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[2002] 1 C.F. 231

T-2583-97

2001 CFPI 695

Dumont Vins & Spiritueux Inc. (appelante)

c.

Canadian Wine Institute et Le registraire des marques de commerce (intimés)

Répertorié : Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Canadian Wine Institute (1re inst.)

Section de première instance, juge DubéMontréal, 11 juin; Ottawa, 22 juin 2001.

Juges et tribunaux — Stare decisis — Appel interjeté de la décision de la Commission d’opposition des marques de commerce de rejeter la demande d’enregistrement d’une bouteille de vin blanche opaque, de type hoch (Alsace), à titre de marque de commerce employée en liaison avec des vins — Dans une demande d’injonction contre Celliers du Monde Inc. reposant sur le délit allégué de substitution (passing off), la Cour supérieure du Québec a souligné que Dumont n’avait pas établi un signe distinctif lui permettant de revendiquer l’exclusivité — Dans une demande d’injonction reposant sur une allégation de délit de substitution, la C.A.F. a statué qu’il y avait chose jugée sur la question de la marque de commerce non enregistrée — La Commission a déclaré être liée par la doctrine du stare decisis — La règle du stare decisis ne s’applique qu’au ratio decidendi — La Cour supérieure du Québec a déterminé si la marque de commerce non enregistrée avait été contrefaite et si Celliers avait commis un délit de substitution — Les commentaires faits sur le caractère enregistrable constituaient tout au plus un obiter — La Commission s’est prononcée sur le caractère enregistrable — Les conclusions pertinentes dans la décision de la Commission étaient tout à fait différentes de celles de la Cour fédérale et de la Cour supérieure du Québec — La Commission a commis une erreur en invoquant la doctrine du stare decisis — Qui plus est, l’enregistrement d’une marque de commerce ne relevant pas de la compétence de la Cour supérieure du Québec, la Commission n’était pas liée par le principe de la déférence judiciaire.

Pratique — Res judicata — Appel interjeté de la décision de la Commission d’opposition des marques de commerce de rejeter en s’appuyant sur la doctrine de la res judicata (chose jugée) la demande d’enregistrement d’une bouteille de vin blanche opaque, de type hoch (Alsace), à titre de marque de commerce employée en liaison avec des vins — La règle des trois identités essentielles à l’application de la doctrine de la res judicata (la même cause entre les mêmes parties et le même objet) n’a pas été respectée — Devant la Commission, les parties et l’objet n’étaient pas les mêmes que devant la Cour supérieure — La Commission a commis une erreur en s’appuyant sur la doctrine de la res judicata.

Marques de commerce — Enregistrement — Appel interjeté de la décision de la C.O.M.C. de rejeter la demande d’enregistrement d’une bouteille de vin blanche opaque, de type hoch (Alsace), employée en liaison avec des vins — La définition de marque de commerce comprend également un signe distinctif — Un signe distinctif est un façonnement de marchandises ou de leurs contenants ou un mode d’envelopper ou d’empaqueter des marchandises dont la présentation est employée afin de distinguer des marchandises — L’art. 13(1) prévoit qu’un signe distinctif ne peut être enregistré que s’il a été employé au Canada de façon à être devenu distinctif à la date de la production d’une demande d’enregistrement et que l’emploi exclusif par le requérant de ce signe distinctif n’a pas vraisemblablement pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie — La demanderesse a démontré comme il le lui incombait que la marque était devenue distinctive à la date du dépôt de la demande — D’après la preuve non contredite versée au dossier, au moment de la demande d’enregistrement, la bouteille de couleur blanche opaque était automatiquement associée, dans l’esprit du consommateur québécois, au produit de la demanderesse — Il n’y avait aucune preuve indiquant que l’enregistrement restreindrait indûment l’industrie du commerce du vin — La théorie de l’épuisement des couleurs qui provient d’une décision américaine a été rejetée — La couleur combinée à une forme et une taille peut servir de marque — La question de savoir si la couleur est liée à l’origine commerciale d’un produit est une question de fait.

