[1994] 1 C.F. 433
A-1043-91
Thalayasingam Sivakumar (appelant)
c.
Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)
Cour d’appel, juges Mahoney et Linden, J.C.A. et juge suppléant Henry—Toronto, 4 octobre; Ottawa, 4 novembre 1993.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — La revendication du statut de réfugié au sens de la Convention a été rejetée compte tenu de l’art. 1Fa) de la Convention des N.U. relative au statut des réfugiés, pour le motif que l’intéressé avait commis des crimes contre l’humanité — Complicité dans la perpétration de crimes internationaux — Définition des crimes contre l’humanité — La norme de preuve requise par l’art. 1Fa) (raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis des crimes contre l’humanité) exige plus qu’une suspicion ou une conjecture, mais moins qu’une preuve selon la prépondérance des probabilités — L’association avec une organisation responsable de la perpétration de crimes internationaux peut emporter complicité si l’intéressé a personnellement participé à ces crimes ou les a sciemment tolérés, en particulier lorsque celui-ci occupe un poste de direction ou de commandement au sein de l’organisation.
Bien qu’elle ait conclu que l’appelant, un Tamoul du Sri Lanka, avait raison de craindre d’être persécuté par les autorités sri-lankaises, la section du statut de réfugié a décidé de l’exclure en se fondant sur la section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés à titre de personne ayant commis des crimes contre l’humanité. Il s’agissait de déterminer si l’appelant avait été à bon droit tenu responsable des crimes contre l’humanité qui auraient été commis par les Tigres de libération de L’Eelam tamoul (les LTTE), bien qu’il n’y ait pas participé personnellement.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
La section Fa) de l’article premier de la Convention prévoit que cette dernière ne s’applique pas aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime contre l’humanité; de plus, la définition de « réfugié au sens de la Convention » figurant à l’article 2 de la Loi sur l’immigration exclut les personnes soustraites à l’application de la Convention par la section Fa) de l’article premier de ladite Convention.
Il n’a pas été établi que l’appelant avait personnellement commis des crimes contre l’humanité, mais il était responsable des crimes contre l’humanité commis par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les LTTE) parce qu’il occupait un poste de direction au sein de cette organisation et du fait qu’il continuait à participer aux activités de cette dernière.
Des arrêts récents de la Cour fédérale ont établi qu’une personne pourrait être tenue responsable de pareils crimes à titre de complice, bien qu’elle n’ait pas personnellement commis l’acte constituant le crime. Il s’agissait essentiellement d’une question de fait qui pouvait uniquement être tranchée dans chaque cas d’espèce. De plus, il pouvait y avoir complicité par association. La preuve relative à la complicité d’un individu dans la perpétration des crimes internationaux commis par son organisation est plus forte si celui-ci occupe un poste important au sein de l’organisation. Plus l’intéressé occupe un poste de direction ou de commandement au sein de l’organisation, plus il sera facile de déduire qu’il était au courant des crimes et qu’il a participé au plan élaboré pour les commettre. De plus, le fait de continuer à occuper un poste de direction tout en sachant que l’organisation est responsable de crimes contre l’humanité peut constituer de la complicité.
Les crimes contre l’humanité comportent habituellement une action ou une politique étatique, mais on ne peut plus dire que les individus qui n’ont aucun lien avec l’État, en particulier ceux qui participent aux mouvements paramilitaires ou révolutionnaires armés, sont à l’abri de l’application du droit international.
Selon la norme de preuve requise par la section Fa) de l’article premier de la Convention, il s’agit de savoir si la Couronne a prouvé qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que l’intéressé avait commis des crimes contre l’humanité. Cela exige quelque chose de plus qu’une simple suspicion ou conjecture, mais moins qu’une preuve selon la prépondérance des probabilités.
Il ressort de la preuve que l’appelant n’était pas un simple membre des LTTE, mais qu’il occupait divers postes de direction au sein de l’organisation. Cela étant, on pouvait déduire qu’il était au courant des crimes commis par les LTTE et qu’il partageait les fins poursuivies par l’organisation dans la perpétration de ces crimes.
Les motifs prononcés par la section du statut de réfugié étaient défectueux compte tenu de l’absence de conclusions factuelles au sujet des actes commis par les LTTE et du fait que l’appelant était au courant de ces actes et partageait les fins poursuivies par les LTTE, ainsi que de l’absence de conclusions sur la question de savoir si ces actes constituaient des crimes contre l’humanité. Toutefois, compte tenu de l’abondante preuve documentaire et du propre témoignage de l’appelant au sujet de sa connaissance des crimes contre l’humanité commis par les LTTE, ainsi que du fait que l’appelant occupait un poste important au sein des LTTE et qu’il avait omis de se retirer de cette organisation alors qu’il avait eu amplement l’occasion de le faire, il existait des raisons sérieuses de penser que l’appelant était complice des crimes contre l’humanité commis par les LTTE. La preuve était telle qu’aucun tribunal correctement instruit ne pouvait tirer une conclusion différente. En outre, la seule conclusion possible était que les meurtres commis constituaient des crimes contre l’humanité.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, 8 août 1945, 82 R.T.N.U. 279, art. 6.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fa).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), 19 (mod., idem (3e suppl.), ch. 30, art. 3).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306; (1992), 89 D.L.R. (4th) 173; 135 N.R. 390 (C.A.); Naredo et Arduengo c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1990), 37 F.T.R. 161; 11 Imm. L.R. (2d) 92 (C.F. 1re inst.); Flick Trial (trial of Friedrich Flick and five others), Law Reports of Trials of War Criminals, vol. IX, p. 1; Justice Trial (trial of Joseph Alstötter and others), Law Reports of Trial of War Criminals, vol. VI, p. 1.
