[1994] 1 C.F. 625
A-1133-92
Mohamed Bihi Aden (requérant)
c.
Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Aden c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)
Section de première instance, juge Gibson—Ottawa, 7 septembre et 9 novembre 1993.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la SSR a conclu que le requérant était exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention puisqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a été complice de crimes contre l’humanité commis par le gouvernement somalien — Le requérant a détenu des postes dans l’administration militaire — Il était conscient des atrocités et des violations des droits de la personne commises, mais il a véhiculé le message du gouvernement, qui consistait à nier les abus — Il n’a pas démissionné de son poste, ni ne s’est exprimé publiquement contre le gouvernement — Demande accueillie — L’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) a établi le critère du degré de complicité requis pour être complice — Les actes du requérant ne révèlent aucune participation personnelle et consciente aux actes de persécution — Les postes détenus étaient loin des lieux où les actes de persécution ont été commis et des décisions relatives aux actes de persécution — Il n’était pas nécessairement tenu de démissionner de son poste, de quitter l’armée, de fuir le pays ou de s’exprimer publiquement pour ne pas être complice.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la SSR a conclu que, bien qu’il coure un grave danger s’il est renvoyé en Somalie, le requérant n’est pas un réfugié au sens de la Convention puisqu’il est exclu de l’application des dispositions de celle-ci pour le motif qu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’il a commis des crimes contre l’humanité — L’argument portant qu’il y a violation des art. 7 et 12 de la Charte est écarté puisque l’affaire ne met pas en cause l’exécution d’une mesure d’expulsion.
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la section du statut de réfugié a conclu que le requérant n’est pas un réfugié au sens de la Convention. Citoyen de la Somalie, le requérant est membre de la tribu des Majertens et de la subdivision des Darods. À son arrivée au Canada en 1991, il soutient craindre avec raison d’être persécuté du fait de sa race et de son appartenance à un groupe social. Le requérant s’est joint à l’armée somalienne en 1972 en vue de bénéficier d’une éducation post-secondaire. Sa carrière au sein de l’armée est entièrement consacrée à l’administration. Il est promu à un rang supérieur. La Somalie est en guerre civile depuis le milieu de 1988. Le régime de Barré a adopté des mesures de répression sévères qui, dans le cas d’une tribu qui lui est opposée, équivalent à un génocide. Après avoir fait des études à l’étranger, le requérant est retourné en Somalie en 1988, où il est resté jusqu’à la fin de l’été 1989. Il était conscient des atrocités et des violations des droits de la personne commises par l’armée. Il a toutefois continué de véhiculer le message du gouvernement, qui consistait à nier les abus. La SSR a conclu que le requérant courrait un grave danger s’il était renvoyé en Somalie, mais qu’il était toutefois exclu des dispositions de la Convention puisqu’il est une personne dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elle a commis, en tant que complice, un « crime contre l’humanité ». La définition de « réfugié au sens de la Convention » prévue dans la Loi sur l’immigration exclut les personnes soustraites à l’application de la Convention par les sections E ou F de l’article premier. L’article F prévoit que les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime contre l’humanité.
Le requérant soutient que la SSR a à tort appliqué la décision de la CAF dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), et que son expulsion dans un pays où, la preuve le démontre clairement, il risque d’être torturé et peut-être tué, viole les articles 7 et 12 de la Charte.
Jugement : la demande doit être accueillie, et l’affaire renvoyée à la SSR afin qu’elle rende une nouvelle décision.
La SSR a commis une erreur dans l’application de la conclusion énoncée dans l’arrêt Ramirez, commettant ainsi une erreur de droit. L’affaire Ramirez, qui portait sur le degré de complicité requis pour être complice, appelle la question de savoir si, compte tenu des faits, le requérant a personnellement et consciemment participé à des actes de persécution. À titre de directeur des Finances et de directeur des relations étrangères et du Bureau de la coopération militaire, il était loin des lieux où les actes de persécution ont été commis et loin des conseils de guerre au cours desquels les décisions relatives aux actes de persécution ont été prises. Ses actes ne révèlent aucune participation personnelle et consciente aux actes de persécution commis par le régime de Barré en Somalie. Il n’était donc pas exclu par la section F de l’article premier. Le requérant aurait pu, sans danger pour lui-même, démissionner de son poste, quitter l’armée et le gouvernement ou fuir le pays. Mais s’il s’était exprimé publiquement contre le régime, il se serait mis lui-même en péril. Il n’était pas nécessairement tenu de le faire pour éviter d’être complice.
