[2002] 3 C.F. 373
T-453-00
2001 CFPI 1269
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)
c.
Jacob Fast (défendeur)
Répertorié : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Fast (1re inst.)[*]
Section de première instance, juge Pelletier—Ottawa, 5 et 19 novembre 2001.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Demande de suspension de l’instance en révocation de la citoyenneté — De façon constante, la C.A.F. a jugé (dernièrement dans l’arrêt Canada (M.C.I.) c. Obodzinsky) que l’art. 7 de la Charte ne s’appliquait pas aux instances en révocation introduites devant la Cour fédérale — Eu égard aux principes régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale (suspension d’instance dans l’intérêt de la justice), tels qu’ils ont été établis dans l’arrêt Obodzinsky, il y a lieu de rejeter la demande.
Pratique — Suspension d’instance — Requête en suspension — Demande de suspension de l’instance en révocation de la citoyenneté — À la lumière des principes régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire, tels qu’ils ont été établis par la C.A.F. dans Canada (M.C.I.) c. Obodzinsky, l’intérêt de la justice mentionné à l’art. 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale n’exige pas que l’instance soit suspendue.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Demande de suspension de l’instance en révocation de la citoyenneté — De façon constante, la C.A.F. a jugé (dernièrement dans l’arrêt Canada (M.C.I.) c. Obodzinsky) que l’art. 7 de la Charte ne s’appliquait pas aux instances en révocation introduites devant la Cour fédérale.
En septembre 1999, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a avisé le défendeur qu’il recommanderait la révocation de sa citoyenneté canadienne, au motif que le défendeur l’avait obtenue en dissimulant le fait qu’il possédait
la citoyenneté allemande et qu’il avait été membre des services de police auxiliaires pendant l’occupation de l’Ukraine par les Allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le défendeur a demandé, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, que la Section de première instance de la Cour fédérale se prononce sur la question de savoir s’il avait obtenu sa citoyenneté par des moyens illégaux. Le défendeur présente maintenant une requête en suspension de l’instance introduite devant la Cour fédérale en invoquant deux motifs. Il a présenté des preuves pour démontrer qu’il souffre d’une forme de la maladie d’Alzheimer, ce qui l’empêche dans les faits d’être physiquement et intellectuellement présent, d’être en mesure de communiquer et de participer au mieux de ses capacités à la préparation et à la conduite de son dossier. Il a donc fait valoir que la poursuite de l’instance porterait atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, droit que consacre l’article 7 de la Charte. Il a également soutenu que, même si l’article 7 de la Charte ne trouve pas application en l’espèce, la Cour a, aux termes de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale, le pouvoir de suspendre une instance lorsque l’intérêt de la justice l’exige. De plus, selon le défendeur, il y a lieu de suspendre l’instance car les faits pertinents remontent à une époque lointaine et que, depuis cette époque, des témoins sont décédés et des documents ont été détruits, ce qui lui cause un préjudice dans la préparation de sa défense.
Le ministre a cité une série de décisions émanant des deux sections de la Cour fédérale qui indiquent que l’article 7 n’est pas applicable aux instances en révocation de la citoyenneté introduites devant la Section de première instance, car la décision de la Cour n’a pas pour effet de priver le défendeur de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Quant au pouvoir de la Cour d’accorder une suspension d’instance aux termes de l’article 50, le ministre affirme que ce pouvoir n’est pas absolu et qu’il doit être exercé conformément aux principes applicables. Quant aux documents manquants, le ministre a avancé qu’il n’y avait pas lieu de présumer qu’ils seraient plus favorables à la défense qu’au ministre.
Jugement : la demande de suspension doit être rejetée.
Même si le défendeur a fait valoir que son état de santé risquait de s’aggraver en raison de cette instance et que la poursuite de l’instance portait atteinte à son droit à la sécurité de sa personne, la tension qui pourrait découler de la présente instance s’explique par la nature du processus et non pas par les mesures prises par le ministre.
Quant à la destruction des documents et la jurisprudence invoquée par le défendeur, on ne peut conclure que la destruction des documents privera nécessairement le défendeur d’une défense pleine et entière. Personne ne connaît le contenu de ces documents et le fardeau de la preuve incombe au ministre. Le fait que l’accusé n’ait pas eu accès à une preuve pertinente ne veut pas dire nécessairement que son droit à une défense pleine et entière a été violé; il doit démontrer qu’il a subi un préjudice concret : R. v. Bradford.
Au vu du dossier, le défendeur ne serait pas en mesure de participer utilement à l’examen des allégations faites contre lui. La question consiste alors à savoir s’il serait justifié d’ordonner la suspension de l’instance en se basant sur l’article 7 de la Charte. Dans l’arrêt Singh et autres c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), la Cour suprême du Canada a déclaré que les revendicateurs du statut de réfugié avaient droit au bénéfice de l’article 7 de la Charte. Par conséquent, il a été décidé que toute personne assujettie au droit canadien et se trouvant physiquement présente au Canada avait la qualité nécessaire pour invoquer l’article 7, et que le risque qu’il soit porté atteinte à la sécurité de sa personne suffisait à déclencher l’application de l’article 7. En l’espèce, il est évident que la citoyenneté du défendeur était en jeu dans cette instance en révocation, considérée globalement. Même si la citoyenneté n’est pas un droit protégé par l’article 7 de la Charte, une fois attribuée, elle donne le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer, comme le reconnaît l’article 4 de la Loi sur l’immigration. La perte de la citoyenneté entraîne donc celle du droit de vivre au Canada et la possibilité, voire la certitude, d’être expulsé. Dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), on a statué que le droit de choisir son lieu de résidence était protégé par la Constitution (article 7 de la Charte, sous la rubrique du droit à la liberté). Il s’ensuit que le droit d’un citoyen de vivre au Canada doit bénéficier lui aussi de la même protection. De la même façon que l’article 7 de la Charte s’applique à tous les revendicateurs du statut de réfugié, cet article s’applique en l’espèce que les allégations portées contre lui par le ministre soient fondées ou non. Par conséquent, si la question se posait pour la première fois, il faudrait conclure que le défendeur a droit à la protection de l’article 7 de la Charte pour ce qui est de l’instance introduite devant la Cour fédérale. Ce résultat serait considéré comme équitable par le citoyen ordinaire, puisque le citoyen qui risque de perdre sa citoyenneté devrait bénéficier d’une protection constitutionnelle au moins égale à celle dont bénéficie le revendicateur du statut de réfugié qui souhaite entrer au Canada. Par ailleurs, la nomination d’un tuteur à l’instance ne serait pas suffisante en soi pour garantir la conformité aux principes de justice fondamentale. Le cas en l’espèce se distingue de la situation typique où l’on nomme un tuteur à l’instance dans une action pour indemnisation pécuniaire. Lorsque des droits fondamentaux sont en jeu, comme dans le cas présent, la nomination d’un tuteur à l’instance constituerait une protection inadéquate. L’absence de mesure de protection appropriée ne saurait être considérée comme acceptable dans une société libre et démocratique.
