T-3279-90
2002 CFPI 233
Dianne Roy, Mary Ballantyne et Catherine Patterson-Kidd (demanderesses)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
Répertorié: Roy c. Canada (1re inst.)
Section de première instance, juge McKeown--Ottawa, 3, 4, 5, 6 décembre 2001 et 1er mars 2002.
Droit constitutionnnel -- Charte des droits -- Droits à l'égalité -- L'art. 25 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes (LPRFC) prévoit une allocation annuelle pour le survivant et les enfants du participant qui, à son décès, recevait une annuité -- «Survivant» s'entend d'une personne unie au contributeur par les liens du mariage ou d'une personne visée à l'art. 29(1), c'est-à-dire qui cohabite avec lui dans une union conjugale au moment du décès -- L'art. 29(8) prévoit le partage de l'allocation annuelle lorsqu'il y a deux survivants -- Analyse en trois volets de l'art. 15(1) -- (1) L'art. 29 établit une distinction basée sur une caractéristique personnelle, soit le fait d'être divorcé qui est une forme d'état matrimonial -- (2) L'état matrimonial est analogue aux motifs énumérés à l'art. 15 de la Charte -- (3) La loi traite injustement les conjoints divorcés -- L'analyse contextuelle en quatre volets énoncée dans l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) s'applique pour déterminer si les dispositions législatives amoindrissent la dignité d'une manière qui porte atteinte à l'objet de l'art. 15(1): (i) les conjointes divorcées constituent un groupe défavorisé: même si toute leur vie elles sacrifient des opportunités afin de favoriser la carrière de leur maris, elles ne sont plus, en divorçant, admissibles à la pension de survivant; (ii) la loi ne répond pas aux besoins véritables des conjoints divorcés; (iii) la loi n'a pas un objet mélioratif puisqu'elle exclut, plutôt qu'elle n'aide, le groupe historiquement défavorisé des conjointes de militaires; (iv) il y a aussi discrimination fondée sur la nature du droit touché, c'est-à-dire l'intérêt économique des conjointes divorcées -- L'art. 29 viole l'art. 15 de la Charte (mais cette violation est justifiée en vertu de l'article premier) -- (2) L'art. 61 de la LPRFC prévoit la répartition de la prestation de décès supplémentaire lorsque le participant décède sans avoir désigné un bénéficiaire -- Cet article ne porte pas atteinte à l'art. 15 puisqu'il est neutre et n'établit pas de distinction fondée sur l'état matrimonial -- (3) L'art. 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite prévoit que lors d'un partage des prestations de retraite, la personne en faveur de qui le partage a été effectué n'a pas droit à une pension de survivant pour la période faisant l'objet du partage -- Cet article ne porte pas atteinte à l'art. 15 -- Il n'y a pas de distinction fondée sur l'état matrimonial parce que seuls les conjoints divorcés ou séparés faisant l'objet d'une ordonnance ou d'un accord de séparation peuvent, sous le régime de la Loi sur le partage des prestations de retraite (LPPR), demander qu'une partie des prestations de retraite soit versée sous forme de montant global -- La particularité déterminante, soit l'ordonnance du tribunal ou l'accord de séparation, n'est pas une caractéristique personnelle.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Clause limitative -- L'art. 29 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes prévoit une formule pour le partage de l'allocation annuelle lorsqu'il y a deux survivants -- L'art. 29 viole l'art. 15 de la Charte, mais l'atteinte est justifiée en vertu de l'article premier -- 1) L'objet de la LPRFC, dans son ensemble (savoir, pallier à la pauvreté chez les personnes âgées), se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles -- Les objectifs visés par la formule de partage prévue à l'art. 29(8) (soit, faire en sorte que les couples célibataires qui cohabitent soient traités de la même façon que les couples mariés, l'endiguement des frais, l'intégrité du régime) sont des préoccupations urgentes et réelles -- L'exclusion des conjoints divorcés comme moyen de s'assurer qu'il y ait des fonds suffisants pour accorder seulement une pension de survivants répond à des préoccupations urgentes et réelles -- 2)(i) Le lien rationnel entre l'objet de la loi et les moyens choisis pour réaliser cet objet: Accorder des prestations de survivant à ceux qui ont un lien avec le participant au régime au moment de son décès renforce le but de combattre la pauvreté chez les personnes âgées; l'inclusion des conjoints séparés constitue un choix politique visant à favoriser la réconciliation des conjoints séparés -- (ii) L'atteinte minimale--Divers facteurs indiquent la nécessité de faire preuve de réserve à l'égard des choix politiques faits par le législateur, par exemple la nature de la loi, des intérêts concurrents, des ressources peu abondantes, d'autres prestations -- (iii) La proportionnalité -- Les effets bénéfiques de la loi l'emportent sur ses effets préjudiciables -- Les conjoints divorcés peuvent atténuer les conséquences financières de cette exclusion en se prévalant du régime du droit de la famille.
Forces armées -- L'art. 29 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes prévoit le partage de l'allocation annuelle entre deux survivants, un veuf au sens juridique du terme et un conjoint de fait -- L'art. 61 prévoit la répartition de la prestation de décès supplémentaire lorsque le participant décède sans avoir désigné un bénéficiaire -- L'art. 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite prévoit que lors d'un partage des prestations de retraite, la personne en faveur de qui le partage a été effectué n'a pas droit à une pension de survivant pour la période faisant l'objet du partage -- Seul l'art. 29 viole l'art. 15 de la Charte, mais cette atteinte est justifiée en vertu de l'article premier.
Pensions -- L'art. 29 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes (LPRFC) prévoit le partage de l'allocation annuelle entre deux survivants, un veuf au sens juridique du terme et un conjoint de fait -- La Loi sur le partage des prestations de retraite permet que dans un cas de rupture du mariage ou d'une union de type conjugal, sur ordonnance ou accord de séparation, la partie des prestations de retraite du participant au titre des régimes de pensions du gouvernement fédéral, dont la LPRFC, soit versée au conjoint non-participant sous forme de montant global -- L'art. 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite prévoit que lors d'un partage, la personne en faveur de qui il a été effectué n'a pas droit à une pension de survivant pour la période faisant l'objet du partage -- L'art. 29 de la LPRFC viole l'art. 15 de la Charte, mais cette atteinte est justifiée en vertu de l'article premier -- L'art. 25 du Règlement n'établit pas de distinction fondée sur une caractéristique personnelle puisque la particularité déterminante est d'être séparé ou divorcé et d'avoir une ordonnance du tribunal ou un accord de séparation.
Pratique -- Parties -- Qualité pour agir -- Ex-conjointes de membres des Forces armées canadiennes qui sollicitent des jugements déclaratoires portant que les art. 29 et 61 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes (LPRFC) et l'art. 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite sont contraires à la Charte, qu'elles sont des «survivantes» aux termes de la LPRFC et qu'elles ont droit à un pourcentage de l'allocation annuelle -- La LPRFC prévoit des dispositions concernant le partage des prestations de retraite, des prestations de décès supplémentaires entre un veuf au sens juridique du terme et un conjoint de fait -- Le Règlement sur le partage des prestations de retraite prévoit que lors d'un partage des prestations de retraite, la personne en faveur de qui le partage a été effectué n'a pas droit à une pension de survivant pour la période faisant l'objet du partage -- Ayant un intérêt direct dans les dispositions en cause, les demanderesses ont la qualité pour agir.
Il s'agit d'une action visant à obtenir des jugements déclaratoires portant que les articles 29 et 61 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes (LPRFC), et l'article 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite sont contraires à la Charte des droits et inopérants, et portant que les demanderesses sont des «survivantes» aux termes de la LPRFC et qu'elles ont droit à un pourcentage de l'allocation annuelle. L'art. 25 de la LPRFC prévoit une allocation annuelle pour le survivant et les enfants du participant qui, à son décès, recevait une annuité. Selon le paragraphe 2(1), un «survivant» s'entend d'une personne unie au contributeur par les liens du mariage au décès de celui-ci ou d'une personne visée au paragraphe 29(1), c'est-à-dire qui, au décès du contributeur, cohabitait avec lui dans une union conjugale depuis un an. Le paragraphe 29(8) prévoit une formule pour que l'allocation annuelle soit partagée entre deux survivants admissibles, soit un veuf ou une veuve au sens juridique du terme et un conjoint de fait. La partie II de la LPRFC prévoit que les membres des Forces canadiennes reçoivent une sorte d'assurance-vie temporaire décroissante (prestation supplémentaire de décès). L'article 61 prévoit que la prestation supplémentaire de décès est répartie entre un conjoint séparé et un conjoint de fait lorsque le participant décède sans avoir désigné un bénéficiaire. La Loi sur le partage des prestations de retraite (LPPR), entrée en vigueur en 1994, prévoit que dans un cas de rupture du mariage ou d'une union de type conjugal, sur ordonnance ou accord de séparation, une partie des prestations de retraite du participant au titre des régimes de pensions du gouvernement fédéral, dont la LPRFC, peuvent être versées sous forme de montant global au conjoint non-participant. L'article 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite prévoit que dans un partage des prestations de retraite, la personne en faveur de laquelle le partage a été effectué n'a pas droit à une pension de survivant pour la période visée par le partage.
Les trois demanderesses sont les ex-conjointes de membres des Forces armées canadiennes. Elles se sont toutes mariées avant la fin de l'année 1961. La durée des mariages a été de 25 ans ou plus. Des enfants sont nés de chacun des mariages. Les maris ont servi dans les Forces canadiennes à partir des années 50 jusque dans les années 80 et chacun a été affecté à divers postes. Il était donc difficile pour leurs épouses, souvent les seules en charge de la maison et des enfants, de conserver un emploi sur le marché du travail. M. et Mme Kidd ont divorcé en 1986, et M. Kidd est décédé en 1987. Le couple a conclu un accord de séparation, lequel stipulait que M. Kidd désignerait sa femme à titre de bénéficiaire irrévocable de la prestation de décès. Quand M. Kidd est décédé, la prestation de décès n'a pas été versée à Mme Kidd conformément à l'accord de séparation, mais a plutôt été transmise à la succession. Mme Kidd a reçu le sixième (1/6) de cette prestation. M. et Mme Roy se sont séparés en 1985 et ont divorcé en 1987. M. Roy vit toujours. En 1996, Mme Roy a demandé et obtenu le partage des prestations de retraite au titre du RPPR. M. et Mme Ballantyne se sont séparés en 1987, mais n'ont pas divorcé. Leur accord de séparation stipulait que chacun aurait droit de recevoir une portion des prestations de retraite payables à l'autre, et que l'autre serait considéré comme un conjoint survivant aux fins du régime de pension.
Les questions en litige consistent à savoir: 1) si les demanderesses ont la qualité pour agir; 2) si les demanderesses ne reçoivent pas un traitement égal conformément à l'article 15 eu égard à l'obtention de prestations du régime de prestations aux survivants des Forces canadiennes et de prestations supplémentaires de décès; 3) dans le cas où il y a violation de l'article 15, si cette violation est justifiée en vertu de l'article premier.
Jugement: l'action doit être rejetée.
1) Les demanderesses ont la qualité pour agir puisqu'elles ont un intérêt direct dans les dispositions en cause. Aucune des demanderesses n'a droit automatiquement à la prestation supplémentaire de décès. Mme Patterson-Kidd ne recevra pas les prestations de survivant parce qu'elle est divorcée. Mme Roy s'est prévalue d'un partage en vertu de la LPPR et est ainsi inadmissible à la prestation de survivant. Mme Ballantyne n'est pas encore divorcée, mais selon les choix qu'elle fera dans sa vie personnelle (par exemple divorcer, demander un partage), la loi pourra la pénaliser sur le plan financier.
2) Trois éléments de base doivent être établis dans l'analyse du paragraphe 15(1): 1) s'il y a une différence de traitement; 2) si le demandeur a subi un traitement différent en raison d'un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues; 3) si la différence de traitement est réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l'objet du paragraphe 15(1). En ce qui concerne la prestation de survivant, il est satisfait à la première étape du critère de l'article 15. La loi établit une distinction basée sur une caractéristique personnelle, soit le fait d'être divorcé qui est une forme d'état matrimonial. La Cour suprême du Canada a statué que l'état matrimonial constitue un motif analogue à ceux qui sont énumérés à l'article 15. La véritable question est de savoir s'il s'agit d'une distinction discriminatoire. La loi traite bel et bien injustement les conjoints divorcés dans la présente espèce. La nature du travail de leur mari oblige les conjointes de militaires à faire des sacrifices et à renoncer à des possibilités de carrière pour aider la carrière de leur mari. Et pourtant, en vertu de la loi, même si une conjointe peut être mariée durant toute la période où son mari est dans les forces armées, elle n'est plus, une fois divorcée, admissible à la pension de survivant. Les quatre facteurs contextuels énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) ont été examinés afin de déterminer si la loi a pour effet d'amoindrir la dignité d'une personne d'une manière qui porte atteinte à l'objet du paragraphe 15(1). (i) Les conjointes divorcées sont bel et bien défavorisées aux termes de la présente loi. Toute leur vie elles peuvent devoir sacrifier des opportunités de carrière et déménager d'un endroit à l'autre afin de favoriser la carrière de leur mari, et pourtant ne recevoir, si elles divorcent, aucune prestation de survivant. (ii) Rien n'indique que les besoins véritables des conjoints divorcés soient reconnus ou satisfaits de quelque façon que ce soit par la loi qui à son tour leur refusent des prestations. (iii) La question de savoir si la loi a un objet mélioratif n'est pertinente que dans la mesure où la personne exclue de l'application des dispositions apportant une amélioration est relativement plus favorisée. Des dispositions apportant une amélioration, mais au caractère limitatif, qui excluent les participants d'un groupe historiquement défavorisé, seront presque toujours taxés de discrimination. Si l'on peut dire que la loi visée en l'espèce a un objet mélioratif, soit de prévoir un mécanisme de prestations pour les membres des forces armées et leurs conjoints, il ne peut en être ainsi dans le présent contexte, puisqu'elle exclut, plutôt qu'elle n'aide, le groupe historiquement défavorisé de conjointes de militaires. (iv) Quant à la nature du droit touché, il y a aussi discrimination. C'est l'intérêt économique des conjointes divorcées qui est affecté. L'article 29 de la LPRFC porte atteinte à l'article 15 de la Charte.
