[2002] 3 C.F. 170
A-701-00
2001 CAF 398
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Canadien Pacifique Limitée (intimée)
Répertorié : Canada c. Canadien Pacifique Ltée (C.A.)
Cour d’appel, juges Strayer, Sexton et Evans, J.C.A.— Toronto, 7 novembre; Ottawa, 21 décembre 2001.
Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Déductions — Appel dirigé contre une décision de la C.C.I. selon laquelle les emprunts en dollars australiens avaient été effectués principalement pour des objets commerciaux véritables autres que l’obtention d’un avantage fiscal — L’art. 245(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, prévoit que, lorsque l’opération est une opération d’évitement, les attributs fiscaux doivent être déterminés de façon à supprimer un avantage fiscal qui, sans l’art. 245, découlerait de l’opération ou de la série d’opérations — Selon l’art. 245(3), l’opération d’évitement s’entend soit de l’opération, soit de l’opération qui fait partie d’une série d’opérations dont, sans cet article, découlerait directement ou indirectement un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables, l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considéré comme un objet véritable — Le contribuable avait émis des débentures en dollars australiens, puis avait converti immédiatement le produit en dollars canadiens, pour conclure ensuite des ententes avec des établissements financiers en vue d’obtenir la livraison future des devises nécessaires aux paiements périodiques d’intérêts prévus par les débentures et au remboursement du principal à l’échéance — Le coût en dollars canadiens des devises nécessaires au remboursement du principal fut donc bloqué et il était inférieur au produit, en dollars canadiens, reçu par le contribuable en échange des fonds australiens, même si les taux d’intérêt australien étaient plus élevés, et cela parce que le taux d’inflation en Australie était plus élevé au moment de l’émission des débentures, et parce que la valeur du dollar australien se dépréciait par rapport au dollar canadien—Le contribuable avait déduit le coût, en dollars canadiens, des intérêts devant être payés sur les débentures — Le ministre a refusé une partie de la déduction parce qu’elle reflétait des remboursements de principal — Invoquant l’art. 245, le ministre a considéré que la déduction des intérêts ainsi refusés réduirait artificiellement le revenu du contribuable — Application de l’arrêt OSFC Holdings Ltd. c. Sa Majesté la Reine pour savoir si l’art. 245 était applicable — Le contribuable avait recueilli deux avantages fiscaux : 1) les intérêts débiteurs ont été déduits du revenu au cours de périodes fiscales plus immédiates que celles où les gains en capital compensatoires ont été inclus dans le revenu; 2) comme les gains en capital sont imposés à un taux inférieur à celui auxquels les intérêts débiteurs sont déductibles, le contribuable a pu réduire son revenu imposable et par conséquent réduire son assujettissement à l’impôt — Il fallait ensuite déterminer l’objet principal pour savoir s’il y avait eu opération d’évitement — Il peut y avoir plus d’un objet dans l’objet principal; il est nécessaire d’examiner l’opération dans son intégralité — Il était impossible de séparer en deux opérations la monnaie des fonds empruntés et l’emprunt lui-même — Il n’a pas été allégué que la C.C.I. avait appliqué le mauvais critère pour dire que l’emprunt en dollars australiens avait un objet commercial, ni que la C.C.I. avait commis une erreur manifeste ou fatale lorsqu’elle avait jugé que l’objet principal n’était pas l’avantage fiscal — L’argument du ministre selon lequel il y avait eu abus dans l’application des dispositions de la Loi lue dans son ensemble n’était pas recevable parce qu’il impliquait une requalification des versements d’intérêts en remboursement du principal, mais l’art. 245 n’autorise une telle requalification qu’après qu’il a été établi qu’il y a eu opération d’évitement et qu’il y aurait par ailleurs abus.
Il s’agissait d’un appel interjeté contre la décision de la Cour de l’impôt selon laquelle l’emprunt en dollars australiens avait été effectué principalement pour des objets véritables autres que l’obtention d’un avantage fiscal. Le CP avait émis des débentures en dollars australiens. Il avait converti le produit des émissions de débenture en dollars canadiens dès la réception des fonds empruntés. Simultanément, il avait conclu des ententes avec divers établissements financiers en vue d’obtenir la livraison future des devises nécessaires aux paiements périodiques d’intérêts prévus par les débentures et au remboursement du principal à l’échéance. Le coût en dollars canadiens, pour le CP, des devises nécessaires au remboursement du principal des emprunts fut donc fixé ou bloqué dès le départ et il était inférieur au produit, en dollars canadiens, reçu par le CP en échange des fonds étrangers qu’il avait empruntés. Le taux d’inflation était plus élevé en Australie qu’au Canada lorsque les débentures avaient été émises, et la valeur du dollar australien se dépréciait par rapport au dollar canadien. Les taux d’intérêt étrangers fixés, applicables à la monnaie étrangère, dépassaient les taux canadiens sur des débentures comparables. Cependant, au moment où les emprunts avaient été négociés, le CP pouvait espérer récupérer la différence parce que l’entreprise paierait les intérêts futurs et rembourserait le principal avec des dollars australiens et néo-zélandais dévalués. Le CP immobilisa cette opération de compensation en prenant des positions longues sur des contrats de change à terme, dont les taux de change à terme étaient inférieurs aux taux de change au comptant qui avaient cours lorsque le CP avait émis les débentures. Le CP a déduit, à titre d’intérêts pour son année d’imposition 1990, en vertu de l’alinéa 20(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu, le coût en dollars canadiens des intérêts devant être payés sur les débentures. Le ministre du Revenu national a refusé une partie de la déduction. Il a calculé l’impôt en considérant que les intérêts dont il avait refusé la déduction reflétaient des remboursements de principal et ne pouvaient être vus comme une somme raisonnable par rapport aux intérêts que devait payer le CP sur les débentures. Le ministre a aussi considéré que la déduction des intérêts ainsi refusée réduirait indûment ou artificiellement le revenu du CP, et il a invoqué l’article 245 de la loi, appelé la RGAE. Le paragraphe 245(2) prévoit que, en cas d’opération d’évitement, les attributs fiscaux doivent être déterminés de façon raisonnable, de manière à supprimer un avantage fiscal qui, sans cet article, découlerait de cette opération ou d’une série d’opérations dont cette opération fait partie. Le paragraphe 245(3) définit une opération d’évitement comme une opération, ou une opération faisant partie d’une série d’opérations dont, sans cet article, découlerait directement ou indirectement un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables—l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considéré comme un objet véritable. La Cour de l’impôt a jugé que, bien qu’il y eût un avantage fiscal, ce n’était pas là l’objectif premier de l’emprunt, lequel visait à financer les activités du CP.