Qui plus est, l’analyse des facteurs auxquels renvoie l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.) (intérêts en jeu, complexité de l’instance et capacité de la partie) mènerait à la conclusion que l’équité exige que le défendeur soit en mesure de participer de façon utile à l’examen des allégations portées contre lui. De plus, compte tenu de l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), si l’instance introduite devant la Commission des droits de la personne est assujettie à la Charte, même si la Commission ne prononce pas de décision susceptible de porter atteinte aux droits garantis par la Charte, on pourrait penser que le même raisonnement vaut pour l’instance en révocation introduite devant la Cour fédérale.
Toutefois, dans une jurisprudence constante dont l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky a été le point culminant, la Cour d’appel a toujours jugé que l’article 7 de la Charte ne s’appliquait pas aux instances en révocation de la citoyenneté introduites devant la Cour fédérale. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du juge des requêtes qui avait rejeté tous les arguments soulevés ici par le défendeur. L’arrêt Obodzinsky ne pouvant être distingué de la présente espèce, il doit par conséquent lier la Cour.
En ce qui concerne l’invitation faite à la Cour à exercer le pouvoir que lui reconnaît l’equity d’accorder une suspension d’instance lorsque l’intérêt de la justice l’exige, ce pouvoir discrétionnaire ne peut être exercé que selon les principes établis. En outre, tous les éléments examinés dans cette affaire étaient présents dans l’arrêt Obodzinsky et, dans cet arrêt, la Cour d’appel a approuvé la façon dont le juge des requêtes a exercé son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande de suspension.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7.
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III.
Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, art. 26(1).
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 10, 18(1).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 50(1)b).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 4 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 3; L.C. 1992, ch. 49, art. 2), 55 (mod., idem).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2001 CAF 158; [2001] A.C.F. no 797 (C.A.) (QL); conf. (2000), 14 Imm. L.R. (3d) 184 (C.F. 1re inst.); Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens (1992), 9 C.R.R. (2d) 149; 142 N.R. 173 (C.A.F.); Katriuk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 11 Imm. L.R. (3d) 178; 252 N.R. 68 (C.A.F.).
DÉCISION APPLIQUÉE :
R. v. Bradford (2001), 52 O.R. (3d) 257; 151 C.C.C. (3d) 363; 39 C.R. (5th) 323; 139 O.A.C. (C.A.).
distinction faites d’avec :
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; (1988), 44 D.L.R. (4th) 385; 37 C.C.C. (3d) 449; 62 C.R. (3d) 1; 31 C.R.R. 1; 82 N.R. 1; 26 O.A.C. 1; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; (1995), 130 D.L.R. (4th) 235; [1996] 2 W.W.R. 153; 68 B.C.A.C. 1; [1996] B.C.W.L.D. 337; 103 C.C.C. (3d) 1; 44 C.R. (4th) 1; 33 C.R.R. (2d) 1; 191 N.R. 1; 112 W.A.C. 1; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80; (1997), 142 D.L.R. (4th) 595; 112 C.C.C. (3d) 289; 4 C.R. (5th) 139; 41 C.R.R. (2d) 189; 98 O.A.C. 81; 207 N.R. 321; Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; (1997), 152 D.L.R. (4th) 577; 43 M.P.L.R. (2d) 1; 219 N.R. 1; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; (1997), 151 D.L.R. (4th) 119; 1 Admin. L.R. (3d) 1; 118 C.C.C. (3d) 443; 14 C.P.C. (4th) 1; 10 C.R. (5th) 163; 40 Imm. L.R. (2d) 23; 218 N.R. 81; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; (1999), 216 N.B.R. (2d) 25; 177 D.L.R. (4th) 124; 26 C.R. (5th) 203; 244 N.R. 276; 50 R.F.L. (4th) 63; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307; (2000), 190 D.L.R. (4th) 513; [2000] 10 W.W.R. 567; 23 Admin. L.R. (3d) 175; 81 B.C.L.R. (3d) 1; 3 C.C.E.L. (3d) 165; 260 N.R. 1; Rex v. Lee Kun, [1916] 1 B.R. 337.
REQUÊTE fondée sur des motifs liés à la Charte visant la suspension de l’instance en cours devant la Cour fédérale du Canada qui a trait à la citoyenneté canadienne du défendeur. Requête rejetée.
ONT COMPARU :
Peter Vita, c.r., Jeremiah Eastman et Catherine C. Vasilaros pour le demandeur.
Michael Davies et Harald A. Mattson pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.
Bayne, Sellar, Boxall, Ottawa, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et ordonnance rendus par
[1] Le juge Pelletier : Jacob Fast présente une requête en vue d’obtenir la suspension de l’instance introduite devant la Cour fédérale du Canada (la Cour fédérale) au sujet de sa citoyenneté canadienne. Sa requête soulève une question d’une certaine importance : si la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] a pour effet de protéger les droits des revendicateurs du statut de réfugié, comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré, protège-t-elle également les droits des citoyens auxquels le gouvernement veut retirer la citoyenneté?
[2] Dans un avis daté du 24 septembre 1999, la ministre de la Citoyenneté et Immigration (la ministre) a informé M. Fast qu’elle présenterait au gouverneur en conseil (le Cabinet), conformément à l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, un rapport dans lequel elle demanderait la révocation de sa citoyenneté canadienne au motif qu’elle avait été obtenue par fraude, fausses déclarations ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Dans cet avis, la ministre alléguait que M. Fast avait dissimulé le fait qu’il possédait la citoyenneté allemande et qu’il avait été membre de certains services de police auxiliaires pendant l’occupation par les Allemands de Zaporozhye, en Ukraine, au cours de la Seconde Guerre mondiale. Comme c’était son droit, M. Fast a demandé, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, que la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada se prononce sur la question de savoir s’il avait obtenu sa citoyenneté par des moyens illégaux. Dans sa défense, il nie les allégations du ministre.
[3] M. Fast présente maintenant une requête en suspension de l’instance introduite devant la Cour fédérale en invoquant deux motifs. Il a présenté à la Cour des preuves indiquant qu’il souffre d’une forme de démence évolutive de type Alzheimer. Les médecins qui l’ont examiné s’entendent sur la nature de sa maladie mais pas sur la gravité de son incapacité. M. Fast affirme, par l’intermédiaire de son avocat, qu’il n’est pas en mesure de participer utilement à l’instance parce qu’il a des problèmes de mémoire à long terme et des problèmes graves de mémoire immédiate et à court terme. M. Fast cite des décisions pénales qui indiquent que, dans une instance pénale, l’accusé doit être [traduction] « physiquement et intellectuellement présent, qu’il doit être en mesure de communiquer et de participer au mieux de ses capacités à la préparation d’une défense pleine et entière aux accusations portées contre lui », Rex v. Lee Kun, [1916] 1 K.B. 337, page 341. Ce principe, qui est antérieur à la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), est maintenant garanti par l’article 7 de la Charte qui énonce :
7. Chacun a le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[4] Son avocat soutient que, si la présente instance était de nature pénale, le tribunal saisi devrait y mettre fin. Il s’appuie sur un certain nombre d’affaires pénales pour justifier cette affirmation.
