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[1994] 2 C.F. 176

T-3000-92

Lesley Cluff et Commission canadienne des droits de la personne (requérantes)

c.

Ministère de l’Agriculture et Michael Sage (intimés)

Répertorié : Cluff c. Canada (Ministère de l’Agriculture) (1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson—Ottawa, 28 octobre et 21 décembre 1993.

Droits de la personne — Demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal des droits de la personne a statué qu’il n’avait pas compétence pour entendre une plainte — La plaignante travaillait pour le ministère de l’Agriculture — Elle a organisé le congrès de la Farm Writers’ Association avec l’approbation et l’autorisation de ses supérieurs — Une partie de ses responsabilités dans le cadre du congrès consistait à s’occuper de l’accueil à la suite de réception — La plaignante affirme qu’elle a été victime d’actes de harcèlement sexuel de la part d’un employé de niveau supérieur du ministère de l’Agriculture à la suite de réception après 2 h du matin, en violation des art. 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne — Le Tribunal s’est concentré sur la question de savoir si le Ministère avait une autorité ou un contrôle sur l’organisation du congrès et sur celle de savoir si les fonctions quotidiennes de la plaignante l’obligeaient à organiser le congrès, pour déterminer si le harcèlement reproché n’était pas survenu dans le cadre de l’emploi ou en matière d’emploi — La principale question litigieuse est une question de droit — La norme d’analyse applicable est fondée sur la justesse de la décision — Le Tribunal n’a pas commis d’erreur dans son exposé des critères à appliquer pour trancher la question en litige — Le Tribunal a commis une erreur dans son application des critères, mais la Cour en arrive à la même conclusion — Peu de temps après que la suite de réception a été effectivement fermée, la plaignante a cessé d’agir dans le cadre de son emploi ou en matière d’emploi — Conclure autrement aurait pour effet d’imposer une responsabilité intolérable aux employeurs des personnes qui se déplacent et qui participent à des congrès.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le Tribunal des droits de la personne a statué qu’il n’avait pas compétence au motif que le harcèlement sexuel reproché n’était pas survenu dans le cadre de l’emploi de la plaignante ou en matière d’emploi et que, par conséquent, les articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’avaient pas été violés. Ces articles définissent certains actes discriminatoires qui sont commis « dans le cadre d’un emploi » ou « en matière d’emploi » et qui sont fondés sur un motif de distinction illicite, à savoir le sexe. La plaignante était une employée nommée pour une période déterminée qui travaillait à la Direction générale des communications au ministère de l’Agriculture. Avec l’approbation de son supérieur, elle en était venue à jouer un rôle actif au sein de l’Eastern Canada Farm Writers’ Association (ECFWA). Elle a été autorisée à organiser le congrès annuel de 1986 de l’ECFWA pendant ses heures normales de travail pourvu qu’elle ne néglige pas pour autant le travail qui lui était normalement assigné, à savoir la préparation de programmes radiophoniques. Le Ministère a payé ses frais d’inscription au congrès. Une partie de ses responsabilités dans le cadre du congrès consistait à s’occuper de l’accueil à la suite de réception. Pour des raisons d’ordre pratique, elle devait passer la nuit dans la chambre de la suite de réception. La plaignante affirme qu’elle a été victime d’actes de harcèlement sexuel de la part d’un employé de niveau supérieur de la Direction générale des communications du ministère de l’Agriculture à la suite de réception après 2 h du matin. La principale question litigieuse qui était soumise au Tribunal était celle de savoir si les actes reprochés de harcèlement étaient survenus « dans le cadre de l’emploi » ou « en matière d’emploi ». Le Tribunal a statué qu’un « employé agit dans le cadre de son emploi lorsque, au cours de la période visée par l’emploi, il poursuit (1) des activités qu’il pourrait habituellement ou raisonnablement poursuivre ou qu’il serait explicitement autorisé à poursuivre pendant cet emploi; (2) des activités que l’on peut raisonnablement et équitablement considérer comme des activités accessoires à l’emploi ou liées à celui-ci de façon logique et naturelle; (3) des activités dans le but d’accomplir ses devoirs envers son employeur; (4) des activités dans le but d’accomplir ses devoirs envers l’employeur, lorsque celui-ci exerce ou pourrait exercer une forme de contrôle sur ce que fait l’employé ». Le Tribunal s’est concentré sur la question de savoir si Agriculture Canada avait une autorité ou un contrôle sur l’organisation du congrès, et sur la question de savoir si les fonctions quotidiennes de la plaignante l’obligeaient à organiser cet événement et à y participer.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Le Tribunal n’avait pas compétence, compte tenu des faits spécifiques et uniques de la présente affaire.