Les questions étaient les suivantes : 1) l’objet premier de l’émission des débentures en monnaie australienne était-il d’obtenir un avantage fiscal? et 2) la déduction des intérêts excédentaires entraînait-elle ou non, directement ou indirectement, un abus dans l’application de la loi lue dans son ensemble?
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
1) Dans son arrêt récent, OSFC Holdings Ltd. c. Sa Majesté la Reine, la Cour a décrit les étapes à franchir pour savoir si l’article 245 est applicable. Il faut d’abord se demander si le contribuable a ou non reçu un avantage fiscal par suite de l’opération ou de la série d’opérations. Le CP a recueilli deux avantages fiscaux en concluant ces opérations : 1) les intérêts débiteurs ont été déduits du revenu au cours de périodes fiscales plus immédiates que celles où les gains en capital compensatoires ont été inclus dans le revenu, reportant ainsi le revenu imposable et donc l’assujettissement à l’impôt; et 2) comme les gains en capital sont imposés à un taux inférieur à celui auquel les intérêts débiteurs sont déductibles, le CP a pu réduire son revenu imposable et par conséquent réduire son assujettissement à l’impôt.
Il faut ensuite se demander s’il y a eu opération d’évitement. Si l’objet premier de l’opération ou des opérations d’une série est d’obtenir l’avantage fiscal, alors il s’agit d’une opération d’évitement. L’appelante a fait valoir que le seul objet de l’emprunt plus coûteux en dollars australiens était d’obtenir un avantage fiscal et que, si une opération d’une série d’opérations n’a pas été effectuée principalement pour des objets non fiscaux véritables, alors cette opération sera une opération d’évitement. Il n’est pas possible de faire une distinction entre la monnaie des fonds empruntés et l’emprunt lui-même de telle sorte que le choix de la monnaie dans laquelle l’emprunt est libellé devienne lui-même une opération. C’est l’emprunt qui était l’opération, non le choix de la monnaie dans laquelle il était libellé. La monnaie étrangère était la chose elle-même que le CP avait empruntée en émettant les débentures et, sans ces dollars australiens, les prêteurs n’auraient pu fournir au CP l’argent qui faisait l’objet du contrat. De par la définition donnée dans le paragraphe 245(2), une convention, un mécanisme ou un événement sont assimilés à une opération. Ainsi, la définition de « opération » est élargie pour englober des circonstances qui ne seraient pas strictement considérées comme une opération au sens ordinaire de ce mot. Cependant, cette définition élargie ne peut être interprétée de manière à justifier la division d’une opération afin d’isoler ses objets commerciaux et ses objets fiscaux. La nécessité de déterminer l’objet principal implique qu’il y a plus d’un objet et que l’opération doit être considérée comme un tout. La Couronne ne pouvait en détacher artificiellement les divers aspects afin de produire une opération d’évitement. L’emprunt en dollars australiens était une opération complète, qu’il était impossible de séparer en deux opérations pour ensuite appeler « opération distincte » l’action de libeller cet emprunt en dollars australiens.
Le juge de la Cour de l’impôt a d’ailleurs trouvé que l’objet premier de cette opération d’emprunt en dollars australiens était un objet commercial. Puisqu’il n’a pas été allégué que la Cour de l’impôt a appliqué le mauvais critère pour déterminer l’objet principal du CP, et puisqu’il n’a pas été établi que la Cour de l’impôt a commis une erreur manifeste ou fatale qui a nui à son appréciation de la preuve au point de rendre manifestement erronée sa conclusion, la décision selon laquelle l’objet premier du CP n’était pas de minimiser l’impôt ne pouvait être infirmée.
