[1994] 1 C.F. 425
T-624-87
La bande indienne Montana, son chef Leo Cattleman et ses conseillers Marvin Buffalo, Rema Rabbit, Carl Rabbit et Darrell Strongman, estant en leur nom personnel et en celui des membres de la bande, la bande indienne Samson, son chef Victor Buffalo et ses conseillers Larron Northwest, Roland Littlepoplar, Dolphus Buffalo, Frank Buffalo, Raymond Lightning, Stan Crane, Lawrence Saddleback, Todd (Chester) Buffalo, Arnupp Klouis, Lester B. Nepoose, Jim Omeasoo et Robert Sampy, estant en leur nom personnel et en celui des membres de la bande, la bande indienne Ermineskin, son chef Eddie Littlechild et ses conseillers Ken Cutarm, Gerry Ermineskin, John Ermineskin, Lester Fraynn, Brian Lee, Gordon Lee, Arthur Littlechild, Richard Littlechild, Emily Minde, Lawrence Rattlesnake, Curtis Ermineskin et Maurice Wolfe, estant en leur nom personnel et en celui des membres de la bande, la bande indienne Louis Bull, son chef Simon Threefingers et ses conseillers Harrison Bull, Stan Deschamps, Winnie Bull, George Deschamps, Jerry Moonais, Henry Raine et Herman Roasting, estant en leur nom personnel et en celui des membres de la bande (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
Répertorié : Bande indienne Montana c. Canada (1re inst.)
Section de première instance, juge Strayer—Calgary, 1er septembre; Ottawa, 9 septembre 1993.
Preuve — Connaissance d’office — Demande de directives concernant la recevabilité de quinze études historiques traitant de l’histoire des Prairies canadiennes et des Indiens cris des plaines et d’autres Indiens du Canada — Les demandeurs veulent mettre ces études à la disposition de la Cour pour qu’elle prenne connaissance d’office des sujets qui y sont traités — Comme les juges peuvent, pour prendre connaissance d’office, se fonder sur leurs propres recherches ou leurs propres connaissances, il ne convient pas de considérer les propres connaissances ou les propres recherches du juge comme une preuve « recevable », car ce genre de preuve ne fait jamais partie du dossier officiel de la cause — La Cour ne statue pas sur la « recevabilité » à proprement parler car la connaissance d’office remplace la preuve — La Cour ne donne pas non plus de directives précises quant aux études ou extraits d’études qu’elle peut examiner tant que l’avocat n’a pas indiqué les extraits auxquels il souhaite la renvoyer et tant qu’il ne lui a pas expliqué les faits particuliers dont elle peut en prendre connaissance d’office à la lumière de ces extraits — Indication des critères applicables à la connaissance d’office — Il est permis de faire référence à des passages utilisés pour aider la Cour à prendre connaissance d’office des événements susceptibles d’être rendus concrets — Les renvois doivent porter sur des descriptions d’événements ou d’actes et non sur des passages interprétant ou caractérisant ces événements ou actes — Il appartient à la Cour d’interpréter les intentions et les buts de ces événements ou actes — Il n’est pas tenu compte des opinions sauf lorsqu’elles proviennent d’experts témoignant conformément aux Règles de la Cour fédérale et se prêtant au contre-interrogatoire — Il appartient à la Cour d’évaluer la fiabilité et la force probante de ces renvois et de trancher les contradictions entre les auteurs — Aucune étude ne peut être considérée comme concluante à l’égard d’un fait particulier.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, L.R.C., 1985, appendice II, no 9 (mod. par Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 3).
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 88.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025; (1990), 30 Q.A.C. 287; 70 D.L.R. (4th) 427; 56 C.C.C. (3d) 225; [1990] 3 C.N.L.R. 127; 109 N.R. 22.
DÉCISION EXAMINÉE :
R. v. White and Bob (1964), 50 D.L.R. (2d) 613; 52 W.W.R. 193 (C.A.C.-B.).
DÉCISIONS CITÉES :
Calder et autres c. Procureur général de la Colombie- Britannique, [1973] R.C.S. 313; (1973), 34 D.L.R. (3d) 145; [1973] 4 W.W.R. 1; R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284; (1986), 31 D.L.R. (4th) 569; [1986] 6 W.W.R. 577; 28 C.C.C. (3d) 513; 25 C.R.R. 63; 69 N.R. 241; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; (1991), 3 O.R. (3d) 511; 81 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 14,029; 4 C.R.R. (2d) 193; 126 N.R. 161; 48 O.A.C. 241.
