour doit, selon la demanderesse, être disposée à interpréter le texte législatif d’une manière libérale, et la demanderesse affirme que la Cour devrait dire que les dispositions du texte en question sont nulles et sans effet.
L’article 24 de la Charte
[81] Le paragraphe 24(1) de la Charte est rédigé ainsi :
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente Charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[82] Lorsqu’une contravention à la Charte est établie, le paragraphe 24(1) donne au tribunal le pouvoir de structurer une réparation adéquate, eu égard aux valeurs exprimées dans la Charte, et aux droits qui ont été niés. Il donne au tribunal le pouvoir de prononcer la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Le paragraphe 24(1) prévoit des réparations individuelles pour une personne dont les droits « garantis par la présente charte » ont été violés au titre d’une loi qui est inconstitutionnelle. Le pouvoir de structurer une réparation est un peu plus restreint dans la Déclaration canadienne des droits.
[83] La demanderesse a subi un préjudice financier en raison d’une discrimination résultant du RPC. Selon elle, la Cour devrait ordonner au Directeur de la sécurité du revenu d’accepter de la demanderesse un versement pour les cotisations qu’elle a été empêchée de verser. Par conséquent, la demanderesse aurait alors droit aux pleines prestations du RPC au moment de sa retraite. Il convient de noter les paragraphes 19 à 23 de l’affidavit de Rose Bear produit sous serment le 31 octobre 2000, dans son dossier supplémentaire déposé le jour suivant.
(h) Sommaire
[84] À cause de la discrimination, la demanderesse n’aurait le droit de recevoir qu’une partie des prestations de retraite que recevrait un non-Indien dans la même situation. Par conséquent, elle serait obligée de recourir à des programmes de protection sociale tels que le Supplément de revenu garanti. De nombreux citoyens canadiens, sinon la plupart, vivent leurs années de retraite avec la fierté de recevoir une pension après avoir versé des cotisations toute leur vie. La demanderesse ne demande pas la charité, elle voudrait plutôt être traitée comme tous les autres Canadiens et avoir le droit de prendre sa retraite après 34 ans de travail, avec un sentiment de fierté et d’accomplissement. Il n’est d’ailleurs nullement question de charité, puisque la demanderesse prie la Cour de déclarer qu’elle a le droit de verser au RPC une somme égale au total de ses cotisations non payées, cotisations qu’on lui a interdit de payer et qui ont été refusées entre 1966 et 1988.
8. Arguments du défendeur
(a) Contexte
[85] Le RPC a pour objet d’assurer aux cotisants et à leurs familles un revenu minimum raisonnable au moment de la retraite du soutien de famille, ou lorsqu’il devient invalide ou qu’il décède. Le Livre blanc sur le RPC renfermait le passage suivant :
Le but du Régime de pensions du Canada est de pourvoir les personnes ayant atteint l’âge normal de la retraite, les personnes invalides et les personnes qui étaient à la charge de personnes décédées, d’un revenu minimum raisonnable. Les régimes de pension privés peuvent donc continuer à fournir des prestations au-dessus de ce revenu minimum; ils peuvent même prendre de l’ampleur dans ce domaine.
[86] Le Régime n’a jamais été destiné à constituer intégralement le revenu de retraite des Canadiens. Le RPC apporte un soutien de base, qui doit être complété par des régimes de retraite privés ou par les épargnes personnelles. Le gouvernement de l’époque estimait que la somme totale du revenu de substitution que souhaitait une personne devrait être laissée au choix de chacun :
Ce régime est complet en ce sens qu’il couvrira le plus grand nombre de personnes possible. Il ne vise pas à fournir aux retraités ou aux survivants le revenu que bon nombre de Canadiens désireraient recevoir. Ceci est une question de choix personnel et, du point de vue du Gouvernement, doit être laissé aux économies personnelles et aux régimes de pension privés […]
[87] Le système canadien des revenus de retraite comporte trois niveaux. Le premier niveau est le programme de la SV (Sécurité de la vieillesse), qui comprend le Supplément de revenu garanti (SRG). Le programme de la SV est une prestation universelle qui est fondée sur l’âge et le lieu de résidence et qui assure un niveau de revenu au-dessous duquel le revenu de retraite des Canadiens ne tombera pas. Le deuxième niveau est le RPC, qui assure un revenu de retraite fondé sur les cotisations passées. Le troisième niveau concerne les régimes des employeurs et les régimes d’épargne privés.
[88] La question de l’application du RPC aux Indiens a été évoquée pour la première fois à la Chambre des communes en mars 1965, durant les débats. Le gouvernement avait indiqué que les revenus gagnés en dehors des réserves seraient traités comme des revenus aux fins du RPC, mais il savait que les revenus gagnés dans les réserves étaient soustraits à l’impôt et ne seraient pas admissibles au RPC. Le ministre du Revenu national, E. J. Benson, croyait qu’il faudrait modifier la Loi de l’impôt sur le revenu et la Loi sur les Indiens. Le ministre Benson avait fait observer que c’était « une toute autre affaire » si le gouvernement souhaitait aller de l’avant avec le projet de loi sur le RPC selon une base différente de celle établie dans la Loi de l’impôt sur le revenu, en vertu de laquelle les revenus gagnés par les Indiens dans les réserves étaient établis en vertu de la Loi sur les Indiens et étaient soustraits à l’impôt. Il avait indiqué que toute entorse à cette politique nécessiterait des amendements au projet de loi sur le RPC et que toute décision de fonder les gains admissibles au RPC sur des revenus ne relevant pas de la Loi de l’impôt sur le revenu constituait pour un futur gouvernement un changement d’envergure. Le ministre Benson avait aussi exprimé l’avis qu’il serait « très dangereux de s’écarter de la définition du revenu telle qu’elle existe dans la Loi de l’impôt sur le revenu », faisant observer qu’« il a fallu beaucoup de temps et de jurisprudence pour déterminer ce qu’est un revenu en vertu de cette Loi ». Puis il a ajouté [Débats de la Chambre des communes, précité, aux pages 12298 à 12300] :
[…] ce serait ouvrir la boîte de Pandore en quelque sorte si […] on pouvait dire qu’une chose non considérée comme revenu aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu devrait être traitée comme revenu aux termes de cette loi.