2) La conclusion ci-dessus suffisait à disposer de l’appel, mais la question de savoir si l’emprunt constituait un abus dans l’application des dispositions de la Loi lue dans son ensemble a été examinée parce que la question avait été consciencieusement plaidée par les avocats. L’appelante a fait valoir qu’il y avait eu un tel abus parce que les remboursements qui étaient appelés « intérêts » sur les débentures étaient en réalité des remboursements partiels de principal plus les intérêts, ce qui entraînait une déduction du principal, contrairement à l’économie de la Loi. L’accord de débenture appelait ces paiements « versements d’intérêts » et interdisait absolument le remboursement anticipé du principal. La Cour n’avait pas le loisir d’ignorer l’absence de lien de dépendance entre le CP et le prêteur, ni d’ailleurs de reformuler les termes de leur entente. La nouvelle qualification d’une opération est expressément autorisée par l’article 245, mais uniquement après qu’il a été établi qu’il y a eu opération d’évitement et qu’il y aurait par ailleurs abus. Une opération ne peut être définie comme quelque chose qu’elle n’est pas, et elle ne peut non plus être requalifiée de manière à devenir une opération d’évitement. L’argument du ministre selon lequel il y avait eu abus dans l’application des dispositions de la Loi lue dans son ensemble n’était pas recevable parce qu’il impliquait une requalification des versements d’intérêts en remboursement de principal.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 20(1)c), 67, 245.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
OSFC Holdings Ltd. c. Canada, [2002] 2 C.F. 288 (2001), 2001 DTC 5471; 275 N.R. 238 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Canadien Pacifique Ltée c. Canada (1998), 98 DTC 2021 (C.C.I.); Canada c. Shell Canada Ltée, [1998] 3 C.F. 64 (1998), 157 D.L.R. (4th) 655; [1998] 2 C.T.C. 207; 98 DTC 6177; 223 N.R. 122 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. accordée [1998] C.S.C.R. 179 (QL); Canadien Pacifique Ltée c. Canada (1999), 99 DTC 5132 (C.A.F.); Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622; (1999), 178 D.L.R. (4th) 26; 99 DTC 5669; 247 N.R. 19; Canadien Pacifique Ltée c. Canada, [1999] C.S.C.R. no 97 (QL); Canadien Pacifique Ltée c. Canada (2000), 2000 DTC 6174 (C.A.F.).
APPEL dirigé contre une décision de la Cour de l’impôt (Canadien Pacifique Ltée c. Canada (2000), 2000 DTC 2428 (C.C.I.)) selon laquelle l’objet premier de l’émission de débentures en monnaie australienne n’était pas d’obtenir un avantage fiscal et selon laquelle la déduction des intérêts excédentaires n’avait pas entraîné, directement ou indirectement, un abus au regard des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu lue dans son ensemble. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Harry Erlichman et Jenna L. Clark, pour l’appelante.
Michael E. Barrack, pour l’intimée.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Le sous-procureur général du Canada, pour l’appelante.
McCarthy Tétrault, Toronto, pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Sexton, J.C.A. :
INTRODUCTION
[1] La question soulevée dans la présente affaire est la suivante : une société en quête de capital pour ses activités est-elle soumise à la règle générale anti-évitement (RGAE) de la Loi de l’impôt sur le revenu [L.R.C. (1985) (5e suppl.) ch. 1] lorsqu’elle emprunte en monnaie étrangère la somme requise parce qu’elle retirera ainsi des avantages fiscaux plus importants que ce ne serait le cas si elle avait emprunté la somme au Canada?
HISTORIQUE DE LA PRÉSENTE INSTANCE
[2] À l’époque pertinente, l’intimée (le CP) exerçait directement et par l’entremise de ses filiales des activités de transport et autres activités. Au moment de cotiser le CP pour l’année d’imposition 1990, le ministre du Revenu national refusa en partie une somme déduite par le CP en vertu de l’alinéa 20(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi) à titre d’intérêts débiteurs. Le CP avait déduit de son revenu les intérêts à payer sur certaines débentures libellées en monnaie étrangère. Le ministre affirmait que la somme ainsi déduite devrait être diminuée des gains de change directement rattachés aux emprunts en monnaie étrangère.
[3] Les intérêts débiteurs refusés étaient payables pour deux émissions distinctes de débentures, l’une libellée en dollars néo-zélandais et l’autre en dollars australiens. Comme le CP n’avait pas besoin de capitaux en dollars néo-zélandais ou en dollars australiens, il a converti le produit des émissions de débentures en dollars canadiens dès la réception des fonds empruntés. Simultanément, il a conclu des ententes avec divers établissements financiers non apparentés aux acheteurs des débentures, en vue d’obtenir la livraison future des devises nécessaires aux paiements périodiques d’intérêts prévus par les débentures et au remboursement du principal à l’échéance. Le coût en dollars canadiens, pour le CP, des devises nécessaires au remboursement du principal des emprunts fut donc fixé ou bloqué dès le départ et dans chaque cas était considérablement inférieur au produit, en dollars canadiens, reçu par le CP en échange des fonds étrangers qu’il avait empruntés. Les intérêts que le CP voulait déduire du calcul de son revenu correspondaient pour lui au coût en dollars canadiens des intérêts qu’il était juridiquement tenu de payer et qu’il a effectivement payés selon les termes des débentures.
[4] Les opérations s’étaient révélées possibles parce que les taux d’inflation étaient plus élevés en Nouvelle-Zélande et en Australie qu’au Canada à l’époque de l’émission des débentures et parce que la valeur du dollar néo-zélandais et du dollar australien se dépréciait par rapport au dollar canadien. Les taux d’intérêt étrangers fixés, applicables à ces monnaies, dépassaient les taux canadiens sur des débentures comparables. Toutefois, au moment où les emprunts furent négociés, le CP pouvait espérer récupérer la différence parce que l’entreprise paierait les intérêts futurs et rembourserait le principal avec des dollars australiens et néo-zélandais dévalués. Le CP immobilisa cette opération de compensation en prenant des positions longues sur des contrats de change à terme, dont les taux de change à terme étaient inférieurs aux taux de change au comptant qui avaient cours lorsque le CP avait émis les débentures.
[5] Le ministre du Revenu national calcula l’impôt en considérant que les intérêts dont il avait refusé la déduction reflétaient des remboursements de principal et ne pouvaient être vus comme une somme raisonnable par rapport aux intérêts que devait payer le CP sur les débentures. Le ministre considérait aussi que la déduction des intérêts ainsi refusés réduirait indûment ou artificiellement le revenu du CP, et il invoqua l’article 245 de la Loi, appelé règle générale anti-évitement (RGAE).