La principale question litigieuse est une question de droit qui porte sur l’interprétation et l’application du droit aux faits. La norme d’analyse applicable est fondée sur la justesse de la décision et non sur son caractère raisonnable. Si l’on applique cette norme, le Tribunal n’a commis aucune erreur dans son énoncé des quatre critères applicables. Bien que la Cour en arrive au même résultat que le Tribunal compte tenu des faits uniques de la présente affaire, le Tribunal a commis une erreur en appliquant ces critères aux faits portés à sa connaissance et il a par conséquent commis une erreur de droit. Les activités poursuivies par la plaignante relativement au congrès étaient des activités connexes normales ou raisonnables qui pouvaient profiter tant au Ministère qu’à la plaignante. Le fait qu’Agriculture Canada n’ait ni contrôlé ni influencé l’ECFWA est sans importance. On peut raisonnablement et équitablement considérer que les activités poursuivies par la plaignante étaient accessoires à son emploi au sein du Ministère. Bien qu’il y ait lieu de douter que les activités en question satisfassent au troisième et au quatrième critères, cela ne tire pas à conséquence, parce que les critères sont disjonctifs. La déclaration du Tribunal selon laquelle « l’employé n’est plus considéré comme une personne qui agit dans le cadre de son emploi lorsqu’il poursuit des activités qui ne sont pas liées à celui-ci ou qui sont de nature personnelle » est d’une importance critique en ce qui concerne les faits de la présente affaire. Ce qui s’est produit après que, selon ce qu’on peut raisonnablement inférer, la suite de réception a été fermée, n’était pas lié à l’emploi de la plaignante. Avant 2 h et au moment où la suite de réception a effectivement été fermée ou peu de temps après, la plaignante a cessé d’agir dans le cadre de son emploi ou en matière d’emploi. Conclure autrement aurait pour effet d’imposer une responsabilité intolérable aux employeurs des personnes qui se déplacent dans le cadre de leur emploi et aux employeurs des personnes qui participent à des congrès au nom de leur employeur.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 2, 7, 14.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 17 C.H.R.R. D/349; 149 N.R. 1.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84; (1987), 40 D.L.R. (4th) 577; 8 C.H.R.R. D/4326; 87 CLLC 17,025; 75 N.R. 303.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le Tribunal des droits de la personne a statué (Cluff c. Canada (ministère de l’Agriculture), [1992] D.C.D.P. no 13 (Q.L.)) qu’il n’avait pas compétence pour entendre une plainte de harcèlement sexuel commis en violation des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne au motif que l’acte de harcèlement reproché n’est pas survenu dans le cadre d’un emploi ou en matière d’emploi. Demande rejetée.

AVOCATS :

Margaret Rose Jamieson pour la requérante, la Commission canadienne des droits de la personne.

Robert P. Hynes pour l’intimé, le ministère de l’Agriculture.

Personne n’a comparu pour l’intimé, Michael Sage.

PROCUREURS :

Services juridiques, Commission canadienne des droits de la personne, pour la requérante, la Commission canadienne des droits de la personne.

Le sous-procureur général du Canada, pour l’intimé, le ministère de l’Agriculture.

Low, Murchison, Ottawa, pour l’intimé, Michael Sage.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Gibson :

NATURE DE LA DEMANDE ET RÉPARATION DEMANDÉE

La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision numéro T.D. 13/92, rendue par le Tribunal des droits de la personne (le « Tribunal ») le 12 novembre 1992 [Cluff c. Canada (ministère de l’Agriculture) , [1992] D.C.D.P. no 13 (Q.L.)], par laquelle le Tribunal a accueilli la requête des intimés et a ordonné l’ajournement des procédures qui se déroulaient devant lui au motif que le Tribunal n’avait pas compétence pour entendre les plaintes de la requérante Lesley Cluff (la « plaignante »).

