[1994] 2 C.F. 65
A-877-92
Slavko Ciric et Slavica Ciric (requérants)
c.
Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Ciric c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)
Section de première instance, juge Cullen—Toronto, 2 décembre; Ottawa, 13 décembre 1993.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la CISR a conclu que les requérants n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention — Les requérants, qui sont serbes, ont quitté la Yougoslavie pour éviter la conscription — Ils ne s’opposaient pas à la guerre lorsqu’elle était destinée à protéger la souveraineté nationale, mais ils s’y opposaient lorsqu’il s’agissait de se battre contre des compatriotes — Ils ont affirmé que la peine infligée aux déserteurs étaient la peine de mort — La Commission a commis une erreur en concluant que les requérants se verraient uniquement infliger une amende, et en omettant de tenir compte de la preuve concernant la condamnation internationale de la violation des règles de conduite les plus élémentaires en Yougoslavie — Le critère formulé par la C.A.F. dans Zolfagharkhani, selon lequel il fallait déterminer si la loi d’application générale revêt un caractère de persécution, a été appliqué — La conscription des réservistes serbes constitue de la persécution.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait conclu que les requérants n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Les requérants, un mari et sa femme, étaient des Serbes qui avaient vécu en Yougoslavie jusqu’en 1991. Ils avaient tous les deux servi dans l’armée yougoslave et faisaient partie de la réserve. En juin 1991, la guerre civile a éclaté et une mobilisation générale des hommes serbes âgés de 18 à 60 ans a été décrétée. Les requérants ne s’opposaient pas à faire la guerre pour protéger la souveraineté de la Yougoslavie, mais ils s’opposaient à se battre contre leurs compatriotes. Ils ont affirmé que s’ils retournaient en Yougoslavie, ils seraient contraints à participer à la guerre civile, emprisonnés ou exécutés parce qu’ils avaient déserté. Le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCNUR prévoit que le statut de réfugié peut être accordé aux personnes qui ont des objections à l’égard du service militaire pour d’authentiques raisons de conscience. La Commission a statué qu’étant donné que les requérants ne s’opposaient pas à porter les armes dans tous les cas, puisqu’ils avaient autrefois servi dans l’armée, leur réticence à se battre contre d’autres groupes ethniques en Yougoslavie ne constituait pas un motif suffisant permettant d’éviter de continuer à effectuer leur service militaire, de sorte que cela constitue un motif permettant de revendiquer le statut de réfugié. Le Guide dit en outre que lorsque l’action militaire est condamnée par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, la peine prévue pour la désertion ou l’insoumission peut être considérée comme une persécution. La Commission avait à sa disposition les rapports de divers organismes internationaux qui dénonçaient les atrocités commises en Yougoslavie, y compris les massacres extrajudiciaires, mais elle a statué qu’il n’existait pas suffisamment de preuves que l’action militaire en cours en Yougoslavie était condamnée par la communauté internationale parce qu’elle était contraire aux règles de conduite les plus élémentaires. La Commission a conclu que les requérants se verraient simplement infliger une amende pour avoir violé une loi d’application générale, et qu’ils ne feraient donc pas face à une possibilité sérieuse de persécution. Il s’agissait de savoir si la Commission avait fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée tirée d’une façon abusive et arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait et si elle avait omis d’appliquer le critère approprié pour déterminer si les requérants craignaient avec raison d’être persécutés plutôt que d’être assujettis à des poursuites.
Jugement : la demande doit être accueillie.
La Commission n’a pas remis en question la crédibilité des requérants et n’a pas laissé entendre que ceux-ci faisaient des conjectures au sujet de la peine qu’ils se verraient infliger s’ils retournaient en Yougoslavie. S’ils étaient renvoyés dans leur pays, les requérants seraient passibles d’une peine d’emprisonnement ou de mort, et non d’une amende. Il était impossible d’imaginer que dans cette guerre civile la plus dépravée qui soit, la Commission eût pu conclure que les requérants seraient uniquement passibles d’une amende. La Commission n’a pas saisi un fait important, à savoir que la loi permettait la persécution. Elle a également commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve de la condamnation internationale de la situation existant en Yougoslavie. Les Nations Unies ne s’étaient pas empressées de condamner les atrocités commises de toutes parts, mais Amnistie Internationale, Helsinki Watch et le CICR avaient tous fait des déclarations que la Commission aurait dû considérer comme une condamnation par la communauté mondiale. En minimisant les blessures, les meurtres, les actes de torture et l’emprisonnement, la Commission a traité la preuve dont elle disposait d’une façon arbitraire et abusive. Elle n’a pas tiré sa conclusion par rapport à la totalité de la preuve, ce qui constituait une erreur de droit.