L'article 61 de la LPRFC ne porte pas atteinte à l'article 15. Il n'est pas satisfait à la première étape du critère. Le participant peut désigner la personne de son choix comme bénéficiaire de la prestation de décès supplémentaire. Ainsi il peut choisir ou non de désigner sa conjointe divorcée. La loi est neutre à ce propos et n'établit pas de distinction fondée sur l'état matrimonial. La prestation de décès procure un traitement différentiel fondé sur la désignation ou non de la personne, mais il est clair que le fait d'être désigné bénéficiaire au titre d'un régime de prestation ne constitue pas une caractéristique personnelle.
L'article 25 du Règlement ne satisfait pas à la première étape du critère, puisque la distinction n'est pas fondée sur une caractéristique personnelle. Il n'y a pas de distinction fondée sur l'état matrimonial parce que, premièrement, seul le groupe des conjoints séparés ou divorcés peut se prévaloir d'un partage. Ensuite, la particularité déterminante est d'être séparé ou divorcé et d'avoir une ordonnance du tribunal et un accord de séparation. Le fait d'avoir une ordonnance du tribunal ou un accord de séparation n'est manifestement pas une caractéristique personnelle.
Le critère applicable au regard de l'article premier exige que l'objet de la loi se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles et que le moyen utilisé pour atteindre l'objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères: (i) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l'objectif législatif; (ii) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte; (iii) il doit y avoir proportionnalité entre l'effet de la mesure et son objectif de sorte que l'atteinte au droit garanti ne l'emporte pas sur la réalisation de l'objectif législatif. L'objet de la LPRFC, dans le cadre du régime de revenu de retraite du Canada, est de pallier la pauvreté chez les personnes âgées. Cet objet se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles. La formule de partage, prévue au paragraphe 29(8) de la LPRFC, vise à faire en sorte que les couples célibataires qui cohabitent soient traités de la même façon que les couples mariés et se veut une façon de diviser la prestation de sorte de ne pas priver les autres participants en donnant trop d'argent. L'endiguement des frais, l'intégrité du régime et le traitement égal répondent à des préoccupations urgentes et réelles. On pourrait caractériser l'un des objectifs de l'exclusion des conjoints divorcés comme un moyen de s'assurer qu'il y ait des fonds suffisants pour accorder une pension de survivant. Ainsi l'exclusion des conjoints divorcés répond à un besoin urgent et réel.
(i) Il y a un lien rationnel entre l'objet de la loi et les moyens choisis par le gouvernement pour réaliser cet objet. Accorder des prestations de survivant à ceux qui ont un lien avec le participant au régime au moment du décès du participant renforce logiquement le but général qui est de combattre la pauvreté chez les personnes âgées en s'occupant de ceux qui sont alors dans le besoin. L'inclusion des conjoints séparés constitue un choix politique visant à favoriser la réconciliation des conjoints séparés. Le législateur n'est pas tenu de dresser minutieusement des paramètres pour se conformer à la Charte, et il a le droit à une marge de manoeuvre dans sa tentative d'atteindre ses objectifs, surtout quand ils sont mélioratifs.
(ii) Il y a atteinte minimale en l'espèce. La nature de la loi, savoir un mécanisme d'attribution de prestations dans lequel le législateur cherche à arbitrer des intérêts concurrents et à allouer des ressources peu abondantes, donne à penser qu'il faut faire preuve de réserve à l'égard des choix politiques faits par le législateur. Le gouvernement pouvait légitimement estimer qu'il n'affaiblissait pas les droits des conjoints divorcés au-delà de ce qui était raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs. Les conjointes ne peuvent obtenir la pension de survivant en vertu de la LPRFC mais elles peuvent, en vertu du régime de divorce fédéral et des régimes provinciaux de biens matrimoniaux, solliciter et obtenir un partage équitable des biens qui pourra tenir compte du fait qu'elles ne recevront pas la pension de survivant. Il n'y a rien d'inéquitable dans les règlements qu'elles ont pu obtenir en vertu du régime du droit de la famille.
(iii) Les effets bénéfiques de la loi en l'espèce l'emportent sur ses effets préjudiciables. La LPRFC prévoit des prestations de survivants aux personnes qui y sont admissibles. L'effet préjudiciable de l'exclusion des conjointes divorcées est de les priver de prestations. Toutefois, elles peuvent atténuer les conséquences financières de cette exclusion en se prévalant du régime du droit de la famille. Ainsi, la loi en cause en l'espèce est sauvegardée par l'article premier de la Charte.
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15, 24.
Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-36. |
Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale, L.R.C. (1985), ch. R-11. |
Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-17, art. 2(1) «survivant» (édicté par L.C. 1999, ch. 34, art. 115), 16 (mod., idem, art. 128), 17 (mod., idem, art. 129), 25 (mod. par L.C. 1989, ch. 6, art. 7; 1999, ch. 34, art. 133), 29 (mod., idem, art. 136), 60 (mod. par L.C. 1992, ch. 46, art. 52; 1999, ch. 34, art. 155), 61 (mod. idem, art. 156), 66(1), 67 (mod., idem, art. 159). |
Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9. |
Loi sur le partage des prestations de retraite, L.C. 1992, ch. 46, ann. II, art. 8(1)a), b). |
Règlement sur la pension de retraite des Forces canadiennes, C.R.C., ch. 396, art. 54. |
Règlement sur le partage des prestations de retraite, DORS/94-612, art. 20 (mod. par DORS/97-420, art. 4), 21 (mod., idem, art. 5), 25. |
jurisprudence
décisions appliquées:
Shafer v. Shafer (1996), 25 R.F.L. (4th) 410 (Div. gén. Ont.); Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 236 N.R. 1; Collins c. Canada, [2000] 2 C.F. 3; (1998), 178 F.T.R. 161 (1re inst.); Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; (1995), 124 D.L.R. (4th) 693; 29 C.R.R. (2d) 189; [1995] I.L.R. 1-3185; 10 M.V.R. (3d) 151; 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253; 13 R.F.L. (4th) 1; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; (1999), 173 D.L.R. (4th) 1; [1999] 3 C.N.L.R. 19; 239 N.R. 1; Sutherland c. Canada (1997), 143 D.L.R. (4th) 226; 208 N.R. 1 (C.A.F.); Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; [1997] 10 W.W.R. 417; 121 Man. R. (2d) 1; 49 Admin. L.R. (2d) 1; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1.
distinction faite d'avec:
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; (1995), 124 D.L.R. (4th) 609; C.E.B. & P.G.R. 8216; 95 CLLC 210-025; 29 C.R.R. (2d) 79; 182 N.R. 161; 12 R.F.L. (4th) 201; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; (1995), 124 D.L.R. (4th) 449; 29 C.R.R. (2d) 1; [1995] 1 C.T.C. 382; 95 DTC 5273; 182 N.R. 1; 12 R.F.L. (4th) 1; Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950; (2000), 188 D.L.R. (4th) 193; [2000] 4 C.N.L.R. 145; 255 N.R. 1; 134 O.A.C. 201; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; (1998), 212 A.R. 237; 156 D.L.R. (4th) 385; [1999] 5 W.W.R. 451; 67 Alta. L.R. (3d) 1; 224 N.R. 1.
décision citée:
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; (1992), 93 D.L.R. (4th) 1; 92 CLLC 14,036; 10 C.R.R. (2d) 1; 139 N.R. 1.
doctrine
Commission de réforme du droit de l'Ontario. Rapport sur les rentes de retraite en tant que biens familiaux: évaluation et partage. Toronto: La Commission, 1995.
Harrison, Deborah et Lucie Laliberté. No Life Like It -- Military Wives in Canada. Toronto: J. Lorimer, 1994.
ACTION en jugement déclarant que les articles 29 et 61 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, et l'article 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite sont contraires à la Charte des droits et inopérants, que les demanderesses sont des «survivantes» au sens de la Loi et qu'elles ont droit à un pourcentage des allocations annuelles. Action rejetée.
ont comparu:
Neil R. Wilson et Ritu R. Gambhir pour les demanderesses.
Brian J. Saunders et Linda J. Wall pour la défenderesse.
avocats inscrits au dossier:
Gowling Lafleur Henderson, s.r.l., Ottawa, pour les demanderesses.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge McKeown: Les trois demanderesses sont les ex-conjointes de membres des Forces armées canadiennes. Deux sont divorcées et l'autre est séparée. L'un des ex-conjoints est décédé. Les demanderesses soutiennent qu'il existe des injustices fondamentales dans le régime de pension militaire et qu'elles se sont vu refuser, en raison de leur sexe et de leur état matrimonial, des prestations en tant qu'ex-conjointes. Elles sollicitent un jugement déclaratoire portant que les articles 29 [mod. par L.C. 1999, ch. 34, art. 136] et 61 [mod., idem, art. 156] de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes [L.R.C. (1985), ch. C-17] (LPRFC) sont contraires à la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et inopérants. Elles sollicitent aussi un jugement déclaratoire portant qu'elles sont des «survivantes» aux termes de la LPRFC et qu'elles ont droit à un pourcentage de l'allocation annuelle. Elles sollicitent également un jugement déclaratoire portant que l'article 25 du Règlement sur le partage des prestations de retraite [DORS/94-612] [RPPR] est contraire à la Charte et inopérant.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[2]Il s'agit premièrement de savoir si les demanderesses, en tant que membres d'un groupe défavorisé, savoir les ex-épouses de membres des Forces canadiennes, ne reçoivent pas un traitement égal suivant l'article 15 de la Charte eu égard à l'obtention de prestations du régime de prestations aux survivants des Forces canadiennes et de prestations supplémentaires de décès, et deuxièmement, dans le cas où il y a violation de l'article 15, si cette violation est justifiée en vertu de l'article premier.
LES FAITS
[3]Mme Patterson-Kidd et son mari ont été mariés pendant 25 ans, et se sont séparés en 1982. Ils ont divorcé en 1986. Quatre enfants sont issus de ce mariage.
[4]M. Kidd a commencé son service dans les Forces armées canadiennes en 1952. À sa retraite en 1983, il détenait le grade de colonel. Il est décédé en 1987. Durant sa carrière, il a été affecté à divers postes au Canada, dont un poste à Washington, D.C.
[5]Selon le témoignage de Mme Patterson-Kidd, lorsque son mari recevait une nouvelle affectation, il devait souvent partir avant elle, lui laissant alors la charge de vendre la maison et de veiller au déménagement de la famille. Pendant ses affectations, son mari était souvent absent plusieurs semaines ou mois d'affilée pour des manoeuvres militaires. Pendant ce temps, elle avait la charge de toute la maisonnée. Selon son témoignage, elle devait aussi participer à de nombreux événements sociaux avec son mari, leur couple étant perçu comme une «équipe».
[6]Mme Patterson-Kidd a enseigné au secondaire en Ontario pendant trois ans. Elle a dû quitter son emploi pour s'occuper des enfants et à cause du déménagement à Edmonton, ses qualifications n'ayant pas été reconnues en Alberta. Elle a connu des difficultés semblables à Montréal, outre les barrières de la langue. Quand la famille a déménagé à Ottawa la première fois, elle a pu trouver un emploi d'enseignante suppléante mais elle a été incapable de trouver un emploi à temps plein. Elle s'est vu refuser la permission de travailler aux États-Unis quand la famille y a déménagé. Plus tard, elle a donné des cours de formation aux adultes au Collège Algonquin à Ottawa, d'abord en tant qu'enseignante suppléante en 1975, puis enseignante à temps plein. À sa retraite en 1997, elle a reçu une pension d'enseignante.
[7]Mme Patterson-Kidd a aussi témoigné qu'elle a toujours compté sur les prestations de retraite de son mari dans ses projets de planification pour l'avenir.
[8]Après leur séparation en 1982, M. Kidd a commencé à cohabiter avec une autre femme.
[9]Mme Patterson-Kidd et son ex-mari ont conclu un accord de séparation, lequel stipulait que M. Kidd maintiendrait en vigueur son assurance-vie temporaire de groupe et désignerait sa femme à titre de bénéficiaire irrévocable de toute assurance-vie et de prestation de décès. L'accord stipulait aussi qu'il garderait les prestations de retraite, mais qu'elle aurait l'automobile, la maison, les obligations et 20 000 $ en paiement de séparation. Il devait aussi lui verser une pension alimentaire de 2 000 $ par mois. Les versements ont par la suite été réduits à 1 000 $ par mois.
[10]Dans le procès-verbal du règlement qui a été incorporé au jugement de divorce, Mme Patterson-Kidd a renoncé à toute réclamation future envers M. Kidd.
[11]Quand M. Kidd est décédé en 1987, la prestation supplémentaire de décès ne lui a pas été versée conformément à l'accord de séparation, mais a été plutôt transmise à la succession. Mme Kidd a réclamé la prestation et a signé une quittance pour le sixième de cette prestation, les autres portions allant à ses quatre enfants et à la conjointe de fait.
[12]Mme Roy s'est mariée en 1961. Le couple s'est séparé en 1985 et a divorcé en 1987. Trois enfants sont issus du mariage, Mme Roy ayant un enfant né d'un mariage antérieur. M. Roy, qui est toujours vivant, habite présentement avec une conjointe de fait.
[13]M. Roy a commencé son service dans les Forces canadiennes en 1958 et l'a terminé à sa retraite en 1982. Il détenait alors le grade de sergent. Durant sa carrière, il a été affecté à Shearwater en Nouvelle-Écosse, à Bagotville au Québec et à Comox en Colombie-Britannique.
[14]Mme Roy possédait une expérience de caissière et de préposée au service à la clientèle dans les banques et institutions financières. Elle ne bénéficiait d'aucuns avantages sociaux pour ces emplois. Elle n'a pu trouver d'emploi à Chicoutimi parce qu'elle ne parlait pas français et elle a éprouvé des difficultés ailleurs du fait de l'éloignement. Elle a pris sa retraite en 1985. Son revenu se compose de prestations du Régime de pensions du Canada et d'une annuité partielle de 288 $ par mois.
