[2002] 3 C.F. 3
A-289-00
2001 CAF 399
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Yong Jie Qu (intimé)
Répertorié : Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.)
Cour d’appel, juge en chef Richard, juges Décary et Noël, J.C.A.—Montréal, 20 novembre; Ottawa, 21 décembre 2001.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes non admissibles --Refus d’un visa fondé sur des motifs raisonnables de croire que l’intimé s’était livré à des actes d’espionnage et de subversion contre des institutions démocratiques au sens de la Loi sur l’immigration, art. 19(1)f)(i) — L’intimé avait communiqué des renseignements à l’ambassade de la République populaire de Chine sur les activités d’une organisation étudiante chinoise au sein d’une université canadienne — Le sens de l’expression « institutions démocratiques » ne se limite pas aux institutions qui exercent un pouvoir politique (gouvernemental); il englobe les groupes organisés qui cherchent par des moyens démocratiques à influer sur les politiques et décisions gouvernementales.
Interprétation des lois — Interprétation de l’expression « institutions démocratiques », dans l’art. 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration — Il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur — Les mots doivent recevoir une large signification — Selon la jurisprudence et le sens courant, l’expression « institutions démocratiques » n’est pas limitée aux institutions exerçant un pouvoir politique (gouvernemental); elle comprend les groupes organisés qui cherchent, par des moyens démocratiques, à influer sur les politiques et décisions gouvernementales.
L’intimé était un ressortissant de la République populaire de Chine qui étudiait au niveau de la maîtrise à l’Université Concordia de Montréal. Il était actif au sein de l’Association des étudiants et intellectuels chinois (la CSSA), dont il signalait régulièrement les activités aux représentants de l’ambassade de Chine à Ottawa. Un agent des visas a refusé à l’intimé le statut de résident permanent parce qu’il s’était engagé dans des actes d’espionnage ou de subversion au sens de l’alinéa 19(1)f) de la Loi sur l’immigration. Le juge de la Section de première instance qui avait instruit la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent des visas a accepté ses conclusions de fait relatives à l’espionnage et à la subversion, mais il a néanmoins fait droit à la demande au motif que les actes d’espionnage et de subversion n’étaient pas dirigés contre des institutions démocratiques au sens de l’alinéa 19(1)f) de la Loi, puisque la CSSA, une organisation étudiante évoluant dans une université canadienne, n’entrait pas dans cette définition. Il a exprimé l’avis que l’intention du législateur n’était pas d’inclure les organisations religieuses, scolaires, professionnelles ou sportives dans l’expression « institutions démocratiques », laquelle se limitait aux institutions gouvernementales ou à caractère politique. Le juge des requêtes a ensuite certifié la question de savoir si ses motifs donnaient ou non une interprétation juste de l’alinéa 19(1)f) de la Loi. Appel a été interjeté de cette décision.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
La politique canadienne d’immigration selon l’article 3 de la Loi a pour objet de promouvoir les intérêts du pays, sur les plans intérieur et international, en reconnaissant notamment la nécessité de maintenir et de garantir la santé, la sécurité et l’ordre public au Canada et de promouvoir l’ordre et la justice sur le plan international en n’acceptant pas sur le territoire canadien des personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles. Les non-citoyens n’ont pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer.
La norme de preuve que requiert le sous-alinéa 19(1)f)(i) est la norme des motifs raisonnables, et la norme de contrôle à appliquer pour l’interprétation de l’expression « institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada » est la norme de la décision correcte.
Compte tenu des principes d’interprétation législative énoncés dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), de l’article 12 de la Loi d’interprétation, ainsi que du texte du sous-alinéa 19(1)f)(i), il est clair que les mots apparaissant dans cette disposition devaient être interprétés d’une manière libérale. Le juge des requêtes a commis une erreur lorsqu’il a affirmé que l’expression « institutions démocratiques » se limitait aux institutions à caractère politique. L’expression englobe également les institutions qui, bien que non gouvernementales, font partie intégrante du tissu démocratique au Canada. Il n’y avait aucune raison de limiter l’objet de l’alinéa 19(1)f) de la manière proposée par le juge des requêtes. Tant la jurisprudence que le sens courant des expressions considérées permettent d’affirmer que les mots dont il s’agit peuvent recevoir une large signification. Dans l’arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, il a été reconnu qu’un syndicat est une institution démocratique qui se distingue d’un gouvernement, et, dans l’arrêt Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Commissaire des Territoires du Nord-Ouest, il a été reconnu que les processus démocratiques ne se limitent pas à l’appareil gouvernemental. Finalement, dans l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, il est indiqué que la démocratie ne vise pas simplement les mécanismes gouvernementaux. Au Canada, une institution démocratique n’est pas limitée à une institution politique, elle englobe les groupes organisés qui visent par des moyens démocratiques à influencer les politiques et décisions gouvernementales. En tant que société libre et démocratique, le Canada chérit et protège les institutions non gouvernementales démocratiques qui renforcent la participation des individus et des groupes dans la société. Par conséquent, une institution démocratique aux fins du sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration consiste en un groupe structuré d’individus établi dans le respect des principes démocratiques, avec des buts et objectifs préétablis, qui se livre au Canada à des activités licites de nature politique, religieuse, social ou économique. L’agent des visas n’avait pas dans sa lettre de refus abordé la question du statut de la CSSA.