[5] L’avocat du ministre soutient que, quelle que soit la règle applicable aux affaires pénales, il s’agit ici d’une instance civile qui n’exige pas que le défendeur jouisse de toutes ses facultés ou qu’il assiste en personne aux audiences. L’avocat mentionne le cas bien connu des actions introduites contre la succession de l’auteur apparent d’un délit.
[6] En outre, l’avocat du ministre cite une série de décisions émanant de cette Cour et de la Cour d’appel fédérale qui indiquent que l’article 7 n’est pas applicable aux instances en révocation de la citoyenneté introduites devant la Section de la première instance parce que la décision de notre Cour n’a pas pour effet de priver le défendeur de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Dans ce genre d’instance, la Cour est simplement appelée à vérifier la véracité des faits sur lesquels est basé un rapport susceptible d’entraîner la révocation de la citoyenneté de la personne visée et son expulsion. L’avocat du ministre invoque les arrêts Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens (1992), 9 C.R.R. (2d) 149 (C.A.F.); Katriuk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 11 Imm. L.R. (3d) 178 (C.A.F.) et plus récemment, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2001 CAF 158; [2001] A.C.F. no 797 (C.A.) (QL); confirmant (2000), 14 Imm. L.R. (3d) 184 (C.F. 1re inst.), décisions qui vont toutes dans le même sens.
[7] L’avocat de M. Fast soutient également que, même si l’article 7 de la Charte ne trouve pas application en l’espèce, la Cour a, aux termes de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, le pouvoir de suspendre une instance lorsque l’intérêt de la justice l’exige :
50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;
b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.
[8] En invoquant cet argument, l’avocat invite la Cour à exercer le pouvoir que lui confère l’equity de veiller à ce que justice soit faite entre les parties. Ce pouvoir n’est pas fondé sur la Charte mais plutôt sur le sens de l’équité de la Cour. Le ministre répond à cet argument que le pouvoir de la Cour d’accorder une suspension d’instance aux termes de l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale n’est pas absolu et doit être exercé conformément aux principes applicables.
[9] Enfin, l’avocat de M. Fast soutient qu’étant donné qu’un des médecins qui a examiné M. Fast a émis l’opinion que l’état de santé de M. Fast risquait de s’aggraver en raison de cette instance, la poursuite de l’instance porte atteinte à son droit à la sécurité de sa personne. L’avocat s’appuie sur l’arrêt qu’a prononcé la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, dans laquelle la Cour a déclaré, à la page 56 :
La jurisprudence m’amène à conclure que l’atteinte que l’État porte à l’intégrité corporelle et la tension psychologique grave causée par l’État, du moins dans le contexte du droit criminel, constituent une atteinte à la sécurité de la personne. Il n’est pas nécessaire en l’espèce de se demander si le droit va plus loin et protège les intérêts primordiaux de l’autonomie personnelle, tel le droit à la vie privé ou des intérêts sans lien avec la justice criminelle.
[10] L’avocat du ministre fait observer que ce passage des motifs concerne les femmes et leur droit à prendre des décisions touchant l’intégrité de leur personne et ne vise pas les droits que possède l’accusé d’être protégé contre toute tension psychologique causée par l’État. Quoi qu’il en soit, la tension qui pourrait découler de la présente instance s’explique par la nature du processus et non pas par les mesures prises par le ministre. Je retiens les arguments du ministre sur ce point et n’en traiterai pas davantage.
[11] L’avocat de M. Fast avance un deuxième moyen susceptible de justifier la suspension de l’instance, à savoir que les faits pertinents remontent à une époque lointaine et que, depuis cette époque, des témoins sont décédés et des documents ont été détruits, de sorte que M. Fast n’a plus accès aux éléments qui pourraient confirmer sa version des faits. M. Fast fait remarquer que la déclaration qu’il a faite à l’époque à divers représentants canadiens, il y a plus de 50 ans, constitue un élément important de l’affaire. Toutes ces personnes sont aujourd’hui décédées, tout comme son épouse. Les documents qui ont été rédigés à l’époque ont tous été détruits conformément au programme de conservation des documents du gouvernement. Il est affirmé que ces documents contiennent des renseignements qui pourraient être utiles à M. Fast pour préparer sa défense.
[12] L’avocat invoque des arrêts tels que R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 dans lequel l’accusé demandait la suspension des accusations pénales portées contre lui pour le motif que la Couronne avait porté atteinte à son droit à une défense pleine et entière en ne divulguant pas des documents qu’elle avait en sa possession et qui étaient pertinents à la défense de l’accusé. L’avocat s’appuie également sur l’arrêt R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, dans lequel les accusations portées contre l’accusé ont été suspendues parce qu’un tiers avait délibérément détruit des documents en sa possession dans le but d’empêcher qu’ils soient divulgués à la défense.
[13] Le ministre soutient qu’il n’y a pas lieu de présumer que les documents manquants seraient plus favorables à la défense qu’au ministre. La teneur de ces documents est inconnue. En outre, dans ce genre d’instance, le fardeau de la preuve incombe au ministre et l’absence de documents risque davantage de nuire au ministre qu’au défendeur. De plus, les documents officiels ont été détruits à une époque où leur importance n’était pas connue. Par conséquent, il n’y a pas eu destruction délibérée de documents comme dans l’affaire Carosella, précitée, et il ne s’agit pas ici d’agissements irréguliers de la part du procureur de la Couronne, comme dans l’affaire O’Connor, précitée; cet argument ne peut donc justifier la suspension de l’instance.
[14] J’ai examiné les preuves concernant la destruction des documents et la jurisprudence invoquée par le défendeur. Je ne peux retenir l’argument voulant que la destruction des documents va nécessairement priver le défendeur d’une défense pleine et entière. Personne ne connaît le contenu de ces documents et le fardeau de la preuve incombe au ministre. Les arrêts mentionnés par le défendeur ne s’appliquent pas aux faits de l’espèce.
[15] Enfin, le défendeur soutient que, même si aucun des deux moyens qu’il invoque ne suffit à lui seul à justifier la suspension de l’instance, la combinaison des deux cause un grave préjudice au défendeur, ce qui justifie la suspension de l’instance. Autrement dit, si M. Fast était en mesure de participer pleinement à son procès (aspect sur lequel je vais revenir), cela pourrait, dans une certaine mesure, compenser l’absence de documents. La défense est doublement désavantagée parce que, d’une part, il manque des documents et, d’autre part, M. Fast n’est pas en mesure de participer pleinement à son procès. Le défendeur estime que, dans ces circonstances, cette instance lui cause un préjudice grave et jette le discrédit sur l’administration de la justice.
[16] Le ministre cite des décisions qui indiquent que le défendeur a droit à un procès équitable mais pas au plus équitable des procès. Il cite l’arrêt R. c. Bradford (2001), 52 O.R. (3d) 257 (C.A.), au paragraphe 7 :
[traduction] Le fait que l’accusé n’ait pas eu accès à une preuve pertinente ne veut pas dire nécessairement que son droit à une défense pleine et entière a été violé. Il doit démontrer qu’il a subi un préjudice concret.