[15]Pendant le mariage, Mme Roy avait la charge entière de la maison et de la famille. Dans son esprit, la pension de M. Roy devait servir pour eux deux.
[16]En 1986, M. Roy a été obligé de verser à Mme Roy le montant entier de son annuité pour assurer son soutien financier. Le tribunal a aussi ordonné la répartition inégale des biens meubles de la maison familiale en faveur de Mme Roy ainsi que le partage du produit net de la vente de la maison en parts égales. En octobre 1986, Mme Roy s'est adressée au ministre de la Défense nationale pour faire virer à son compte la moitié de l'annuité de M. Roy, dont le montant entier lui était auparavant directement versé. Le virement a été approuvé et à partir de janvier 1987, la moitié de l'annuité nette de M. Roy a été débitée à la source. M. Roy payait le solde directement à Mme Roy.
[17]En octobre 1994, le tribunal a modifié cette ordonnance de façon à ce que M. Roy paie seulement la moitié de ses prestations nettes de retraite à Mme Roy. Dans ses motifs, le tribunal a indiqué que Mme Roy avait un revenu substantiellement plus élevé que celui de M. Roy aux termes de l'entente en vigueur.
[18]En 1996, Mme Roy a signé un accord de séparation par lequel elle consentait à recevoir une somme forfaitaire équivalant à 35 % des prestations de retraite de M. Roy. Les ex-époux s'entendaient en outre pour mettre fin au virement de l'annuité de M. Roy, Mme Roy s'engageant à ne faire aucune autre réclamation à cet égard.
[19]En juillet 1996, Mme Roy, se prévalant de l'accord, s'est adressée au ministre de la Défense nationale pour le partage des prestations de retraite de Gerald Roy au titre du RPPR. Le partage a été approuvé et la somme de 48 439,29 $ a été transférée à Mme Roy. Cette somme a été placée dans un fonds enregistré de rente viagère.
[20]Mme Ballantyne s'est mariée en 1954. Quatre enfants sont nés de ce mariage (dont l'un est maintenant décédé). M. Ballantyne a servi dans les Forces armées de 1954 jusqu'à sa retraite en 1987. Il détenait alors le grade de lieutenant-colonel. Les parties se sont séparées en 1987. M. Ballantyne est toujours vivant et les parties n'ont pas demandé le divorce.
[21]Durant le mariage, M. Ballantyne a eu de nombreuses affectations au Canada et outremer, notamment en Corée, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.
[22]Mme Ballantyne, qui détenait un diplôme d'enseignante de l'Ontario, a obtenu du travail comme enseignante à Ottawa, à Kingston, au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. Elle a été incapable de trouver du travail comme enseignante lorsque la famille a déménagé en C.-B.
[23]Durant le mariage, elle s'est occupée des enfants et de la maison. Elle devait aussi participer à des événements sociaux, donner des réceptions et faire du bénévolat. Selon son témoignage, elle n'était pas au courant des prestations exactes auxquelles son mari était admissible mais on lui avait toujours dit que l'armée prendrait soin d'elle.
[24]Mme Ballantyne et son mari ont signé un accord de séparation en 1987. Dans cet accord, les parties reconnaissent qu'elles sont toutes deux indépendantes financièrement et qu'elles n'ont pas besoin de l'aide financière de l'autre. En contrepartie de la renonciation à toutes ses réclamations, M. Ballantyne s'est engagé à payer la somme de 61 000 $ à Mme Ballantyne. Les parties ont aussi consenti à ce que chacun ait droit de recevoir une portion des prestations de retraite payables à l'autre au titre de son régime de pension. Ils ont aussi consenti à ce que l'autre soit considéré comme un conjoint survivant aux fins du régime de pension même si une autre personne se qualifiait comme conjoint aux termes de ce régime. L'accord n'obligeait pas M. Ballantyne à maintenir les prestations supplémentaires de décès aux termes de la LPRFC ou à désigner Mme Ballantyne à titre de bénéficiaire.
[25]En 1996, Mme Ballantyne a, en vertu du RPPR, demandé des renseignements sur le montant qu'elle recevrait advenant le partage égal des prestations de retraite de M. Ballantyne. On lui a dit qu'un partage pour sa période de cohabitation lui donnerait un paiement d'environ 240 082,40 $. Elle a décidé de ne pas se prévaloir du RPPR pour obtenir le partage des prestations de retraite de M. Ballantyne, parce qu'elle perdrait ainsi les prestations de décès.
[26]M. Ballantyne n'a pas noué des relations conjugales avec une autre personne depuis sa séparation d'avec Mme Ballantyne et il n'a en outre désigné aucun bénéficiaire pour ses prestations supplémentaires de décès au titre de la LPRFC.
[27]Mme Harrison a agi comme témoin expert pour les demanderesses; elle a beaucoup écrit sur les conjointes de militaires au Canada et sur le mauvais traitement réservé aux femmes dans les communautés militaires. Son livre, No Life Like It -- Military Wives in Canada, est le résultat d'une étude sociologique du travail non rémunéré accompli par les conjointes de militaires au Canada. Pour cette étude, elle a interviewé 112 conjointes de militaires et 48 militaires et administrateurs.
[28]L'avocat de la défenderesse s'est opposé à ce que la qualité d'expert soit reconnue à ce témoin à cause de son manque d'objectivité. Il a souligné que l'une des collaboratrices de Mme Harrison pour son livre No Life Like It -- Military Wives in Canada était Lucie Laliberté. Mme Laliberté avait déjà agi comme avocate des demanderesses dans la présente instance, en plus d'avoir cofondé l'Organization of Spouses of Military Members (Organisation des conjointes de militaires), l'une des demanderesses initiales en l'espèce.
[29]J'ai estimé que l'expert était qualifiée mais que toute question quant à l'absence d'objectivité relèverait de l'appréciation de la preuve. Mme Harrison a donc été qualifiée comme sociologue possédant une expertise en matière de culture militaire et de répercussions de cette culture sur les conjointes des militaires.
[30]Dans son rapport, Mme Harrison conclut que les épouses de militaires forment un groupe distinct et identifiable, et qu'elles sont, comme groupe, vulnérables sur le plan économique parce qu'elles sont plus susceptibles de dépendre des prestations de leur mari, et donc d'être défavorisées dans la mesure où elles ne sont pas admissibles aux prestations de retraite de leur mari ou ex-mari. Elle indique que la grande majorité des conjoints de militaires sont des femmes, puisque la grande majorité des membres des forces armées sont des hommes. Son rapport indique aussi que les épouses de militaires ont rarement l'occasion de faire carrière car elles doivent quitter leur emploi chaque fois que leur mari est affecté à un nouvel endroit. Quand les familles sont affectées à des endroits éloignés ou outremer, les épouses de militaires ont rarement des occasions d'emploi. Les emplois qu'elles peuvent trouver se limitent habituellement à des postes de bas échelon. L'auteur indique aussi qu'on s'attend à ce que les conjointes fassent du travail non rémunéré sur les bases. Durant leur mariage, la plupart des conjointes de militaires accumulent peu d'avoir dans des régimes de pension d'employeur et sont ainsi pour la plupart dépendantes des seuls régimes de leur mari. L'expérience des trois demanderesses confirme les conclusions précédentes et en constitue une preuve crédible.
[31]Dans son témoignage, Mme Harrison souligne que leur situation est unique parce que les mesures de déploiement rapide en cas de combat exigent que l'organisation ait un plus grand contrôle sur ses militaires et leurs conjoints. Les épouses de militaires doivent vivre en fonction du poste de leur mari, ce qui est loin d'être le cas dans la vie civile. Elles ont la charge de la maison et des enfants, et ne peuvent trouver un emploi qui leur procurerait un revenu le moindrement semblable à celui qu'elles pourraient trouver ailleurs.
[32]Je remarque que Mme Harrison n'a pas comparé le sort des épouses de militaires à celui des épouses d'hommes dans d'autres domaines de travail.
FAITS LÉGISLATIFS
[33]Je me propose maintenant d'examiner la LPRFC afin de décider si des prestations sont payables au titre de cette Loi. La LPRFC prévoit une pension à vie à la retraite basée sur le revenu du participant gagné avant la retraite. Depuis 1999, ce revenu de retraite est un pourcentage du traitement moyen final du participant au cours des cinq années consécutives les mieux payées. Le droit aux prestations de retraite normales s'ouvre beaucoup plus tôt sous l'empire de la LPRFC que dans les autres régimes fédéraux de pension, soit la Loi sur la pension de la fonction publique [L.R.C. (1985), ch. P-36] ou la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada [L.R.C. (1985), ch. R-11] (voir les articles 16 [mod. par L.C. 1999, ch. 34, art. 128] et 17 [mod., idem, art. 129] de la LPRFC).
[34]Un autre avantage offert par le régime de retraite est la prestation de survivant. Selon l'expert de la défenderesse, Mme Lee, l'objectif subsidiaire du régime de retraite est de maintenir un revenu pour le survivant du participant après le décès de ce dernier, en reconnaissance de l'interdépendance économique existant dans une telle relation entre le participant et le survivant. Les conjoints divorcés ne sont pas inclus dans la définition des personnes admissibles au titre de survivant, ni les conjoints qui ont épousé le participant après que celui-ci a atteint l'âge de 60 ans, à moins que ce conjoint n'ait consenti à une pension réduite. Selon l'article 25 [mod. par L.C. 1989, ch. 6, art. 7; 1999, ch. 34, art. 133] de la LPRFC, quand un participant recevant une pension décède, le survivant et les enfants de ce participant ont droit à certaines allocations prévues à cet égard. Au paragraphe 2(1) [édicté par L.C. 1999, ch. 34, art. 115], «survivant» est défini comme suit:
2. (1) [. . .]
«survivant» Personne qui:
a) était unie au contributeur par les liens du mariage au décès de celui-ci; |
b) est visée au paragraphe 29(1). |
Aux termes du paragraphe 29(1), a la qualité de survivant:
29. (1) [. . .] la personne qui établit que, au décès du contributeur, elle cohabitait avec lui dans une union de type conjugal depuis au moins un an.
Le paragraphe 29(8) de la LPRFC prévoit une répartition s'il y a à la fois une conjointe mariée et une conjointe de fait vivantes à la date du décès.
[35]Il y a deux méthodes habituelles de prévoir les prestations de survivant pour un conjoint. Celle qui est utilisée dans la LPRFC et les autres régimes fédéraux de pension est la méthode de prestation de survivant additionnelle ou ajoutée, dans laquelle le niveau de la pension de base au début de la retraite et jusqu'au décès est le même pour les participants mariés et célibataires, tous les autres facteurs étant égaux. Au décès du participant, la prestation de survivant est payable uniquement à la personne entrant dans la définition de «survivant» ou à l'enfant d'un contributeur «qui était à la charge de celui-ci au moment de son décès» à titre de montant réduit de la prestation de base du participant.
[36]L'autre méthode est utilisée couramment dans les régimes provinciaux et ceux du secteur privé. Cette méthode prévoit des allocations de survivant par l'intermédiaire de pensions réversibles. Le participant qui à sa retraite vit avec son épouse ou sa conjointe de fait choisit de recevoir une pension réversible. Ce faisant, il accepte une pension réduite de sorte qu'à son décès, une pension de survivant, qui est un pourcentage de la pension du participant, soit payable à son survivant. La pension réversible représente au moins 60 % de la pension totale et est payable jusqu'au décès du conjoint survivant. Voir à l'onglet 1, volume 8, le rapport de la Commission de réforme du droit de l'Ontario intitulé Rapport sur les rentes de retraite en tant que biens familiaux: évaluation et partage (Toronto: La Commission, 1995), à la page 15. La prestation de survivant ne comporte pas de coût supplémentaire pour le régime de retraite, contrairement aux régimes avec prestations de survivant additionnel. Elle n'est utilisée dans les principaux régimes fédéraux que pour les participants au régime qui nouent une relation avec un survivant admissible après avoir cessé de participer activement au régime, ou dans le cas des pensions de retraite des Forces canadiennes et de la GRC, après que le participant a atteint l'âge de 60 ans.
[37]Comme il a été indiqué précédemment, la LPRFC prévoit qu'une pension de survivant peut être répartie entre deux survivants admissibles, c'est-à-dire entre un veuf ou une veuve au sens juridique du terme et un conjoint de fait qui répond aux critères de la loi. La Loi reconnaît ainsi l'existence d'une relation juridique antérieure qui se poursuit tout en reconnaissant la relation présente du participant. Les modifications apportées par la réforme en 1999 rendent la répartition automatique, la portion de chaque survivant étant basée sur la période de cohabitation avec le participant au régime. Avant 1999, toute répartition se faisait à la discrétion du Conseil du Trésor. La LPRFC et d'autres régimes fédéraux de pension sont plus généreux à l'égard d'un conjoint marié qui se sépare d'un participant au régime avant que celui-ci commence à recevoir sa pension, puisque dans les régimes provinciaux et autres régimes de pension une telle personne perd son admissibilité à recevoir la pension de survivant et aucune disposition ne prévoit la répartition.
[38]En vertu des principaux régimes fédéraux, les pensions de survivant ne sont pas ouverts aux conjoints divorcés des contributeurs. Ces personnes ne sont plus des conjoints tant en droit qu'en fait. Il en va de même des régimes de pension dans le secteur privé et dans le secteur provincial. Dans ces derniers régimes, aucun conjoint divorcé ou séparé ne recevra de pension de survivant lorsque le divorce ou la séparation intervient avant que le participant commence à recevoir sa pension.
[39]La partie II de la LPRFC prévoit que les membres des Forces canadiennes reçoivent une sorte d'assurance-vie temporaire décroissante. Le bénéficiaire désigné du participant qui décède alors qu'il est employé a droit à une prestation égale au double du traitement annuel du participant. La prestation est la même quel que soit le nombre d'années d'emploi du participant. Son montant est réduit lorsque le participant au régime atteint un certain âge. Voir la LPRFC, aux paragraphes 60(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 46, art. 52; 1999, ch. 34, art. 155] et 66(1). Les participants peuvent continuer à être couverts par le Régime de prestations supplémentaires de décès après la retraite, sur demande et paiement des primes mensuelles.