Dans Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), la C.A.F. a énoncé les lignes directrices suivantes, permettant de déterminer si une loi ordinaire d’application générale revêt le caractère de persécution : (1) l’objet ou le principal effet de la loi, plutôt que la motivation du demandeur, est pertinente lorsqu’il s’agit de trancher la question de la persécution; (2) la neutralité de la loi doit être jugée objectivement par les cours et les tribunaux canadiens; (3) il incombe au demandeur de montrer que la loi revêt un caractère de persécution; (4) il faut prouver que la loi, et non le régime, revêt le caractère de persécution. En l’espèce, la loi prévoit la mobilisation obligatoire des réservistes serbes appelés à se battre contre leurs compatriotes. Le critère énoncé dans Zolfagharkhani a été satisfait.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1; L.C. 1992, ch. 49, art. 1).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES :
Musial c. Le Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 1 C.F. 290; (1981), 38 N.R. 55 (C.A.); Padilla c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F.); Camara c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 145 (C.A.F.).
DOCTRINE
Hathaway, James C. The Law of Refugee Status, Toronto : Butterworths, 1991.
Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés, Genève, septembre 1979.
DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE de la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a statué que les requérants n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Demande accueillie.
AVOCATS :
Harvey S. Savage pour les requérants.
Rosemary Muzzi pour l’intimé.
PROCUREURS :
Hoppe, Jackman, Toronto, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Cullen : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a conclu, le 13 avril 1992, que les requérants n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (dans sa forme modifiée jusqu’en 1992 [L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1; L.C. 1992, ch. 49, art. 1] (la Loi ).
Ce dossier a été inscrit au rôle en vertu de l’instruction 17 du juge en chef. L’autorisation relative au contrôle judiciaire a été accordée par le juge MacGuigan, de la Cour d’appel fédérale, le 14 juillet 1992.
LES FAITS
Les requérants, Slavko Ciric, et sa femme, Slavica Ciric, allèguent être des réfugiés au sens de la Convention du fait de leur nationalité, de leurs opinions politiques et de leur appartenance à un groupe social. Slavco Ciric est le requérant principal et Slavica Ciric fonde sa revendication sur les mêmes motifs et sur les mêmes événements que ceux qui sont décrits par son conjoint. Les requérants sont serbes et, jusqu’au mois d’août 1991, ils habitaient à Kikinda (Yougoslavie). Slavco Ciric avait servi dans l’armée yougoslave pendant un an, en 1987-1988, et faisait partie de la réserve depuis lors. Slavica Ciric avait servi dans l’armée yougoslave pendant trois mois et faisait partie de la réserve depuis 1986. Pendant qu’ils étaient dans l’armée, aucune distinction n’était faite entre les Serbes, les Croates, les Slovéniens, les Macédoniens ou d’autres groupes nationaux ou ethniques. Un grand nombre de leurs amis intimes venaient de la Slovénie et de la Croatie. Les requérants ne s’opposaient pas à faire la guerre si la Yougoslavie était menacée par un pays étranger, mais ils estimaient que c’était tout autre chose de faire la guerre à leurs propres compatriotes.
En juin 1991, la guerre civile a été déclenchée et une mobilisation générale des Serbes de sexe masculin âgés de 18 à 60 ans a été décrétée. On a signalé que des soldats entraient dans des maisons au milieu de la nuit et informaient les hommes serbes qu’ils devaient partir immédiatement pour aller se battre. Pour éviter la mobilisation, les requérants ne sont pas demeurés dans une résidence plus de quelques jours à la fois. On a dit aux requérants que les Croates avaient attaqué les Serbes tout le long des frontières communes, mais les requérants ne croyaient pas cette [traduction] « propagande gouvernementale ». Les requérants croient que les Croates veulent qu’un État distinct soit créé. S’il n’existe aucune façon pacifique de le faire, les requérants ne veulent pas prendre part à une guerre contre leurs amis et frères.