[17] J’accepte cette affirmation. Il est certes toujours possible d’affirmer que l’absence de certains documents cause un préjudice au défendeur, mais je ne pense pas que la situation de M. Fast soit différente de celle du défendeur dans l’affaire Obodzinsky, précitée, dans laquelle cet argument n’a pas été retenu. La seule question en litige à trancher est celle de la santé mentale de M. Fast et de son effet sur la présente instance.
[18] M. Fast a été examiné par deux médecins dont l’un a été choisi par son avocat et l’autre par le ministre. Il leur a été demandé de préparer un rapport sur son aptitude à comprendre les débats et à participer à son procès. Le médecin choisi par l’avocat de M. Fast, le Dr Bradford, est un psychiatre légiste, tandis que celui qu’a choisi le ministre, le Dr Molloy, est un spécialiste en médecine gériatrique. Les deux médecins s’entendent sur le fait que le défendeur souffre d’une forme de démence évolutive de type Alzheimer mais pas sur la gravité de cette maladie. Le Dr Bradford pense que M. Fast souffre de troubles que l’on peut qualifier de modérés à graves et qu’il n’est, par conséquent, pas apte à subir son procès, tandis que le Dr Molloy estime que M. Fast souffre de problèmes légers à modérés et qu’il est donc apte à subir un procès.
[19] L’aptitude à subir son procès est une notion de droit pénal et, comme cela a été signalé, il s’agit ici d’une instance civile. Il me semble préférable de déterminer d’abord quelles sont les difficultés de fonctionnement qui découlent de l’état de santé de M. Fast et d’examiner ensuite l’effet de ces difficultés sur la capacité de M. Fast de participer utilement à son procès. Il sera alors possible de décider s’il serait inéquitable de poursuivre l’instance.
[20] Après avoir soigneusement lu et analysé les rapports préparés par ces médecins, je retiens celui du Dr Bradford. Il m’a été suggéré, étant donné que M. Fast a 91 ans et qu’il a des pertes de mémoire, de préférer l’opinion du Dr Molloy en raison de sa formation en médecine gériatrique et de ses activités à la Clinique de la mémoire. S’il s’agissait de proposer un traitement à M. Fast, je suivrais sans hésiter cette recommandation. Mais cette question est toutefois quelque peu différente de celles qu’examine habituellement le Dr Molloy, comme l’indique sa remarque au sujet du fait que son examen a été plus compliqué parce que M. Fast avait des raisons de dissimuler les souvenirs qui tendaient à l’incriminer. C’est ce qui a amené le Dr Molloy à formuler de la façon suivante son opinion sur la capacité de M. Fast :
[traduction] S’il existe des preuves montrant qu’il a effectivement été membre des services de police, qu’il a porté un uniforme et a collaboré avec les nazis, je dirais alors qu’il prétend délibérément avoir oublié tout cela. Dans ce cas-ci, j’estime qu’il jouit de ses facultés et qu’il essaie délibérément de se protéger. [Dossier de requête du défendeur, p. 140.]
[21] Cela revient à dire que la capacité de M. Fast dépend en fait du bien-fondé des allégations faites à son sujet. Si l’on poussait l’opinion du Dr Molloy jusqu’à sa conclusion logique, cela voudrait dire qu’on ne pourrait savoir si M. Fast possède toutes ses facultés qu’après qu’il ait subi son procès; or, il s’agit ici de décider s’il serait équitable de lui faire subir un procès, compte tenu de sa santé mentale actuelle.
[22] Le Dr Molloy a fondé son opinion sur un test que l’on appelle le mini-examen de l’état mental. Ce test a été administré cinq fois à M. Fast, une fois par le Dr Bradford (score de 16), trois fois par le Dr Molloy au cours d’une seule entrevue (scores de 17, 14, 13) et une fois encore, par le Dr Bradford (score de 16+). Le Dr Molloy s’appuie sur la recherche qu’il a effectuée pour affirmer qu’une personne qui obtient un score d’au moins 16 à ce test est capable de rédiger un testament de fin de vie, document que l’on appelle également testament biologique. C’est un document dans lequel son auteur précise les traitements et les soins qu’il accepterait en cas de maladie et d’invalidité. Le Dr Molloy a déclaré que, d’après lui, rédiger un testament de fin de vie était une tâche plus complexe que de subir un procès.
[23] Si un score d’au moins 16 indique que le sujet possède certaines aptitudes intellectuelles, alors les scores de 13 et 14 montrent une certaine déficience intellectuelle. Il est raisonnable de penser que le Dr Molloy a fondé son opinion sur les scores plus élevés, parce qu’ils indiquent le niveau supérieur auquel M. Fast est capable de fonctionner. Les scores plus faibles indiquent le niveau des capacités de M. Fast lorsqu’il n’est pas à son meilleur. Le fait que M. Fast ait obtenu des scores faibles et des scores élevés au cours de la même entrevue indique peut-être qu’il a du mal à fonctionner au mieux de ses capacités pendant une certaine période.
[24] Le Dr Molloy n’a pas mentionné les raisons pour lesquelles il pense que la rédaction d’un testament de fin de vie est plus complexe que de subir un procès. En l’absence de tels motifs, je me dois d’écarter cette opinion, en particulier parce qu’il n’est pas un expert légiste. D’après les renseignements fournis, la préparation d’un testament de fin de vie consiste pour son auteur à se familiariser avec les traitements médicaux utilisés pour diverses affections, et avec les conséquences que peut entraîner l’acceptation ou le refus de ces traitements. L’auteur doit ensuite décider s’il accepte d’être traité dans une situation donnée. Tout ceci se passe entre un thérapeute attentif et un patient réceptif. Cette tâche semble pouvoir s’effectuer dans un délai relativement court.
[25] Par contre, on a prévu de consacrer plus de quatre semaines à ce procès. Des experts vont témoigner. M. Fast sera sans doute appelé à témoigner et à être contre-interrogé. Il devra porter une attention particulière et suivre les débats pendant de longues périodes. Il faudra également qu’il puisse se souvenir suffisamment longtemps des débats pour indiquer à son avocat qu’il possède des renseignements pertinents et qu’il explique à son avocat pourquoi ils sont pertinents. Il sera amené à demander des conseils à son avocat et à en recevoir de ce dernier et il faudrait qu’il s’en souvienne suffisamment longtemps pour pouvoir les mettre en pratique. J’estime que le Dr Molloy a minimisé, sans qu’on puisse le lui reprocher, les facultés dont devrait jouir M. Fast pour jouer un rôle utile à son procès.
[26] C’est pourquoi je retiens l’opinion du Dr Bradford, dont je tire les conclusions suivantes :
- M. Fast a des problèmes d’attention et de concentration, dossier de requête du défendeur, page 78.
- Il éprouve des problèmes de mémoire à court terme et de mémorisation immédiate, ce qui veut dire qu’il oublie rapidement les renseignements dont il a pris connaissance, dossier de requête du défendeur, page 79.