La réparation demandée est un bref de mandamus contre le Tribunal, vraisemblablement pour lui enjoindre d’exercer sa compétence relativement aux plaintes portées par la plaignante et de donner gain de cause à la plaignante sur le fond ou, à titre subsidiaire, une ordonnance annulant la décision du Tribunal et renvoyant l’affaire au Tribunal pour qu’il rende une décision conforme aux directives que la Cour estime appropriées.

MOYENS INVOQUÉS AU SOUTIEN DE LA DEMANDE

Les moyens invoqués au soutien de la demande sont énoncés dans les termes suivants dans l’avis de requête introductive d’instance :

[traduction]  1. Le Tribunal des droits de la personne a commis une erreur en refusant d’exercer sa compétence lorsqu’il a décidé qu’il n’avait pas compétence pour entendre les plaintes, étant donné que le harcèlement sexuel reproché n’était pas survenu « dans le cadre de [l’]emploi » de la plaignante, Lesley Cluff, ou « en matière d’emploi » et que, par conséquent, les articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’avaient pas été violés;

2.   Le Tribunal des droits de la personne a commis une erreur de droit en ce qu’il a appliqué de façon incorrecte les principes juridiques applicables et en ce qu’il n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve portés à sa connaissance en se concentrant sur la question de savoir si Agriculture Canada exerçait un pouvoir ou un contrôle à l’égard de la planification et de la direction du congrès annuel de 1986 de l’Eastern Canada Farm Writers Association et sur la question de savoir si, dans le cadre de ses fonctions quotidiennes, la plaignante, Lesley Cluff, était tenue d’organiser le congrès et d’y participer;

3.   Le Tribunal des droits de la personne a commis une erreur de droit en statuant que les réparations qui peuvent être obtenues en vertu de l’article 53 de la Loi canadienne sur les droits de la personne en cas de violation des articles 7 et 14 s’appliquent uniquement à l’employeur;

4.   Le Tribunal des droits de la personne a commis une erreur de droit en statuant que Michael Sage n’était pas assujetti aux articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne parce qu’il n’était pas l’employeur de Lesley Cluff;

5.   Le Tribunal des droits de la personne n’a pas exercé sa compétence en n’abordant pas la question des incidences du contexte lié à l’emploi des activités de l’auteur présumé du harcèlement, Michael Sage, sur la question de savoir si le harcèlement reproché était survenu « dans le cadre de [l’]emploi » ou « en matière d’emploi ».

Voici le libellé des articles 2, 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[1] (la « Loi ») :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer à employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;

b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;

c) en matière d’emploi.

(2) Pour l’application du paragraphe 1 et sans qu’en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

LES FAITS

La plaignante était, à l’époque en cause, agente d’information (employée IS-02 nommée pour une période déterminée) à la Direction générale des communications du ministère de l’Agriculture du gouvernement du Canada (« Agriculture Canada »). Son supérieur immédiat était le chef intérimaire des relations avec les médias d’Agriculture Canada. Les fonctions spécifiques de la plaignante consistaient à préparer des programmes radiophoniques. Avec l’approbation et l’appui de son supérieur immédiat et d’autres personnes de la Direction générale des communications, elle en était venue à jouer un rôle actif au sein du conseil de direction de l’Eastern Canada Farm Writers Association (ECFWA). Elle était chargée d’organiser le congrès annuel de 1986 de l’ECFWA (le « congrès ») et était autorisée par ses supérieurs à s’occuper de l’organisation du congrès pendant ses heures normales de travail à Agriculture Canada pourvu qu’elle ne néglige pas pour autant les tâches qui lui étaient normalement assignées. Agriculture Canada a payé ses frais d’inscription au congrès. Étant donné que le congrès avait lieu à Ottawa et qu’elle était domiciliée dans la région de la capitale nationale, c’était essentiellement la seule dépense liée à sa participation.

La plaignante a présidé le congrès qui s’est ouvert le vendredi 5 décembre 1986. Le même soir, un buffet a été servi dans le cadre du congrès.