DOCTRINE
Sopinka, John et al. The Law of Evidence in Canada. Toronto : Butterworths, 1992.
DEMANDE de décision sur la « recevabilité » d’études traitant de l’histoire des Prairies canadiennes et des Indiens du Canada dans une action visant à obtenir des déclarations concernant le sens et l’effet d’une adresse conjointe que le Parlement du Canada aurait adoptée au XIXe siècle ainsi que d’un décret en conseil de l’Empire britannique concernant la Terre de Rupert. Directives données.
AVOCATS :
Thomas R. Berger pour les demandeurs.
Duff F. Friesen, c.r. et Geoffrey S. Lester pour la défenderesse.
PROCUREURS :
Berger & Nelson, Vancouver, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des directives rendues par
Le juge Strayer : Conformément à une entente intervenue entre les parties à l’ouverture de l’instruction de l’affaire, j’ai entendu les arguments concernant l’utilisation de certaines études historiques. Selon leurs avocats, les parties m’ont demandé de statuer sur la « recevabilité » de certains documents, plus précisément quinze études historiques ou extraits d’études historiques traitant de l’histoire des Prairies canadiennes et des Indiens cris des plaines et d’autres Indiens du Canada. J’ai entendu les moyens concernant cette question et j’ai indiqué que je donnerais des directives qui guideraient les avocats dans la préparation de la deuxième partie de l’instruction que je fixe du 14 au 17 décembre 1993.
En l’espèce, les demandeurs veulent obtenir des déclarations concernant le sens et l’effet de certaines résolutions et d’une adresse conjointe que le Sénat et la Chambre des communes du Canada ont adoptées en mai 1869, ainsi que d’un décret en conseil de l’Empire britannique de juin 1870 concernant la Terre de Rupert [Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, L.R.C. (1985), appendice II, no 9 (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 3)]. Ils veulent aussi obtenir un jugement déclaratoire concernant l’interprétation et l’application de certaines dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. No 47], mais les documents en question n’ont aucune incidence sur ce jugement. Il y avait un désaccord quant à la recevabilité de ce que les parties qualifiaient de « documents primaires », mais il a été réglé avant l’instruction.
À mon avis, la question que je dois trancher concernant ces études historiques ne porte pas sur leur « recevabilité ». Il ressort des moyens qui m’ont été présentés que l’avocat des demandeurs compte essentiellement mettre ces études à la disposition de la Cour pour qu’elle prenne connaissance d’office de certains sujets qui y sont traités. Il mentionne qu’il existe peut-être une notion qui est plus large que celle de la « connaissance d’office » et qui est celle de « connaissance judiciaire », une notion qui convient mieux à une affaire qui relève du droit public, comme l’affaire dont la Cour est saisie, et qui porte, entre autres, sur le contenu et l’interprétation de la Constitution.
Je me dois de scruter et d’appliquer les principes suivis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Sioui[1]. Dans cet arrêt, le juge en chef Lamer [à la page 1049], sous la rubrique « La preuve extrinsèque », se réfère à des journaux historiques et à une étude, ainsi qu’à des documents primaires pour déterminer si les parties à un document signé par le général Murray en 1760 ont conclu un « traité » au sens de l’article 88 de la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5]. Son analyse à cet égard porte essentiellement sur la question de savoir si les « parties », c’est-à-dire le général Murray et les Indiens Hurons, avaient l’intention de conclure un « traité ». À la page 1050 du jugement, le juge en chef signale que la « recevabilité » de certains documents a fait l’objet de contestation. Voici ce qu’on y lit :
Je considère que tous les documents auxquels je ferai référence, que mon attention y ait été attirée par l’intervenante ou à la suite de mes recherches personnelles, sont des documents de nature historique sur lesquels je suis autorisé à me fonder en vertu de la notion de connaissance judiciaire. Comme le disait le juge Norris dans White and Bob (à la p. 629) :
[traduction] La Cour a le droit « de prendre connaissance d’office des faits historiques passés ou contemporains » comme l’a dit lord du Parcq dans l’arrêt Monarch Steamship Co., Ld. v. Karlshamns Oljefabriker (A/B), [1949] A.C. 196, à la p. 234, [1949] 1 All E.R. 1, à la p. 20, et a le droit de se fonder sur sa propre connaissance de l’histoire et sur ses recherches, Read v. Bishop of Lincoln, [1892] A.C. 644, le lord chancelier Halsbury, aux pp. 652 à 654.
