[1994] 1 C.F. 154
A-302-93
Le directeur des enquêtes et recherches, PWA Corporation et les Lignes aériennes Canadien International (appelants) (intimés)
c.
Air Canada, The Gemini Group Limited Partnership, The Gemini Group Automated Distribution Systems Inc., Covia Canada Corp. et Covia Canada Partnership Corp. (intimées) (intimées)
et
L’Association des consommateurs du Canada, American Airlines, Inc., le procureur général du Manitoba, l’Alliance canadienne des associations touristiques, Bios Computing Corporation, IBM Canada Ltd., Via Rail Inc., Unisys Canada Inc., le Council of Canadian Airlines Employees et le procureur général de l’Alberta (intimés) (intervenants)
Répertorié : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Air Canada (C.A.)
Cour d’appel, juges Heald, Hugessen et MacGuigan, J.C.A.—Ottawa, 12, 13, 14, 15, 16 et 30 juillet 1993.
Concurrence — Appel et appel incident d’une décision du Tribunal de la concurrence qui a rejeté la demande de modification d’une ordonnance antérieurement rendue sous le régime de l’art. 92 de la Loi sur la concurrence — Il y aurait diminution de la libre concurrence dans le secteur du transport aérien du fait du fusionnement des systèmes informatisés de réservation d’Air Canada et de Canadien — Le Tribunal a refusé de modifier l’ordonnance par ce motif qu’il n’y a pas eu changement dans les circonstances — Il faut donner aux termes de l’art. 106a) de la Loi leur sens grammatical ordinaire — Explication de la politique de la Loi — La faillite imminente de Canadien représente un changement dans les circonstances qui ont présidé à l’ordonnance primitive.
Il y a en l’espèce appel et appel incident après rejet par le Tribunal de la concurrence de la demande faite par le directeur des enquêtes et recherches à l’effet de modifier une ordonnance par consentement que le Tribunal avait antérieurement rendue le 7 juillet 1989. Aux termes de cette ordonnance, le directeur s’est désisté de son opposition au fusionnement des systèmes informatisés de réservation d’Air Canada et des Lignes aériennes Canadien International. Par la demande en instance, il conclut à la modification de l’ordonnance par consentement, par addition d’une disposition permettant la résiliation du contrat de gestion interne conclu entre l’entité fusionnée, Gemini, d’une part, et Air Canada et Canadien de l’autre. Dans sa décision en date du 22 avril 1993, le Tribunal conclut qu’il tient de l’alinéa 106a) de la Loi sur la concurrence le pouvoir de mettre fin, si nécessaire, à tout contrat afin de prévenir toute diminution notable de la concurrence; et que si les modifications demandées n’étaient pas accordées, Canadien ferait probablement faillite, ce qui se traduirait par une diminution notable de la concurrence dans le secteur du transport aérien des passagers au Canada. Cependant, le Tribunal décide à la majorité des voix qu’il n’y a aucun changement dans les « circonstances déterminantes » de l’ordonnance par consentement et qu’il ne lui est donc pas possible d’accorder la modification demandée. Il échet d’examiner si le Tribunal a commis une erreur en interprétant de façon restrictive l’alinéa 106a) comme n’embrassant que le changement dans les circonstances qui ont été la cause directe et démontrable de l’ordonnance primitive.
Arrêt (le juge MacGuigan, J.C.A., dissident en partie) : l’appel doit être accueilli, l’appel incident rejeté, et l’affaire renvoyée au Tribunal pour nouvelle décision.
Le juge Hugessen, J.C.A. : Le Tribunal de la concurrence a commis une erreur en donnant une interprétation trop étroite et trop restrictive des termes de l’alinéa 106a) de la Loi sur la concurrence. Ni le texte de l’article 106 lui-même ni l’esprit de la Loi prise dans son ensemble ne justifie de donner au membre de phrase « les circonstances ayant entraîné l’ordonnance » un sens différent de son sens grammatical ordinaire. Ces mots signifient que le Tribunal s’assure de l’existence d’un simple lien de causalité entre les circonstances et l’ordonnance, et rien de plus. Le Tribunal, ayant constaté que le contexte dans lequel l’ordonnance antérieure avait été rendue était caractérisé par l’existence d’un vigoureux duopole dans le secteur du transport aérien, a commis l’erreur de ne pas conclure qu’un changement radical dans la situation financière de l’un des deux protagonistes de ce duopole et sa faillite imminente n’étaient pas des changements dans les circonstances qui avaient présidé à cette ordonnance et que, dans la situation actuelle, celle-ci n’aurait pas été rendue.
Le pouvoir de modifier une ordonnance, dont est investi l’organisme qui l’a rendue, est nécessairement confiné dans les mêmes limites que le pouvoir de rendre cette ordonnance en premier lieu. Dans les cas où l’ordonnance visée par la demande de modification a été rendue en application de l’alinéa 92(1)e) par suite du consentement des parties, le Tribunal ne dispose d’aucun pouvoir autre que ceux dont il était investi à l’origine, au moment de la première demande du directeur. Une fois saisi de la demande de modification, il peut soit annuler son ordonnance soit ordonner la dissolution du fusionnement ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif. Il peut aussi, en application du sous-alinéa 92(1)e)(iii), ordonner à toute personne « de prendre toute autre mesure » mais à condition que cette personne et le directeur y souscrivent. Le pouvoir de modifier prévu à l’article 106 est un pouvoir « distinct » en ce sens que faute de ce pouvoir, le Tribunal ne pourrait agir. Mais le consentement est à la source même de sa compétence pour rendre une ordonnance modificatrice; faute de consentement, il ne pourrait qu’ordonner la dissolution ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif, ou encore annuler son ordonnance antérieure. Limiter le pouvoir de modifier prévu à l’article 106 par référence au pouvoir de rendre l’ordonnance initiale sous le régime de l’article 92 est une question touchant la politique de la Loi. La Loi, en particulier ses dispositions relatives aux fusionnements, vise à favoriser les solutions que les parties et le directeur, avec les directives et l’autorisation du Tribunal, élaborent eux-mêmes, et à cette fin, à tout faire dans les limites du raisonnable pour les encourager à négocier. Il y a aussi une simple raison pratique dans les cas où les parties au fusionnement et les tiers ont souscrit des obligations, contractuelles ou autres, conformément à une ordonnance par consentement. Faute de consentement, le Tribunal n’est pas habilité par la loi à ordonner l’indemnisation de ceux qui subissent un préjudice par suite de cette ordonnance. La Cour devrait s’abstenir de rendre l’ordonnance envisagée par le Tribunal et demandée par les appelants, mais renvoyer l’affaire au Tribunal pour nouvelle décision.
Le juge Heald, J.C.A. (souscrivant aux motifs du juge Hugessen, J.C.A.) : Le fait de satisfaire aux conditions préalables de l’intervention sous le régime de l’alinéa 106a) ne confère pas au Tribunal un pouvoir illimité pour modifier une ordonnance existante. Saisi d’une demande de modification fondée sur l’article 106, il dispose des mêmes pouvoirs qu’à l’égard de la demande initialement introduite par le directeur sous le régime de l’article 92. Cette approche réalise l’équilibre entre la réalité que représente l’ordonnance existante pour les parties (et pour les tiers) et l’intérêt général qu’est la promotion de la libre concurrence. La rigueur des conditions préalables de l’intervention, qu’impose le régime de la loi, est nécessaire pour assurer aux ordonnances un degré acceptable de stabilité et de certitude; elle garantit que l’intégrité du processus d’ordonnance par consentement soit préservée. Le Tribunal n’a pas compétence pour rendre l’ordonnance qu’il envisage, vu les limites du pouvoir d’intervention qu’il tient de l’alinéa 106a) de la Loi.
Le juge MacGuigan, J.C.A. (dissident en partie) : L’interprétation faite par le Tribunal de la phrase « les circonstances ayant entraîné l’ordonnance ont changé » figurant à l’alinéa 106a ) de la Loi sur la concurrence comme visant les circonstances qui ont, de façon directe et démontrable, causé le changement, ne trouve aucune justification dans le texte de la Loi. Les mots « ayant entraîné » sous-entendent que les circonstances en question doivent être au moins la cause du changement, mais le texte de la loi ne permet guère d’aller plus loin. La cause finale, sur laquelle insistent les diverses intimées, représente l’interprétation la plus restrictive possible, qui n’est pas justifiée. Cette phrase embrasse tous les faits et conditions ayant un rapport avec la délivrance de l’ordonnance, donc la cause matérielle et la cause formelle au sens aristotélicien, de même que la cause efficiente et la cause finale. La question de droit relative à la signification du pouvoir d’« annuler ou [de] modifier » l’ordonnance initiale relève du débat sur la politique fondamentale, que le législateur a déjà résolu par l’adoption du mot « modifier » qui n’est assorti d’aucune réserve. Une limitation judiciairement imposée au pouvoir de modifier, que prévoit l’article 106, serait pur exercice intellectuel, sans aucun fondement législatif. L’exercice du pouvoir du Tribunal est discrétionnaire, non pas obligatoire.
En ce qui concerne la première condition prévue à l’article 106, savoir un changement dans les circonstances ayant présidé à l’ordonnance primitive, le contrat de gestion interne, dont le Tribunal a constaté l’existence, devient un facteur à prendre en considération. C’était l’existence du contrat de gestion interne sur fond de duopole qui a poussé le directeur à demander, et le Tribunal à rendre l’ordonnance par consentement. Les faits constatés par la majorité font ressortir un changement dans les circonstances à prendre en considération, en particulier le fait que Air Canada et Canadien étaient les deux compagnies aériennes dominantes au Canada qui se livraient une vive concurrence, et l’absence d’aucune indication que la situation financière de Canadien se détériorerait à un point tel que son existence même serait menacée. Pour ce qui est de savoir si l’ordonnance primitive n’aurait pas été rendue ou n’aurait pas eu les effets voulus, la meilleure preuve qu’il a été satisfait à ce critère sur le plan juridique se dégage des conclusions subsidiaires du Tribunal sur les faits, savoir que Canadien n’était plus financièrement viable. Il y a abondamment de preuves qui démontrent que Air Canada et Canadien sont les transporteurs dominants au Canada, et que la faillite de Canadien signifierait une diminution notable de la concurrence. Le Tribunal n’a pas fondé ses conclusions sur des preuves admises à tort, et ces conclusions sont amplement justifiées par des preuves dont l’admissibilité est incontestée. Le Tribunal a correctement conclu qu’il ne pourrait accorder un dédommagement, qui échappe à sa compétence.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), art. 1.1 (édicté, idem), 70 (mod., idem, art. 41), 75 (mod., idem, art. 45), 76 (mod., idem), 77 (mod., idem), 79 (édicté, idem; mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 31), 81 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45), 83 (édicté, idem), 84 (édicté, idem), 86 (édicté, idem; mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 32), 87 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45), 91 (édicté, idem), 92 (édicté, idem), 97 (édicté, idem), 105 (édicté, idem), 106 (édicté, idem).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 52.
Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, Partie I, art. 5, 8, 9, 12.
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC :
Re Merrens et al. and Municipality of Metropolitan Toronto, [1973] 2 O.R. 265; (1973), 33 D.L.R. (3d) 513 (C. div.); Bakery and Confectionery Workers International Union of America, Local No. 468 et al. v. White Lunch Ltd. et al., [1966] R.C.S. 282; (1966), 56 D.L.R. (2d) 193; 55 W.W.R. 129.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
American Airlines, Inc. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1989] 2 C.F. 88; (1988), 54 D.L.R. (4th) 741; 33 Admin. L.R. 229; 23 C.P.R. (3d) 178; 89 N.R. 241 (C.A.); Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; (1992), 92 D.L.R. (4th) 609; 42 C.P.R. (3d) 353; 138 N.R. 321; Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722; (1989), 60 D.L.R. (4th) 682; 38 Admin. L.R. 1; 97 N.R. 15; Chambre de commerce de Jasper Park c. Gouverneur général en conseil, [1983] 2 C.F. 98; (1982), 141 D.L.R. (3d) 54; 44 N.R. 243 (C.A.); Rowley v. Petroleum and Natural Gas Conservation Board, [1943] 1 W.W.R. 470 (C.S. Alb.).
DÉCISIONS CITÉES :
Canada (Directeur des enquêtes et recherches : Loi sur la concurrence) c. La Compagnie Pétrolière Impériale Ltée [[1990] D.T.C.C. no.1 (QL)]; L’Association des consommateurs du Canada c. Le procureur général du Canada, [1979] 1 C.F. 433; (1978), 87 D.L.R. (3d) 33 (1re inst.); Dayco (Canada) Ltd. c. TCA-Canada, [1993] 2 R.C.S. 230; Stein et autres c. Le navire « Kathy K » et autres, [1976] 2 R.C.S. 802; (1975), 62 D.L.R. (3d) 1; 6 N.R. 359; Canada (Directeur des enquêtes et recherches : Loi sur la concurrence) c. Palm Dairies Ltd. (1986), 12 C.P.R. (3d) 540 (Trib. conc.).
DOCTRINE
Aristote, Physique, II, 3.
Webster’s Third New International Dictionary (1981).
APPEL et APPEL INCIDENT d’une décision du Tribunal de la concurrence ([1993] D.T.C.C. No. 14 (QL)) qui a rejeté la demande faite par le directeur des enquêtes et recherches à l’effet de modifier une ordonnance antérieure du Tribunal ((1989), 44 B.L.R. 154 (Trib. conc.)). Appel accueilli, appel incident rejeté.
AVOCATS :
C. D. O’Brien, c.r., et R. W. Thompson pour les appelantes PWA Corporation et les Lignes aériennes Canadien International.
Donald B. Houston et J. G. Bertrand pour l’appelant, directeur des enquêtes et recherches.
J. William Rowley, c.r., et William V. Sasso pour l’intimée Air Canada.
Michael L. Phelan et P. J. Wilson pour les intimées The Gemini Group Limited Partnership et The Gemini Group Automated Distribution Systems Inc.
William L. Vanveen et T. Burke pour les intimées Covia Canada Corp. et Covia Canada Partner ship Corp.
Colin L. Campbell, c.r., pour l’intimée (intervenante) American Airlines, Inc.
W. A. Kelly, c.r., pour l’intimée (intervenante) IBM Canada Ltd.
Bruce M. Graham pour l’intimé (intervenant) Council of Canadian Airlines Employees.
PROCUREURS :
Bennett Jones Verchere, Calgary, pour les appelantes PWA Corporation et les Lignes aériennes Canadien International.
Services juridiques, Consommation et Affaires commerciales, Hull, Québec, pour l’appelant, directeur des enquêtes et recherches.
McMillan Binch, Toronto, pour l’intimée Air Canada.
Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa, pour les intimées The Gemini Group Limited Partnership et The Gemini Group Automated Distribution Systems Inc.
Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les intimées Covia Canada Corp. et Covia Canada Partnership Corp.
McCarthy Tétrault, Toronto, pour l’intimée (intervenante) American Airlines, Inc.
Kelly Affleck Greene, Toronto, pour l’intimée (intervenante) IBM Canada Ltd.
Smith, Lyons, Torrance, Stevenson, & Mayer, Toronto, pour l’intimé (intervenant) Council of Canadian Airlines Employees.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Heald, J.C.A. : J’ai pris connaissance des motifs de jugement détaillés de mes collègues les juges Hugessen et MacGuigan, J.C.A.
Je conviens avec l’un et l’autre que le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) a commis une erreur en donnant une interprétation restrictive de l’alinéa a) de l’article 106 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 mod. par [L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19], ensemble ses modifications (la Loi)[1]. Je conviens avec le juge MacGuigan, J.C.A., qu’en interprétant le membre de phrase « les circonstances ayant entraîné l’ordonnance ont changé » de l’alinéa 106a) [édicté, idem, art. 45] comme n’embrassant que le changement dans les circonstances qui ont été la cause directe et démontrable de l’ordonnance primitive, le juge qui siégeait au Tribunal en a restreint le sens à tort. Je conviens aussi avec le juge Hugessen, J.C.A. [infra, à la page 166], qu’il faut donner à ce membre de phrase son « sens grammatical ordinaire », qui signifie que « le Tribunal s’assure de l’existence d’un simple lien de causalité entre les circonstances et l’ordonnance, et rien de plus ». L’équilibre financier des parties initiales au fusionnement Gemini, réalisé le 1er juin 1987, savoir Air Canada et Canadien, était indubitablement un facteur important de l’ordonnance par consentement de 1989. Dans sa situation financière actuelle, Canadien n’aurait pas consenti au fusionnement Gemini. Donc, aucune ordonnance par consentement sur le fusionnement n’aurait été rendue en application des dispositions de l’article 92[2] [édicté, idem] de la Loi.
Si mes deux collègues sont convenus que le Tribunal a commis une erreur dans son interprétation des conditions préalables prévues à l’alinéa 106a) de la Loi, leurs vues divergent totalement quant à l’étendue du pouvoir de modifier que le Tribunal tient de cet alinéa a). En conséquence, ils ne s’entendent pas sur la réparation à ordonner.
Je conviens avec le juge Hugessen que le fait de satisfaire aux conditions préalables de l’intervention sous le régime de l’alinéa 106a) ne confère pas au Tribunal un pouvoir illimité pour modifier une ordonnance existante. Son pouvoir en la matière est soumis aux mêmes limites que la compétence dont il est investi pour rendre l’ordonnance initiale. En l’espèce, il y a une ordonnance par consentement, rendue conformément à l’article 105 [édicté, idem] de la Loi sur demande introduite par le directeur des enquêtes et recherches (le directeur) en application de l’article 92 de la Loi, demande qui s’est subséquemment transformée en procédure d’ordonnance par consentement en avril 1989. Mon collègue le juge Hugessen, J.C.A., se fonde sur les dispositions du sous-alinéa 92(1)e)(iii) pour conclure que le Tribunal est habilité à rendre une grande variété d’ordonnances en matière de fusionnements. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de savoir si le pouvoir en question du Tribunal émane spécifiquement du sous-alinéa 92(1)e)(iii) ou fait partie des pouvoirs plus généraux qu’il tient des dispositions de l’article 105 de la Loi[3]. À mon avis, lorsqu’on envisage l’article 106 à la lumière de l’article 92 et eu égard au régime institué par la partie VIII de la Loi, il appert que, sauf consentement de toutes les parties à l’ordonnance portent fusionnement, le pouvoir du Tribunal se limite à ordonner soit la dissolution du fusionnement soit l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif, à condition qu’il soit prouvé que ce fusionnement, réalisé ou proposé, « empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou qu’il aura vraisemblablement cet effet ».
Saisi d’une demande de modification fondée sur l’article 106, le Tribunal dispose des mêmes pouvoirs qu’à l’égard de la demande initialement introduite par le directeur sous le régime de l’article 92. Dans le cas où les parties ont consenti à la modification ou à la délivrance d’une autre ordonnance, le Tribunal est habilité par l’alinéa 106b) à modifier l’ordonnance primitive en conséquence. La modification est subordonnée en ce cas, tout comme dans les cas visés à l’article 105, à la condition que l’ordonnance modifiée remédie aux effets anticoncurrentiels du fusionnement. Elle représente la solution consensuelle ou négociée face aux circonstances nouvelles. Dans les cas où, comme en l’espèce, un consentement est peu probable, l’alinéa 106a) peut entrer en jeu[4]. Par application de l’alinéa 106a), la compétence du Tribunal se limite à ordonner soit l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif soit la dissolution (comme dans les cas soumis à l’article 92 faute de consentement), et ce uniquement dans le cas où il conclut que le fusionnement, exploité conformément aux dispositions de l’ordonnance existante, aboutira à une diminution notable de la concurrence. En d’autres termes, le même choix brutal entre le maintien et la dissolution du fusionnement existe et s’applique dans tous les cas où il n’y a pas consentement, que le Tribunal tienne sa compétence de l’article 92 ou de l’alinéa 106a). Par ailleurs, le critère de l’intervention du Tribunal est le même dans les deux cas.
Cette approche réalise l’équilibre entre la réalité que représente l’ordonnance existante pour les parties (et pour les tiers) et l’intérêt général qu’est la promotion de la libre concurrence. La rigueur des conditions préalables de l’intervention, qu’impose le régime de la loi, est nécessaire pour assurer aux ordonnances un degré acceptable de stabilité et de certitude. Pareille rigueur garantit que l’intégrité du processus d’ordonnance par consentement soit préservée, ce qui me paraît un objectif souhaitable.
En bref, je conclus que le directeur ou toute personne visée par une ordonnance rendue sous le régime de la partie VIII peut en demander la modification conformément à l’alinéa 106a), faute de consentement des parties à cet effet. Si les conditions préalables de l’exercice du pouvoir que le Tribunal tient de l’alinéa 106a) sont réunies, il peut ordonner la dissolution du fusionnement ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif dans le cas où il est prouvé que celui-ci, exploité conformément à l’ordonnance existante, aura pour résultat une diminution notable de la concurrence. Si cette preuve n’est pas administrée de façon concluante, il faudra respecter le statu quo. Autrement dit, il faut que le fusionnement ait produit les effets anticoncurrentiels en question puisque les pouvoirs que le Tribunal tient de la partie VIII de la Loi se limitent à remédier aux effets d’agissements spécifiques, dont le fusionnement. Ces pouvoirs ne s’étendent pas, par exemple, aux questions relatives à la régulation économique du transport aérien, laquelle relève de l’Office national des transports.
En conclusion, et par les motifs ci-dessus, je conviens avec le juge Hugessen que le Tribunal n’a pas compétence pour rendre l’ordonnance qu’il envisage, vu les limites du pouvoir d’intervention qu’il tient de l’alinéa 106a) de la Loi.
En conséquence, je me prononce pour l’accueil de l’appel, l’infirmation de la décision du Tribunal et le renvoi de l’affaire à celui-ci pour nouvelle décision par ce motif que la condition préalable de l’exercice de son pouvoir d’annuler ou de modifier a été remplie, mais que ce pouvoir ne peut s’exercer que conformément à l’article 92 de la Loi. Je me prononce pour le rejet de l’appel incident. Je ne prononce pas sur les frais et dépens que ce soit à l’égard de l’appel ou de l’appel incident.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Hugessen, J.C.A. : J’ai pris connaissance des motifs de jugement que mon collègue le juge MacGuigan, J.C.A., se propose de prononcer. Je conviens avec lui que le Tribunal de la concurrence a commis une erreur de droit dans son interprétation des conditions préalables qu’attache l’alinéa 106a) de la Loi sur la concurrence[5] à l’exercice de son pouvoir de modifier une ordonnance antérieure. Je ne partage cependant ses vues ni sur l’étendue ni sur les modalités d’exercice de ce pouvoir, une fois les conditions préalables réunies. Le dispositif de l’appel auquel j’en arrive est donc différent.
Le juge MacGuigan, J.C.A., a rapporté en détail les faits et circonstances de la cause, et comme il est certainement conforme à l’intérêt général comme à l’intérêt commercial des entreprises qui sont parties à l’instance que l’affaire soit résolue le plus vite possible, il n’est ni nécessaire ni souhaitable que je les relate encore. Pour les mêmes raisons, les motifs de ma décision seront aussi brefs que possible.
À mon avis, le Tribunal a commis une erreur en donnant une interprétation trop étroite et trop restrictive de l’article 106 de la Loi sur la concurrence, en particulier de son alinéa a). Voici ce que prévoit cet article :
106. Le Tribunal peut annuler ou modifier une ordonnance rendue en application de la présente partie lorsque, à la demande du directeur ou de la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance a été rendue, il conclut que :
a) les circonstances ayant entraîné l’ordonnance ont changé et que, sur la base des circonstances qui existent au moment où la demande prévue au présent article est faite, l’ordonnance n’aurait pas été rendue ou n’aurait pas eu les effets nécessaires à la réalisation de son objet;
b) le directeur et la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance a été rendue ont consenti à une autre ordonnance.
Cette disposition figure à la partie VIII de la Loi, « Affaires que le Tribunal peut examiner », laquelle partie, formée des articles 75 à 107 [L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45], comprend des dispositions relatives à diverses pratiques restrictives du commerce (refus de vendre, vente par voie de consignation, exclusivité, etc.), aux accords de spécialisation et aux fusionnements, et habilite le Tribunal à rendre des ordonnances spécifiquement prévues pour chacun de ces domaines. La partie VIII se termine par une brève section intitulée « Dispositions générales » et portant sur les ordonnances provisoires, les ordonnances par consentement, la preuve et, à l’article 106, le pouvoir de modifier une ordonnance antérieure.
En l’espèce, le directeur a demandé au Tribunal de modifier une ordonnance par consentement que celui-ci avait rendue conformément à l’article 92 relatif aux fusionnements. Il est clair à mes yeux que l’interprétation restrictive, faite par le Tribunal, de son pouvoir de modifier tenait dans une certaine mesure à ce qu’on lui demandait d’apporter des modifications à une ordonnance sur lesquelles s’étaient entendues les parties elles-mêmes. Je reviendrai sur ce point mais, pour le moment, il suffit de dire que, si ce souci du Tribunal était parfaitement légitime, il s’est engagé sur une mauvaise voie pour résoudre la difficulté. L’interprétation restrictive donnée par le Tribunal des termes de l’alinéa 106a) non seulement rend difficile l’ingérence involontaire dans les ordonnances par consentement, ce qui est souhaitable, mais encore fait qu’il soit presque impossible d’apporter quelque modification que ce soit aux autres types d’ordonnances visés à la partie VIII, ce qui est bien moins souhaitable. À mon avis, ni le texte de l’article 106 lui-même ni l’esprit de la loi prise dans son ensemble ne justifie de donner au membre de phrase « les circonstances ayant entraîné l’ordonnance » un sens différent de son sens grammatical ordinaire. Ces mots signifient que le Tribunal s’assure de l’existence d’un simple lien de causalité entre les circonstances et l’ordonnance, et rien de plus. Il n’est pas nécessaire que ce lien soit « direct » ou « démontrable », si ce n’est au sens très limité que le Tribunal doit être convaincu qu’il existe. Il n’est pas nécessaire non plus d’établir un rapport entre ces circonstances et les fins poursuivies par l’ordonnance, bien qu’à l’évidence, il soit toujours légitime de se guider sur ces dernières pour identifier certaines des circonstances qui ont abouti à cette ordonnance.
Dans ce cas d’espèce, je pense que le Tribunal, ayant constaté que le contexte dans lequel l’ordonnance antérieure avait été rendue était caractérisé par l’existence d’un vigoureux duopole dans le secteur du transport aérien, a commis l’erreur de ne pas conclure qu’un changement radical dans la situation financière de l’un des deux protagonistes de ce duopole et sa faillite imminente n’étaient pas des changements dans les circonstances qui avaient présidé à cette ordonnance et que, dans la situation actuelle, celle-ci n’aurait pas été rendue.
À mon avis cependant, s’il est jugé que les conditions prévues à l’alinéa a) de l’article 106 ont été remplies, et j’estime qu’elles l’ont été en l’espèce, cela signifie tout juste que le Tribunal peut rendre une nouvelle ordonnance; pareille conclusion ne nous dit pas ce que celle-ci peut et devrait être. La disposition d’habilitation de cet article ne se trouve pas dans les alinéas prescrivant les conditions préalables de l’exercice du pouvoir, mais dans le corps même de l’article : « Le Tribunal peut annuler ou modifier une ordonnance ». C’est cette disposition que je vais examiner maintenant.
Notre analyse sera fondée sur ce postulat : le pouvoir de modifier une ordonnance, dont est investi l’organisme qui l’a rendue, est nécessairement confiné dans les mêmes limites que le pouvoir de rendre cette ordonnance en premier lieu. En d’autres termes, un tribunal administratif ne peut invoquer son pouvoir de modifier ses propres ordonnances pour rendre une ordonnance qu’il n’est pas habilité à rendre en premier lieu.
En l’espèce, le Tribunal était saisi d’une demande de modification d’une ordonnance relative à un fusionnement. Ses pouvoirs en la matière sont prévus au paragraphe 92(1) :
92. (1) Dans les cas où, à la suite d’une demande du directeur, le Tribunal conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet :
a) dans un commerce, une industrie ou une profession;
b) entre les sources d’approvisionnement auprès desquelles un commerce, une industrie ou une profession se procure un produit;
c) entre les débouchés par l’intermédiaire desquels un commerce, une industrie ou une profession écoule un produit;
d) autrement que selon ce qui est prévu aux alinéas a) à c),
le Tribunal peut, sous réserve des articles 94 à 96 :
e) dans le cas d’un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement ou non :
(i) de le dissoudre, conformément à ses directives,
(ii) de se départir, selon les modalités qu’il indique, des éléments d’actif et des actions qu’il indique,
(iii) en sus ou au lieu des mesures prévues au sous-alinéa (i) ou (ii), de prendre toute autre mesure, à condition que la personne contre qui l’ordonnance est rendue et le directeur souscrivent à cette mesure;
f) dans le cas d’un fusionnement proposé, rendre, contre toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement proposé ou non, une ordonnance enjoignant :
(i) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder au fusionnement,
(ii) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder à une partie du fusionnement,
(iii) en sus ou au lieu de l’ordonnance prévue au sous-alinéa (ii), cumulativement ou non :
(A) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance, de s’abstenir, si le fusionnement était éventuellement complété en tout ou en partie, de faire quoi que ce soit dont l’interdiction est, selon ce que conclut le Tribunal, nécessaire pour que le fusionnement, même partiel, n’empêche ni ne diminue sensiblement la concurrence,
(B) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance de prendre toute autre mesure à condition que le directeur et cette personne y souscrivent.