À la suite du buffet qui a été servi dans l’hôtel où le congrès avait lieu, une suite de réception de l’hôtel était mise à la disposition des participants par l’ECFWA. Une partie des responsabilités de la plaignante, en sa qualité d’organisatrice et de présidente du congrès, consistait à s’occuper de l’accueil à la suite de réception. Comme on prévoyait que ses fonctions l’obligeraient à rester à l’hôtel tard ce soir-là et que ses activités du lendemain commenceraient tôt le matin, des dispositions avaient été prises pour que la plaignante puisse passer la nuit à l’hôtel dans la chambre de la suite de réception qui n’était séparée du reste de la suite que par une arcade, et non par une porte qui fermait à clef. Les dispositions prises au sujet de l’appelante avaient du bon sens, compte tenu de la nature de ses responsabilités d’organisatrice et de présidente et compte tenu du fait que le coût de la suite était déjà prévu dans les dispositions prises entre l’ECFWA et l’hôtel.

Les activités ont commencé vers 21 h dans la suite de réception. Peu de temps après minuit, la plupart des gens avaient quitté les lieux. Vers 2 h, le samedi matin, la plaignante s’est retrouvée seule dans la suite avec l’intimé Sage, qui était aussi un employé de la Direction générale des communications d’Agriculture Canada (employé permanent IS-05, donc d’un niveau de beaucoup supérieur à celui de la plaignante), et avec une autre personne du sexe masculin qui était un délégué provenant de l’extérieur du gouvernement du Canada. Comme la plaignante devait passer la nuit dans la suite, elle se trouvait dans une position difficile. C’est entre 2 h et peu de temps après 3 h que se seraient produits les actes de harcèlement qui auraient été commis contre la plaignante sur le fondement d’un motif illicite d’ordre sexuel.

QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

La principale question litigieuse qui était soumise au Tribunal était celle de savoir si les actes reprochés de harcèlement commis contre la plaignante sur le fondement d’un motif de distinction illicite étaient survenus « dans le cadre de [l’]emploi » au sens de l’article 7 de la Loi ou « en matière d’emploi » au sens de l’article 14 de la Loi.

Le Tribunal déclare :

Aucune des parties concernées en l’espèce n’a contesté le fait que l’acte reproché de harcèlement sexuel est survenu la nuit du 5 au 6 décembre 1986 à la suite de réception réservée pendant la conférence annuelle de la ECFWA. Cependant, leur désaccord portait presque uniquement sur la question de savoir si les activités poursuivies par la plaignante dans le cadre de cette conférence faisaient partie des tâches de Lesley Cluff comme employée de l’intimé Agriculture Canada. En conséquence, à notre avis, la requête préliminaire de l’intimé portait principalement sur une question de faits.

Je suis d’accord avec le Tribunal pour dire que la principale question litigieuse susmentionnée qui est paraphrasée dans l’extrait qui précède « portait principalement sur une question de faits », c’est-à-dire qu’elle dépend de l’interprétation que l’on donne de la situation de fait très unique qui était soumise au Tribunal et que j’ai déjà exposée. Cela ne veut pas dire que la principale question litigieuse est elle-même une question de fait.

Dans l’arrêt Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[2], le juge d’appel Robertson, qui écrivait au nom de la Cour, a déclaré [aux pages 311 et 312] :

On a défini la conclusion de fait comme la conclusion qu’un phénomène s’est produit, se produit ou se produira indépendamment de toute détermination concernant ses effets juridiques ou antérieurement à celle-ci; voir L. L. Jaffe, Judicial Control of Administrative Action, Boston : Little, Brown and Company, 1965, à la page 548. La question de droit a, quant à elle, été définie de nombreuses façons; voir par exemple P.J. Fitzgerald, Salmond on Jurisprudence, 12e éd., London : Sweet & Maxwell, 1966, à la page 10. C’est peut-être le professeur Wade qui définit le mieux le fondement sur lequel les questions de droit se distinguent nettement des questions de fait :

[traduction] Les questions de droit doivent être différenciées des questions de fait, mais il s’agit d’un cas où les règles ont pris différentes formes en raison de la manipulation judiciaire.