[40]Comme bénéficiaire, les participants peuvent désigner leur succession, une personne de 18 ans et plus à la date de la désignation, une oeuvre ou une institution de charité ou de bienfaisance, une oeuvre ou une institution à caractère religieux ou éducatif dont les fonds proviennent d'aumônes. Dans le cas où le participant ne désigne pas de bénéficiaire, la prestation est versée à sa succession. Voir la LPRFC, article 67 [mod., idem, art. 159], et le Règlement sur la pension de retraite des Forces canadiennes [C.R.C., ch. 396], article 54. Toutefois, même si le participant a désigné un bénéficiaire, aucun montant ne sera versé si le participant n'a pas continué de payer ses primes.
[41]Au moment de l'introduction de la Loi en 1966, le bénéficiaire d'un homme était sa veuve. La participante pouvait quant à elle léguer sa pension à sa succession. La Loi fut modifiée en 1975 de façon à ce que, en l'absence de bénéficiaire désigné, la pension aille à la succession, que le participant soit un homme ou une femme. Toutefois, comme les veuves s'attendaient, avant les modifications de 1975, à ce que les prestations leur soient payables, le paragraphe 67(2) de la LPRFC prévoyait que la prestation demeurerait payable à toute personne mariée avant le 20 décembre 1975, sauf si le participant avait désigné sa succession, nommé un autre bénéficiaire, ou si sa veuve ne lui survivait pas.
[42]Il importe de signaler que le paragraphe 67(2) de la LPRFC est une disposition transitoire. La répartition de la prestation supplémentaire de décès entre un conjoint séparé et un conjoint de fait, prévue à l'article 61, s'applique uniquement dans les circonstances limitées où une prestation aurait été payable à une veuve aux termes du paragraphe 67(2). La constitutionnalité de l'article 67 n'ayant pas été contestée et aucun avis de contestation n'ayant été donné à ce sujet, je ne peux me prononcer sur la constitutionnalité du paragraphe 67(2). La Cour ne peut lever l'exigence d'un avis de question constitutionnelle. Ainsi, l'article 61 s'applique uniquement aux personnes désignées au paragraphe 67(2), cas où un participant décède sans avoir désigné un bénéficiaire. Il est alors prévu que la veuve peut recevoir la prestation de survivant.
[43]Je vais maintenant examiner la Loi sur le partage des prestations de retraite [L.C. 1992, ch. 46, ann. II] (la LPPR). La LPPR a été édictée en 1992 et est entrée en vigueur en septembre 1994. Elle prévoit que, à la rupture d'un mariage ou d'une union de type conjugal, sur ordonnance ou accord de séparation, une partie des prestations de retraite du participant au titre des régimes de pensions du gouvernement fédéral, dont la LPRFC, peuvent être versées sous forme de montant global au conjoint non-participant.
[44]La Loi ne crée aucun droit substantif mais prévoit simplement un mécanisme de transfert d'argent hors des régimes fédéraux. Aux termes de la Loi, le partage de la prestation de retraite est obligatoire une fois que la demande correctement remplie est déposée, pourvu qu'il n'y soit pas fait opposition. La demande est subordonnée à une ordonnance ou à un accord de séparation portant partage de la pension. La décision de faire une demande de partage en vertu de la Loi relève de la discrétion des parties. Par conséquent, si les parties utilisent une autre méthode de partage de la valeur de la prestation de retraite, il n'est pas nécessaire selon la Loi d'en faire la demande. Le montant maximal qui peut être transféré au conjoint non-participant représente 50 % de la valeur de la prestation de retraite se rattachant à la période de cohabitation (voir l'alinéa 8(1)a)). Une fois le transfert accompli, il en résulte une réduction des prestations de retraite payables au participant parce qu'une partie de l'actif de sa pension a été transférée (voir alinéa 8(1)b) et le RPPR, articles 20 [mod. par DORS/97-420, art. 4] et 21 [mod., idem, art. 5]). L'argent transféré à l'ex-conjoint ou au conjoint séparé doit être placé dans un régime de pension, un régime enregistré d'épargne, ou auprès d'un établissement financier, de sorte que dorénavant cette personne ait effectivement sa propre pension.
[45]L'article 25 du RPPR est l'une des dispositions contestées dans la présente instance. Il prévoit que dans un partage des prestations de retraite, la personne en faveur de laquelle le partage a été effectué n'a pas droit à une pension de survivant pour la période visée pour le partage. Il se lit comme suit:
25. Malgré toute disposition d'un régime, une fois que le partage des prestations de retraite acquises par le participant au titre du régime a été effectué à l'égard d'une période de service ouvrant droit à la pension, le conjoint ou l'ancien conjoint au profit duquel il a été effectué n'a plus droit à aucune prestation à laquelle il aurait été admissible à titre de conjoint survivant relativement à cette période de service.
[46]L'avocat de la défenderesse a souligné que la LPPR est une loi méliorative qui vise à aider les gens, au moment de la rupture de leur mariage, à obtenir une partie de la pension de leur ex-conjoint. La nature de la LPPR et les objets qu'elle vise ont fait l'objet d'un commentaire dans la décision Shafer v. Shafer (1996), 25 R.F.L. (4th) 410 (Div. gén. Ont.), où le juge Métiver a dit ceci à la page 431:
[traduction] [. . .] la Loi demeure un mécanisme de transfert d'argent hors du régime. Même si la Loi sur le partage des prestations de retraite prévoit sa propre méthode d'évaluation des pensions, elle le fait pour des fins précises du gouvernement fédéral. Ces fins sont entre autres le maintien de l'intégrité du régime, l'avantage général des participants, mais là encore, seulement en vue de fournir un mécanisme de transfert de certaines sommes. Ces méthodes n'ont toutefois rien à voir avec les lois provinciales en matière de droits de propriété et de répartition des biens entre ex-conjoints. Dans la Gazette du Canada, Partie II, Vol. 128, no 21, le Règlement d'application de la Loi sur le partage des prestations de retraite est suivi d'une analyse d'impact, dont voici un extrait intéressant:
[. . .] Il est à noter que la Loi et le règlement ont pour objet de fournir un mécanisme permettant d'effectuer des paiements à même le fonds de pension, et non de fixer la valeur de la pension revenant à chaque époux dans les cas d'entente sur le partage des biens par suite de la rupture de leur relation. |
[47]En ce qui concerne l'article 25 du Règlement, la défenderesse soutient que cet article est nécessaire pour éviter que l'ex-conjoint puisse opérer une «double ponction» en obtenant à la fois sa propre pension et la prestation de survivant. La défenderesse souligne aussi que les lois provinciales en matière de prestations contiennent des restrictions semblables quant à la faculté d'un ex-conjoint de recevoir une allocation de survivant.
ANALYSE
La qualité pour agir
[48]La défenderesse a contesté l'intérêt qu'ont les demanderesses à agir en l'espèce. Elle a soutenu que les demanderesses contestent des dispositions qui n'ont aucun rapport avec leur situation. Je suis en désaccord. J'estime que les demanderesses dans la présente instance ont un intérêt direct dans les dispositions en cause. Aucune des demanderesses n'a droit automatiquement à la prestation supplémentaire de décès. Mme Patterson-Kidd ne recevra pas les prestations de survivant parce qu'elle est divorcée. Mme Roy s'est prévalue d'un partage en vertu de la LPPR et est ainsi inadmissible à la prestation de survivant. Mme Ballantyne n'est pas encore divorcée, mais selon les choix qu'elle fera dans sa vie personnelle (par exemple divorcer, demander un partage), la loi pourra la pénaliser sur le plan financier.
[49]Les demanderesses ayant un intérêt direct dans la présente instance, il n'est pas nécessaire que j'aborde les arguments qui ont été avancés concernant leur qualité pour agir au nom de l'intérêt public.
L'article 15
[50]Un certain nombre de décisions portant sur l'article 15 se sont penchées sur des lois qui accordent ou refusent des prestations à un conjoint sur la base de l'état matrimonial. La Cour suprême du Canada a eu tendance à conclure que l'état matrimonial constitue un motif inapproprié pour refuser des prestations. L'arrêt principal est Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. Dans cet arrêt, le juge Iacobucci a résumé les grandes lignes de l'analyse relative au paragraphe 15(1) qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour. Il a souligné que ces lignes directrices n'étaient pas rigides mais devaient plutôt être considérées comme «des points de repère pour les tribunaux appelés à décider s'il y a eu atteinte au droit à l'égalité d'un demandeur, indépendamment de toute discrimination, au sens de la Charte.» Au paragraphe 88, il examine dix points qu'il regroupe sous les titres «La démarche générale», «L'objet» et «Le contexte». Il est particulièrement important en l'espèce de garder à l'esprit le dixième point où il dit:
(10) Bien qu'il incombe à la personne qui invoque le par. 15(1) de démontrer, en fonction de l'objet visé, qu'il y a eu atteinte à ses droits à l'égalité à la lumière d'un ou de plusieurs facteurs contextuels, le demandeur n'est pas nécessairement tenu de produire des éléments de preuve pour démontrer l'existence d'une atteinte à la dignité ou à la liberté humaines. Souvent, le simple fait que la différence de traitement soit fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues sera suffisant pour établir qu'il y a eu violation du par. 15(1), puisqu'il sera évident au vu de la connaissance d'office et du raisonnement logique que la distinction est discriminatoire au sens de ce paragraphe
[51]Dans l'arrêt Collins c. Canada, [2000] 2 C.F. 3 (1re inst.), le juge Rothstein examine un certain nombre de ces lignes directrices et montre comment les facteurs dégagés dans l'arrêt Law devraient être appliqués. Cette affaire portait sur l'allocation des conjoints au titre de la Loi sur la sécurité de la vieillesse [L.R.C. (1985), ch. O-9]; ce n'était pas un cas où un programme gouvernemental privilégiait une personne au détriment d'une autre. Ainsi que l'a dit le juge Rothstein au paragraphe 9:
Tout en reconnaissant qu'il y avait des gens nécessiteux dans les groupes susmentionnés, le gouvernement, eu égard à la limitation de ses ressources, a décidé que l'assistance sociale provinciale devait être le recours de ces personnes si elles en remplissaient les conditions.
Le juge Rothstein cite ensuite, au paragraphe 12, un passage de l'arrêt Law, précité, où le juge Iacobucci a résumé les éléments de base de l'analyse relative au paragraphe 15(1), lesquels présupposent trois larges enquêtes. Il s'est exprimé ainsi:
Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxième-ment, le demandeur a-t-il subi un traitement différent en raison d'un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l'objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique?
[52]C'est le critère général qu'il faut appliquer pour l'analyse relative à l'article 15. Avant d'appliquer ce critère toutefois, je désire aborder la question du contexte. La défenderesse soutient avec raison qu'en procédant à l'analyse relative à l'article 15, il faut tenir compte du contexte de la demande (voir l'arrêt Law, précité, au paragraphe 55).
[53]La défenderesse soutient que le contexte dans la présente espèce révèle qu'en substance la prétention des demanderesses est liée à la rupture du mariage, et non à la législation en matière de pensions. Elle prétend donc qu'il faudrait, dans l'analyse relative à l'article 15, tenir compte des lois sur les biens matrimoniaux. Elle fait valoir qu'au troisième stade de l'analyse relative à l'article 15, le stade de la discrimination, il est permis de prendre en compte tout le cadre législatif. Elle invoque l'arrêt de la Cour suprême du Canada, Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, à la page 592, où les juges Cory et Iacobucci disent ceci:
Deuxièmement, pour tenter de déterminer s'il y a eu négation du même bénéfice de la loi, il va sans dire qu'il y a lieu de considérer dans son ensemble la loi mise en cause. Bien entendu, il peut être suppléé à un avantage refusé dans une partie de la Loi par une compensation prévue dans une autre partie de la même loi. Il peut aussi être approprié, voire nécessaire, de prendre en compte d'autres lois du même palier de gouvernement pour trancher la question. Il est évident qu'un avantage nié dans une loi fédérale peut être compensé par un avantage accordé par une autre loi fédérale.
Par contre, il ne convient pas d'examiner les lois provinciales pour corriger ou pallier l'avantage refusé dans une loi fédérale. Les législatures provinciales ont le contrôle exclusif des affaires qui relèvent de leur compétence. D'où la forte possibilité que les avantages accordés par ces législatures varient d'une province à l'autre. Il ne serait donc approprié de considérer la loi provinciale que si la loi fédérale concernée précisait clairement que la loi provinciale fit partie intégrante de ses dispositions ou que les avantages conférés dans les lois fédérale et provinciale doivent être coordonnés.
Qui plus est, on ne devrait pas s'intéresser à la question de l'interaction des lois fédérales et provinciales dans le cadre d'une analyse fondée sur le par. 15(1). Cette question concerne la justification possible d'une loi, et ne peut être examinée que sous l'angle de l'article premier de la Charte: voir Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, à la p. 42; et Symes c. Canada, précité, aux pp. 773 et 774. Il est donc judicieux de retarder cet examen jusqu'à l'analyse fondée sur l'article premier puisque, si un plaignant établit que la loi contestée a porté atteinte à son droit au même bénéfice de la loi, alors le gouvernement doit, en application de l'article premier de la Charte, démontrer que cette atteinte a été compensée et justifiée par des avantages conférés par une autre loi provinciale.