[6] L’historique du litige qui découle des emprunts du CP va de pair avec celui du litige intéressant Shell Canada Limitée, qui avait conclu des opérations semblables. Ainsi, le 3 juillet 1998, la Cour canadienne de l’impôt ((1998), 98 DTC 2021 (C.C.I.)) confirma la nouvelle cotisation du ministre, en indiquant qu’elle était liée par l’arrêt de la Cour d’appel fédérale rendu dans l’affaire Canada c. Shell Canada Ltée, [1998] 3 C.F. 64(C.A.). Le 9 février 1999, la Cour d’appel fédérale (Canadien Pacifique Ltée c. Canada (1999), 99 DTC 5132 (C.A.F.)) suivait sa propre décision rendue dans l’affaire Shell, précitée, et rejetait l’appel interjeté par le CP contre le jugement rendu le 3 juillet 1998 par la Cour de l’impôt.
[7] L’arrêt Shell, précité, concernait des faits pour ainsi dire identiques à ceux de la présente espèce, en ce sens que Shell Canada Limitée (Shell) avait émis des débentures en dollars néo-zélandais, avait converti le produit en dollars canadiens et avait conclu des contrats de change à terme prévoyant le rachat de dollars néo-zélandais qui serviraient à rembourser les débentures. Dans l’arrêt Shell, le ministre a autorisé la société à déduire les frais d’intérêts uniquement au taux qu’elle aurait payé si elle avait emprunté des dollars US, soit 9,1 p. 100 au lieu du taux d’intérêt de 15,4 p. 100 que Shell payait en fait sur les débentures néo-zélandaises. La Cour d’appel fédérale a confirmé la nouvelle cotisation du ministre du Revenu.
[8] Le 8 octobre 1998, Shell obtenait l’autorisation d’interjeter appel de cette décision à la Cour suprême du Canada [[1988] C.S.C.R. 179 (QL)], et le CP obtenait le statut d’intervenant dans l’appel de Shell.
[9] La Cour suprême du Canada a accueilli l’appel de Shell sur la question de la déductibilité des intérêts débiteurs et rejeté l’appel incident de Sa Majesté la Reine sur la question de la qualification des gains de change, c’est-à-dire revenu ou gain en capital, qui avaient résulté des opérations : [1999] 3 R.C.S. 622.
[10] Le 10 novembre 1999, la Cour suprême du Canada ([1999] C.S.C.R. no 97) ordonnait que la cause du CP soit renvoyée à la Cour d’appel fédérale pour qu’elle soit jugée en conformité avec l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Shell, précitée.
[11] Le 17 février 2000, la Cour d’appel fédérale ((2000), 2000 DTC 6174 (C.A.F.)) accueillait l’appel du CP interjeté contre le jugement du 3 juillet 1998 de la Cour canadienne de l’impôt, qui avait confirmé la nouvelle cotisation du ministre à propos de l’emprunt en dollars néo-zélandais, et elle jugeait que le CP aurait aussi gain de cause dans son appel se rapportant à l’emprunt en dollars australiens, à moins que la RGAE modifiée ne s’y applique. La Cour a donc renvoyé la question de l’emprunt en dollars australiens au juge Bonner, de la Cour de l’impôt, pour qu’il prononce les conclusions de fait et de droit qu’il jugerait nécessaires, uniquement en ce qui concernait la RGAE. Dans le jugement du 3 juillet 1998, le juge Bonner n’avait pas statué sur la question de savoir si l’emprunt contracté par le CP en dollars australiens avait été contracté ou effectué principalement pour des objets véritables et non en vue d’obtenir l’avantage fiscal, parce qu’il se considérait lié par l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Shell, précitée. Cependant, à la suite de l’arrêt de la Cour suprême du Canada, ce point devait être décidé.
[12] Aucune des décisions antérieures de la Cour de l’impôt, de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada n’avait considéré la question de la RGAE dans la mesure où cette règle s’appliquait à l’emprunt du CP en dollars australiens. L’arrêt Shell de la Cour suprême ne concernait que la version non modifiée de la RGAE, qui était applicable à l’emprunt en dollars néo-zélandais. L’emprunt du CP en dollars néo-zélandais était lui aussi régi par la nouvelle RGAE.
QUESTION RESTANTE — LA RGAE
[13] La seule opération en cause maintenant au regard de la RGAE est l’emprunt du CP en dollars australiens. Les détails de cette série d’opérations sont décrits de la manière suivante dans un exposé conjoint des faits :
[traduction] (i) L’appelante a émis, au moyen de placements privés auprès de diverses banques et institutions financières, des débentures totalisant 260 000 000 $A, échéance le 21 avril 1994, avec intérêts payables semestriellement au taux de 16,125 % l’an. Les débentures ont été émises à raison d’une prime de 2 %, soit une prime totale de 5 200 000 $A.
(ii) L’appelante a conclu avec Morgan Guaranty Trust Company of New York (Morgan) un accord cadre de crédit croisé, par lequel :
A. l’appelante échangeait le principal en dollars australiens pour des yens japonais selon le taux de change au comptant;
B. l’appelante concluait une série de contrats à terme pour l’achat de dollars australiens avec des yens japonais, aux dates de paiement des intérêts et à la date d’échéance du principal des débentures australiennes;
C. l’appelante s’engageait à convertir les yens japonais en dollars canadiens selon le cours au comptant à la date d’émission et à échanger les paiements en dollars canadiens pour des yens japonais en prévision de ses obligations selon les contrats de change à terme yen japonais/dollar australien, et
D. l’appelante concluait avec Morgan un accord de crédit croisé sur taux d’intérêt.
[14] Dans ses motifs en date du 13 octobre 2000, le juge de la Cour de l’impôt a statué en faveur du CP, au motif que, bien qu’il y eût un avantage fiscal, ce n’était pas là l’objectif premier de l’emprunt : (2000), 2000 DTC 2428 (C.C.I.). L’emprunt visait à financer les activités du CP. Le juge de la Cour de l’impôt a refusé aussi de dire qu’il y avait eu, selon le paragraphe 245(4) de la Loi, un quelconque abus dans l’application de la Loi lue dans son ensemble.