DISTINCTION FAITE AVEC :
Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Milch Trial (trial of Erhard Milch), Law Reports for Trial of War Criminals, vol. VII, p. 27.
DÉCISIONS CITÉES :
Dunlop et Sylvester c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 881; (1979), 27 N.R. 153; Rudolph c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 653 (C.A.); Réserves à la Convention sur le génocide, Avis consultatif, [1951] C.I.J. Recueil 15.
DOCTRINE
Bassiouni, M. Cherif. Crimes Against Humanity in Inter- national Criminal Law. Dordrecht : Martinus Nijhoff, 1992.
Rikhof, J. « War Crimes, Crimes Against Humanity and Immigration Law » (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 18.
Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié en vertu de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Genève, 1988.
APPEL de la décision (sub nom. K.(Y.P.) (Re), [1991] D.S.S.R. No. 672 (Q.L.)) par laquelle la section du statut de réfugié a conclu que l’appelant était exclu de la définition de « réfugié au sens de la Convention » figurant à l’article 2 de la Loi sur l’immigration en se fondant sur la section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, à titre de personne ayant commis des crimes contre l’humanité, même si elle avait conclu que celui-ci avait raison de craindre d’être persécuté par le gouvernement sri-lankais du fait de ses opinions politiques. Appel rejeté.
AVOCATS :
Lorne Waldman et Laura Snowball pour l’appelant.
Harley R. Nott pour l’intimé.
PROCUREURS :
Lorne Waldman, Toronto, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Linden, J.C.A. : L’appelant, Thalayasingam Sivakumar, est un Tamoul citoyen du Sri Lanka. Bien que la section du statut de réfugié ait conclu qu’il craignait avec raison d’être persécuté par les autorités sri-lankaises en raison de ses opinions politiques, elle a décidé de rejeter sa demande en application de la section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [le 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6], par ce motif qu’il a commis des crimes contre l’humanité [Re K. (Y.P.), [1991] D.S.S.R. no 672 (Q.L.)]. Il échet d’examiner si la section du statut était fondée à le tenir responsable des crimes contre l’humanité qu’aurait commis l’organisation Liberation Tigers of Tamil Eelam [Tigres de libération de l’Eelam tamoul] (LTTE), bien qu’il n’y ait pas participé personnellement.
LA LOI APPLICABLE
La notion de réfugié au sens de la Convention est définie comme suit au paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, modifié par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1 :
2. …
« réfugié au sens de la Convention » Toute personne :
a) qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;
b) n’a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).
Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l’application de la Convention par les sections E ou F de l’article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l’annexe de la présente loi.
Voici le passage applicable de la section F de l’article premier :
F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes.
La section du statut a conclu qu’en raison de ses fonctions de commandement au sein des LTTE et du fait qu’il continuait à participer à cette organisation, l’appelant devait être tenu responsable des crimes contre l’humanité, commis par cette dernière. Voici la conclusion tirée à cet effet :
[traduction] On peut cependant juger une personne par ses fréquentations, et un individu comme le demandeur, qui occupe des fonctions de commandement et qui, quels que puissent être ses mobiles, continue à participer, doit être tenu personnellement comptable des actes inhumains de ses stagiaires, de ses subordonnés et de son mouvement. (Dossier d’appel, à la page 601.)
1. COMPLICITÉ
Cette Cour a eu récemment l’occasion de se prononcer sur la question de savoir dans quelles conditions une personne est tenue responsable de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité (Voir Naredo et Arduengo c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1990), 37 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.); Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Rudolph c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 653 (C.A.); et Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.)). Il est indiscutable que la personne qui commet elle-même l’acte matériel constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, en est responsable. Cependant, il est aussi possible d’être tenu responsable de ces crimes de les « commettre » à titre de complice, sans avoir personnellement commis l’acte constituant le crime (voir les conclusions du juge MacGuigan J.C.A. dans Ramirez, supra). En examinant la question de savoir qui pouvait être considéré comme complice au sens de la section F, le juge MacGuigan a conclu que, si pertinents fussent-ils, il ne fallait pas se fonder exclusivement sur les concepts d’aide et d’encouragement du droit pénal canadien, puisque les instruments internationaux ne sauraient s’interpréter à la lumière du système juridique d’un seul pays. Outre le droit canadien, il a pris en considération la jurisprudence d’autres pays ainsi que les grands ouvrages de doctrine pour conclure que l’élément nécessaire de la complicité dans un crime international était la « participation personnelle et consciente ».