La défenderesse met l'accent sur la phrase suivante: «Il ne serait donc approprié de considérer la loi provinciale que si la loi fédérale concernée précisait clairement que la loi provinciale fait partie intégrante de ses dispositions ou que les avantages conférés dans les lois fédérale et provinciale doivent être coordonnés». Elle soutient que parce que la LPPR renvoie spécifiquement à des ordonnances rendues aux termes de lois provinciales, ces lois peuvent être examinées dans le cadre de l'analyse relative à l'article 15. La défenderesse invoque aussi l'arrêt Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627, à la page 684, où le juge Gonthier dit:
Les paramètres qui composent le contexte juridique varient d'une affaire à l'autre. Ils dépendent, entre autres, de la nature de la loi et du libellé de la disposition législative attaquée. Ainsi, si l'article de loi contesté renvoie lui-même à d'autres lois ou réfère à d'autres domaines de droit, il sera pertinent d'en examiner les rapports sous le par. 15(1) de la Charte. À mon avis, pour circonscrire adéquatement le contexte juridique, il faut que l'examen porte sur au moins deux aspects: (1) l'analyse de la loi dans son entier, compte tenu de l'ensemble de ses dispositions et (2) l'analyse de la loi à la lumière de mesures prescrites par d'autres lois, lorsque la disposition attaquée réfère directement à celles-ci. Un tel examen dérive en fait du principe général qui veut qu'une disposition législative n'opère pas en vase clos.
Il poursuit à la page 702:
Dans le présent pourvoi, toutefois, pour déterminer si la distinction a pour effet de créer un fardeau, il faut examiner l'interaction existant entre les al. 56(1)b) et 60b) de la Loi de l'impôt sur le revenu et le régime du droit de la famille. Contrairement aux cas qui se présentaient dans Symes et dans Egan, les dispositions contestées dans le présent pourvoi incorporent expressément des mesures législatives tant fédérales que provinciales et en sont tributaires mais ne constituent pas en soi un code complet. Il faut donc examiner les dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu conjointement avec les lois fédérales et les lois provinciales en vertu desquelles sont rendues les ordonnances alimentaires pour les enfants afin d'évaluer leur effet sur le requérant.
En l'espèce, c'est une ordonnance alimentaire rendue conformément à la Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, ch. D-8, qui a déclenché l'application des al. 56(1)b) et 60b) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Par conséquent, les dispositions fiscales s'appliquent en étroite relation avec le droit de la famille [. . .] S'il y a un transfert disproportionné de l'impôt à payer entre les anciens conjoints (comme ce semble être le cas pour Mme Thibaudeau), la responsabilité n'en incombe pas à la Loi de l'impôt sur le revenu, mais au régime du droit de la famille et aux procédures dont résultent les ordonnances alimentaires. Ce régime prévoit des moyens de réexaminer les ordonnances alimentaires qui, par erreur, n'ont pas tenu compte des conséquences fiscales des versements de pension. Étant donné l'interaction entre la Loi de l'impôt sur le revenu et les lois relatives au droit de la famille, on ne peut donc pas dire que l'al. 56(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu impose à l'intimée un fardeau au sens de la jurisprudence relative à l'art. 15.
[54]L'avocat des demanderesses a lui aussi invoqué l'arrêt Egan, mais a soutenu que je devrais plutôt mettre l'accent sur le passage où l'on dit: «Qui plus est, on ne devrait pas s'intéresser à la question de l'interaction des lois fédérales et provinciales dans le cadre d'une analyse fondée sur le par. 15(1). Cette question concerne la justification possible d'une loi, et ne peut être examinée que sous l'angle de l'article premier de la Charte» (non souligné dans l'original). Les demanderesses invoquent aussi l'arrêt Collins, où le juge Rothstein a dit au paragraphe 55:
Bien que l'assistance sociale provinciale puisse représenter une solution de rechange, le juge Cory conclut dans Egan c. Canada, qu'à part les cas spécifiques (coordination expresse des lois fédérale et provinciale, par exemple), il ne convient pas, au stade de l'analyse au regard du paragraphe 15(1), d'examiner si la loi provinciale redresse ou rectifie le déni d'un bénéfice par la loi fédérale:
Le juge Rothstein poursuit en reprenant la même phrase citée plus haut de l'arrêt Egan. Les demanderesses ajoutent qu'il est inapproprié de mêler un régime législatif avec un autre et que si l'on commence à le faire, alors de nombreuses lois risquent d'entrer en jeu (par exemple les lois sur les successions).
[55]À mon avis, il n'y a pas lieu d'examiner les lois sur le droit de la famille dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article 15. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un cas où la loi fédérale incorpore des lois provinciales par renvoi, comme on l'explique dans les arrêts Egan et Thibaudeau. La LPRFC n'incorpore aucune loi provinciale. La seule disposition qui y renvoie est la LPPR. Encore là, toutefois, la disposition contestée (l'article 25 du Règlement) ne renvoit pas à la loi provinciale. Le seul lien avec la loi provinciale est que la Loi prévoit une méthode pour procéder au partage des pensions ordonné par le tribunal, ce qui peut être fait en vertu d'une loi provinciale. Ce n'est pas le type d'incorporation qu'évoque l'arrêt Egan.
[56]La plupart des autres arguments contextuels de la défenderesse mettent l'accent sur le contexte législatif, que j'ai examiné précédemment sous la rubrique «Faits législatifs». La défenderesse a également abordé le coût du régime, mais l'examen de cette question relève plus pertinement de l'analyse relative à l'article premier.
[57]Dans ses arguments sur le contexte, la défenderesse a aussi souligné que la présente question est traitée de façon plus appropriée dans le contexte de la législation sur les biens matrimoniaux, et que ce n'est pas le rôle de la législation sur les pensions de traiter des effets de la rupture d'un mariage. Plus exactement, le rôle de la législation sur les pensions est de définir la personne qui recevra des prestations et de s'assurer qu'il existe des fonds pour les prestations.
[58]Je vais maintenant examiner la prestation de survivant pour voir si elle enfreint l'article 15. J'examinerai ensuite la prestation supplémentaire de décès, ainsi que l'article 25 du RPPR.
La prestation de survivant
[59]En ce qui concerne la prestation de survivant, il est satisfait à la première étape du critère de l'article 15. La loi établit en effet une distinction basée sur une caractéristique personnelle, le fait d'être divorcé. La défenderesse a admis que le fait d'être divorcé constitue une caractéristique personnelle.
[60]En ce qui concerne la deuxième étape, la défenderesse soutient que le véritable motif invoqué repose sur l'ancienne occupation des maris des demanderesses, ce qui ne constitue pas une caractéristique personnelle ni un motif analogue. Je ne partage pas cette opinion. La distinction faite en l'espèce est basée sur l'état matrimonial, à savoir si une personne est mariée ou divorcée. Il est vrai que seuls les conjoints des membres des Forces canadiennes sont touchés, mais ce n'est pas le motif sur lequel la loi établit une distinction. La loi en cause fait une distinction entre les conjoints qui sont divorcés et ceux qui ne le sont pas. Or il est clair que le fait d'être divorcé est une forme d'état matrimonial. La Cour suprême du Canada a statué que l'état matrimonial constitue un motif analogue dans l'arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418.
[61]La défenderesse fait valoir que l'état matrimonial ne constitue pas forcément un motif analogue, et que le fait que des concubins aient été réputés former un groupe identifié pour un motif analogue dans l'arrêt Miron ne signifie pas que tous les autres regroupements possibles selon l'état matrimonial, ce qui pourrait inclure les célibataires, les gens mariés ou les veufs, ont automatiquement droit à la protection du paragraphe 15(1). Je ne partage pas cette opinion. Dans l'arrêt Collins, le juge Rothstein invoque l'arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, où l'on a décidé que dès qu'on conclut à l'existence d'un motif analogue, ce motif est analogue dans tous les cas. Les juges McLachlin et Bastarache s'expriment ainsi au paragraphe 8:
De la même manière que nous ne disons pas d'un motif énuméré qu'il existe dans une situation et non dans une autre, nous ne devrions pas dire d'un motif analogue qu'il existe dans certaines circonstances et non dans d'autres. Les motifs énumérés et les motifs analogues constituent des indicateurs permanents de l'existence d'un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle. La variable est la réponse à la question de savoir s'ils sont source de discrimination dans les circonstances particulières d'une affaire donnée.
En conséquence, nous ne partageons pas l'opinion selon laquelle un motif donné peut constituer un indicateur de discrimination dans une affaire mais ne pas l'être dans une autre, selon la mesure gouvernementale qui est contestée. Il nous semble que ce n'est pas le motif en tant que tel qui varie d'une affaire à l'autre, mais plutôt la réponse à la question de savoir si une distinction fondée sur un motif susceptible de reconnaissance sur le plan constitutionnel est discriminatoire. Le sexe sera toujours un motif, même si les distinctions fondées sur ce motif dans les lois ne sont pas toujours discriminatoires.
L'état matrimonial ayant été considéré comme un motif de distinction dans l'arrêt Miron, précité, j'estime que c'est aussi un motif de distinction en l'espèce. La véritable question est de savoir s'il s'agit d'une distinction discriminatoire, question dont l'examen relève de la troisième étape de l'analyse.
[62]Les demanderesses ont aussi plaidé qu'elles subissaient également un traitement différentiel fondé sur le sexe, la grande majorité des conjoints divorcés touchés par les dispositions étant, selon la preuve, des femmes. Toutefois, vu ma conclusion qu'elles font l'objet d'un traitement différentiel fondé sur l'état matrimonial, je n'ai pas à trancher cette question.
[63]En ce qui concerne la troisième étape, le juge Rothstein, aux paragraphes 34 et 35 de l'arrêt Collins, précité, reprend les commentaires du juge Iacobucci dans l'arrêt Law, précité, où l'accent est mis sur l'objet du paragraphe 15(1):
Dans Law, précité, le juge Iacobucci explique la grande portée du paragraphe 15(1), qu'il faut avoir à l'esprit quand on examine si une distinction faite par voie législative pour un motif énuméré ou analogue est discriminatoire au fond. Voici ce qu'il fait observer à ce propos:
On pourrait affirmer que le par. 15(1) a pour objet d'empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaine essentielles par l'imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l'existence d'une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération. (Non souligné dans l'original.) |
On peut porter atteinte à la dignité humaine par un traitement injuste ou la dévalorisation de certains individus ou groupes, ou par omission de prendre en considération les circonstances propres à l'individu ou au groupe dans l'application de la loi. Ainsi que le fait observer le juge Iacobucci dans l'arrêt Law:
La dignité humaine signifie qu'une personne ou un groupe ressent du respect et de l'estime de soi. Elle relève de l'intégrité physique ou psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n'ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes ou des groupes sont marginalisés, mis de côté ou dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d'égalité, la dignité humaine n'a rien à voir avec le statut ou la position d'une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu'une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite-t-elle la personne injustement, si on tient compte de l'ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi? [Non souligné dans l'original.] |
À mon avis, la loi traite bel et bien injustement les conjoints divorcés dans la présente espèce. Il appert de la preuve que la nature du travail de leur mari oblige les conjointes de militaires à faire des sacrifices et à renoncer à des possibilités de carrière pour aider la carrière de leur mari. Et pourtant, en vertu de la loi, même si une conjointe peut être mariée durant toute la période où son mari est dans les Forces armées, elle n'est plus, une fois divorcée, admissible à la pension de survivant.
[64]L'arrêt Collins, précité, dresse la liste des quatre facteurs contextuels examinés dans l'arrêt Law, précité, pour déterminer si la loi a pour effet d'amoindrir la dignité d'une personne d'une manière qui porte atteinte à l'objet du paragraphe 15(1). Le juge Iacobucci fait toutefois remarquer que cette liste n'est pas restrictive. Il dit ceci au paragraphe 88:
(7) Les facteurs contextuels qui déterminent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur doivent être interprétés et analysés dans la perspective de ce dernier. Le point central de l'analyse est à la fois subjectif et objectif. Le point de vue approprié est celui de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents.
(8) La personne qui invoque le par. 15(1) peut s'appuyer sur une série de facteurs pour démontrer que les dispositions législatives portent atteinte à sa dignité. La liste de ces facteurs n'est pas restrictive. On peut trouver des indications sur la nature de ces facteurs dans la jurisprudence de notre Cour et en faisant une analogie avec des facteurs reconnus.
Puis il [le juge Rothstein] énumère quatre facteurs [au paragraphe 36]:
a) L'individu ou le groupe en question souffre-t-il déjà d'un désavantage, d'un stéréotype, d'un préjugé ou d'un état de vulnérabilité?
b) Y a-t-il une correspondance, ou une absence de correspondance, entre le motif sur lequel l'allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou d'autres personnes?
c) La loi en question a-t-elle pour objet ou pour effet l'amélioration de la situation d'un groupe qui a toujours été défavorisé dans le domaine visé par cette loi?
d) Quelle est la nature du droit touché par la loi?
[65]En ce qui concerne le premier facteur, la défenderesse soutient que les demanderesses n'ont pas démontré que les conjoints divorcés ou séparés constituent des groupes défavorisés, ou que les lois en question exacerbent le désavantage dont ils souffrent, compte tenu en particulier l'accès au régime des biens matrimoniaux et des prestations alimentaires ainsi qu'à la LPPR. Je ne partage pas cette opinion. Nous avons une preuve directe en l'espèce que les conjointes divorcées sont bel et bien défavorisées aux termes de la présente loi. Toute leur vie elles peuvent devoir sacrifier des opportunités de carrière et déménager d'un endroit à l'autre afin de favoriser la carrière de leur mari, et pourtant ne recevoir, si elles divorcent, aucune prestation de survivant. De plus, comme nous l'avons vu en détail précédemment, l'arrêt Egan établit qu'on ne doit pas considérer les autres lois dans l'analyse relative à l'article 15.
[66]En ce qui concerne le second facteur, les commentaires du juge Rothstein dans l'arrêt Collins, précité, aux paragraphes 49 et 50 m'apparaissent pertinents:
Étant donné le lien entre l'état matrimonial d'une part, et la capacité et la situation personnelle de l'individu de l'autre, quel effet l'exclusion du bénéfice de l'AC a-t-elle sur la demanderesse? À ce propos, le juge Iacobucci a dit dans Law, précité, après avoir invoqué Andrews, précité, et Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant:
[. . .] la disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur et d'autres personnes partageant les mêmes caractéristiques, d'une façon qui respecte leur valeur en tant qu'êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d'avoir un effet négatif sur la dignité humaine. |
La question se pose de savoir si les dispositions de la Loi qui accordent l'AC aux conjoints non séparés et la refusent aux conjoints séparés pour l'unique raison qu'ils sont séparés, prend en compte les besoins et la situation véritables de Mme Collins et d'autres conjoints séparés qui, à d'autres égards, auraient droit à ce bénéfice. L'allocation de conjoint est un moyen de soutien du revenu. Les besoins en question sont donc les besoins pécuniaires des conjoints séparés qui ont des moyens limités. Rien n'indique que les besoins véritables de ces conjoints séparés soient reconnus, réglés ou satisfaits de quelque façon que ce soit par la loi qui leur refuse l'AC.