Il s’agissait d’un appel de la décision de la Commission d’opposition des marques de commerce de rejeter la demande d’enregistrement déposée par l’appelante d’une bouteille de vin blanche opaque, de type hoch (Alsace), à titre de marque de commerce employée en liaison avec des vins au Canada depuis octobre 1984. L’appelante distribue du vin, principalement embouteillé au Québec, et le vend surtout dans le réseau des épiciers licenciés. En octobre 1984, Dumont a lancé sur le marché, sous la marque « L’Oiseau Bleu », une bouteille de vin blanche opaque, de type hoch (Alsace). La marque « L’Oiseau Bleu » a été enregistrée le 16 août 1985. En 1989, Dumont a déposé deux demandes d’enregistrement qui ont fait l’objet de trois oppositions, deux de la part de Celliers du Monde Inc., une concurrente, et l’autre du Canadian Wine Institute. Dumont et Celliers se sont affrontées dans le passé relativement à la mise en marché de leurs vins respectifs. Dans Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1990] R.J.Q. 556 (C.S.) (Dumont I), une injonction a été accordée contre Celliers en raison de son délit de substitution (passing off), mais la Cour a souligné que Dumont n’avait pas établi un signe distinctif lui permettant de revendiquer l’exclusivité de la bouteille blanche opaque de type hoch (Alsace). La question de la contrefaçon de la marque n’a toutefois pas été tranchée formellement. En octobre 1990, Dumont a institué de nouvelles procédures en injonction à l’encontre de Celliers devant la Cour fédérale. La Cour d’appel a statué (Dumont II) qu’il y avait chose jugée sur la question de la marque de commerce non enregistrée et qu’elle n’avait aucune compétence pour entendre l’affaire quant à l’allégation de délit de substitution. Aucune des deux cours n’avait à se prononcer directement sur la question de savoir si la marque de Dumont était enregistrable. La Commission a rejeté l’enregistrement statuant qu’elle était liée par le principe du stare decisis ou de la chose jugée.

L’article 2 de la Loi sur les marques de commerce dit que la notion de « marque de commerce » s’entend d’un signe distinctif, savoir un façonnement de marchandises ou de leurs contenants, ou un mode d’envelopper ou d’empaqueter des marchandises, dont la présentation est employée par une personne afin de distinguer, ou de façon à distinguer les marchandises fabriquées par elle des marchandises fabriqués par d’autres. Le paragraphe 13(1) prévoit qu’un signe distinctif ne peut être enregistré que s’il a été employé au Canada de façon à être devenu distinctif à la date de la production d’une demande d’enregistrement le concernant et si l’emploi exclusif, par le requérant, de ce signe distinctif n’a pas vraisemblablement pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie.

Les questions en litige étaient les suivantes, savoir 1) si la doctrine de la res judicata (chose jugée) s’appliquait, 2) si la Commission était liée par la doctrine du stare decisis et 3) si la marque projetée avait un caractère distinctif.

Jugement : l’appel est accueilli.

En général, lorsqu’elle est saisie d’un appel d’une décision de la Commission, la Cour doit déterminer, en tenant compte de l’expertise du tribunal, si sa décision est clairement erronée ou déraisonnable. La décision de la Commission ne devrait pas être mise de côté à la légère quand il s’agit de déterminations factuelles, centrales à sa compétence spécialisée. En l’espèce, la décision de la Commission concernait une question de droit et son interprétation devait être correcte.

1) Les trois identités essentielles à l’application de la doctrine de la res judicata sont les suivantes : la demande doit être fondée sur la même cause, mue entre les mêmes parties, et viser le même objet. Évidemment, le tribunal qui a rendu la décision devait avoir la compétence de le faire. La règle des trois identités n’a pas été respectée puisque la cause, les parties et l’objet n’étaient pas les mêmes devant le commissaire et devant la Cour supérieure. La Commission a donc commis une erreur de droit en s’appuyant sur la doctrine de la res judicata.