Il s’agit là essentiellement d’une question de fait qu’il faut examiner dans chaque cas d’espèce, mais certains principes généraux sont reconnus en la matière. Il est évident que le seul fait d’être présent sur les lieux du crime ou de regarder celui-ci n’équivaut pas à complicité. C’est ainsi que le juge MacGuigan a tiré la conclusion suivante dans Ramirez, supra, en page 317 :
Selon moi, le simple fait de regarder, comme c’est le cas, par exemple, lors d’exécutions publiques, sans entretenir de rapports intrinsèques avec le groupe se livrant aux actes de persécution, ne peut jamais, quelque humainement répugnant qu’il nous paraisse, constituer une forme de participation personnelle.
Par contre, celui qui apporte son aide ou son encouragement à la perpétration d’un crime ou qui, volontairement, monte la garde pendant la perpétration de ce crime, est normalement tenu pour responsable. Mais là encore, la qualification dépend des faits de la cause. Par exemple, dans Ramirez, supra, le demandeur s’était volontairement engagé dans l’armée et avait assisté à la mise à la torture et au meurtre d’un grand nombre de prisonniers. Vu les circonstances de son enrôlement, la Cour a jugé qu’il partageait les buts poursuivis par les militaires dans la perpétration de ces actes, et donc qu’il était un complice et non pas un simple spectateur. La même conclusion a été tirée dans Naredo, supra, où les demandeurs montaient la garde pendant que des prisonniers étaient torturés. Le raisonnement tenu par le juge Muldoon dans cette dernière cause est discutable à la lumière de la jurisprudence subséquente, puisqu’il concluait que le fait de regarder les mises à la torture était tout aussi coupable que le fait de s’y livrer. Cependant, sa conclusion que les demandeurs étaient des complices était probablement correcte eu égard aux faits de la cause, étant donné qu’ils faisaient volontairement partie des services secrets de la police chilienne, dans une équipe chargée d’interroger et de torturer les prisonniers. Par comparaison, dans Moreno, supra, le demandeur avait été incorporé dans l’armée salvadorienne à l’âge de 16 ans. Il reçut l’ordre de monter la garde à l’entrée d’une cellule où un prisonnier était interrogé et brutalement torturé. Il ressortait cependant des faits articulés qu’il n’était qu’un spectateur qui n’avait nullement le pouvoir d’intervenir dans les interrogatoires, qu’il ne partageait pas les buts poursuivis par les militaires par la torture, et qu’il avait déserté dès la première occasion. La Cour a donc jugé qu’il n’était pas complice dans cet acte de torture (Voir aussi Dunlop et Sylvester c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 881, au sujet du droit interne en matière de définition des parties à une infraction.)
Dans Ramirez, supra, le juge MacGuigan a expliqué en ces termes le critère de la définition de complicité, à la page 318 :
Je crois que, dans de tels cas, la complicité dépend essentiellement de l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont.
Par ailleurs, ceux qui participent à la planification d’un crime ou à un complot visant à le commettre, même s’ils ne sont pas personnellement présents sur les lieux du crime, pourraient être considérés comme complices eu égard aux faits de la cause. De même, un commandant militaire peut être tenu responsable des crimes internationaux commis par ses subordonnés, mais seulement s’il était au courant ou devait l’être. (Voir Rikhof, J. « War Crimes, Crimes Against Humanity and Immigration Law » (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 18, à la page 49.)
Un autre type de complicité qui présente un intérêt particulier pour l’affaire en instance est la complicité par association, laquelle s’entend du fait qu’un individu peut être tenu responsable d’actes commis par d’autres, et ce en raison de son association étroite avec les auteurs principaux. Il ne s’agit pas simplement du cas de l’individu « jugé à travers ses fréquentations », ni non plus du cas de l’individu responsable de crimes internationaux du seul fait qu’il appartient à l’organisation qui les a commis (Voir Ramirez, à la page 317). Ni l’un ni l’autre de ces cas ne constitue en soi un élément de responsabilité, à moins que cette organisation n’ait pour but de commettre des crimes internationaux. Il y a cependant lieu de noter, comme l’a fait observer le juge MacGuigan, que : « un associé des auteurs principaux ne pourrait jamais, à mon avis, être qualifié de simple spectateur. Les membres d’un groupe peuvent à bon droit être considérés comme des participants personnels et conscients, suivant les faits » (Ramirez, supra, aux pages 317 et 318).