En août 1991, les requérants ont obtenu des visas de l’ambassade du Canada, à Belgrade, leur permettant de visiter une sœur qui habitait Toronto. Ils sont arrivés au Canada le 19 septembre 1991 et ont revendiqué le statut de réfugiés. Depuis leur arrivée à Toronto, les requérants ont été informés par des membres de leur famille en Yougoslavie que près de 75 p. 100 des adultes de sexe masculin à Kikinda avaient été mobilisés et que l’armée exigeait que les hommes de soixante ans subissent des physitests pour déterminer s’ils pouvaient se battre.
Les requérants n’appuient pas la position du gouvernement yougoslave (serbe). Ils affirment que s’ils retournent en Yougoslavie, ils seront contraints à prendre part à la guerre civile ou qu’ils seront punis par le gouvernement et les militaires.
LA DÉCISION DE LA COMMISSION
La Commission a d’abord examiné la question de savoir si le fait de s’opposer au service militaire pouvait servir de fondement à la revendication du statut de réfugié. Elle a cité le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCNUR et un ouvrage du professeur Hathaway intitulé The Law of Refugee Status. Le Guide dit [à la page 45] que « les États contractants sont libres, s’ils le désirent, d’accorder le statut de réfugié aux personnes qui ont des objections à l’égard du service militaire pour d’authentiques raisons de conscience ». De même, le professeur Hathaway affirmait que le droit de formuler une objection de conscience au service militaire était une partie naissante du droit international des droits de l’homme.
La Commission estimait que les requérants ne s’opposaient pas à porter les armes dans toutes les circonstances puisqu’ils avaient autrefois servi dans l’armée yougoslave et que le requérant avait témoigné qu’il ferait la guerre pour défendre son pays contre un autre pays. Elle a rejeté la revendication des requérants pour les motifs suivants :
[traduction] Leur réticence à se battre contre d’autres groupes ethniques en Yougoslavie à elle seule, aussi sincère soit-elle, ne constitue pas un motif suffisant leur permettant d’éviter de continuer à effectuer leur service militaire et de revendiquer le statut de réfugié. [Page 4 des motifs.]
La Commission s’est ensuite demandée si le fait de s’opposer à une action militaire particulière pouvait être suffisant pour qu’on puisse revendiquer le statut de réfugié. Le Guide du HCNUR dit [à la page 44] que « Toutefois, lorsque le type d’action militaire auquel l’individu en question ne veut pas s’associer est condamné par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, la peine prévue pour la désertion ou l’insoumission peut, compte tenu de toutes les autres exigences de la définition, être considérée en soi comme une persécution. » La Commission a examiné la question de la guerre civile en Yougoslavie et a conclu ceci :
[traduction] De l’avis de la Commission, rien ne montre que l’action militaire en cours en Yougoslavie soit condamnée par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, de sorte que cela constitue un motif permettant à l’intéressé d’éviter d’effectuer son service militaire et de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention. [Page 5 des motifs.]
Les requérants ont dit que s’ils retournaient en Yougoslavie, ils seraient emprisonnés ou exécutés pour avoir quitté leur pays. Citant un article d’Amnistie Internationale, la Commission a fait remarquer que des procédures criminelles seraient engagées uniquement contre les officiers et les réservistes qui avaient emporté leurs armes avec eux lorsqu’ils avaient déserté. Tout autre déserteur se verrait infliger une peine administrative, c.-à-d. une amende. La Commission a conclu qu’étant donné que les requérants avaient quitté la Yougoslavie avant la mobilisation, ils n’avaient probablement pas d’armes avec eux et se verraient uniquement imposer une amende s’ils retournaient dans leur pays.
La Commission a conclu ceci :
[traduction] Le tribunal n’est pas convaincu que, s’ils retournaient en Yougoslavie, les intéressés feraient face à une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs énoncés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention ». [Page 6 des motifs.]
POINTS LITIGIEUX
1. La Commission a-t-elle fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée qu’elle a tirée d’une façon abusive et arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en ce sens qu’elle a omis d’appliquer le critère approprié pour déterminer si le requérant craignait avec raison d’être persécuté plutôt que d’être assujetti à des poursuites?