2) Le principe du stare decisis trouve sa source dans la locution latine stare decisis et non quieta movere, traduite par « s’en tenir aux règles établies par les tribunaux et ne pas les remettre en question en les modifiant subrepticement ». En principe, la règle du stare decisis ne s’applique qu’au ratio decidendi, les motifs à la base de la décision. La Cour supérieure devait déterminer si la marque de commerce non enregistrée avait été contrefaite et si Celliers avait commis un délit de substitution alors que la Commission était appelée à se pencher sur le caractère enregistrable de la marque de Dumont. Même si la notion de signe distinctif était pertinente aux trois recours, elle devait faire l’objet d’une analyse indépendante à la lumière de la preuve déposée dans chacune des affaires. La Cour supérieure du Québec a conclu que la marque n’était pas suffisamment distinctive pour être contrefaite, mais qu’elle l’était tout de même assez pour être protégée contre un délit de substitution. La Commission s’est abstenue de toute analyse, se contentant de retenir la res judicata, le stare decisis et la déférence judiciaire. La Cour supérieure du Québec n’a même pas abordé la question du caractère enregistrable de la marque de commerce. Tout au plus, les commentaires faits étaient en obiter. Les conclusions pertinentes dans la décision de la Commission étaient tout à fait différentes de celles faisant l’objet de Dumont I et de Dumont II. De plus, la Cour supérieure du Québec ne pouvait se prononcer sur le caractère enregistrable de la marque de commerce puisque la question n’était pas de son ressort. La Commission a donc commis une erreur en invoquant la doctrine du stare decisis.

L’enregistrement d’une marque de commerce ne relevant pas de la compétence de la Cour supérieure, la Commission ne pouvait pas se considérer liée par le principe de la déférence judiciaire.

3) Il incombait à Dumont de démontrer que la marque qu’elle a utilisée était devenue distinctive à la date du dépôt de la demande en vertu du paragraphe 13(1) et que ce fardeau était inchangé en appel. La personne qui s’oppose à l’enregistrement d’une marque de commerce a le fardeau initial de présentation de preuve au soutien de chacun de ses motifs d’opposition. Dumont a présenté une preuve pertinente, convaincante et non contredite pour démontrer que sa marque était distinctive au moment de sa demande d’enregistrement. À la lumière de la preuve non contredite au dossier, il est clair qu’au moment de la demande d’enregistrement, soit cinq ans après son introduction sur le marché, la bouteille de vin de type hoch (Alsace) et de couleur blanche opaque avait acquis, dans l’esprit du consommateur québécois, un sens second, à savoir qu’elle était automatiquement associée au produit de la demanderesse, soit « L’Oiseau Bleu ».

Le monopole demandé par Dumont ne concerne que le territoire du Québec. Il n’y avait aucune preuve indiquant que l’enregistrement de la marque de commerce restreindrait indûment l’industrie du commerce du vin. Dumont a été la première à utiliser une bouteille de type hoch (Alsace) et de couleur blanche opaque pour embouteiller son vin dans ce commerce où les bouteilles sont généralement de couleur foncée : noir, vert foncé ou ambré.

Le Canadian Wine Institute a invoqué la théorie de l’épuisement des couleurs à l’appui de son argument relatif aux restrictions déraisonnables du marché. Cette théorie provient uniquement d’une décision américaine. Elle n’a jamais été en vogue au Canada et elle ne l’est plus aux États-Unis. La Cour suprême du Canada a accepté que la couleur combinée à une forme et une taille peut servir de marque et que, dans chaque affaire, la question de savoir si la couleur est liée à l’origine commerciale du produit est une question de fait.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 2 « marque de commerce », « signe distinctif », 13(1).

JURISPRUDENCE

décision appliquée :

Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120; (1992), 95 D.L.R. (4th) 385; 44 C.P.R. (3d) 289; 143 N.R. 241; 58 O.A.C. 321.

distinction faite d’avec :

Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1990] R.J.Q. 556 (C. Sup.); Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1992] 2 C.F. 634 (1992), 42 C.P.R. (3d) 197; 139 N.R. 357 (C.A.).

décision non suivie :

Campbell Soup Co. v. Armour & Co., 175 F.2d 795 (3rd Cir. 1949).

décisions mentionnées :

Young Drivers of Canada Enterprises Ltd. c. Chan (1999), 2 C.P.R. (4th) 329; 175 F.T.R. 99 (C.F. 1re inst.); Garbo Group Inc. c. Harriet Brown & Co. (1999), 23 Admin. L.R. (3d) 153; 3 C.P.R. (4th) 224; 176 F.T.R. 80 (C.F. 1re inst.); Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; (1990), 31 Q.A.C. 241; 112 N.R. 241; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; (1991), 78 D.L.R. (4th) 666; 39 Q.A.C. 81; 123 N.R. 1; Verdun (Ville) c. Burton, [1998] A.Q. No. 3053 (C.A.) (QL); Gillette Canada Inc. c. Mennen Canada Inc. (1991), 40 C.P.R. (3d) 76; 50 F.T.R. 197 (C.F. 1re inst.); Triple-C-Imports Ltd. c. M & A Candy Co. (1990), 29 C.P.R. (3d) 559 (C.O.M.C.).