[…]
[…] en établissant ce régime, on a décidé que la seule façon logique de l’instituer sans reconnaître toutes sortes de définitions du mot « gains » […] était d’adopter la règle générale voulant que le revenu, aux termes de la présente loi, serait le même qu’en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu […] cette mesure législative n’a pas été rédigée de façon à exclure qui que ce soit à cause de sa race, de sa couleur, de sa religion ou de son état matrimonial. On a tout simplement jugé qu’à l’égard d’une mesure de ce genre qui s’appliquera à tant de Canadiens et sera administrée par mon ministère, il était logique de définir le revenu comme dans la Loi de l’impôt sur le revenu […] J’estime que le régime deviendrait presque impossible à administrer ou qu’il faudrait instituer un organisme spécial à cette fin si le revenu aux fins de cette loi était établi d’une façon toute autre qu’aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu.
[89] Après la promulgation du RPC en 1966, un comité interministériel s’est réuni plusieurs fois pour examiner la participation des Indiens exempts d’impôt au RPC. Le comité décida que les Indiens devraient être compris dans le champ d’application du RPC et qu’ils devraient l’être obligatoirement. Cependant, en 1967, le surintendant général des Affaires indiennes indiqua que le Conseil consultatif national des Indiens ne pouvait parvenir à un consensus sur l’application du RPC aux Indiens. Par conséquent, aucune modification ne fut apportée, mais le débat se poursuivit tout au long des décennies 1960 et 1970. Au cours des audiences des 26 et 27 juin 2001 ont été mentionnés les documents parlementaires des années 60 et 70, qui ont été déposés par consentement et renfermaient une foule de détails historiques.
[90] Durant les années 1970 et au début des années 1980, l’exemption fiscale des Indiens fut mise en doute dans plusieurs décisions judiciaires. Dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, la Cour suprême du Canada jugea (aux pages 40 et 41) que les revenus des Indiens étaient soustraits à la Loi de l’impôt sur le revenu. Tandis que l’affaire était examinée par les tribunaux, le gouvernement se montra prudent sur la question de l’inclusion des Autochtones dans le RPC. Les fonctionnaires du gouvernement ne savaient pas non plus si les Premières nations elles-mêmes étaient en faveur d’une participation obligatoire au RPC. Outre l’absence de consensus au sein du Conseil consultatif national des Indiens en 1967, le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social reçut de divers conseils de bande plusieurs lettres où ils demandaient le droit de verser des cotisations volontaires. En 1983, l’Union des Indiens du Nouveau-Brunswick comparut devant le Comité parlementaire sur la réforme des pensions, pour demander l’inclusion facultative dans le RPC.
[91] Le 7 décembre 1988, le décret C.P. 1988-2640 promulguait le règlement DORS/88-631, qui prévoyait que les revenus gagnés par les Indiens travaillant dans les réserves pouvaient être considérés comme revenus ouvrant droit à pension aux fins du RPC si l’employeur s’entendait avec Revenu Canada sur la perception des cotisations. Si l’employeur ne prenait pas de dispositions en ce sens, l’employé pouvait choisir de cotiser au RPC à titre de travailleur autonome (Recueil conjoint de précédents, vol. I, onglet 3.) En janvier 1989, la demanderesse et son employeur commencèrent de cotiser au RPC.
[92] La mise en place de ce régime fut recommandée par un comité interministériel afin de permettre l’inclusion des Indiens travaillant dans les réserves. Le projet de loi C-116 prévoyait que tout emploi dans les réserves devait être considéré comme un emploi ouvrant droit à pension, selon la manière prévue par règlement afin que le gouvernement ait une marge de manoeuvre suffisante lui permettant d’inclure les Indiens dans le RPC. Le Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie (Délibérations du 17 juin 1986), qui étudiait le projet de loi C-116, s’était exprimé ainsi [à la page 19 :34] :
[traduction] Essentiellement, ce que nous avons fait ici, c’est d’établir un mécanisme qu’ils puissent appliquer. Il appartiendra aux groupements indiens, au ministère des Affaires indiennes et du Nord et à Revenu Canada de voir à quel rythme ils peuvent donner effet à ce mécanisme. Il n’y a pas complète unanimité. Certains groupes ont demandé avec insistance d’être englobés dans le RPC et d’autres s’y sont opposés. Le Régime des rentes du Québec n’a pas totalement réussi lui non plus à étendre son application aux Indiens.
[93] Selon les dispositions actuelles, la demanderesse recevra 288,90 $ par mois en prestations de retraite du RPC en 2004 si elle présente sa demande à l’âge de 65 ans. Ses prestations combinées mensuelles moyennes totales RPC/SV/SRG en 1999 étaient de 1 117,78 $. Puisque la totalité du revenu de la demanderesse est exempte d’impôt, y compris ses prestations RPC, elle recevra le SRG maximum parce que le revenu au titre de la Loi sur la SV [Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9] est établi d’après la Loi de l’impôt sur le revenu. Vu que les prestations RPC/SV/SRG de la demanderesse sont soustraites à la récupération en vertu des dispositions actuelles, elle recevra un montant net d’environ 1 320 $ par mois du système public de pensions.
