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[1994] 2 C.F. 102

T-1504-92

Secrétaire d’État aux Affaires extérieures et ministre de l’Emploi et de l’Immigration (requérants)

c.

Jawahar Menghani et Commission canadienne des droits de la personne (intimés)

Répertorié : Canada (Secrétaire d’État aux Affaires extérieures) c. Menghani (1re  inst.)

Section de première instance, juge MacKay—Edmonton, 3 mars; Ottawa, 19 novembre 1993.

Droits de la personne — Demande de contrôle judiciaire visant une décision du Tribunal des droits de la personne concluant à un acte de discrimination à l’encontre de l’intimé en raison de son origine nationale, contrairement à l’art. 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne — L’intimé a entretenu son frère étudiant et lui a offert un emploi dans l’entreprise familiale dans le cadre d’un programme d’immigration — L’agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente du frère faute de preuve satisfaisante d’un lien familial — L’intimé a été « victime », selon la loi, d’un acte de discrimination — C’est à juste titre que le Tribunal a conclu à sa compétence, aux termes de la Loi, à l’égard de la plainte — Le contrôle judiciaire ne doit pas servir à remplacer la procédure prévue par la Loi — La décision du Tribunal ne découlait pas d’une conclusion de fait erronée.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Le frère de l’intimé a demandé la résidence permanente dans le cadre du programme d’offres d’emploi dans une entreprise familiale — Le Tribunal des droits de la personne a outrepassé sa compétence en ordonnant l’octroi de la résidence permanente bien qu’il ait conclu que l’intimé, en qualité de répondant, a été « victime » d’un acte de discrimination selon la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision d’un Tribunal des droits de la personne, selon laquelle l’intimé avait été victime d’un acte de discrimination en raison de son origine nationale, contrairement à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP). L’intimé, un citoyen canadien, exploitait une entreprise familiale où son frère, arrivé de l’Inde au Canada en 1973 en tant que visiteur, travaillait à temps partiel en vertu d’un programme d’immigration permettant d’accorder le droit d’établissement à titre de résident permanent à un membre de la famille venant travailler dans une entreprise familiale. Lorsque le frère déposa une demande de résidence permanente, l’agent des visas qui l’interviewa au consulat général du Canada à New York rejeta sa demande, estimant que les documents présentés ne constituaient pas une preuve suffisante du lien familial. Lorsque l’agent d’immigration finit par accepter, comme preuve satisfaisante de l’existence d’un lien familial, les autres documents fournis, et que la demande de résidence permanente fut enfin approuvée, l’entreprise familiale avait fait faillite, faisant disparaître toute possibilité d’emploi dans l’entreprise. Le Tribunal des droits de la personne, nommé par la Commission canadienne des droits de la personne pour entendre la plainte déposée par l’intimé en vertu de la LCDP, décida que l’intimé avait personnellement été l’objet d’un acte discriminatoire du fait de l’exigence que lui avaient imposée les services de l’immigration, ajoutant que l’intimé pouvait être considéré comme une victime directe. La demande d’ordonnance annulant la décision du Tribunal soulevait quatre questions : 1) celle de la compétence du Tribunal (et de la Commission) à l’égard de la plainte déposée par l’intimé; 2) celle de savoir si le contrôle judiciaire peut remplacer la procédure prévue par la LCDP; 3) celle des conclusions de fait auxquelles le Tribunal était parvenu et 4) celle des instructions du Tribunal, enjoignant d’accorder la résidence permanente au frère de l’intimé.

Jugement : la demande est accueillie en partie.

1) La question de savoir si le parent canadien d’un candidat à l’immigration peut déposer une plainte pour discrimination en raison du traitement accordé, en dehors du Canada, audit candidat trouve sa réponse dans les dispositions de la LCDP et dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Singh (Re) confirmant que la Commission était habilitée, à enquêter sur une plainte comme celle déposée en l’espèce. C’est la compétence de la Commission pour examiner la plainte une fois que l’enquête a révélé les faits, y compris la compétence du Tribunal chargé de l’instruire, qui a donné lieu à cette demande de contrôle judiciaire. Bien que l’intimé n’ait pas été le « répondant » de son frère pour ce qui est du statut d’immigrant reçu, selon les conditions prévues par la Loi sur l’immigration et son Règlement pour le parrainage d’un membre de la famille, il a agi à titre de garant ou de répondant, au sens général que donnent à ces mots les dictionnaires, pour ce qui est de la demande de visa d’immigrant présentée par son frère, puisqu’il a offert à celui-ci un emploi dans l’entreprise familiale dans le cadre d’un programme créé sous les auspices du ministre de l’Emploi et de l’Immigration. La question que le Tribunal entendait trancher était de savoir si le plaignant, Jawahar Menghani, avait été victime d’un acte discriminatoire. Si oui, sa plainte relevait bien de la compétence du Tribunal, et de la Commission, aux termes de l’alinéa 40(5)c) de la Loi. Le Tribunal n’entendait pas examiner une plainte formulée au nom de son frère étant donné que, en raison de cette disposition, celui-ci n’avait pas qualité pour présenter une plainte sur laquelle la Commission pourrait statuer. C’était, en dernière analyse, aux requérants de démontrer que le Tribunal « a agi sans compétence, outrepassé celle-ci », ou a commis une autre des erreurs prévues au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale, et c’est à ce titre que la Cour peut ordonner un redressement. Les intimés n’avaient pas, en dernière analyse, à démontrer la « justesse » de la décision rendue par le Tribunal. La personne « victime » d’un acte discriminatoire au regard de la LCDP, et notamment quelqu’un qui n’était pas du tout visée par l’auteur de l’acte en cause, doit en avoir subi les conséquences de manière suffisamment directe et immédiate. Le Tribunal ne s’est trompé ni dans son évaluation des conséquences de l’acte qu’il a jugé discriminatoire, dans la mesure où ces conséquences visaient l’intimé, ni en décidant que celui-ci a été « victime », au sens de l’alinéa 40(5)c) de la Loi, d’un acte discriminatoire. C’est à juste titre que le Tribunal s’est estimé compétent pour connaître de la plainte sous le régime de la LCDP.

2) Les arguments des requérants, selon lesquels la Commission n’avait pas compétence étant donné que la plainte aurait pu être avantageusement instruite selon la procédure de contrôle judiciaire prévue à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, n’étaient pas fondés. Selon l’article 41 de la Loi, la Commission doit, à quelques exceptions près, statuer sur toute plainte dont elle est saisie. La décision sur le point de savoir s’il existait une autre procédure plus adaptée relève du pouvoir discrétionnaire de la Commission. Les arguments des requérants étaient fondés sur l’idée que la plainte avait été déposée par le frère de l’intimé, ou pour son compte, faisant fi du fait que la plainte avait été déposée par l’intimé pour son propre compte.

3) Les principes articulés par la Cour suprême en matière de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, bien qu’élaborés dans le cadre de situations ayant trait à l’emploi, s’appliquent également, par analogie, aux situations ayant trait à la prestation de services. Le Tribunal a conclu que l’agent d’immigration avait manqué à son devoir d’accommoder les Menghani car la manière habituelle d’assurer le service les avait défavorisés en raison de leur origine nationale, estimant donc qu’ils avaient été victimes de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Il s’agissait là d’une conclusion de fait relevant clairement de la compétence du Tribunal et n’étant pas manifestement déraisonnable. Pour reprendre les termes de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, le Tribunal n’a pas rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.

4) Le Tribunal a outrepassé sa compétence lorsqu’il a ordonné qu’on confère le statut de résident permanent au frère de l’intimé. Certes, le Tribunal a décidé que son frère avait fait l’objet de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, en raison de la pratique de l’agent des visas de New York, mais l’alinéa 40(5)c) de la Loi ne permettait pas à la Commission, ou au Tribunal, de statuer sur une plainte visant cette pratique discriminatoire. L’ordonnance du Tribunal ne tenait pas compte de la procédure que doit suivre une personne immigrant au Canada afin d’obtenir la résidence permanente. Aux termes de la Loi sur l’immigration, la résidence permanente ne dépend pas de la décision d’un agent des visas en poste à l’étranger, qui ne peut qu’émettre un visa lorsqu’il est convaincu que l’octroi du droit d’établissement ne serait pas contraire à la Loi sur l’immigration ou à son Règlement d’application. Ce n’est qu’après avoir été examiné par un agent de l’immigration, une fois arrivé au Canada, que le détenteur d’un visa se verra accorder le droit d’établissement. Toute atteinte au droit, revendiqué par l’intimé, de « parrainer » son frère pour l’obtention de la résidence permanente au Canada, pourra être réparée au moyen de consultations entre la Commission intimée et le ministre de l’Emploi et de l’immigration requérant; ces consultations devraient permettre de trouver une solution qui convient à l’ensemble des parties.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Human Rights Code, 1981, S.O. 1981, ch. 53.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 2, 3, 5, 40, 41b), 49 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 66), 53(2)b).

Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33, art. 2, 32.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

Singh (Re), [1989] 1 C.F. 430; (1988), 55 D.L.R. (4th) 673; 10 C.H.R.R. D/5501; 86 N.R. 69 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 46 C.C.E.L. 1; 17 C.H.R.R. D/349; 93 CLLC 17,006; 149 N.R. 1.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114; (1987), 40 D.L.R. (4th) 193; 27 Admin. L.R. 172; 8 C.H.R.R. D/4210; 87 CLLC 17,022; 76 N.R. 161; Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536; (1985), 52 O.R. (2d) 799; 23 D.L.R. (4th) 321; 17 Admin. L.R. 89; 9 C.C.E.L. 185; 7 C.H.R.R. D/3102; 86 CLLC 17,002; 64 N.R. 161; 12 O.A.C. 241; Conseil scolaire du district no 15 c. Commission d’enquête sur les droits de la personne (N.-B.) (1989), 100 N.B.R. (2d) 181; 62 D.L.R. (4th) 512; 252 A.P.R. 181; 10 C.H.R.R. D/6426 (C.A.); Tabar (Bahjat), Chong Man Lee and Kyung S. Lee v. David Scott & West End Construction Ltd. (1985), 6 C.H.R.R. D/2471 (C.E.ONT.); Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; (1990), 111 A.R. 241; 72 D.L.R. (4th) 417; [1990] 6 W.W.R. 193; 76 Alta. L.R. (2d) 97; 12 C.H.R.R. D/417; 90 CLLC 17,025; 113 N.R. 161.

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink et autre, [1982] 2 R.C.S. 145; (1982), 137 D.L.R. (3d) 219; [1983] 1 W.W.R. 137; 39 B.C.L.R. 145; 82 CLLC 17,014; [1982] I.L.R. 1-1555; 43 N.R. 168; Re Saskatchewan Human Rights Commission et al. and Canadian Odeon Theatres Ltd. (1985), 18 D.L.R. (4th) 93; [1985] 3 W.W.R. 717; 39 Sask. R. 81; 6 C.H.R.R. D/2682 (C.A. Sask.); Association canadienne des paraplégiques c. Canada (Élections Canada) no 2 (1992), 16 C.H.R.R. D/341 (Trib. can.).

DOCTRINE

Shorter Oxford English Dictionary, 3rd ed. Oxford : Clarendon Press, 1973 « sponsor ».

DEMANDE de contrôle judiciaire visant la décision d’un Tribunal des droits de la personne ((1992), 17 C.H.R.R. D/236) à l’égard d’une plainte déposée par l’intimé, Menghani, faisant valoir que, contrairement à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, il avait fait l’objet d’actes discriminatoires en raison de son origine nationale. Demande accueillie en partie.

AVOCATS :

Bruce Logan pour les requérants.

William F. Pentney pour l’intimée Commission canadienne des droits de la personne.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour les requérants.

Commission canadienne des droits de la personne, Services juridiques, Ottawa, pour l’intimée Commission canadienne des droits de la personne.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge MacKay : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire déposée par le secrétaire d’État aux Affaires extérieures et le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (les requérants) visant la décision no D.T. 4/92 d’un Tribunal des droits de la personne, en date du 22 mai 1992 [(1992), 17 C.H.R.R. D/236]. Cette décision a été rendue à la suite d’une enquête menée par un tribunal de trois personnes sur une plainte déposée par Jawahar Menghani qui prétendait avoir été l’objet d’une discrimination en raison de son origine nationale, et ce contrairement à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1], (la LCDP ou la Loi). Cette décision enjoignait aux autorités concernées d’accorder à Nandlal Menghani la résidence permanente, accordait à Jawahar Menghani la somme de 2 500 $ en réparation du préjudice moral, et prescrivait au « ministre » de présenter ses excuses à Jawahar Menghani. Je suppose que l’intention était de voir ces excuses provenir du ministre responsable du fonctionnement de la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, bien que cela ne soit pas précisé dans la décision.

Je note à toutes fins utiles qu’à l’audience les ministres requérants étaient représentés par des avocats du Bureau du sous-procureur général, la Commission intimée étant représentée par son avocat général qui prit une part active aux débats. L’intimé Jawahar Menghani était présent, mais non représenté, et, interrogé sur ce point par la Cour, il répondit qu’il ne prendrait pas part aux débats.

Historique

L’intimé Jawahar Menghani est citoyen canadien. En 1973, son frère, Nandlal Menghani, se rendit de l’Inde au Canada en tant que visiteur, puis, pour au moins une grande partie des vingt années suivantes, vécut avec ou près de Jawahar Menghani qui, semble-t-il, était à la fois disposé à l’entretenir et en mesure de le faire. En 1977, Jawahar remplit une déclaration sous serment manifestant sa volonté de pourvoir à l’entretien de Nandlal au cours des études que celui-ci avait entreprises à Montréal, cette déclaration étant acceptée par les services de l’immigration comme confirmant le statut de Nandlal, détenteur d’un visa d’étudiant.

En 1978, Jawahar Menghani et sa famille, y compris son frère Nandlal, déménagèrent à Ottawa où Jawahar avait un poste de comptable. Après qu’ils se furent installés là, et ensuite à Aylmer (Québec), une entreprise créée par Jawahar Menghani ouvrit deux magasins de chaussures, à Hull et à Aylmer, employant deux ou trois personnes avec, à temps partiel, Nandlal, qui continuait ses études, et Jawahar qui conservait son poste de comptable à plein temps. En 1981, l’entreprise offrit à Nandlal Menghani de l’employer à titre d’associé, le Centre d’emploi du Canada d’Ottawa acceptant cette offre en tant que confirmation d’une offre d’emploi, dans le cadre d’un programme d’immigration autorisant l’établissement, à titre de résident permanent, d’un membre de la famille à qui l’on entendait confier un poste dans une entreprise familiale.

C’est alors que fut engagée une procédure en vue de présenter aux services de l’immigration du Consulat général du Canada à New York la demande de résidence permanente de Nandlal Menghani. La confirmation d’une offre d’emploi délivrée à Ottawa fut envoyée à New York qui, en mars 1981, fit parvenir à Nandlal Menghani un formulaire de demande de résidence permanente. Le formulaire fut rempli et renvoyé au bureau de New York au mois d’août; au mois de septembre, on fixa, pour le mois suivant, une entrevue à New York et on informa Nandlal Menghani en conséquence.

Le 6 octobre 1981, il fut interviewé à New York par l’agent des visas Jean Roberge, qui insista pour que l’on prouve de manière satisfaisante l’existence du lien familial unissant Jawahar et Nandlal Menghani, étant donné que ce dernier devait être admis au Canada dans le cadre du programme applicable aux offres d’emploi dans une entreprise familiale. Ce programme prévoyait, entre autres, que l’offre d’emploi faite par un citoyen canadien ou un immigrant reçu, devait s’adresser à un membre de la catégorie de la famille telle que définie par la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2]. D’après M. Roberge, rien n’établissait, de manière satisfaisante, que les deux étaient effectivement frères. Au cours de cette réunion, on discuta du genre de preuve que l’agent des visas entendait recevoir. Un élément de preuve qui fut alors évoqué et sur lequel, aux dires des intimés, on aurait insisté, était le certificat de fin d’études délivré, en Inde, à chacun des deux frères, avant l’année 1981, alors que furent entamées les démarches en vue de l’immigration de Nandlal. On pensait que ces certificats porteraient non seulement le nom de l’élève, mais également sa date de naissance et le nom du père. M. Roberge avait cru comprendre, en fin d’entrevue, que Nandlal Menghani lui ferait parvenir son certificat de fin d’études ainsi que celui de son frère.

On n’eut après cela aucune nouvelle de Nandlal et, au mois de février 1982, on lui transmit une lettre indiquant que son dossier de candidature serait classé dans 90 jours s’il ne prenait pas contact avec le consulat de New York. Il reprit contact avec le consulat et, en mars, présenta divers documents, y compris un affidavit de sa mère, domiciliée en Inde, attestant le lien familial unissant les frères Menghani, un certificat délivré par le principal de son ancienne école, ainsi qu’un certificat de scolarité, daté de 1982 mais qui n’avait pas pu être établi par le responsable administratif de son école étant donné que celle-ci avait depuis fermé ses portes. Ce dernier document ne comprenait pas le nom de son père et aucun document analogue ne fut produit en ce qui concerne Jawahar Menghani. M. Roberge ne considéra pas ces documents comme preuve du lien familial et, par lettre en date du 26 mai 1982, il rejeta la demande de résidence permanente présentée par Nandlal Menghani.

Par la suite, d’autres documents et d’autres arguments à l’appui de la demande de Nandlal Menghani furent transmis au bureau de New York, de nombreuses démarches étant, semble-t-il, accomplies en ce sens par Jawahar Menghani auprès des services du Ministère à Ottawa ainsi qu’auprès de M. Roberge à New York. M. Roberge n’était toujours pas convaincu que les documents qui lui avaient été envoyés constituaient une preuve satisfaisante du lien familial. Il écrivit à Nandlal Menghani le 6 juillet, puis encore le 13 octobre, pour le lui dire et pour confirmer sa décision, initialement transmise par lettre en date du 26 mai, de rejeter sa demande de résidence permanente.

D’autres documents encore furent envoyés à M. Roberge. Au mois de décembre 1982, des documents transmis par un enquêteur de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) comprenaient des passeports délivrés, en Inde, à Nandlal et à Jawahar, plusieurs années avant que celui-là ne demande le statut d’immigrant. Le passeport de Nandlal avait, semble-t-il, été examiné par M. Roberge auparavant, en octobre 1981, mais celui-ci n’avait jamais encore vu le passeport de Jawahar. Ces documents-là, par contre, comprenaient le nom du père. Le 3 janvier 1983, Roberge envoya au Haut-commissariat du Canada à Delhi, une liasse de documents comprenant les deux anciens passeports, demandant qu’on le conseille quant à la valeur et la validité de ces documents. Après avoir reçu la réponse des services de Delhi, M. Roberge admit que les documents constituaient une preuve satisfaisante du fait que Jawahar et Nandlal Menghani étaient effectivement frères. Cette réponse ne fut communiquée, et la décision correspondante ne fut prise, qu’après le mois d’août 1983, alors qu’entre-temps l’entreprise exploitée par Nectal Sales Ltd. avait fait faillite, faisant disparaître la possibilité d’un emploi dans le cadre de l’entreprise familiale.