Le libellé de l’alinéa 92(1)e) revêt une importance particulière en l’espèce, puisque au moment de la première demande du directeur, l’affaire soumise au Tribunal concernait un fusionnement réalisé. Je trouve cet alinéa plutôt inusité car, outre les pouvoirs très précis et très circonscrits que prévoient les sous-alinéas 92(1)e)(i) et (ii), il ouvre la porte, en son sous-alinéa (iii), à la possibilité d’une gamme pratiquement illimitée d’ordonnances si la personne contre qui l’ordonnance est rendue et le directeur y souscrivent. L’alinéa 92(1)e) diffère aussi à cet égard des autres dispositions de la partie VIII. Sous le régime de ces dernières, en particulier des articles 75, 76, 77, 79 [mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 31], 81, 83, 84, 86 [mod., idem, art. 32] et 87, le Tribunal est habilité à rendre des ordonnances dont le type est expressément prévu. Ces ordonnances peuvent bien entendu être l’aboutissement de débats contradictoires ou d’un consentement des parties. L’article 105 (qui, comme indiqué supra, fait partie de la section des « Dispositions générales » de la partie VIII) prévoit les ordonnances par consentement comme suit :
105. Lorsqu’une demande d’ordonnance est faite au Tribunal en application de la présente partie et que le directeur et la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance est demandée s’entendent sur le contenu de l’ordonnance en question, le Tribunal peut rendre une ordonnance conforme à cette entente sans que lui soit alors présentée la preuve qui lui aurait autrement été présentée si la demande avait fait l’objet d’une opposition.
À mon avis, cette disposition n’a nullement pour effet d’ajouter à la nature ou au contenu des ordonnances que le Tribunal est habilité à rendre; elle ne fait que prévoir que le Tribunal peut se fonder sur le consentement des intéressés pour rendre des ordonnances du type qu’il est habilité à rendre, sans qu’il lui soit nécessaire d’entendre des preuves ou témoignages. Ainsi donc, dans une affaire d’abus de position dominante, le consentement de l’intéressé lui permettrait de rendre une ou plusieurs ordonnances visées aux paragraphes 79(1) et (2) :
79. (1) Lorsque, à la suite d’une demande du directeur, il conclut à l’existence de la situation suivante :
a) une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions;
b) cette personne ou ces personnes se livrent ou se sont livrées à une pratique d’agissements anti-concurrentiels;
c) la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché,
le Tribunal peut rendre une ordonnance interdisant à ces personnes ou à l’une ou l’autre d’entre elles de se livrer à une telle pratique.
(2) Dans le cas où à la suite de la demande visée au paragraphe (1) il conclut qu’une pratique d’agissements anti-concurrentiels a eu ou a pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché et qu’une ordonnance rendue aux termes du paragraphe (1) n’aura vraisemblablement pas pour effet de rétablir la concurrence dans ce marché, le Tribunal peut, en sus ou au lieu de rendre l’ordonnance prévue au paragraphe (1), rendre une ordonnance enjoignant à l’une ou l’autre ou à l’ensemble des personnes visées par la demande d’ordonnance de prendre des mesures raisonnables et nécessaires dans le but d’enrayer les effets de la pratique sur le marché en question et, notamment, de se départir d’éléments d’actif ou d’actions.
Le Tribunal ne pourrait cependant rendre aucun autre type d’ordonnance dans ces cas.
Le sous-alinéa 92(1)e)(iii) permet par contre l’élargissement, par consentement des parties, de la gamme des ordonnances que le Tribunal peut rendre dans les affaires de fusionnement. Ce pouvoir ne peut cependant s’exercer que s’il y a consentement, faute de quoi le Tribunal ne peut ordonner que la dissolution du fusionnement (sous-alinéa (i)) ou l’aliénation d’éléments d’actif ou d’actions (sous-alinéa (ii)). Il s’agit là de pouvoirs importants, voire draconiens, mais entre les mains soit du directeur soit du Tribunal, ils constituent plutôt un instrument mal dégrossi d’application de la politique de promotion de la libre concurrence au Canada. En effet, ce sont bien la grossièreté même de cet instrument et le manichéisme des ordonnances que peut rendre le Tribunal en application des sous-alinéas (i) et (ii) qui indubitablement donnent au sous-alinéa (iii) sa vitalité et ajoutent à son utilité. Il peut bien y avoir des cas où le directeur et les parties à un fusionnement trouvent détestable que le Tribunal, ayant conclu soit que le degré nécessaire de préjudice n’a pas été prouvé (c’est-à-dire que le fusionnement « n’empêche ou ne diminue pas sensiblement la concurrence, ou n’aura vraisemblablement pas cet effet ») soit que ce préjudice a été prouvé, ordonne le démembrement de l’entière structure commerciale issue du fusionnement. Cette perspective tend à rendre les deux côtés plus disposés à engager des négociations constructives et à s’entendre sur une ordonnance qui peut contenir une vaste gamme de dispositions subtiles et à même de satisfaire à la fois aux impératifs de l’intérêt général et de la réalité commerciale.
C’est dans ce contexte qu’il faut envisager le pouvoir de modifier prévu à l’article 106. Dans les cas où, comme en l’espèce, l’ordonnance visée par la demande de modification a été rendue en application de l’alinéa 92(1)e) par suite du consentement des parties, le Tribunal ne dispose d’aucun pouvoir autre que ceux dont il était investi à l’origine, au moment de la première demande du directeur. Il s’ensuit qu’une fois saisi de la demande de modification, il peut soit annuler son ordonnance soit ordonner la dissolution du fusionnement ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif. Il peut aussi ordonner à toute personne « de prendre toute autre mesure » mais à condition que cette personne et le directeur y souscrivent. En cas de demande de modification, tout comme dans le contexte de la demande initiale, les parties ont le même intérêt à négocier une ordonnance par consentement qui prenne en considération à la fois l’intérêt général et leurs propres intérêts commerciaux à la lumière des nouvelles circonstances, faute de quoi elles seraient, cette fois encore, exposées aux mêmes dangers d’une ordonnance qui est tout l’un ou tout l’autre.
Le directeur conteste cette conception des pouvoirs du Tribunal. Citant à l’appui la décision Re Merrens et al. and Municipality of Metropolitan Toronto, [1973] 2 O.R. 265, de la Cour divisionnaire de l’Ontario et l’arrêt Bakery and Confectionery Workers International Union of America, Local No. 468 et al. v. White Lunch Ltd. et al., [1966] S.C.R. 282, de la Cour suprême du Canada, il soutient que le mot « modifier » a un sens très large et investit le Tribunal du pouvoir, distinct et illimité, d’imposer de nouvelles dispositions dans ce qui était auparavant une ordonnance par consentement. À mon avis, ni l’un ni l’autre de ces deux précédents cités ne lui est d’aucun secours, car il n’y était nullement question d’un tribunal administratif qui, saisi d’une demande de modification, aurait rendu une ordonnance qu’il n’était pas habilité à rendre en premier lieu. Je ne connais d’ailleurs aucun autre précédent qui permette de conclure à l’existence de pareil pouvoir. Je répète que lorsqu’un organisme est investi à la fois du pouvoir de faire quelque chose et du pouvoir de modifier subséquemment ce quelque chose, le premier conditionne nécessairement le second, faute de quoi celui-ci serait illimité.
En effet, l’argument du directeur, si je le comprends bien, est que si l’ordonnance rendue par consentement à l’origine est une ordonnance portant contrainte de « conduite », la seule limitation qui s’attache au pouvoir de modifier du Tribunal est que la nouvelle ordonnance porte aussi sur la conduite et soit centrée sur la diminution sensible de la concurrence par suite du fusionnement. À mon avis, cela ne peut être le cas en l’espèce. Réduit à sa plus simple expression, le sous-alinéa 92(1)e)(iii) permet de rendre une ordonnance contre une personne qui n’est pas partie au fusionnement en cause à condition qu’elle souscrive à l’ordonnance; si le consentement ne doit plus être une condition préalable de la modification de cette dernière, rien n’empêcherait le Tribunal de diriger l’ordonnance contre quelqu’un d’autre qui n’est pas partie au fusionnement, et ce sans son consentement. Voilà certainement une prétention trop extravagante pour un simple pouvoir de modifier.
En effet, la seule limitation que le directeur reconnaisse en cas de demande de modification, savoir que les nouvelles dispositions soient conçues de façon à remédier à la diminution sensible de la concurrence que cause le fusionnement, ne peut avoir sa source que dans l’article 92 (voir le paragraphe 92(1) supra). Il s’agit certainement là de la reconnaissance du fait que le législateur entendait réglementer en l’article 92 tous les pouvoirs du Tribunal en matière de fusionnements. J’accepte, bien entendu, que le pouvoir de modifier prévu à l’article 106 soit un pouvoir « distinct » en ce sens que faute de ce pouvoir, le Tribunal ne pourrait agir. Mais le consentement qui doit présider à l’ordonnance rendue en application du sous- alinéa 92(1)e)(iii) est davantage que l’autorisation donnée au Tribunal d’agir[6]; il est à la source même de sa compétence pour rendre ce genre d’ordonnance même. À défaut de ce consentement, le Tribunal ne pourrait ordonner que la dissolution ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif. Il en est de même en cas de demande de modification : faute de consentement, le Tribunal ne pourra qu’ordonner la dissolution ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif, ou encore annuler son ordonnance antérieure.
Cela m’amène à la question plus fondamentale de la politique de la Loi. Le directeur soutient que de limiter le pouvoir de modifier prévu à l’article 106 par référence au pouvoir de rendre l’ordonnance initiale sous le régime de l’article 92 (ou de n’importe lequel des articles de la partie VIII qui était en jeu à l’origine) reviendrait à faire échec à l’objectif de la Loi. Je ne le pense pas.
En premier lieu, l’argument du directeur pose pour postulat, en ses propres termes, le consentement implicite des parties à l’ordonnance par consentement à ce que le Tribunal modifie celle-ci contre leur gré. S’il en est vraiment ainsi, je pense que les parties hésiteront longtemps avant de souscrire aux ordonnances par consentement. À quoi serviront les négociations ardues, les concessions mutuelles difficiles, les compromis délicats et les dispositions minutieusement formulées, si un changement dans les circonstances justifie que le Tribunal traite tout un ensemble complexe à coups de massue. Le Tribunal joue déjà un rôle activiste et interventionniste par les ordonnances par consentement qu’il rend, ce qui est parfaitement légitime. Cependant, il a toujours accepté qu’en dernière analyse, ce soient les parties qui doivent donner leur consentement, faute de quoi le rôle du Tribunal se limite à dire oui ou non— à rendre ou à refuser l’ordonnance demandée[7].
En deuxième lieu, je pense aussi que la Loi, en particulier ses dispositions relatives aux fusionnements, vise à favoriser les solutions que les parties et le directeur, avec les directives et l’autorisation du Tribunal, élaborent eux-mêmes, et à cette fin, à tout faire dans les limites du raisonnable pour les encourager à négocier. Je pense que c’est là l’explication de ce que j’ai appelé « l’instrument mal dégrossi » que représentent les sous-alinéas 92(1)e)(i) et (ii), lesquels ont été conçus de façon à engager aux solutions raffinées du sous-alinéa 92(1)e)(iii). La conjugaison des articles 106 et 92, tels que je les interprète, a pour effet de pousser les parties concernées par la demande de modification, à revenir à la table de négociation et de promouvoir précisément le résultat voulu par le législateur. Bien qu’une interprétation de l’article 106 qui ait pour effet d’investir le Tribunal du pouvoir illimité de modifier, sans le consentement des parties, les ordonnances par consentement antérieures, n’empêche pas les parties de parvenir à un accord, je pense qu’il est bien moins probable qu’elle les y encourage.
La troisième raison pour laquelle je pense qu’une fois saisi d’une demande de modification, le Tribunal doit avoir toute latitude pour exercer, ni plus ni moins, les mêmes pouvoirs que ceux dont il jouissait lors de la demande initiale, est une simple raison pratique. Dans les cas où comme en l’espèce, il a rendu une ordonnance par consentement pour autoriser un fusionnement, les parties au fusionnement et les tiers auront souscrit des obligations, contractuelles ou autres, conformément à cette ordonnance. Si celle-ci peut être subséquemment modifiée par le Tribunal sans le consentement des parties, des questions difficiles se feront inéluctablement jour au sujet de la réparation du préjudice qui s’ensuit. Je pense que faute de consentement, le Tribunal n’est pas habilité par la loi à ordonner cette indemnisation[8] et il est très douteux qu’un recours en justice, devant quelque juridiction que ce soit, soit ouvert à ceux qui subissent un préjudice par suite de l’ordonnance du Tribunal.
Dans mon interprétation des pouvoirs du Tribunal, ces problèmes ne se posent presque plus. Si celui-ci ordonne la dissolution ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif, ce ne peut être qu’après avoir conclu que le fusionnement empêche ou diminue la concurrence, c’est-à-dire qu’il est contraire à l’ordre public, et les parties au fusionnement ne peuvent prétendre à aucune réparation; par contre, les tiers innocents, qui ont traité de bonne foi avec le fusionnement, seront dans la même position que quiconque a traité avec une personne morale ou société subséquemment dissoute, et conserveront les droits que la loi leur donne dans cette situation. Si cependant les parties à la demande de modification peuvent s’entendre sur une ordonnance par consentement au sens du sous-alinéa 92(1)e)(iii), il n’y aura tout simplement aucune limite au genre d’« autres mesures » que le Tribunal peut ordonner en vue d’un règlement juste et équitable des rapports commerciaux, à la fois au sein de l’entreprise fusionnée et entre celle-ci et les tiers.
Je conclus donc, par les motifs supra, que si les appelants soutiennent à juste titre que le Tribunal a commis une erreur en donnant une interprétation trop étroite des dispositions de l’alinéa 106a), les appelants à l’incident ont également raison de soutenir que le Tribunal ne pourrait rendre l’autre ordonnance qu’il dit qu’il aurait rendue s’il y avait été habilité[9]. Par conséquent, il faut accueillir l’appel, mais la Cour devrait s’abstenir de rendre l’ordonnance envisagée par le Tribunal et demandée par les appelants.