Le requérant ne peut avoir gain de cause sur le fondement que son expulsion en Somalie violerait les articles 7 ou 12 de la Charte. La présente affaire ne met pas en cause l’exécution d’une mesure d’expulsion, mais plutôt le contrôle judiciaire d’une décision de la SSR portant que le requérant n’est pas un réfugié au sens de la Convention. L’examen des conséquences de cette décision si elle était maintenue relève d’un autre tribunal.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 12.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1, sections E, F.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306; (1992), 89 D.L.R. (4th) 173; 135 N.R. 390 (C.A.); Mahendran c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 30; 134 N.R. 316 (C.A.F.).
DÉCISION EXAMINÉE :
Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696; (1993), 100 D.L.R. (4th) 151; 14 C.R.R. (2d) 146; 18 Imm. L.R. (2d) 165; 151 N.R. 69 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES :
Naredo et Arduengo c. Ministre de l’Emploi et de l’immigration (1990), 37 F.T.R. 161; 11 Imm. L.R. (2d) 92 (C.F. 1re inst.); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.); Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3; (1992), 99 D.L.R. (4th) 264; 18 Imm. L.R. (2d) 81; 151 N.R. 28 (C.A.).
DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE de la décision par laquelle la SSR (Re E. (M.G.), [1992] D.S.S.R. no 268 (QL)) a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le requérant a été complice de crimes contre l’humanité commis par le gouvernement somalien, et qu’il est par conséquent exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention par la section F de l’article premier. Demande accueillie.
AVOCATS :
M. S. Shaikh pour le requérant.
Brian Tittemore pour l’intimé.
PROCUREURS :
M. S. Shaikh, Ottawa, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Gibson : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la section du statut de réfugié (la « SSR ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déterminé que le requérant n’était pas un réfugié au sens de la Convention, au sens où l’entend la Loi sur l’immigration[1]. La décision de la SSR a été rendue le 6 mai 1992 [[1992] D.S.S.R. no 268 (QL)].
Le paragraphe 2(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1] de la Loi sur l’immigration définit l’expression « réfugié au sens de la Convention ». Il est ainsi libellé :
2. (1) …
« réfugié au sens de la Convention » Toute personne :
a) qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
ii) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;
b) n’a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).
Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l’application de la Convention par les sections E ou F de l’article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l’annexe de la présente loi.
Les sections E et F de l’article premier de la Convention (Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6]), énoncées à l’annexe de la Loi [édictées, idem, art. 34], portent que :
E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.
F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;
b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;
c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.
Aux fins de la présente affaire, la partie pertinente de l’article premier de la Convention est la section F.
En déterminant que le requérant n’était pas un réfugié au sens de la Convention, la SSR a tiré deux conclusions préliminaires :
Inclusion—Le demandeur a répondu avec franchise et ses réponses sont vraisemblables. Je juge, d’après son témoignage et les preuves littérales, et à cause de son appartenance à sa tribu et des postes qu’il a occupés antérieurement sous le régime Ziyad Barre, qu’il courrait un grave danger s’il était renvoyé en Somalie. Le demandeur serait donc un réfugié aux termes de la Loi sur l’immigration du Canada.
Exclusion—Le demandeur est toutefois exclu parce que j’ai des raisons sérieuses de penser qu’il a commis, en tant que complice un « crime contre l’humanité » par sa participation aux crimes et qu’il a, en tant que complice, aidé à commettre des actes « contraires aux buts et aux principes des Nations Unies » : (Article premier, alinéas Fa) et c) de la Convention relative au statut des réfugiés respectivement).
Les faits ne sont pas en litige, bien que les conclusions à tirer de ces faits soient primordiales à la question de principe soulevée devant moi. Les faits peuvent être résumés comme suit. Citoyen de la Somalie, le requérant est membre de la tribu des Majertens et de la subdivision des Darods. À son arrivée au Canada en juin 1991, il soutient craindre avec raison d’être persécuté du fait de sa race et de son appartenance à un groupe social. Il est instruit.