Plus tôt, le 4 novembre 1982, Jawahar Menghani porta plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne. En novembre et en décembre 1982, sa cause fut plaidée auprès de M. Roberge par un agent des droits de la personne qui fit à nouveau état des anciens passeports des deux frères qui devaient porter les services de Delhi à transmettre à M. Roberge un avis le persuadant de l’existence effective d’un lien familial. Ce n’est que le 15 février 1983 que M. Roberge fut, semble-t-il, informé de la plainte officielle déposée par Jawahar Menghani le 4 novembre 1982.

Dans sa plainte fondée sur la LCDP, Jawahar Menghani, après avoir évoqué ses efforts en vue de « parrainer » son frère, et expliqué qu’aux yeux de l’agent d’immigration aucun des documents fournis ne permettait de confirmer, entre les deux frères, l’existence d’un lien de consanguinité, affirma avoir fait l’objet d’une discrimination en raison de son origine nationale, et ce, contrairement à l’article 5 de la Loi. Il ne demandait, dans sa plainte, aucune réparation précise.

Lors de son témoignage devant le Tribunal des droits de la personne chargé d’entendre sa plainte, Jawahar Menghani déclara que le fait que son frère n’ait pas été là pour participer à la surveillance, à la gestion et à la marche de l’entreprise familiale avait directement contribué à la faillite de celle-ci. Après la décision de 1982 rejetant la demande de résidence permanente de son frère Nandlal, toutes les offres ultérieurement présentées par Nectal Sales Ltd. en vue de l’emploi de Nandlal furent rejetées. Bien que les raisons de ce rejet n’aient pas été exposées, les intimés prétendent que c’est parce que ces offres d’emploi n’ont pas été examinées dans le cadre du programme d’entreprise familiale. La faillite de l’entreprise entraîna la faillite personnelle de Jawahar Menghani ainsi que, selon lui, des troubles de santé et la rupture de son mariage, tout cela étant lié d’après lui au stress provoqué par le rejet de la demande de résidence permanente de son frère.

Bien qu’à partir du mois de septembre 1982, Nandlal Menghani n’ait pas été autorisé à travailler dans l’entreprise familiale, il continua de vivre au Canada, à proximité de son frère ou avec lui, en vertu, depuis le mois de juin 1991, d’un permis délivré par le ministre.

La plainte déposée par Jawahar Menghani, ainsi que d’autres plaintes, firent l’objet, de la part de la Commission canadienne des droits de la personne, d’un renvoi devant la Cour d’appel fédérale lorsque les ministères des ministres requérants refusèrent d’admettre que la Commission avait compétence pour enquêter sur la plainte. Ce refus était fondé sur deux motifs; d’abord, que les ministères en cause n’étaient pas fournisseur de services destinés au public, ensuite que les victimes des présumés actes discriminatoires n’étaient pas citoyens canadiens ou résidents permanents du Canada, ce qu’il aurait fallu pour que les affaires en cause entrent dans le cadre de l’alinéa 32(5)b) [S.C. 1976-77, ch. 33], l’actuel alinéa 40(5)b) de la LCDP. À l’occasion de ce renvoi, la Cour d’appel confirma la compétence qu’avait la Commission pour enquêter sur cette plainte ainsi que sur les autres plaintes objet de ce renvoi[2]. Les faits et circonstances de ces diverses affaires ne lui ayant pas été soumis, la Cour n’a pas dit, à ce stade-là, si les dix plaintes ayant fait l’objet du renvoi, ou certaines d’entre elles, pourraient, en définitive, être entendues par la Commission. Cette question fut laissée à la Commission à trancher en premier ressort selon les résultats de ses enquêtes.

La décision du Tribunal des droits de la personne et les motifs de la demande de contrôle judiciaire

La plainte de Jawahar Menghani fit l’objet d’une enquête de la part de la Commission intimée, puis finit par être soumise à un tribunal des droits de la personne, conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Tribunal entendit la cause aux mois de décembre 1991 et de janvier 1992. Sa décision fut rendue publique le 22 mai 1992. La décision se termine par cette conclusion [aux pages D/254 et D/255] :

En conséquence, le tribunal estime que Nandlal s’est vu imposer des conditions restrictives (exigences quant aux documents à fournir) qui ont eu un effet disproportionné sur lui du fait de son origine nationale (l’impossibilité d’obtenir les documents) en violation de l’art. 5 de la LCDP. Nous conclurions que Jawahar a lui aussi été victime de cet acte discriminatoire et qu’en conséquence, le tribunal a compétence pour se prononcer sur la plainte formulée en vertu de la LCDP[3].

Puis, dans sa décision, le Tribunal prévoit la réparation suivante.

Compte tenu de l’évaluation des documents faite par M. Roberge en 1983 et de sa conclusion que Nandlal et Jawahar étaient en réalité frères, il ne fait aucun doute que s’il avait effectué une telle évaluation en 1982 lorsque la demande de Nandlal était en cours, ce dernier aurait été admis au Canada à titre de résident permanent. L’omission d’admettre ce dernier au pays a découlé de la discrimination indirecte décrite plus haut dans les présents motifs. En conséquence, l’avocat de la Commission canadienne des droits de la personne a demandé comme réparation une ordonnance portant que Nandlal devait être admis au pays comme il l’aurait été s’il n’avait pas fait l’objet de discrimination en 1982. En d’autres termes, il nous demande de rendre une ordonnance enjoignant aux autorités de l’immigration d’accorder immédiatement à Nandlal le statut de résident permanent.

À l’époque en cause, soit en 1982, afin d’obtenir le droit d’immigrer au Canada, Nandlal devait également subir un examen médical approprié. Il ne l’a pas fait parce qu’il n’avait pas accumulé suffisamment de points pour franchir la première étape, principalement parce que M. Roberge ne croyait pas que Nandlal et Jawahar étaient frères. Nandlal souffre maintenant d’un problème de santé appelé la maladie de Crohn. Celle-ci a été diagnostiquée en mai 1983, longtemps après le rejet de sa demande de résident permanent en mai 1982. Nandlal souffrait peut-être déjà de cette maladie en 1982 qui aurait probablement pu être diagnostiquée à l’époque s’il avait subi l’examen médical approprié. Ce qui est important aujourd’hui c’est que le statut actuel de Nandlal dans ce pays est fonction d’un permis du ministre qui est renouvelé chaque année pendant une période de cinq ans. La situation actuelle est qu’il sera admis au Canada à titre de résident permanent en 1996, à moins que, pour un motif imprévisible, son état de santé se détériore à un point tel qu’il sera considéré non admissible. Le fait qu’il souffre de la maladie de Crohn ne suffit donc pas en soi à l’empêcher de devenir résident permanent. En conséquence, il n’existe aucun obstacle du point de l’immigration empêchant le tribunal de rendre une ordonnance enjoignant aux autorités compétentes d’accorder le statut de résident permanent à Nandlal. En effet, une telle ordonnance accélérera le processus actuel d’immigration. Elle est justifiée dans les circonstances, et c’est pourquoi nous rendons celle-ci.

Jawahar n’a demandé aucune indemnité pour les pertes financières attribuables à l’acte discriminatoire. À titre d’indemnité en vertu de l’al. 53(3)b) de la LCDP, nous lui accordons 2 500 $ pour préjudice moral, car la preuve indique que l’acte discriminatoire a eu des conséquences négatives sur sa santé, sa famille et ses intérêts commerciaux.

Le plaignant a demandé des excuses de la part du ministre. Compte tenu du fait que, malgré les dix années qui se sont écoulées depuis l’incident, les sentiments du plaignant et de son frère sont restés les mêmes, nous croyons que des excuses sont appropriées et elles feront partie de l’ordonnance corrective prononcée aux présentes[4].

Par requête introductive d’instance déposée le 22 juin 1992, les requérants, le secrétaire d’État aux Affaires extérieures et le ministre de l’Emploi et de l’Immigration de l’époque demandèrent à la Cour de rendre une ordonnance de certiorari ou une ordonnance infirmant la décision du Tribunal. Cette demande fut modifiée par une requête introductive d’instance modifiée, déposée le 7 décembre 1992 et modifiant les motifs de la demande de contrôle judiciaire. Voici les motifs tels qu’exposés dans la requête :

[traduction] 1. Le parent canadien d’un immigrant virtuel peut-il déposer une plainte faisant valoir que le Canadien a été victime d’un acte discriminatoire étant donné le traitement accordé à l’immigrant virtuel par un agent des visas en poste en-dehors du Canada?

2. La plainte de l’intimé Menghani pourrait-elle avantageusement être instruite dans le cadre de la procédure prévue à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale?

3. Le Tribunal des droits de la personne a-t-il fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait?

4. Le Tribunal des droits de la personne a-t-il agi sans compétence lorsqu’il prétendit enjoindre à l’autorité compétente d’accorder la résidence permanente à Nandlal Menghani?

5. Le Tribunal des droits de la personne a-t-il dans son ordonnance, commis une erreur de droit, que cette erreur soit ou non manifeste?

Lors de l’audition de cette demande, seuls les quatre premiers motifs ont été plaidés. C’est sur ces quatre motifs que je me pencherai, successivement.

La compétence du Tribunal (et de la Commission) à l’égard de la plainte déposée par Jawahar Menghani

Le premier motif plaidé par les requérants pose la question de savoir si le parent canadien d’un candidat à l’immigration peut déposer une plainte faisant état d’actes discriminatoires dans le traitement accordé, en dehors du Canada, au candidat à l’immigration.