Au contraire, je pense qu’il y a lieu de renvoyer l’affaire au Tribunal pour nouvelle décision. La première demande de modification du directeur concluait, subsidiairement, à la dissolution du fusionnement Gemini. Cette conclusion, si elle n’était pas soutenue avec vigueur (ou même pas du tout après que l’audience eut commencé)[10], n’a jamais été formellement abandonnée; par contre, elle a été expressément réservée devant le Tribunal comme en appel. Il se trouve cependant qu’aucune des parties ne l’a invoquée en détail que ce fût dans les témoignages produits ou dans leurs conclusions. Et il est manifeste qu’elles ne se préoccupaient non plus ni de la possibilité que le Tribunal exerce ses pouvoirs conformément aux sous-alinéas 92(1)e)(i) et (ii), ni de l’intérêt, clairement promu, à mon avis, par le texte de la loi, qu’il y avait à négocier une nouvelle ordonnance par consentement à la lumière de cette possibilité. Ayant mal compris la nature du bâton, elles étaient peut-être moins sensibles aux attraits de la carotte. Il serait donc équitable et conforme à l’esprit de la loi de leur permettre de revoir maintenant leur position.
Le Tribunal, tel qu’il était constitué pour l’audition de l’affaire, a entendu de nombreux témoignages et arguments. On n’aurait pas à ajouter beaucoup de documents au dossier en vue d’une décision judicieuse. Puisqu’une nouvelle instruction conforme à une ordonnance de cette Cour est, à mon avis, la continuation de la même « question » au sens du paragraphe 5(4) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence[11], le Tribunal pourra juger commode de confier à la même formation la tâche de poursuivre et de mener à terme l’audition.
Un dernier point. Il a été soutenu à l’audience que le délai de prescription prévu à l’article 97 de la Loi sur la concurrence[12] pourrait empêcher le Tribunal d’envisager la possibilité d’ordonner la dissolution du réseau Gemini. Je ne le pense pas. Les termes de l’article 97 ne s’appliquent qu’aux demandes introduites en application de l’article 92; la demande du directeur n’a pas été introduite sous le régime de l’article 92, mais de l’article 106; et le fait que les pouvoirs du Tribunal soient limités par le texte de l’article 92 n’a pas pour effet de faire jouer le délai de prescription de l’article 97.
Je me prononce pour l’accueil de l’appel, l’annulation de la décision du Tribunal et le renvoi de l’affaire à celui-ci pour nouvelle décision, par ce motif que la condition préalable de l’exercice du pouvoir d’annuler ou de modifier a été remplie, mais que le pouvoir de modifier ne peut s’exercer que conformément aux dispositions de l’article 92. Je me prononce pour le rejet de l’appel incident, et ne rendrais pas d’ordonnance sur les frais et dépens.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge MacGuigan, J.C.A. (dissident en partie) : Il y a en l’espèce appel formé contre la décision en date du 22 avril 1993 [[1993] D.T.C.C. no. 14 (QL)], par laquelle le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) a rejeté la demande faite par le directeur des enquêtes et recherches (le directeur) nommé en application du paragraphe 7(1) de la Loi sur la concurrence (la Loi), L.R.C. (1985), ch. C-34, en vue de la modification d’une ordonnance par consentement (l’ordonnance par consentement) que le Tribunal avait antérieurement rendue le 7 juillet 1989 [(1989), 44 B.L.R. 154 (Trib. conc.)].
Par l’ordonnance par consentement, le directeur s’est désisté de son opposition au fusionnement des systèmes informatisés de réservation (SIR) d’Air Canada et des Lignes aériennes Canadien International (Canadien)[13]. Par la demande en instance, le directeur conclut à la modification de l’ordonnance par consentement, par addition d’une disposition permettant la résiliation du contrat de gestion interne[14] conclu entre l’entité fusionnée, The Gemini Group Limited Partnership et The Gemini Group Automated Distribution Systems Inc. (appelées collectivement « Gemini ») d’une part, et Air Canada et Canadien de l’autre. Par sa décision en date du 22 avril 1993, le Tribunal conclut qu’il peut modifier les dispositions d’une ordonnance par consentement sans que toutes les parties à cette dernière y consentent, et qu’il est investi du pouvoir de mettre fin, si nécessaire, à tout contrat afin de prévenir toute diminution notable de la concurrence. Il constate en outre que si les modifications demandées n’étaient pas accordées, Canadien ferait probablement faillite, ce qui se traduirait par une diminution notable de la concurrence dans le secteur du transport aérien des passagers au Canada.
Cependant, le juge Strayer, qui siégeait au Tribunal, a conclu que celui-ci ne pouvait faire droit à la demande de modification du directeur que s’il constatait que les circonstances ayant directement présidé à son ordonnance par consentement de 1989 ont changé[15]. Se fondant sur cette interprétation des règles applicables, le Tribunal a conclu à la majorité qu’il n’y avait aucun changement dans les « circonstances déterminantes » de l’ordonnance par consentement et qu’il ne lui était donc pas possible d’accorder la modification demandée. Par avis dissident, M. Roseman conclut qu’il y avait un changement dans les circonstances à prendre en considération, qui pourrait permettre au Tribunal de modifier l’ordonnance par consentement ainsi que l’a demandé le directeur.
La partie VIII de la Loi porte sur les « Affaires que le Tribunal peut examiner ». En voici les dispositions applicables :
Fusionnements
91. Pour l’application des articles 92 à 100, « fusionnement » désigne l’acquisition ou l’établissement, par une ou plusieurs personnes, directement ou indirectement, soit par achat ou location d’actions ou d’éléments d’actif, soit par fusion, association d’intérêts ou autrement, du contrôle sur la totalité ou quelque partie d’une entreprise d’un concurrent, d’un fournisseur, d’un client, ou d’une autre personne, ou encore d’un intérêt relativement important dans la totalité ou quelque partie d’une telle entreprise.
92. (1) Dans les cas où, à la suite d’une demande du directeur, le Tribunal conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet :
a) dans un commerce, une industrie ou une profession;
b) entre les sources d’approvisionnement auprès desquelles un commerce, une industrie ou une profession se procure un produit;
c) entre les débouchés par l’intermédiaire desquels un commerce, une industrie ou une profession écoule un produit;
d) autrement que selon ce qui est prévu aux alinéas a) à c),
le Tribunal peut, sous réserve des articles 94 à 96 :
e) dans le cas d’un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement ou non :
(i) de le dissoudre, conformément à ses directives,
(ii) de se départir, selon les modalités qu’il indique, des éléments d’actif et des actions qu’il indique,
(iii) en sus ou au lieu des mesures prévues au sous-alinéa (i) ou (ii), de prendre toute autre mesure, à condition que la personne contre qui l’ordonnance est rendue et le directeur souscrivent à cette mesure;
f) dans le cas d’un fusionnement proposé, rendre, contre toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement proposé ou non, une ordonnance enjoignant :
(i) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder au fusionnement,
(ii) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder à une partie du fusionnement,
(iii) en sus ou au lieu de l’ordonnance prévue au sous-alinéa (ii), cumulativement ou non :
(A) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance, de s’abstenir, si le fusionnement était éventuellement complété en tout ou en partie, de faire quoi que ce soit dont l’interdiction est, selon ce que conclut le Tribunal, nécessaire pour que le fusionnement, même partiel, n’empêche ni ne diminue sensiblement la concurrence,
(B) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance de prendre toute autre mesure à condition que le directeur et cette personne y souscrivent.
…
Dispositions générales
…
105. Lorsqu’une demande d’ordonnance est faite au Tribunal en application de la présente partie et que le directeur et la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance est demandée s’entendent sur le contenu de l’ordonnance en question, le Tribunal peut rendre une ordonnance conforme à cette entente sans que lui soit alors présentée la preuve qui lui aurait autrement été présentée si la demande avait fait l’objet d’une opposition.
106. Le Tribunal peut annuler ou modifier une ordonnance rendue en application de la présente partie lorsque, à la demande du directeur ou de la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance a été rendue, il conclut que :
a) les circonstances ayant entraîné l’ordonnance ont changé et que, sur la base des circonstances qui existent au moment où la demande prévue au présent article est faite, l’ordonnance n’aurait pas été rendue ou n’aurait pas eu les effets nécessaires à la réalisation de son objet;
b) le directeur et la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance a été rendue ont consenti à une autre ordonnance.
I
Pendant toute la période en cause, Air Canada était la première, et Canadien la deuxième compagnie aérienne par ordre d’importance au Canada. Jusqu’au 1er juin 1987, chacune avait son propre système informatisé de réservation, savoir Reservec II et Pegasus 2000 respectivement. Le 1er juin 1987, les deux compagnies se sont entendues pour fusionner leurs SIR dans une société en commandite, connue par la suite sous la dénomination sociale de Gemini. Chaque compagnie devait détenir la moitié des actions de la nouvelle société, qui devait durer jusqu’à la fin de 2069. Chaque compagnie devait transférer son SIR à la société en commandite et aurait exclusivement recours à Gemini pour exploiter ou « servir » son propre système interne de réservation, et pour diffuser les informations sur ses tarifs, ses vols, la disponibilité des places, etc., aux agences de voyages qui pourraient alors émettre des billets pour les vols de l’un et l’autre transporteurs.
Le 3 mars 1988, le directeur s’est fondé sur l’article 92 de la Loi pour demander la dissolution de la société en commandite Gemini, en arguant de son souci au sujet des effets du fusionnement sur la libre concurrence sur les marchés de la réservation informatisée et du transport aérien des passagers. La demande soutenait que Air Canada et Canadien accaparaient déjà 56 p. 100 et 37 p. 100 respectivement du marché du transport aérien de passagers par vols réguliers. Que l’exploitation d’un SIR était l’un des moyens de concurrence les plus importants entre compagnies aériennes, et que la position dominante de ces deux compagnies, renforcée par l’intégration verticale de Gemini, ferait en sorte que seule Gemini soit en mesure de fournir les informations les plus complètes, exactes et à temps, y compris les informations sur les dernières places disponibles, chez pratiquement tous les transporteurs canadiens qui intéressent les agences de voyages canadiennes, puisque les deux compagnies et leurs transporteurs affiliés et associés, n’étaient servis que par Gemini, alors que les autres SIR n’avaient aucun lien d’accès direct à ces transporteurs. Et que le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet de consolider la position dominante d’Air Canada et de Canadien et, partant, de diminuer la concurrence dans le secteur du transport aérien du Canada.
Des négociations s’ensuivirent et en avril 1989, à la veille de l’audition de l’affaire, le directeur a modifié sa demande pour conclure à ordonnance par consentement, en déposant un exposé conjoint des faits, une déclaration sur les répercussions possibles et un projet d’ordonnance par consentement.
À l’issue d’une audience tenue à cet effet, le Tribunal a rendu le 7 juillet 1989 une ordonnance par consentement de 16 pages, à laquelle étaient jointes les 14 pages des Règles régissant les systèmes informatisés de réservation et 70 pages de motifs d’ordonnance. Dans ces motifs, Madame le juge Reed, qui présidait le Tribunal, a tiré la conclusion suivante (aux pages 196 à 198) :
Il est évident, d’après la loi habilitante du Tribunal, que celui-ci n’a pas pour rôle d’approuver sans discussion. La Loi, par exemple, ne prévoit pas le dépôt automatique, par le directeur, des règlements intervenus avec les défenderesses de telle sorte qu’ils deviennent automatiquement des ordonnances du Tribunal. Ce genre de procédures existe, notamment dans la Loi canadienne sur les droits de la personne; le dépôt d’une ordonnance du Tribunal des droits de la personne au greffe de la Cour fédérale fait de cette ordonnance une ordonnance de la Cour aux fins de l’application de la loi. Le Tribunal se compose de juges et de membres non judiciaires qui ont des compétences spéciales dans les domaines qui concernent le Tribunal. Les demandes faites au Tribunal sont entendues par au moins trois membres, même lorsqu’il s’agit de rendre des ordonnances par consentement. Il est évident que le Parlement voulait que le Tribunal rende un jugement indépendant par rapport à ces ordonnances.
En même temps, la Loi exprime très clairement que le Tribunal n’a pas à jouer un rôle prépondérant dans l’élaboration des ordonnances par consentement. L’article 105 de la Loi sur la concurrence [antérieurement art. 77, édicté par S.C. 1986, ch. 26, art. 47] stipule ce qui suit :
…
Et l’art. 92 [antérieurement art. 64, édicté par S.C. 1986, ch. 26, art. 47] établit ce qui suit :
…
Outre les recours tels que la dissolution et le dessaisissement des éléments d’actif et des actions, l’art. 92 précise que le Tribunal ne peut imposer de conditions à une défenderesse à moins que celle-ci et le directeur n’y consentent. De même, selon l’art. 105, le Tribunal peut rendre l’ordonnance demandée par consentement. La situation est différente dans le cas des demandes de modification d’une ordonnance, présentées par le directeur en vertu de l’art. 106. En vertu de ces dispositions, le directeur peut demander que des conditions soient imposées à une défenderesse sans l’accord de celle-ci.
…
Le Tribunal se range à l’argument du directeur selon lequel le rôle du Tribunal n’est pas de demander si l’ordonnance par consentement est la solution optimale aux effets anticoncurrentiels qui, est-il supposé, résulteraient du fusionnement. Le Tribunal accepte que son rôle consiste à établir si l’ordonnance par consentement répond à un critère minimal. Ce critère réside dans la question de savoir si le fusionnement, assorti des conditions de l’ordonnance par consentement, entraîne une situation où la diminution sensible de la concurrence, qui est présumée découler du fusionnement a, selon toute vraisemblance été éliminée. Dans l’affaire Le directeur des enquêtes et recherches c. Palm Dairies Ltd. (1986), 12 C.P.R. (3d) 540 (Trib. conc.), à la page 548, le critère est ainsi décrit :
« Il revient au Tribunal de s’assurer que l’ordonnance demandée répond à un critère non équivoque d’efficacité : la suppression du risque d’empêchement ou de diminution sensible de la concurrence ayant suscité la demande d’ordonnance. »
L’ordonnance impose des contraintes de conduite aux défenderesses. Le Tribunal est conscient que sa décision, dans Le directeur des enquêtes et recherches c. Palm Dairies, supra, à l’appui de la proposition voulant que le Tribunal ne soit pas disposé à rendre des ordonnances relatives à la conduite a fait l’objet d’une certaine discussion. Il s’agit là d’une mauvaise interprétation de cette décision.
Entre autres contraintes de conduite, le paragraphe 16 de l’ordonnance par consentement visait à prévenir la conduite collusoire, que le Tribunal explique en ces termes (aux pages 179 et 180) :
Collusion
Il est généralement reconnu que, là où il n’y a que deux grands concurrents sur un marché, les occasions de se livrer à une conduite collusoire se multiplient.
