[2002] 1 C.F. 393
A-85-00
2001 CAF 247
Apotex Inc. (appelante) (défenderesse)
c.
Janssen Pharmaceutica Inc. et Janssen Pharmaceutica naamloze vennootschap (intimées) (demanderesses)
et
Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (intimé) (défendeur)
Répertorié : Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (C.A.)
Cour d’appel, juges Linden, Isaac et Malone, J.C.A. —Toronto, 6 et 7 juin; Ottawa, 2 août 2001.
Brevets — Contrefaçon — Interprétation des brevets — La Section de première instance a interdit au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex Inc. à l’égard du médicament monohydrate de cisapride jusqu’à l’expiration du brevet Janssen — Apotex a allégué que la fabrication, l’utilisation ou la vente par elle de comprimés contenant du cisapride ne contreferait pas le brevet Janssen — La question est de savoir si la réaction intramoléculaire employée dans le procédé Torcan est un « équivalent chimique manifeste » de la réaction intermoléculaire de condensation décrite et revendiquée dans le brevet Janssen — Examen des règles applicables à l’interprétation des brevets — Dans l’interprétation d’un brevet, il faut éviter de s’en tenir au « dictionnaire » ou à la « grammaire » — L’essence d’une revendication doit être déterminée sans référence à la variante particulière du procédé argué de contrefaçon — Le juge des requêtes a anticipé et appliqué la méthode générale exposée par la C.S.C. dans l’arrêt Free World Trust — Il n’y a pas de raison de toucher à sa conclusion quant à la contrefaçon — Le juge des requêtes a appliqué le critère correct pour juger de l’équivalence et la notion correcte du caractère manifeste pour décider que la réaction d’acylation intramoléculaire de Torcan était un équivalent chimique manifeste de la réaction d’acylation intermoléculaire décrite dans la revendication 1 du brevet Janssen — Le procédé Torcan se situe dans les limites du brevet Janssen.
Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance de la Section de première instance interdisant au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de délivrer un avis de conformité à l’appelante, Apotex Inc., à l’égard du médicament monohydrate de cisapride, stimulant péristaltique utilisé pour le traitement des troubles gastro-intestinaux, jusqu’à l’expiration du brevet Janssen. En juillet 1994, Apotex a déposé un avis d’allégation portant que la fabrication, l’utilisation ou la vente par elle de comprimés contenant du cisapride ne contreferait pas le brevet Janssen. La même année, elle a signifié et déposé un énoncé des faits et du droit où elle décrit le procédé selon lequel son fournisseur, Torcan Chemical Ltd. fabrique le cisapride (le procédé Torcan) et qui comprend un affidavit de M. McClelland dans lequel celui-ci explique les raisons pour lesquelles le procédé Torcan est hors de la portée du brevet Janssen. L’une des intimées, Janssen Canada, a pris la position que l’avis d’allégation n’était pas justifié parce que le procédé Torcan qui y est décrit contrefait le procédé revendiqué dans le brevet Janssen ou en constitue l’équivalent chimique manifeste. Le juge des requêtes a prononcé une ordonnance d’interdiction contre Apotex, se fondant sur le fait que le procédé Torcan, ou bien se situe dans les limites du procédé revendiqué dans le brevet Janssen, ou bien constitue un équivalent chimique manifeste de la réaction essentielle qui y est décrite. La question principale était de savoir si, à l’égard de la réaction critique d’acylation nécessaire pour fabriquer le cisapride, la réaction intramoléculaire employée dans le procédé Torcan est un « équivalent chimique manifeste » de la réaction intermoléculaire de condensation décrite et revendiquée dans le brevet Janssen.
Arrêt : l’appel est rejeté.
Deux arrêts récents de la Cour suprême du Canada, Free World Trust c. Électro Santé Inc. et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., donnent un exposé complet des principes d’interprétation des brevets. Départager les éléments essentiels et non essentiels revêt de l’importance parce que la substitution ou l’omission d’un élément essentiel de l’invention brevetée suffit à réfuter une allégation de contrefaçon, alors que la substitution ou l’omission d’un élément non essentiel ne fait pas nécessairement échouer l’action en contrefaçon. Si l’interprétation du brevet doit être liée à sa formulation, il faut en revanche éviter de l’interpréter en s’en tenant au « dictionnaire » ou à la « grammaire ». Il est fondamental que les caractéristiques essentielles, ou l’essence, d’une revendication soient déterminées sans référence à la variante particulière du procédé argué de contrefaçon. La variante arguée de contrefaçon ne sera examinée qu’une fois que la portée essentielle du brevet a été déterminée. Au coeur de l’analyse de la contrefaçon se trouve la proposition de l’arrêt Free World Trust selon laquelle « [i]l serait injuste de permettre qu’un appareil qui ne se distingue de celui décrit dans les revendications du brevet que par la permutation de caractéristiques secondaires échappe impunément au monopole conféré par le brevet ».
Le juge des requêtes a anticipé et appliqué la méthode générale exposée par la Cour suprême dans l’arrêt Free World Trust. Ayant appliqué les principes généraux corrects, il n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en acceptant le témoignage des experts de Janssen pour l’aider à interpréter les revendications et il n’y a pas de raison de toucher à sa conclusion quant à la contrefaçon. L’allégation d’Apotex que le juge des requêtes a transformé le brevet Janssen en une revendication du cisapride en tant que produit en soi n’était pas exacte. Le juge des requêtes est allé au fond de la question, à savoir si la réaction d’acylation intramoléculaire de Torcan présentait une différence importante par rapport à la réaction d’acylation intermoléculaire de Janssen. En fin de compte, il a examiné les similarités et les différences entre les réactions d’acylation dans les deux procédés. Appliquant le critère correct de l’équivalence, le juge des requêtes a statué que la réaction d’acylation intramoléculaire de Torcan était un équivalent chimique manifeste de la réaction d’acylation intermoléculaire décrite dans la revendication 1 du brevet Janssen. Il a bien compris le critère de l’équivalence chimique manifeste et il l’a appliqué correctement. L’introduction d’un cadre intramoléculaire pour la même réaction, entre les mêmes groupes réactifs, ne constituait pas une différence suffisante pour placer le procédé Torcan en dehors de la portée voulue de la revendication 1 du brevet Janssen. En outre, le juge des requêtes était justifié de préférer la position de M. Snieckus, l’un des experts de Janssen, à celle de M. McClelland qui n’a pas traité ce qui se passait dans le procédé Torcan au cours de la réaction critique d’acylation. Il a conclu que l’analyse de M. Snieckus était persuasive. Cela entrait dans son pouvoir discrétionnaire. Le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante dans son appréciation de la preuve et dans sa conclusion que le procédé Torcan se situe dans les limites du brevet Janssen.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur les brevets, L.R.C., 1985, ch. P-4, art. 39(1).
Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, ch. P-4, art. 41(1).
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 4(1), 5(3), 6(1),(2).
JURISPRUDENCE
décisions suivies :
Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024; (2000), 194 D.L.R. (4th) 232; 9 C.P.R. (4th) 168; 263 N.R. 150; Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067; (2000), 194 D.L.R. (4th) 193; 9 C.P.R. (4th) 129; 263 N.R. 86.
décisions examinées :
Catnic Components Limited and Another c. Hill & Smith Limited, [1982] R.P.C. 183 (H.L.); Improver Corporation c. Remington Consumer Products Limited, [1990] F.S.R. 181 (Pat. Ct.).
décisions citées :
Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1997), 77 C.P.R. (3d) 547 (C.F. 1re inst.); Novocol Chemical Mfg. Co. of Canada Ltd. c. MacFarlane, W. R. et al., [1939] R.C.É. 151; Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751 (1996), 68 C.P.R. (3d) 129; 199 N.R. 57 (C.A.).