[94] Si la demanderesse obtient gain de cause, elle recevra environ 784,58 $ en prestations du RPC en 2004. Il s’agit là d’une augmentation d’environ 500 $ par mois. Vu qu’elle recevra probablement le maximum des prestations SV/SRG, et le supplément provincial, elle recevra environ 1 816,08 $ par mois du système public de pensions, soit 500 $ de plus qu’une personne non exempte d’impôt. Si l’exemption fiscale prévue par la Loi sur les Indiens n’existait pas, et si la demanderesse avait été tenue de cotiser au RPC depuis 1966, son revenu mensuel total de retraite aurait été légèrement supérieur à ce qu’il est avec l’exemption fiscale. Sur ce point, les calculs du défendeur sont probablement tout à fait exacts. Mais pourquoi le défendeur devrait-il inviter la demanderesse à refaire l’histoire, et comment peut-il prétendre que les autres sommes auxquelles elle a droit devraient servir à alléger les obligations légales du gouvernement du Canada? L’avocat de la demanderesse a répondu à ces considérations navrantes comme il est indiqué aux pages 59 et 60 de la transcription, volume I. Le gouvernement serait tout à fait malvenu de dire à Mme Bear qu’elle doit renoncer à tel ou tel de ses droits pour ménager le trésor public, au risque de diluer la Déclaration canadienne des droits ou la Charte.
(b) Une contestation constitutionnelle devrait préciser les dispositions qui sont contestées
[95] La demanderesse, de dire le défendeur, n’a pas donné suffisamment de détails à propos de la violation constitutionnelle. Il ne suffit pas d’affirmer simplement que le RPC contrevient à l’article 15 de la Charte.
[96] Comme l’indique le juge Rothstein dans l’arrêt Archibald c. Canada, [2000] 4 C.F. 479 (C.A.), au paragraphe 103 :
[…] en l’instance, les appelants n’ont pas précisé initialement les dispositions de la Loi sur la Commission canadienne du blé et du Règlement sur la Commission canadienne du blé dont ils alléguaient l’inconstitutionnalité. […] Dans une contestation d’ordre constitutionnel, il ne suffit pas de faire uniquement référence à un concept ou à un processus imposé par une loi. Les dispositions contestées doivent être spécifiées.
[97] Cette conclusion s’accorde avec l’arrêt Schachter, précité, à la page 702, où la Cour suprême du Canada, par l’entremise du juge en chef Lamer, déclarait :
Dans le choix d’une mesure corrective en vertu de l’art. 52, la première étape consiste à déterminer l’étendue de l’incompatibilité qui doit être annulée. Habituellement, il sera essentiel d’examiner de quelle façon la loi en question viole la Charte et pourquoi cette violation ne peut être justifiée en vertu de l’article premier.
Dans l’affaire Archibald cependant, le juge du procès avait exposé avec suffisamment de précision dans ses motifs les plaintes des demandeurs/appelants.
[98] Le défendeur dit que ce n’est pas le texte législatif du RPC qui interdisait aux Indiens de cotiser au RPC. Les cotisations au RPC sont calculées à l’aide du revenu imposable selon la Loi de l’impôt sur le revenu. Comme le salaire de la demanderesse était gagné dans une réserve, la demanderesse n’était pas soumise à l’impôt, en application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, ni elle ni son employeur n’ont versé de cotisations durant la période allant de 1966 à 1988. Cela nous apprend pourquoi on a fait ce qu’on a fait, mais cela ne rend pas constitutionnellement et juridiquement valide ce qu’on a fait. Il serait difficile cependant d’en rejeter la responsabilité sur la demanderesse.
[99] Même si l’on accepte les revendications de la demanderesse, le défendeur affirme que les dispositions du RPC ne contreviennent pas à la Charte, mais que ce qui est en jeu, c’est plutôt le présumé effet discriminatoire qui résulte d’une lecture conjointe de la Loi sur les Indiens, de la Loi de l’impôt sur le revenu et de l’article 12 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 5; L.C. 2001, ch. 17, art. 254] du RPC. Cet argument est juste, mais là encore il ne confère pas une validité constitutionnelle et juridique au texte législatif contesté en ce qui concerne Rose Bear ou quiconque partage sa condition.
(c) Application rétrospective de la Charte
[100] Les modifications apportées au RPC en 1988 permettent aujourd’hui aux Indiens qui gagnent un revenu d’emploi imposable de cotiser au RPC. La plainte de la demanderesse à propos de l’impossibilité pour elle de cotiser au RPC ne concerne pas le RPC actuel, mais plutôt le RPC antérieur à 1988. Presque tous les événements qui nous intéressent ici sont antérieurs à l’article 15 de la Charte, qui est entré en vigueur le 17 avril 1985. La période pertinente la plus récente qui nous intéresse va du 17 avril 1985 au 7 décembre 1988, date à laquelle la demanderesse a été autorisée à cotiser au RPC. On doit également examiner le rôle de la Déclaration canadienne des droits.
[101] Le défendeur affirme que la Charte ne peut s’appliquer rétrospectivement ni rétroactivement, parce qu’il est injuste d’appliquer des lois qui n’étaient pas en vigueur au moment des événements considérés. (R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153, à la page 1157; Murray c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être) (1998), 161 D.L.R. (4th) 185 (C.A.F.); Indian Residential Schools (Re) (2000), 268 A.R. 42 (B.R.)).