Questions
[15] Deux questions sont soulevées par l’appelante dans cet appel :
1. Le juge de la Cour de l’impôt a-t-il commis une erreur de droit en concluant que l’objet premier de l’émission des débentures en monnaie australienne n’était pas d’obtenir un avantage fiscal?
2. Le juge de la Cour de l’impôt a-t-il commis une erreur de droit en concluant que la déduction des intérêts excédentaires n’entraînait pas directement ou indirectement un abus dans l’application de la Loi lue dans son ensemble?
Texte législatif
Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi)
20. (1) Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qu’il est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :
[…]
c) la moins élevée d’une somme payée au cours de l’année ou payable pour l’année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d’une somme raisonnable à cet égard, en exécution d’une obligation légale de verser des intérêts sur :
(i) de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien (autre que l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un bien dont le revenu serait exonéré ou pour contracter une police d’assurance-vie).
[…]
67. Dans le calcul du revenu, aucune déduction ne peut être faite relativement à une dépense à l’égard de laquelle une somme est déductible par ailleurs en vertu de la présente loi, sauf dans la mesure où cette dépense était raisonnable dans les circonstances.
[…]
245. Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.
« avantage fiscal » Réduction, évitement ou report d’impôt ou d’un autre montant payable en application de la présente loi ou augmentation d’un remboursement d’impôt ou d’un autre montant visé par la présente loi.
« attribut fiscal » S’agissant des attributs fiscaux d’une personne, revenu, revenu imposable ou revenu imposable gagné au Canada de cette personne, impôt ou autre montant payable par cette personne, ou montant qui lui est remboursable, en application de la présente loi, ainsi que tout montant à prendre en compte pour calculer, en application de la présente loi, le revenu, le revenu imposable, le revenu imposable gagné au Canada de cette personne ou l’impôt ou l’autre montant payable par cette personne ou le montant qui lui est remboursable.
« opération » Sont assimilés à une opération une convention, un mécanisme ou un événement.
(2) En cas d’opération d’évitement, les attributs fiscaux d’une personne doivent être déterminés de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer un avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, de cette opération ou d’une série d’opérations dont cette opération fait partie.
(3) L’opération d’évitement s’entend :
a) soit de l’opération dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables—l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable;
b) soit de l’opération qui fait partie d’une série d’opérations dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables—l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable.
(4) Il est entendu que l’opération dont il est raisonnable de considérer qu’elle n’entraîne pas, directement ou indirectement, d’abus dans l’application des dispositions de la présente loi lue dans son ensemble—compte non tenu du présent article—n’est pas visée par le paragraphe (2).
(5) Sans préjudice de la portée générale du paragraphe (2), dans le cadre de la détermination des attributs fiscaux d’une personne de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer l’avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, d’une opération d’évitement :
a) toute déduction dans le calcul de tout ou partie du revenu, du revenu imposable, du revenu imposable gagné au Canada ou de l’impôt payable peut être en totalité ou en partie admise ou refusée;
b) tout ou partie de cette déduction ainsi que tout ou partie d’un revenu, d’une perte ou d’un autre montant peuvent être attribués à une personne;
c) la nature d’un paiement ou d’un autre montant peut être qualifiée autrement;
d) les effets fiscaux qui découleraient par ailleurs de l’application des autres dispositions de la présente loi peuvent ne pas être pris en compte.
Analyse
[16] Dans un arrêt récent de la Cour, OSFC Holdings Ltd. c. Canada, [2002] 2 C.F. 288 (C.A.), le juge Rothstein, s’exprimant pour la majorité, a décrit utilement les étapes à franchir pour savoir si l’article 245 s’applique ou non à un ensemble donné de faits. Il faut d’abord se demander si le contribuable a ou non reçu un avantage fiscal par suite de l’opération ou de la série d’opérations. Si un avantage fiscal a été reçu, il faut ensuite se demander s’il y a eu opération d’évitement au sens du paragraphe 245(3). Une fois que l’on conclut à l’existence d’un tel avantage fiscal, toute opération qui fait partie de la série peut être considérée comme une opération d’évitement. Si l’objet premier de l’opération ou des opérations d’une série est d’obtenir l’avantage fiscal, alors il s’agit d’une opération d’évitement. Ce critère est un critère objectif et l’attention doit donc être portée sur les faits et circonstances pertinents et non sur les déclarations d’intention du contribuable. L’objet premier est une question de fait et il doit être déterminé au jour où l’opération en question a eu lieu. Il ne s’agit pas d’une évaluation rétrospective sur la base de faits et circonstances qui se sont produits après que les opérations ont été effectuées. Le juge Rothstein s’est exprimé ainsi, au paragraphe 58 :
En guise d’observation finale, je soulignerai que l’objet principal d’une opération sera déterminé sur la base des faits de chaque espèce. En particulier, une comparaison du montant de l’avantage fiscal estimatif et du montant estimatif du revenu commercial peut ne pas être déterminante, surtout lorsque ces estimations sont proches. De plus, la nature de cet aspect commercial de l’opération doit être attentivement examinée. On ne peut tout simplement pas statuer que l’objet commercial n’est pas l’objet principal parce que l’avantage fiscal est important.