DOCTRINE

Mayrand, Albert. Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit québécois, 3e éd. Cowansville (Qc) : Éditions Yvon Blais, 1994.

APPEL de la décision de la Commission d’opposition des marques de commerce (Canadian Wine Institute c. Dumont Vins & Spiritueux Inc., [1997] C.O.M.C. no 242 (QL)) de rejeter la demande d’enregistrement déposée par l’appelante d’une bouteille de vin blanche opaque, de type hoch (Alsace), à titre de marque de commerce employée en liaison avec des vins en raison de la res judicata et du stare decisis. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Bruno Barrette pour l’appelante.

Paul Paradis pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brouillette Charpentier Fortin, Montréal, pour l’appelante.

Pinsonnault Torralbo Hudon, Montréal, pour les intimés.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]        Le juge Dubé : L’appelante (Dumont) en appelle de la décision en date du 1er octobre 1997 [[1997] C.O.M.C. no 242 (QL)] du membre de la Commission d’opposition des marques de commerce (le Commissaire) rejetant sa demande d’enregistrement no 625,641 pour la marque de commerce « Bouteille & Dessin » (la marque) en association avec des vins et utilisée au Canada depuis au moins le mois d’octobre 1984, le tout suivant une procédure d’opposition intentée par l’intimée Canadian Wine Institute (Canadian Wine).

1.         Les faits

[2]        Dumont distribue du vin, principalement embouteillé au Québec, et le vend surtout dans le réseau des épiciers licenciés. En octobre 1984, Dumont a lancé sur le marché, sous la marque « l’Oiseau Bleu », une bouteille de vin blanche opaque, de forme de type hoch (Alsace), un vin devenu par après le vin blanc léger le plus vendu au Québec. La marque « L’Oiseau Bleu » a été enregistrée le 16 août 1985.

[3]        Le 16 février 1989, Dumont a déposé auprès du Commissaire des marques de commerce deux demandes d’enregistrement qui ont fait l’objet de trois oppositions, deux de la part de Celliers du Monde Inc. (Celliers), une concurrente de la demanderesse, et l’autre de Canadian Wine. La Commission d’opposition des marques de commerce a, le 1er octobre 1997, maintenu les trois oppositions. Le présent appel vise la décision en rapport avec l’opposition de Canadian Wine et ne concerne que la demande d’enregistrement de la marque précitée.

[4]        Dumont et Celliers se sont affrontés dans le passé relativement à la mise en marché de leurs vins respectifs, et plus particulièrement quant à la distribution de vin dans une bouteille blanche opaque de forme de type hoch (Alsace) (voir Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1990] R.J.Q. 556 (C. Sup.) (Dumont I); et Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1992] 2 C.F. 634 (C.A.) (Dumont II)).

[5]        Dans Dumont I, le juge Forget de la Cour supérieure du Québec donna raison à Dumont et émit l’injonction réclamée contre Celliers en raison de son délit de substitution (passing off), mais souligna que Dumont n’avait pas établi un signe distinctif lui permettant de revendiquer l’exclusivité de la bouteille blanche opaque de forme de type hoch (Alsace). Toutefois, il omit de trancher formellement la question de violation de la marque.

[6]        En octobre 1990, Dumont institua de nouvelles procédures en injonction à l’encontre de Celliers devant la Cour fédérale et la Cour d’appel a déterminé, dans Dumont II, qu’il y avait chose jugée sur la question de la marque de commerce non enregistrée et qu’elle n’avait aucune compétence pour entendre l’affaire quant à l’allégation de délit de substitution.

[7]        Aucune des deux cours n’avait à se prononcer directement sur la question à savoir si la marque de Dumont était enregistrable.