Certes, le fusionnement Gemini n’incite pas davantage Air Canada et Canadien à la collusion en ce qui concerne le marché des voyages aériens, mais l’existence de Gemini permet tout au moins des échanges de données qui facilitent la collusion et la rendent plus difficile à déceler.
Ainsi que le fait remarquer le Tribunal, le paragraphe 16 de l’ordonnance par consentement répond à cette préoccupation comme suit (aux pages 181 et 182) :
La disposition originale [16] a été remaniée en réponse à plusieurs observations faites pendant l’audience devant le Tribunal, de façon à être ainsi libellée :
« 16. ORDONNE EN OUTRE aux défenderesses et à chacun de leurs administrateurs, dirigeants, cadres, agents, employés et mandataires respectifs de ne partager ni échanger, par le biais des activités de Gemini, aucun renseignement commercial confidentiel sur les lignes aériennes autres que ceux auxquels ont accès les abonnés de Gemini, y compris, mais non exclusivement, les renseignements sur le nombre de places des transporteurs individuels, lorsque le partage ou l’échange de ces renseignements faciliterait des accords de partage des marchés ou de fixation des prix entre, d’une part, AC et ses lignes aériennes affiliées et, d’autre part, PWAC, Wardair et CDN et ses lignes aériennes affiliées. »
En outre, il a toujours été envisagé que l’ordonnance exigerait que les dirigeants d’Air Canada, de Canadien, de PWA Corporation, de Wardair et de Gemini présentent chaque année au directeur un rapport attestant que cette disposition ainsi que les autres énoncés dans les Règles régissant les SIR ont été respectées.
Dans ses motifs d’ordonnance, le Tribunal prévoyait que Covia Canada Partnership Corp. et Covia Canada Corp. (ci-après appelées collectivement « Covia »), filiales appartenant en propriété exclusive à un SIR exploité aux États-Unis avec ordinateur central à Denver, auraient une participation d’un tiers (à la page 157); il allait même jusqu’à dire que si cette participation ne se réalisait pas, le directeur serait fondé à demander la modification de l’ordonnance conformément à l’article 106 (à la page 179) :
Selon le Tribunal, si Gemini n’acquiert pas sous peu un troisième propriétaire, étant donné que cette mesure attendue inspirait une grande partie des arguments présentés au Tribunal, le directeur aurait la faculté de demander une modification de l’ordonnance du Tribunal, conformément à l’art. 106 (antérieurement l’art. 78) de la Loi sur la concurrence, au motif que les circonstances ayant entraîné l’ordonnance auraient changé.
En fait, Covia est devenue propriétaire d’un tiers de Gemini le 30 juin 1989 aux termes d’un contrat modifié de société, à expirer le 31 décembre 2067. Le même jour, Gemini a conclu un accord de SIR avec Covia, et le contrat de gestion interne de longue durée entre Air Canada et Canadien d’une part, et Gemini d’autre part, est maintenu en vigueur par un nouvel accord.
Aux termes du contrat modifié de société, la première période possible pendant laquelle un associé pourrait se retirer de la société serait 1997, auquel cas le contrat de gestion interne, qui en est distinct, serait résolu deux ans après (si l’associé qui se retire était partie à ce contrat).
Il se trouve cependant que depuis la délivrance de l’ordonnance par consentement en 1989, la situation financière de Canadien s’est détériorée au point qu’elle ne pourrait pas survivre par ses propres moyens. Elle s’est donc mise à rechercher des investisseurs, et seulement deux compagnies ont manifesté leur intérêt, Air Canada et American Airlines, Inc. (American) ou sa compagnie mère, AMR Corporation (AMR)[16]. Les négociations avec Air Canada n’ont pas abouti. De son côté, American a accepté d’investir 264 millions de dollars dans Canadien et de mettre à sa disposition un ensemble de services qui visent à augmenter les recettes et à réduire les coûts, à condition que celle-ci transfère son service de gestion interne de Gemini à Sabre, qui est le SIR d’American. Par la suite, Air Canada a rejeté un règlement commercial qui eût permis à Canadien de transférer son service de gestion interne à Sabre.
Le 5 novembre 1992, le directeur se fonde sur l’article 106 pour introduire une demande de modification de l’ordonnance par consentement en vue de la résiliation du contrat de gestion interne de Canadien avec Gemini ou, subsidiairement, de la dissolution du fusionnement Gemini[17].
II
Les intimées ne contestent pas qu’en l’absence de toute disposition privative, le Tribunal doive interpréter correctement le critère prévu à l’article 106 pour que son ordonnance soit à l’abri de l’intervention de l’autorité judiciaire. Voici l’interprétation donnée par le juge Strayer des questions de droit dont était saisi le Tribunal :
B. Questions de droit
De l’avis du Tribunal, il faut interpréter l’ensemble de l’alinéa 106a) de la Loi pour que le Tribunal puisse modifier une ordonnance rendue précédemment uniquement lorsque celle-ci ne permet plus de réaliser de façon appropriée les objectifs pour lesquels elle a été demandée et rendue.
D’abord, le Parlement énonce qu’une modification ne peut être ordonnée que lorsque « les circonstances ayant entraîné l’ordonnance » ont changé. Si un changement touchant un fait de base avait été suffisant, le Parlement aurait probablement utilisé des mots semblables à ce qui suit : [traduction] « si les circonstances qui existaient lorsque l’ordonnance a été rendue ont changé … » (L’expression « les circonstances ayant entraîné l’ordonnance … » semble indiquer de façon aussi claire que la version anglaise (« the circumstances that led to the making of the order ») qu’il est nécessaire d’établir un lien de cause à effet entre les circonstances et l’ordonnance rendue.). En utilisant plutôt les mots « ayant entraîné », le Parlement voulait sans doute que l’on prouve un lien de cause à effet direct entre l’existence de certaines circonstances et la décision du Tribunal et non simplement la pertinence logique d’une situation qui existait à l’époque.
En deuxième lieu, selon l’alinéa 106a), le Tribunal doit aussi, afin de modifier une ordonnance, être d’avis que le changement est tel qu’aujourd’hui, sur la base des circonstances qui ont changé, « l’ordonnance n’aurait pas été rendue ou n’aurait pas eu les effets nécessaires à la réalisation de son objet ». Ces mots semblent donner beaucoup d’importance à la cause ou à l’objet de l’ordonnance initiale, tout comme les mots « les circonstances ayant entraîné ». Ainsi, le Tribunal ne peut modifier une ordonnance rendue précédemment pour la simple raison que l’ordonnance en question semble moins que parfaite aujourd’hui : l’ordonnance ne peut être modifiée que si elle ne permet pas, aujourd’hui, de réaliser de façon appropriée l’objet pour lequel elle a été rendue ou que si elle compromet sérieusement la réalisation de cet objet.
Ainsi, comme question de droit, les circonstances dont la modification permettrait d’ajouter des conditions à une ordonnance rendue précédemment doivent correspondre aux circonstances dont le Tribunal a effectivement tenu compte lorsqu’il a rendu l’ordonnance en question et qui en constituent la cause directe. En outre, même si l’on présume que ces circonstances existent, l’ordonnance ne devrait pas être modifiée, à moins qu’elle ne soit devenue inutile ou qu’elle ne permette plus de réaliser de façon appropriée son objet, soit celui de résoudre la situation problématique décelée dans les circonstances pertinentes qui ont entraîné l’ordonnance initiale (Se reporter également à Chambre de commerce de Jasper Park c. Gouverneur général en Conseil, [1983] 2 C.F. 98 aux pp. 114-15 (C.A.), où il a été décidé que le pouvoir de « modifier » ne peut être exercé qu’à la condition de s’en tenir au « même type ou genre d’ordonnance » que celle rendue initialement.)
Une autre question de droit a été soulevée en ce qui a trait au pouvoir du Tribunal, selon l’article 106, « [d’]annuler ou [de] modifier une ordonnance » dans le cas d’une ordonnance par consentement. Ceux qui s’opposent à la présente demande ont soulevé plusieurs arguments concernant les restrictions imposées au Tribunal quant au type d’ordonnance pouvant être rendue en application de l’article 106. On a soutenu que nous pouvions annuler une ordonnance par consentement sans aucun consentement lorsque les conditions de l’alinéa 106a) étaient établies, mais que nous ne pouvions pas modifier une ordonnance sans le consentement de toutes les parties selon l’alinéa 106b). Cette restriction découlerait du fait que le pouvoir de rendre une ordonnance en vertu de l’article 92, conformément à la demande initiale, se serait limité à la dissolution et au dessaisissement, en l’absence du consentement de toutes les parties. En outre, l’ordonnance qui a été rendue en application de l’article 105 pour régler la demande fondée sur l’article 92, soit une ordonnance par consentement, devait, par définition, être rendue avec l’assentiment de toutes les parties. L’article 106, a-t-on soutenu, devait donc vouloir dire qu’une ordonnance par consentement ne pouvait être modifiée que par consentement et que le pouvoir de « modifier » devait s’appliquer uniquement aux ordonnances visées par la condition imposée à l’alinéa 106b). Une partie a fait valoir que, puisque l’alinéa 106a) renvoyait aux ordonnances qui n’auraient pas été rendues ou qui n’auraient pas eu les effets nécessaires à la réalisation de leur objet, les mots autorisant le Tribunal à « annuler ou modifier » devaient désigner respectivement l’annulation d’une ordonnance qui n’aurait pas été rendue dans les circonstances actuelles et la modification d’une ordonnance qui n’avait plus maintenant les effets nécessaires à la réalisation de son objet. À l’appui de cette interprétation, on a soutenu que le mot « accordingly » [par conséquent] de la version anglaise, qui se trouve à la fin de l’article, signifiait « respectively » [respectivement].
Aucun de ces arguments ne semble défendable. S’il était nécessaire d’établir ces distinctions, le Parlement les aurait sûrement énoncées lui-même en toutes lettres. En outre, la structure de la version française de l’article, qui au début accorde au Tribunal le pouvoir d’annuler ou de modifier, ne concorde pas avec l’argument selon lequel le mot « accordingly », qui n’a pas d’équivalent dans la version française, devait vouloir dire « respectively ».
Le Tribunal s’est déjà dit d’avis, et ce par des remarques incidentes (se reporter aux motifs de l’ordonnance par consentement du 7 juillet 1989 dans la présente affaire : supra, note 11 à la p. 73), qu’il peut imposer des conditions en vertu de l’article 106 sans le consentement de toutes les défenderesses. Selon toute apparence, ceci serait davantage compatible avec la phraséologie de l’article 106 qui ne restreint pas expressément le pouvoir d’annuler ou de modifier des ordonnances par consentement aux cas où toutes les parties initiales y consentent. Il est évident que l’article 106 permet l’annulation ou la modification de toute ordonnance rendue en application de la partie VIII, qui, dans bien des cas, ne serait pas une ordonnance par consentement : la phraséologie générale de cet article est manifestement pertinente lorsqu’il s’agit d’apporter des changements à ces ordonnances. S’il avait voulu que la modification ou l’annulation des ordonnances par consentement soit traitée de façon différente, le Parlement l’aurait certainement indiqué de façon plus explicite. [Soulignements ajoutés.]
Ce qui est en jeu dans les « questions de droit », c’est le lien entre l’article 92, c’est-à-dire la disposition qui régissait l’ordonnance par consentement initiale, et l’article 106, qui en permet l’annulation ou la modification et qui, de ce fait, est applicable en l’espèce.
Le premier point de droit examiné par le Tribunal était la signification de la phrase « les circonstances ayant entraîné l’ordonnance ont changé » qui figure à l’alinéa 106a). Le juge siégeant au Tribunal a interprété cette phrase comme visant les circonstances qui ont, de façon directe et démontrable, causé le changement, interprétation pour laquelle je ne trouve aucune justification dans le texte de la Loi. Il y a lieu de noter avant tout que si on s’en tenait à cette conclusion majoritaire du Tribunal, le directeur n’aurait pu demander une modification de l’ordonnance par suite de l’échec de Covia à prendre une participation dans Gemini, contrairement à l’interprétation juridique faite par la formation antérieure du Tribunal.
Contrairement aux arguments proposés par Canadien, les mots « ayant entraîné » sous-entendent, à mon avis, que les circonstances en question doivent être au moins la cause du changement, mais le texte de la loi ne permet guère d’aller plus loin.
Dans son traité Physique, II, 3, Aristote distinguait quatre sortes de causes : la cause matérielle, la matière dont provenait quelque chose; la cause formelle, la forme substantielle ou l’essence d’un changement; la cause efficiente, l’agent par lequel le changement se produit; et la cause finale, le dessein ou la fin du changement.
En l’espèce, les diverses intimées se sont concentrées sur la cause finale, en mettant l’accent sur le dessein explicite que le Tribunal (qui est de toute évidence l’agent ou la cause efficiente) semblait nourrir en rendant l’ordonnance par consentement. Il s’agit là de l’interprétation la plus restrictive possible, qui ne me semble pas justifiée.
L’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, prévoit que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ». La Loi qui nous intéresse en l’espèce proclame dès sa première disposition de fond qu’elle « a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada » (article 1.1 [édicté, idem, art. 19]). Dans American Airlines, Inc. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1989] 2 C.F. 88, à la page 98 (motifs prononcés par le juge en chef Iacobucci), notre Cour a conclu qu’il s’agissait là d’un objet « très vaste » et, tout comme la Cour suprême dans Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence) , [1992] 2 R.C.S. 394, a donné une large interprétation de la loi connexe, la Loi sur le Tribunal de la concurrence. Dans Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, à la page 1756, le juge Gonthier souligne que les tribunaux judiciaires doivent « éviter de les rendre stériles en interprétant les lois habilitantes [des organismes de réglementation] de façon trop formaliste ».
Le Webster’s Third New International Dictionary (1981) définit « circumstances » (circonstances) comme étant « the total complex of essential attributes and attendant adjuncts of a fact or action » ([traduction] l’ensemble complexe des particularités essentielles qui accompagnent un fait ou une action). À mon avis, les mots « circonstances ayant entraîné l’ordonnance » embrassent tous les faits et conditions ayant un rapport avec la délivrance de l’ordonnance[18]. Dans ce sens, le lien de causalité qui est en jeu embrasse la cause matérielle et la cause formelle au sens aristotélicien, de même que la cause efficiente et la cause finale. Il va de soi que le directeur ne peut se contenter d’affirmer que toute circonstance antérieure avait un rapport avec la délivrance de l’ordonnance primitive. Il faut qu’il fasse la preuve concluante du lien de causalité, selon la prépondérance des probabilités.