- Il a du mal à suivre une conversation simple, dossier de requête du défendeur, page 79.
- Sa faculté de comprendre ce qui se passe autour de lui est diminuée, dossier de requête du défendeur, page 115.
- Son état va probablement se détériorer au cours du procès, dossier de requête du demandeur, page 139.
- Il a de la difficulté à suivre le fil d’un interrogatoire, dossier de requête du demandeur, page 139.
[27] J’estime que ces difficultés auront les effets suivants sur sa capacité à participer à son procès.
- Il semble que sa mémoire à long terme soit suffisante pour qu’il puisse relater ce qu’il a fait pendant la guerre et pendant la période qui l’a immédiatement suivie; il devrait donc être en mesure de témoigner pour son propre compte.
- Le fait qu’il éprouve des problèmes de concentration et d’attention, qu’il ait de la difficulté à suivre le fil d’un interrogatoire, qu’il ait des déficits de mémoire immédiate et à court terme semble indiquer qu’il éprouverait des difficultés considérables à subir un contre-interrogatoire.
- Ces mêmes éléments indiquent qu’il aurait beaucoup de mal à suivre les témoignages fournis à son procès et à aider son avocat. Même s’il avait des souvenirs lointains utiles à sa défense, la difficulté qu’il éprouve à suivre les débats semble indiquer qu’il aurait également de la difficulté à identifier ces éléments pour les signaler à son avocat et lui en expliquer la pertinence.
- Ces mêmes éléments indiquent qu’il aurait beaucoup de difficultés à comprendre les conseils fournis par son avocat au sujet de la conduite du procès et à s’en souvenir.
- Les problèmes de mémoire immédiate et à court terme qu’il connaît indiquent que même s’il réussissait à suivre la présentation des éléments de preuve, il aurait du mal à se souvenir de ces éléments.
[28] Par conséquent, je conclus que M. Fast ne serait pas en mesure de participer utilement à l’examen des allégations faites contre lui. Il est dit que, compte tenu de la santé de M. Fast, la poursuite de l’instance constitue une violation de son droit à ce qu’il ne soit porté atteinte à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[29] Cela m’amène à examiner la question de savoir s’il serait justifié d’ordonner la suspension de l’instance en se basant sur l’article 7 de la Charte. À titre subsidiaire, il m’est demandé de juger qu’il y a lieu d’accorder une suspension de l’instance aux termes de l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale qui énonce que la Cour peut accorder une suspension d’instance lorsque l’intérêt de la justice l’exige.
[30] L’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177 a été cité au cours du débat sur l’application de l’article 7 de la Charte. L’arrêt Singh est un arrêt important parce que la Cour a déclaré que les revendicateurs du statut de réfugié avaient droit au bénéfice de l’article 7 de la Charte, ce qui voulait dire en pratique qu’ils avaient droit à ce que leur revendication de statut de réfugié soit examinée au cours d’une audience. L’arrêt Singh a été cité pour appuyer l’argument selon lequel M. Fast n’a pas droit au bénéfice de l’article 7 de la Charte, malgré le fait qu’il est citoyen canadien.
[31] Il est donc utile de comparer les situations respectives de M. Singh et de M. Fast. Mme le juge Wilson, qui a rédigé les motifs des trois juges qui ont fondé leur jugement sur la Charte1, a commencé par noter que M. Singh avait la qualité nécessaire pour invoquer la protection de l’article 7 parce qu’à la différence des autres articles de la Charte qui traitent des droits des citoyens, l’article 7 s’adresse à chacun :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[32] Le juge Wilson a, par conséquent, décidé que toute personne assujettie au droit canadien et se trouvant physiquement présente au Canada avait la qualité nécessaire pour invoquer l’article 7. C’était le cas pour M. Singh et c’est le cas pour M. Fast.
[33] Le juge Wilson a ensuite noté qu’un réfugié est défini comme une personne qui craint avec raison d’être persécutée dans un lieu donné pour certains motifs énumérés. Un véritable réfugié qui est renvoyé dans le lieu où il craint avec raison d’être persécuté est ainsi exposé au risque qu’il soit porté atteinte à la sécurité de sa personne. Cependant, ce n’est pas parce qu’une personne craint, avec raison, d’être persécutée, qu’elle le sera nécessairement. Le juge Wilson [à la page 207] a estimé que le risque qu’il soit porté atteinte à la sécurité de sa personne suffisait à déclencher l’application de l’article 7 :
Il me semble que même si on adopte l’interprétation stricte préconisée par l’avocat du ministre, l’expression « sécurité de sa personne » doit englober tout autant la protection contre la menace d’un châtiment corporel ou de souffrances physiques, que la protection contre le châtiment lui-même. Je constate, en particulier, qu’un réfugié au sens de la Convention a le droit, en vertu de l’art. 55 de la Loi, de ne pas « […] être renvoyé dans un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées […] ». À mon avis, la négation d’un tel droit ne peut que correspondre à une atteinte à la sécurité de la personne au sens de l’art. 7.
[34] Il est évident que la citoyenneté de M. Fast est en jeu dans cette instance en révocation, considérée globalement. Le ministre soutient qu’à strictement parler, la citoyenneté de M. Fast n’est pas en jeu au cours des audiences tenues par la Cour fédérale parce que ces audiences ne débouchent sur aucune décision concernant la citoyenneté de M. Fast. Étant donné que l’instance en révocation prend fin si la Cour n’est pas convaincue que les allégations du ministre sont établies, on ne peut pas dire que l’instance introduite devant la Cour fédérale ne débouche pas sur une décision concernant la révocation de la citoyenneté. Inversement, l’instance se poursuit si les allégations sont établies. Il est évident que le défendeur risque de perdre sa citoyenneté à la suite de l’instance introduite devant la Cour fédérale.
[35] La citoyenneté n’est toutefois pas un droit protégé par l’article 7 de la Charte. En fait, il est clair que la citoyenneté n’est pas un droit. Cependant, une fois attribuée, la citoyenneté donne le droit d’entrer au Canada et d’y demeurer. C’est ce que reconnaît l’article 4 de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 3; L.C. 1992, ch. 49, art. 2]. La perte de la citoyenneté entraîne, par conséquent, celle du droit de vivre au Canada et la possibilité, voire la certitude, d’être expulsé.
[36] Dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, aux paragraphes 66, 68, la Cour suprême du Canada a déclaré que le droit de choisir son lieu de résidence était protégé par la Constitution :
L’analyse qui précède ne fait que répéter mon opinion générale sur laquelle la protection du droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte s’étend au droit à une sphère irréductible d’autonomie personnel où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État […] Je suis plutôt d’avis que l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent, à juste titre, être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles […] À mon avis, le choix d’un lieu pour établir sa demeure est, de la même façon, une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle.