ARGUMENTS DES REQUÉRANTS
I. Conclusion de fait erronée et omission de tenir compte de la preuve
Les requérants soutiennent que la Commission a commis une erreur en cherchant à considérer le fait qu’ils refusaient de participer à la guerre contre leurs compatriotes comme une objection de conscience. La Commission a omis de prendre en considération ou n’a pas suffisamment évalué le véritable motif pour lequel les requérants ne voulaient pas être mobilisés, à savoir qu’il leur répugnait d’être contraints à se battre contre leurs compatriotes. Les requérants ont expressément dit qu’ils favorisaient des négociations pacifiques et qu’ils n’appuyaient pas la position du gouvernement yougoslave. Le fait que les requérants ont formulé une objection contre la guerre est une circonstance dont il faut tenir compte dans le cadre d’une analyse appropriée, et la question de savoir si une personne est un objecteur de conscience n’est pas nécessairement la principale question à prendre en considération afin de déterminer si la demande découle de la crainte d’être persécuté plutôt que d’être assujetti à des poursuites.
Les requérants soutiennent que la Commission a commis une erreur en omettant de tenir compte de la preuve selon laquelle les actions du gouvernement pendant la guerre étaient condamnées parce qu’elles étaient contraires aux règles de conduite élémentaires. Certains rapports de Helsinki Watch, d’Amnistie Internationale et du CICR au sujet des atrocités commises, notamment des massacres extrajudiciaires, ont été présentés à la Commission; ils montraient qu’il existait une condamnation externe, internationale des actions qui étaient contraires aux règles de conduite élémentaires selon toutes les normes applicables en droit international ou dans le droit interne. Étant donné que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve de la condamnation internationale de la violation des règles de conduite élémentaires, elle a également commis une erreur en omettant de considérer pareille condamnation comme se rapportant à la revendication du requérant : Musial c. Le Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 1 C.F. 290 (C.A.).
La Commission a commis une erreur en acceptant sans réserve la source militaire citée dans le rapport d’Amnistie Internationale, selon laquelle les requérants, par suite de leur désertion, étaient passibles d’une amende. La Commission a omis de tenir compte de la preuve contraire : les déclarations des requérants, les comptes rendus des atrocités commises par les militaires, et le fait que la loi permettait l’emprisonnement des personnes qui refusaient d’effectuer leur service militaire en raison de leurs convictions. Les déclarations des requérants, à savoir qu’ils avaient eu la chance de quitter le pays avant d’être appelés, ont été interprétées à tort par la Commission comme laissant entendre que ceux-ci estimaient avoir de la chance d’être partis sans emporter d’armes. De fait, les requérants estimaient qu’ils avaient eu de la chance puisqu’ils étaient partis avant d’être contraints à participer à une guerre qui leur répugnait moralement.
II. Le critère relatif à la crainte de poursuites judiciaires par opposition au critère relatif à la crainte de persécution
Les requérants soutiennent que les arrêts ont abandonné l’analyse restrictive, dans laquelle la légitimité du droit étranger était intégralement acceptée, en faveur de la méthode inclusive. La méthode inclusive commence dans chaque cas par l’examen des raisons pour lesquelles l’intéressé a violé la loi et de celles pour lesquelles l’État a adopté ou appliqué la loi. Si certains éléments de preuve laissent entendre l’existence d’un lien entre la perpétration d’une infraction par l’intéressé et au moins l’un des motifs prévus par la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention », l’analyse se poursuivrait de façon à permettre de déterminer si l’intéressé craint d’être persécuté, et ce, que le lien apparaisse dans les raisons de l’intéressé ou dans celles de l’État : Padilla c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F.) et Camara c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 145 (C.A.F.). En outre, la méthode inclusive est compatible avec le point de vue d’auteurs éminents comme Goodwin-Gill et Grahl-Madsen.
En l’espèce, la Commission a commis une erreur en appliquant l’analyse la plus restrictive. Elle a omis d’examiner minutieusement toutes les circonstances de l’affaire et, en particulier, les motifs du requérant, lorsqu’elle s’est demandée s’il avait raison de craindre d’être persécuté.