En 1972, le requérant se joint à l’armée somalienne en vue, selon son témoignage, de bénéficier d’une éducation post-secondaire à l’extérieur de la Somalie, où aucune université n’est établie, et où l’armée est respectée. Le requérant considère comme un accomplissement son adhésion à l’armée qui, de fait, gouverne le pays. Celui-ci est alors stable sur le plan politique, et relativement fort sur le plan économique.
La carrière du requérant au sein de l’armée et du département de la Défense est entièrement consacrée à l’administration. Sur le plan de sa carrière et de ses ambitions en matière d’éducation, il réussit. Il est promu à un rang supérieur au sein du corps des officiers. Il est nommé directeur des Finances et conseiller financier principal auprès du ministre de la Défense. Il termine avec succès un programme d’études à l’Académie militaire de l’Italie en août 1988 ou vers cette date.
C’est pendant le règne de Ziad Barré, membre de la même tribu et de la même subdivision que le requérant, que la guerre éclate entre la Somalie et l’Éthiopie, soit en 1977. Le requérant a décrit la Somalie comme étant, à compter de ce moment-là jusqu’en 1988, et de toute évidence depuis lors également, dans un état de chaos. Certaines tribus somaliennes luttent aux côtés des Éthiopiens contre l’armée somalienne. Au milieu de 1988, un accord est conclu entre les deux gouvernements, le conflit persistant toutefois en Somalie, sous la forme d’une guerre civile. Le régime de Barre adopte, contre certaines tribus somaliennes qui lui sont opposées, des mesures de répression sévères qui, dans le cas des Isaaqs du nord de la Somalie, équivalent à un génocide.
À son retour d’Italie où il a fait ses études, le requérant assume, à Mogadishu, la fonction de directeur des relations étrangères et du Bureau de la coopération militaire, poste qu’il occupe jusqu’au printemps 1989. À ce titre, il est le porte-parole du ministre de la Défense, du département de la Défense et de l’armée dans les relations avec les attachés militaires et le personnel diplomatique en Somalie. Il accompagne cinq attachés militaires lors d’un brève visite à Hargeisa dans le nord de la Somalie quelque six mois après que l’action militaire y a pris fin. Il y constate lui-même la dévastation. Il est alors plus ou moins conscient des atrocités et des violations des droits de la personne qui sont commises par l’armée. Il continue de véhiculer le message du gouvernement, qui consiste à nier les abus.
À la fin de l’été de 1989, il se rend aux États-Unis pour y poursuivre ses études.
Trois questions ont été soulevées devant moi, à savoir :
1. la SSR a à tort appliqué la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[2] aux faits de la présente affaire;
2. l’expulsion d’une personne comme le requérant dans un pays où, la preuve le démontre clairement, il risque d’être torturé et peut-être tué, viole les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]];
3. le requérant n’a pas bénéficié de la justice naturelle et de l’équité en matière de procédure pendant une partie de l’audition. En l’absence d’un agent d’audience, les membres de la SSR chargés de rendre une décision relativement à la revendication du requérant ont effectivement mené eux-mêmes un « interrogatoire déraisonnablement agressif », qui a fait naître une crainte raisonnable de partialité de leur part contre le requérant.
J’examinerai les trois questions dans l’ordre.
À la page 317 de l’arrêt Ramirez, le juge MacGuigan, J.C.A., s’exprime ainsi au nom de la Cour :
Quel est, alors, le degré de complicité requis? La première conclusion à laquelle je parviens est que la simple appartenance à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour exclure quelqu’un de l’application des dispositions relatives au statut de réfugié. De fait, cette conclusion concorde avec l’intention des États signataires, ainsi qu’il appert du Tribunal militaire international de l’après-guerre, mentionné plus haut. Grahl-Madsen affirme (supra, à la page 277) :
[traduction] Il importe de signaler que le Tribunal militaire international a exclu de la responsabilité collective « les personnes qui ignoraient les fins criminelles des actes commis par l’organisation et les personnes qui ont été conscrites par l’État, à moins qu’elles n’aient personnellement pris part, en qualité de membres de l’organisation, à la perpétration des actes déclarés criminels par l’article 6 de la Charte. La simple appartenance n’est pas suffisante pour être visée par ces déclarations » [Tribunal militaire international, i. 256].