[…]
Je considère que la possibilité de déterminer son cadre de vie et, par conséquent, de faire des choix en rapport avec d’autres questions très personnelles (touchant notamment la vie de famille, l’éducation des enfants et les soins apportés à des êtres chers) est inextricablement liée à la notion d’autonomie personnelle que je viens d’évoquer. Pour dire les choses simplement, le choix du lieu où l’on veut vivre dépend, pour chacun, de sa situation sociale et économique particulière mais, encore plus, de ses aspirations, préoccupations, valeurs et priorités. Compte tenu de toutes ces considérations, je conclus donc que le choix d’un lieu pour établir sa demeure appartient à la catégorie limitée des décisions méritant une protection constitutionnelle.
[37] Si le droit de choisir son lieu de résidence au Canada est protégé constitutionnellement par l’article 7 de la Charte, sous la rubrique du droit à la liberté, il est opportun de croire que le droit d’un citoyen de vivre au Canada doit à plus forte raison bénéficier lui aussi de la même protection. Si l’article 55 [mod., idem, art. 45] de la Loi sur l’immigration a pour effet d’accorder aux droits de M. Singh la protection de l’article 7 de la Charte, je présume que l’article 4 de la même loi a le même effet sur les droits de M. Fast. Par conséquent, M. Fast, tout comme M. Singh, participe à un processus qui risque de porter atteinte à un droit protégé par l’article 7 de la Charte.
[38] Pour revenir à l’arrêt Singh, l’analyse du juge Wilson ne serait toutefois pas applicable à M. Singh parce qu’elle visait les personnes qui ont été déclarées réfugiées alors que la revendication du statut de réfugié présentée par M. Singh avait été rejetée. Il contestait le processus qui avait été utilisé pour déterminer le bien-fondé de sa revendication du statut de réfugié. Ce processus avait une répercussion fondamentale sur ses droits constitutionnels mais ne semblait pas assujetti à la Charte. Voilà comment le juge Wilson a tranché cette question [à la page 210] :
[…] si les appelants avaient été déclarés réfugiés au sens de la Convention suivant la définition du par. 2(1) de la Loi sur l’immigration de 1976, ils auraient eu droit aux privilèges de ce statut prévus dans la loi. Étant donné les conséquences que la négation de ce statut peut avoir sur les appelants, si ce sont effectivement des personnes « craignant avec raison d’être persécutée[s] », il me semble inconcevable que la Charte ne s’applique pas de manière à leur donner le droit de bénéficier des principes de justice fondamentale dans la détermination de leur statut.
[39] M. Singh a donc eu droit à une audience à cause du risque que soit commise une erreur dans la détermination de son statut, erreur qui aurait eu pour effet, malgré sa qualité de véritable réfugié, de le faire renvoyer dans un lieu où il serait exposé au risque d’être persécuté. Une telle situation porterait atteinte à son droit à la sécurité de sa personne. Cette décision s’applique à tous les revendicateurs du statut de réfugié et non pas uniquement à ceux dont la revendication a été finalement acceptée. Autrement dit, la protection de l’article 7 s’étend à toutes les revendications, quel que soit leur bien-fondé. En fait, M. Singh avait déjà été déclaré ne pas être un réfugié.
[40] Il est évident que M. Fast court le risque que la décision prise au sujet de la légalité de l’obtention de sa citoyenneté, décision non susceptible d’appel, soit entachée d’erreur. Dans le cas où une telle erreur serait commise, il risquerait d’être expulsé du Canada, lieu où il réside depuis plus de 50 ans, et dans lequel il a le droit constitutionnel de demeurer jusqu’à ce qu’une telle décision soit prise. Il semble découler de ce qui précède que, tout comme M. Singh, il devrait avoir droit à ce que l’examen de sa revendication s’effectue en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le seul examen prévu par le processus de révocation est l’instance devant la Cour fédérale. Il paraît donc logique d’exiger que cette instance respecte les principes de justice fondamentale. De la même façon que l’article 7 de la Charte s’applique à tous les revendicateurs du statut de réfugié, cet article s’applique à l’instance introduite contre M. Fast, comme celui-ci le demande, que les allégations faites contre lui par le ministre soient fondées ou non.
[41] Par conséquent, si la question se posait pour la première fois, je n’éprouverais aucune difficulté à conclure que M. Fast a droit à la protection de l’article 7 de la Charte pour ce qui est de l’instance introduite devant la Cour fédérale. Plus précisément, cela voudrait dire qu’il aurait le droit de participer utilement à l’instance introduite contre lui. Un tel résultat serait considéré comme équitable par le citoyen ordinaire puisque le citoyen qui risque de perdre sa citoyenneté devrait bénéficier d’une protection constitutionnelle au moins égale à celle dont bénéficie le revendicateur du statut de réfugié qui souhaite entrer au Canada.
[42] Cette conclusion ne réglerait pas toutefois la question, puisqu’elle permettrait uniquement d’établir que M. Fast a été exposé au risque qu’il soit porté atteinte à sa liberté, parce qu’il n’est pas en mesure de participer pleinement à l’instruction des allégations faites contre lui. Il faudrait encore établir que cette atteinte est compatible avec les principes de justice fondamentale. Plus précisément, il faudrait décider si la nomination d’un tuteur à l’instance constitue une mesure de protection suffisante et compatible avec les principes de justice fondamentale. Dans le cas contraire, il faudrait alors décider si le caractère insuffisant de cette protection constitue une limite acceptable dans une société libre et démocratique, au sens de l’article 1 de la Charte.
[43] Si j’avais été appelé à me prononcer sur cet aspect, j’aurais conclu que la nomination d’un tuteur à l’instance n’est pas suffisante en soi pour garantir la conformité aux principes de justice fondamentale. Dans les affaires où l’on nomme habituellement un tuteur à l’instance, le demandeur recherche une indemnisation pécuniaire. En l’espèce, il ne s’agit pas d’argent. Il y a des allégations selon lesquelles le défendeur aurait participé à des crimes de guerre et celui-ci risque de voir supprimée la relation fondamentale qu’il entretient avec l’État. Le tuteur à l’instance ne peut remédier aux difficultés qui découlent de l’incapacité de M. Fast : sa vulnérabilité en cas de contre-interrogatoire, son incapacité d’apprécier les éléments de preuve ou de s’en souvenir pour signaler à son avocat les éléments pertinents des souvenirs qui lui restent d’événements lointains, son incapacité de garder à l’esprit les conseils de son avocat sur les aspects auxquels il doit seul répondre, comme lorsqu’il témoigne. Lorsque les conséquences d’une erreur sont de nature uniquement pécuniaire (et le plus souvent, couvertes par une assurance), la nomination d’un tuteur à l’instance protège suffisamment le patrimoine du défendeur. Lorsque les conséquences d’une erreur touchent des droits fondamentaux, la nomination d’un tuteur en instance est une protection insuffisante.
[44] Je n’aurais pas non plus conclu que cette protection insuffisante est acceptable dans une société libre et démocratique. Cette question est abordée dans les commentaires de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, au paragraphe 109, qui portait sur une demande de suspension d’instance dans une autre affaire de révocation de la citoyenneté :
De l’autre côté de la balance, l’intérêt de la société à ce que soit rendu un jugement définitif sur le fond est évident. Il est impératif que la vérité se manifeste. S’il n’est pas prouvé que les appelants ont fait les choses qu’on leur reproche, ils garderont leur citoyenneté. Mais si les actes allégués sont établis, en tout ou en partie, les mesures appropriées devront être prises. Ce qui est en jeu ici, si peu que ce soit, c’est la réputation du Canada en tant que membre solidaire de la communauté internationale. À notre avis, cette préoccupation est de la plus haute importance.