Il semble que, suivant une interprétation littérale, la question ainsi formulée trouve sa réponse dans les dispositions de la LCDP ainsi que dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Singh (Re)[5]. Aux termes du paragraphe 40(1) de la Loi, un individu qui a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est en train de commettre ou a commis un acte discriminatoire peut porter plainte devant la Commission. Sauf dans le cas des exceptions prévues aux paragraphes 40(5) et (7) et dans les cas où la Commission en décide autrement en vertu de l’article 41, celle-ci statue sur la plainte. L’arrêt de la Cour d’appel reconnaît implicitement aux parents canadiens se trouvant dans la situation de Jawahar Menghani la capacité de déposer une plainte et, en l’absence de raisons portant clairement la Commission à conclure, à ce stade-là, que la plainte ne relève pas de la compétence que lui reconnaît la Loi, ou en vertu d’autres exceptions prévues par la Loi, l’arrêt Singh (Re) confirme que la Commission est habilitée à enquêter sur la plainte.

J’interprète les arguments des parties comme visant principalement la compétence de la Commission, et du Tribunal, pour connaître de la plainte telle que déposée, après que l’enquête de la Commission a permis de révéler les faits à l’origine de cette plainte. Tel que formulé, le premier motif invoqué par les requérants met en doute la capacité d’un Canadien dans la situation de Jawahar Menghani de déposer une plainte dans un cas tel que celui-ci, et, au cours des plaidoiries, la question fut de nouveau invoquée à l’appui du second motif avancé par les requérants. Cependant, compte tenu du paragraphe 40(1) de la Loi et de l’arrêt Singh (Re), j’estime que la question a déjà été tranchée. C’est la compétence de la Commission pour se saisir de la plainte une fois que l’enquête a révélé les faits, y compris la compétence du Tribunal chargé de l’instruire, que met en cause cette demande de contrôle judiciaire. Dans l’affaire Singh (Re), la Cour ne s’est pas prononcée sur cette étape de la procédure devant la Commission.

Dans cette affaire, l’enquête de la Commission s’est, semble-t-il, achevée au mois de juin 1986. C’est alors que l’affaire, dans Singh (Re), a fait l’objet d’un renvoi devant la Cour d’appel. Suite à la décision rendue dans le cadre de ce renvoi, la Commission décida, en novembre 1989, de porter l’affaire en conciliation. Cette procédure ne permit pas de trouver une solution à la plainte et, au mois de juin 1991, la Commission décida, conformément à l’article 49 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 66] de la Loi, de porter l’affaire devant un tribunal. Le paragraphe 49(1) autorise la Commission à constituer un tribunal des droits de la personne chargé d’enquêter sur une plainte « si elle est convaincue, compte tenu des circonstances … que l’examen est justifié ». En en décidant ainsi, la Commission a implicitement, sinon explicitement en l’espèce, conclu que, au vu des faits révélés par son enquête sur la plainte, elle était effectivement compétente, aux termes de la Loi, pour connaître de l’affaire.

Lors de l’audition de l’affaire devant le Tribunal, les représentants des requérants présentèrent une requête préliminaire contestant la compétence du Tribunal en faisant valoir que la victime de la prétendue pratique discriminatoire était Nandlal Menghani, et non Jawahar, relevant que ce prétendu acte discriminatoire avait eu lieu en dehors du Canada. Ils firent ainsi valoir que la Commission et le Tribunal n’étaient pas compétents en l’espèce, aux termes mêmes de l’alinéa 40(5)c) de la Loi qui prévoit que :

40.

(5) Pour l’application de la présente partie, la Commission n’est validement saisie d’une plainte que si l’acte discriminatoire :

(c) a eu lieu à l’étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu’elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.

L’audition de la requête fut suspendue jusqu’à ce que le Tribunal ait fini de recueillir les témoignages.

Dans sa décision, le Tribunal cite l’arrêt Singh (Re)[6] et relève que l’avocat des ministres requérants a reconnu que, à la lumière de la décision de la Cour d’appel, « le tribunal a compétence pour examiner cette question dans la mesure où Jawahar était, en fait, la victime d’un acte discriminatoire ayant eu lieu à l’étranger »[7]. Le tribunal cite le juge Hugessen qui, au nom de la Cour d’appel, a déclaré dans l’arrêt Singh (Re) que[8] :

À mon sens, une personne à qui l’on refuse, pour des motifs illicites, la possibilité de parrainer une demande de droit d’établissement est une « victime » au sens de la Loi, peu importe que d’autres personnes soient ou non aussi des victimes.

J’irais cependant beaucoup plus loin. La question de savoir qui est la « victime » de l’acte discriminatoire reproché est presque exclusivement une question de fait. La législation sur les droits de la personne ne tient pas tant compte de l’intention à l’origine des actes discriminatoires que de leur effet. L’effet n’est d’aucune façon limitée à la « cible » présumée de l’acte discriminatoire et il est tout à fait concevable qu’un acte discriminatoire puisse avoir des conséquences qui sont suffisamment directes et immédiates pour justifier qu’on qualifie de « victimes » des personnes qui n’ont jamais été visées par l’auteur des actes en question.

Dans sa décision, le Tribunal releva également la manière dont, dans l’affaire Singh (Re), la Cour d’appel avait classifié l’ensemble des affaires qui lui étaient soumises dans le cadre de ce renvoi, c’est-à-dire les affaires portant sur des visas de visiteur et celles portant sur le « parrainage ». C’est dans ce dernier groupe que le juge Hugessen, J.C.A., avait classé la plainte de Jawahar Menghani. Tout en reconnaissant que cette affaire ne portait pas sur le statut d’immigrant parrainé prévu par la Loi sur l’immigration, le tribunal en conclut néanmoins qu’il ne fallait ne pas interpréter l’arrêt Singh (Re) comme ne comprenant, parmi les victimes éventuelles, que les personnes qui répondaient à toutes les conditions prévues par la Loi en matière de parrainage; il convient plutôt de l’interpréter comme s’appliquant aussi à un citoyen canadien ou résident permanent qui subit les conséquences d’un acte discriminatoire, si tant est que ces conséquences soient suffisamment directes et immédiates. On trouve dans cet arrêt les critères permettant de mesurer ces conséquences et, à la lumière de ces critères et d’après la preuve qui lui a été présentée, le Tribunal a conclu que Jawahar Menghani a personnellement fait l’objet d’une discrimination du fait de l’exigence qui en l’espèce a été imposée par les services de l’immigration et que, de ce fait, il peut être considéré comme une victime directe.

Comme nous l’avons rappelé plus haut, le Tribunal a conclu[9] que Nandlal Menghani a fait l’objet d’un traitement discriminatoire, en violation de l’article 5 de la LCDP et que Jawahar Menghani a, lui aussi, été victime de cet acte discriminatoire et que, par conséquent, le Tribunal avait compétence pour se prononcer sur la plainte formulée par celui-ci.

Cette conclusion fonde le premier motif de la demande de contrôle judiciaire présentée par les ministres requérants qui font valoir, pour l’essentiel, que la Commission n’avait pas compétence pour porter la plainte devant un Tribunal des droits de la personne et, implicitement, que c’est à tort que le Tribunal a conclu que la LCDP lui conférait effectivement cette compétence. Ils se fondent, pour cela, sur deux principes généraux. Le premier est qu’un étranger n’a aucunement le droit d’entrer dans ce pays si ce n’est aux conditions prévues par la loi, en l’espèce la Loi sur l’immigration et son règlement d’application. Le second est que les lois, y compris la LCDP, ne s’appliquent pas en dehors du territoire national sauf exception prévue par le législateur. Ici, l’application extra-territoriale de la Loi est définie à l’alinéa 40(5)c) et se limite aux actes de discrimination se produisant en dehors du Canada alors que la victime de ces actes est soit citoyen canadien, soit résident permanent. La discrimination constatée par le Tribunal en l’espèce serait la pratique qui consiste à exiger, pour démontrer l’existence d’un lien familial, un certain type de preuves, cette pratique ayant eu pour effet d’interdire à Jawahar Menghani de parrainer son frère dans le cadre de la demande de statut d’immigrant reçu présentée par celui-ci. On fait d’ailleurs valoir que la présumée pratique discriminatoire est constituée par le traitement imposé, à New York, c’est-à-dire en dehors du Canada, à un candidat à l’immigration qui n’était pas citoyen du Canada ou résident permanent et qui ne pouvait pas lui-même porter plainte en vertu de la LCDP. Selon cette thèse, en permettant à son frère Jawahar de porter plainte, on autoriserait de manière indirecte quelque chose que la loi interdit de faire directement. De plus, en demandant à parrainer son frère, Jawahar Menghani ne s’en est pas tenu aux conditions prévues par la Loi sur l’immigration et son règlement d’application pour le parrainage de membres de la famille; au contraire, il a fait état d’une offre d’emploi dans l’entreprise familiale. Les fonctionnaires du Ministère approuvèrent cette idée de fournir à Nandlal un emploi s’il était admis au Canada à titre d’immigrant, mais l’offre avait expiré avant même que Nandlal ne dépose sa demande de visa. Enfin, les requérants font valoir que Jawahar Menghani n’est pas une victime au sens de l’alinéa 40(5)c), étant donné qu’il n’a pas fait l’objet d’un traitement discriminatoire en raison de ses caractéristiques personnelles. Selon eux, même si le tribunal a conclu que l’intéressé a été mal traité, cela ne suffit pas à constituer un acte discriminatoire aux termes de la LCDP. Ils font valoir que les observations du juge Hugessen, J.C.A., dans l’arrêt Singh (Re), au sujet des victimes éventuelles d’actes discriminatoires, ne sont que des remarques incidentes qui ne permettent pas de trancher la question en cause maintenant que, après enquête, les faits ont été établis.