À mon avis, la complicité d’un individu dans des crimes internationaux est d’autant plus probable qu’il occupe des fonctions importantes dans l’organisation qui les a commis. Tout en gardant à l’esprit que chaque cas d’espèce doit être jugé à la lumière des faits qui le caractérisent, on peut dire que plus l’intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l’organisation, plus il est vraisemblable qu’il était au courant du crime commis et partageait le but poursuivi par l’organisation dans la perpétration de ce crime. En conséquence, peut être jugé complice celui qui demeure à un poste de direction de l’organisation tout en sachant que celle-ci a été responsable de crimes contre l’humanité. Dans Crimes Againts Humanity in International Criminal Law (1992), M. Cherif Bassiouni a fait cette observation, à la page 345 :
[traduction] Ainsi donc, plus la personne participe de près à la prise de décisions et moins elle cherche à combattre ou à prévenir la décision prise, ou à s’en dissocier, plus il est vraisemblable que sa responsabilité pénale est en cause.
Dans ces conditions, un facteur important à prendre en considération est la preuve que l’individu s’est opposé au crime ou a essayé d’en prévenir la perpétration ou de se retirer de l’organisation. C’est ce qu’a noté le juge Robertson dans Moreno, supra, en ces termes [à la page 324] :
plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d’actes inhumains, plus il est vraisemblable qu’elle soit criminellement responsable.
Bien entendu, comme l’a fait remarquer le juge MacGuigan, « la loi n’a pas pour effet d’ériger l’héroïsme en norme » (Ramirez, supra, à la page 320). On ne saurait donc exiger que, pour éviter l’accusation de complicité pour cause d’association avec les principaux auteurs, l’intéressé mette en danger sa vie ou sa sécurité pour sortir d’une mauvaise situation ou d’une organisation. Mais il ne saurait non plus se comporter en robot amoral.
Cette conception de la complicité dans les crimes internationaux du fait de l’occupation d’un rôle de dirigeant au sein d’une organisation se retrouve à l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international [Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européenes de l’Axe, 8 août 1945, 82 N.U.R.T. 279] qui, après avoir défini les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, prévoit ce qui suit :
Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.
Ce principe a été appliqué durant les procès de Nuremberg aux dirigeants de l’Allemagne nazie, qui étaient au courant des crimes commis par d’autres agents du régime. Par exemple, le procès d’Erhard Milch, United States Military Tribunal à Nuremberg, Law Reports of Trials of War Criminals, Vol. VII, page 27, concernait un inspecteur-général et maréchal de l’aviation allemande, qui était accusé d’avoir commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sous forme d’expériences illégales et atroces sur des citoyens allemands, comme sur des militaires et civils de pays en guerre contre l’Allemagne. Bien que déclaré coupable d’un autre chef d’accusation, il a été acquitté à l’égard de ces expériences par ce motif que si celles-ci avaient été effectuées par ses subordonnés, Milch n’y avait pas participé personnellement, ni ne les avait instituées, ni ne savait qu’elles avaient lieu.
Il faut noter qu’en droit d’immigration, si l’État tolère les actes de persécution par la population locale, c’est lui qui en est directement responsable (voir par exemple le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, à la page 17). De même, si les dirigeants tolèrent sciemment des agissements criminels de la part d’une organisation paramilitaire ou révolutionnaire non officielle, ils peuvent également en être tenus responsables. La complicité du fait de l’occupation d’une position de dirigeant d’une organisation responsable de crimes internationaux s’apparente à la théorie de la responsabilité du fait d’autrui en matière de délits civils, mais cette analogie n’est pas tout à fait juste, puisqu’il est indiscutable que dans le contexte des crimes internationaux, l’accusé doit avoir été au courant des actes constitutifs de ces crimes.
En bref, l’association avec une personne ou une organisation responsable de crimes internationaux peut emporter complicité si l’intéressé a personnellement ou sciemment participé à ces crimes, ou les a sciemment tolérés. La simple appartenance à un groupe responsable de crimes internationaux ne suffit pas, à moins que cette organisation ne poursuive des « fins limitées et brutales » (Ramirez, supra, à la page 317). D’autre part, plus l’intéressé occupe les échelons de direction ou de commandement au sein de l’organisation, plus on peut conclure qu’il était au courant des crimes et a participé au plan élaboré pour les commettre.
2. CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ
Un autre point de droit à examiner dans cet appel porte sur la question de savoir ce qui constitue un crime contre l’humanité. Selon l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international :
Article 6
…
c) Les Crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.
Certaines autres qualifications juridiques sont communément reconnues comme faisant partie de la définition de crimes contre l’humanité dans la sphère internationale. Il faut qu’ils soient commis de façon généralisée et systématique (Voir par exemple Flick Trial (trial of Friedrich Flick and five others), United States Military Tribunal à Nuremberg, Law Reports of Trials of War Criminals, Vol. IX, page 1, et le Justice Trial (trial of Joseph Alstötter and others), United States Military Tribunal à Nuremberg, Law Reports of Trials of War Criminals, Vol. VI, page 1, aux pages 37 et 47). Comme l’a fait remarquer un commentateur canadien, Joseph Rikhof, op. cit., à la page 30 :
[traduction] Cette condition ne signifie pas qu’un crime contre l’humanité ne puisse pas être commis contre une personne, mais afin de faire qualifier un crime interne, tel le meurtre, de crime international, il faut que cet élément supplémentaire soit présent. Cet élément réside dans ce que la victime appartient à un groupe qui a été, de façon systématique et généralisée, la cible d’un des crimes susmentionnés.