Selon la doctrine plus simple et plus logique reconnue dans de nombreux jugements, les questions de fait portent sur les faits principaux de l’affaire concernée, qui doivent être établis avant que soit appliqué le droit, soit les « faits qui sont observés par les témoins et établis par les témoignages », et auxquels devraient être ajoutés tous les faits qui sont de connaissance générale et dont la cour prendra connaissance d’office. La question de savoir si ces faits, une fois établis, répondent à une définition ou exigence juridique, doit être une question de droit puisqu’il s’agit alors de déterminer la façon d’interpréter et d’appliquer le droit aux faits établis. [Voir Wade, Administrative Law, 6e éd. (Oxford : Clarendon Press, 1988) aux pages 938 et 939].

Sur le fondement de ce précédent, je conclus que la principale question litigieuse est une question de droit, étant donné qu’elle porte sur l’interprétation et l’application du droit aux faits et aux allégations qui ont été soumis au Tribunal et qui me sont maintenant soumis.

Ayant conclu que la principale question litigieuse est une question de droit, l’extrait suivant des motifs prononcés par le juge La Forest dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop[3] énonce succinctement la norme d’analyse applicable en la matière :

L’expertise supérieure d’un tribunal des droits de la personne porte sur l’appréciation des faits et sur les décisions dans un contexte de droits de la personne. Cette expertise ne s’étend pas aux questions générales de droit comme celle qui est soulevée en l’espèce. Ces questions relèvent de la compétence des cours de justice et font appel à des concepts d’interprétation des lois et à un raisonnement juridique général, qui sont censés relever de la compétence des cours de justice. Ces dernières ne peuvent renoncer à ce rôle en faveur du tribunal administratif. Elles doivent donc examiner les décisions du tribunal sur des questions de ce genre du point de vue de leur justesse et non en fonction de leur caractère raisonnable.

Pour examiner la décision qu’a rendue le Tribunal en l’espèce « du point de vue de [sa] justesse », l’extrait suivant des motifs prononcés par le juge La Forest dans l’arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor)[4] est généralement instructif :

Suivant son art. 2, la Loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet au principe selon lequel tous ont droit à l’égalité des chances d’épanouissement, indépendamment des motifs de distinction illicites dont ceux fondés sur le sexe. Comme le juge McIntyre l’a expliqué récemment, au nom de la Cour, dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, on doit interpréter la Loi de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui la sous-tendent. Il s’agit là d’une tâche qui devrait être abordée non pas parcimonieusement mais d’une manière qui tienne compte de la nature spéciale d’une telle loi dont le juge McIntyre a dit qu’elle « n’est pas vraiment de nature constitutionnelle »; voir également Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, le juge Lamer, aux pp. 157 et 158. Bien sûr, ce que laisse entendre cette expression n’est pas que la loi en cause est en quelque sorte enchâssée dans la Constitution, mais plutôt qu’elle exprime certains objectifs fondamentaux de notre société. Plus récemment encore, dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (l’arrêt Action Travail des Femmes), [1987] 1 R.C.S. 1114, le juge en chef Dickson a souligné la nécessité de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits énoncés dans ladite loi, conformément à la Loi d’interprétation qui exige que les lois soient interprétées de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets.

Il vaut la peine de répéter que, de par son texte même, la Loi (à l’art. 2) vise à « donner effet » au principe de l’égalité des chances pour tous en supprimant les distinctions injustes. Son but premier n’est pas de punir ceux qui pratiquent la discrimination. À la page 547 de l’arrêt O’Malley, le juge McIntyre exprime la même idée en ces termes :

Le Code vise la suppression de la discrimination. C’est là l’évidence. Toutefois, sa façon principale de procéder consiste non pas à punir l’auteur de la discrimination, mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination. C’est le résultat ou l’effet de la mesure dont on se plaint qui importe.

Puisque la Loi s’attache essentiellement à l’élimination de toute discrimination plutôt qu’à la punition d’une conduite antisociale, il s’ensuit que les motifs ou les intentions des auteurs d’actes discriminatoires ne constituent pas une des préoccupations majeures du législateur. Au contraire, la Loi vise à remédier à des conditions socialement peu souhaitables, et ce, sans égard aux raisons de leur existence.