Pour l’ensemble de ces raisons, ils font valoir que la Commission n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte ou pour la porter devant le Tribunal. Ainsi, par induction, le Tribunal n’était donc pas compétent pour connaître de cette affaire.

J’ai déjà indiqué qu’à mes yeux, la question de savoir si la Commission avait le pouvoir d’enquêter sur la plainte avait été nettement tranchée en Cour d’appel par l’affirmative dans l’arrêt Singh (Re). Le fait que la Commission a jugé qu’elle était compétente pour connaître de cette plainte découle implicitement de sa décision de renvoyer la plainte devant un tribunal. Cette instance ayant confirmé la décision de la Commission sur la question de compétence, affirmant sa compétence à l’égard du dossier lorsque celle-ci fut mise en doute initialement par les ministres requérants, et articulant les motifs de sa conclusion sur ce point, c’est sur sa décision que porte le débat touchant la compétence de la Commission, ainsi que du Tribunal, aux termes de l’alinéa 40(5)c) de la LCDP.

Avant d’examiner la question de la compétence, et la manière dont, me semble-t-il, une cour devrait aborder le problème lorsqu’il s’agit d’examiner, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[10], les décisions d’organismes administratifs ou quasi judiciaires, il convient de se pencher brièvement sur certains des arguments invoqués par les requérants, arguments qui, à mes yeux, sont accessoires au débat principal.

Les parties conviennent que Jawahar Menghani n’était pas le « répondant » de son frère pour ce qui est du statut d’immigrant reçu selon les conditions prévues par la Loi sur l’immigration et son règlement pour le parrainage d’un membre de la famille. J’accepte néanmoins l’argument des intimés, selon lequel s’appliqueraient en l’espèce les principes qui sous-tendent la décision que la Cour d’appel a rendue dans l’affaire Singh (Re) au sujet des diverses affaires qui lui étaient soumises, y compris celle-ci, classée parmi les affaires de « parrainage ». L’action de Jawahar Menghani a été celle d’un garant ou d’un répondant, au sens général que donnent à ces mots les dictionnaires[11] pour ce qui est de la demande de visa d’immigrant présentée par son frère, puisqu’il a offert à celui-ci un emploi dans l’entreprise familiale dans le cadre d’un programme créé sous les auspices du ministre de l’Emploi et de l’Immigration requérant.

L’argument des requérants, lorsqu’ils prétendent qu’aux termes de la Loi sur l’immigration le plaignant Jawahar Menghani n’a pas la qualité de « répondant », est fondé sur la plainte présentée par celui-ci et dans laquelle il évoque les efforts qu’il a déployés en vue de parrainer son frère pour qu’il obtienne le statut d’immigrant reçu. Étant donné l’objet même de la LCDP, il n’y a pas lieu de restreindre les possibilités d’enquêter sur une plainte, et de trancher en vertu de la Loi, en interprétant la plainte formulée par un citoyen ordinaire de manière à lui donner le sens particulier que ces mêmes mots revêtent dans tel ou tel texte de loi. La Commission doit se fonder sur la substance même de la plainte, quelle que soit la manière dont elle a été formulée par le plaignant.

La date d’expiration de l’offre d’emploi, à l’époque où a été examinée, à New York, la demande de Nandlal Menghani, n’est pas en cause; elle n’affecte d’ailleurs en rien la solution qui pourrait être apportée à cette affaire. Il est admis que M. Roberge, l’agent d’immigration en poste à New York, avait à l’époque supposé que cette offre pourrait, à toute époque, être réactivée, tant que seraient maintenus le programme du Ministère et l’occasion d’emploi. Cette hypothèse ne faisait aucun doute.

L’idée qu’en se penchant sur la plainte de Jawahar Menghani, la Commission permet que soit fait, de manière indirecte, quelque chose dont le législateur n’avait pas voulu, n’est à mon avis guère justifiée, même si, au premier abord, on pourrait s’y tromper, le Tribunal ayant ordonné à titre de réparation qu’on accorde à Nandlal la résidence permanente. Le Tribunal entendait trancher la question de savoir si le plaignant, Jawahar Menghani, avait été victime d’un acte discriminatoire. L’intimé soutient que si, ainsi qu’en a conclu le Tribunal, c’était effectivement le cas, sa plainte relevait bien de la compétence du Tribunal, et de la Commission, aux termes de l’alinéa 40(5)c). Le Tribunal n’entendait pas examiner une plainte formulée au nom de Nandlal Menghani, étant donné que, en raison de cette disposition de la LCDP, celui-ci n’avait pas qualité pour présenter une plainte sur laquelle la Commission pourrait statuer.

Abordons maintenant la question de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la décision du Tribunal. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, la Cour suprême du Canada a jugé que lorsqu’une procédure engagée sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte sur une question générale d’interprétation des lois, le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal se fera en fonction de la justesse de cette décision et non de son caractère raisonnable[12]. Tout comme dans l’affaire Mossop où, il a été décidé que la définition à donner de l’expression « situation de famille », qui figure à l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne , et qui n’est pas définie autre part dans la Loi, était une question d’interprétation des lois, j’estime qu’en l’espèce la question de la définition du mot « victime » qui figure à l’alinéa 40(5)c) de la Loi, et du sens qui a été donné à ce mot par le Tribunal, peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire quant à sa justesse.

Pour évaluer la « justesse » de la conclusion à laquelle le Tribunal en est arrivé sur la question de la compétence, je dirai d’abord à la lumière du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale , que c’est en dernière analyse aux requérants qu’il appartient de démontrer que le Tribunal « a agi sans compétence, outrepassé celle-ci », ou a commis une autre des fautes prévues dans ce paragraphe, et que c’est à ce titre que la Cour doit ordonner un redressement. Ce n’est pas, en dernière analyse, aux intimés qu’il appartient de démontrer la « justesse » de la décision rendue par le Tribunal. J’estime qu’on pourra tenir cela pour acquis si les requérants ne parviennent pas à convaincre la Cour que le Tribunal a fait erreur, à moins que, pour d’autres raisons, voire de son propre chef, la Cour soit convaincue que le Tribunal s’est effectivement trompé.

La Commission intimée soutient, en s’appuyant sur les observations du juge Hugessen, J.C.A. dans l’arrêt Singh (Re)[13], que la question de savoir qui est une « victime » au sens de la Loi est presque exclusivement une question de fait, et que la décision du Tribunal concluant qu’en l’espèce Jawahar Menghani était effectivement une victime, est une conclusion de fait que la Cour devrait hésiter à infirmer. Si c’est à juste titre qu’on fait preuve de retenue envers « l’appréciation des faits et sur les décisions dans un contexte des droits de la personne » des tribunaux nommés en vertu de la LCDP, selon la formule utilisée par M. le juge La Forest dans l’arrêt Mossop, cette retenue ne s’étend pas aux questions générales de droit portant sur l’interprétation des lois ou sur des raisonnements juridiques généraux[14]. Cette distinction risque de laisser certaines questions sans réponse lorsqu’on analyse les fonctions du Tribunal et le rôle de la Cour exerçant un contrôle judiciaire, mais il est clair, d’après l’arrêt Mossop, que si les faits constatés par le Tribunal peuvent être ce qu’on appelle parfois des faits juridictionnels, des conclusions ou inférences tirées de faits établis, sur lesquelles est fondée l’interprétation de la compétence légale du Tribunal, alors la manière dont le Tribunal a interprété son pouvoir légal sera, par la force des choses, soumise à la Cour chargée du contrôle judiciaire si la compétence du Tribunal est en cause.

L’argument invoqué par la Commission intimée, à l’appui de la décision du Tribunal concluant à sa propre compétence, rejoint le raisonnement adopté par le Tribunal. On fait valoir que l’alinéa 40(5)c) doit être interprété par rapport à l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne, exposé en son article 2 et qui, en matière de discrimination fondée sur l’origine nationale, prévoit que :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur … l’origine nationale …

Je relève que, à cet effet, l’article 3 prévoit que « Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont … l’origine nationale [ainsi que les autres considérations évoquées à l’article 2] ».

L’objet de la Loi a été explicitement reconnu par le juge Dickson, juge en chef à l’époque, qui, se prononçant au nom de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne),[15] a déclaré, entre autres, même s’il s’agissait d’une version antérieure de l’article 2 [S.C. 1976-77, ch. 33] exposant l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que :

Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet.

La Loi n’a pas pour objet de punir la faute, mais bien de prévenir la discrimination[16].

La Cour suprême a reconnu qu’un code des droits de la personne « ne doit pas être considéré comme n’importe quelle autre loi d’application générale, il faut le reconnaître pour ce qu’il est, c’est-à-dire une loi fondamentale[17] » La démarche à suivre dans l’interprétation des lois sur les droits de la personne a été à nouveau précisée par le juge McIntyre qui, au nom de la Cour suprême, a déclaré, dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres[18] :

Ce n’est pas, à mon avis, une bonne solution que d’affirmer que, selon les règles d’interprétation bien établies, on ne peut prêter au Code un sens plus large que le sens le plus étroit que peuvent avoir les termes qui y sont employés. Les règles d’interprétation acceptées sont suffisamment souples pour permettre à la Cour de reconnaître, en interprétant un code des droits de la personne, la nature et l’objet spéciaux de ce texte législatif … et de lui donner une interprétation qui permettra de promouvoir ses fins générales. Une loi de ce genre est d’une nature spéciale. Elle n’est pas vraiment de nature constitutionnelle, mais elle est certainement d’une nature qui sort de l’ordinaire. Il appartient aux tribunaux d’en rechercher l’objet et de le mettre en application. Le Code vise la suppression de la discrimination. C’est là l’évidence. Toutefois, sa façon principale de procéder consiste non pas à punir l’auteur de la discrimination, mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination. C’est le résultat ou l’effet de la mesure dont on se plaint qui importe. Si elle crée effectivement de la discrimination, si elle a pour effet d’imposer à une personne ou à un groupe de personnes des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres membres de la société, elle est discriminatoire.