2.         La décision du Commissaire

[8]        Le 1er octobre 1997, le Commissaire a rejeté l’enregistrement et accueilli l’opposition de Canadian Wine dans les termes suivants [au paragraphe 4] :

Les conclusions du Tribunal dans l’affaire Dumont I concernant la prétention de la société Dumont aux droits exclusifs à l’égard des signes distinctifs DESSIN DE BOUTEILLE sont des conclusions réelles et sont donc pertinentes en l’espèce. Dans l’opposition Cellier, évoquée ci-dessus, j’ai rejeté les demandes d’enregistrement de marques de commerce soumises par la société Dumont pour les raisons suivantes :

J’estime devoir suivre la conclusion arrêtée dans Dumont I, portant que la requérante ne peut revendiquer des droits exclusifs sur ses marques sous FORMES DE BOUTEILLE, en vertu tant du principe du stare decisis que de celui de la chose jugée. Même si je n’étais pas obligé de suivre Dumont I, il me faudrait néanmoins témoigner de la déférence envers la Cour supérieure du Québec en vertu du principe de la courtoisie judiciaire. Le résultat serait le même en vertu de l’un ou l’autre des principes susmentionnés, à savoir que les marques de signes distinctifs qui sont visées par les demandes nos 625,641 et 625,642 n’étaient pas enregistrables à l’égard du vin de Dumont à la date pertinente.

En appliquant le raisonnement qui précède à la présente affaire, je conclus que le signe distinctif visé par la demande n’était pas enregistrable, en date du 16 février 1989, à l’égard des vins Dumont. La demande en rubrique est donc rejetée. Je n’ai pas à me prononcer sur les autres motifs d’opposition formulés par l’Institut. [Mon soulignement.]

3.         Arguments de Dumont

[9]        Dumont estime que le Commissaire aurait dû donner aux parties l’occasion d’être entendues au sujet de la doctrine de la chose jugée au lieu de soulever la question d’office.

[10]      Dumont soumet que la doctrine du res judicata (chose jugée) ne s’applique pas en l’instance. Ni le dispositif du jugement dans Dumont I, ni les motifs qui lui sont rattachés, ne font référence au caractère enregistrable de la marque, question à l’égard de laquelle la Cour supérieure n’avait aucune compétence au niveau décisionnel. De fait, Dumont prétend que le juge Forget dans Dumont I a virtuellement reconnu le caractère distinctif de la marque en accordant l’action en passing off, puisque le caractère distinctif est l’un des critères de réussite de cette action. Les trois identités (cause, parties, objet) nécessaires à l’application de la doctrine de la chose jugée ne sont pas présentes en l’espèce.

[11]      Le Commissaire a également erré en se déclarant lié par la doctrine du stare decisis. Toujours selon Dumont, le Commissaire n’est pas lié par une décision de la Cour supérieure, puisque celle-ci n’est pas habilitée à entendre un appel de la décision de ce dernier mais fait plutôt partie d’une juridiction parallèle. De plus, le Commissaire ne devait pas se sentir lié par le principe de la déférence judiciaire.

[12]      Quant à la marque elle-même, Dumont soumet que la preuve démontre qu’elle avait un caractère distinctif au Québec à la date du dépôt de la demande et qu’aucune preuve de Canadian Wine ne permet de soutenir le contraire. Les ventes de bouteilles ainsi que l’investissement dans le marketing par Dumont remontent avant 1984. La preuve démontre également que Dumont était la première à utiliser la marque en corrélation avec la vente de vin. Enfin, l’usage exclusif de la marque par Dumont ne restreindra pas de façon déraisonnable le développement de l’industrie du vin au Québec.

4.         Arguments de Canadian Wine

[13]      Pour sa part, Canadian Wine soumet que Dumont ne s’est pas déchargée de son fardeau de prouver que la marque était enregistrable à la date du dépôt de la demande d’enregistrement. De plus, l’absence de caractère distinctif de la marque a déjà été décidée par la Cour supérieure dans Dumont I et confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Dumont II.

[14]      Canadian Wine admet toutefois que la doctrine de la chose jugée ne saurait s’appliquer dans les circonstances vu l’absence des trois identités. Par contre, elle estime que la règle du stare decisis doit s’appliquer, même à des conclusions de faits. Il est difficilement concevable que le juge Forget, dans Dumont I, ait pu arriver à la conclusion que Dumont n’avait pas établi en février 1989 l’existence d’un signe distinctif à l’égard de la marque et qu’un autre tribunal arrive à une conclusion contraire à l’égard de la même bouteille à la même date.

[15]      Toujours selon Canadian Wine, il est erroné de prétendre que la Cour supérieure n’avait pas juridiction pour décider si Dumont avait établi un signe distinctif lui permettant de revendiquer l’exclusivité de la marque. De plus, ce n’est pas le caractère distinctif de la bouteille qui a été reconnu par la Cour supérieure dans son analyse de la question relative au délit de substitution, mais bien le fait que Celliers tentait de faire passer ses biens pour ceux de Dumont en utilisant diverses caractéristiques de la bouteille de Dumont.