APPEL d’une décision de la Section de première instance ((2000), 5 C.P.R. (4th) 53) interdisant au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de délivrer un avis de conformité à l’appelante Apotex Inc. à l’égard du médicament monohydrate de cisapride jusqu’à l’expiration du brevet Janssen. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Harry B. Radomski pour l’appelante (défenderesse).
Anthony G. Creber pour les intimées (demanderesses).
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Goodmans s.r.l., Toronto, pour l’appelante (défenderesse).
Gowling Lafleur Henderson s.r.l., Ottawa, pour les intimées (demanderesses).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Linden, J.C.A. :
Introduction
[1] Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance de la Cour fédérale, Section de première instance, datée du 7 février 2000, interdisant au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (le ministre) de délivrer un avis de conformité à l’appelante, Apotex Inc. (Apotex), à l’égard du médicament monohydrate de cisapride (cisapride) jusqu’à l’expiration des lettres patentes canadiennes no 1183847 (le brevet Janssen) (Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (2000), 5 C.P.R. (4th) 53).
[2] L’ordonnance du juge des requêtes portait sur des faits qui peuvent se résumer brièvement. L’intimée Janssen Pharmaceutica naamloze vennootschap (Janssen Belgique) est titulaire du brevet Janssen qui porte sur un certain nombre de nouveaux composés qui sont utiles comme nouveaux produits pharmaceutiques. L’appel concerne les revendications, s’appliquant aussi bien au procédé qu’au produit obtenu par le procédé, et visant le cisapride, stimulant péristaltique utilisé pour le traitement des troubles gastro-intestinaux. La deuxième intimée, Janssen Pharmaceutica Inc. (Janssen Canada), est titulaire d’une licence exclusive pour le brevet Janssen, qui a été inclus dans la liste de brevets présentée au ministre selon le paragraphe 4(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement) à propos des avis de conformité qui lui ont été délivrés pour les comprimés de 5 mg et 10 mg et pour une suspension orale de 1 mg/ml de cisapride.
[3] Par lettre datée du 4 juillet 1994, Apotex a donné un avis d’allégation selon le paragraphe 5(3) du Règlement; elle y allègue que la fabrication, l’utilisation ou la vente par Apotex de comprimés contenant du cisapride ne contreferait pas le brevet Janssen. Sous réserve d’une ordonnance de confidentialité datée du 1er novembre 1994, Apotex a signifié et déposé un énoncé détaillé des faits et du droit le 3 novembre 1994. Dans cet énoncé, Apotex décrit le procédé selon lequel son fournisseur, Torcan Chemical Ltd. (Torcan), fabrique le cisapride (le procédé Torcan). L’énoncé comprend également un affidavit de M. McClelland, souscrit le 2 septembre 1994, dans lequel celui-ci explique les raisons pour lesquelles le procédé Torcan est hors de la portée du brevet Janssen.
[4] Le 22 août 1994, les intimées Janssen Belgique and Janssen Canada (Janssen) ont déposé un avis de requête introductif d’instance sollicitant une ordonnance, sur le fondement du paragraphe 6(1) du Règlement, interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex à l’égard du médicament cisapride jusqu’à l’expiration du brevet Janssen, le 12 mars 2002. Janssen a pris la position que l’avis d’allégation donné par Apotex n’était pas justifié parce que le procédé Torcan qui y est décrit contrefait le procédé revendiqué dans le brevet Janssen ou en constitue l’équivalent chimique manifeste.
[5] En décembre 1998 et janvier 1999, l’audience sur la requête a eu lieu en Section de première instance. Ainsi qu’il a été indiqué, le juge des requêtes a décidé d’accorder la demande et a prononcé une ordonnance d’interdiction le 7 février 2000. Il s’est fondé sur le fait que, à son avis, le procédé Torcan ou bien se situe dans les limites du procédé revendiqué dans le brevet Janssen ou bien constitue un équivalent chimique manifeste de la réaction essentielle qui y est décrite.
La question en litige
[6] Il y a plusieurs questions à trancher en appel. Toutefois, la question essentielle consiste à déterminer si, à l’égard de la réaction critique d’acylation nécessaire pour fabriquer le cisapride, la réaction intramoléculaire employée dans le procédé Torcan est un « équivalent chimique manifeste » de la réaction intermoléculaire de condensation décrite et revendiquée dans le brevet Janssen.
Les procédés concurrents
[7] Pour apprécier la nature de la question à trancher, il est nécessaire de décrire les revendications pertinentes du brevet Janssen ainsi que la méthode de production du cisapride exposée dans le procédé Torcan.
a) Le brevet Janssen
[8] Dans le présent appel, ce sont les revendications 1 et 5 du brevet Janssen qui nous intéressent. La revendication 1 énonce trois procédés possibles pour la préparation de certains composés, dont le cisapride, par formation d’un lien carbone-azote-carbonyle (ou lien amide) entre le noyau de la pipéridine et un groupe benzoyle avec substituants, suivie d’un certain nombre d’étapes ultérieures facultatives. On comprend mieux la revendication 1 en se reportant à sa description écrite et schématique aux pages 125 à 130 du brevet Janssen (dossier d’appel, vol. I, onglet 7, aux pages 203 à 208).
[9] Le produit final souhaité dans les procédés décrits par la revendication 1 possède une formule appelée « formule (I) » dans le brevet Janssen, laquelle est décrite et illustrée aux pages 125 à 127 du brevet. C’est le premier des trois procédés possibles pour la préparation des composés de formule (I) qui est le plus pertinent dans le cadre du présent appel. Selon les termes de la revendication 1, ce procédé consiste à
[…] faire réagir une pipéridine de formule (II) avec un acide carboxylique de formule (III) ou un dérivé fonctionnel approprié de ce dernier, dans un milieu approprié; […] et, si désiré, lorsque R1 est de l’hydrogène, à convertir un composé de formule (I-a-1) en un composé de formule (I-a-2) par réaction de (I-a-1) avec un agent d’alkylation approprié de formule R1-a dans un milieu approprié, ledit R1-a -W (VI) ayant l’acception de R1 à la condition que l’hydrogène soit exclu; […] et (ou) à en préparer des formes stéréochimiques isomères (stéréo-isomères). [Les schémas ont été omis.]
[10] Dans le langage plus simple du mémoire de Janssen, le procédé ci-dessus s’applique à la préparation des composés recherchés par formation d’un lien amide via une substitution nucléophile ou une réaction d’acylation entre l’azote de la pipéridine de formule (II) et le groupe carbonyle de l’acide carboxylique ou d’un dérivé fonctionnel de l’acide carboxylique, de formule (III). Ensuite, la première étape facultative est le remplacement de l’hydrogène du R1 par un groupe méthyle (CH3), aussi appelé O-méthylation. La seconde étape facultative revendiquée, pertinente à l’appel, est la préparation de stéréo-isomères des composés voulus; en d’autres termes, la préparation des isomères cis ou trans des composés. En conséquence, la revendication 1 du brevet Janssen, dans la mesure où elle est pertinente à l’appel, décrit un procédé en trois étapes pour la préparation du cisapride, comprenant
1) la formation du lien amide par une réaction d’acylation;
2) l’O-méthylation; et (ou)
3) la préparation de stéréo-isomères des composés.