D’une façon qui s’applique plus spécifiquement à la présente affaire, le juge La Forest poursuit en déclarant, à la page 92 de l’arrêt Robichaud :

Il semblerait plus raisonnable et plus conforme à l’objet de la Loi d’interpréter l’expression « in the course of employment » que l’on trouve dans le texte anglais de l’article, comme signifiant « relié aux fonctions ou à l’emploi », surtout quand cette expression est précédée par les mots « directly or indirectly » (« directement ou indirectement »). Fait intéressant, en interdisant en milieu de travail la discrimination fondée sur « un handicap physique » (art. 3), le législateur a utilisé l’expression « en matière d’emploi ».

Tout doute qui pourrait subsister à cet égard est complètement dissipé par la nature des redressements prévus pour donner effet aux principes et aux politiques énoncés dans la Loi. Cela est d’autant plus révélateur que la Loi, nous l’avons vu, ne vise pas à déterminer la faute ni à punir une conduite. Elle est de nature réparatrice. Elle vise à déceler les actes discriminatoires et à les supprimer. Pour ce faire, il faut que les redressements soient efficaces et compatibles avec la nature « quasi constitutionnelle » des droits protégés.

En tenant compte de l’arrêt Robichaud, le Tribunal a établi pour lui-même les critères suivants pour déterminer si l’acte ou les actes reprochés de harcèlement sexuel étaient survenus dans le cadre de l’emploi de la plaignante (ainsi que, vraisemblablement, en matière d’emploi) :

l’employé agit dans le cadre de son emploi lorsque, au cours de la période visée par l’emploi, il poursuit

(1) des activités qu’il pourrait habituellement ou raisonnablement poursuivre ou qu’il serait explicitement autorisé à poursuivre pendant cet emploi;

(2) des activités que l’on peut raisonnablement et équitablement considérer comme des activités accessoires à l’emploi ou liées à celui-ci de façon logique et naturelle;

(3) des activités dans le but d’accomplir ses devoirs envers son employeur;

(4) des activités dans le but d’accomplir ses devoirs envers l’employeur, lorsque celui-ci exerce ou pourrait exercer une forme de contrôle sur ce que fait l’employé;

l’employé agit encore dans le cadre de son emploi lorsqu’il poursuit, intentionnellement ou non, avec ou sans autorisation et avec ou sans l’approbation de son employeur, des activités qui sont discriminatoires au sens de la LCDP et qui sont liées d’une façon ou d’une autre à l’emploi. Cependant, l’employé n’est plus considéré comme une personne qui agit dans le cadre de son emploi lorsqu’il poursuit des activités qui ne sont pas liées à celui-ci ou qui sont de nature personnelle.

Appliquant une norme d’analyse fondée sur la justesse, je ne vois aucune erreur dans cet énoncé des critères applicables. Cependant, bien que j’arrive au même résultat que le Tribunal compte tenu des faits uniques de la présente affaire, j’arrive à ce résultat pour des motifs différents. Je conclus que le Tribunal a commis une erreur en appliquant les critères qui précèdent aux faits qui étaient portés à sa connaissance et qu’il a par conséquent commis une erreur de droit en déterminant si, de façon générale, les activités poursuivies par la plaignante en ce qui concerne l’organisation et la présidence du congrès de l’ECFWA ont été exercées dans le cadre de son emploi ou en matière d’emploi.

Les quatre critères énumérés sont disjonctifs, et non conjonctifs. En ce qui concerne le premier critère, je conclus que, de façon générale, les activités poursuivies par la plaignante relativement au congrès étaient des activités qu’elle pouvait habituellement ou raisonnablement poursuivre ou être autorisée à poursuivre dans le cadre de son emploi à la Direction générale des communications d’Agriculture Canada. Il est vrai que les activités en question débordaient le cadre habituel des fonctions qu’elle exerçait au sein de la Direction générale des communications, mais si elle était prête à les exercer, et si ses supérieurs étaient disposés à l’autoriser et à l’encourager à les poursuivre—comme il semble de toute évidence que c’était le cas1je n’ai aucune hésitation à conclure qu’il s’agissait d’activités connexes normales et raisonnables qui pouvaient profiter à Agriculture Canada et qui pouvaient vraisemblablement favoriser la carrière de la plaignante. Le fait qu’Agriculture Canada n’ait ni contrôlé ni même influencé l’ECFWA ou son congrès est, à mon sens, sans importance. Je ne doute pas qu’Agriculture Canada était susceptible de profiter de la contribution volontaire de l’une de ses employés qui consacrait ses talents à l’organisation et à la présidence du congrès de l’ECFWA.