[16]      Celliers estime que Dumont n’a pas prouvé qu’elle utilisait la bouteille de forme de type hoch (Alsace) de couleur blanche opaque en vue de distinguer ses produits des autres, mais plutôt pour enjoliver sa présentation et en promouvoir la vente. Rien dans la preuve n’établit que c’est pour distinguer ses produits que Dumont a adopté sa marque. En cette matière, aucune présomption n’existe.

[17]      Finalement, Canadian Wine soumet que Dumont ne s’est pas déchargée de son fardeau d’établir qu’aucune restriction déraisonnable du marché n’est à craindre du fait de l’enregistrement d’une bouteille de couleur blanche opaque. Canadian Wine maintient également son motif d’opposition basé sur la théorie de l’épuisement des couleurs.

5.         Le caractère distinctif

[18]      L’article 2 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 (la Loi) définit ainsi la notion de marque de commerce :

2. […]

« marque de commerce » Selon le cas :

a) marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres;

b) marque de certification;

c) signe distinctif;

d) marque de commerce projetée.

[19]      Cet article prévoit également qu’un signe distinctif est un :

2. […]

a) façonnement de marchandises ou de leurs contenants, ou

b) mode d’envelopper ou empaqueter des marchandises,

dont la présentation est employée par une personne afin de distinguer, ou de façon à distinguer, les marques fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres.

[20]      Le paragraphe 13(1) de la Loi stipule qu’un signe distinctif ne peut être enregistré que dans les conditions suivantes :

13. (1) Un signe distinctif n’est enregistrable que si, à la fois :

a) le signe a été employé au Canada par le requérant ou son prédécesseur en titre de façon à être devenu distinctif à la date de la production d’une demande d’enregistrement le concernant;

b) l’emploi exclusif, par le requérant, de ce signe distinctif en liaison avec les marchandises ou services avec lesquels il a été employé n’a pas vraisemblablement pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie.

[21]      En l’espèce, la date pertinente pour l’examen du caractère distinctif de la marque en cause est le 16 février 1989. L’action en injonction devant la Cour supérieure a été intentée dans les deux semaines suivant la demande d’enregistrement et l’injonction a été accordée à Dumont en raison d’un délit de substitution de la part de Celliers.

[22]      En général, le rôle de cette Cour relativement à un appel d’une décision du Commissaire est de déterminer si sa décision est clairement erronée ou déraisonnable. La Cour doit cependant tenir compte de l’expertise du tribunal. La décision du Commissaire ne doit pas être mise de côté à la légère quand il s’agit de déterminations factuelles, centrales à sa compétence spécialisée, mais il s’agit ici d’une question de droit où son interprétation doit être correcte (Young Drivers of Canada Enterprises Ltd. c. Chan (1999), 2 C.P.R. (4th) 329 (C.F. 1re inst.); et Garbo Group Inc. c. Harriet Brown and Co. (1999), 23 Admin. L.R. (3d) 153 (C.F. 1re inst.)).

5.         Res judicata

[23]      Cette doctrine est clairement définie par la jurisprudence. Les trois identités essentielles à son application sont précises : la demande doit être fondée sur la même cause, mue entre les mêmes parties, et visant le même objet. À ces trois identités bien connues s’ajoute, évidemment, l’exigence que le tribunal qui a rendu la décision ait eu la compétence de le faire (Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; Verdun (Ville) c. Burton, [1998] A.Q. no 3053 (C.A.) (QL)).

[24]      Au départ, le procureur de Canadian Wine a concédé qu’en l’espèce la règle des trois identités n’était pas intégralement respectée. Devant le Commissaire, la cause, les parties et l’objet n’étaient pas les mêmes que devant la Cour supérieure. Ce dernier a donc commis une erreur de droit en s’appuyant sur la doctrine du res judicata.

6.         Stare decisis

[25]      Le Commissaire s’est également dit lié par le principe du stare decisis. Ce principe prend racine dans la locution latine stare decisis et non quieta movere, définie ainsi par A. Mayrand : « s’en tenir aux règles établies par les tribunaux et ne pas les remettre en question en les modifiant subrepticement ». (A. Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit québécois, 3e éd., Cowansville : Éditions Yvon Blais, 1994), à la page 493).