[11] La revendication 5 du brevet Janssen porte sur le composé chimique représenté par la formule (I) ci-dessus [traduction] « chaque fois qu’il est préparé ou produit par le procédé de la revendication 1 ou par n’importe quel procédé chimique qui est un équivalent chimique manifeste ». En conséquence, le brevet Janssen revendique le procédé comportant les trois étapes énumérées dans le dernier paragraphe et tout procédé « qui est un équivalent chimique manifeste ».
b) Le procédé Torcan
[12] Étant donné l’absence de brevet pour le procédé Torcan, il est difficile de trouver une description objective du procédé dans le dossier. Cependant, on peut se référer à la « Description générale du procédé de fabrication » faisant partie de la présentation de drogue nouvelle, déposée par Apotex pour les comprimés de cisapride (voir dossier d’appel, vol. II, onglet 24, à la page 314). Cette description est la suivante :
La 3,4,4-triméthoxypipéridine 1 est alkylée avec le chlorure de 1-(4- fluorophénoxy) propyle 2 à reflux dans la méthylisobutylcétone en présence de carbonate de potassium anhydre pour donner la N-1-[3-(4-fluorophénoxy)propyl]-3,4,4-triméthoxy-4-pipéridine 3. Le produit intermédiaire 3 non isolé est soumis à une hydrolyse avec catalyse acide. Après basification et extraction avec un solvant organique, la N-1-[3-(4-fluorophénoxy)propyl]-3-méthoxy-4-pipéridone cristallisée 4 est isolée par filtration à partir d’un solvant approprié ou d’un solvant mixte, comme le mélange d’acétate d’éthyle et d’hexane. On fait réagir le produit intermédiaire 4, dans des conditions d’amination réductrices, avec la benzylamine 5 pour obtenir un dérivé benzylaminé 6. L’hydrogénation du dernier produit intermédiaire donne la cis-N-1-[3-(4-fluorophénoxy)propyl]-3-méthoxy-4-pipéridamine 7. La méthode de l’anhydride mixte utilisant le chlorure de carbobenzoxyle et la triéthylamine sert à combiner l’acide 4-amino-5-chloro-2-méthoxybenzoïque 8 et le produit intermédiaire 7. Après traitement final du produit brut, le cisapride 9 est isolé par filtration et purifié par recristallisation à partir d’un solvant ou d’un système de solvants appropriés, comme l’éthanol : eau.
[13] Dans le mémoire déposé par Apotex, le procédé Torcan est décrit dans une langue plus compréhensible (voir le mémoire des faits et du droit de l’appelante, aux paragraphes 11 à 21). Le procédé est décrit par Apotex comme faisant intervenir une réaction entre la pipéridine et une unité benzoyle, avec formation d’une molécule plus grande, dans laquelle le lien entre la pipéridine et l’unité benzoyle se situe en position 3 du noyau de la pipéridine. Plus précisément, le carbone en position 4 est lié à un oxygène fixé au groupe benzoyle. Pour obtenir le lien amide requis en position 3 du noyau de la pipéridine, le procédé Torcan utilise ensuite une réaction intramoléculaire qui sépare le noyau pipéridine du groupe benzoyle en position 3, pour ensuite les lier à nouveau via l’azote central en position 4. On fait ensuite réagir la molécule modifiée afin d’éliminer le groupe méthoxy en position 4 du noyau pipéridine à l’aide de triéthylsilane et d’un acide fort pour obtenir le dérivé 3-cétonique. Avec l’amide (NH) « volumineux » en position 4, la réduction du C=O donne la liaison C-H en position 3 du noyau pipéridine, du côté opposé à l’amide. Il en résulte que les groupes OH et amide (NH) sont disposés dans le composé final selon l’arrangement cis requis.
La décision du juge des requêtes
[14] Le juge des requêtes commence par interpréter les revendications 1 à 5 du brevet Janssen. Ce faisant, il note qu’il faut donner une interprétation téléologique aux revendications du brevet compte tenu de l’arrêt de la Chambre des lords Catnic Components Limited and Another v. Hill & Smith Limited, [1982] R.P.C. 183 (C.L.). Le juge des requêtes [au paragraphe 15] reproduit un extrait à la page 243 de l’arrêt Catnic, qui dit notamment :
La question qui se pose dans chaque cas est celle de savoir si des personnes ayant des connaissances et une expérience pratiques réelles dans le domaine dans lequel l’invention est censée être employée concluraient que le breveté a voulu poser comme exigence fondamentale qu’on suive à la lettre telle phrase ou tel mot descriptif figurant dans une revendication, de sorte que toute variante échapperait au monopole revendiqué, même si elle ne pouvait influencer de façon appréciable le fonctionnement de l’invention.
[15] Le juge des requêtes rappelle ensuite quelques principes bien établis de l’interprétation des brevets. En particulier, il fait observer que l’interprétation d’un brevet ne doit être ni complaisante ni rigide, qu’elle doit plutôt être raisonnable et juste tant pour le titulaire du brevet que pour le public, que le brevet doit être interprété par un esprit qui est disposé à comprendre l’invention et que l’interprétation doit s’efforcer de donner à l’inventeur la protection de l’invention qu’il a réalisée de bonne foi.
[16] Le juge des requêtes note également le fait qu’au moment où le brevet Janssen a été déposé, le cisapride était un nouveau composé. À ce propos, il relève que, n’eût été des limitations prévues dans le paragraphe 41(1) de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, ch. P-4 au moment du dépôt [maintenant le paragraphe 39(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4], le cisapride aurait pu être revendiqué sous la forme du produit en soi, indépendamment de son mode de fabrication. S’appuyant sur le jugement du juge Richard (tel était alors son titre) dans l’affaire Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1997), 77 C.P.R. (3d) 547 (C.F. 1re inst.), le juge des requêtes fait observer que, les types de réactions incluses dans les revendications du brevet Janssen étant des réactions générales connues au moment du dépôt et l’idée d’utiliser ces réactions ne comportant rien de créateur, il est évident que le breveté n’avait pas l’intention de se limiter aux procédés spécifiques exposés dans les revendications. Plutôt, les limitations du procédé n’avaient été incluses que pour se conformer au paragraphe 41(1) de la Loi sur les brevets. Étant donné que la revendication 5 englobe les procédés de la revendication 1 ainsi que tous les autres équivalents chimiques manifestes, le juge des requêtes a décidé que les limitations spécifiques dont ce procédé est assorti dans la revendication 1 ne pouvaient être interprétées comme des caractéristiques essentielles.
[17] Après avoir examiné la preuve d’expert présentée par les parties, le juge des requêtes entreprend l’interprétation du brevet Janssen. Au paragraphe 58 de ses motifs, il en arrive à la conclusion suivante :
À mon point de vue, à des fins d’interprétation utilitaire du brevet 847 [Janssen] et selon « une interprétation des revendications qui vise à comprendre la nature véritable de l’invention », le véritable objet du premier procédé de la revendication 1 est d’obtenir le cisapride par formation de la liaison amide, et, facultativement, l’O-méthylation et (ou) la préparation de l’isomère cis. En ce qui concerne la revendication 5 du brevet 847 [Janssen], je suis d’avis qu’elle porte sur le cisapride lorsqu’il est préparé par le premier procédé de la revendication 1, c.-à-d. la formation de la liaison amide et, facultativement, l’O-méthylation et (ou) la préparation de l’isomère cis, et par tout autre équivalent chimique manifeste du procédé de la revendication 1. [Notes omises.]