[102] Aucune loi n’a d’application rétrospective à moins que cette application ne ressorte très clairement de ses dispositions ou ne s’impose par implication nécessaire et distincte. En common law, la présomption se limitait aux questions de fond et non aux questions de forme. Les droits en jeu ici soulèvent des questions de fond, et le principe de non-rétrospectivité des lois s’applique. (Maxwell on the Interpretation of Statutes, 12e éd., 1969 aux pages 215 et 222; Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurances, [1988] 2 R.C.S. 256, à la page 262.)
[103] La race de la demanderesse est une caractéristique immuable et elle est à juste titre qualifiée de statut ou de condition en cours, mais la présumée discrimination est fondée sur la nature du revenu exonéré d’impôt qui a été gagné de 1966 jusqu’au 17 avril 1985. La demanderesse soutient qu’elle n’aura pas droit aux prestations du RPC parce qu’il lui a été impossible de cotiser au RPC avant l’entrée en vigueur de la Charte, mais le défendeur dit que la seule chose qui puisse donner lieu à un examen selon la Charte, c’est une contravention continue, et non la baisse qui en résulte pour le revenu de retraite. (Voir Re Indian Residential Schools, précité.)
[104] Dans l’arrêt Benner, précité, la Cour suprême du Canada a jugé à l’unanimité que la discrimination exercée contre M. Benner n’était pas le résultat de l’ancienne loi, mais le résultat de la Loi sur la citoyenneté qui était en vigueur au moment de sa demande de citoyenneté. Au paragraphe 55, la Cour a jugé que l’application de la Charte à la demande de citoyenneté présentée en 1989 n’entraînait pas une application rétroactive ou rétrospective de la Charte.
[105] Après son départ à la retraite, la demanderesse pourrait soutenir que les prestations qu’elle reçoit lui font subir une inégalité parce qu’il lui a été impossible de cotiser au RPC avant 1988. Cependant, le juge Iacobucci a déclaré dans l’arrêt Benner, au paragraphe 42 :
Pour analyser l’application de la Charte relativement à des faits survenus avant son entrée en vigueur, il est important de se demander si les faits en cause constituent un événement précis et isolé ou s’ils décrivent un statut ou une caractéristique en cours.
Puis il poursuit ainsi, dans le même arrêt, au paragraphe 44 :
L’article 15 ne peut être invoqué pour contester un acte précis et isolé survenu avant l’entrée en vigueur de la Charte […]
Puis, aux paragraphes 56 et 57 :
Lorsqu’on applique l’art. 15 à des questions de statut, ou à ce que Driedger, précité, appelle « le fait d’être quelque chose », l’élément important n’est pas le moment où la personne acquiert le statut en cause, mais celui auquel ce statut lui est reproché ou la prive du droit d’obtenir un avantage. En l’espèce, ce moment est celui où le greffier intimé a examiné et rejeté la demande de l’appelant. Étant donné que cela s’est produit bien après l’entrée en vigueur de l’article 15, l’examen en regard de la Charte du traitement réservé à l’appelant par l’intimé ne met pas en jeu l’application rétroactive ou rétrospective de ce texte.
Le juge Létourneau a déclaré, à la p. 291, qu’« il ne suffit pas au demandeur de dire qu’il souffre encore des effets d’un acte discriminatoire qui s’est produit ou d’une loi discriminatoire qui existait avant la Charte. Autrement, tous les cas de discrimination depuis le début du siècle pourraient être portés en justice sous le régime de l’article 15, à condition que la victime souffre encore des effets de la discrimination passée ». Cette affirmation est certes juste, mais, en toute déférence, je ne crois pas qu’elle décrit exactement la situation de l’appelant. Si ce dernier avait demandé la citoyenneté avant l’entrée en vigueur de l’art. 15 et qu’on la lui avait refusée, il ne pourrait maintenant se présenter devant la Cour et demander l’application de cet article à ce refus. Ce n’est cependant pas ce qui s’est produit. Jusqu’à ce que l’appelant présente sa demande, en 1988, la loi régissant son droit à la citoyenneté ne s’était jamais appliquée à lui. La Loi établissait simplement quels seraient ses droits en matière de citoyenneté lorsqu’il ferait une demande en ce sens, et non quels étaient ses droits.
[106] Naturellement, la race de la demanderesse est un statut en cours. Cependant, le déclencheur n’est pas seulement le fait qu’elle est une Indienne, mais également le fait qu’elle gagnait dans une réserve un revenu exempt d’impôt. Les événements précis et isolés ont été l’impossibilité pour la demanderesse de cotiser au RPC pendant 22 ans. Cependant, la demanderesse voudrait corriger ces événements antérieurs à la Charte en faisant un paiement rétroactif. Si la demanderesse avait choisi avant 1988 de gagner sa vie en dehors de la réserve, son revenu aurait été imposable, et elle aurait été obligée de cotiser au RPC. Contrairement aux faits de l’arrêt Benner, la loi s’était déjà appliquée à la demanderesse avant 1985, et cela depuis l’entrée en vigueur de la Déclaration canadienne des droits, texte législatif qu’elle a le droit d’invoquer.
(d) Contravention à l’article 15
Différence de traitement
[107] Avant les modifications de 1988, il n’y avait aucune interdiction, ni d’ailleurs aucune mention particulière des Indiens, dans le RPC ni dans une autre disposition pertinente de la Loi de l’impôt sur le revenu. L’article 87 de la Loi sur les Indiens faisait état d’une différence de traitement en raison de l’exemption fiscale spéciale qui s’appliquait aux biens meubles des Indiens habitant les réserves. L’exemption fiscale, et l’impossibilité de cotiser au RPC, ne s’appliquaient pas en général aux Indiens en tant que groupe, mais uniquement aux Indiens qui travaillaient dans les réserves. La différence de traitement existait, mais elle était indirecte et procédait de la Loi sur les Indiens.