[17] Si une opération ou une série d’opérations entraîne un avantage fiscal et que l’objet premier de l’une quelconque de ces opérations est d’obtenir un avantage fiscal, alors il y a eu opération d’évitement. Une fois qu’il a été établi qu’une opération d’évitement a eu lieu, le paragraphe 245(4) doit être considéré. Il s’agit alors de déterminer si l’on peut raisonnablement considérer que l’une des opérations d’évitement ou la série d’opérations conduirait à un abus dans l’application d’une ou de plusieurs dispositions de la Loi. Dans l’affirmative, l’avantage fiscal résultant de la série sera refusé. S’il n’y a pas eu abus, alors il faut encore déterminer si l’on peut raisonnablement considérer que l’une des opérations d’évitement ou la série d’opérations entraînerait un abus, eu égard aux dispositions de la Loi autres que l’article 245, lues globalement. Si l’on conclut qu’il y a eu abus, alors l’avantage fiscal résultant de la série sera refusé.
[18] Dans l’affaire OSFC, précitée, le juge Rothstein a indiqué que, malgré sa conclusion dans cette affaire selon laquelle les opérations d’évitement avaient entraîné un abus dans l’application des dispositions de la Loi lue dans son ensemble — compte non tenu de la RGAE (au paragraphe 117) :
[…] il importe de remarquer qu’il n’existe aucune règle générale interdisant la structuration d’opérations d’une manière fiscalement efficace ni une exigence que des opérations soient structurées d’une manière qui optimalise l’impôt.
Le juge Rothstein a estimé aussi que, lorsqu’il y a eu stricte conformité à la Loi, un avantage fiscal ne peut être refusé, parce que l’opération d’évitement constitue un abus, que si le principe applicable contenu dans la Loi est clair et sans équivoque.
Avantage fiscal
[19] Le juge de la Cour de l’impôt a estimé qu’il y avait un avantage fiscal, et le CP ne conteste pas cette conclusion dans le présent appel. Il est clair, à mon sens, qu’il y a eu un avantage fiscal. Le CP a organisé la série d’opérations de telle sorte que les intérêts débiteurs excédentaires étaient compensés par des gains en capital. Le CP a récolté deux avantages fiscaux en concluant ces opérations. D’abord, les intérêts débiteurs ont été déduits du revenu au cours de périodes fiscales plus immédiates que celles où les gains en capital compensatoires ont été inclus dans le revenu, reportant ainsi le revenu imposable et donc l’assujettissement à l’impôt. Deuxièmement, comme les gains en capital sont imposés à un taux inférieur à celui auquel les intérêts débiteurs sont déductibles, le CP a pu réduire son revenu imposable et par conséquent réduire son assujettissement à l’impôt[1].
Objet principal
[20] L’article 245 exclut de la définition de « opération d’évitement » l’opération dont il est « raisonnable de considérer [qu’elle] est principalement effectuée pour des objets véritables—l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable ». L’appelante a fait valoir dans le présent appel que la Cour doit accorder une attention particulière à la manière dont le CP a contracté son emprunt. Plus précisément, la Cour doit prendre en compte que le seul objet de l’emprunt plus onéreux en dollars australiens était d’obtenir un avantage fiscal. L’appelante a ensuite avancé que, selon le paragraphe 245(3), si une opération quelconque comprise dans une série d’opérations n’a pas été principalement effectuée pour des objets non fiscaux véritables, cette opération en elle-même constituera une opération d’évitement.
[21] L’appelante a fait valoir que la décision du CP de libeller les débentures en dollars australiens était en tant que telle une opération. Elle s’est fondée sur la définition de « opération », au paragraphe 245(1), qui comprend « une convention, un mécanisme ou un événement », pour soutenir que l’indication de dollars australiens dans les débentures équivalait à une convention ou à un mécanisme.
[22] L’appelante a ensuite soutenu que l’« opération distincte », à savoir le fait de libeller l’emprunt en dollars australiens, n’a été effectuée qu’à des fins fiscales. Au soutien de cette affirmation, elle se fonde sur les propos du juge de la Cour de l’impôt au paragraphe 12 de ses motifs :
[…] un emprunt direct fait en dollars canadiens est ce que l’appelante aurait pu faire et, à mon avis, ce qu’elle aurait, sans motif fiscal, fait.
L’appelante affirme par conséquent que, puisque cette « opération distincte » n’a été effectuée que pour des raisons fiscales, il s’agit d’une opération d’évitement et, sous réserve d’une analyse plus complète selon le paragraphe 245(4), elle relève de l’article 245.
[23] À mon avis, cette manière de voir comporte un défaut. Je ne crois pas qu’il soit possible de faire une distinction entre la monnaie des fonds empruntés et l’emprunt lui-même de telle sorte que le choix de la monnaie dans laquelle l’emprunt est libellé devienne lui-même une opération. C’est l’emprunt qui est l’opération, non le choix de la monnaie dans laquelle il est libellé. La monnaie étrangère est la chose elle-même que le CP a empruntée en émettant les débentures et, sans ces dollars australiens, les prêteurs n’auraient pu fournir au CP l’argent qui fait l’objet du contrat.
[24] De par la définition donnée dans le paragraphe 245(2), une convention, un mécanisme ou un événement sont assimilés à une opération. Ainsi, la définition de « opération » est élargie pour englober des circonstances qui ne seraient pas strictement considérées comme une opération au sens ordinaire de ce mot. Cependant, cette définition élargie ne peut être interprétée de manière à justifier la division d’une opération afin d’isoler ses objets commerciaux et ses objets fiscaux. La nécessité de déterminer l’objet principal implique qu’il y a plus d’un objet et que l’opération doit être considérée comme un tout.