[18] Le juge des requêtes passe ensuite à la question de la contrefaçon. Il rappelle (au paragraphe 59) le critère établi par lord Diplock dans l’arrêt Catnic, précité, tel qu’il est reformulé par le juge Hoffmann (tel était alors son titre) dans l’affaire Improver Corporation v. Remington Consumer Products Limited, [1990] F.S.R. 181 (C. brevets), à la page 189 :
[traduction] 1) La variante influence-t-elle de façon appréciable le fonctionnement de l’invention? Dans l’affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Dans la négative :—
2) Le fait que la variante n’influence pas le fonctionnement de l’invention aurait-il été évident, à la date de la publication du brevet, pour un expert du domaine? Dans la négative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Dans l’affirmative :
3) L’expert du domaine conclurait-il malgré tout, à la lecture du texte de la revendication, que le breveté considérait qu’une stricte adhésion au sens premier constituait une condition essentielle de l’invention? Dans l’affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication.
Le juge des requêtes exprime également la position, sur le fondement de l’affaire Novocol Chemical Mfg. Co. of Canada Ltd. v. MacFarlane, W.R. et al., [1939] R.C.É. 151, que, lorsque la variante remplit la même fonction pratiquement de la même manière que le procédé revendiqué, elle constitue un équivalent.
[19] Dans l’application du critère de l’arrêt Catnic, le juge des requêtes a centré son analyse sur la formation de la liaison amide dans les procédés concurrents de fabrication du cisapride. À cet égard, il formule la question de la contrefaçon (au paragraphe 62) dans les termes suivants :
À mon avis, il est indéniable que la liaison amide du procédé Torcan est obtenue de la même façon que la liaison amide du brevet 847 [Janssen], soit via une réaction de substitution nucléophile par un acyle, où les électrons libres de l’azote attaquent le carbone du carbonyle, ce qui provoque le déplacement d’un groupe partant approprié Y pour former la liaison azote-carbone du carbonyle. Il y a un certain nombre de variantes entre le brevet 847 [Janssen] et le procédé Torcan, dont la principale est l’utilisation d’une acylation intramoléculaire au lieu d’une acylation intermoléculaire. La question est donc de savoir si, en raison de ces variantes, le procédé Torcan se situe en dehors des limites du brevet 847 [Janssen].
[20] Le juge des requêtes apprécie la preuve d’expert pour déterminer si les variantes—particulièrement la réaction d’acylation selon la méthode intramoléculaire—dans le procédé Torcan se situe en dehors des limites du brevet Janssen. Il accepte la crédibilité de la preuve présentée par les experts de Janssen, en particulier le témoignage de M. Victor Snieckus. Par contre, le juge des requêtes conclut que l’expert principal d’Apotex, M. McClelland, n’a pas interprété le brevet Janssen en cherchant à comprendre la nature véritable de l’invention. En outre, il estime que M. McClelland n’était pas intéressé à traiter des similarités fonctionnelles entre les procédés, mais a plutôt examiné le brevet Torcan et le brevet Janssen avec l’intention particulière de mettre en lumière leurs différences.
[21] Adoptant l’analyse de M. Snieckus, le juge des requêtes conclut que la seule différence entre la réaction intramoléculaire du procédé Torcan et la réaction intermoléculaire décrite dans le brevet Janssen est que, dans la première, les deux groupes réactifs, une amine et un ester, font partie de la même molécule, alors que, dans la deuxième, les groupes réactifs font partie de molécules différentes. Cette différence n’a pas d’effet sur la nature de la réaction en cause, qui est déterminée par la nature des groupes réactifs. Or ces groupes sont les mêmes dans les deux procédés.
[22] Le juge des requêtes accepte ensuite la preuve que les chimistes en synthèse organique savent depuis longtemps qu’ils doivent envisager les versions intramoléculaires d’une réaction intermoléculaire lorsqu’ils planifient un processus réactionnel de synthèse. Il accepte aussi la preuve que la réaction intramoléculaire utilisée dans le procédé Torcan est bien connue et est utilisée depuis 1937. Réitérant sa position qu’il n’y a rien dans le brevet Janssen qui limite la réaction principale à une réaction intermoléculaire, le juge des requêtes conclut que la réaction intramoléculaire du procédé Torcan ou bien se situe dans les limites de la revendication 1 du brevet Janssen, ou bien constitue un équivalent chimique manifeste de la réaction d’acylation décrite dans la revendication 1.
[23] Quant aux autres variantes du procédé Torcan, le juge des requêtes convient avec M. Snieckus qu’elles n’influent pas sur le fondement de la réaction principale. Il relève que les neuf étapes de la revendication 1, telles qu’elles ont été identifiées par M. Snieckus (voir le schéma au paragraphe 54 de l’affidavit de M. Snieckus, dossier d’appel, vol. II, onglet 33, à la page 371) ont toutes été utilisées dans le procédé Torcan. Il convient avec M. Snieckus que les différences consistent essentiellement dans l’intercalation d’étapes additionnelles, rendues nécessaires pour obtenir la réaction d’acylation sous la forme d’une réaction intramoléculaire plutôt que d’une réaction intermoléculaire. Torcan a donc cherché à ajouter de la complexité au procédé revendiqué dans le brevet Janssen pour différencier son procédé du procédé breveté.
[24] Finalement, le juge des requêtes conclut que la vente du cisapride fabriqué selon le procédé Torcan contreferait le brevet Janssen. Il prononce donc une ordonnance, en vertu du paragraphe 6(2) du Règlement, interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex jusqu’à l’expiration du brevet Janssen.
L’argumentation en appel
[25] M. Radomski, avocat d’Apotex, plaide, de la manière approfondie qui est la sienne, que le juge des requêtes a commis un certain nombre d’erreurs donnant ouverture au contrôle judiciaire, en arrivant à sa conclusion que le procédé de Torcan contrefait le brevet Janssen. Le premier groupe d’erreurs alléguées se rapporte à l’appréciation de la preuve d’experts par le juge des requêtes. À cet égard, Apotex prétend qu’il n’y avait pas de fondement valide autorisant le rejet par le juge des requêtes du témoignage de M. McClelland en faveur du témoignage présenté par l’expert principal de Janssen, M. Snieckus. En particulier, M. McClelland n’aurait pas négligé les similarités entre le procédé Torcan et le procédé revendiqué dans le brevet Janssen; il aurait plutôt posé comme prémisse de départ que les deux procédés employaient la liaison essentielle azote-carbonyle pour obtenir le même produit final. Contrairement à la position du juge des requêtes, Apotex soutient que, pour décider de l’équivalence, il faut comparer tant les similarités que les différences entre les procédés concurrents.
[26] Apotex conteste également la position du juge des requêtes que M. McClelland n’a pas considéré si les procédés étaient des « équivalents chimiques manifestes » au sens de ce terme dans la revendication 5 du brevet Janssen, en invoquant que l’affidavit de M. McClelland fait nettement référence à la question de l’équivalence chimique manifeste et conclut expressément que les deux procédés ne sont pas équivalents. Apotex conteste également la critique formulée par le juge des requêtes, reprochant à M. McClelland de ne rien dire au sujet d’un schéma préparé par M. Snieckus et représentant la transition à partir de la formation d’une imine et d’une amine jusqu’à la fin de la réaction d’acylation dans les deux procédés. Apotex soutient que cette critique est injuste puisque M. Snieckus a représenté cette transition par l’utilisation des composés intermédiaires 7a et 7b, dont aucun n’est revendiqué dans le brevet Janssen. De plus, ces composés intermédiaires ne sont que la façon dont M. Snieckus conçoit ce qui se passe dans le procédé Torcan et ne constituent que l’un des moyens possibles pour obtenir la réaction essentielle.