Motif énuméré ou analogue
[108] Une différence de traitement découle de l’application de la Loi sur les Indiens, de la Loi de l’impôt sur le revenu et du RPC parce que les cotisations sont calculées à l’aide du revenu imposable au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu. L’effet des trois textes est que la demanderesse ne pouvait pas cotiser au RPC. Cette différence de traitement n’est pas fondée uniquement sur la race, mais également sur le lieu des biens et du revenu qui était gagné. L’origine raciale est cependant le facteur prépondérant de la différence. Il s’agit d’une caractéristique personnelle, même si les Indiens qui gagnent un revenu imposable en dehors d’une réserve sont traités de la même manière que les autres contribuables canadiens. La différence de traitement ici est fondée sur le traitement particulier de la race et du lieu de résidence, qui, selon la catégorie 24 de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, constituent une catégorie de sujet relevant de la compétence législative exclusive du Parlement du Canada—à savoir « [l]es Indiens et les terres réservées pour les Indiens ».
La différence de traitement entraîne-t-elle foncièrement une discrimination?
[109] L’exemption fiscale conférée au revenu gagné par les Indiens avait pour objet de préserver les droits des Indiens sur les terres de leurs réserves, comme l’explique le juge Gonthier dans l’arrêt Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, aux pages 885 et 887 :
Le juge La Forest a analysé en profondeur la question de l’objet des art. 87, 89 et 90 dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85. Il a conclu que ces articles visent à préserver les droits des Indiens sur leurs terres réservées et à assurer que la capacité des gouvernements d’imposer des taxes, ou celle des créanciers de saisir, ne porte pas atteinte à l’utilisation de leurs biens situés sur leurs terres réservées. La conséquence de cette conclusion était que les articles en question ne visent pas à conférer un avantage économique général aux Indiens.
[…]
En conséquence, en vertu de la Loi sur les Indiens, un Indien jouit d’un choix en ce qui concerne ses biens personnels. L’Indien peut situer ces biens sur la réserve, auquel cas les biens sont protégés contre la saisie et la taxation, ou il peut les situer hors de la réserve, auquel cas les biens sont situés à l’extérieur de la zone protégée et peuvent davantage être utilisés dans le cours des opérations commerciales ordinaires dans la société. Il appartient à l’Indien de décider s’il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s’il veut s’intégrer davantage dans l’ensemble du monde des affaires.
Évidemment, tous les Indiens, et tous les autres Canadiens, n’ont pas ce libre choix, que nous venons d’évoquer, pour ce qui est des conséquences économiques de leur lieu de résidence et de leur revenu.
Préexistence d’un désavantage
[110] En occupant un emploi rémunéré dans une réserve, la demanderesse, contrairement aux autres Canadiens, a eu l’avantage d’être dispensée des retenues au titre du RPC et d’être dispensée de l’impôt sur le revenu pendant 22 ans. Elle a pu dépenser comme elle le voulait l’argent ainsi épargné. Les avantages de ce traitement spécial sur le plan du revenu net doivent être pris en compte dans l’examen de l’impossibilité pour elle de cotiser au RPC. La demanderesse avait un revenu disponible supplémentaire, qu’elle aurait pu utiliser pour son épargne retraite, mais cela devrait être mis en équilibre avec l’inconvénient de n’avoir pas cotisé au RPC durant la même période. Ce sont là des sophismes qui ne réduisent pas l’inégalité subie par la demanderesse, et qui ne la justifient pas non plus.
Relation entre les motifs de discrimination et les caractéristiques de la demanderesse
[111] La demanderesse affirme que le statut spécial conféré aux Indiens qui gagnent dans les réserves un revenu exempt d’impôt est discriminatoire. La demanderesse peut choisir le genre de revenu qui est gagné, comme cela est expliqué dans l’arrêt Williams, précité, et elle est avantagée parce qu’elle reçoit un revenu exempt d’impôt : voilà deux raisons pour lesquelles, d’affirmer le défendeur, la différence de traitement ne porte pas atteinte à sa dignité humaine. Prenant le point de vue de la personne raisonnable qui est impartiale et pleinement au fait des circonstances, et qui possède des attributs semblables à ceux de la demanderesse, et se trouve dans des circonstances semblables aux siennes, le défendeur affirme qu’il n’est pas dégradant pour la dignité de la demanderesse que son revenu exempt d’impôt ne soit pas considéré comme revenu admissible aux fins des cotisations au RPC. Voilà ce qu’en tauromachie, on appelle une véronique. La cible est fausse, mais sans intérêt. Dans la bouche du défendeur, cette observation n’a pas vraiment sa place.
[112] La preuve montre qu’il n’y a pas eu consensus parmi les groupes indiens eux-mêmes en ce qui a trait à la participation obligatoire. Au mieux, certains groupes ont demandé que la participation soit facultative. Le gouvernement a reconnu parfois qu’il serait souhaitable de permettre aux Indiens gagnant un revenu exempt d’impôt de cotiser au RPC, mais il n’y avait pas de réponse facile à cette question. Le résultat a été une décision politique qui paraît-il équilibrait les droits de toutes les parties. Cette manière de voir ne justifie aucunement l’inégalité attestée.