De même, dans la présente instance, rien n'indique que les besoins véritables des conjoints divorcés soient reconnus ou satisfaits de quelque façon que ce soit par la loi qui à son tour leur refusent des prestations.
[67]En ce qui concerne le troisième facteur, si l'on peut dire que la loi a un objet mélioratif, soit de prévoir un mécanisme de prestations pour les membres des Forces armées et leurs conjoints, je ne crois pas qu'il en soit ainsi dans le présent contexte, puisqu'elle exclut, plutôt qu'elle n'aide, le groupe historiquement défavorisé des conjointes de militaires. Dans l'arrêt Collins, précité, le juge Rothstein arrive à une conclusion similaire. Il cite le juge Iacobucci [dans Law] au paragraphe 51:
Je souligne que ce facteur ne sera probablement pertinent que dans la mesure où la personne ou le groupe exclu de l'application de dispositions ou d'une autre mesure étatique apportant une amélioration est relativement plus favorisé. Des dispositions apportant une amélioration, mais au caractère limitatif, qui excluent les participants d'un groupe historiquement défavorisé seront presque toujours taxées de discrimination: voir Vriend, précité, aux par. 94 à 104, le juge Cory. (Soulignement ajouté.)
En l'espèce, on ne peut pas dire que celles qui sont exclues de la loi, à savoir les conjointes divorcées, sont relativement plus favorisées que celles qui sont incluses.
[68]La défenderesse soutient qu'il ne faut pas suivre le juge Rothstein en l'espèce, puisque la décision a été rendue avant l'arrêt de la Cour suprême du Canada Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950. L'arrêt Lovelace, explique-t-elle, établit que lorsqu'un programme est ciblé, le point central de l'analyse est de savoir si ce programme vise à améliorer la situation d'un groupe défavorisé précis. En l'espèce, poursuit-elle, la prestation de survivant vise à aider les personnes dont la situation économique se détériore par suite du décès de leur conjoint. Le juge Iacobucci s'est exprimé ainsi dans l'arrêt Lovelace, aux paragraphes 85 à 87, au sujet de ce quatrième facteur:
Le présent pourvoi soulève une autre situation où tant le demandeur que le groupe ciblé sont également défavorisés, et quoique ce scénario n'ait pas été évoqué dans Law, j'estime qu'il est approprié d'étendre l'analyse basée sur l'objet améliorateur aux situations où le désavantage, les stéréotypes, les préjugés ou la vulnérabilité caractérisent le groupe ou l'individu exclu. L'application d'une telle démarche fait en sorte que l'analyse s'attache à la question de savoir si l'exclusion est incompatible avec l'objet du par. 15(1), et elle nous empêche de réduire l'analyse relative à l'égalité à une évaluation ou mise en balance simpliste du désavantage relatif. En l'espèce, l'aspect central de l'analyse n'est pas le fait que les groupes appelants et intimés sont également défavorisés, mais que le programme en question vise à améliorer la situation d'un groupe défavorisé précis plutôt qu'à remédier à un désavantage dont pourrait souffrir tout participant de la société. En d'autres mots, nous sommes en présence d'un programme améliorateur ciblé auquel on reproche d'avoir un caractère trop limitatif, et non d'un programme améliorateur plus complet auquel on reproche d'avoir un caractère trop limitatif.
Cela dit, il faut reconnaître qu'il est peu probable que le fait d'exclure un groupe d'un programme ciblé ou établi en partenariat ait pour effet d'associer à ce groupe des stéréotypes ou des stigmates ou encore de communiquer le message qu'il est moins digne de reconnaissance et d'intégration au sein de la société dans son ensemble.
L'objet améliorateur du projet de casino dans son ensemble et du Fonds des Premières nations a clairement été établi. En particulier, le Fonds fournira aux bandes des ressources en vue de remédier particulièrement aux désavantages sur les plans sociaux, culturels et économiques, ainsi qu'en matière de santé et d'éducation. On prévoit que les bandes seront en mesure d'affecter ces sommes à ces secteurs particuliers, accroissant ainsi leur autonomie financière. Cet aspect du Fonds des Premières nations est compatible avec l'objet améliorateur connexe qui est d'aider les bandes à réaliser l'autonomie gouvernementale et l'autosuffisance. Il ne fait aucun doute que ce programme a été conçu pour remédier au désavantage historique et contribuer à accroître la dignité et la reconnaissance des bandes au sein de la société canadienne. En outre, il est possible de réaliser ces deux objectifs améliorateurs, tout en s'assurant que les activités du casino commercial dans la réserve sont exercées conformément à la réglementation stricte applicable en matière de surveillance des activités de jeu. Le Fonds des Premières nations a donc un objet compatible avec le par. 15(1) de la Charte, et l'exclusion des parties appelantes ne compromet pas la réalisation de cet objet puisqu'elle n'est pas liée à une conception erronée de leurs besoins, capacités et situation véritables.
[69]À mon avis, le régime des prestations de retraite en l'espèce ne peut être considéré comme un programme mélioratif ciblé au sens de l'arrêt Lovelace, précité. Contrairement à l'arrêt Lovelace, les prestations prévues dans la présente affaire sont versées en raison des efforts mêmes des conjointes durant la période de contribution. Dans l'arrêt Lovelace, par contre, il s'agissait essentiellement de fonds versés à certains groupes d'autochtones et non à d'autres.
[70]Quant au quatrième facteur, la nature du droit touché, j'estime qu'il y a aussi discrimination. En l'espèce, c'est l'intérêt économique des conjointes divorcées qui est affecté. Les commentaires du juge Rothstein dans l'arrêt Collins, précité, au paragraphe 54, me paraissent encore là pertinents:
Les conjoints séparés sont expressément exclus de ce bénéfice, bien qu'ils puissent en avoir besoin. Cette exclusion leur barre l'accès à un élément fondamental de l'aide que l'État fédéral accorde à certains autres Canadiens âgés. Elle sous-entend que les conjoints séparés ont moins besoin de ce type de soutien du revenu, peu importe leur situation véritable. Ainsi que l'a fait observer le juge L'Heureux-Dubé dans Thibaudeau, précité, «le bien-être économique des unités familiales, quelle que soit leur forme, constitue une valeur importante pour la société. Même s'il est toujours possible d'assurer sa subsistance, la distinction attaquée peut imposer une lourde charge économique au groupe touché». En l'espèce, la loi en cause ne prend pas en considération les difficultés pécuniaires des conjoints séparés qui, n'eût été leur état, seraient admissibles à recevoir l'AC.
En conclusion, j'estime que l'article 29 de la LPRFC porte atteinte à l'article 15 de la Charte.
La prestation de décès supplémentaire
[71]À mon avis, la disposition concernant la prestation supplémentaire de décès (article 61) de la LPRFC ne porte pas atteinte à l'article 15. Il n'est pas satisfait à la première étape du critère. Comme nous l'avons vu précédemment, la prestation de décès supplémentaire est une forme d'assurance-vie. Le participant peut désigner la personne de son choix comme bénéficiaire. Ainsi il peut ou non choisir de désigner sa conjointe divorcée. La loi est neutre à ce propos et n'établit pas de distinction fondée sur l'état matrimonial. Les demanderesses soutiennent que la prestation de décès procure un traitement différentiel fondé sur la désignation ou non de la personne. Cela est vrai, mais il est clair que le fait d'être désigné bénéficiaire au titre d'un régime de prestations ne constitue pas une caractéristique personnelle. Je n'ai donc pas à passer aux autres étapes de l'analyse.
RPPR -- Article 25
[72]Ainsi que nous l'avons vu précédemment, l'article 25 du RPPR prévoit que lors d'un partage des prestations de retraite, la personne en faveur de qui le partage a été effectué n'a pas droit à la pension de survivant pour la période faisant l'objet du partage. À mon avis, cette disposition ne satisfait pas à la première étape du critère, puisque la distinction n'est pas fondée sur une caractéristique personnelle. Les demanderesses font valoir que la disposition opère bel et bien une distinction fondée sur le fait d'être une ex-conjointe, parce qu'elle fait corps avec la LPRFC. Elle s'applique aux partages d'annuités au titre de la LPRFC, puis dispose que si l'on obtient ce partage, toute prestation qu'une conjointe ou une ex-conjointe aurait reçue disparaît. Je ne partage pas cette opinion. Il n'y a pas de distinction fondée sur l'état matrimonial parce que, premièrement, seul le groupe des conjoints séparés ou divorcés peut se prévaloir d'un partage. Ensuite, la particularité déterminante n'est pas d'être séparé ou divorcé, mais plutôt d'être séparé ou divorcé et d'avoir une ordonnance du tribunal et un accord de séparation. Le fait d'avoir une ordonnance du tribunal ou un accord de séparation n'est manifestement pas une caractéris-tique personnelle.
Article premier
[73]Avant d'aborder l'analyse relative à l'article premier, je vais examiner la preuve présentée sur cette question. J'ai déjà examiné les faits législatifs présentés, lesquels sont aussi pertinents quant à l'examen au regard de l'article premier.
[74]L'actuaire expert de la défenderesse, M. Hebert, a témoigné au sujet des coûts qu'entraînerait pour le gouvernement l'obligation de verser ces prestations de survivant. On lui a demandé de dresser un rapport évaluant l'impact financier au 31 mars 2000 à la fois sur la charge à payer (le montant d'argent que le gouvernement doit mettre de côté pour payer les prestations acquises jusqu'à une date donnée) et le coût normal (le montant d'argent que le gouvernement aura à mettre de côté annuellement à partir d'une date donnée afin de payer les prestations qui seront acquises au cours de ces années) des trois principaux régimes de retraite publics (la Fonction publique, les Forces canadiennes et la Gendarmerie royale du Canada) en vue de maintenir et payer les prestations de survivant aux ex-conjoints des participants actifs ou retraités, mariés ou divorcés au moment du décès.
[75]Selon les estimations du rapport, la charge à payer au titre de la LPRFC serait de 206 721 000 $ et le coût normal serait de 3 573 000 $, si les ex-conjoints devaient recevoir la pleine prestation de survivant. Si, toutefois, cette prestation était ajustée pour tenir compte uniquement de la période de cohabitation, la charge à payer au titre de la LPRFC serait de 99 226 080 $ et le coût normal, de 1 715 040 $. Le rapport n'a pas tenu compte des participants qui sont décédés depuis 1985 et qui ont un ex-conjoint. M. Hebert a estimé que cela doublerait la charge à payer. Je constate que le régime enregistre à l'heure actuelle un surplus de 15 milliards de dollars.
[76]Le critère applicable au regard de l'article premier a été résumé dans l'arrêt Egan, précité, à la page 605. Les juges Cory et Iacobucci s'expriment ainsi:
L'article premier permet que des violations de la Charte soient entérinées si elles sont raisonnables et justifiables dans une société libre et démocratique. Le critère qui permet d'établir si une règle de droit constitue une «limite raisonnable» a pour la première fois été formulé par l'ancien juge en chef Dickson dans R. c. Oakes, précité, aux pp. 138 et 139. L'atteinte à une garantie constitutionnelle sera validée à deux conditions. Dans un premier temps, l'objectif de la loi doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Dans un deuxième temps, le moyen utilisé pour atteindre l'objectif législatif doit être raisonnable et doit pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Cette seconde condition appelle trois critères: (1) la violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l'objectif législatif; (2) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre l'effet de la mesure et son objectif de sorte que l'atteinte au droit garanti ne l'emporte pas sur la réalisation de l'objectif législatif. Dans le contexte de l'article premier, il incombe toujours au gouvernement de prouver selon la prépondérance des probabilités que la violation peut se justifier.
Dans l'arrêt Collins, précité, le juge Rothstein note aussi au paragraphe 81 que les tribunaux n'exigent pas une preuve scientifique, et que le bon sens peut être invoqué. Il ajoute que le critère doit être appliqué avec souplesse, en tenant compte du contexte factuel et social de l'affaire. Puis au paragraphe 83, le juge Rothstein fait le commentaire suivant sur la réserve dont il convient de faire preuve à l'égard du législateur dans l'analyse fondée sur l'article premier:
Dans M. c. H., précité, le juge Iacobucci a confirmé que le rôle du législateur est tel que le juge doit faire preuve de réserve à l'égard des grandes orientations que le législateur est le mieux placé pour définir. Cette réserve est un facteur qui peut intervenir dans l'examen de la question de savoir si le législateur s'est conformé aux principes applicables, à n'importe quel stade de l'analyse fondée sur l'article premier. Il n'y a cependant pas lieu à réserve a priori dans cette analyse. Autrement dit, ce qu'il faut faire, c'est de considérer s'il y a lieu de faire preuve de réserve, le cas échéant, à chaque stade de l'analyse.
[77]S'intéressant au premier volet du critère, le juge Rothstein précise, aux paragraphes 84 à 86, la démarche qu'il convient d'adopter pour examiner l'objet de la loi:
Dans Vriend, précité, le juge Iacobucci a défini la démarche à suivre dans les cas où il a été jugé qu'une loi porte atteinte à la Charte en raison de sa portée trop limitative:
À mon avis, lorsque, comme en l'espèce, une loi est jugée contraire à la Charte en raison de sa portée trop limitative, c'est tout à la fois la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l'omission elle-même qu'il y a lieu de prendre en compte. |
Cette approche a été adoptée par la majorité de la Cour dans M. c. H., où le juge Iacobucci a rappelé que «c'est tout à la fois l'objet de la loi considérée dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l'omission elle-même qu'il y a lieu de prendre en compte à la première étape de l'analyse fondée sur l'article premier».
[. . .]