CONCLUSION
Il importe de noter que la Commission n’a pas remis en question la crédibilité des requérants et n’a pas laissé entendre qu’ils faisaient des conjectures au sujet de la peine qui leur serait infligée, en tant que Serbes, s’ils retournaient dans leur pays. Je reconnais donc incontestablement que la Commission a mal interprété les déclarations des requérants, en disant qu’ils avaient eu de la chance en quittant le pays avant d’être appelés, alors que ce que les requérants voulaient dire c’est qu’ils avaient eu de la chance en partant avant d’être contraints à participer à une guerre qui leur répugnait moralement. De plus, s’ils retournaient dans leur pays, ils ne seraient pas passibles d’une amende, mais plutôt d’une peine d’emprisonnement, et peut-être de mort, puisque dans cette guerre civile, on attache si peu d’importance à la vie. Ici encore, les requérants peuvent difficilement être décrits comme des « objecteurs de conscience », parce qu’ils étaient prêts à servir dans les forces armées yougoslaves et que, de fait, ils en avaient fait partie, mais pour protéger la souveraineté nationale si elle était menacée et non pour porter les armes contre leurs amis. Dans ce cas-ci, ils ont clairement pris des dispositions pour éviter la conscription, qui, fait important, se faisait en rassemblant les gens qui étaient capables de se battre. Pour échapper à ce processus, ils se sont cachés et sont par la suite venus au Canada. À mon avis, la Commission n’a pas saisi ce fait important, à savoir que la loi permettait la persécution et que, même si cela ne ressortait pas clairement de la loi elle-même, son effet était clair.
Je crois que les requérants ont raison d’affirmer que la Commission a commis une erreur en omettant de tenir compte de la preuve de la condamnation internationale de la situation existant en Yougoslavie. La conclusion de la Commission, selon laquelle il n’y avait pas suffisamment de preuves que les opérations militaires en cours en Yougoslavie étaient condamnées par la communauté internationale, de sorte que cela autorisait les requérants à éviter le service militaire, va à l’encontre de la preuve dont elle disposait. Cette preuve comprenait des rapports de Helsinki Watch, d’Amnistie Internationale et du CICR ainsi que le propre témoignage non contredit du requérant. On ne peut donc pas dire que la Commission a tiré sa conclusion en tenant compte de la preuve dans son ensemble, de sorte que cela équivaut à une erreur de droit.
En ce qui concerne la conclusion de la Commission selon laquelle les requérants seraient simplement punis pour avoir violé une loi d’application générale, applicable aux réservistes, la Cour d’appel a récemment fait certaines remarques, dans l’arrêt Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540, au sujet des objecteurs de conscience et de la crainte de persécution par opposition à la crainte de poursuites judiciaires. Les faits de cette affaire-là étaient semblables à ceux de l’espèce. Le requérant était un Iranien qui s’opposait au recours à la guerre chimique contre ses compatriotes kurdes, et qui s’opposait donc à faire partie des gardiens de la révolution.
En examinant l’arrêt Musial, précité, qui a souvent été cité, en ce qui concerne la question des poursuites judiciaires par opposition à la persécution, ainsi que d’autres arrêts de la Cour portant sur les méthodes restrictive et inclusive, le juge MacGuigan a déclaré ceci, à la page 552 :
Après cet examen du droit, je m’aventure maintenant à exposer quelques propositions générales relatives au statut d’une loi ordinaire d’application générale lorsqu’il s’agit de trancher la question de la persécution :
1) La définition légale de réfugié au sens de la Convention rend l’objet (ou tout effet principal) d’une loi ordinaire d’application générale, plutôt que la motivation du demandeur, applicable à l’existence d’une persécution.
2) Mais la neutralité d’une loi ordinaire d’application générale, à l’égard des cinq motifs d’obtention du statut de réfugié, doit être jugée objectivement par les cours et les tribunaux canadiens lorsque cela est nécessaire.
3) Dans cet examen, une loi ordinaire d’application générale, même dans des sociétés non démocratiques, devrait, je crois, être présumée valide et neutre, et le demandeur devrait être tenu, comme c’est généralement le cas dans les affaires de réfugiés, de montrer que les lois revêtent, ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution.
4) Il ne suffira pas au demandeur de montrer qu’un régime donné est généralement tyrannique. Il devra plutôt prouver que la loi en question a un caractère de persécution par rapport à un motif énoncé dans la Convention.
En l’espèce, la loi mentionnée prévoit l’enrôlement obligatoire des hommes et des femmes réservistes serbes appelés à se battre contre leurs compatriotes. Les requérants n’ont manifesté aucune réticence à se battre pour leur pays contre d’autres États, mais ils croient que se battre contre leurs propres compatriotes est moralement mauvais. La Commission a conclu qu’étant donné que les requérants seraient uniquement passibles d’une amende par suite de leur désertion, il n’existait aucune possibilité sérieuse de persécution. Il s’agit donc de savoir si cette conclusion est conforme au raisonnement énoncé par le juge MacGuigan.