[45] Est-ce que l’importance de l’instance et le souci de préserver la réputation qu’a le Canada d’être un membre solidaire de la communauté internationale justifient l’adoption d’une norme moins exigeante lorsque la liberté ou la sécurité de la personne est en jeu? En général, plus le crime est odieux, plus les tribunaux veillent de façon scrupuleuse à ce que les droits de l’accusé soient respectés. Il faut penser que la Cour suprême du Canada faisait référence au comportement du Canada et aux obligations qu’il assume lorsqu’il a été démontré qu’une personne qui a participé à des crimes contre l’humanité ou à des crimes de guerre a obtenu la citoyenneté canadienne de façon illégale. Cette cour n’a pas pu vouloir dire que les personnes accusées d’avoir obtenu leur citoyenneté en dissimulant des crimes commis en temps de guerre n’ont pas droit à des garanties procédurales qui correspondent à la gravité des allégations faites contre elles et des conséquences possibles. Si je devais me prononcer sur cet aspect, je jugerais que l’article 1 de la Charte ne justifie pas que l’on applique une norme de protection procédurale moins exigeante aux affaires de révocation de la citoyenneté.
[46] La Cour suprême du Canada a rendu, après l’arrêt Singh, deux arrêts qui traitent de questions qui concernent l’argument qui m’a été présenté au sujet de l’application de la Charte au processus de révocation de la citoyenneté. Le ministre soutient que l’aptitude de M. Fast n’est pas en litige ici puisque dans une instance civile, il n’est pas exigé que le défendeur soit présent et apte à subir son procès. Dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, la Cour suprême du Canada a retenu l’argument selon lequel des parents sans ressource qui risquent de se voir retirer la garde de leurs enfants et de la voir confier à un organisme de protection de la jeunesse ont, aux termes de l’article 7 de la Charte, droit aux services d’un avocat rémunéré par l’État. Le juge en chef Lamer a résumé de la façon suivante sa conclusion sur cette question au paragraphe 2 :
Lorsque le gouvernement est à l’origine d’une audience visant les intérêts protégés par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, il a l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer l’équité de l’audience. Dans certaines circonstances, selon la gravité des intérêts en jeu, la complexité de l’instance et la capacité du parent, il se peut que le gouvernement soit obligé de fournir à un parent sans ressources des services d’avocats rémunérés par l’État.
[47] Cet arrêt est important parce qu’il montre qu’il existe plusieurs types de garanties procédurales, même au sein des instances civiles, de sorte qu’il n’est pas possible d’utiliser un modèle unique pour toutes les instances judiciaires. Lorsque des droits protégés par la Constitution risquent d’être compromis à la suite d’une mesure gouvernementale, différents types de garanties procédurales peuvent s’appliquer. Cela dépend « des intérêts en jeu, [de] la complexité de l’instance et [de] la capacité [de la partie] ». J’estime que l’analyse de ces facteurs m’amènerait à conclure que l’équité exige que M. Fast soit en mesure de participer de façon utile à l’examen des allégations portées contre lui.
[48] La deuxième affaire d’intérêt est l’affaire Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307. Cette affaire est pertinente à l’argument du ministre selon lequel les droits que l’article 7 confère à M. Fast ne sont pas en jeu ici parce que l’instance introduite devant la Cour fédérale ne peut déboucher sur une décision susceptible de porter atteinte aux droits de M. Fast. Dans Blencoe, l’appelant contestait la conduite de la Human Rights Commission qui avait laissé s’écouler un délai déraisonnable avant de soumettre à un tribunal les plaintes déposées contre lui. Aux termes du paragraphe 26(1) Human Rights Code [R.S.B.C. 1996, ch. 210] de la Colombie-Britannique, la Commission peut, après avoir reçu une plainte et fait enquête à ce sujet, rejeter la plainte ou la renvoyer pour examen à un tribunal. M. Blencoe se plaignait du fait que le délai écoulé entre la réception de la plainte et la date de l’audience constituait un abus de procédure et ne respectait pas les droits que lui attribuait l’article 7 de la Charte.
[49] La Cour suprême du Canada a déclaré que l’article 7 s’appliquait aux instances introduites devant la Commission parce que celle-ci avait été créée par une loi qui avait pour mission de mettre en œuvre une politique gouvernementale, au paragraphe 40 :
Donc, même si elle peut avoir certaines caractéristiques d’un tribunal, la Commission est une créature de la loi et ses actes sont assujettis au Human Rights Code. L’État a créé par voie législative un organisme administratif chargé de mettre en œuvre un programme gouvernemental destiné à remédier à la discrimination. C’est l’application d’un programme gouvernemental qui commande l’examen fondé sur la Charte. Une fois la Commission saisie d’une plainte, les procédures administratives qui suivent doivent respecter la Charte. L’exercice des fonctions de telles entités peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte tout comme pourrait le faire l’exercice des fonctions d’un gouvernement dans les mêmes circonstances. Conclure le contraire permettrait au pouvoir législatif de contourner la Charte en créant des organismes qui ne peuvent pas faire l’objet d’un tel examen. L’analyse qui précède mène inexorablement à la conclusion que la Charte s’applique aux actes de la Commission.
[50] La décision que prononce la Cour fédérale dans une instance en révocation est, d’après moi, tout à fait analogue au type de décision rendu par la Human Rights Commission de la C.-B. La Commission fait enquête sur les plaintes, c.-à-d. elle recherche les faits et prend ensuite la décision de rejeter la plainte ou de la renvoyer à un tribunal pour audition. La décision de la Commission ne porte pas directement atteinte aux droits que l’article 7 accordent à l’intimé.
[51] Tout comme la Commission, la Cour fédérale a pour rôle d’établir les faits et de prononcer une décision qui va entraîner soit l’arrêt de l’instance, soit sa poursuite devant un autre forum pour que celui-ci statue sur le fond. Comme dans le cas de la Commission, la décision de la Cour tranche de façon définitive la question si elle conclut que les allégations ne reposent sur aucune base factuelle, mais elle ne tranche pas la question au fond si elle soumet l’affaire à un autre forum. Ni la Commission ni la Cour ne prennent une décision ayant pour effet de supprimer les droits d’une personne. Si l’instance introduite devant la Commission des droits de la personne est assujettie à la Charte, même si la Commission ne prononce pas de décision susceptible de porter atteinte aux droits garanties par la Charte, on pourrait penser que le même raisonnement vaut pour l’instance en révocation introduite devant la Cour fédérale.