Toutefois, lorsqu’une organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d’une police secrète, il paraît évident que la simple appartenance à une telle organisation puisse impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution.
Il poursuit à la page 318 :
Je crois que, dans de tels cas, la complicité dépend essentiellement de l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont. Ce principe est conforme au droit interne (p. ex. le paragraphe 21(2) du Code criminel) et, selon moi, il constitue la meilleure interprétation possible du droit international.
et, à la page 320, en réponse à la question qu’il a lui-même posée et qui est reproduite au début du passage de la page 317 cité ci-dessus, il conclut ceci :
À mon avis, il n’est pas souhaitable, dans l’établissement d’un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l’affaire.
Comme en l’espèce, les arrêts Ramirez et Naredo et Arduengo c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration[3], auxquels renvoit le juge MacGuigan, concernent tous deux des situations de conflit interne dans un pays. Toutefois, dans chaque cas, la personne dont la complicité possible y a été examinée était physiquement beaucoup plus près des atrocités que ne l’était le requérant en l’espèce.
Dans son analyse des faits portés à sa connaissance, la SSR a indiqué ce qui suit :
Le demandeur, d’après son propre témoignage, a admis qu’il a menti à des représentants de la communauté internationale : « Je mentais; j’avoue que j’avais honte de cela » Le demandeur n’a toutefois jamais exprimé ses sentiments à ceux qui étaient aux commandes. Il n’a pas non plus cessé d’agir comme il le faisait pendant qu’il occupait son poste, comme il l’a dit lui-même. Le demandeur s’est aperçu en juillet et en août de 1988 de ce qui se passait réellement dans le nord du pays, et en novembre de la même année, il s’est rendu compte de plus en plus des bombardements excessifs, des violations contre les droits de la personne et du carnage perpétrés par les forces gouvernementales, dont il était le porte-parole officiel, en tant que directeur des relations étrangères et de la coopération militaire. Il a déclaré également avoir reçu le rapport d’Amnistie internationale du délégué des États-Unis et l’avoir lu. Il a aussi dit qu’il était bien au courant de la situation qui, il l’avoue, aurait pu être réglée de « façon civilisée », ce qui n’a pas été le cas. Il a décrit les souffrances et la dévastation qu’il avait constatées de première main à Hargeisa, où il s’était rendu en avion, et qu’il a décrite comme étant une ville morte. Il a dit qu’on avait eu recours de façon excessive aux bombardements aériens plutôt qu’à l’infanterie. Il a aussi déclaré que le gouvernement avait fait preuve d’une violence exagérée, même s’il aurait pu éviter une grande partie des massacres et du carnage, à son avis, inutiles. Il a été directement témoin de la situation et a servi de porte-parole officiel à des délégués de pays étrangers, les ayant conduits dans la zone en question. Il a aussi admis avoir véhiculé le message officiel du gouvernement et avoir nié « au nom du ministre » ce que les forces gouvernementales avaient fait.
Le demandeur était au courant de l’activité des forces gouvernementales et a admis avoir nié les faits et avoir menti « au nom du ministre de la Défense » et du gouvernement.
Le demandeur a déclaré qu’il n’avait même pas envisagé la possibilité d’une défection, que s’il s’était démis de ses fonctions, il n’aurait pas pu travailler dans un ministère du gouvernement. Il aurait toutefois pu travailler dans le domaine des affaires, ce qui n’exige pas d’intérêts intellectuels et ne comporte aucun prestige dans son pays.
Le demandeur n’aurait pas été en danger de mort, il n’aurait pas perdu sa liberté. Il aurait perdu un poste de prestige au gouvernement et il lui aurait fallu devenir homme d’affaires. Il ne pourrait invoquer aucun argument prouvant qu’il était en péril : il a facilement admis n’avoir jamais envisagé une défection. Avant de se rendre aux États-Unis et après y avoir fait des études, il pensait que la situation changerait et qu’il retournerait dans son pays une fois la situation revenue à la normale.