L’ordonnance par consentement doit donc être envisagée dans son contexte, dont un élément est manifestement le rôle essentiel du contrat de gestion interne dans l’arrangement. Le fait que ni Gemini ni Air Canada n’a manqué à l’ordonnance par consentement ne suffit pas pour assurer son maintien, car elle ne peut pas être limitée aux moyens de concurrence spécifiques directement visés si, dans les nouvelles circonstances, « l’ordonnance n’aurait pas été rendue ou n’aurait pas eu les effets nécessaires à la réalisation de son objet ». C’est, bien entendu, ce qu’il incombe au directeur de prouver.
La résolution de cette deuxième question nous mène à une autre question de droit, celle de la signification du pouvoir d’« annuler ou [de] modifier » l’ordonnance initiale, qui, à mon humble avis, a été correctement résolue par le juge Strayer. Devant la Cour, les intimées, en particulier Air Canada, soutiennent avec force que le Tribunal n’a pas, en réexaminant une ordonnance, un pouvoir plus étendu que celui dont il était investi au moment où il rendit la même ordonnance[19]. À l’origine, le Tribunal peut seulement ordonner la dissolution du fusionnement réalisé ou l’aliénation d’actions ou d’éléments d’actif, ou encore rendre une ordonnance supplémentaire « à condition que la personne qui en fait l’objet y souscrive ». Selon les intimées, ce serait illogique de lui reconnaître, à la révision, non seulement le pouvoir d’annuler, mais encore un pouvoir absolu de modifier, en vertu duquel il pourrait rendre une ordonnance supplémentaire contre le gré de la personne qui en fait l’objet. « Modifier » veut donc dire modifier avec consentement, comme dans les cas visés à l’article 92.
Mais, à mon sens, il s’agit là d’un débat sur la politique fondamentale, que le législateur a déjà résolu par l’adoption du mot « modifier » qui n’est assorti d’aucune réserve. Ainsi que l’a fait remarquer le juge Macdonald dans Rowley v. Petroleum and Natural Gas Conservation Board, [1943] 1 W.W.R. 470 (C.S. Alb.), à la page 476 (conclusion à laquelle a souscrit le juge Gibson dans L’Association des consommateurs du Canada c. Le procureur général du Canada, [1979] 1 C.F. 433 (1re inst.), à la page 440, « le mot modifier , dans son acception commune tout comme dans le langage juridique, a un sens très large et je ne vois rien qui justifie une restriction de sa signification ». Mais, à supposer même que nous discutions de principe fondamental, il serait assez facile de soutenir qu’au réexamen d’un fusionnement peut-être établi de longue date, différents facteurs entrent en jeu qui n’existaient pas au moment de l’examen initial : par exemple, il pourrait être plus souhaitable de prescrire une légère modification que d’évoquer le spectre de la dissolution. Qui plus est, il ne serait pas déraisonnable de supposer que les parties au fusionnement aient été conscientes de la possibilité d’une modification forcée à l’avenir, à la demande du directeur agissant dans l’intérêt général, ou même d’une partie au fusionnement. Enfin, le juge Gonthier, dans Chrysler Canada, à la page 407, a pris acte du pouvoir du Tribunal d’annuler ou de modifier sur demande ses propres ordonnances :
Afin d’assurer la surveillance des ordonnances du Tribunal, le législateur lui a donné, à l’art. 106 de la LC, le pouvoir d’annuler ou de modifier ses ordonnances à la demande du directeur ou de la personne visée par l’ordonnance en question.
À mon avis, une limitation judiciairement imposée au pouvoir de modifier, que prévoit l’article 106, serait pur exercice intellectuel, sans aucun fondement législatif.
Je fais donc mienne cette conclusion du juge Strayer, supra :
Il est évident que l’article 106 permet l’annulation ou la modification de toute ordonnance rendue en application de la partie VIII, qui, dans bien des cas, ne serait pas une ordonnance par consentement : la phraséologie générale de cet article est manifestement pertinente lorsqu’il s’agit d’apporter des changements à ces ordonnances. S’il avait voulu que la modification ou l’annulation des ordonnances par consentement soit traitée de façon différente, le Parlement l’aurait certainement indiqué de façon plus explicite.
L’exercice du pouvoir du Tribunal est discrétionnaire, non pas obligatoire. Une fois établi que les circonstances justifient la modification, ce qui limite ce pouvoir, si limitation il y a, c’est le bon sens dont le Tribunal doit faire preuve pour ne pas causer des bouleversements ou des dépenses inutiles aux parties qui ont réglé leurs activités sur l’existence du fusionnement depuis un certain temps déjà. Vu ses autres responsabilités qui sont tout aussi lourdes, ce ne serait pas là une tâche excessivement difficile pour le Tribunal.
III
Vu le mauvais fondement juridique sur lequel la majorité des membres du Tribunal s’est appuyée pour juger les faits, et vu que même dans ses motifs dissidents, M. Roseman était tenu par la loi de déférer à l’interprétation juridique faite par le juge siégeant au Tribunal, il n’est pas possible d’accepter tel quel le contexte factuel établi par le Tribunal. Je pense cependant qu’il est possible de découvrir parmi les faits constatés par celui-ci, suffisamment de conclusions pour résoudre l’affaire en instance.
En ce qui concerne la première condition prévue à l’article 106, savoir un changement dans les circonstances ayant présidé à l’ordonnance primitive, il y a lieu de noter en premier lieu que la majorité avait tout à fait raison dans l’analyse suivante :
L’ordonnance par consentement n’a pas pour effet d’exiger qu’Air Canada et Canadien soient liées à Gemini pour la prestation de services; elle ne fait nullement état du contrat de prestation de services que le directeur veut maintenant modifier et encore moins d’une indication voulant que le contrat soit approuvé ou non. Le fait qu’Air Canada et Canadien étaient liées à Gemini pour la prestation de services (par l’entremise de Reservec et Pegasus) n’a été examiné que dans le cadre de l’étude des renseignements de base ayant donné lieu à la procédure d’ordonnance par consentement.
Cependant, comme j’ai interprété la loi de façon à éliminer la distinction faite par la majorité du Tribunal entre circonstances secondaires et circonstances primaires, le contrat de gestion interne, dont le Tribunal a constaté l’existence, devient un facteur à prendre en considération.
Après examen des principaux documents dont était saisie la formation antérieure du Tribunal, la majorité a tiré cette conclusion :
Partout dans ces documents ainsi que dans l’exposé conjoint des faits déposé à l’appui de la demande d’ordonnance par consentement, le duopole existant sur le marché canadien du transport aérien et les liens entre les deux grands transporteurs aériens et Gemini en ce qui a trait à la prestation de services sont signalés, mais ne sont pas considérés comme des causes de l’ordonnance. La principale préoccupation formulée résidait plutôt dans l’intégration verticale des deux lignes aériennes en position dominante avec un seul SIR et la façon dont cette intégration pourrait être utilisée pour donner des résultats anticoncurrentiels sur les marchés des SIR et du transport aérien. Il est difficile de comprendre pourquoi la même analyse n’aurait pas pu s’appliquer à une intégration verticale entre une seule ligne aérienne occupant plus de 90 % du marché canadien du transport aérien et un SIR exploité au Canada et auparavant indépendant. Ce n’était donc pas l’existence d’un duopole dans le domaine du transport aérien qui a été la conséquence ayant mené en soi à l’ordonnance par consentement de 1989.
Il me semble que toute la question se résume dans le passage ci-dessus. « [L]e duopole existant sur le marché canadien du transport aérien et les liens entre les deux grands transporteurs aériens et Gemini en ce qui a trait à la prestation de services » étaient les deux circonstances à prendre en considération au moment de l’ordonnance par consentement. Le Tribunal n’y voyait pas les principaux facteurs, lesquels devaient être à son avis les SIR des compagnies aériennes intéressées, non pas ces compagnies elles-mêmes. Mais vu l’obligation que le directeur tient de l’alinéa 92(1)a) de saisir le Tribunal dans les cas où il « conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet, dans un commerce, une industrie ou une profession », et la préoccupation qu’il avait exprimée dans sa demande antérieure (Dossier d’appel, XXXV, à la page 8744) que [traduction] « ce fusionnement aura vraisemblablement pour effet de consolider la position dominante » d’Air Canada et de Canadien « dans le secteur du transport aérien au Canada », il est évident que c’était l’existence du contrat de gestion interne sur fond de duopole qui a poussé le directeur à demander, et le Tribunal à rendre l’ordonnance par consentement. Ainsi que l’a fait remarquer le directeur dans sa demande (Dossier d’appel, XXXV, à la page 8746) :
[traduction] Le recours à un SIR est l’un des moyens de concurrence les plus importants entre compagnies aériennes. Ce fusionnement élimine cet élément de concurrence entre … les deux grandes compagnies aériennes au Canada.
Peut-être la seule facette des relations d’ensemble entre les deux compagnies aériennes qui ait retenu l’attention était-elle le risque de conduite collusoire et la clause spéciale qui a été insérée pour le prévenir, mais en fait le fusionnement tout entier était un sujet de préoccupation d’ordre public car il concernait un principal élément de concurrence (c’est-à-dire la gestion interne des SIR) dans une situation de duopole. L’intégration du service de gestion interne dans le fusionnement n’était pas exclue du seul fait que les relations entre Air Canada et Canadien ont fait l’objet d’un accord à part, après l’admission de Covia dans Gemini.
À la lumière des règles de droit telles que je les ai interprétées, je conclus que les faits constatés par la majorité font ressortir un changement dans les circonstances à prendre en considération. Parmi ces circonstances, il faut citer avant tout le fait que Air Canada et Canadien étaient les deux compagnies aériennes dominantes au Canada qui se livraient une vive concurrence, et l’absence d’aucune indication que la situation financière de Canadien se détériorerait à un point tel que son existence même serait menacée.
Il n’est pas étonnant que ce résultat ressorte davantage des motifs dissidents de M. Roseman :
Quelles sont donc les circonstances ayant entraîné l’ordonnance? Un examen de l’ordonnance révèle qu’elles comprennent manifestement les préoccupations qu’a soulignées la majorité au sujet des marchés des SIR et du transport aérien. Toutefois, l’ordonnance comporte également une disposition visant à empêcher Air Canada et Canadien d’utiliser Gemini pour échanger certains renseignements et, ainsi, se livrer à des pratiques de collusion entre elles. Comme nous ne pouvons pas affirmer que cette condition est moins importante que les autres, nous ne pouvons ignorer les circonstances ayant mené à son inclusion. Ces circonstances résidaient dans la possibilité qu’Air Canada et Canadien utilisent Gemini pour diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés du transport aérien. C’est là une préoccupation qui concerne la concurrence sur les marchés du transport aérien n’ayant aucun rapport avec l’exploitation d’un SIR par une agence de voyage, mais correspondant plutôt au fait qu’Air Canada et Canadien étaient toutes deux liées à Gemini pour la prestation de services. On prévoyait que l’échange de renseignements par l’entremise de Gemini soit le moyen employé pour réduire la concurrence. [Soulignement ajouté.]
La deuxième question de fait est de savoir si dans les circonstances présentes, l’ordonnance primitive n’aurait pas été rendue ou n’aurait pas eu les effets voulus. La meilleure preuve qu’il a été satisfait à ce critère sur le plan juridique se dégage des conclusions subsidiaires sur les faits, que le Tribunal a tirées au cas où il aurait commis une erreur en matière de compétence. La majorité s’est prononcée en ces termes à ce sujet :
Toutefois, nous reconnaissons que la législation est relativement nouvelle et qu’une nouvelle question liée à la compétence a été soulevée devant nous. Compte tenu de l’importance de la présente affaire, nous sommes presque certains que notre décision sera portée en appel. Il nous apparaît donc essentiel de tirer les conclusions de fait qui seraient nécessaires si nous avions la compétence voulue pour rendre une ordonnance pour le cas où la décision concernant notre compétence serait différente en appel. Autrement, les efforts énormes déployés par les avocats et les frais que représentent 22 jours d’audience auront été vains. Pour faciliter la tâche des tribunaux d’appel, nous indiquerons également les mesures de redressement qui, à notre avis, pourraient et devraient être ordonnées si le Tribunal avait la compétence voulue pour le faire.
Nous nous demanderons donc quelles seraient les conséquences découlant du maintien en vigueur du contrat de prestation de services pour Canadien et quelles seraient les répercussions possibles de l’échec de celle-ci sur la concurrence dans le domaine du transport aérien. Nous nous demanderons également quelles seraient les répercussions possibles sur Gemini et sur la concurrence en général dans le domaine des SIR en supposant que Canadien échoue ou qu’elle soit libérée du contrat de prestation de services. Enfin, nous décrirons les mesures de redressement qui nous semblent permises et justes si nous avions la compétence voulue pour modifier l’ordonnance par consentement.
Par ses conclusions subsidiaires, le Tribunal a décidé que Canadien n’était plus financièrement viable :
F. Conclusion
PWA et Canadien étaient financièrement viables au milieu de 1989, lorsque l’ordonnance par consentement a été rendue. Aujourd’hui, elles poursuivent leurs activités uniquement grâce à la tolérance de leurs créanciers. En fait, l’entente avec AMR est actuellement la seule transaction qui permettrait de sauver PWA et Canadien. Sans l’injection de capitaux qui proviendraient d’AMR, il y a de fortes chances que la restructuration de la dette ne puisse se faire et que PWA ainsi que Canadien échouent. AMR refuse de conclure l’entente si le système interne de réservation n’est pas transféré à Sabre.
De cette conclusion sur la viabilité financière, le Tribunal est passé à la conclusion sur l’état de la concurrence :
G. Conclusion
Après avoir examiné la réduction initiale de la concurrence qui découlerait de l’échec de Canadien et la concurrence qui resterait et qui serait vraisemblablement créée, le Tribunal conclut que cet échec provoquerait indubitablement une diminution sensible de la concurrence sur la plupart, sinon la totalité des marchés du transport aérien de passagers sur les itinéraires du sud du Canada. Même sur les marchés à fort achalandage où l’on peut vraisemblablement s’attendre à l’arrivée de nouveaux concurrents, il est peu probable que les voyageurs bénéficient de la concurrence en ce qui a trait à des questions qui sont importantes pour eux, comme la fréquence du service, la gamme de services et les points pour passagers assidus. En outre, même dans le cas des voyageurs qui accordent une importance primordiale au prix, on ne peut pas conclure qu’ils ne seront pas lésés par suite du retrait de Canadien des marchés à fort achalandage. Les deux grands transporteurs se font concurrence entre eux quant au prix. Tous deux répliquent également aux incursions des autres transporteurs qui offrent des solutions axées sur un prix plus bas et chacune de leurs réactions touche l’autre. [Soulignement ajouté.]