[113] La distinction contestée à laquelle donne lieu l’exclusion des Indiens qui sont dans la position de la demanderesse ne les a pas stigmatisés, ni n’a perpétué l’idée selon laquelle les Indiens gagnant un revenu exempt d’impôt étaient moins dignes d’intérêt, de respect ou de considération. La loi n’a pas non plus refusé le versement d’une prestation publique en raison de postulats stéréotypés concernant le groupe démographique dont il se trouve que la demanderesse est membre. Les contextes social, politique et juridique de la revendication montrent que l’exclusion du revenu exempt d’impôt n’était pas discriminatoire. La loi traduisait simplement le fait que le calcul des cotisations au RPC se faisait mieux par le recours à la Loi de l’impôt sur le revenu. Une autre véronique, sinon deux, une suite de paroles, qui ne font guère avancer le débat sur la revendication de Mme Bear.
Nature de l’intérêt touché
[114] Dans l’arrêt Law , précité, aux paragraphes 74 et 75, la Cour suprême a indiqué qu’il est pertinent de se demander si la distinction restreint l’accès à une institution sociale fondamentale, si elle compromet un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne ou si elle a pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier.
[115] L’effet de l’exemption fiscale prévue par la Loi sur les Indiens a empêché la demanderesse de cotiser au RPC jusqu’en 1988. On pourrait dire que l’exemption, considérée objectivement, a porté atteinte à sa dignité. Considérée subjectivement, sous l’angle des groupes d’Indiens qui s’opposaient à des cotisations obligatoires au RPC, ou qui voulaient conserver l’exemption fiscale, l’exemption constituait leur choix. Comme le revenu d’emploi de la demanderesse est exempt d’impôt, la demanderesse recevra la SV/SRG maximum. Depuis 1988, elle a cotisé au RPC, et elle recevra des prestations. Cela restreint la nature de l’intérêt touché, affirme-t-on. Voilà le défendeur dépeint comme un généreux bienfaiteur, sans qu’il soit tenu aucun compte de l’inégalité de traitement dont se plaint la demanderesse, comme si ce facteur autorisait un traitement inégal.
(e) Liberté d’établissement et de circulation
[116] L’exemption fiscale n’est pas fondée sur le lieu de résidence en tant que tel, mais plutôt sur plusieurs facteurs de rattachement. Dans l’arrêt Williams, précité, aux pages 892 et 893, la Cour suprême a exposé la méthode suivante permettant de dire où est situé un revenu d’emploi :
Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d’identifier l’emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l’imposition de ce bien. Il s’agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l’imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve.
[117] Le texte de l’article 6 de la Charte indique que ce sont les frontières provinciales qui sont en question. Dans un cas d’espèce, l’arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, au paragraphe 72, les juges Iacobucci et Bastarache parlent expressément des frontières provinciales. On peut lire dans cet arrêt que « l’objet fondamental de cet article, (l’article 6 de la Charte) est de garantir la liberté des individus de circuler et de s’établir dans d’autres provinces pour y gagner leur vie, en interdisant toute distinction fondée sur le lieu de résidence ». Dans cet arrêt, la Cour mentionne l’arrêt Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591.
[118] Selon la Cour suprême, les alinéas 6(2)b) et 6(3)a) doivent s’interpréter conjointement comme définissant un seul droit, plutôt qu’un droit selon l’alinéa 6(2)b) qui devait être sauvegardé par l’alinéa 6(3)a). La Cour a adopté l’explication apparaissant dans le jugement Malartic Hygrade Gold Mines Ltd. c. La Reine du chef de la province du Québec et al. (1982), 142 D.L.R. (3d) 512 (C.S. Qué.), à la page 521 :
a) le principe : droit de gagner sa vie dans toute province;
b) l’exception : ce droit est subordonné aux lois et usages d’application générale dans la province;
c) l’exception à l’exception : sauf si ces lois établissent des distinctions fondées principalement sur la province de résidence.
[119] À l’intérieur de ce cadre, le droit de la demanderesse de gagner sa vie dans toute province n’a pas été nié par son exclusion du RPC, et cela pour les raisons suivantes :
(a) les situations relevant de l’article 6 sont des situations qui font intervenir véritablement les moyens d’existence d’une personne. Le RPC ne se rapporte pas aux moyens d’existence;
(b) si le droit de la demanderesse selon le paragraphe 6(2) a été violé, le droit demeure subordonné aux lois d’application générale en vigueur dans la province. Le RPC est une telle loi, de l’avis du défendeur; et
(c) la garantie particulière décrite à l’article 6 est la liberté d’établissement et de circulation donnée à toute personne pour qu’elle puisse gagner sa vie, sous réserve des lois qui n’établissent aucune distinction fondée sur la province de résidence. L’exception à l’exception ne s’applique pas parce que le RPC n’établit aucune distinction de cette nature. Le droit de cotiser au RPC ne dépend pas de l’endroit où le revenu est gagné, sauf s’il est gagné dans une réserve indienne par un Indien, c’est-à-dire la demanderesse.
Ces propos ne sont pas d’une grande utilité dans le cas présent.
(f) Justification selon l’article premier de la Charte
[120] La Cour suprême a indiqué, dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, qu’une analyse fondée sur l’article premier doit porter sur l’objectif de la loi considérée dans son ensemble, sur les dispositions contestées ainsi que sur l’omission elle-même, c’est-à-dire sur les effets entraînés par l’impossibilité pour les Indiens de cotiser au RPC. Dans l’arrêt M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 101, les juges Cory et Iacobucci, s’exprimant pour la majorité, ont estimé qu’il n’était pas nécessaire de définir un objectif distinct pour l’omission elle-même. Au vu des extraits du Hansard et autres débats parlementaires déjà cités, la Cour juge que l’omission concernant Mme Bear et d’autres dans la même position qu’elle était tout à fait délibérée.