Il faut examiner la situation du demandeur sous un autre jour pour déterminer si, de fait, il devrait ou ne devrait pas être exclu. J’ai décidé d’exclure le demandeur. Sa situation se compare à celle de celui qui serait le porte-parole d’une entreprise qui servirait de façade à la mafia ou à un groupe criminel où le demandeur ou une personne comme lui aurait d’abord exercé les fonctions de principal conseiller financier sur les questions budgétaires et plus tard joué le rôle de porte-parole de l’entreprise en question. Ceci serait de fait considéré comme une participation à une fraude, dans le cas où la personne travaillerait pour une telle entreprise, et la personne serait en outre considérée comme complice de la fraude et des pertes de vie si l’entreprise était de fait engagée dans des actes comprenant le meurtre. Le gouvernement de la Somalie se livrait de fait à des violations pures et simples des droits de la personne et au génocide de la tribu Isaq dans le nord du pays et le demandeur a admis avoir menti et avoir dissimulé la situation pour le compte du gouvernement et du ministre. Il a reconnu que le gouvernement avait commis des violations contre les droits de la personne en faisant des bombardements aériens excessifs au lieu d’avoir recours à l’infanterie. Le demandeur a déclaré que ceci avait entraîné un carnage inutile.
Si j’ai reproduit un si long passage de la décision de la SSR, c’est que, très humblement, j’ai conclu qu’en se fondant sur les faits et l’analyse énoncés ci-dessus pour conclure que le requérant tombe sous le coup de l’exclusion de la définition de « réfugié au sens de la Convention » parce qu’elle a des raisons sérieuses de penser[4] qu’il a commis des crimes contre l’humanité ou des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies, ou qu’il y a consciemment participé, la SSR a commis une erreur dans l’application de la conclusion énoncée dans l’arrêt Ramirez, commettant ainsi une erreur de droit.
La question qu’appelle l’arrêt Ramirez est de savoir si, compte tenu des faits de l’espèce, le requérant a personnellement et consciemment participé à des actes de persécution. À titre de directeur des Finances et de conseiller financier principal auprès du ministre des Finances et à titre de directeur des relations étrangères et du Bureau de la coopération militaire, il était à toutes les époques concernées loin des lieux où les actes de persécution ont été commis et, selon son propre témoignage, que la SSR a jugé crédible, loin des conseils de guerre au cours desquels les décisions relatives aux actes de persécution ont été prises. Il appert que, sans danger pour lui-même ou pour sa famille, il aurait pu démissionner de son poste, quitter l’armée et le gouvernement ou fuir le pays pour un motif autre que la poursuite de ses études. Il aurait pu s’exprimer publiquement, au risque toutefois de se mettre lui-même en péril. Le juge MacGuigan souligne dans l’arrêt Ramirez [à la page 320] que « [l]a loi n’a pas habituellement pour effet d’ériger l’héroïsme en norme ».
J’ai conclu, après avoir lu la transcription complète du témoignage du requérant devant la SSR, que ses actes ne révèlent aucune participation personnelle et consciente aux actes de persécution commis par le régime de Barré en Somalie. Par conséquent, je n’ai pas de raisons sérieuses de penser qu’il a commis un crime contre l’humanité ou qu’il s’est rendu coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. Il s’ensuit par ailleurs que le requérant n’était pas nécessairement tenu de démissionner de son poste, de quitter l’armée et le gouvernement, de fuir le pays ou de s’exprimer publiquement pour éviter d’être complice.
Avant de clore la question, je remarquerai que j’ai eu l’avantage de lire les motifs du juge Robertson, J.C.A., dans l’arrêt Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[5], prononcés peu après que la présente affaire m’eut été soumise, et les motifs prononcés très récemment par le juge Linden, J.C.A., dans l’arrêt Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[6]. Les avocats n’ayant pas été en mesure de renvoyer à ces motifs au cours de leur plaidoirie, je n’y ai renvoyé dans mes motifs que dans le présent paragraphe, et je n’en ai pas tenu compte dans mes conclusions.