[27] Apotex plaide également que c’est à tort que le juge des requêtes a accepté le témoignage de l’expert de Janssen, M. Snieckus. Apotex indique deux aspects principaux sous lesquels le témoignage de M. Snieckus est vicié. En premier lieu, elle fait valoir que M. Snieckus était d’avis que l’étape clé dans les deux procédés était une réaction de « condensation ». Or, lorsqu’il a réalisé que le procédé Torcan n’employait pas cette réaction en raison de sa nature intramoléculaire, il a modifié sa définition de la « condensation » pour y inclure une réaction intramoléculaire du genre de celle que fait intervenir le procédé Torcan, qui ne produit pas d’eau. Selon l’avocat d’Apotex, cette modification de la définition constituerait, de la part de M. Snieckus, une [traduction] « tentative manifeste de cacher la difficulté » (mémoire des faits et du droit de l’appelante, paragraphe 63). Compte tenu de cette incohérence dans le témoignage de M. Snieckus, l’acceptation de ce témoignage par le juge des requêtes constitue, de l’avis d’Apotex, une erreur manifeste et dominante.
[28] Le deuxième facteur qui vicie le témoignage de M. Snieckus tient à ce que, selon Apotex, M. Snieckus aurait admis en contre-interrogatoire que presque tout le contenu de son affidavit avait été préparé par l’avocat de Janssen. Que le témoignage de M. Snieckus ait été préparé par une autre personne aurait dû amener le juge des requêtes à lui accorder moins de poids. Ce facteur ébranle également la déposition d’un autre témoin de Janssen, M. Van Lommen, qui a témoigné après avoir examiné l’affidavit de M. Snieckus. En outre, M. Van Lommen n’aurait pas l’indépendance voulue pour être considéré comme un expert. Il est un employé de longue date de Janssen, possédant un intérêt manifeste dans l’issue du litige. Le juge des requêtes aurait donc dû lui donner peu de poids ou aucun poids.
[29] Le deuxième groupe d’erreurs qu’aurait commises, selon Apotex, le juge des requêtes comprend un certain nombre d’erreurs de droit. Ces erreurs touchent l’interprétation du brevet Janssen et l’application de la théorie des équivalents pour trancher la question de la contrefaçon. Le juge des requêtes aurait conclu à tort, selon Apotex, que, selon une interprétation téléologique, le brevet Janssen n’était pas limité aux procédés revendiqués et, en particulier, à une réaction intermoléculaire. Or, pour Apotex, ce que la revendication 1 ne comprend pas ne peut guère éclairer quant à la portée du procédé revendiqué. La jurisprudence applicable exige plutôt que la revendication 1 soit interprétée sur le fondement de ce qu’elle comprend explicitement. Contrairement à la méthode suivie par le juge des requêtes, la formulation de la revendication ne peut être élargie par référence aux mots [traduction] « tous les équivalents chimiques manifestes » dans la revendication 5. Toute équivalence manifeste doit être fondée sur les termes explicites de la revendication 1.
[30] Apotex prétend donc que, si l’on interprète correctement le brevet Janssen, la revendication 1 ne couvre qu’une réaction intermoléculaire. Il n’y a aucune preuve que le brevet Janssen envisage une réaction intramoléculaire du type de celle employée dans le procédé Torcan. Et même, selon la position d’Apotex, le silence de la revendication 1 au sujet de la possibilité d’une réaction intramoléculaire démontre que la solution intramoléculaire n’est pas du tout un équivalent manifeste.
[31] Une autre erreur dans l’interprétation du brevet Janssen serait la décision du juge des requêtes que le véritable objet de la revendication 1 est d’obtenir le cisapride par la formation d’une liaison amide. Selon Apotex, cette interprétation du procédé breveté transforme, pour l’essentiel, le procédé Janssen en une revendication du cisapride en tant que produit en soi, interdite par les dispositions du paragraphe 41(1) de la Loi sur les brevets en vertu de laquelle le brevet Janssen a été déposé. Cela tient à ce que la fabrication du cisapride exige nécessairement la formation d’une liaison amide. Par conséquent, l’interprétation qu’a donnée le juge des requêtes de la revendication 1 revient à accepter qu’un objet légitime de la revendication d’un procédé est de protéger le produit final lui-même. Pour éviter cette conséquence absurde, Apotex soutient que la seule interprétation raisonnable de la revendication 1 doit être qu’elle couvre la fabrication du cisapride par la formation d’une liaison amide au moyen d’une réaction de condensation intermoléculaire. Selon cette interprétation, la réaction intramoléculaire de Torcan n’est pas contrefaite.
[32] On fait encore valoir que le juge des requêtes a mal appliqué la théorie des équivalents. De façon spécifique, Apotex est en désaccord avec la proposition, qu’aurait adoptée le juge des requêtes, qu’un procédé est équivalent lorsqu’il produit le même résultat qu’un procédé breveté. Si cela était vrai, il serait impossible de ne pas contrefaire un produit par un brevet de produit obtenu par un procédé parce que tout procédé mis au point pour produire le même composé serait considéré comme un équivalent. Le fait que le résultat final soit le même dans les deux procédés n’aide pas l’analyse. Selon Apotex, ce sont les différences d’approche et de stratégie chimique qui sont pertinentes pour déterminer l’équivalence chimique. Toutefois, le juge des requêtes aurait limité à tort son analyse aux similarités fonctionnelles entre les procédés. On plaide que le juge des requêtes, en adoptant cette approche, s’en est tenu à un niveau si général et superficiel qu’il a négligé de prendre en compte les différences clés dans la stratégie chimique qui distinguent le procédé Torcan du procédé décrit dans la revendication 1 du brevet Janssen.
[33] Enfin, Apotex prétend que le juge des requêtes a mal compris ce qui constitue un équivalent chimique « manifeste ». Le juge des requêtes aurait conclu à tort que la réaction d’acylation intramoléculaire de Torcan était un équivalent chimique manifeste, sur le seul fondement que la réaction était connue des chimistes à l’époque. Apotex prône un seuil plus élevé pour le caractère manifeste : pour que la réaction de Torcan soit manifeste, il aurait fallu que le chimiste dépourvu d’imagination mais compétent soit certain que la réaction d’acylation intramoléculaire fonctionnerait, et non simplement qu’il valait la peine de l’essayer. Apotex fait valoir que, dans les circonstances, rien n’indiquait que la réaction d’acylation intramoléculaire fonctionnerait à coup sûr. En fait, que la revendication 1 n’envisage pas cette stratégie chimique indique certainement qu’elle ne pouvait être une solution de remplacement manifeste à la réaction intermoléculaire de Janssen.
Analyse
a) L’interprétation des brevets
[34] Pour vérifier l’allégation générale formulée par Apotex que le juge des requêtes a commis une erreur dans l’interprétation du brevet Janssen, il faut revoir, ne serait-ce que brièvement, les règles applicables à l’interprétation des brevets. Les arrêts récents de la Cour suprême, Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024 et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, publiés après le jugement attaqué en appel, donnent un exposé complet des principes d’interprétation des brevets qu’il faut appliquer dans des affaires comme le présent appel. Dans l’arrêt Free World Trust, le juge Binnie a expliqué la position de la Cour quant à la nature de l’interprétation des brevets en droit canadien (aux paragraphes 14 et 15) :
Les revendications d’un brevet sont souvent comparées à des « clôtures » et à des « frontières » qui délimiteraient clairement les « champs » faisant l’objet du monopole […]
[…]
En réalité, les « clôtures » sont souvent constituées d’une superposition complexe de définitions de différents éléments (ou « composants » ou « caractéristiques » ou « parties intégrantes ») dont la complexité, l’interchangeabilité et l’ingéniosité sont variables. Un ensemble de mots et d’expressions définit le monopole, met le public en garde et piège le contrefacteur. Dans certains cas, les éléments précis de la « clôture » peuvent être cruciaux ou « essentiels » au fonctionnement de l’invention revendiquée; dans d’autres, l’inventeur peut envisager que des variantes puissent aisément être employées ou substituées sans que cela ne modifie substantiellement le fonctionnement de l’invention, et la personne versée dans l’art qui prend connaissance de la teneur de la revendication peut le constater. Il incombe au tribunal appelé à interpréter des revendications de distinguer les cas les uns des autres, de départager l’essentiel et le non-essentiel et d’accorder au « champ » délimité dans un cas appartenant à la première catégorie la protection juridique à laquelle a droit le titulaire d’un brevet valide. [Non souligné dans l’original.]