En l'espèce, il n'y a pas omission de la loi. Au contraire, la restriction du droit garanti par la Charte, savoir l'exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l'AC, est expressément prévue. Il faut donc noter dans l'analyse que cette exclusion est l'effet d'une disposition expresse, savoir l'alinéa 19(1)a). Puisqu'il n'y a pas omission législative, il faut examiner si l'exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l'AC, que prévoit cet alinéa 19(1)a), avait pour objectif de répondre à des préoccupations urgentes et réelles
[78]Je note aussi les commentaires du juge en chef Lamer dans l'arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, à la page 721:
On considérera rarement que l'objectif d'un régime de bénéfices est inconstitutionnel.
[79]Suivant l'approche établie par le juge Rothstein ci-dessus, il me faut d'abord examiner la loi dans son ensemble. Je conviens avec la défenderesse que l'objet de la LPRFC, dans le cadre du régime de revenu de retraite du Canada, est de pallier la pauvreté chez les personnes âgées. La LPRFC est le deuxième chaînon de ce système, et elle est conçue pour remplacer le revenu de pré-retraite par une pension. Les prestations de survivant sont des prestations auxiliaires destinées à remplacer un revenu pour les survivants au décès d'un participant au régime. Les survivants sont ceux qui sont ou sont présumés être économiquement dépendants du participant au moment du décès, du fait de leur lien à ce moment-là. J'estime que ces objets se rapportent à des préoccupations urgentes et réelles.
[80]Quant aux objets des dispositions contestées, la défenderesse soutient que l'exclusion des conjoints divorcés est compatible avec l'objet général du régime de pension, qui est d'accorder des prestations à ceux qui sont liés au moment du décès. Il n'est pas conçu comme un régime universel accordant des prestations à toute personne qui a eu un lien avec le participant au régime. La formule de partage pour les conjoints séparés, prévu au paragraphe 29(8) de la LPRFC, vise à faire en sorte que les couples célibataires qui cohabitent soient traités de la même façon que les couples mariés. La défenderesse a fait valoir que la formule de partage est urgente et importante parce qu'il doit y avoir une façon de diviser la prestation de sorte de ne pas priver les autres participants en donnant trop d'argent tout en étant équitable pour les deux personnes. L'avocat a aussi invoqué l'arrêt Sutherland c. Canada (1997), 143 D.L.R. (4th) 226 (C.A.F.), où le juge en chef Isaac a dit, au paragraphe 91, que l'endiguement des frais et l'intégrité du régime répondaient à des préoccupations urgentes et réelles. Encore une fois, je conviens qu'il s'agit de préoccupations urgentes et réelles.
[81]La question de savoir si l'exclusion des conjoints divorcés est un objet urgent et important est plus difficile. Sur ce point, les commentaires du juge Rothstein dans l'arrêt Collins me paraissent pertinents. Le juge Rothstein se demande d'abord si l'exclusion prévue par la Loi sur la sécurité de la vieillesse est l'antithèse de la loi prise dans son ensemble, comme c'était le cas dans l'arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493. Concluant que ce n'est pas le cas, il dit ceci aux paragraphes 103 et 104:
Bien qu'en l'espèce, l'exclusion des conjoints séparés du bénéfice de l'AC soit directe et délibérée, elle est compatible avec l'objectif focalisé de ce programme de prestations complémentaires. Cela ne revient pas à ignorer le fait qu'il y a des conjoints séparés de pensionnés, qui sont dans le besoin. Comme je l'ai déjà noté cependant, la Loi sur la sécurité de la vieillesse n'avait pas pour objet d'instituer un programme général de soutien du revenu pour tous les Canadiens âgés qui sont dans le besoin et qui ne sont pas encore admissibles à la pension à l'âge de 65 ans. Si cette Loi avait institué un programme étendu de supplément du revenu dès l'âge de 60 ans, l'exclusion des conjoints séparés d'un tel programme d'assistance étendu ne pourrait être qualifiée de besoin urgent et réel. Un tel contexte s'apparenterait à celui de l'arrêt Vriend, précité, où la loi instituait un régime général de protection des droits de la personne pour tous les Albertains, mais laissait de côté l'orientation sexuelle à titre de motif de discrimination interdit.
Par contre, le bénéfice PSV/SRG est prévu pour les pensionnés âgés de 65 ans révolus et dans ce contexte, l'AC est expressément focalisée sur un groupe considéré comme particulièrement défavorisé, savoir les conjoints de ces pensionnés, qui sont âgés de 60 à 64 ans et qui vivent avec ces derniers. La demanderesse ne pourrait faire valoir, en invoquant l'arrêt Vriend, que l'exclusion était l'antithèse de la loi prise dans son ensemble ou de l'AC en particulier, que si on faisait de cette dernière un programme général de prestations à l'intention de tous ceux qui sont dans le besoin et qui sont âgés de 60 à 64 ans. Il ressort à l'évidence que l'objectif de l'AC n'est pas aussi étendu.
De même, dans la présente instance, on ne peut pas dire que l'exclusion des conjoints divorcés soit l'antithèse même des dispositions dans leur ensemble, puisque ces dispositions n'ont pas été conçues comme un programme général de prestations pour tous ceux qui ont besoin d'aide financière à cause d'un lien quelconque à un moment donné avec un participant au régime.
[82]Le juge Rothstein examine ensuite deux objets de l'exclusion. L'objet direct est de refuser des prestations aux personnes séparées, un objet qu'il estime ne pas être, en soi, urgent et important. Il estime que l'autre objet est d'accorder un programme supplémentaire de prestations à un groupe que le législateur considère comme étant particulièrement défavorisé. Il examine ensuite l'historique de la loi, et dit aux paragraphes 108 et 109:
Il est évident que le législateur avait conscience des revendications des groupes exclus du programme d'AC au moment de la création de celui-ci, ou au cours des années subséquentes, lors de l'examen et de l'adoption des modifications apportées à la pension de vieillesse et aux prestations complémentaires. Il est aussi évident que le programme d'AC, tel que l'a institué le législateur, ne pouvait être appliqué que sur une base limitée. Comme il a été jugé que le programme institué par la loi répondait à un besoin urgent et réel, et que sa prestation était subordonnée à certaines exclusions, ces exclusions doivent-elles aussi répondre à un besoin urgent et réel.
Dans une affaire récente, Delisle c. Canada (Sous-procureur général), les juges Iacobucci et Cory se sont penchés sur la question des lois qui ont deux objectifs, l'un répondant à un besoin urgent et réel, l'autre étant contraire à la Charte. Dans ce contexte, ils ont conclu qu'il serait contraire à l'objet de l'article premier de conclure que, même si la mesure législative en cause vise un objectif dont la justification peut se démontrer, elle doit être réputée ne pas avoir un tel objectif par d'autres motifs.
De même, dans la présente instance, je crois qu'on pourrait caractériser l'un des objets de l'exclusion comme un moyen de s'assurer qu'il y ait des fonds suffisants pour accorder seulement une pension de survivant. Ainsi j'estime que l'objet des exclusions répond aussi à un besoin urgent et réel.
[83]Je vais maintenant passer à l'étape de l'analyse qui s'attache à la proportionnalité. À cette étape, la première question est de savoir s'il y a un lien rationnel entre l'objet de la loi et les moyens choisis par le gouvernement pour réaliser cet objet. La réponse doit à mon sens être affirmative. Je conviens avec la défenderesse qu'accorder des prestations de survivant à ceux qui ont un lien avec le participant au régime au moment du décès du participant renforce logiquement le but général qui est de combattre la pauvreté chez les personnes âgées en s'occupant de ceux qui sont alors dans le besoin. Je suis aussi d'accord avec le juge Rothstein qui fait le commentaire suivant, au paragraphe 121 de l'arrêt Collins:
Comme je l'ai déjà dit, bien que certaines personnes séparées connaissent indubitablement des difficultés pécuniaires, l'AC ne représente pas un programme général de soutien du revenu. Il est par conséquent rationnel que le gouvernement exclue les conjoints séparés du bénéfice de la loi en matière d'AC.
Précédemment, au paragraphe 120, le juge Rothstein dit ceci:
Au contraire, la limitation de ce bénéfice aux conjoints non séparés justifie d'un lien rationnel avec le but de la loi, qui est de garantir que quand l'un des conjoints prend sa retraite et devient un pensionné, le couple continuera à recevoir un revenu équivalent à ce qui lui reviendrait si les deux étaient pensionnés. Il est donc rationnel qu'un programme conçu au bénéfice du couple dans ce contexte vise les conjoints qui vivent ensemble.
[84]Les demanderesses soutiennent qu'il ne peut y avoir de lien rationnel entre les objets de la présente loi et ces dispositions, et que s'il y avait un lien rationnel, les conjoints séparés seraient alors aussi exclus. Toutefois, je suis d'accord avec la défenderesse que l'inclusion des conjoints séparés constitue un choix politique visant à favoriser la réconciliation des conjoints séparés. Je remarque aussi que les tribunaux ont souvent décidé que le législateur n'est pas tenu de dresser minutieusement des paramètres pour se conformer à la Charte, et qu'il a droit à une marge de manoeuvre dans sa tentative d'atteindre ses objectifs, surtout quand ils sont mélioratifs. (Voir par exemple les arrêts Egan, précité, à la page 538, et Law, précité, au paragraphe 106.) À mon avis, il y a un lien rationnel entre les moyens et les objets de la présente Loi.
[85]J'en viens maintenant à l'étape de l'atteinte minimale. Dans l'arrêt Collins, précité, le juge Rothstein, aux paragraphe 122 et 123, décrit cette étape de l'analyse comme suit:
En ce stade de l'analyse, le gouvernement doit prouver qu'il y a eu seulement atteinte minimale au droit garanti par la Charte. Ce qu'il lui incombe de prouver, c'est que ses actions ne portent pas plus atteinte à ce droit qu'il n'est raisonnablement nécessaire pour réaliser les objectifs de la loi. Le critère ne fait pas qu'embrasser les effets de la violation de la Charte sur le demandeur, mais vise aussi à découvrir si le gouvernement est «fondé» à décider que son action ne compromettrait qu'au minimum un droit garanti par la Charte. Dans M. c. H., précité, l'analyse fondée sur l'article premier se situait, comme la présente affaire, dans le contexte de dispositions législatives trop limitatives qui portaient atteinte au paragraphe 15(1). Dans M. c. H., précité, la majorité de la Cour pose que le critère de l'atteinte minimale oblige le gouvernement à établir qu'il «était fondé à conclure que l'atteinte aux droits des couples de même sexe ne dépassait pas ce qui était raisonnablement nécessaire pour réaliser ses objectifs».
Dans RJR-MacDonald, précité, le juge McLachlin a expliqué en ces termes la charge de la preuve de l'atteinte minimale qui incombe au gouvernement:
La restriction doit être «minimale» , c'est-à-dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l'atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Le processus d'adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l'intérieur d'une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu'elle a une portée trop générale simplement parce qu'ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l'objectif et à la violation. |
Le juge Rothstein poursuit en examinant divers facteurs indiquant la nécessité de faire preuve de réserve envers le législateur à cette étape de l'analyse. Au paragraphe 127, il dit:
Dans un certain nombre de causes où la loi contestée visait à concilier les demandes de groupes concurrents sur la répartition de ressources limitées, la Cour suprême a jugé qu'il faut reconnaître au Parlement et aux législatures provinciales une «grande latitude» pour trouver le point d'équilibre entre ces demandes et décider de la répartition appropriée des ressources dans la société.
La défenderesse fait valoir qu'il y a en l'espèce d'autres intérêts en jeu que ceux des demanderesses, par exemple l'intérêt des autres retraités, l'intérêt des contributeurs actuels et l'intérêt des contribuables du Canada.
[86]Le juge Rothstein indique ensuite un second facteur, au paragraphe 128, soit la tentative du législateur de concilier des intérêts concurrents. En pareils cas, il sera difficile d'appliquer des critères juridiques formels avec un certain degré de certitude quant à l'exactitude des conclusions. Il poursuit au paragraphe 129:
Dans Eldridge, précité, le juge La Forest a réitéré ce principe, rappelant qu'il s'appliquait particulièrement dans les cas où le législateur doit faire un choix dans la répartition des prestations sociales parmi des groupes défavorisés:
En outre, il est évident que, même si des considérations financières seules ne peuvent justifier une atteinte à la Charte (Schachter, précité, à la p. 709), les gouvernements doivent disposer d'une grande latitude pour décider de la distribution appropriée des ressources dans la société; voir les arrêts McKinney, à la p. 288, et Egan, au par. 104 (le juge Sopinka). Cela est particulièrement vrai dans les cas où le Parlement, lorsqu'il accorde des avantages sociaux déterminés, doit privilégier certains groupes défavorisés; voir Egan, aux par. 105 à 110 (le juge Sopinka). |
S'agissant plus particulièrement des programmes de prestations, il cite, au paragraphe 131, les propos du juge en chef Lamer dans l'arrêt Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î-P-É.), [1997] 3 R.C.S. 3:
Quoique des considérations purement financières soient insuffisantes pour justifier la transgression de droits garantis par la Charte, elles sont pertinentes pour déterminer la norme de retenue à respecter dans l'application du critère de l'atteinte minimale, dans le cadre de l'examen d'un texte de loi édicté pour des fins autres que financières. [Soulignement dans l'original.] Ainsi, dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 994, notre Cour a dit que «la répartition de ressources gouvernementales limitées» était un motif justifiant d'assouplir l'application stricte du critère relatif à l'atteinte minimale énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; la loi attaquée visait à protéger les enfants. Dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, où la question en litige était la constitutionnalité d'une disposition d'une loi provinciale sur les droits de la personne, le juge La Forest a dit, à la p. 288, que «devait être évaluée dans le cadre d'un examen fondé sur l'article premier, [. . .] la répartition de ressources limitées» . Finalement, dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, où un régime de prestations de retraite était contesté, le juge Sopinka a dit ceci, au par. 104:
[. . .] le gouvernement doit pouvoir disposer d'une certaine souplesse dans la prestation des avantages sociaux [. . .] La Cour ferait preuve d'un manque de réalisme si elle présumait qu'il existe des ressources inépuisables pour répondre aux besoins de chacun. [Non souligné dans l'original.]