La dernière question de fait qui se pose est de savoir si, une fois la gestion interne de Canadien transférée de Gemini à Sabre, Gemini ferait faillite et si, qu’il en soit ainsi ou non, Sabre aurait une position dominante, diminuant ainsi la libre concurrence sur les marchés de SIR. À ce sujet, le Tribunal a tiré la conclusion suivante :
G. Conclusion
Gemini n’échouera vraisemblablement pas sur le plan financier dans un avenir prévisible, même si Canadien transfère son système interne de réservation à Sabre. Les conséquences à long terme de ce transfert pour Gemini dépendent avant tout de la diminution de sa part de marché qui sera ainsi occasionnée. Les autres conséquences pour Gemini sont des conséquences à court terme (frais de compression et engagements prévus dans des baux jusqu’en 1995) ou des conséquences trop incertaines (perte d’économies de diversification) pour que l’on puisse tirer quelque conclusion que ce soit. Pour les raisons que nous avons déjà expliquées à fond, les prévisions des experts des défenderesses quant à la diminution de la part de marché des SIR qui découle de la prédisposition ne sont pas dignes de foi. Même s’il est possible que les agences dont le volume des ventes conclues avec Canadien est élevé passent à Sabre, le fait que le système ApG soit comparable à celui de Sabre en ce qui a trait à la fonctionnalité signifie que les gains antérieurs de Sabre devraient diminuer au fur et à mesure que les agents dont le volume des affaires conclues avec Air Canada est élevé reviendront à Gemini. Si Sabre et Gemini sont comparables à d’autres égards, la prédisposition favorisera Gemini et non Sabre, étant donné que la ligne aérienne associée à Gemini (Air Canada) bénéficie d’une part plus importante de la plupart des marchés du transport aérien intérieur que la ligne aérienne associée à Sabre (Canadien). Il n’y a pas de bonne raison commerciale qui empêcherait deux réseaux de SIR puissants de coexister au Canada pour le cas où Canadien passerait son système interne de réservation de Gemini à Sabre. Même si Gemini ne réussit pas à surmonter ces problèmes et à devenir un concurrent entièrement efficace, les conditions du marché devraient inciter Air Canada ou Covia, individuellement ou ensemble, à créer une organisation qui prendra la relève de Gemini si celle-ci ne répond pas à leurs besoins.
Ce n’était que par son interprétation différente de la loi que la majorité des membres du Tribunal a pu tirer une conclusion explicitement différente sur les faits. Elle l’a reconnu elle-même :
Comme nous en faisons état plus loin, nous sommes d’avis que le directeur a démontré que Canadien échouera tout probablement et que le résultat le plus probable de cet échec sera soit un fusionnement avec Air Canada, soit l’accession par Air Canada à la majeure partie du marché de Canadien. Il est vrai que la demande déposée en 1988 visant à contester le fusionnement n’aurait pas été présentée selon ces conditions précises et dans ces circonstances, parce que le fusionnement portait à l’époque sur une combinaison, par deux grandes lignes aériennes, des ressources se rapportant à leur SIR par l’entremise du fusionnement Gemini.
Il me semble que la conclusion cruciale est celle que la majorité a tirée ci-dessus, savoir que dans ces nouvelles circonstances, le même recours contre le fusionnement n’aurait pas été introduit. Certes, la majorité a ajouté qu’ »on ne peut donc dire que l’ordonnance par consentement n’aurait pas été rendue ou qu’elle n’aurait pas eu les effets nécessaires à la réalisation de son objet si elle avait été rendue aujourd’hui essentiellement dans le même but que celui visé en 1989 ». Cette dernière conclusion porte cependant sur une ordonnance hypothétique, motivée uniquement par la préoccupation que les compagnies aériennes se servent de leur SIR pour faire échec à la concurrence. Ce n’est qu’à l’égard de cette ordonnance hypothétique étroitement circonscrite que les conclusions de la majorité sont fondées.
IV
L’appel incident formé par les intimées porte sur ce que j’ai qualifié de conclusion subsidiaire du Tribunal sur les faits, savoir sa conclusion sous forme d’observation incidente que faute de modification de l’ordonnance par consentement, Canadien ferait faillite, ce qui signifierait une diminution notable de la libre concurrence sur le marché du transport aérien au Canada.
Le Tribunal a conclu en outre que si, par application de l’article 106, il avait la compétence voulue pour modifier l’ordonnance par consentement, les répercussions d’une faillite éventuelle de Canadien sur le marché du transport aérien au Canada l’auraient poussé à faire droit à la demande introduite par le directeur pour modifier le contrat de gestion interne de façon à permettre à Canadien de résilier ce dernier sous certaines conditions, dont l’obligation pour elle d’indemniser Gemini de certains frais tenant à son retrait.
Bien qu’il puisse se poser la question sérieuse de savoir si les intimées (appelantes à l’incident) peuvent interjeter appel de ce qui est en fait les motifs et non pas le dispositif de la décision du Tribunal, j’accepte, aux fins d’argumentation et sans prononcer sur ce point, qu’elles en aient le droit. Il se trouve néanmoins qu’après les avoir entendues au sujet de l’appel incident, la Cour a jugé inutile d’entendre les conclusions générales des appelants (intimés à l’incident) sur les faits.
Dans l’arrêt Chrysler Canada, supra, à la page 406 (motifs prononcés par le juge Gonthier), la Cour suprême a, au sujet du Tribunal, conclu par décision majoritaire que « le législateur a créé le Tribunal comme organisme spécialisé chargé de traiter uniquement et exclusivement de la partie VIII de la LC, puisqu’elle vise des questions complexes de droit en matière de concurrence comme les abus de position dominante et les fusionnements ». Le principe de la retenue judiciaire vis-à-vis des conclusions sur les faits des organismes de ce genre est établi de longue date. Ainsi que l’a conclu le juge La Forest au nom de la majorité de la Cour dans Dayco (Canada) Ltd. c. TCA-Canada , [1993] 2 R.C.S. 230, à la page 251, la décision rendue par un tribunal administratif dans les limites de son « domaine d’expertise » ne se prête à contrôle judiciaire que si elle est entachée d’erreur manifestement déraisonnable.
Il est vrai que la Cour est saisie en l’espèce, non pas d’un recours en contrôle judiciaire, mais d’un appel, à l’égard duquel la norme d’intervention est « l’erreur manifeste et dominante » (Voir Stein et autres c. Le navire « Kathy K » et autres, [1976] 2 R.C.S. 802, à la page 808. Cependant, le résultat n’est guère différent lorsque l’appel est formé en application de la loi contre la décision d’un tribunal administratif spécialisé, ainsi que l’a fait remarquer le juge Gonthier dans l’arrêt Bell Canada, supra, aux pages 1745 et 1746 R.C.S. :
Il va de soi que la compétence d’un tribunal saisi d’un appel est beaucoup plus large que celle d’un tribunal qui exerce un contrôle judiciaire. En principe, le tribunal saisi d’un appel a le droit d’exprimer son désaccord avec le raisonnement du tribunal d’instance inférieure.
Toutefois, dans le contexte d’un appel prévu par la loi d’une décision d’un tribunal administratif, il faut de plus tenir compte du principe de la spécialisation des fonctions. Bien qu’un tribunal d’appel puisse être en désaccord avec le tribunal d’instance inférieure sur des questions qui relèvent du pouvoir d’appel prévu par la loi, les tribunaux devraient faire preuve de retenue envers l’opinion du tribunal d’instance inférieure sur des questions qui relèvent parfaitement de son champ d’expertise.
…
[Il] ne s’ensuit pas que ses décisions peuvent être révisées uniquement si elles sont déraisonnables. Le principe de la spécialisation des fonctions justifie cependant la retenue judiciaire dans ces circonstances.
À la lumière de cette norme de retenue judiciaire, il appert que le Tribunal n’a ignoré aucun témoignage ou preuve, qu’il a tiré toutes ses conclusions après avoir examiné tous les témoignages et preuves produits et après s’être assuré de la crédibilité des témoins. À supposer que ses conclusions ne fussent pas les seules qu’on eût pu tirer des preuves et témoignages produits, cela ne suffit pas pour justifier de les infirmer.
Il se trouve cependant que la Cour a demandé aux parties de présenter leurs arguments sur le point soulevé par Air Canada, savoir que le Tribunal s’est fondé sur certaines statistiques appelées statistiques d’Air Canada et les données de Statistique Canada. Les passages entrepris des motifs de décision sont les suivants, en particulier les notes de bas de page 55 et 57 :
Dans le cas des 205 liaisons les plus importantes qui existaient en 1990, Canadien et Air Canada ainsi que leurs sociétés affiliées ont transporté au moins 95 % des passagers dans le cadre de vols réguliers sur tous les marchés, sauf 16. La part globale des deux systèmes s’élevait à 96 %55. À l’époque, trois transporteurs indépendants offraient des services de vol régulier dans le sud (Intair, City Express et First Air); aucun de ces transporteurs n’existe aujourd’hui.
Les fréteurs assurent un certain nombre de liaisons long-courrier à fort achalandage. Dans le cas des 20 liaisons les plus importantes, les fréteurs ont transporté plus de 1 % des passagers56 pour huit liaisons seulement en 1990 et onze liaisons en 1991; leurs parts du marché ont oscillé entre 2,4 % et 20,5 % en 1990 et entre 1,6 % et 19,5 % en 1991. Les marchés dans lesquels leurs parts étaient les plus importantes étaient les liaisons Toronto-Vancouver, Calgary-Toronto, Montréal-Vancouver et, en 1991, Edmonton-Toronto. Dans tout le pays, les fréteurs ont assuré 3,7 % du transport aérien intérieur en 199157.
55 Pièce A-I-31. Au cours de l’argumentation finale, l’avocat d’Air Canada s’est opposé à l’utilisation des statistiques contenues dans ce document comme preuve de la part du marché. Les statistiques ont été compilées pour l’usage interne d’Air Canada. Dans les circonstances, nous ne voyons aucune raison de douter de leur exactitude ou de leur fiabilité et, à tout événement, nous serions enclins à les admettre en vertu de l’article 69 de la Loi.
56 Les passagers mentionnés sont ceux qui voyagent en provenance et à destination des paires de villes en question. Les passagers en correspondance, qui représentent en moyenne 25 % des passagers transportés, sont exclus. Presque tous les passagers en correspondance utilisent les services de transporteurs réguliers.
57 Pièce A-I-42. Ce renseignement est tiré d’un rapport de Statistique Canada, dont l’admissibilité a été contestée par l’avocat d’Air Canada. Nous sommes convaincus que le rapport est admissible en vertu du paragraphe 70(1) de la Loi. Dans ce cas-ci, le directeur n’a pas été tenu de déposer un certificat conformément au paragraphe 70(4) pour prouver l’authenticité du rapport, puisqu’Air Canada a admis cette authenticité. Un préavis a été dûment donné conformément à l’article 72.
Malgré l’objection d’Air Canada, savoir que ces deux ensembles de statistiques n’étaient pas prouvés, je suis plutôt enclin à penser le contraire. Les statistiques d’Air Canada ont été tirées de documents soumis par la compagnie au directeur, lequel les a produits à son tour lors de la communication des pièces. Elle en a reconnu l’authenticité, et il me semble qu’elles sont admissibles à ses dépens à titre d’aveu préjudiciable à son propre auteur.
Les données de Statistique Canada sont tirées de documents de cet organisme, et l’authenticité en a été reconnue. Je n’interprète pas le paragraphe 70(4) [mod., idem, art. 41] de la Loi, aux termes duquel « un certificat censé signé par le statisticien en chef du Canada … fait foi de son contenu sans qu’il soit nécessaire de prouver l’authenticité de la signature qui y est apposée ou la qualité officielle du signataire », comme prescrivant que toute preuve provenant de cette source soit accompagnée d’un certificat. Au contraire, je pense que cette disposition assure le moyen d’éviter la comparution du statisticien en chef dans tous les cas spéciaux où sa présence pourrait être nécessaire. Le paragraphe 70(1) prévoit que tout document contenant des renseignements statistiques « préparés ou publiés en vertu … de la Loi sur la statistique » est admissible en preuve dans toute procédure dont est saisi le Tribunal. À mon avis, cette disposition s’applique à toute donnée figurant dans une publication officielle de Statistique Canada. Après tout, la Loi sur le Tribunal de la concurrence prévoit, en son paragraphe 9(2), que « [d]ans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, il appartient au Tribunal d’agir sans formalisme, en procédure expéditive ».
Quoi qu’il en soit, il y a, à mon avis, abondamment d’autres preuves qui démontrent que Air Canada et Canadien sont les transporteurs dominants au Canada, et que la faillite de Canadien signifierait une diminution notable de la concurrence. Parmi ces autres preuves, on peut citer : (1) le témoignage par affidavit d’expert qu’en 1991, si on compte aussi leurs affiliés, Air Canada accaparait 55 p. 100, et Canadien 39 p. 100, du marché intérieur des vols réguliers (dossier d’appel, XLV, à la page 11274); (2) le témoignage d’expert que la part de la capacité intérieure globale au Canada est de 52 p. 100 et de 43 p. 100 respectivement pour Air Canada et Canadien (Transcription des débats, XVI, à la page 3076); (3) le témoignage du président honoraire d’Air Canada selon lequel si Canadien fait faillite, Air Canada serait débarrassée d’un [traduction] « grand concurrent » (ibid., à la page 3076); (4) le témoignage d’expert qu’une faillite de Canadien signifierait une diminution notable de la concurrence sur le marché intérieur du transport aérien si d’autres compagnies ne viennent pas prendre la relève (ibid., à la page 2966) et qu’en ce cas, Air Canada serait le transporteur dominant sur toutes les lignes intérieures du Canada (ibid., à la page 2976). Bien que ces témoignages portent pour la plus grande partie sur la situation d’ensemble du pays et non sur des lignes spécifiques, les faits rapportés, en particulier à la lumière du dernier témoignage cité, constituent la base sur laquelle le Tribunal peut s’appuyer pour appliquer les mêmes statistiques à toutes les grandes liaisons intérieures.
Force m’est de conclure que le Tribunal n’a pas fondé ses conclusions sur des preuves admises à tort, et que ces conclusions sont amplement justifiées par des preuves dont l’admissibilité est incontestée.
Nous avons aussi demandé aux parties de débattre pleinement les pouvoirs de redressement du Tribunal. L’argumentation a porté surtout sur la question de savoir si, dans le cadre de l’article 106, le Tribunal est confiné à ce que le directeur appelle les [traduction] « mesures de réparation au marteau-pilon » prévues à l’article 92, ou s’il faut donner son extension normale au pouvoir de « modifier » qu’il tient de l’article 106. J’ai déjà prononcé sur cette facette de la question des mesures de réparation.