[26]      La règle du stare decisis ne s’applique, en principe, qu’au ratio decidendi, les motifs à la base de la décision. L’obiter dictum d’une cour n’est pas imposable à une cour ou un tribunal inférieur.

[27]      La Cour supérieure avait à déterminer si la marque de commerce non enregistrée avait été violée et si Celliers a commis un délit de substitution, alors que le Commissaire était appelé à se pencher sur le caractère enregistrable de la marque de Dumont. Même si la notion de signe distinctif était pertinente aux trois recours, elle devait faire l’objet d’une analyse indépendante à la lumière de la preuve déposée dans chacune des affaires. Le juge Forget a trouvé que la marque n’était pas suffisamment distinctive pour être violée mais qu’elle l’était tout de même assez pour être protégée contre un délit de substitution. Pour sa part, le Commissaire s’est abstenu de toute analyse, se contentant de retenir le res judicata, le stare decisis et la déférence judiciaire.

[28]      En l’espèce, il faut retenir que la décision dans Dumont I n’a nullement établi les paramètres du droit applicables en l’instance : le caractère enregistrable d’une marque de commerce n’y fut même pas discuté. Tout au plus, la remarque du juge Forget relative à ce sujet était en obiter dictum : cette remarque ne faisait pas partie du ratio decidendi articulant directement sa décision.

[29]      En l’instance, les conclusions pertinentes dans la décision du Commissaire et celles faisant l’objet de Dumont I et de Dumont II étaient tout à fait différentes. Dans Dumont I et Dumont II, les conclusions recherchées étaient la reconnaissance d’une violation d’une marque de commerce non enregistrée et l’obtention d’une injonction en passing off. Devant le Commissaire, il s’agissait de l’opposition à l’enregistrement d’une marque de commerce. De plus, le juge Forget ne pouvait se prononcer sur le caractère enregistrable de la marque de commerce puisque la question n’était pas de son ressort.

[30]      Le Commissaire a donc erré en droit en invoquant la doctrine du stare decisis.

7.         Déférence judiciaire

[31]      Le Commissaire s’est également dit lié par le principe de la déférence judiciaire. Les parties ne se sont pas attardées à discuter ce principe mais, compte tenu de mes conclusions relativement aux principes du res judicata et du stare decisis dans cette affaire, il n’y a pas lieu de s’étendre sur le sujet.

[32]      Qu’il suffise de souligner que l’enregistrement d’une marque de commerce ne relevant pas de la compétence de la Cour supérieure, le Commissaire ne pouvait se considérer lié par le principe de la déférence judiciaire dans ce domaine.

[33]      Donc, un examen du mérite de la demande d’enregistrement s’impose.

8.         Analyse du caractère distinctif

[34]      Au soutien de sa demande d’enregistrement, Dumont a déposé les affidavits de Gilles Mélançon, directeur du marketing chez Dumont, et de Jean-Bernard Belisle, président de Groupe Everest Inc., et de Sérum Recherches et Sondage Inc. Pour sa part, Canadian Wine a déposé, au soutien de son opposition, l’affidavit de son président John F. Corbett. Lors de l’audition devant le Commissaire, Dumont a déposé à titre de preuve additionnelle un deuxième affidavit de Jean-Bernard Belisle; trois affidavits de Pierre Rémillard, chef de produits chez Dumont; un autre affidavit de Gilles Mélançon et quatre affidavits provenant de consommateurs.

[35]      Aucune preuve n’a été déposée en réplique par Canadian Wine et aucun contre-interrogatoire n’a eu lieu devant le Commissaire. Les deux parties ont déposé une argumentation écrite mais seule Dumont était représentée à l’audience.

[36]      Devant cette Cour, Dumont a déposé, comme preuve additionnelle, un affidavit de François Fréchette, compétiteur de la demanderesse. Aucune preuve additionnelle n’a été déposée par Canadian Wine et aucun contre-interrogatoire n’a été tenu devant cette Cour.

[37]      Il est clair que le fardeau de la preuve incombait à Dumont de démontrer que la marque qu’elle a utilisée est devenue distinctive à la date du dépôt de la demande en vertu du paragraphe 13(1) de la Loi et que ce fardeau est inchangé en appel (voir Gillette Canada Inc. c. Mennen Canada Inc. (1991), 40 C.P.R. (3d) 76 (C.F. 1re inst.), à la page 84).