[87]Le juge Rothstein poursuit en examinant les facteurs concurrents dans cette affaire et conclut, au paragraphe 135:
Il ressort du heurt de ces intérêts contradictoires que les choix d'orientation qu'il a fallu faire sont d'un type que le législateur est mieux placé que les tribunaux pour faire; la Cour déborderait de sa compétence institutionnelle si, pour s'assurer que les moyens les moins draconiens ont été employés pour atteindre l'objectif de la loi, elle venait à contrôler rigoureusement l'approche adoptée par le législateur dans l'institution de l'AC.
De plus, dans l'arrêt Sutherland, précité, au paragraphe 91, le juge en chef Isaac déclare:
La conclusion de droit du juge de première instance, selon laquelle la loi a été adoptée afin d'offrir aux militaires à la retraite des avantages plus généreux que ceux auxquels ils auraient normalement eu droit, devrait être considérée comme un facteur important dans l'analyse fondée sur l'article premier. En outre, le législateur a essayé, au moyen des dispositions contestées de la LCPSD et de la LPRFC, de distribuer des ressources limitées à des groupes qui se font concurrence, notamment les contributeurs en règle, les anciens contributeurs et leurs conjoints survivants et personnes à charge. Il est approprié de faire preuve de retenue à l'égard des décisions du législateur dans un cas comme celui en l'espèce. En pareilles circonstances, le critère de proportionnalité a été satisfait si le gouvernement a démontré qu'il existait un «fondement raisonnable» pour la limite fondée sur l'âge. (Voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; 94 N.R. 167; 24 Q.A.C. 2.)
[88]Il y a cinq motifs qui militent en faveur de la réserve judiciaire dans la présente instance. D'abord, l'objectif de la LPRFC, qui est d'aider un groupe particulier que le législateur a identifié comme ayant besoin d'aide, à savoir les survivants des participants au régime qui subissent une perte de revenu au décès du participant. Deuxièmement, la perception d'un problème social et économique, à savoir la baisse du revenu familial au décès d'un participant retraité, a incité le législateur à édicter l'allocation de survivant. Troisièmement, le législateur, quand il édicte des lois, n'est pas tenu de cibler tous les groupes, mais seulement d'évaluer raisonnablement les besoins. Quatrièmement, modifier les critères d'admissibilité à l'allocation de survivant constituerait un changement fondamental dans la nature du régime et entraînerait des coûts substantiels. Enfin, les répercussions sociales et économiques que susciterait un changement fondamental dans la nature de l'allocation de survivant au titre de la LPRFC et d'autres régimes fédéraux de retraite invitent à la réserve.
[89]Dans l'arrêt Collins, précité, le juge Rothstein remarque au paragraphe 162 que dans le contexte de l'atteinte minimale, il est approprié de considérer l'assistance sociale provinciale que la personne aurait reçue du conjoint séparé. Il est donc approprié en l'espèce de considérer ce que les conjointes pourraient obtenir en vertu des lois sur les biens matrimoniaux, et ce qu'elles peuvent obtenir en vertu de la loi sur le divorce.
[90]Les demanderesses prétendent qu'il n'y a pas atteinte minimale. Tout en reconnaissant qu'il faille faire preuve de réserve envers le législateur jusqu'à un certain point, elles font valoir qu'il ne peut y avoir atteinte minimale lorsqu'il y a déni complet de choix raisonnables. Elles citent certains extraits du rapport Lee pour montrer que d'autres avenues avaient été envisagées. Plus précisément, elles citent une lettre du contre-amiral Berryman, directeur général du service Rémunération et Avantages sociaux au ministère de la Défense nationale, adressée au secrétaire adjoint de la Division des pensions et projets spéciaux du Conseil du Trésor, qui dit:
[traduction] La question du partage de la pension lors de la séparation ou du divorce de membres des Forces canadiennes a été une question relativement prédominante au cours des dernières semaines.
[. . .]
Après beaucoup de réflexions et de débats sur la façon d'établir un partage équitable des crédits de pensions, nous avons décidé que les administrateurs du régime de pension ne devraient pas en être chargés. Nous sommes plutôt arrivés à la conclusion que la décision de répartir une annuité appartient aux tribunaux ou aux principaux intéressés. Il suffirait alors que la loi précise que les prestations payables peuvent être partagées par consentement mutuel ou par une ordonnance valable du tribunal.
Les demanderesses soulignent aussi un extrait du dossier préparatoire interne de la Division des pensions du Secrétariat du Conseil du Trésor sur les questions particulières qu'il fallait considérer concernant le nouveau mécanisme de partage des crédits:
[traduction]
Question: Les conjoints devraient-ils pouvoir recevoir à la fois un partage de crédits et une prestation de survivant pour la même période de cohabitation?
On a soulevé la question des conjoints qui reçoivent un partage de crédits pour une période donnée de cohabitation qui pourraient aussi, dans certains cas, être admissibles à une pension de survivant pour la même période de cohabitation. Ce pourrait être le cas dans des situations où il y a un partage de crédits à l'égard d'un conjoint séparé légalement. [. . .]
Décision:
Il a été décidé par JFL le 7 février 1991 qu'une disposition serait incluse dans la Loi sur la réforme de la pension du secteur public en vue d'éviter cette situation particulière [. . .]
Les problèmes possibles:
- on pourrait émettre certaines critiques sur la perte de la protection des survivants à propos des crédits du contributeur qui sont susceptibles d'être partagés pour la période; toutefois cette perte de protection s'applique seulement au conjoint qui a reçu les crédits pour cette période. La seconde conjointe aurait aussi cette protection;
- d'où il serait peut-être nécessaire d'ajouter une composante «survivants» dans la valeur du crédit de la pension dans le but de justifier cette politique.
[91]À mon avis, il y a atteinte minimale en l'espèce. Comme je l'ai dit, la nature de la loi, savoir un mécanisme d'attribution de prestations dans lequel le législateur cherche à arbitrer des intérêts concurrents et à allouer des ressources peu abondantes, donne à penser qu'il faut faire preuve de réserve à l'égard des choix politiques faits par le législateur. Les demanderesses ont certes raison de dire que le choix du législateur n'était le seul qui lui était offert, mais à mon avis le gouvernement pouvait légitimement estimer qu'il n'affaiblissait pas les droits des conjoints divorcés au-delà de ce qui était raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs. Il importe de souligner aussi que si elles ne peuvent obtenir la pension de survivant en vertu de la LPRFC, les conjointes ne sont pas sans recours. Elles peuvent encore, en vertu du régime de divorce fédéral et des régimes provinciaux de biens matrimoniaux, solliciter et obtenir un partage équitable des biens qui pourra tenir compte du fait qu'elles ne recevront pas la pension de survivant. D'ailleurs, en ce qui concerne les demanderesses en l'espèce, je ne vois rien d'inéquitable dans les règlements qu'elles ont pu obtenir en vertu du régime du droit de la famille.
La proportionnalité des effets
[92]Le juge Rothstein décrit, au paragraphe 165 de l'arrêt Collins, précité, cette étape de l'analyse:
Tel que je le comprends, ce stade de l'analyse sous l'angle de la proportionnalité consiste à mettre dans la balance, en premier lieu l'objectif de la législation et les effets préjudiciables de la violation de la Charte puis, en second lieu, les effets bénéfiques de la législation et les effets préjudiciables de la violation de la Charte. Dans les motifs prononcés au nom de la majorité dans Thomson Newspapers, précité, le juge Bastarache fait observer que la comparaison de l'objectif et des effets préjudiciables de la loi en cause se fait effectivement durant les stades du lien rationnel et de l'atteinte minimale, du critère Oakes:
[. . .]
Donc, le fait que les dispositions contestées de l'AC passent l'épreuve des critères de lien rationnel et d'atteinte minimale indique aussi que les effets préjudiciables de la loi en question ne sont pas disproportionnés par rapport à son objectif. Le facteur déterminant en ce stade se réduit donc à la question de savoir si les effets bénéfiques de la loi l'emportent sur les effets préjudiciables de l'exclusion du bénéfice de l'AC.
Les demanderesses soutiennent que, tout compte fait, vu les considérations financières déjà évoquées, les effets bénéfiques de la loi ne l'emportent pas sur ses effets préjudiciables. La défenderesse prétend quant à elle que les effets bénéfiques de la prestation de survivant sont de procurer des prestations de survivant aux personnes qui y sont admissibles. Elle cite le juge Rothstein dans l'arrêt Collins, précité, au paragraphe 166:
En l'espèce, l'effet bénéfique du programme d'AC coïncide avec ses objectifs. L'AC représente un soutien pécuniaire pour les bénéficiaires qui y sont admissibles, ce qui est le but visé.
Le juge Rothstein traite ensuite des effets préjudiciables. Il dit au paragraphe 167:
Le fait que l'AC ne soit pas disponible aux conjoints séparés a pour effet préjudiciable de les priver de l'aide financière fédérale à laquelle ils seraient admissibles à tous les autres égards. Ce déni ne signifie cependant pas qu'ils n'ont aucun moyen de subsistance. Étant donné qu'il s'agit par définition de personnes à faible revenu, ils doivent, pour subvenir à leurs besoins essentiels, chercher du travail, vivre d'une pension alimentaire ou recourir à l'assistance sociale provinciale. Trouver du travail ou subvenir à ses besoins grâce à ces autres sources atténuera les conséquences financières de l'exclusion du bénéfice de l'AC.
Ainsi la défenderesse soutient que l'on peut encore considérer les lois provinciales. Au paragraphe 168, le juge Rothstein dit:
Que les personnes séparées puissent compter sur d'autres moyens de subsistance atténue l'effet préjudiciable sur le plan financier du déni de l'AC.
[93]Je conviens avec la défenderesse que les effets bénéfiques de la loi en l'espèce l'emportent sur ses effets préjudiciables. Comme c'était le cas dans l'arrêt Collins, la LPRFC prévoit des prestations de survivants aux personnes qui y sont admissibles. L'effet préjudiciable de l'exclusion des conjointes divorcées est de les priver de prestations. Toutefois, elles peuvent atténuer les conséquences financières de cette exclusion en se prévalant du régime du droit de la famille. Ainsi, la loi en cause en l'espèce est sauvegardée par l'article premier de la Charte. L'action des demanderesses est rejetée.
RÉPARATION
[94]Pour le cas où je ferais erreur en concluant que la responsabilité de la défenderesse n'est pas engagée, je vais examiner le montant des dommages-intérêts payables.
[95]Les demanderesses ont indiqué dans leur plaidoirie qu'elles sollicitaient des dommages-intérêts uniquement pour Mme Patterson-Kidd, au prorata de l'allocation de survivant et de la prestation supplémentaire de décès. Elles ne demandaient pas de dommages-intérêts pour Mme Roy ou Mme Ballantyne, puisque leur mari n'était pas encore décédé.
[96]À l'appui de la demande de dommages-intérêts des demanderesses, M. Guy Martel, actuaire expert des demanderesses, a évalué la prestation de survivant et la prestation supplémentaire de décès pour chacune des demanderesses au 1er décembre 2001, calculées à la fois sur la base de la prestation entière et au prorata du service pour la durée du mariage.
[97]Pour Mme Patterson-Kidd, dont l'ex-mari est décédé en 1987, l'allocation proportionnelle de survivant qu'elle aurait dû recevoir serait de 254 047 $ avant l'intérêt couru, et de 417 608 $ avec l'intérêt jusqu'au jugement. La valeur actuelle pour les pertes futures, au prorata, serait de 249 136 $. C'est ce montant que les demanderesses sollicitent au titre de l'allocation.
[98]Quant à la prestation supplémentaire de décès, Mme Patterson-Kidd a reçu le sixième de la prestation, le montant entier se chiffrant à 57 000 $. Le montant proportionnel de la perte subie si elle avait eu droit au montant entier serait de 37 072 $ en 1987, ce qui, avec l'intérêt couru, se chiffrerait maintenant à 89 228 $. C'est ce montant que les demanderesses sollicitent au titre de prestation de décès.
[99]Ces montants n'ont pas été rajustés pour refléter les incidences fiscales.
[100]En contre-preuve, M. Hebert, l'expert actuaire de la défenderesse, est d'avis que la prestation supplémentaire de décès devrait être traitée différem-ment de la pension de survivant, puisqu'elle ne court pas durant la vie active du participant et que le participant peut désigner la personne de son choix.
[101]La défenderesse a aussi souligné que le rapport ne fait aucune répartition des montants de l'allocation de survivant pour une conjointe de fait, même si le paragraphe 29(8) de la LPRFC établit une méthode de répartition. De plus, les montants auraient dû être rajustés pour tenir compte des incidences fiscales.
[102]Dans l'éventualité où la défenderesse serait tenue responsable, et c'est un des rares cas relatifs à l'article 24 de la Charte où les dommages-intérêts sont appropriés, j'estime que les dommages-intérêts payables à Mme Patterson-Kidd seraient de 249 136 $ pour l'allocation de survivant et de 89 228 $ pour la prestation de décès, et qu'il faudrait déduire 25 % de ces deux montants pour refléter les incidences fiscales. J'ai utilisé le taux arbitraire de 25 % vu l'absence de données fiscales. Je conviens avec Mme Patterson-Kidd que la conjointe de fait n'a pas droit à la prestation supplémentaire de décès. En conséquence, si des dommages-intérêts étaient payables à Mme Patterson-Kidd, ils se chiffreraient à 186 852 $ pour l'allocation de survivant et à 66 921 $ pour la prestation de décès.
[103]La Cour rejette l'action des demanderesses. Leur demande de jugement déclaratoire portant que les articles 29 et 61 de la LPRFC sont contraires à la Charte et inopérants est rejetée. Leur demande de jugement déclaratoire portant qu'elles sont des «survivantes» au sens de la LPRFC et qu'elles ont droit à une allocation annuelle est rejetée. Leur demande de jugement déclaratoire portant que l'article 25 du RPPR est contraire à la Charte et inopérant est aussi rejetée.
[104]Si les parties ne peuvent s'entendre sur les dépens, elles peuvent me présenter des observations écrites.