En ce qui concerne sa compétence pour ordonner un dédommagement, le Tribunal est parvenu à la conclusion suivante :
Il n’existe pas de jurisprudence qui guiderait le Tribunal sur la nature et la portée du pouvoir que nous avons, lorsque nous modifions des ordonnances, d’imposer des conditions qui ont pour effet de changer les obligations contractuelles. Nous partons du principe que notre rôle consiste à protéger l’intérêt public en matière de concurrence plutôt que d’ordonner des mesures de redressement contractuelles aux parties privées, question qui relève clairement des tribunaux. Le pouvoir que le Parlement a accordé au Tribunal nous semble compatible avec celui d’intervenir, dans un cas approprié, dans des contrats qui ont des conséquences anticoncurrentielles de façon à rendre ces contrats inapplicables. Il est également raisonnable de présumer que le Parlement n’avait pas l’intention d’autoriser le Tribunal à ordonner un dédommagement lorsque, agissant dans l’intérêt public, il rompt délibérément des contrats d’intérêt privé. En conséquence, nous ne croyons pas que nous serions habilités à accorder un dédommagement à l’égard de la perte, pour Gemini ou pour d’autres, des avantages ultérieurs que le contrat de prestation de services leur aurait apportés s’il n’avait pas été résilié en application d’une ordonnance du Tribunal. Il ne nous appartient pas de déterminer si les cours supérieures des provinces peuvent néanmoins accorder des mesures de redressement de nature contractuelle dans le domaine du droit privé.
Toutefois, il nous apparaît raisonnable de dire que, compte tenu de son rôle lié à la protection de l’intérêt public, le Tribunal peut, lorsqu’il permet à une partie privée de résilier de façon unilatérale et à son propre avantage son contrat, imposer des conditions qui facilitent cette résiliation et atténuent le préjudice causé aux autres parties. De ce point de vue, et pour atteindre un juste équilibre entre les intérêts publics et privés, nous croyons que nous avons implicitement le pouvoir d’ordonner à Canadien, si elle est autorisée à résilier le contrat de prestation de services, de payer certains des frais de Gemini qui découlent de la résiliation et du transfert de la prestation de services. Ces frais sont décrits ci-après. Gemini serait cependant tenue de prendre les mesures nécessaires pour permettre à Canadien de procéder au transfert de la prestation de services.
Je conviens entièrement que le Tribunal devrait envisager l’affaire du point de vue de l’intérêt général, et non de l’intérêt des parties privées en cause. En fait, je pense que par le passage antérieur des motifs de sa décision majoritaire, le Tribunal a commis une erreur faute d’avoir distingué convenablement le point de vue public du directeur et celui d’une partie privée :
L’essentiel de cette question est de savoir jusqu’à quel point une partie à une ordonnance par consentement, y compris le directeur, devrait avoir le droit de résilier un règlement d’un litige parce que ce règlement est devenu, pour des raisons non envisagées à l’époque, moins avantageux que prévu pour les intérêts d’une partie ou du public. Bref, quelle est l’ampleur des risques que les parties à un règlement sous forme d’ordonnance par consentement devraient être prêtes à supporter? En 1989, les parties aux présentes ont accepté et le Tribunal a approuvé une entente permettant implicitement, sans l’exiger, l’existence de la société en commandite Gemini au moins jusqu’en 1997 et le maintien des liens de prestation de services entre les deux transporteurs aériens et Gemini jusqu’en 1999. Vers la date à laquelle l’ordonnance par consentement a été rendue, les deux lignes aériennes ont conclu volontairement, en se fondant sans doute sur les conditions de cette ordonnance, un nouveau contrat de prestation de services par lequel elles s’engageaient à demeurer liées à Gemini au moins jusqu’en 1999 en ce qui a trait à la prestation de services. Ces engagements comportaient des risques commerciaux que les parties commerciales ont assumés sans recourir au Tribunal. Dans quelle mesure le Tribunal devrait-il maintenant être habilité, contre la volonté des autres parties à ces contrats, à libérer le directeur de sa propre évaluation des risques pour l’intérêt public ou à libérer Canadien de son évaluation de ses risques commerciaux?
Le passage cité un peu plus haut est le rectificatif indiqué pour l’opinion ci-dessus.
Air Canada convient que le Tribunal n’a pas compétence pour ordonner le dédommagement, et estime que le redressement qu’il accorderait en ordonnant à Canadien d’assumer certains frais subis par Gemini par suite de la résiliation du contrat et du transfert du service de gestion interne ailleurs serait un dédommagement partiel, ce qui serait contraire à ce principe.
À mon avis, le Tribunal a correctement conclu qu’il ne pourrait accorder un dédommagement proprement dit. Cependant, les conditions qu’il aurait imposées au transfert du service de gestion interne de Canadien de Gemini à Sabre ne constitueraient pas un dédommagement, mais viseraient à réaliser l’objet de la modification. Ces conditions ne revêtaient pas toutes la forme de paiements mais comprenaient aussi la fixation du délai de préavis, l’obligation faite à Gemini de coopérer au transfert (aux frais de Canadien), de même que l’obligation faite à Canadien de rembourser à Gemini les frais effectivement subis pour la compression ainsi que les frais irréductibles tenant au service de gestion interne de Canadien. Ces conditions relevaient bien à mon avis de la compétence du Tribunal, elles étaient conformes à ce que le Tribunal lui-même avait présumé dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches : Loi sur la concurrence) c. Palm Dairies (1986), 12 C.P.R. (3d) 540 (Trib. conc.), ainsi que l’a interprété Madame le juge Reed dans les motifs de l’ordonnance par consentement, supra.
Le Tribunal n’a cependant pas compétence pour ordonner un dédommagement proprement dit, il n’a donc pas compétence pour imposer les conditions supplémentaires mêmes qu’a proposées IBM Canada Ltd. (IBM), bien que dans la mesure où les droits de concession et redevances que Gemini est tenue par contrat de payer à IBM pourraient être des frais irréductibles et inutiles pour Gemini, il soit possible d’y pourvoir indirectement.
V
Je me prononce pour l’accueil de l’appel et pour la modification de l’ordonnance en date du 22 avril 1993 du Tribunal de la concurrence, conformément au pouvoir que la Cour tient du sous alinéa 52c)(i) de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] pour rendre la décision que le Tribunal aurait dû rendre. Il faut modifier le contrat de gestion interne de façon à permettre à Canadien de retirer son service de gestion interne de Gemini aux conditions suivantes : (1) Canadien doit donner à Gemini un préavis de résiliation d’au moins douze mois; (2) Canadien doit rembourser à Gemini tous les frais occasionnés par l’opération de retrait ainsi que les frais que Gemini aurait à assumer pour couvrir les dépenses qui ne seraient plus nécessaires après le transfert du service de gestion interne de Canadien à Sabre, lesquelles dépenses devraient cesser le plus tôt possible; (3) Gemini doit coopérer au transfert du service de gestion interne de Canadien à Sabre; (4) en cas de désaccord sur les sommes à payer par Canadien, n’importe quelle partie pourra demander au Tribunal de les fixer. Je me prononce enfin pour le rejet de l’appel incident, sans frais supplémentaires.
[1] Voici le texte de l’art. 106 :
106. Le Tribunal peut annuler ou modifier une ordonnance rendue en application de la présente partie lorsque, à la demande du directeur ou de la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance a été rendue, il conclut que :
a) les circonstances ayant entraîné l’ordonnance ont changé et que, sur la base des circonstances qui existent au moment où la demande prévue au présent article est faite, l’ordonnance n’aurait pas été rendue ou n’aurait pas eu les effets nécessaires à la réalisation de son objet;
b) le directeur et la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance a été rendue ont consenti à une autre ordonnance.
[2] Voici le texte de l’art. 92 de la Loi :
92. (1) Dans les cas où, à la suite d’une demande du directeur, le Tribunal conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet :
a) dans un commerce, une industrie ou une profession;
b) entre les sources d’approvisionnement auprès desquelles un commerce, une industrie ou une profession se procure un produit;
c) entre les débouchés par l’intermédiaire desquels un commerce, une industrie ou une profession écoule un produit;
d) autrement que selon ce qui est prévu aux alinéas a) à c),
le Tribunal peut, sous réserve des articles 94 à 96 :
e) dans le cas d’un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement ou non :
(i) de le dissoudre, conformément à ses directives,
(ii) de se départir, selon les modalités qu’il indique, des éléments d’actif ou des actions qu’il indique,
(iii) en sus ou au lieu des mesures prévues au sous-alinéa (i) ou (ii), de prendre toute autre mesure, à condition que la personne contre qui l’ordonnance est rendue et le directeur souscrivent à cette mesure;
f) dans le cas d’un fusionnement proposé, rendre, contre toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement proposé ou non, une ordonnance enjoignant :
(i) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder au fusionnement,
(ii) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder à une partie du fusionnement,
(iii) en sus ou au lieu de l’ordonnance prévue au sous-alinéa (ii), cumulativement ou non :
(A) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance, de s’abstenir, si le fusionnement était éventuellement complété en tout ou en partie, de faire quoi que ce soit dont l’interdiction est, selon ce que conclut le Tribunal, nécessaire pour que le fusionnement, même partiel, n’empêche ni ne diminue sensiblement la concurrence,
(B) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance de prendre toute autre mesure à condition que le directeur et cette personne y souscrivent.
(2) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas qu’un fusionnement, réalisé ou proposé, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou qu’il aura vraisemblablement cet effet, en raison seulement de la concentration ou de la part du marché.
[3] Voici le texte de l’art. 105 :
105. Lorsqu’une demande d’ordonnance est faite au Tribunal en application de la présente partie et que le directeur et la personne à l’égard de laquelle l’ordonnance est demandée s’entendent sur le contenu de l’ordonnance en question, le Tribunal peut rendre une ordonnance conforme à cette entente sans que lui soit alors présentée la preuve qui lui aurait autrement été présentée si la demande avait fait l’objet d’une opposition.
[4] Le juge Hugessen, J.C.A., estime que l’objectif de la Loi, et en particulier de ses dispositions relatives aux fusionnements, favorise les solutions négociées par les parties et le directeur, « avec les directives et l’autorisation » du Tribunal. Je conviens que le résultat « manichéen » prescrit par le régime de la loi en cas d’absence de consentement représente un incitatif puissant qui pousse les parties à trouver par négociation des solutions « bien adaptées ». En l’espèce cependant, il n’y a pas eu d’accord, d’où l’application de l’art. 106a). Dans les circonstances présentes, un accord paraît peu probable. À l’opposé des cas habituels de demande sous le régime de l’art. 92, l’une des parties (Canadien) au fusionnement veut que celui-ci soit dissous, ce que ne veut pas Air Canada. Dans la grande majorité des demandes fondées sur l’art. 92, ni les parties ni le directeur ne favorisaient la dissolution ou la cession forcée d’actions ou d’éléments d’actif. En l’espèce, il me semble que l’intransigeance de deux des parties au moins fait que des négociations entre les parties ne donneraient peut-être aucun résultat, dans l’atmosphère qui règne en ce moment.
[5] L.R.C. (1985), ch. C-34.
[6] Comme ce serait le cas, par exemple, de la modification par consentement, sous le régime de l’art. 106b), d’une ordonnance rendue à l’origine en application de n’importe laquelle des dispositions de la partie VIII, autre que l’art. 92(1)e)(iii). Pareil consentement obvierait aussi, bien entendu, à la nécessité de satisfaire aux autres conditions prévues à l’art. 106a).
[7] Pour savoir jusqu’où le Tribunal est disposé à aller, voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches : Loi sur la concurrence) c. La Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (26 janvier 1990), no CT8903/390 (Trib. conc.) ([1990] D.T.C.C. no 1 (QL)).
[8] Le seul fondement légal évoqué était l’art. 8(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19 Partie I :
8. …
(2) Le Tribunal a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, ainsi que pour la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses ordonnances et toutes autres questions relevant de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives.
[9] Du point de vue purement juridique, l’appel incident n’est pas fondé et est inutile. Il est de droit constant qu’un appel ne s’attaque qu’au dispositif, non aux motifs, de la décision entreprise. Une fois que le Tribunal a conclu que les conditions prévues à l’art. 106a) n’étaient pas remplies, il a prononcé sur l’affaire, le reste n’étant, strictement parlant, que des observations incidentes. Ce point n’est d’ailleurs pas pertinent puisque l’ordonnance que je propose peut être rendue à juste titre dans l’appel principal, et il n’est pas question des frais et dépens.
[10] Cela n’a rien d’étonnant puisque, dans les motifs donnés à l’appui de l’ordonnance par consentement dont s’agit, le Tribunal avait fait publiquement savoir que son pouvoir de modifier n’était pas limité par l’art. 92.
[11] 5. …
(4) Une personne peut, après l’expiration de son mandat, continuer à exercer les pouvoirs d’un membre du Tribunal à l’égard de toute question dont elle avait été saisie au cours de son mandat.
[12] 97. Une demande ne peut pas être présentée en application de l’article 92 à l’égard d’un fusionnement qui est en substance complété depuis plus de trois ans.
[13] La compagnie mère de Canadien, PWA Corporation (PWA), s’est jointe à elle dans cette action. Je les désignerai collectivement par l’appellation « Canadien ».
[14] Gestion interne s’entend de la gestion des systèmes internes de réservation et d’inventaire des places, ainsi que des systèmes internes d’exploitation et d’enregistrement des passagers, chez les transporteurs aériens.
[15] Aux termes de l’art. 12(1)a) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, « seuls les juges qui siègent ont compétence pour trancher les questions de droit ».
[16] Ces deux dernières entités seront indifféremment appelées « American » dans le texte.
[17] Je ne mentionnerai pas la procédure de redressement judiciaire devant les tribunaux ontariens, laquelle ne présente à mon avis aucun rapport avec le litige soumis à la Cour.
[18] Dans Chambre de commerce de Jasper Park c. Gouverneur général en conseil, [1983] 2 C.F. 98 (C.A.), il a été jugé que le Cabinet ne pouvait se fonder sur son pouvoir de modifier pour ajouter une disposition étrangère, portant sur un autre sujet que l’ordonnance primitive. Le concept clé, comme je l’ai fait remarquer, est celui de rapport, qui permet de dire s’il s’agit du « même type d’ordonnance ».
[19] Les autres intimées ne partagent pas l’argument proposé par l’intimée Gemini, selon lequel le pouvoir de modifier les ordonnances par consentement, que prévoit l’art. 106, découle du pouvoir prévu à l’art. 105 au sujet de ces ordonnances. Je n’examinerai pas cet argument puisqu’il me paraît évident que l’art. 105 concerne exclusivement l’administration des preuves.