Un autre élément constitutif, traditionnellement reconnu, du crime contre l’humanité veut qu’il soit commis contre les propres citoyens du pays concerné. Il s’agit là d’un trait qui a servi par le passé à distinguer crime contre l’humanité et crime de guerre (voir Flick Trial, supra, et le Justice Trial, supra). Bien que j’aie certaines réserves sur l’utilité d’un maintien de cette condition à la lumière de l’évolution des conditions de conflit international, certains auteurs estiment qu’elle [traduction] « est toujours généralement acceptée comme la condition nécessaire pour qu’un crime tombe sous le coup du droit international » (Rikhof, op. cit., à la page 31).
Il y a une divergence entre professeurs de droit et juges quant à la question de savoir si l’action ou la politique de l’État est un élément nécessaire des crimes contre l’humanité, afin que des crimes ordinaires puissent être qualifiés de crimes internationaux. Les affaires de crimes contre l’humanité, jugées à cette date au Canada, concernaient toutes des autorités étatiques, puisque les intéressés appartenaient à une organisation militaire relevant du gouvernement (Naredo, supra; Ramirez, supra; Moreno, supra; et Rudolph, supra). Un auteur, Bassiouni, op. cit., souligne que l’élément nécessaire, en droit international, des crimes contre l’humanité est l’action ou la politique de l’État (à la page 247). De même, le Justice Trial, supra, a interprété clairement la loi no 10 du Conseil de contrôle (essentiellement identique à l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international) comme signifiant que les crimes contre l’humanité sont toujours le fait de l’État, à la page 40 :
[traduction] Ce n’est pas le crime isolé d’un particulier allemand qui est condamné, ni le crime isolé commis par le Reich allemand par l’intermédiaire de ses agents contre un particulier. Il importe de noter que le texte emploie les mots « contre toutes populations civiles » et non pas « contre tout civil ». Cette disposition vise les infractions et les actes et persécutions inhumains, systématiquement organisés et dirigés par l’État ou avec son approbation, et ce pour des motifs politiques, raciaux ou religieux.
D’autres auteurs et juges ont une conception différente. La question a été rapportée en détail par Rikhof, op. cit., aux pages 60 et suivantes. Dans le procès Flick, supra, le Tribunal militaire des États-Unis a conclu lui-même que des particuliers pouvaient enfreindre le droit international lorsqu’il a déclaré des industriels coupables de crimes contre l’humanité pour emploi de la main-d’oeuvre forcée dans leurs usines. Cette position se retrouve dans plusieurs autres décisions du Tribunal militaire des États-Unis à Nuremberg, au sujet de la responsabilité individuelle pour crimes de guerre. La même vue a été adoptée à l’égard du génocide, reconnu comme crime contre l’humanité, par la Cour internationale de justice dans sa consultation sur les Réserves à la Convention sur le génocide, Recueils de la Cour internationale de justice (1951). Enfin, la Commission du droit international a conclu que des individus n’ayant aucun lien avec l’État pouvaient vraiment commettre des crimes contre l’humanité (Voir Rikhof, op. cit., à la page 64). À la lumière de ces derniers magistères, on ne peut donc plus dire que des individus n’ayant aucun lien avec l’État, en particulier ceux qui participent aux mouvements paramilitaires ou révolutionnaires armés, sont à l’abri du droit pénal international. Au contraire, ils y sont maintenant soumis.
LES FAITS DE LA CAUSE
Après cette évocation des règles de droit applicables aux crimes contre l’humanité dans le contexte de la section Fa) de l’article premier de la Convention, il est nécessaire de considérer les faits de la cause. Le tribunal constitué par la section du statut a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que l’appelant, en raison de son association avec les LTTE, avait commis des crimes contre l’humanité.
Selon la norme de preuve requise par la section Fa) de l’article premier de la Convention, il s’agit de savoir si la Couronne a prouvé qu’il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis des crimes contre l’humanité. Dans Ramirez, supra, le juge MacGuigan conclut que la norme des raisons sérieuses est en soi une norme intelligible et qu’il n’est pas nécessaire de l’assimiler à la norme des motifs raisonnables que prescrit l’article 19 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 3] de la Loi sur l’immigration. Cette conclusion a été reprise par le juge Robertson, J.C.A., dans Moreno, supra, mais pour celui-ci, il n’y a à vrai dire aucune différence entre les deux. Je conviens que la différence, si différence il y a, est minime entre ces deux formulations de la norme. L’une et l’autre demandent davantage que la suspicion ou la conjecture, mais sans atteindre à la preuve par prépondérance des probabilités. Cela montre que la communauté internationale voulait bien baisser la norme habituelle de preuve afin de s’assurer que les criminels de guerre ne trouveraient pas refuge. Lorsque par un juste retour des choses, les persécuteurs deviennent les persécutés, ils ne pourront pas revendiquer le statut de réfugié. Les criminels internationaux, de quelque côté qu’ils se trouvent dans les conflits, sont ainsi privés à juste titre du statut de réfugié.