Quant à la seconde question dont j’ai été saisi, je conclus que le requérant ne peut avoir gain de cause sur le fondement que son expulsion en Somalie violerait les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés. La présente affaire ne met pas en cause l’exécution d’une mesure d’expulsion, mais plutôt le contrôle judiciaire d’une décision de la SSR portant que le requérant n’est pas un réfugié au sens de la Convention. L’examen des conséquences de cette décision si elle était maintenue, et j’ai conclu qu’elle ne devrait pas l’être, relève d’un autre tribunal. Mentionnons l’opinion exprimée par le juge Marceau, J.C.A., dans l’arrêt Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[7], où il a indiqué, aux pages 708 et 709 de ses motifs :
Je serais toutefois d’avis que le ministre violerait carrément la Charte s’il prétendait exécuter une mesure d’expulsion en forçant l’intéressé à retourner dans un pays où, selon la preuve, il sera torturé et peut-être mis à mort. Il me semble que ce serait participer à un traitement cruel et inusité au sens de l’article 12 de la Charte ou, à tout le moins, commettre un outrage aux normes publiques de la décence, en violation des principes de justice fondamentale visés à l’article 7 de la Charte. Il existe des moyens d’enjoindre au ministre de ne pas agir en violation de la Charte.
On semble avoir tiré une conclusion identique dans l’arrêt Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[8].
En ce qui concerne la troisième question, l’examen de l’ensemble de la transcription du témoignage du requérant devant la SSR ne me permet pas de conclure que son interrogatoire par les membres de la SSR a fait naître une crainte raisonnable de partialité de leur part contre le requérant, compte tenu du critère adopté par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mahendran c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[9], à savoir :
[À] quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, le tribunal, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?
Je remarque que le requérant en l’espèce était représenté par un avocat devant la SSR, où aucune objection quant à l’interrogatoire mené par les membres de la SSR n’a été soulevée.
Pour les motifs qui précèdent, j’ai annulé la décision de la SSR en l’espèce et lui ai renvoyé l’affaire en vue d’une nouvelle audition et d’une nouvelle décision qui tiennent compte des présents motifs.
Il reste la question de la certification d’une question. L’avocat du requérant me demande de certifier une question dans les termes suivants :
[traduction] Dans le contexte d’une guerre civile, où le gouvernement et les tribus ont tous deux été accusés d’avoir violé les droits de la personne et d’avoir commis des atrocités l’un contre l’autre là où ils s’opposent;
Quelle est la situation des personnes qui travaillent aux bureaux principaux du département de la Défense, qui y occupent des fonctions plus ou moins civiles ou semi-civiles, comme la préparation de budgets et de comptes, ou qui assument des fonctions protocolaires pour les dignitaires étrangers en visite, mais qui, en théorie, jouissent d’un grade militaire :
Qui n’ont pas combattu, ni participé directement ou indirectement à des violations des droits de la personne et à la perpétration d’atrocités, ou qui n’en ont pas été témoins;
Qui, en raison des grandes distances séparant le lieu des hostilités et le ministère, et du fait que le dictateur au pouvoir ne laissait filtrer aucune nouvelle, n’obtenaient aucune information crédible;
Et qui, au sein d’un régime reposant sur la dictature d’un seul homme, n’étaient aucunement habilitées à prendre des décisions ou à changer le cours des événements.
La portée de la section F de l’article premier s’étend-t-elle à ces personnes?
L’avocat de l’intimé soutient qu’en l’espèce, il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier et, fort à propos à mon avis, il s’oppose au libellé de la question soumise pour le compte du requérant. Compte tenu de la décision que j’ai prise et de la position adoptée par l’avocat de l’intimé, aucune question n’est certifiée.
[1] L.R.C. (1985), ch. I-2.
[2] [1992] 2 C.F. 306 (C.A.).
[3] (1990), 37 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.).
[4] Quant à l’interprétation de l’expression « des raisons sérieuses de penser », voir Ramirez, précité, à la p. 312.
[5] [1994] 1 C.F. 298 (C.A.).
[6] [1994] 1 C.F. 433 (C.A.).
[7] [1993] 1 C.F. 696 (C.A.).
[8] [1993] 2 C.F. 3 (C.A.), à la p. 23.
[9] (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 30 (C.A.F.), aux p. 33 et 34.