Départager les éléments essentiels et non essentiels revêt de l’importance parce que la substitution ou l’omission d’un élément essentiel de l’invention brevetée suffit à réfuter une allégation de contrefaçon, alors que la substitution ou l’omission d’un élément non essentiel ne fait pas nécessairement échouer l’action en contrefaçon.
[35] Dans l’arrêt Camco, le juge Binnie donne un autre résumé utile des principes d’interprétation des brevets. Il fait observer que le terme « interprétation téléologique » employé par lord Diplock dans l’arrêt Catnic ne représentait pas une innovation particulière dans les principes d’interprétation des brevets. Il voit plutôt dans la méthode expliquée dans l’arrêt Catnic une reformulation de la jurisprudence sur la question. Au paragraphe 48 de l’arrêt Camco, le juge Binnie expose la position de la Cour en ces termes :
Dans l’arrêt Catnic, comme dans la jurisprudence antérieure, ce sont les revendications écrites qui précisent la portée du monopole, mais comme auparavant, on obtient la souplesse et l’équité en différenciant les caractéristiques essentielles (« l’essence ») de celles qui ne sont pas essentielles, au moyen d’une lecture éclairée de l’ensemble du mémoire descriptif par la personne versée dans l’art à qui il s’adresse plutôt qu’au moyen du « genre d’analyse terminologique méticuleuse que les avocats sont trop souvent tentés de faire en raison de leur formation ». (Catnic, précité, à la p. 243).
Si l’interprétation du brevet doit être liée à sa formulation, il faut éviter de l’interpréter en s’en tenant au « dictionnaire » ou à la « grammaire ». C’est la personne de l’art à qui s’adresse le mémoire descriptif qui doit déterminer le sens et l’objet des termes du mémoire descriptif, y compris des revendications, en appliquant ses connaissances du domaine auquel le brevet se rapporte (Camco, aux paragraphes 52 et 53).
[36] Une mise en garde importante doit être rappelée. S’il est difficile en pratique d’entreprendre la tâche initiale d’interprétation des revendications de manière indépendante des questions particulières de contrefaçon soulevées dans une affaire donnée, il est fondamental que les caractéristiques essentielles, ou l’essence, d’une revendication soient déterminées sans référence à la variante particulière du procédé argué de contrefaçon (Camco, au paragraphe 49; Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751 (C.A.), aux pages 773 et 774). La variante arguée de contrefaçon ne sera examinée qu’une fois que la portée essentielle du brevet a été déterminée.
[37] L’interprétation du brevet en vue de décider s’il y a eu contrefaçon constitue l’étape suivante de l’analyse. L’arrêt de la Cour suprême Free World Trust fournit maintenant aux tribunaux des directives détaillées sur l’interprétation du brevet dans ce but. Dans cet arrêt, le juge Binnie établit une série de propositions (au paragraphe 31) qui doivent guider les tribunaux appelés à décider s’il y a eu contrefaçon :
a) La Loi sur les brevets favorise le respect de la teneur des revendications.
b) Le respect de la teneur des revendications favorise à son tour tant l’équité que la prévisibilité.
c) La teneur d’une revendication doit toutefois être interprétée de façon éclairée et en fonction de l’objet.
d) Ainsi interprétée, la teneur des revendications définit le monopole. On ne peut s’en remettre à des notions imprécises comme « l’esprit de l’invention » pour en accroître l’étendue.
e) Suivant une interprétation téléologique, il ressort de la teneur des revendications que certains éléments de l’invention sont essentiels, alors que d’autres ne le sont pas. Les éléments essentiels et les éléments non essentiels sont déterminés :
(i) en fonction des connaissances usuelles d’un travailleur versé dans l’art dont relève l’invention;
(ii) à la date à laquelle le brevet est publié;
(iii) selon qu’il était ou non manifeste, pour un lecteur averti, au moment où le brevet a été publié, que l’emploi d’une variante d’un composant donné ne modifierait pas le fonctionnement de l’invention, ou
(iv) conformément à l’intention de l’inventeur, expresse ou inférée des revendications, qu’un composant en particulier soit essentiel, peu importe son effet en pratique;
(v) mais indépendamment de toute preuve extrinsèque de l’intention de l’inventeur.
f) Il n’y a pas de contrefaçon lorsqu’un élément essentiel est différent ou omis. Il peut toutefois y avoir contrefaçon lorsque des éléments non essentiels sont substitués ou omis. [Non souligné dans l’original.]
[38] La proposition e), soulignée dans l’extrait de l’arrêt Free World Trust cité ci-dessus, se trouve au coeur de l’analyse de la contrefaçon. Cette proposition reconnaît qu’«[i]l serait injuste de permettre qu’un appareil qui ne se distingue de celui décrit dans les revendications du brevet que par la permutation de caractéristiques secondaires échappe impunément au monopole conféré par le brevet » (Free World Trust, au paragraphe 55). Le juge Binnie explique, de façon succincte, l’analyse nécessaire pour décider de l’équivalence (au paragraphe 55) :
Pour qu’un élément soit jugé non essentiel et, partant, remplaçable, il faut établir que (i), suivant une interprétation téléologique des termes employés dans la revendication, l’inventeur n’a manifestement pas voulu qu’il soit essentiel, ou que (ii), à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l’art aurait constaté qu’un élément donné pouvait être substitué sans que cela ne modifie le fonctionnement de l’invention, c.-à-d. que, si le travailleur versé dans l’art avait alors été informé de l’élément décrit dans la revendication et de la variante et [traduction] « qu’on lui avait demandé de déterminer si la variante pouvait manifestement fonctionner de la même manière », sa réponse aurait été affirmative : Improver Corp. c. Remington, précité, à la p. 192. Dans ce contexte, je crois qu’il faut entendre par « fonctionner de la même manière » que la variante (ou le composant) accomplirait essentiellement la même fonction, d’une manière essentiellement identique pour obtenir essentiellement le même résultat.
[39] Après avoir rappelé les principes d’interprétation des brevets, tels qu’ils ont été reformulés de façon exhaustive dans les arrêts récents de la Cour suprême, il reste à décider si, comme le prétend Apotex, le juge des requêtes a commis des erreurs dans l’application de ces principes.
b) L’application des principes par le juge des requêtes
[40] Bien que le juge des requêtes n’ait pu bénéficier des orientations récentes de la Cour suprême dans son interprétation du brevet Janssen, je suis d’avis, et les deux avocats en sont convenus au cours de l’argumentation, qu’il a anticipé et appliqué la méthode générale exposée par le juge Binnie dans l’arrêt Free World Trust. Le juge des requêtes ayant appliqué les principes généraux corrects, sa décision d’accepter le témoignage des experts de Janssen pour l’aider à interpréter les revendications justifie une certaine retenue. Dans les circonstances, je ne suis pas persuadé que le juge des requêtes ait commis une erreur manifeste et dominante à cet égard et je ne vois donc pas de raison de toucher à sa conclusion quant à la contrefaçon.