[25] Si l’argument de la Couronne était accepté, il aurait des conséquences que le législateur n’avait pas à l’esprit. Si cet argument était probant, la Couronne pourrait affirmer que l’élément « planification fiscale » d’une opération équivalait à une convention, à un mécanisme ou à un événement constituant une « opération distincte ». Parce qu’elle a été effectuée à des fins purement fiscales, l’« opération distincte » serait une opération d’évitement. Autrement dit, toute mesure prise pour engendrer un avantage fiscal serait une opération d’évitement et il ne serait jamais possible de déterminer l’objet premier d’une opération. L’argument de la Couronne rendrait superflu l’emploi du mot « principalement », au paragraphe 245(3).
[26] Le libellé de la Loi requiert l’examen d’une opération dans son intégralité et il n’est pas loisible à la Couronne d’en détacher artificiellement les divers aspects afin de produire une opération d’évitement. En l’espèce, l’emprunt en dollars australiens était une opération complète, qu’il est impossible de séparer en deux opérations pour ensuite appeler « opération distincte » l’action de libeller cet emprunt en dollars australiens.
[27] Le juge de la Cour de l’impôt a d’ailleurs trouvé que l’objet premier de cette opération d’emprunt en dollars australiens était un objet commercial. Il s’est exprimé ainsi, au paragraphe 8 :
À mon avis, l’appelante doit obtenir gain de cause parce que l’emprunt fait en dollars australiens et la série d’opérations dont il faisait partie peuvent raisonnablement être considérés avoir été effectués principalement afin de réunir des capitaux et cela constituait, au sens du paragraphe 245(3), un objet (commercial) véritable qui n’était pas motivé par un objectif fiscal.
Puis, au paragraphe 15 :
Les opérations qui composent, selon l’intimée, la série sont, lorsque envisagées objectivement, inextricablement liées comme des éléments d’un processus visant principalement à produire le capital emprunté dont l’appelante avait besoin à des fins commerciales. Le capital a été obtenu et il a ainsi été utilisé. Aucune des opérations faisant partie de la série ne peut être considérée comme ayant été organisée pour un objet qui diffère de l’objectif global de la série. La preuve ne soutient tout simplement pas la position de l’intimée. En conséquence, aucune des opérations que l’intimée invoque ne constituait une opération d’évitement au sens du paragraphe 245(3). [Non souligné dans l’original.]
[28] Puisqu’il n’est pas allégué que le juge de la Cour de l’impôt a appliqué le mauvais critère juridique pour déterminer l’objet principal du CP, sa conclusion selon laquelle l’objet principal du CP n’était pas de minimiser l’impôt ne peut être annulée par la Cour fédérale à moins que l’appelante ne prouve qu’il a commis une erreur manifeste ou fatale qui a nui à son appréciation de la preuve au point de rendre manifestement erronée sa conclusion. Il m’est impossible de dire qu’il a commis cette erreur manifeste ou fatale.
Abus—paragraphe 245(4)
[29] La conclusion ci-dessus suffit à disposer du présent appel. Cependant, puisque la question a été consciencieusement plaidée par les avocats, je vais examiner si l’emprunt constituait un abus dans l’application des dispositions de la Loi lue dans son ensemble. Le fond de l’argument de l’appelante, c’est qu’il y a eu un tel abus parce que l’emprunt était structuré de manière à entraîner la déduction des remboursements de principal en dollars canadiens, et cela au mépris de l’économie de la Loi, qui est d’interdire la déduction du principal comme s’il s’agissait d’intérêts.
[30] L’appelante est d’avis que les remboursements qui étaient appelés « intérêts » dans la débenture étaient en réalité des remboursements partiels de principal plus les intérêts. Il suffit pour cela de prendre le gain en capital qui a été constaté à la fin de la période de cinq ans prévue par la débenture et de l’appliquer aux tranches périodiques d’intérêts de telle sorte que soit déduite de chaque tranche d’intérêts une partie d’un gain en capital qui en réalité n’a été constaté qu’à la fin d’une période de cinq ans. Le principe que pose l’appelante est que les versements effectués en vertu de la débenture étaient en réalité des remboursements partiels de principal. Cependant, c’est un faux principe. L’accord de débenture les appelle « versements d’intérêts ». La clause 3.01 de l’accord stipule que les intérêts seront payables semestriellement en dollars australiens sur la valeur nominale de la débenture. Le principal de la débenture doit être remboursé cinq ans après la date de la débenture, et la clause 7.01 du document prévoit que [traduction] « cette débenture n’est pas sujette à remboursement ou rachat préalable, en totalité ou en partie, avant la date d’échéance indiquée ». Ainsi, à première vue, le document interdit absolument le remboursement anticipé du principal. Il n’est nullement établi que les parties, qui n’avaient aucun lien de dépendance, considéraient que les versements qu’elles appelaient « intérêts » étaient en réalité du principal, puisque cela irait à l’encontre des dispositions du document lui-même. La Cour n’a pas le loisir d’ignorer la nature de la relation entre le CP et le prêteur, ni d’ailleurs de reformuler les termes de leur entente.