Il ressort des preuves produites que non seulement l’appelant était un membre des LTTE, mais qu’il occupait diverses fonctions importantes au sein de l’organisation. Un bref sommaire des preuves détaillées montre que dans sa jeunesse, l’appelant étudiait l’histoire et la stratégie militaires et concluait que la lutte armée était le seul moyen pour les Tamouls d’atteindre leurs objectifs de libération. Il adhéra aux LTTE en 1978 peu de temps après que l’organisation fut interdite par le gouvernement sri-lankais. Pendant qu’il était à l’université, il se servait de son bureau de dirigeant estudiantin pour faire de la propagande LTTE. Frustré par les querelles internes de l’organisation, il l’a abandonnée en 1981 pour se concentrer sur ses études. Cependant, il a dû quitter l’université pour s’enfuir en Inde, après avoir été recherché par les autorités sri-lankaises en raison de ses liens avec les LTTE.
Le gouvernement sri-lankais reprochait à l’appelant d’avoir participé à une attaque à la bombe contre un poste de police au Sri Lanka en 1982, ce qu’il a nié. La Commission n’a tiré aucune conclusion sur ce point spécifique; en conséquence, je n’en tiendrai pas compte.
L’appelant témoigne que pendant la période allant de 1983 à 1985, il s’est aperçu que les LTTE condamnaient comme traîtres ceux qui travaillaient contre eux et les tuaient en guise de punition (dossier d’appel, aux pages 113 à 115). Le chef des LTTE, Prabaharan, lui a parlé de ces meurtres et selon l’appelant, bien que ces meurtres n’eussent rien à voir directement avec lui, il « acceptait » ce que lui disait le chef des LTTE (dossier d’appel, à la page 114).
L’appelant est resté en Inde jusqu’en 1985 puis est retourné au Sri Lanka. Dans l’intervalle, il avait été contacté par le chef des LTTE et, par suite, il a réintégré les LTTE à titre de conseiller militaire. Il créa à Madras un centre de recherches et d’études militaires où il enseignait les tactiques de guérilla aux nouvelles recrues. L’appelant témoigne qu’il enseignait à ces dernières comment il fallait se comporter envers la population civile en vue de s’assurer le soutien populaire, et qu’il leur disait de respecter la Convention de Genève.
En 1985, l’appelant participa aux négociations (organisées par le gouvernement indien) entre le gouvernement du Sri Lanka et les cinq principales organisations rebelles. Ces négociations ont tourné court après qu’une quarantaine de civils tamouls eurent été tués par les forces sri-lankaises.
En 1986, l’appelant retourna au Sri Lanka pour visiter sa famille. Il démissionna du collège militaire des LTTE par suite d’une querelle sur la stratégie militaire avec un autre membre de l’organisation, et se concentra sur la mise au point d’une arme anti-tank. En 1987, il retourna en Inde pour participer à la production en série de cette arme.
L’appelant est retourné une nouvelle fois au Sri Lanka avec instructions de créer une division de renseignements militaires pour les LTTE en vue de recueillir les renseignements, d’établir les cartes militaires et de recruter de nouveaux membres. Il fut alors promu au grade de commandant au sein des LTTE.
Les hostilités éclatèrent au début de 1987 entre l’armée sri-lankaise et les forces LTTE, mais cessèrent à la signature d’un accord de paix en juillet 1987. Cet accord permettait aux Tamouls de former une police tamoule pour les provinces septentrionales et orientales, et l’appelant fut chargé de convertir le centre de formation militaire et de renseignements en une école de la police. Cependant l’accord tourna court et l’école de la police n’a jamais été créée.
L’appelant témoigne qu’en 1987, après qu’un autre groupe tamoul eut essayé d’assassiner un haut dirigeant des LTTE, un commandant de ces derniers, Aruna, s’est rendu dans une prison sous contrôle des LTTE pour y tuer à la mitraillette une quarantaine de membres non armés d’organisations tamoules rivales. Et qu’informé de cette tuerie, l’appelant est allé demander à Prabaharan de sévir publiquement, ce que celui-ci a promis de faire. Cependant, Aruna a juste perdu son grade et a été détenu un certain temps. L’appelant s’est plaint de nouveau, sans obtenir rien de plus. Par la suite, Aruna a été tué au combat. Malgré tout cela, l’appelant est resté membre des LTTE.
À la mort du commandant militaire de Jaffna, l’appelant a été chargé de diriger la défense de cette ville. Lui et ses soldats la tenaient pendant 15 jours avant d’être repoussés dans la jungle, d’où ils lançaient des opérations de guérilla. Par la suite, il reçut l’ordre de retourner en Inde en raison d’une querelle avec le commandant adjoint des LTTE. Il témoigne que ce différend provenait de ce qu’il croyait fermement qu’il fallait engager sans condition préalable les négociations avec le Sri Lanka. Il a participé ensuite aux négociations de paix avec le gouvernement sri-lankais, mais ces négociations étaient vouées à l’échec en raison de l’intransigeance et de l’attitude agressive du chef des LTTE.