La Cour a ordonné le renvoi de l’affaire à un agent des visas pour nouvelle décision conforme à ces motifs.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2d).
Loi de l’immigration, S.R.C. 1927, ch. 93.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.
Loi modifiant la Loi de l’Immigration, S.C. 1919, ch. 25, art. 3(6)n),o),q).
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 3 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 2), 4 (mod., idem, art. 3; L.C. 1992, ch. 49, art. 2), 5, 19(1) (mod. idem, art. 11), 83 (mod., idem, art. 73).
Loi sur l’immigration, S.R.C. 1952 (Supp.), ch. 325, art. 5m),n).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; (1998), 161 D.L.R. (4th) 385; 55 C.R.R. (2d) 1; 228 N.R. 203; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; (1991), 3 O.R. (3d) 511; 81 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 14,029; 4 C.R.R. (2d) 193; 126 N.R. 161; 48 O.A.C. 241; Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367; [1990] N.W.T.R. 289; (1990), 72 D.L.R. (4th) 1; [1990] 5 W.W.R. 385; 49 C.R.R. 193; 90 CLLC 14,031; 112 N.R. 269; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (2000), 195 D.L.R. (4th) 422; 265 N.R. 121 (C.A.); Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; (1998), 36 O.R. (3d) 418; 154 D.L.R. (4th) 193; 50 C.B.R. (3d) 163; 33 C.C.E.L. (2d) 173; 221 N.R. 241; 106 O.A.C. 1; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; (1987), 78 A.R. 1; 38 D.L.R. (4th) 161; [1987] 3 W.W.R. 577; 51 Alta. L.R. (2d) 97; 87 CLLC 14,021; [1987] D.L.Q. 225; 74 N.R. 99.
DÉCISION CITÉE :
Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161.
DOCTRINE
Blackwell Encyclopaedia of Political Science. Oxford : Blackwell Publishers, 1991.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
Robert, Paul. Le Grand Robert de la Langue Française, Paris : Le Robert, 1985.
Oxford Companion to Politics of the World. New York : Oxford University Press, 1993.
Raymond, Walter John. Dictionary of Politics, 7th ed. Lawrenceville, Virginia : Brunswick Publishing Corp., 1992.
APPEL dirigé contre une décision de la Section de première instance (Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 71 (2000), 188 F.T.R. 226; 5 Imm. L.R (3d) 129) qui avait fait droit à une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent des visas de refuser à l’intimé le statut de résident permanent pour le motif que, en signalant régulièrement aux fonctionnaires de l’ambassade de Chine les activités d’une association étudiante chinoise évoluant dans une université canadienne, il s’était « livré à des actes d’espionnage ou de subversion contre des « institutions démocratique », au sens où cette expression s’entend au Canada », selon le sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration. Appel accueilli.
ONT COMPARU :
Jocelyne Murphy, pour l’appelant.
Paul Duchow, pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Le sous-procureur général du Canada, pour l’appelant.
Paul Duchow, Montréal, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge en chef Richard :
Introduction
[1] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration fait appel, en application de l’article 83 de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73)], d’un jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale rendu le 20 avril 2000 par le juge des requêtes ([2000] 4 C.F. 71 (1re inst.)), qui avait fait droit à la demande de contrôle judiciaire déposée par l’intimé et annulé une décision rendue par l’agent des visas le 18 septembre 1998.
Contexte
[2] Les événements qui ont conduit à la présente instance peuvent être résumés ainsi. L’intimé est un ressortissant de la République populaire de Chine qui est arrivé au Canada en 1991 en tant qu’étudiant à la maîtrise à l’Université Concordia de Montréal. Il était actif au sein de la Chinese Students and Scholars Association [une association d’étudiants et d’intellectuels chinois] (la CSSA). Alors qu’il était membre de la CSSA, l’intimé a eu des contacts avec des représentants de l’ambassade de Chine à Ottawa à propos de ses activités auprès de l’association et de ses membres. Le 19 août 1994, il a demandé au consulat du Canada à Buffalo (New York) le statut de résident permanent au Canada.
[3] Le 16 février 1995, un agent des visas a procédé à une entrevue avec l’intimé pour évaluer davantage sa demande. Après l’entrevue, la demande fut communiquée au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Le 8 février 1996, l’intimé se présenta à une deuxième entrevue, organisée cette fois par deux agents du SCRS. Le 17 septembre 1998, après réception d’un rapport du SCRS, l’agent des visas organisa une troisième entrevue.