[31] Le juge de la Cour de l’impôt a estimé qu’il n’y avait pas eu abus dans l’application de la Loi lue dans son ensemble. Il s’est exprimé ainsi, au paragraphe 16 :
À mon avis, le ministre a placé la charrue avant les bœufs lorsqu’il a, comme on l’a expliqué, tenté de qualifier autrement les événements en affirmant que l’émission d’un titre de créance en dollars australiens constituait un abus dans l’application de la Loi dans son ensemble parce que cela convertissait des remboursements de principal canadiens non déductibles en une dépense déductible. Cela, je le répète, n’est pas ce qui s’est produit. L’appelante cherche à déduire les frais d’intérêts payables en vertu d’obligations non garanties émises en dollars australiens. Pour ce qui est de l’opération presque identique examinée dans l’affaire Shell (précitée), Madame le juge McLachlin (tel était alors son titre) a déclaré à la page 649 :
Permettre à Shell de déduire les intérêts payés au taux exigé par les prêteurs étrangers en contrepartie des 150 000 000 $NZ, qui ont ensuite été utilisés pour produire un revenu, ne va pas à l’encontre de l’objet et l’esprit du sous-al. 20(1)c)(i), bien au contraire.
[32] Dans l’arrêt Shell, précité, la Cour suprême a examiné une opération semblable et rejeté un argument semblable avancé au nom du ministre. Le juge McLachlin (sa fonction à l’époque) écrivait, au paragraphe 30 :
Shell avait l’obligation légale de faire des versements semestriels aux prêteurs étrangers suivant les contrats d’achat de débentures. Ces versements semestriels constituaient des « intérêts » […] Dans les rapports entre Shell et les prêteurs étrangers, rien n’indique que les versements semestriels correspondaient à autre chose qu’à la contrepartie fournie pour l’utilisation, pendant cinq ans, des 150 millions de dollars néo-zélandais que Shell avait empruntés. Il ne s’agissait pas d’un prêt artificiel de dollars américains consenti par les prêteurs étrangers à Shell, cette dernière ayant effectivement touché 150 millions de dollars néo-zélandais en application des contrats d’achat de débentures et ayant véritablement payé des intérêts en contrepartie de leur utilisation.
Et, plus loin, au paragraphe 39 :
[…] notre Cour n’a jamais statué que la réalité économique d’une situation pouvait justifier une nouvelle qualification des rapports juridiques véritables établis par le contribuable. Au contraire, nous avons décidé qu’en l’absence d’une disposition expresse contraire de la Loi ou d’une conclusion selon laquelle l’opération en cause est un trompe-l’oeil, les rapports juridiques établis par le contribuable doivent être respectés en matière fiscale. Une nouvelle qualification n’est possible que lorsque la désignation de l’opération par le contribuable ne reflète pas convenablement ses effets juridiques véritables.
Puis, plus loin, au paragraphe 41 :
Parce qu’ils n’ont pas suffisamment tenu compte de ces principes très importants, j’estime avec égards que le ministre et la Cour d’appel fédérale ont commis une erreur. Tout d’abord, la Cour d’appel fédérale a en effet requalifié, aux fins de l’impôt, la relation juridique établie par Shell avec les prêteurs étrangers. Le juge Linden a conclu que si le contrat de change à terme liant Shell et Sumitomo était considéré de pair avec les contrats d’achat de débentures conclus par Shell et les prêteurs étrangers, « [l]e taux d’intérêt plus élevé et le taux à terme escompté combinés donnaient lieu à un paiement confondu des intérêts et du principal » (par. 58). Avec égards, cette conclusion fait fi de la véritable relation créée entre Shell et les prêteurs étrangers, une relation à laquelle Sumitomo était étrangère. Dans le contexte de la relation entre Shell et les prêteurs étrangers, la totalité des versements semestriels étaient des « intérêts » payés en contrepartie du prêt de 150 millions de dollars néo-zélandais. Cette qualification ne saurait être modifiée par les autres rapports juridiques que Shell a pu établir avec des tiers ni par son utilisation des fonds empruntés qu’elle a obtenus des prêteurs étrangers. [Non souligné dans l’original.]
[33] Cela ne signifie pas qu’il ne peut y avoir nouvelle qualification. La nouvelle qualification d’une opération est expressément autorisée par l’article 245, mais uniquement après qu’il a été établi qu’il y a eu opération d’évitement et qu’il y aurait par ailleurs abus. Une opération ne peut être définie comme quelque chose qu’elle n’est pas, et elle ne peut non plus être requalifiée de manière à devenir une opération d’évitement.
[34] L’argument du ministre selon lequel il y a eu abus dans l’application des dispositions de la Loi lue dans son ensemble n’est pas recevable parce qu’il implique une requalification des versements d’intérêts en remboursements de principal. Il est donc inutile de s’étendre sur son argument concernant l’économie de la Loi.
CONCLUSION
[35] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le présent appel, avec dépens.
Le juge Strayer, J.C.A. : J’y souscris.
Le juge Evans, J.C.A. : J’y souscris.
[1] Un exemple hypothétique permettra de comprendre les avantages fiscaux. Supposons qu’une société, X, a conclu une série d’opérations semblables à celles que le CP a conclues. À la suite de ces opérations, X a supporté 100 $ d’intérêts débiteurs en 1990 et a recueilli 100 $ de gains en capital compensatoires en 1995. Le premier avantage est que le revenu de X est réduit en 1990, alors que les gains en capital compensatoires ne sont constatés qu’en 1995, ce qui reporte l’incidence de l’impôt. Présumons que les intérêts débiteurs sont déductibles intégralement du revenu alors que seulement 75 % des gains en capital sont inclus dans le revenu. Le deuxième avantage est que les intérêts débiteurs de 100 $ seront pleinement déductibles du revenu alors que, sur les 100 $ de gains en capital, seulement 75 $ de gains en capital imposables seront ajoutés au revenu. Par conséquent, les opérations entraîneront une perte nette de 25 $ sur le plan de l’impôt, même si aucune perte économique n’a eu lieu. Cette perte de 25 $, déductible des autres revenus de X, réduira l’assujettissement de X à l’impôt.