[121] L’objectif de la loi dans son ensemble était d’assurer aux cotisants et à leurs familles un revenu minimum raisonnable au moment de la retraite. La loi n’entendait pas assurer l’intégralité du revenu de retraite que les Canadiens souhaitaient avoir. Le gouvernement de l’époque pensait que le revenu total de remplacement qu’une personne souhaitait avoir devrait être laissé au choix de l’intéressé. L’exclusion de la demanderesse du RPC ne l’empêchait pas, selon le défendeur, de se ménager un revenu de retraite provenant d’autres sources. Ce n’est pas le RPC qui est en jeu, mais plutôt les dispositions de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, dispositions qui exemptent de l’impôt le revenu de la demanderesse. Cela rend-il acceptable et juste l’omission concernant la demanderesse? Non, il s’agit simplement d’une autre véronique.
(g) Déclaration canadienne des droits
[122] Dans Constitutional Law of Canada, précité, au chapitre 32 (pages 779 à 791), le professeur Hogg affirme que la Déclaration canadienne des droits a perdu beaucoup de son importance en 1982 après l’adoption de la Charte. La plupart des droits et libertés garantis par la Déclaration canadienne des droits sont maintenant garantis par la Charte, affirme-t-il. Seules deux dispositions de la Déclaration canadienne des droits ne sont pas reproduites dans la Charte : l’alinéa 1a), la clause de l’application régulière de la loi, et l’alinéa 2e), le droit d’une personne à une audition impartiale de sa cause pour la définition de ses droits et obligations. Le professeur Hogg fait observer que ces dispositions de la Déclaration canadienne des droits vont au-delà de la Charte et demeurent applicables. Autrement, à son avis, la Déclaration canadienne des droits reproduit exactement les droits énoncés dans la Charte qui n’ont aucun effet. Cependant, le professeur Hogg, toujours dans le chapitre 32 de son ouvrage, modifie à certains égards ce dernier point de vue, et la jurisprudence récente donne vie à la Déclaration canadienne des droits ou l’y diagnostique : Cour d’appel fédérale, le juge Létourneau, s’exprimant pour la majorité dans l’arrêt Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2001] 3 C.F. 566 (C.A.), aux paragraphes 49, 50, 54, 55, 59, 60, 61. Il s’agit d’une audition impartiale. La Déclaration est vivante. Il n’y a dans l’ouvrage du professeur Hogg rien qui intéresse véritablement la cause de Mme Bear.
[123] La garantie d’égalité qui apparaît dans la Déclaration canadienne des droits est reproduite et élargie dans la Charte. Dans l’arrêt Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, à la page 90, le juge en chef Dickson faisait un bref historique de l’approche restrictive adoptée avant la Charte pour la disposition de la Déclaration canadienne des droits relative à l’égalité et, même si la Déclaration canadienne des droits subsiste, il est arrivé à la conclusion qu’il n’est plus temps de réévaluer l’orientation prise par la Cour dans l’interprétation de la Déclaration canadienne des droits :
Il se dégage de ce bref historique du droit à « l’égalité devant la loi » reconnu par l’alinéa 1b) de la Déclaration canadienne des droits que la majorité en cette Cour ne s’est jamais montrée disposée à réviser une loi contestée en fonction d’une norme sévère qui exigerait du législateur fédéral qu’il apporte à la rédaction législative le plus de soin et le plus de minutie possible. Au contraire, la majorité a été toujours prête à se demander si, de façon générale, la loi visait à atteindre un objectif législatif fédéral régulier ou valable. Cette attitude a été adoptée dans des affaires où il était question de distinctions législatives fondées sur la race, le sexe et l’âge, ainsi que dans des affaires mettant en cause des intérêts extrêmement importants de la personne invoquant le droit à l’égalité. Les extraits de ces arrêts, que j’ai cités, révèlent que la Cour s’est préoccupée du statut de simple texte législatif de la Déclaration canadienne des droits et de la nature déclaratoire des droits qu’elle confère. Or, je crois que le temps est révolu où il aurait pu convenir de procéder à une réévaluation de ces préoccupations et de l’orientation que la Cour a adoptée dans l’interprétation de ce document.
Pas même les remarques incidentes d’un juge aussi distingué ne peuvent priver d’effet la Déclaration canadienne des droits, un instrument quasi constitutionnel, même s’il ne figure pas comme tel dans la Constitution.
[124] Il n’y avait dans le texte du RPC de 1966 aucune discrimination expresse. Les arguments de la demande-resse sont irrecevables parce que le défendeur voudrait faire croire à la Cour qu’il n’est plus de saison de faire le lien entre la disposition de la Déclaration canadienne des droits qui concerne l’égalité et le droit d’invalider des lois, et parce qu’il n’y a pas de conflit exprès entre la Déclaration canadienne des droits et le RPC. La Cour ne peut donner effet à un tel argument tant et aussi longtemps que la Déclaration canadienne des droits ne sera pas abrogée pour l’ensemble du Canada. Même si elle ne figure pas dans la Constitution, elle conserve son effet.
(h) Les discours du Hansard, le rapport Whiteduck
[125] Les débats reproduits dans le Hansard sont admissibles afin de constituer une toile de fond pour la Cour, mais cette preuve n’est pas d’une grande fiabilité, et elle devrait être évaluée en conséquence (Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1995] 2 R.C.S. 486, à la page 504; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, à la page 484). Certains des discours mentionnés par la demanderesse ont été prononcés par des membres de l’Opposition. Ils devraient donc être considérés simplement comme des opinions de députés opposés au projet de loi, à moins naturellement qu’ils montrent que le gouvernement de l’époque, et le Parlement lui-même, étaient par là informés de l’inégalité dont se plaint ici Mme Bear.