Comme dans la décision du Tribunal, l’avocat de la Commission intimée cite les observations du juge Hugessen, J.C.A. dans l’arrêt Singh (Re)[19] pour dire que, selon les circonstances, il se peut qu’il y ait plus d’une victime. Le juge Hugessen avait d’ailleurs également noté que, d’après l’alinéa 5b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour un fournisseur de services destinés au public, de défavoriser un individu et, selon lui « constitue un acte discriminatoire le fait pour A, à l’occasion de la fourniture de services à B, d’établir une distinction illicite à l’égard de C »[20].

Le principe, selon lequel le traitement discriminatoire infligé à une personne peut donner lieu au dépôt d’une plainte valide par une autre personne, lésée par l’acte discriminatoire, a été reconnu par la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick dans l’affaire Conseil scolaire du district no 15 c. Commission d’enquête sur les droits de la personne (N.-B.)[21], où il a été jugé que le père d’un enfant inscrit dans un district scolaire avait qualité pour présenter une plainte dans une situation où l’on faisait valoir que, en continuant de confier des classes à un enseignant qui avait publié des déclarations de caractère discriminatoire et anti-juif, le conseil scolaire avait enfreint la loi provinciale sur les droits de la personne interdisant la discrimination en matière de services au public. Il y eut appel d’une ordonnance infirmant une directive ministérielle ordonnant l’audition de la plainte. L’appel fut accueilli, ce qui permit à une commission d’enquête d’entendre la plainte. Dans l’affaire Tabar (Bahjat), Chong Man Lee and Kyung S. Lee v. David Scott & West End Construction Ltd.[22], une commission d’enquête nommée dans le cadre du Human Rights Code, 1981 de l’Ontario [S.O. 1981, ch. 53], accorda réparation à un plaignant qui avait subi un préjudice du fait que son propriétaire avait refusé, de manière discriminatoire, d’autoriser une cession de bail en raison de la race ou d’autres motifs prohibés ayant trait aux caractéristiques personnelles des personnes à qui le bail devait être cédé. Ces affaires, citées par le Tribunal ainsi que par l’avocat de la Commission intimée, illustrent, d’après moi, le principe reconnu par le juge Hugessen, J.C.A. dans l’arrêt Singh (Re).

Le juge Hugessen fait en même temps valoir que la personne « victime » d’un acte discriminatoire au regard de la LCDP, et notamment quelqu’un qui n’était pas du tout visé par l’auteur de l’acte en cause, doit en avoir subi les conséquences de manière suffisamment directe et immédiate. En l’espèce, pour évaluer de telles conséquences, le Tribunal a examiné la preuve au regard de facteurs jugés pertinents compte tenu de la situation. Voici les facteurs retenus par le Tribunal[23] :

1. Le degré de consanguinité qui existe entre le parent canadien et l’immigrant éventuel;

2. la dépendance (financière, émotive) du parent canadien à l’égard de l’immigrant éventuel;

3. la privation d’une chance du point de vue commercial ou culturel pour le parent canadien si l’immigrant éventuel ne peut entrer au pays;

4. l’existence d’un rapport étroit dans le passé entre les deux personnes;

5. la participation du parent canadien à la demande d’immigration présentée en vertu de la Loi sur l’immigration et de son règlement d’application.

Je n’entends pas me pencher sur la preuve retenue par le Tribunal touchant ces divers facteurs. Les requérants ne reprochent pas au Tribunal des erreurs sur ce point, mais font simplement valoir que Jawahar Menghani n’a pas été victime d’un acte discriminatoire fondé sur ses propres caractéristiques personnelles. Je ne suis pas convaincu que le Tribunal se soit carrément trompé dans son évaluation des conséquences de l’acte qu’il a jugé discriminatoire, dans la mesure où ces conséquences visaient l’intimé Jawahar Menghani. Je ne suis pas non plus convaincu que le Tribunal ait fait erreur en décidant que l’intimé a été « victime », au sens de l’alinéa 40(5)c), d’un acte discriminatoire contraire à l’alinéa 5b) de la Loi le défavorisant, pour un motif de distinction illicite, l’origine nationale, dans le cadre d’une prestation de services, à savoir l’examen de la demande de résidence permanente présentée par Nandlal Menghani, à supposer pour l’instant qu’il convienne de confirmer la décision du Tribunal concluant à l’existence d’un acte discriminatoire, hypothèse mise en doute par le troisième motif de contrôle judiciaire invoqué par les requérants.

J’estime donc que la Cour peut admettre en postulat que le Tribunal a eu raison de décider qu’il était compétent, étant donné que je ne vois aucune raison de conclure différemment. Je dirais même plus, j’estime que la conclusion du tribunal était juste au regard de la preuve. Cette opinion est principalement fondée sur le rôle actif, la participation, de Jawahar en tant que garant dans le cadre du programme mis sur pied par le ministre de l’Emploi et de l’Immigration intimé pour les entreprises familiales—offres d’emploi faites à des parents. Ce programme venait compléter d’autres programmes favorisant la réunion des familles, un des principaux objets, à l’époque, de la Loi de l’immigration , et ce programme s’adressait non seulement aux candidats à l’immigration, mais également au parent offrant son assistance dans les cas où l’emploi en question était un poste de confiance ou supposait des relations de travail particulières ou encore lorsqu’il s’agissait d’un milieu de travail comportant des caractéristiques inhabituelles telles que de longues heures de travail. L’avocat de la Commission intimée a dit de ce programme qu’il crée une relation triangulaire entre le garant, le Ministère et le candidat à l’immigration. J’ai plutôt tendance à voir dans ce programme instauré par le Ministère quelque chose qui lui crée des obligations envers le garant et le candidat à l’immigration.

Mais, en plus de la relation découlant de l’emploi que l’intimé Jawahar Menghani proposait à son frère dans l’entreprise familiale, de nombreux éléments démontrent la participation soutenue de Jawahar à l’ensemble des démarches nécessaires, que ce soit en rencontrant, à Ottawa, des fonctionnaires du Ministère, en écrivant au ministre et à d’autres, et en transmettant à New York des documents, des demandes de renseignements et des informations. Jawahar a notamment fait état des conséquences graves qu’il prévoyait au niveau de son entreprise si son frère ne pouvait pas y venir travailler alors qu’il avait pu y travailler à temps partiel quand il bénéficiait encore d’un visa d’étudiant, c’est-à-dire avant de transmettre au bureau de New York sa demande de visa d’immigrant. Rappelons que, selon Jawahar, la faillite de l’entreprise est pour une large part due au fait que son frère n’a pas pu venir l’y rejoindre.

Toutes ces circonstances, et aussi celles dont le Tribunal a tenu compte pour décider si les conséquences des actes jugés discriminatoires avaient affecté Jawahar Menghani de manière suffisamment directe et discriminatoire pour qu’on puisse considérer ce dernier comme une victime aux termes de l’alinéa 40(5)c), me portent à conclure que c’est à juste titre que le tribunal s’est estimé compétent pour connaître de cette plainte sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le contrôle judiciaire, solution de rechange à la procédure prévue par la LCDP

Le second motif invoqué par les requérants se rapporte à l’alinéa 41b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui prévoit que :

41. Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps, ou à toutes les étapes, selon les procédures prévues par une autre loi fédérale.

Les requérants soutiennent que [traduction] « l’allégation voulant que Nandlal Menghani ait été injustement traité pourrait avantageusement être instruite selon la procédure prévue à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Il s’agit de la procédure habituelle en cas de contestation de la décision d’un agent des visas. Il s’agit également d’une procédure plus expéditive car, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, une décision aurait pu être rendue dès 1982 ». Cet argument conteste la décision de la Commission de renvoyer la plainte devant un tribunal. Dans sa plaidoirie, l’avocat des requérants a même fait valoir que l’argument pose à nouveau la question de savoir si la Commission devait même accueillir la plainte. Il estime que la Commission n’avait pas compétence pour le faire, étant donné que cette plainte aurait pu être avantageusement instruite selon la procédure du contrôle judiciaire prévue par la Loi sur la Cour fédérale.