Subséquemment, l’appelant a manifesté son sentiment de frustration devant l’inaptitude des LTTE à se comporter comme il fallait aux négociations de paix, et par suite, a été expulsé des LTTE en décembre 1988. Il demeurait caché en Inde jusqu’en janvier 1989, puis s’est rendu, au moyen d’un faux passeport malaysien, au Canada en passant par Singapour et les États-Unis.
Il ressort des preuves produites que l’appelant occupait des fonctions importantes au sein des LTTE. En particulier, il a été chargé de la formation militaire des nouvelles recrues, des négociations de paix organisées sous parrainage international entre les LTTE et le gouvernement sri-lankais, du commandement d’une base militaire des LTTE, de la mise au point d’armements et, ce qui est peut-être le plus important, de la division de renseignements des LTTE. On ne peut dire qu’il était un simple membre de cette organisation. En fait, il occupait plusieurs fonctions de commandement, dont celles de chef du service de renseignements des LTTE. Vu la nature du rôle important de l’appelant au sein des LTTE, on peut conclure qu’il était au courant des crimes commis par ces derniers et qu’il partageait les fins poursuivies par l’organisation dans la perpétration de ces crimes. La section du statut a conclu à juste titre que les fonctions de commandement occupées par l’appelant au sein des LTTE l’exposaient à l’accusation de complicité dans les crimes contre l’humanité qu’auraient commis ces derniers.
Les motifs prononcés par la section du statut sont cependant défectueux, vu l’absence de conclusions sur les faits, savoir les actes commis par les LTTE et le fait que l’appelant était au courant de ces actes et partageait les fins poursuivies par les LTTE, ainsi que l’absence de toute conclusion sur la question de savoir si ces actes constituaient des crimes contre l’humanité. La section du statut s’est contentée de tirer la conclusion suivante :
[traduction] Par conséquent, le tribunal estime qu’il existe des raisons sérieuses pour considérer que le demandeur, dans son rôle de dirigeant, doit être tenu personellement responsable des crimes contre l’humanité commis par les LTTE, comme le prouvent certains documents ailleurs dans ces motifs. (Dossier, à la page 600)
Cependant, si tant est que le tribunal ait documenté les actes des LTTE, de même que la connaissance qu’en avait l’appelant et son intention de partager les fins poursuivies au moyen de ces actes, et qu’il ait examiné si ces actes constituaient des crimes contre l’humanité, il n’y a en réalité que de vagues assertions au sujet des « atrocités » et des tactiques « répugnantes » de toutes les parties dans la guerre civile au Sri Lanka (dossier d’appel, aux pages 9 et 10).
On ne saurait sous-estimer l’importance qu’il y a à articuler les conclusions sur les faits, c’est-à-dire sur les crimes contre l’humanité spécifiques que le demandeur aurait commis dans un cas comme celui-ci, où la section du statut a reconnu que le demandeur craignait avec raison d’être persécuté par les autorités sri-lankaises. Par exemple, le rapport de 1989 d’Amnistie Internationale indique que le gouvernement du Sri Lanka est responsable d’arrestations et de détentions arbitraires sans inculpation ni condamnation, de « disparitions », de tortures, de morts durant la détention et d’exécutions extrajudiciaires. Vu la gravité des conséquences éventuelles du rejet, fondé sur la section Fa) de l’article premier de la Convention, de la revendication de l’appelant et la norme de preuve relativement peu rigoureuse à laquelle doit satisfaire le ministre, il est crucial que la section du statut rapporte dans ses motifs de décision les crimes contre l’humanité dont elle a des raisons sérieuses de penser que le demandeur les a commis. On peut dire que faute d’avoir tiré les conclusions nécessaires sur les faits, la section du statut a commis une erreur de droit.
Dans certains cas, l’insuffisance des conclusions tirées par la section du statut est telle que l’affaire doit lui être renvoyée pour nouvelle instruction. Cependant, comme le juge MacGuigan l’a fait remarquer dans Ramirez, supra, cette Cour peut confirmer la décision de la section du statut, malgré les erreurs commises par le tribunal, si « aucun tribunal correctement instruit, utilisant la méthode d’interprétation appropriée, n’aurait pu parvenir à une conclusion différente » (pages 323 et 324). Je conclus, à la lumière de la norme énoncée dans cet arrêt, qu’il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire à la section du statut pour nouvelle instruction, par ce motif qu’aucun tribunal correctement instruit ne pourrait manquer de conclure qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que l’appelant avait commis des crimes contre l’humanité.