[4] Dans sa demande de contrôle judiciaire, l’intimé demandait au consulat général du Canada à Buffalo d’envoyer à son avocat et au greffe de la Cour le dossier complet d’immigration, mais le rapport du SCRS ne figurait pas dans le dossier lors du contrôle judiciaire. Le consulat du Canada à Buffalo a refusé de communiquer l’information du SCRS, en expliquant que les documents fournis par le SCRS avaient été exclus car leur communication serait préjudiciable à la sécurité nationale.
[5] L’avocat de l’intimé n’a pas contesté cette exclusion, dont il n’était d’ailleurs pas fait état dans le dossier soumis au juge des requêtes, ce qui conduisit le juge des requêtes à indiquer dans ses motifs [au paragraphe 5] que « [l]e dossier mis à la disposition de la Cour n’est pas tel qu’il devrait l’être ».
[6] Après cette troisième entrevue, l’intimé fut informé que la demande de résidence permanente serait refusée. L’agent des visas a fondé son refus sur le sous-alinéa 19(1)f)(i) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de la Loi sur l’immigration.
[7] Plus précisément, l’agent des visas a exprimé l’avis que les activités du demandeur de visa au sein de la CSSA, ainsi que ses rencontres et ses communications avec les fonctionnaires de l’ambassade de Chine à Ottawa à propos de la CSSA et de ses membres, lui donnaient des motifs raisonnables de croire qu’il s’était livré à des actes d’espionnage ou de subversion au sens du sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration.
[8] La lettre de refus est rédigée ainsi :
[traduction] En ce qui concerne votre demande de résidence permanente au Canada, la présente confirme que je suis arrivé à la conclusion selon laquelle vous ne répondez pas aux conditions de l’immigration au Canada. Je vous ai déjà informé directement de cette décision durant votre entrevue du 17 septembre 1998.
Lors de cette entrevue, je vous ai indiqué que j’avais la forte impression qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que vous vous étiez livré à des actes d’espionnage et de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression est comprise au Canada. J’ai fait observer que, de votre propre aveu au cours de l’entrevue, vous aviez communiqué à maintes reprises avec l’Ambassade de la République populaire de Chine à Ottawa, communiqué des renseignements sur les activités de membres d’une organisation étudiante canadienne appelée Association des étudiants et intellectuels chinois (la CSSA) et tenté de corrompre cette organisation pour qu’elle réponde aux buts et objectifs d’un gouvernement étranger. À cette époque, je vous ai demandé de me détromper de cette impression et je vous ai informé que, si vous n’y parveniez pas, votre demande serait refusée.
Vous avez répondu en niant que vous étiez un agent d’un gouvernement étranger, mais vous avez volontiers reconnu vos nombreux contacts avec des diplomates chinois durant une période prolongée au cours de laquelle vous avez contribué à « réorganiser » la CSSA. Vous avez aussi reconnu avoir fourni des renseignements à des diplomates chinois à propos de certains membres de la CSSA et avez reconnu également que vous étiez ouvertement en désaccord avec les étudiants de cette organisation qui étaient favorables à la démocratie, que vous aviez repéré ces étudiants et les aviez signalés à l’Ambassade, et que vous aviez cherché à modifier l’orientation de la CSSA à l’aide de fonds fournis par l’Ambassade au soutien de certaines activités, pour la rendre « sensible au gouvernement chinois et aux fonctionnaires chinois ». Vous avez fait valoir que toute concordance entre les objectifs et politiques du gouvernement chinois et vos activités était purement accidentelle et que vous agissiez strictement par conviction personnelle. J’ai fait remarquer toutefois que les activités que vous avez reconnu avoir exercées étaient si manifestement celles d’un agent que votre argument se trouvait dépourvu de toute crédibilité et que j’ai dû considérer votre dénégation comme une réaction intéressée. J’ai constaté que vous aviez reçu l’une de seulement vingt dispenses de frais de scolarité attribuées par l’Ambassade aux étudiants chinois fréquentant des institutions anglophones dans la province de Québec, et que les probabilités d’une contrepartie [page 79] étaient trop fortes pour que je les ignore.
Je conclus par conséquent que vous n’avez pas dissipé mes craintes et que, eu égard à votre propre témoignage, il existe des motifs raisonnables qui me portent à croire que vous êtes une personne qui s’est livrée à des activités hostiles et subversives au nom d’un gouvernement étranger, activités destinées à recueillir des informations qui seraient utilisées à des fins de renseignement et qui intéressent les droits fondamentaux de l’individu au Canada.