L’avocat des intimés relève notamment que cet argument n’a pas été invoqué devant la Commission au début de la procédure entamée devant elle, que ce soit avant les tentatives de conciliation ou avant que l’affaire soit portée devant un tribunal, alors que, à ces deux occasions, les ministres requérants avaient la possibilité de soumettre à la Commission leur argumentation. Il estime qu’il est désormais trop tard pour mettre en doute la décision de la Commission renvoyant l’affaire devant un tribunal. Il fait par ailleurs valoir que le contrôle judiciaire n’aurait pas englobé la question de savoir si, comme l’affirmait l’intimé Jawahar Menghani, il avait fait l’objet de discrimination aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

J’estime que sur ce point les arguments des requérants ne sont pas fondés. Aux termes du paragraphe 40(1) :

40. (1) … un individu … ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission …

C’est bien ce qu’a fait l’intimé Jawahar Menghani. Selon l’article 41 de la Loi, la Commission doit statuer sur toute plainte dont elle est saisie « à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable » pour un certain nombre de motifs, y compris le motif invoqué actuellement par les requérants, c’est-à-dire l’existence d’une autre procédure, plus adaptée, prévue par une autre loi fédérale. La décision sur la question de savoir s’il existait une autre procédure plus adaptée relève du pouvoir discrétionnaire de la Commission. Sa décision de renvoyer la plainte devant un tribunal, conformément à la LCDP, implique, il est clair, que la Commission intimée n’estimait pas que « la plainte pourrait avantageusement être instruite … selon les procédures prévues par une autre loi fédérale », pour reprendre la formule de l’alinéa 41b). Les requérants ne font état ici d’aucun motif permettant de conclure que la Commission ait fait une mauvaise utilisation de son pouvoir discrétionnaire; ils estiment simplement que le contrôle judiciaire, tel que prévu dans la Loi sur la Cour fédérale, pourrait constituer une procédure plus adaptée. Même si la Cour était de cet avis, cela ne suffirait pas pour mettre en doute la manière dont la Commission a exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui est reconnu.

D’ailleurs, sur ce point, les arguments des requérants se fondent sur l’idée qu’en l’espèce la plainte a été entamée par Nandlal Menghani, ou pour son compte. L’argument fait fi de la réalité qui est que la plainte a, en fait, été déposée par Jawahar Menghani pour son propre compte. Enfin, il est évident que Nandlal Menghani aurait pu déposer une demande de contrôle judiciaire visant la décision prise par M. Roberge à New York, il n’est pas évident que Jawahar Menghani, le plaignant en l’espèce, ait été en mesure de déposer une demande de contrôle judiciaire. Je n’ai pas à trancher cette question.

Les arguments présentés par les requérants en ce qui a trait à l’existence d’une autre procédure, plus adaptée à l’audition de la plainte de Jawahar Menghani, ne contiennent aucun élément portant la Cour à intervenir dans la décision prise par le Tribunal.

Les conclusions de fait du Tribunal

Le troisième motif invoqué par les requérants est que la décision du Tribunal des droits de la personne est fondée sur une conclusion de fait erronée voulant qu’il y ait effectivement eu discrimination fondée sur l’origine nationale, cette conclusion ayant, selon eux, été tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments du dossier.

Voici la conclusion du Tribunal qu’on prétend erronée ou non conforme à la preuve[24] :

L’attitude reprochée en l’espèce était l’insistance de M. Roberge à ce que lui soit fourni un type particulier d’attestation de fin d’études (c’est-à-dire une attestation antérieure à la demande indiquant clairement le nom du père de l’élève) alors qu’on lui avait remis de nombreux autres éléments de preuve suffisants pour prouver le lien de parenté. Il a admis dans son témoignage que la production des deux passeports indiens dont la date était antérieure à celle de la demande d’immigration de Nandlal au Canada suffisait à prouver ce fait, et il ressort de la preuve que M. Roberge avait l’un de ces documents en sa possession depuis au moins le mois d’octobre 1981 et qu’il aurait pu tout simplement présenter une demande pour obtenir l’autre. Il ne l’a pas fait parce que, à son avis, des passeports ne pouvaient pas servir à établir le lien de parenté. M. Roberge a plutôt exigé la production de l’attestation de fin d’études requise en indiquant qu’aucun autre document ne ferait l’affaire.

L’exigence de la production de certains documents seulement, c’est-à-dire des extraits de naissance ou des attestations de fin d’études, de la part de requérants originaires de l’Inde constitue, selon l’avocat de la Commission canadienne des droits de la personne, une discrimination dans la fourniture de services pour un motif de distinction illicite, soit l’origine nationale, et a un effet préjudiciable sur Nandlal et Jawahar en violation de l’article 5 de la LCDP. Même si ces derniers ont été capables de produire d’autres éléments de preuve, ils ne pouvaient fournir ce document particulier en raison du contexte dans lequel des attestations de fin d’études sont délivrées en Inde et parce que leur école ne leur avait pas remis de telles attestations à l’époque où ils ont quitté celle-ci.

En conséquence, le tribunal estime que la pratique consistant à exiger des attestations de fin d’études était discriminatoire parce qu’elle désavantageait Nandlal dans sa tentative d’obtenir un statut légitime au Canada. Cette pratique constituait une discrimination fondée sur un motif de distinction illicite, soit l’origine nationale.

Pour les requérants, la preuve permet seulement de conclure que la demande de visa déposée par Nandlal Menghani a été rejetée en l’absence de documents permettant d’établir la réalité du lien familial l’unissant à son frère. Ils font également valoir que la doctrine de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable sur laquelle le Tribunal a fondé sa décision exige, pour que l’on puisse conclure à la discrimination, qu’il soit démontré que Nandlal a fait l’objet d’un traitement différent en raison de caractéristiques particulières qu’on lui aurait prêtées étant donné son origine nationale. À l’appui de cette thèse, les requérants rappellent ce que le juge en chef de l’époque, le juge Dickson, a déclaré dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada[25], et notamment l’observation suivante :

 … la discrimination systémique en matière d’emploi, c’est la discrimination qui résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination. La discrimination est alors renforcée par l’exclusion même du groupe désavantagé, du fait que l’exclusion favorise la conviction, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe, qu’elle résulte de forces « naturelles », par exemple que les femmes « ne peuvent tout simplement pas faire le travail »

J’estime que les propos du juge en chef Dickson ne renforcent pas la thèse des requérants. En tout état de cause, dans le passage cité, il s’agissait de « discrimination systémique », c’est-à-dire d’une forme de discrimination involontaire qui s’oppose à la « discrimination par suite d’un effet préjudiciable ».

La discrimination par suite d’un effet préjudiciable a été mise en lumière par la Cour suprême du Canada, notamment dans l’arrêt O’Malley c. Simpsons-Sears[26]. Cette forme de discrimination peut être définie comme « l’imposition d’obligations, de peines ou de conditions restrictives résultant d’une politique ou d’une pratique qui est neutre à première vue, mais qui a un effet négatif disproportionné sur un individu ou un groupe d’individus en raison d’une caractéristique spéciale de cet individu ou de ce groupe d’individus[27]. Lorsqu’une règle instaure une discrimination par suite d’un effet préjudiciable, elle peut être confirmée dans son application générale mais la Cour devra se demander si l’autorité aurait pu composer avec l’employé lésé par la règle sans subir de contraintes excessives[28]. En l’absence d’un tel effort d’accommodement, on pourra conclure à l’existence d’une discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

Les affaires O’Malley c. Simpsons-Sears et Central Alberta Dairy Pool[29] portaient toutes les deux sur des situations liées à l’emploi. Les mêmes principes, dans des situations liées à la prestation de services, sont à la base de la décision rendue par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’affaire Re Saskatchewan Human Rights Commission et al. and Canadian Odeon Theatres Ltd.[30], et de la décision d’un autre tribunal des droits de la personne constitué en vertu de la LCDP dans l’affaire Association canadienne des paraplégiques c. Canada (Élections Canada) no 2[31]. Je partage en l’espèce l’avis du tribunal selon qui les principes articulés par la Cour suprême en matière de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, bien qu’ils aient été élaborés dans le cadre de situations ayant trait à l’emploi, s’appliquent également par analogie aux situations ayant trait à la prestation de services. Ayant conclu en l’espèce à l’existence d’une discrimination par suite d’un effet préjudiciable, le Tribunal s’est penché sur la question de savoir si, d’après la preuve, M. Roberge avait satisfait au devoir qui lui incombait de s’accommoder, dans le cadre de la pratique générale consistant à exiger la production de certificats de naissance, et sans subir de contraintes excessives, aux circonstances entourant la demande de visa déposée par Nandlal Menghani, en examinant les autres documents fournis par celui-ci pour établir la réalité du lien familial l’unissant à son frère. Le Tribunal a conclu que M. Roberge avait manqué à son devoir d’accommoder les Menghani, la manière habituelle d’assurer le service les ayant défavorisés en raison de leur origine nationale. C’est pour cela que le Tribunal a estimé qu’ils avaient été victimes d’une discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

La Cour s’en remet à cette décision du Tribunal. Il s’agit d’une conclusion de fait relevant clairement de la compétence du Tribunal et je ne suis pas convaincu que cette décision était manifestement déraisonnable. Pour reprendre les termes de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, je ne suis pas convaincu que le Tribunal a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.

L’ordonnance du Tribunal enjoignant d’accorder à Nandlal Menghani la résidence permanente

Le dernier motif à l’appui de la demande de contrôle judiciaire a trait à l’ordre, signifié aux autorités compétentes, d’accorder à Nandlal Menghani la résidence permanente. Les requérants affirment que cet aspect de l’ordonnance du Tribunal outrepasse ses compétences.

Dans sa décision, le Tribunal relève que l’avocat de la Commission intimée avait demandé qu’on prescrive que Nandlal Menghani soit admis dans ce pays, ainsi qu’il l’aurait été s’il n’avait pas fait l’objet, en 1982, d’actes discriminatoires, et qu’il se voie accorder immédiatement le statut de résident permanent. Depuis 1991, il se trouve au Canada en vertu d’un permis du ministre, permis dont on s’attend apparemment à ce qu’il soit renouvelé chaque année pour une période pouvant aller jusqu’à cinq ans après quoi, dans la situation actuelle, il pourra se voir accorder le statut de résident permanent.