Il n’appartient certes pas à la Cour de revoir le dossier ni de tirer des conclusions sur les faits des documents et témoignages produits devant le tribunal, mais pareille mesure n’est pas nécessaire dans cet appel. Il est indiscutable que l’appelant était au courant des crimes contre l’humanité commis par les LTTE. L’appelant a témoigné devant la section du statut qu’il savait que les LTTE interrogeaient et tuaient des gens accusés de trahison (dossier d’appel, aux pages 113 à 115). Selon l’appelant, il a dit à Prabaharan, le chef des LTTE, que tuer des civils ne servait pas les intérêts de l’organisation après que celle-ci eut été accusée de meurtres de civils (dossier d’appel, à la page 123). L’appelant a également fait savoir que s’il n’avait jamais autorisé à tuer des civils, il avait assisté aux exécutions de ce genre par les LTTE ou en avait été informé après coup (dossier d’appel, à la page 124). Par surcroît, il a témoigné qu’il était au courant de l’exécution à la mitraillette d’une quarantaine de membres d’organisations tamoules rivales par un membre des LTTE, Aruna.
Le témoignage de l’appelant doit aussi être considéré à la lumière des preuves documentaires volumineuses soumises à la section du statut. Les divers articles de journaux indiquent que les organisations militantes tamoules étaient responsables de nombre de meurtres parmi la population civile et chez les membres des groupes rivaux. Dans nombre de ces articles, le porte-parole du gouvernement du Sri Lanka imputait cette violence aux LTTE. Les rapports d’Amnistie Internationale indiquent que diverses organisations tamoules sont responsables d’actes de violence contre les civils, mais ne citent pas des incidents spécifiques où seraient impliqués les LTTE. Je reconnais que si les blâmes prononcés par le porte-parole du gouvernement sri-lankais sont suspects, et si les articles de journaux et les rapports sur les droits de la personne sont plutôt moins précis qu’il serait souhaitable, le propre témoignage de l’appelant et certains documents objectifs sur les activités des LTTE constituent un élément suffisant, à la lumière duquel aucun tribunal ne manquerait de conclure que nombre d’allégations formulées contre les LTTE, y compris les divers meurtres de civils, sont véridiques.
Pour ce qui est de l’élément constitutif de la complicité, qu’est la fin poursuivie en commun, j’ai déjà conclu que le demandeur occupait au sein des LTTE plusieurs postes importants (y compris celui de chef des renseignements de l’organisation) dont on peut conclure qu’il tolérait les exécutions à titre de moyen nécessaire, encore que désagréable, d’atteindre le but de libération tamoule des LTTE. Si l’appelant s’est plaint de ces meurtres et les a désapprouvés au moment où ils furent commis, il n’a pas quitté les LTTE bien qu’il eût plusieurs occasions de le faire. Il n’a produit aucune preuve sur les risques qu’il aurait courus s’il avait choisi de se retirer des LTTE. La conclusion tirée par le tribunal qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que l’appelant eût été persécuté par les LTTE justifie la conclusion qu’il aurait pu se retirer de l’organisation mais ne l’a pas fait. Je conclus aussi qu’il ressort des preuves produites que l’appelant n’a pas quitté les LTTE quand il aurait pu le faire facilement, mais a continué à occuper diverses fonctions dirigeantes au sein de l’organisation tout en sachant que les LTTE tuaient des civils et des membres d’autres organisations tamoules. Aucun tribunal n’aurait conclu sur la foi de telles preuves qu’il n’y a pas des raisons sérieuses de penser que l’appelant était de ce fait un participant conscient et, par conséquent, un complice dans ces meurtres.
Enfin, il reste à savoir si ces meurtres constituent des crimes contre l’humanité, c’est-à-dire s’ils font partie d’une attaque systématique contre un groupe particulier et (compte tenu des réserves que j’ai exprimées supra), s’ils ont été commis contre des sri-lankais. Indubitablement, la seule conclusion possible est que les civils tués par les LTTE étaient les membres de groupes systématiquement attaqués par cette organisation, dans sa lutte pour le contrôle de la partie septentrionale du Sri Lanka. Ces groupes comprenaient à la fois les Tamouls qui n’épousaient pas la cause des LTTE et les civils cinghalais. Il est aussi indiscutable que les membres de ces groupes étaient tous des citoyens du Sri Lanka, si cette caractéristique est toujours un élément indispensable de la qualification de crime contre l’humanité.
DÉCISION
Du fait que l’appelant a témoigné lui-même qu’il était au courant des crimes contre l’humanité commis par les LTTE, du fait qu’il occupait des postes importants au sein de cette organisation et du fait qu’il ne l’a pas quittée alors qu’il en avait la possibilité à de nombreuses reprises, je conclus qu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’il était complice des crimes contre l’humanité commis par les LTTE. Les preuves versées au dossier, tant le témoignage de l’appelant que les preuves documentaires, sont telles qu’aucun tribunal proprement instruit ne pourrait tirer une autre conclusion. Par ces motifs, je me prononce pour le rejet de l’appel.
Le juge Mahoney, J.C.A. : Je souscris aux motifs ci-dessus.
Le juge suppléant Henry : Je souscris aux motifs ci-dessus.