Je suis donc d’avis que vous entrez dans la catégorie non admissible des personnes décrites au sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration […]
[9] Ce sous-alinéa est ainsi rédigé :
19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :
[…]
f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :
(i) soit se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
[…]
le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national;
[10] L’intimé a déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Section de première instance. Après audience, le juge des requêtes a annulé la décision de l’agent des visas.
[11] Le juge des requêtes n’a eu « aucune hésitation » à conclure que les activités de l’intimé, constatées par l’agent des visas, constituent de l’espionnage et de la subversion.
[12] Le juge des requêtes a estimé que la Loi sur l’immigration ne renfermait aucune définition de l’espionnage ou de la subversion. Selon lui, l’espionnage est simplement un moyen de recueillir des renseignements en effectuant une surveillance, en agissant furtivement, et que la subversion implique l’introduction d’un changement par des moyens illicites ou à des fins détournées se rapportant à une organisation.
[13] Il a accepté les conclusions de fait ou inférences tirées par l’agent des visas, selon lesquelles l’intimé avait à maintes reprises communiqué avec l’Ambassade de Chine à Ottawa et transmis des renseignements sur les activités de membres d’une organisation étudiante canadienne et qu’il avait aussi tenté de corrompre cette organisation pour qu’elle réponde aux buts et objectifs d’un gouvernement étranger.
[14] Il a jugé cependant que ces actes d’espionnage et de subversion n’étaient pas dirigés contre des institutions démocratiques au sens où cette expression s’entend au Canada, selon ce que prévoit le sous-alinéa 19(1)f)(i), puisque la CSSA, une organisation étudiante d’une université canadienne dans le cadre de laquelle le demandeur de visa exerçait ses activités, n’entre pas dans cette définition.
[15] Le fond de son raisonnement est reproduit dans l’extrait suivant de ses motifs [aux paragraphes 51 à 53] :
À mon avis, en mentionnant les institutions démocratiques, le législateur restreignait l’application de la disposition aux institutions ou méthodes (comme le droit de vote et les élections) en cause dans un gouvernement politique ou au système par lequel les citoyens s’organisent et se gouvernent dans l’État. Bref, le législateur a restreint l’application de la disposition aux autorités publiques qui sont élues par la population et qui sont responsables envers cette dernière. Ces mots n’ont rien à voir avec les institutions ou les formes d’organisations institutionnelles ou sociales au sein desquelles les individus peuvent entretenir des relations les uns avec les autres, comme l’église, l’école, le milieu de travail, les organisations sportives, etc.
J’arrive à cette conclusion pour plusieurs raisons. Premièrement, l’interprétation communément attribuée à ces mots au Canada; deuxièmement, le but de la disposition, soit l’exclusion du Canada à des fins restreintes; troisièmement, la portée de la disposition, qui englobe non seulement les activités exercées sur le territoire canadien, mais aussi à l’étranger, et limite nécessairement l’application de la disposition; quatrièmement, la réserve qui est faite à la fin de la disposition, à savoir qu’une personne peut être admise si elle convainc le ministre que son admission n’est pas contraire à l’intérêt national, soit les intérêts liés à l’État; cinquièmement, la possibilité d’autres motifs d’exclusion (comme la criminalité) figurant à l’article 19 et dans d’autres dispositions de la Loi si une preuve satisfaisante est présentée à l’étranger, etc.
Selon cette interprétation, la CSSA, qui était une organisation d’étudiants à Concordia, visée par les activités du demandeur, ce dernier faisant notamment rapport sur les membres de l’association aux fonctionnaires de l’ambassade de la Chine à Ottawa, n’est pas une « institution démocratique » au sens où cette expression s’entend dans la disposition pertinente. Le sens de ces mots est limité à leur application au pays et à l’étranger, et le législateur cherche à donner sa protection à des institutions exerçant des pouvoirs politiques (gouvernementaux) incorporant des valeurs démocratiques quant à la façon dont les citoyens agissent dans une société organisée.
[16] Il a donc annulé la décision de l’agent des visas et ordonné que l’affaire soit renvoyée pour réexamen par un autre agent des visas.
[17] Comme le prévoit le paragraphe 83(1) de la Loi sur l’immigration, le juge des requêtes a également certifié la question suivante [au paragraphe 54] : « Le sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration est-il correctement interprété dans les présents motifs? »
Positions des parties
[18] L’appelant a fait valoir devant la Cour que les mots « institutions démocratiques au sens où cette expression s’entend au Canada » ne doivent pas être interprétés aussi étroitement que l’a fait le juge des requêtes. Il a également soutenu que les objectifs de la Loi sur l’immigration indiquent que la démocratie n’est pas limitée aux institutions ou processus gouvernementaux, mais comprennent également les institutions ou processus non gouvernementaux. Finalement, l’appelant a avancé que, d’après la preuve, la CSSA est une association étudiante démocratique de Montréal dont l’objectif est d’offrir des activités culturelles et sociales à ses membres et de promouvoir les droits de la personne et la démocratie en Chine. La CSSA est donc une association qui peut entrer dans la définition d’une institution démocratique. Selon l’appelant, les agissements de l’intimé visaient la liberté d’association et la liberté de parole des membres du groupe étudiant.