À l’audience, l’avocat de la Commission intimée fit valoir que cette ordonnance se situait dans les limites de la compétence qu’a le Tribunal de dédommager le plaignant, étant donné les conséquences de la discrimination constatée en l’espèce. L’avocat n’a pas été à même de nous citer un autre cas où la Cour aurait confirmé une ordonnance prévoyant des mesures spécifiques en faveur de quelqu’un qui n’est pas un plaignant sous le régime de la LCDP, ou une situation dans laquelle la Cour aurait confirmé l’ordonnance d’un tribunal imposant aux autorités légales la prise de mesures précises, sans qu’il soit démontré que les conditions préalables à l’exercice d’un devoir public ou d’un pouvoir discrétionnaire ont été remplies.

Je n’ignore pas la signification des mesures que la LCDP autorise la Commission et les tribunaux à prendre afin de favoriser les grands objectifs sociaux et éducatifs de cette Loi, mais je suis persuadé que le Tribunal a outrepassé sa compétence lorsqu’il a ordonné qu’on confère à Nandlal Menghani le statut de résident permanent. L’alinéa 53(2)b) de la Loi prévoit que :

53.

(2) À l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont, de l’avis du tribunal, l’acte l’a privée.

J’estime que le mot « victime », qui figure à l’alinéa b) du paragraphe 53(2), doit être interprété à la lumière du début de ce paragraphe qui établit un lien entre une ordonnance rendue en vertu de l’alinéa b) et la plainte qui a fait l’objet de l’enquête. D’après la plainte, Jawahar Menghani aurait fait l’objet d’un traitement discriminatoire dans le cadre de la prestation d’un service destiné au public. Certes, le Tribunal a décidé que son frère avait fait l’objet de discrimination par suite d’un effet préjudiciable en raison de la pratique de l’agent des visas de New York, mais l’alinéa 40(5)c) ne permettait pas à la Commission, ou au Tribunal, de statuer sur une plainte visant cette pratique discriminatoire. J’estime donc que la loi empêche que soit rendue une ordonnance en ce sens. J’estime également qu’il existe une objection de caractère général à l’octroi de mesures spécifiques en faveur de quelqu’un qui n’est pas plaignant au sens de la Loi.

J’estime de plus que le Tribunal fait erreur lorsque, dans sa décision, il affirme que « [c]ompte tenu de l’évaluation des documents faite par M. Roberge en 1983 et de sa conclusion que Nandlal et Jawahar étaient en réalité frères, il ne fait aucun doute que s’il avait effectué une telle évaluation en 1982 lorsque la demande de Nandlal était en cours, ce dernier aurait été admis au Canada à titre de résident permanent[32] » Cette affirmation ne tient pas compte du fait que, bien que cela soit reconnu dans la décision, l’immigration de Nandlal dépendait également des résultats d’un examen médical. Elle ne tient pas compte non plus de la procédure que doit suivre une personne immigrant au Canada afin d’obtenir la résidence permanente. La résidence permanente ne dépend pas de la décision d’un agent des visas en poste à l’étranger, qui ne peut qu’émettre un visa lorsqu’il est convaincu que l’octroi du droit d’établissement ne serait pas contraire à la Loi sur l’immigration ou à son règlement d’application. Ce n’est qu’après avoir été examiné par un agent de l’immigration, une fois arrivé au Canada, que le détenteur d’un visa se verra accorder le droit d’établissement et c’est cela qui, aux termes de la Loi sur l’immigration, donne à l’immigrant le statut de « résident permanent ».

Le droit revendiqué par Jawahar Menghani et à l’égard duquel il estime avoir été victime d’un acte discriminatoire, était le droit de « parrainer » son frère pour l’obtention de la résidence permanente au Canada. Si l’on entend réparer l’atteinte qui, ainsi qu’en a décidé la Commission, a été portée à ce droit, j’estime que le moyen le plus efficace de le faire serait par des consultations entre la Commission intimée et le ministre de l’Emploi et de l’Immigration requérant ou son successeur en titre. Étant admis que, ainsi qu’en a décidé le Tribunal, le plaignant Jawahar Menghani a subi les conséquences directes d’un acte discriminatoire qui a fait obstacle à l’exercice de son droit de voir examiner la candidature de son frère en vue de son admission au Canada en tant que résident permanent, et compte tenu de la manière dont il pourrait être donné suite à cette candidature après autant d’années, ces consultations devraient permettre de trouver une solution convenant à l’ensemble des parties.

Compte tenu de la situation, et pour les motifs que j’ai évoqués, j’ordonne que soit infirmée l’ordonnance du Tribunal enjoignant aux autorités concernées d’accorder la résidence permanente à Nandlal Menghani, et que la question soit renvoyée devant le Tribunal pour qu’il examine à nouveau l’ordonnance qu’il conviendrait de rendre en vertu de l’alinéa 53(2)b) afin que soit accordé à Jawahar Menghani le droit ou l’occasion qui, lui avait été refusé du fait d’un acte discriminatoire. Ce nouvel examen de la question devra être fondé sur les arguments présentés par la Commission intimée ainsi que par le ministre de l’Emploi et de l’Immigration requérant, ou son successeur en titre, arguments qui, je l’espère, seront présentés conjointement étant donné que les parties en cause vont, j’en suis sûr, agir avec bonne volonté dans la recherche d’une solution.

Conclusion

Pour les motifs que j’ai exposés, je dis que c’est à juste titre que le Tribunal a décidé qu’il était compétent pour connaître de la plainte déposée par Jawahar Menghani.

Je ne suis pas convaincu qu’en décidant qu’une discrimination par suite d’un effet préjudiciable, sans effort d’accommodement raisonnable, a fait subir à Jawahar Menghani et à son frère Nandlal une discrimination contraire à l’article 5 de la Loi, le Tribunal ait agi de manière manifestement déraisonnable, abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.

J’estime que le Tribunal a outrepassé ses compétences dans cette partie de l’ordonnance qui enjoint aux autorités compétentes d’accorder à Nandlal Menghani la résidence permanente. C’est ce volet seulement de l’ordonnance du Tribunal qui est infirmé, l’affaire étant renvoyée devant le Tribunal pour qu’il se penche à nouveau sur la réparation qu’il conviendrait d’accorder, aux termes de l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, à Jawahar Menghani. Ce nouvel examen devra se fonder sur les arguments présentés par la Commission intimée et par le ministre responsable de l’Emploi et de l’immigration, arguments qui, je l’espère, seront présentés conjointement. Si l’on ne parvient pas à une solution qui convienne aux parties, le Tribunal restera saisi de l’affaire afin de rendre l’ordonnance qui, en accord avec les présents motifs, lui paraîtra convenir.



[1] L.R.C. (1985), ch. H-6.

[2] Singh (Re), [1989] 1 C.F. 430 (C.A.).

[3] Menghani c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), décision D.T. 4/92, 22 mai 1992, à la p. 42 (dossier de requête déposé par les requérants, aux p. 9 à 39); depuis publié (1992), 17 C.H.R.R. D/236. La décision du tribunal sera par la suite citée sous la forme de décision D.T. 4/92, (avec le numéro de page correspondant); 17 C.H.R.R. (avec le numéro de page correspondant de ce recueil).

[4] Précitée, note 3, décision D.T. 4/92 aux p. 42 à 44; 17 C.H.R.R. D/236, à la p. D/255.

[5] Précitée, note 2.

[6] Précité, note 2.

[7] Précité, note 3, décision D.T. 4/92, aux p. 33 et 34; 17 C.H.R.R. D/236, à la p. D/251.

[8] Précité, note 2, à la p. 442.

[9] Précité, note 3; décision D.T. 4/92, à la p. 42; 17 C.H.R.R. D/236 aux p. D/254 et D/255.

[10] L.R.C. (1985), ch. F-7, édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5.

[11] Le Shorter Oxford English Dictionary (Oxford : Clarendon Press, 1973, revue en 1986), définit le « répondant » (sponsor), entre autres, comme [traduction] « [c]elui qui souscrit un engagement pour le compte d’autrui; caution ».

[12] [1993] 1 R.C.S. 554, le juge La Forest (sur lequel se sont alignés cinq autres juges, la cause ayant été entendue par une formation de sept juges), aux p. 583 à 585.

[13] Précité, note 2.

[14] Précité, note 12, à la p. 585.

[15] [1987] 1 R.C.S. 1114.

[16] Id., à la p. 1134.

[17] Juge Lamer, aujourd’hui juge en chef, dans l’arrêt Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink et autre, [1982] 2 R.C.S. 145, à la p. 158, cité avec approbation par le juge Dickson, juge en chef à l’époque, dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, note 15, à la p. 1136.

[18] [1985] 2 R.C.S. 536 aux p. 546 et 547.

[19] Précité, note 2.

[20] Id., à la p. 440.

[21] (1989), 100 N.B.R. (2d) 181 (C.A.).

[22] (1985), 6 C.H.R.R. D/2471 (C.E.ONT.).

[23] Précité, note 3, décision D.T. 4/92, à la p. 38; 17 C.H.R.R., D/236, à la p. D/253.

[24] Précité, note 3, décision D.T. 4/29, aux p. 25 à 27; 17 C.H.R.R. D/236, aux p. D/247 et D/248.

[25] Précité, note 15, à la p. 1139.

[26] Précité, note 18, à la p. 551, le juge McIntyre se prononçant au nom de la Cour; voir également Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489.

[27] Le juge en chef Dickson dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), précité, note 15, à la p. 1137.

[28] Central Alberta Dairy Pool, précité, note 26, le juge Wilson, à la p. 517.

[29] Précitées, note 26.

[30] (1985), 18 D.L.R. (4th) 93 (C.A. Sask.).

[31] (1992), 16 C.H.R.R. D/341 (Trib. can.).

[32] Précité, note 4.

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