[41] En appliquant la méthode téléologique à l’interprétation du brevet, le juge des requêtes interprète l’essentiel du brevet Janssen de la façon suivante (au paragraphe 58) :
À mon point de vue, à des fins d’interprétation utilitaire du brevet 847 [Janssen] et selon « une interprétation des revendications qui vise à comprendre la nature véritable de l’invention », le véritable objet du premier procédé de la revendication 1 est d’obtenir le cisapride par formation de la liaison amide, et, facultativement, l’O-méthylation et (ou) la préparation de l’isomère cis. En ce qui concerne la revendication 5 du brevet 847 [Janssen], je suis d’avis qu’elle porte sur le cisapride lorsqu’il est préparé par le premier procédé de la revendication 1, c.-à-d. la formation de la liaison amide et, facultativement, l’O-méthylation et (ou) la préparation de l’isomère cis, et par tout autre équivalent chimique manifeste du procédé de la revendication 1. [Notes omises.]
Apotex reproche au juge des requêtes de ne pas avoir vu la réaction de « condensation » intermoléculaire comme une partie essentielle de la revendication. Si cette position du juge des requêtes rétrécit clairement la possibilité pour Apotex de prouver que son procédé Torcan comporte une différence importante par rapport au procédé revendiqué dans le brevet Janssen, c’était une conclusion qu’il était loisible au juge des requêtes de tirer sur le fondement de la preuve. En fait, le juge des requêtes note, au paragraphe 50 de ses motifs, que M. McClelland a convenu dans son contre-interrogatoire que le fondement du premier procédé de la revendication 1 est l’acylation d’une amine pour former une liaison entre l’azote et le carbonyle et que « l’aspect le plus important » de la réaction de condensation est la formation de la liaison entre l’azote et le carbone du carbonyle. Cet aveu est conforme à la position exposée par M. Snieckus, que le juge des requêtes a jugée crédible et persuasive.
[42] Je dois noter, toutefois, que l’interprétation des revendications adoptée par le juge des requêtes n’interdisait pas l’argumentation sur la question de la contrefaçon. Le juge des requêtes a pris soin d’interpréter l’essentiel des revendications sans référence aux variantes particulières du procédé Torcan. C’est seulement après avoir terminé son interprétation initiale qu’il a abordé la question de l’équivalence par rapport au procédé Torcan. Sa position que les limitations du procédé dans les revendications n’étaient pas conçues comme essentielles n’était, à mon avis, que la reconnaissance de la protection claire que prévoyait le paragraphe 41(1) de la Loi sur les brevets, couvrant tous les équivalents chimiques manifestes du procédé décrit et revendiqué dans le brevet. À l’époque, le paragraphe 41(1) était ainsi conçu :
41. (1) Lorsqu’il s’agit d’inventions couvrant des substances préparées ou produites par des procédés chimiques et destinées à l’alimentation ou à la médication, le mémoire descriptif ne doit pas comprendre les revendications pour la substance même, excepté lorsque la substance est préparée ou produite par les modes ou procédés de fabrication décrits en détail et revendiqués, ou par leurs équivalents chimiques manifestes.
Dans cette mesure, la revendication 5 du brevet Janssen portant sur tous les équivalents chimiques manifestes des procédés revendiqués dans la revendication 1 était superflue. L’allégation d’Apotex que le juge des requêtes se serait servi à tort de la revendication 5 pour élargir la portée de la revendication 1 ne tient pas compte du fait que la revendication 1, en vertu du paragraphe 41(1) de la Loi sur les brevets, envisage déjà les équivalents chimiques manifestes des procédés qu’elle décrit en détail et revendique.
[43] Quoi qu’il en soit, la façon dont le juge des requêtes a formulé la question de la contrefaçon donne à penser que son interprétation initiale du brevet Janssen peut ne pas avoir été aussi large que l’allègue Apotex ou qu’il peut sembler d’après la formulation adoptée par le juge des requêtes lui-même dans l’extrait cité ci-dessus. À cet égard, il convient peut-être de répéter ce qu’il a déclaré au paragraphe 62 de ses motifs :
À mon avis, il est indéniable que la liaison amide du procédé Torcan est obtenue de la même façon que la liaison amide du brevet 847 [Janssen], soit via une réaction de substitution nucléophile par un acyle, où les électrons libres de l’azote attaquent le carbone du carbonyle, ce qui provoque le déplacement d’un groupe partant approprié Y pour former la liaison azote-carbone du carbonyle. Il y a un certain nombre de variantes entre le brevet 847 [Janssen] et le procédé Torcan, dont la principale est l’utilisation d’une acylation intramoléculaire au lieu d’une acylation intermoléculaire. La question est donc de savoir si, en raison de ces variantes, le procédé Torcan se situe en dehors des limites du brevet 847 [Janssen].
[44] Sur le fondement de cet extrait, l’allégation d’Apotex que le juge des requêtes a transformé le brevet Janssen en une revendication du cisapride en tant que produit en soi n’est pas exacte. Le juge des requêtes est allé au fond de la question, comme l’ont reconnu les deux parties dans leurs observations devant la Cour. Il était clairement conscient que la principale question était de savoir si la réaction d’acylation intramoléculaire de Torcan présentait une différence importante par rapport à la réaction d’acylation intermoléculaire de Janssen. De cette façon, le juge des requêtes était ouvert à la possibilité qu’une réaction d’acylation intramoléculaire puisse placer le procédé Torcan en dehors des limites du brevet Janssen.
[45] En outre, contrairement à la position défendue par Apotex, le juge des requêtes a clairement reconnu qu’il y avait d’autres différences entre les procédés concurrents, en plus de la forme de la réaction d’acylation. Dans cette mesure, on ne peut dire que le juge des requêtes ait finalement appliqué une règle erronée selon laquelle il ne faudrait, pour la contrefaçon, considérer que les similarités entre les procédés. Bien qu’il semble s’être appuyé, à un certain moment dans ses motifs, sur une telle règle, il est clair qu’il n’a pas appliqué cette règle en fin de compte pour trancher la demande. C’est plutôt que la formulation employée au départ par le juge des requêtes découlait de sa tentative d’articuler sa critique du témoignage de M. McClelland sur le point que celui-ci n’avait pas traité, de façon directe, ce qu’il considérait comme la question clé, à savoir les similarités et les différences entre les réactions d’acylation dans les deux procédés. En fin de compte, le juge des requêtes a examiné les similarités et les différences.
[46] Je ne suis pas non plus persuadé que le juge des requêtes ait appliqué un critère erroné en ce qui concerne l’équivalence. Apotex allègue que le juge des requêtes a réduit l’équivalence à la notion de « produire le même résultat », mais on n’en trouve aucune preuve en lisant la décision attaquée. Le juge des requêtes a appliqué la méthode d’analyse de l’arrêt Catnic, telle qu’elle a été reformulée dans le critère à trois volets du juge Hoffmann dans l’affaire Improver, précitée. Ce critère a été adopté par la Cour suprême dans l’arrêt Free World Trust. Le juge des requêtes définit l’équivalent comme un procédé qui « remplit la même fonction pratiquement de la même manière » que le procédé revendiqué (au paragraphe 60). Il parle également de l’équivalence en termes de mécanisme semblable pour obtenir le même résultat (au paragraphe 70), ce qui revient à peine à définir l’équivalent comme un procédé qui ne fait que produire le même résultat que le procédé revendiqué. En fait, la définition donnée par le juge des requêtes recouvre l’essence de la notion d’équivalence établie par la Cour suprême, soit une variante accomplissant essentiellement la même fonction, d’une manière essentiellement identique, pour obtenir essentiellement le même résultat (Free World Trust, au paragraphe 55).