[19] L’intimé a fait valoir que le juge des requêtes a eu raison de restreindre la définition de l’expression apparaissant au sous-alinéa 19(1)f)(i), et il a avancé que rien ne prouvait que la CSSA était une association démocratique. La décision de l’agent des visas était donc déraisonnable dans ce contexte.
Politique canadienne d’immigration
[20] Le sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration a pour objet de refuser l’entrée au Canada aux personnes dont il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre une institution démocratique. Cette disposition doit être lue en même temps que d’autres dispositions de la Loi sur l’immigration.
[21] Selon l’article 3 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 2] de la Loi sur l’immigration, la politique canadienne d’immigration a pour objet de promouvoir les intérêts du pays, sur les plans intérieur et international, en reconnaissant notamment la nécessité de maintenir et de garantir la santé, la sécurité et l’ordre public au Canada et de promouvoir l’ordre et la justice sur le plan international en n’acceptant pas sur le territoire canadien des personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles.
[22] Les articles 4 [mod., idem, art. 3; L.C. 1992, ch. 49, art. 2] et 5 de la Loi énoncent les principes directeurs régissant le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer selon que l’intéressé est un citoyen canadien, un résident permanent, un réfugié au sens de la Convention ou un Indien inscrit à ce titre aux termes de la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5].
[23] Un citoyen canadien et un Indien inscrit à ce titre aux termes de la Loi sur les Indiens ont le droit de demeurer au Canada, tandis que le droit d’un résident permanent ou d’un réfugié au sens de la Convention de demeurer au Canada est restreint par les règles de non-admissibilité apparaissant à l’article 19 de la Loi. Toute autre personne est dépourvue du droit d’entrer au Canada ou d’y demeurer.
[24] L’intimé n’est pas un citoyen canadien, un résident permanent ni un réfugié au sens de la Convention. Il n’a donc pas le droit d’entrer au Canada ou d’y demeurer.
[25] La Cour suprême du Canada a indiqué dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, à la page 733, que « le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer ».
Historique législatif
[26] Le prédécesseur du sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi actuelle a été introduit à l’origine dans la Loi modifiant la Loi de l’immigration, S.C. 1919, ch. 25, par l’adjonction des catégories interdites suivantes [alinéa 3(6)(n)] : « personnes qui croient au renversement ou qui préconisent le renversement, par la force ou la violence, du gouvernement du Canada ou de la loi ou de l’autorité constituée, ou qui ne croient pas à un gouvernement organisé et s’y opposent » ou [alinéa 3(6)o)] « personnes qui sont membres d’une, ou affiliées à une organisation qui préconise ou qui enseigne la non-croyance ou l’opposition à un gouvernement organisé » ou [alinéa 3(6)(q)] « personnes coupables d’espionnage à l’égard de Sa Majesté ou de tout allié de Sa Majesté ». Dans le texte anglais, les paragraphes sont ainsi rédigés : « [p]ersons who believe in or advocate the overthrow by force or violence of the Government of Canada or of constituted law and authority, or who disbelieve in or are opposed to organized government », or « [p]ersons who are members of or affiliated with any organization entertaining or teaching disbelief in or opposition to organized government »; or « [p]ersons guilty of espionage with respect to His Majesty or any of His Majesty’s allies ». Ces dispositions ont été reportées dans la codification de 1927, Loi de l’immigration, S.R.C. 1927, ch. 93. La Loi sur l’immigration, S.R.C. 1952 (Supp.), ch. 325 a introduit dans les alinéas 5m),n) les mots « institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada ».
[27] Par conséquent, alors que l’ancienne formulation parlait de « gouvernement organisé » ou de « Sa Majesté », la disposition actuelle parle d’« institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada ».
Norme de preuve
[28] La norme de preuve que requiert le sous-alinéa 19(1)f)(i) est la norme des « motifs raisonnables ». Dans l’arrêt Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 la Cour d’appel fédérale a indiqué, au paragraphe 60, que la norme des « motifs raisonnables » est une norme de preuve qui, sans être une prépondérance des probabilités, suggère néanmoins la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi.
Norme de contrôle
[29] La question certifiée appelle l’interprétation d’une loi. La norme de contrôle à appliquer pour l’interprétation des mots « institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada » est la norme de la décision correcte.
Analyse
[30] Les principes de l’interprétation législative sont énoncés dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 [au paragraphe 21], où le juge Iacobucci a fait siennes les vues exprimées par Driedger dans Construction of Statutes (2e éd., 1983), reproduites à la page 87 : « [traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».