Le fait que les Nations Unies ne se sont pas empressées de condamner les violations commises de toutes parts peut dans une certaine mesure réconforter la Commission. Il faut se rappeler que cette organisation mondiale, qui veut maintenir la paix, doit nécessairement agir lentement et prudemment si elle veut demeurer le négociateur honnête dans tout conflit. Heureusement, des organisations respectées comme Amnistie Internationale, Helsinki Watch et le CICR sont capables d’agir rapidement, de faire des études suffisantes et de se prononcer. Or, dans ce cas-ci, elles l’ont toutes fait, ce que la Commission aurait certainement dû considérer comme une condamnation par la communauté mondiale. Les atrocités commises répugnaient d’une façon immédiate à la communauté mondiale, ce qui a finalement amené les Nations Unies à faire connaître davantage au public sa position. Les droits de l’homme fondamentaux ont été violés au moyen de blessures, de meurtres, d’actes de torture, de l’emprisonnement, lesquels ont tous été clairement condamnés par la communauté mondiale.
On convient que la Commission était au courant de toute cette activité révoltante et qu’en la minimisant, elle a traité la preuve dont elle disposait d’une façon arbitraire et abusive.
Dans sa décision, la Commission a écrit ceci, aux pages 174 et 175 :
[traduction] En statuant sur cette revendication, la Commission a examiné la question suivante.
Les raisons que les intéressés ont invoquées pour éviter de continuer à effectuer leur service militaire constituent-elles un fondement leur permettant avec raison de craindre d’être persécutés du fait de leur nationalité, de leurs opinions politiques et de leur appartenance à un groupe social?
Les intéressés ont témoigné que, s’ils devaient servir dans l’armée yougoslave à ce moment-ci, on les enverrait se battre contre d’autres groupes ethniques. Ils s’opposent à le faire parce qu’ils croient que les autres groupes ethniques sont égaux et parce qu’ils croient à la fraternité. La Commission a remarqué le passage suivant du Guide du HCNUR (Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Genève, janvier 1988, p. 44).
173. La question de savoir si l’objection à l’accomplissement du service militaire pour des raisons de conscience peut motiver une demande de reconnaissance du statut de réfugié doit également être considérée en tenant compte de l’évolution récente des idées sur ce point. Les États sont de plus en plus nombreux à avoir introduit dans leur législation ou leur réglementation administrative des dispositions selon lesquelles les personnes qui peuvent invoquer d’authentiques raisons de conscience sont exemptées du service militaire, soit totalement, soit sous réserve d’accomplir un service de remplacement (c’est-à-dire un service civil) … Compte tenu de cette évolution, les États contractants sont libres, s’ils le désirent, d’accorder le statut de réfugié aux personnes qui ont des objections à l’égard du service militaire pour d’authentiques raisons de conscience.
Dans l’ouvrage intitulé The Law of Refugee Status (Toronto : Butterworths, 1991), à la page 182, James C. Hathaway dit ceci :
La notion d’objection de conscience vise la situation difficile des personnes que leurs propres convictions empêchent de participer à des activités militaires légales.
Le droit de formuler une objection de conscience est une partie naissante du droit international des droits de l’homme; il est fondé sur l’idée que « la liberté de conscience ne peut pas vraiment être reconnue en tant que droit de l’homme fondamental si les gens sont contraints à agir de façons qui vont absolument à l’encontre de leurs convictions fondamentales ». [C’est moi qui souligne].
Le tribunal doit déterminer si les intéressés s’opposent à porter les armes dans tous les cas. Dans la pièce C-1, l’intéressé déclare avoir servi dans les forces armées du 15 juin 1987 au 9 juin 1988. Il a également déclaré oralement qu’il irait à la guerre pour défendre son pays contre un autre pays. Dans la pièce C-2, l’intéressée a déclaré avoir servi dans les forces armées du 2 août 1984 au 26 octobre 1984. Elle a témoigné avoir fait partie de la réserve depuis 1986. Elle a également déclaré souscrire à l’avis de son mari en ce qui concerne les motifs sur lesquels ils fondent leur revendication.