[47] Appliquant le critère correct de l’équivalence, le juge des requêtes a statué que la réaction d’acylation intramoléculaire de Torcan était un équivalent chimique manifeste de la réaction d’acylation intermoléculaire décrite dans la revendication 1 du brevet Janssen. Je ne suis pas persuadé par l’argument soulevé par Apotex, que le juge des requêtes aurait mal compris la notion de caractère « manifeste » pour arriver à sa conclusion. À mon avis, il a bien compris le critère de l’équivalence manifeste défini par le juge Hoffmann dans l’affaire Improver et repris par le juge Binnie de la Cour suprême dans l’arrêt Free World Trust, et il l’a appliqué correctement.
[48] Plus particulièrement, la question de l’équivalence suppose que la personne de l’art est informée à la fois de l’invention et de la variante et qu’on lui demande si la variante peut manifestement fonctionner de la même manière (Improver, à la page 192, Free World Trust, au paragraphe 55). Apotex n’a pas tenu compte des éléments de ce critère pour plaider que la personne de l’art doit considérer la variante comme évidente sans être informée de l’existence de la variante. Ce n’est pas la méthode exacte, mais cela se rapproche de l’analyse visant à déterminer l’évidence d’une invention pour décider de la validité du brevet. Or, le juge des requêtes n’avait pas à se prononcer sur l’activité inventive ou la validité du brevet Janssen. Il devait trancher la question de la contrefaçon et il a appliqué la notion correcte du caractère manifeste en vue de décider de l’équivalence.
[49] Sur le fondement de la preuve qu’on lui a présentée, le juge des requêtes a conclu que la réaction d’acylation intramoléculaire dans le procédé Torcan fonctionne manifestement de la même manière que la réaction d’acylation intermoléculaire décrite dans le brevet Janssen. En d’autres termes, l’introduction d’un cadre intramoléculaire pour la même réaction, entre les mêmes groupes réactifs, ne constituait pas une différence suffisante pour placer le procédé Torcan en dehors de la portée voulue de la revendication 1. À mon avis, il était loisible au juge des requêtes, sur le fondement de le preuve, de tirer cette conclusion. Il s’est appuyé sur la preuve que le chimiste en synthèse organique doit envisager les versions intramoléculaires d’une réaction intermoléculaire lorsqu’il planifie un processus réactionnel de synthèse et que la réaction intramoléculaire Torcan est bien connue et utilisée depuis 1937.
[50] À mon avis, le juge des requêtes était justifié, compte tenu de l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée, de préférer la position de M. Snieckus à celle de M. McClelland. Compte tenu de l’interprétation de la revendication 1 qu’il a adoptée, le juge des requêtes était manifestement intéressé, au stade de l’analyse portant sur la contrefaçon, à comparer les réactions d’acylation dans les deux procédés. Quelle qu’en soit la raison, M. McClelland n’a pas traité, d’une manière jugée satisfaisante par le juge des requêtes, ce qui se passait dans le procédé Torcan au cours de la réaction critique d’acylation. Il ne suffit pas de prétendre, comme Apotex l’a fait en appel, qu’il ne faut accorder aucun poids à la description que M. Snieckus a donnée de la réaction d’acylation de Torcan, parce que les composés intermédiaires 7a et 7b identifiés par M. Snieckus ne sont que des composés intermédiaires hypothétiques qui peuvent exister ou non dans le procédé Torcan. Si ces composés intermédiaires n’existaient pas dans le procédé Torcan, Apotex n’avait qu’à proposer, par l’entremise de ses experts, une autre explication en réponse, au lieu de s’en remettre à l’incertitude découlant d’un manque d’analyse. Dans les circonstances, le juge des requêtes a conclu que l’analyse de M. Snieckus était persuasive. Cela entrait dans son pouvoir discrétionnaire.
[51] Apotex attache beaucoup d’importance à la décision de M. Snieckus de modifier sa définition de la réaction de condensation employée par Janssen dans le procédé revendiqué. Il n’y a guère de doute que M. Snieckus a regretté d’avoir employé le terme « condensation » dans son affidavit et le contre-interrogatoire lourd de sous-entendus de M. Radomski a réussi à dramatiser ce point. Toutefois, ce fait n’a pas d’effet sensible sur l’issue de l’affaire. M. Snieckus et le juge des requêtes ont tous deux reconnu que la réaction d’acylation décrite expressément dans la revendication 1 du brevet Janssen prenait la forme d’une réaction de condensation intermoléculaire dans le sens étroit du terme « condensation ». Ils ont de même reconnu que le procédé Torcan faisait intervenir une acylation intramoléculaire qui n’entraînait pas la perte d’une molécule plus petite d’eau ou d’alcool. Le fait que la réaction d’acylation de Janssen prend la forme d’une réaction de condensation ne démontre pas que le procédé Torcan n’est pas contrefait. Il exige simplement de considérer l’équivalence possible entre les formes intramoléculaire et intermoléculaire de formation de la liaison amide. Effectivement, cela a été la contestation clé entre les parties.
[52] M. Snieckus a tenté de corriger l’imprécision dans son emploi antérieur du terme « condensation » pour démontrer son opinion que l’essence d’une réaction d’acylation, que ce soit sous forme intramoléculaire ou intermoléculaire, est le fait d’une substitution nucléophile par un acyle, également désigné comme une réaction formant une liaison azote-carbonyle ou la formation d’une liaison amide. Cette opinion a été clairement expliquée dans le contre-interrogatoire (voir le contre-interrogatoire de M. Snieckus, dossier d’appel, vol. III, onglet 63, aux pages 662 à 702). Si l’emploi du terme « condensation » dans les affidavits souscrits par M. Snieckus lui a valu des moments difficiles au cours de son contre-interrogatoire, on peut soutenir, à mon avis, sur le fondement des explications données par M. Snieckus, qu’il n’a pas commis une erreur fondamentale qui porte gravement atteinte à son témoignage. Aussi le juge des requêtes pouvait-il accorder du poids à son témoignage et le préférer à celui de M. McClelland.
[53] Quant à l’indépendance de M. Snieckus, la seule preuve au dossier concernant l’élaboration de ses affidavits indique que l’avocat de Janssen a préparé les premiers projets de ses affidavits, après avoir consulté M. Snieckus. Il n’y a rien d’inusité dans cette pratique, pour autant que le témoignage soit celui de la personne souscrivant l’affidavit, non celui de l’avocat. Je n’ai pas été convaincu que la crédibilité du témoignage présenté par M. Snieckus a été fatalement viciée dans les circonstances, bien qu’elle puisse avoir été affaiblie.
[54] Il s’agissait d’une affaire complexe, bien plaidée par les avocats des deux parties. En fin de compte, à mon avis, le juge des requêtes a appliqué le droit correctement à des faits très difficiles, tels qu’il les a constatés. Il a le droit, à mon avis, à une certaine latitude dans la décision sur la question de fait de l’équivalence chimique manifeste. Après examen du dossier, je ne suis pas disposé à conclure que le juge des requêtes a commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation de la preuve et dans sa conclusion que le procédé Torcan se situe dans les limites du brevet Janssen.
Dispositif
[55] Pour les motifs exposés ci-dessus, je suis d’avis que l’appel doit être rejeté. Les intimées Janssen Belgique et Janssen Canada ont droit à un seul mémoire de frais.
Le juge Isaac, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
Le juge Malone, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.