[31] La Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, prévoit en son article 12 que :
12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
[32] Le texte français du sous-alinéa 19(1)f)(i) parle d’«institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada », tandis que le texte anglais parle de « democratic government, institutions or processes, as they are understood in Canada ». Le juge des requêtes a estimé que [au paragraphe 39] « ces différences entre les deux versions officielles ne sont pas importantes ». L’avocat de l’appelant, tout en attirant notre attention sur la différence entre les deux textes, a accordé qu’il ne s’agissait pas là d’une différence significative aux fins de l’interprétation législative.
[33] Une lecture des deux textes fait ressortir clairement que le législateur voulait que les mots apparaissant dans cette disposition soient interprétés d’une manière libérale.
[34] Lorsqu’il applique le sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration, l’agent des visas doit examiner d’abord le statut de l’organisation, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une institution démocratique—a democratic institution—au sens du sous-alinéa, et ensuite la conduite du non-citoyen, c’est-à-dire se demander si le non-citoyen s’est livré à des actes d’espionnage ou de subversion contre cette institution démocratique. La conduite du non-citoyen aux fins du sous-alinéa n’a d’utilité que si l’on est arrivé à la conclusion que l’organisation a le statut requis.
[35] À notre avis, le juge des requêtes a commis une erreur lorsqu’il a affirmé que l’expression « institutions démocratiques » (ou « democratic government, institutions or processes », dans la version anglaise) se limitait aux institutions à caractère politique. L’expression englobe également les institutions qui, bien que non gouvernementales, font partie intégrante du tissu démocratique du Canada, et il n’y a aucune raison de limiter l’objet de l’alinéa 19(1)f) de la manière proposée par le juge des requêtes.
[36] Tant la jurisprudence que le sens courant des expressions considérées permettent d’affirmer que les mots dont il s’agit, tels qu’ils sont compris au Canada, peuvent recevoir une large signification. Ainsi, dans l’arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’un syndicat est une institution démocratique qui se distingue d’un gouvernement [aux pages 326, 330 et 331] :
J’ajouterais également que certaines des préoccupations que pourrait normalement soulever l’association forcée sont atténuées lorsque cette association est, comme en l’espèce, constituée conformément aux principes démocratiques. Le professeur Norman Cantor, dans « Forced Payments to Service Institutions and Constitutional Interests in Ideological Non-Association » (1983), 36 Rutgers L. Rev. 3, exprime clairement l’avis que le gouvernement devrait être en mesure de conférer à des institutions démocratiques le pouvoir de recevoir paiement pour leurs services et de contribuer à des causes servant leurs fins, et ce, malgré l’opposition de dissidents.
[…]
La question essentielle est alors de savoir si la démocratie en milieu de travail a été maintenue dans les limites qui lui sont appropriées ou qui sont constitutionnellement acceptables.
Pour résoudre cette épineuse question, il est utile d’examiner l’expérience des États-Unis. Les tribunaux de ce pays se sont efforcés d’établir une distinction claire entre les relations de l’individu avec le gouvernement et celles qu’il entretient avec d’autres institutions démocratiques, telles les associations professionnelles et les syndicats.
[…]
En ce qui a trait aux institutions démocratiques autres que le gouvernement, en particulier les syndicats, la Cour suprême des États-Unis a tenté de tracer une ligne de démarcation entre les actions destinées [traduction] « à promouvoir la cause qui a justifié la constitution du groupe » […] et les actions excédant cette sphère.
[37] Nous pouvons conclure de l’arrêt Lavigne qu’il y a au Canada des institutions démocratiques autres que le gouvernement, par exemple les associations professionnelles et les syndicats.
[38] Dans l’arrêt Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire) , [1990] 2 R.C.S. 367, à la page 381, le juge Cory (dissident sur un autre point, c.-à-d. le droit de négocier collectivement) a affirmé que le droit d’une personne de s’associer à d’autres lui permet de mieux participer au processus démocratique en agissant par l’entremise d’un groupe, et il reconnaissait par là que les processus démocratiques ne se limitent pas au gouvernement.
Le droit d’un employé à titre individuel d’adhérer à une association de son choix me paraît avoir une importance fondamentale. Non seulement permet-il à la personne de mieux participer au processus démocratique en agissant par l’intermédiaire d’un groupe, mais il permet en outre aux personnes d’agir de concert en vue d’obtenir des conditions de travail et des salaires équitables. À tout le moins, la formation ou le changement de l’entité qui doit procéder à des négociations collectives est protégé en vertu de la liberté d’association consacrée par la Charte.