Leur réticence à se battre contre d’autres groupes ethniques en Yougoslavie à elle seule, aussi sincère soit-elle, ne constitue pas un motif suffisant leur permettant d’éviter de continuer à effectuer leur service militaire et de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention.
De l’avis du tribunal, le paragraphe 171 du Guide du HCNUR est révélateur à cet égard :
171. N’importe quelle conviction, aussi sincère soit-elle, ne peut justifier une demande de reconnaissance du statut de réfugié après désertion ou après insoumission. Il ne suffit pas qu’une personne soit en désaccord avec son gouvernement quant à la justification politique d’une action militaire particulière. Toutefois, lorsque le type d’action militaire auquel l’individu en question ne veut pas s’associer est condamné par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, la peine prévue pour la désertion ou l’insoumission peut, compte tenu de toutes les autres exigences de la définition, être considérée en soi comme une persécution. (C’est moi qui souligne.)
En ce qui concerne la question de l’action militaire qui est « condamné par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires », nous tenons compte de la remarque du professeur Hathaway (précité, p. 180-181), lorsqu’il laisse entendre qu’il existe une gamme d’activités militaires qui ne sont tout simplement pas permises, en ce sens qu’elles violent les normes internationales fondamentales. Cela comprend l’action militaire visant à violer les droits de l’homme fondamentaux, les entreprises violant les normes de la Convention de Genève relatives à la conduite de la guerre et les intrusions non défensives dans un territoire étranger ».
Le tribunal reconnaît que les droits de l’homme peuvent être violés pendant la guerre civile, mais cela ne transforme pas nécessairement l’action militaire en une action visant à violer les droits de l’homme fondamentaux ou en une entreprise violant les normes de la Convention de Genève relatives à la conduite de la guerre. Divers États peuvent déplorer la guerre civile et s’en inquiéter, mais cela ne veut pas dire qu’ils condamnent l’intrusion des autorités yougoslaves dans la Croatie sécessionniste.
De l’avis de la Commission, rien ne montre que l’action militaire en cours en Yougoslavie soit condamnée par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, de sorte que cela constitue un motif permettant à l’intéressé d’éviter d’effectuer son service militaire et de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention.
Les intéressés ont délibérément violé les exigences légales concernant le service militaire et, comme les autres personnes qui omettent de s’acquitter de leurs obligations militaires, ils risqueraient peut-être d’être assujettis à des poursuites et punis pour insoumission. Nous compatissons aux malheurs des intéressés, mais après avoir minutieusement examiné le bien-fondé de la revendication, nous concluons que les raisons pour lesquelles ils ont évité de continuer à effectuer leur service militaire ne nous permettent pas de faire une distinction entre leur cas et celui de tout autre réserviste yougoslave.
Il est tout simplement impossible d’imaginer que dans cette guerre civile la plus dépravée qui soit, la Commission eût pu croire que ce couple serait uniquement passible d’amende. La source elle-même est suspecte—un fonctionnaire du gouvernement fédéral.
Le critère énoncé par le juge MacGuigan a été satisfait. Dans l’arrêt Zolfagharkhani, le requérant avait refusé de servir dans les forces armées parce qu’il s’inquiétait de ce que son pays [traduction] « se livre probablement à la guerre chimique ». A fortiori, en l’espèce, les atrocités avaient de fait été commises et elles continuaient.
Amnistie Internationale, citée à la page 118 de la transcription de la Commission, dit ceci :
[traduction] La mesure dans laquelle on a fait fi, en Yougoslavie, des normes internationales de conduite de la guerre a été largement reconnue et condamnée. Le 5 septembre, le CICR a demandé aux chefs yougoslaves d’assurer le respect du droit international humanitaire en temps de guerre. Le CICR a à maintes reprises imploré les parties au conflit de cesser toute attaque contre les populations et les biens civils, d’épargner ceux qui se rendent [ce qui n’est pas arrivé], de traiter sans cruauté les combattants ennemis capturés et de respecter le symbole de la Croix-Rouge. [C’est moi qui souligne.]
Par conséquent, la décision par laquelle la section du statut a conclu que les requérants n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention est annulée et lesdits requérants peuvent présenter de nouveau leur demande pour nouvelle audition devant un tribunal différemment constitué de la Commission.