Je viens à la même conclusion en ce qui concerne le deuxième critère. On peut raisonnablement et équitablement considérer que les activités poursuivies par la plaignante étaient accessoires à son emploi au sein de la Direction générale des communications d’Agriculture Canada.

Il y a lieu de douter que les activités en question satisfassent au troisième et au quatrième critères, mais cela ne tire pas à conséquence. Ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, les critères sont disjonctifs.

Mais ce n’est pas tout. La dernière phrase des critères précités est d’une importance critique en ce qui concerne les faits de la présente affaire. Je la cite à nouveau : « Cependant, l’employé n’est plus considéré comme une personne qui agit dans le cadre de son emploi lorsqu’il poursuit des activités qui ne sont pas liées à celui-ci ou qui sont de nature personnelle. » Peut-on affirmer que ce qui se serait produit vraisemblablement derrière une porte fermée à clef après que, selon ce qu’on peut raisonnablement inférer, la suite de réception a été fermée, n’est « pas lié … à [l’]emploi [de la plaignante] », ou ces activités ne constituent-elles que le prolongement des activités qui, selon ce que j’ai conclu, ont été poursuivies dans le cadre de l’emploi ou en matière d’emploi? En posant la question et en concluant que je dois donner une réponse défavorable à la plaignante, je suis bien conscient de l’obligation que j’ai d’interpréter la Loi « … de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de [ses] objets[5]. » Par ailleurs, je ne dénigre nullement le comportement de la plaignante, je ne critique pas sa conduite et je ne laisse pas entendre qu’elle a été de quelque façon que ce soit l’artisan du malheur dont elle se prétend victime. Quelqu’un l’a peut-être laissée tomber. Quelqu’un aurait peut-être dû prévoir qu’elle risquait de se retrouver dans la situation qui se serait produite entre 2 h et 3 h cette nuit-là, et aurait dû prendre des précautions pour s’assurer qu’après la fermeture de la suite de réception, elle serait en sécurité dans la suite qui devait lui servir de lieu d’hébergement pour la nuit. Si quelqu’un a manqué à cet égard, je conclus que ce n’est pas Agriculture Canada. Au cours de la nuit en question, avant 2 h et au moment où la suite de réception a effectivement été fermée ou peu de temps après, la plaignante a cessé d’agir dans le cadre de son emploi ou en matière d’emploi. Conclure autrement aurait pour effet d’imposer une responsabilité intolérable aux employeurs des personnes qui se déplacent dans le cadre de leur emploi et aux employeurs des personnes qui participent à des congrès et autres événements du genre au nom de leur employeur.

DISPOSITIF ET COMMENTAIRE FINAL

Sur le fondement de l’analyse qui précède, je conclus, à l’instar du Tribunal, mais pour des motifs différents, que le Tribunal n’avait pas compétence, compte tenu des faits spécifiques et uniques qui ont été portés à ma connaissance. Je rejette donc la présente demande de contrôle judiciaire.

Je m’estime obligé de faire une dernière observation. Juste avant d’arriver à sa conclusion, le Tribunal déclare : « … ce qui est encore plus important, Michael Sage n’était pas l’employeur de Lesley Cluff et n’est donc pas assujetti aux articles 7 et 14 de la LCDP, qui constituent le fondement des présentes plaintes. » Reconnaissant que ce qui suit n’est nullement essentiel à la décision que je rends en l’espèce, je tiens à préciser que je ne suis pas d’accord avec cette conclusion.



[1] L.R.C. (1985), ch. H-6.

[2] [1994] 1 C.F. 298 (C.A.).

[3] [1993] 1 R.C.S. 554, à la p. 585.

[4] [1987] 2 R.C.S. 84, aux p. 89 et 90.

[5] Arrêt Robichaud, précité.

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