[39] Dans l’arrêt Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alta.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la page 396, le juge McIntyre a reconnu le rôle de la liberté d’association dans une démocratie :
Notre société reconnaît l’existence d’une multitude de groupes organisés, de clubs et d’associations qui poursuivent des objectifs fort variés d’ordre religieux, politique, éducatif, scientifique, récréatif et charitable. Cet exercice de la liberté d’association ne fait pas que servir les intérêts ou la cause de l’individu, il favorise la réalisation d’objectifs sociaux généraux. Le rôle que la liberté d’association joue dans le fonctionnement de la démocratie revêt une importance particulière.
[40] Dans le Dictionary of Politics, 7e éd., Lawrenceville, Virginia : Brunswick Publishing Corp., 1992, par Walter John Raymond, le mot « institution » est défini ainsi :
[traduction] Institution. Le système de mise en œuvre d’une idée, d’une volonté, ou d’un certain but, constitué de personnes qui se comportent et interagissent selon des schémas préétablis (p. ex. discipline et loyauté) et qui exercent leurs fonctions propres selon des buts et objectifs préétablis.
[41] Selon Le Grand Robert de la Langue Française, 1985, le sens courant du mot « institution » est le suivant :
Institution. […] Cour. La chose instituée (personne morale, groupement, fondation, régime légal, social) […] institutions humaines, institution nationale, internationale, institutions politiques, religieuses […]
L’institution peut se présenter sous la forme d’une personne morale de droit public (ex. : État, Parlement), ou de droit privé (ex. : association), ou d’un groupement non personnalisé, ou d’une fondation, ou d’un régime légal […]
[…]
Collectif. Didact. L’institution : l’ensemble des structures organisées tendant à se perpétuer, dans chaque secteur de l’activité sociale. L’institution juridique, littéraire, artistique […] d’une société.
[42] Le Blackwell Encyclopaedia of Political Science, Oxford (R.-U.) : Blackwell Publishers, 1991, aux pages 167 et 168, reconnaît lui aussi que les processus démocratiques et les institutions démocratiques ne sont pas toujours rattachés au gouvernement :
[traduction] Les régimes démocratiques modernes se distinguent par l’existence, la légalité et la légitimité d’une diversité d’organisations et associations autonomes qui sont relativement indépendantes par rapport au gouvernement et les unes par rapport aux autres. Cette caractéristique est souvent appelée le PLURALISME.
[43] Dans le Oxford Companion to Politics of the World, New York : Oxford University Press, 1993, à la page 223, l’auteur concluait que, dans le monde d’aujourd’hui, marqué par un niveau élevé de différenciation sociale, économique et politique, [traduction] « un réseau d’institutions destinées à promouvoir la discussion, le débat ainsi que la rivalité entre des vues divergentes, un réseau englobant la formation de mouvements, de groupes de pression et/ou de partis politiques dotés de chefs capables de faire avancer leurs idées semble à la fois nécessaire et souhaitable ».
[44] Dans l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, à la page 254, la Cour suprême du Canada s’est exprimée avec éloquence sur le processus démocratique :
La démocratie ne vise pas simplement les mécanismes gouvernementaux. Bien au contraire, comme l’indique Switzman c. Elbling, précité, à la p. 306, la démocratie est fondamentalement liée à des objectifs essentiels dont, tout particulièrement, la promotion de l’autonomie gouvernementale. La démocratie respecte les identités culturelles et collectives : Renvoi relatif aux circonscriptions électorales provinciales, à la p. 188. Autrement dit, un peuple souverain exerce son droit à l’autonomie gouvernementale à travers le processus démocratique. Dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, notre Cour, qui examinait la portée et l’objet de la Charte, a énoncé certaines valeurs inhérentes à la notion de démocratie (à la p. 136) :
Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société.
[45] Il s’ensuit que le mot « institution » et le mot « processus », lorsqu’ils sont accompagnés du mot « démocratique », sont tous deux capables d’une signification qui transcende la notion de gouvernement.
[46] Au Canada, une institution démocratique ne se limite pas à une institution politique, elle comprend les groupes organisés qui cherchent par des moyens démocratiques à influencer les politiques et décisions gouvernementales.
[47] Le Canada est une société pluraliste qui compte une diversité d’organisations autonomes indépendantes du gouvernement et indépendantes les unes par rapport aux autres.
[48] En tant que société libre et démocratique, le Canada chérit et protège les institutions non gouvernementales démocratiques qui renforcent la participation des individus et des groupes dans la société.
[49] Comme pour le sens qu’il faut donner à l’expression « liberté d’association » que l’on trouve à l’alinéa 2d) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], la notion doit être appliquée à toute une gamme d’associations ou d’organisations de nature politique, religieuse, sociale ou économique, dont les objectifs sont très variés et dont les activités visent à atteindre ces objectifs (voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), supra, le juge Le Dain, à la page 390).
[50] Par conséquent, une institution démocratique aux fins du sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration consiste en un groupe structuré d’individus établi dans le respect des principes démocratiques, avec des buts et objectifs préétablis, qui se livre au Canada à des activités licites de nature politique, religieuse, sociale ou économique.