[38]      Par ailleurs, il est bien établi que la personne qui s’oppose à l’enregistrement d’une marque de commerce a un fardeau initial de présentation de preuve au soutien de chacun de ses motifs d’opposition (voir Triple-C-Imports Ltd. c. M & A Candy Co. (1990), 29 C.P.R. (3d) 559 (C.O.M.C.), à la page 561).

[39]      À mon avis, Dumont a présenté une preuve pertinente, convaincante et non contredite pour démontrer que sa marque était distinctive au moment de sa demande d’enregistrement.

[40]      Pour sa part, l’affidavit de M. Corbett de Canadian Wine fait état d’achats effectués en Ontario, alors que la demande d’enregistrement de Dumont est restreinte au territoire du Québec. De plus, aucune des photos déposées au soutien de l’affidavit de M. Corbett ne correspond à du vin blanc commercialisé dans une bouteille de vin de forme de type hoch (Alsace) combinée à la couleur blanche opaque. Aucune preuve n’a été déposée par Canadian Wine pour démontrer l’usage d’une bouteille blanche opaque de forme de type hoch (Alsace) sur le territoire du Québec antérieurement à l’usage fait par Dumont.

[41]      La preuve de Dumont démontre également qu’elle utilise depuis 1984, et ce de façon continue, la même bouteille de vin blanche opaque de forme de type hoch (Alsace) pour commercialiser son vin « L’Oiseau Bleu ». Le nombre de bouteilles vendues par Dumont à la date de la demande d’enregistrement dépassait les quatre millions de bouteilles par année. En 1996, le nombre de bouteilles vendues dépassait les dix millions de bouteilles. Le sondage d’experts démontre clairement que les consommateurs font le lien entre la bouteille blanche opaque de forme de type hoch (Alsace) et le produit « L’Oiseau Bleu ».

[42]      Donc, à la lumière de la preuve non contredite au dossier, il apparaît qu’au moment de la demande d’enregistrement, soit cinq années après son introduction sur le marché, la bouteille de vin de forme de type de hoch (Alsace) et de couleur blanche opaque avait acquis, dans l’esprit du consommateur québécois, un sens second, à savoir qu’elle était automatiquement associée au produit de la demanderesse, soit « L’Oiseau Bleu ».

9.         Les restrictions au développement du marché

[43]      L’alinéa 13(1)b) de la Loi établit que la marque est enregistrable si elle n’a pas pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie. La preuve des parties n’est pas abondante à ce sujet. Par contre, le monopole demandé par Dumont ne concerne que le territoire du Québec. Ce monopole n’est accordé que pour l’usage d’une bouteille de forme de type hoch (Alsace) et de couleur blanche opaque. Il n’y a aucune preuve à l’effet que l’enregistrement de cette marque de commerce restreint indûment l’industrie du commerce du vin. Dumont a été la première à utiliser une bouteille de forme de type hoch (Alsace) et de couleur blanche opaque pour embouteiller son vin. Il s’agissait là d’une innovation dans ce commerce, où les bouteilles sont généralement de couleur foncée : noir, vert foncé ou ambré.

10.       La théorie de l’épuisement des couleurs

[44]      Cette théorie a été invoquée par Canadian Wine à l’appui de son argument relatif aux restrictions déraisonnables du marché. Elle provient uniquement d’une décision américaine, Campbell Soup Co. v. Armour & Co., 175 F.2d, 795 (3rd Cir. 1949).

[45]      Elle n’a jamais été en vogue au Canada et elle ne l’est plus au États-Unis. Au contraire, la Cour suprême du Canada a semblé accepter dans Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120 que la couleur combinée à une forme et une taille puisse servir de marque et que dans chaque affaire la question de déterminer si la couleur est liée à l’origine commerciale du produit est une question de fait.

11.       Conclusions

[46]      À mon avis, le Commissaire a commis des erreurs de droit en appuyant sa décision sur les doctrines res judicata, stare decisis et déférence judiciaire et a omis d’évaluer la preuve déposée devant lui. Cette Cour se devait donc de jauger la preuve et, à mon avis, elle démontre clairement que la marque de commerce « Bouteille & Dessin » est distinctive et doit être enregistrée.

[47]      L’appel est donc accueilli, la décision du Commissaire est infirmée et cette Cour ordonne l’enregistrement de la marque no 625,641.

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