[126] Le rapport Whiteduck parle de l’exclusion des Indiens du RPC en raison du taux élevé de chômage parmi les Autochtones, et en raison des niveaux de revenus qui sont beaucoup plus faibles chez les Autochtones que dans la population en général. Il en a résulté peu ou pas de cotisations au RPC. D’ailleurs, le rapport Whiteduck est reconnu comme une analyse très préliminaire qui sera utilisée pour examen complémen-taire, mais il a aussi valeur d’avertissement et de rappel à l’ordre.
(i) La SV et le SRG ne sont pas des mesures de protection sociale
[127] La demanderesse assimile à tort la SV (sécurité de la vieillesse) à des prestations de bien-être social. La SV est une prestation universelle qui est reçue par tous les Canadiens selon leur âge et leur lieu de résidence. Elle assure un revenu personnel minimum aux personnes âgées, et elle est une base de revenu à laquelle les Canadiens peuvent ajouter d’autres formes de revenu de retraite, par exemple le RPC, les régimes de pension des employeurs et les épargnes personnelles. La SV sert également à compléter les prestations versées en vertu de la Loi sur la SV afin que les personnes âgées disposent d’un niveau de revenu garanti. La demanderesse considère à tort que les sommes qu’elle perçoit de la SV et du SRG sont assimilables aux prestations de bien-être social. Le SRG est fondé sur le revenu, mais il ne stigmatise pas (Collins c. Canada, [2000] 2 C.F. 3 (1re inst.), aux paragraphes 167 à 174). Le défendeur avance encore une fois un argument inopportun, une autre véronique. La SV ne corrige pas l’inégalité de traitement au regard du RPC entre 1966 et 1988.
(j) Réparation
[128] Le défendeur affirme que la Cour ne devrait prononcer aucune mesure si la demanderesse obtient gain de cause, parce que les dispositions en question ont été modifiées afin de permettre à la demanderesse de cotiser au RPC. Dans l’arrêt Schachter, précité, la Cour évoquait le danger de l’interprétation large d’une réparation quand la loi modifiée diffère de ce que la réparation aurait été. L’interprétation large d’une réparation, selon ce que propose la demanderesse, ne convient que dans des cas exceptionnels, parce qu’il est inhabituel d’interpréter rétroactivement une loi expirée pour qu’elle s’accorde avec une loi ultérieure. La Cour suprême a pris une telle mesure dans le seul cas où il n’y avait pas de conséquences financières pour l’État. Ici, les conséquences sont énormes (Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, aux pages 480 et 510). Sans doute, mais durant quelques dizaines d’années, le même législateur qui a édicté la Déclaration canadienne des droits et approuvé la Charte s’est mis volontairement dans cette situation embarrassante.
[129] La demanderesse ne se plaint pas de mesures prises par des fonctionnaires, mais des effets discriminatoires de trois lois. Le gouvernement du Canada est composé de fonctionnaires, non d’automates. Cet argument du défendeur manque de substance et il devrait être rejeté pour la faiblesse de son à-propos, si tant est qu’il ait un à-propos.
9. Sommaire des conclusions
[130] La Déclaration canadienne des droits et la Charte canadienne des droits et libertés intéressent toutes deux la solution du présent litige, qui soulève des points importants de droit constitutionnel et quasi constitutionnel. La méthode choisie ici est le contrôle judiciaire, l’octroi d’un jugement déclaratoire, selon les articles 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] et 18.1 [édicté, idem, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale. La demanderesse a l’autorisation, en vertu du paragraphe 18.1(2), de présenter cette demande au 1er novembre 2000, le jour où son dossier supplémentaire a été déposé au greffe, et à l’intérieur de tel délai supplémentaire pouvant être nécessaire compte tenu de l’importance des questions en litige.
[131] L’article 15 de la Charte et l’article premier de la Déclaration canadienne des droits, ainsi que les autres dispositions légales qui sont à la source de l’inégalité discriminatoire subie par Mme Bear et d’autres dans la même situation qu’elle, ont été sans aucun doute édictés solennellement par le Parlement, qui savait ce qu’il édictait et qui a édicté ce qu’il avait à l’esprit. Il n’appartient pas à la Cour de s’écarter des lois conférant des droits fondamentaux, lois qui s’imposent à la Cour. Il est inutile pour le défendeur d’alléguer une justification parce que la demanderesse reçoit d’autres prestations en vertu d’autres lois. C’est le genre de subterfuge auquel a recouru le défendeur dans son argumentation. La demanderesse devrait obtenir la décision qu’elle a prié la Cour de rendre.
[132] La décision qu’elle sollicite est que soient déclarées nulles et sans effet les parties de la Loi sur les Indiens, de la Loi de l’impôt sur le revenu et du Régime de pensions du Canada dans la mesure où elles comportent une inégalité de traitement pour la demanderesse, par rapport aux autres Canadiens qui travaillent à l’extérieur du territoire d’une réserve indienne. Les dépens partie-partie, qui en l’absence d’accord seront taxés, seront payés par le défendeur à la demanderesse. Après tout, c’est elle qui subit une discrimination en raison de l’effet discriminatoire des lois du Canada, sans qu’aucune faute ne puisse lui être imputée. Après que tout sera dit et fait, il y aura lieu d’appliquer la règle habituelle pour les dépens. Ils suivront l’issue de la cause.
[133] Un avis de question constitutionnelle a été dûment signifié.