[51] Dans le cas des syndicats, des associations professionnelles et des partis politiques, il sera plus facile de vérifier si leurs structures, leurs buts et leurs activités les font entrer dans la définition d’une institution démocratique aux fins du sous-alinéa.
Réponse à la question certifiée
[52] La réponse à la question certifiée est la suivante : le juge des requêtes a commis une erreur dans son interprétation des mots « institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada », en restreignant les mots en question aux institutions exerçant un pouvoir politique (gouvernemental).
Dispositif
[53] Compte tenu de son interprétation du sous-alinéa 19(1)f)(i) de la Loi sur l’immigration, le juge des requêtes a conclu que la CSSA n’était pas une institution démocratique aux fins du sous-alinéa et par conséquent ne s’est pas demandé si la CSSA était une institution démocratique selon le sens élargi que nous avons donné à cette expression.
[54] À notre avis, l’agent des visas n’a pas lui non plus abordé dans la lettre de refus le statut de la CSSA. La lettre de refus traite principalement de la question de l’espionnage et de la subversion et parle de la collecte de données devant servir pour le renseignement et se rapportant aux droits fondamentaux de la personne au Canada.
[55] L’agent des visas n’a pas dans sa lettre de refus abordé la question du statut de la CSSA.
[56] En conséquence, vu notre réponse à la question certifiée, l’appel sera accueilli et, l’ordonnance rendue étant celle que le juge des requêtes aurait dû rendre, l’affaire sera renvoyée à un agent des visas pour nouvelle décision conforme aux présents motifs.
Le juge Décary, J.C.A. : J’y souscris.
Le juge Noël, J.C.A. : J’y souscris.
Appendice
Loi modifiant la Loi de l’Immigration, S.C. 1919, ch. 25.
3. (6) […]
(n) les personnes qui croient au renversement ou qui préconisent le renversement, par la force ou la violence, du gouvernement du Canada ou de la loi ou de l’autorité constituée, ou qui ne croient pas à un gouvernement organisé et s’y opposent, ou qui conseillent l’assassinat de fonctionnaires publics, ou qui préconisent ou enseigne la destruction illicite de la propriété;
(o) les personnes qui sont membres d’une, ou affiliées à une organisation qui préconise ou qui enseigne la non-croyance ou l’opposition à un gouvernement organisé, ou qui préconisent ou prêchent le devoir, la nécessité ou l’opportunité de se porter illégalement à des voies de fait sur, ou de tuer, un ou des fonctionnaires, soit des individus en particulier ou des fonctionnaires en général, du gouvernement du Canada ou de tout autre gouvernement;
[…]
(q) les personnes coupables d’espionnage à l’égard de Sa Majesté ou de tout allié de Sa Majesté;
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2
3. La politique canadienne d’immigration ainsi que les règles et règlements pris en vertu de la présente loi visent, dans leur conception et leur mise en œuvre, à promouvoir les intérêts du pays sur les plans intérieur et international et reconnaissent la nécessité :
[…]
i) de maintenir et de garantir la santé, la sécurité et l’ordre public au Canada;
[…]
4. (1) Ont le droit d’entrer au Canada les citoyens canadiens et, sous réserve de l’article 10.3 sauf s’il a été établi qu’ils appartiennent à l’une des catégories visées au paragraphe 27(1), les résidents permanents.
(2) Sous réserve des autres lois fédérales, les citoyens canadiens et, sauf s’il a été établi qu’ils appartiennent à l’une des catégories visées au paragraphe 27(1), les résidents permanents ont le droit de demeurer au Canada.
[…]
5. (1) Seules les personnes visées à l’article 4 sont de droit autorisées à entrer au Canada et à y demeurer.
(2) Ont droit de s’établir les immigrants qui n’appartiennent pas à une catégorie non admissible et qui remplissent les conditions prévues à la présente loi et à ses règlements.
19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :
[…]
e) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :
(i) soit commettront des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(ii) soit, pendant leur séjour au Canada, travailleront ou inciteront au renversement d’un gouvernement par la force,
(iii) soit commettront des actes de terrorisme,
(iv) soit sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle :
(A) soit commettra des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(B) soit travaillera ou incitera au renversement d’un gouvernement par la force,
(C) soit commettra des actes de terrorisme;
f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :
(i) soit se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(ii) soit se sont livrées à des actes de terrorisme,
(iii) soit sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée :
(A) soit à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(B) soit à des actes de terrorisme,
le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national;
g) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles commettront des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu’elles appartiennent à une organisation susceptible de commettre de tels actes ou qu’elles sont susceptibles de prendre part aux activités illégales d’une telle organisation;
[…]
k) celles qui constituent un danger envers la sécurité du Canada, sans toutefois appartenir à l’une des catégories visées aux alinéas e), f) ou g);