[52] Ce sont là les conclusions auxquelles je serais arrivé, en me fondant sur les décisions de la Cour suprême du Canada, si la question se posait pour la première fois. Mais ce n’est pas le cas. Il existe une jurisprudence constante de la Cour d’appel, dont l’arrêt Obodzinsky, précité, a été le point culminant, qui a toujours jugé que l’article 7 de la Charte ne s’appliquait pas aux instances en révocation de la citoyenneté introduites devant la Cour fédérale. Dans l’arrêt Obodzinsky, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du juge des requêtes qui avait rejeté tous les arguments soulevés ici par M. Fast. Après avoir conclu que M. Obodzinsky aurait, à cause de troubles cardiaques, de la difficulté à participer à son procès sans risquer sa vie, voire que cela lui serait impossible, le juge des requêtes a rejeté la demande de suspension d’instance introduite contre M. Obodzinsky devant la Cour fédérale pour les motifs suivants :
1- Le juge des requêtes s’est fondé sur les arrêts Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens (1992), 9 C.R.R. (2d) 149 et Katriuk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 11 Imm. L.R. (3d) 178 de la Cour d’appel, pour statuer que l’article 7 de la Charte ne s’appliquait pas aux instances en révocation introduites devant la Cour fédérale parce que les décisions prises dans le cadre de ces instances ne portent aucunement atteinte aux droits du défendeur. La décision de la Cour constitue simplement la base factuelle sur laquelle le Cabinet peut se fonder pour prendre un décret révoquant la citoyenneté du défendeur.
2- Le juge des requêtes a déclaré que l’instance intro-duite contre M. Obodzinsky ne constituait pas un abus de procédure parce qu’il n’existait aucun élément de preuve indiquant que le ministre avait agi de façon irrégulière.
3- Le juge de première instance a également déclaré que l’instance en question était de nature civile, de sorte que la question du droit à une défense pleine et entière ne se posait pas. Plus précisément, l’incapacité du défendeur de participer à l’instance ne justifiait pas la suspension de l’instance.
4- Le gouvernement a fourni des explications au sujet de la destruction de documents. Cette destruction n’est pas le résultat d’agissements irréguliers du gouvernement et n’a pas entraîné la violation de l’obligation du ministre de divulguer tous les documents pertinents.
[53] Dans un jugement concis, la Cour d’appel fédérale a maintenu la décision du juge des requêtes. La partie de l’arrêt de la Cour qui se rapporte à notre analyse est reproduite ci-dessous au paragraphe 1 :
Après avoir examiné et analysé soigneusement les arguments de la Charte soulevés par l’appelant, et ceux fondés sur la théorie de l’abus de procédure, la décision du juge de la Section de première instance, et après avoir reconsidéré à la lumière des arrêts N.-B. (Ministre de la santé) c. G.(J.), [1999] 3 R.C.S. 46 et Blencoe c. British Columbia (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, la décision de notre Cour dans l’affaire Canada (Secrétariat d’État) c. Luitjens (1992) 142 N.R. 173 (C.A.F.), suivie dans l’affaire Canada c.Katriuk (1999), 252 N.R. 68 (C.A.F.), permission d’appeler refusée à la Cour suprême du Canada le 11 mai 2000, CSC no 27741, je suis d’avis que le juge de première instance s’est bien dirigé en droit, qu’il a exercé judicieusement sa discrétion et qu’il n’y a pas lieu d’intervenir en l’espèce.
[54] La Cour d’appel fédérale a examiné l’effet des arrêts Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), précité, et Blencoe, précité, sur sa jurisprudence antérieure et a déclaré que les règles applicables en matière d’instance en révocation n’avaient pas été modifiées par ces décisions. Je suis tenu de suivre l’arrêt Obodzinsky, précité, et de rejeter la présente demande, à moins qu’il soit possible d’établir une distinction entre cette affaire et la présente espèce.
[55] Rien n’indique que l’arrêt Singh ait été cité ou examiné dans l’affaire Obodzinsky, précitée, ni dans les décisions sur lesquelles est fondée cette dernière décision. D’un autre côté, l’affaire Singh a été jugée en 1985, et elle est donc antérieure aux arrêts Luitjens et Katriuk, précités. Il faut donc présumer que la Cour d’appel fédérale connaissait l’existence de l’arrêt Singh et que si elle ne l’a pas mentionné, c’est parce qu’elle a estimé qu’il n’était pas applicable à l’affaire dont elle était saisie. De la même façon, compte tenu du fait que la Cour d’appel a fait explicitement référence aux arrêts Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) et Blencoe dans l’affaire Obodzinsky, précitée, il faut tenir pour acquis qu’elle a attribué à ces arrêts une portée différente de celle que je leur ai donnée. Les faits de l’affaire Obodzinsky sont différents pour ce qui est du motif à l’origine de l’incapacité du défendeur à participer à l’instance mais, pour le reste, il est impossible d’établir une distinction entre ces deux affaires. Je ne suis donc pas en mesure d’écarter l’arrêt Obodzinsky et je suis par conséquent tenu de le suivre.
[56] L’argument de M. Fast fondé sur la Charte n’ayant pas été retenu, celui-ci invite le tribunal, à titre subsidiaire, à exercer le pouvoir que lui reconnaît l’equity d’accorder une suspension d’instance lorsque l’intérêt de la justice l’exige. Il a été soutenu devant moi qu’il y avait lieu de suspendre la présente instance, compte tenu de l’incapacité de M. Fast, parce que la poursuite de l’instance « contrevient aux notions fondamentales de justice et mine ainsi l’intégrité du processus judiciaire » R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, au paragraphe 73. Il a été mentionné, au cours des plaidoiries, que les citoyens seraient choqués d’apprendre que les revendicateurs du statut de réfugié ont droit au bénéfice de l’article 7 de la Charte mais pas les citoyens visés par une instance en révocation de citoyenneté. La façon dont je conçois cette question ne déboucherait pas sur une telle anomalie mais je n’ai pas le pouvoir de me prononcer en ce sens.
[57] L’avocat de M. Fast a soutenu que la suspension d’instance est une mesure discrétionnaire et que j’étais tout à fait libre de l’accorder si j’estimais que la justice l’exigeait. L’avocat du ministre a immédiatement fait remarquer qu’un pouvoir discrétionnaire doit être exercé selon les principes établis. Je tiens compte du fait que tous les éléments examinés dans cette affaire étaient présents dans l’affaire Obodzinsky, précitée, et que la Cour d’appel a approuvé la façon dont le juge des requêtes a exercé son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande de suspension. J’estime que les principes régissant l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, tels qu’énoncés dans l’arrêt Obodzinsky, exigent que je rejette la présente demande.
ORDONNANCE
Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande
de suspension est rejetée.
[*] Note de l’arrêtiste : Dans une décision publiée à [2002] 3 C.F. 400 la Cour d’appel a rejeté une requête en suspension d’instance jusqu’à ce que la Cour ait statué sur l’appel de la présente décision.
1 L’affaire Singh a été entendu par une formation de sept juges, dont l’un, le juge Ritchie, n’a pas participé à la décision. Deux opinions ont été rendues. Un groupe de trois juges a tranché le litige en se fondant sur l’article 7 de la Charte. L’autre groupe de trois juges s’est fondé sur la Déclaration canadienne des droits [L.R.C. (1985), appendice III].