Les documents que je cite nous permettent tous, à mon avis, d’identifier avec plus de précision la réalité historique essentielle à la résolution du présent litige.
Je crois qu’on peut légitimement déduire de ce passage que le juge en chef parlait simplement de la notion de connaissance d’office, quoique l’expression « connaissance judiciaire » figure à un endroit. Il convient de signaler que tout de suite après cette expression, il a cité l’arrêt White and Bob [R. v. White and Bob (1964), 50 D.L.R. (2d) 613 (C.A.C.-B.)] qui faisait jurisprudence en matière de « connaissance d’office ». Il convient aussi de signaler que le jugement du juge en chef a été rédigé en français et que l’expression « connaissance judiciaire » employée dans la version originale se retrouve traduite dans la version anglaise aussi bien par « judicial notice » que par « judicial knowledge ». Comme « connaissance d’office » et « connaissance judiciaire » sont les équivalents usuels de « judicial notice », je conclus que c’est cette notion dont il s’agit dans tout le texte. En tout cas, comme il ressort manifestement du passage cité, la connaissance d’office peut se fonder sur les propres connaissances ou recherches du juge à condition que le sujet soit par ailleurs pertinent.
Il me semble que si l’utilisation de tels documents se justifie en vue de la connaissance d’office, il s’ensuit que, à strictement parler, cette utilisation n’a rien à voir avec la « recevabilité » car la connaissance d’office remplace la preuve[2]. En outre, comme les juges peuvent, pour prendre connaissance d’office, se fonder sur leurs propres recherches ou leurs propres connaissances[3], il ne convient pas de considérer les propres connaissances ou les propres recherches du juge comme une preuve « recevable », car, entre autres, ce genre de preuve ne fait jamais, contrairement à la preuve normalement produite, partie du dossier officiel de la cause.
Par conséquent, je ne peux pas statuer sur la « recevabilité » à proprement parler. Je ne peux pas non plus donner des directives précises quant aux études ou extraits d’études que la Cour peut examiner tant que l’avocat des demandeurs n’a pas indiqué les extraits auxquels il souhaite renvoyer la Cour, et tant qu’il n’a pas expliqué à la Cour les faits particuliers dont, selon lui, elle peut prendre connaissance d’office à la lumière de ces extraits. En principe, il est libre de faire référence à n’importe quelle étude en vue de la connaissance d’office pourvu qu’il puisse démontrer que cette utilisation particulière répond aux critères applicables à une telle fin.
À ce sujet, je vais essayer d’indiquer les critères qui, à mon avis, s’appliquent à la connaissance d’office.
Comme l’ont dit Sopinka, Lederman et Bryant dans leur traité The Law of Evidence in Canada[4] :
[traduction] Le tribunal peut prendre connaissance d’office des faits qui sont a) soit notoires au point que les personnes raisonnables les acceptent sans contester, b) soit susceptibles d’être démontrés immédiatement et exactement au moyen de sources facilement accessibles et d’une exactitude incontestable, et ce, sans qu’il soit besoin qu’une partie fasse la preuve de ces faits…
il me semble que les faits « notoires » sont normalement de nature contemporaine quoiqu’il puisse y avoir quelques exceptions; s’il y a dans ces études des passages pertinents qui décrivent des faits notoires, il est permis d’y faire référence. Il est plus probable que ces études servent à indiquer des faits susceptibles d’être démontrés immédiatement et exactement au moyen de sources « d’une exactitude incontestable ».
En examinant les cas de connaissance d’office dans la jurisprudence concernant l’histoire des relations entre le gouvernement et les Indiens, il me semble que l’arrêt qui fait le plus autorité en la matière, savoir l’arrêt Sioui, se rapporte essentiellement à l’utilisation de renvois à des études et à des documents pour établir des faits objectifs, principalement des actes précis de divers individus et groupes et des événements qui les touchent. Pour rechercher la « réalité historique », le juge en chef Lamer a examiné divers actes accomplis par les parties afin d’en déduire leurs intentions concernant l’entente conclue avec le général Murray. Il convient de signaler qu’il s’est servi surtout de journaux, commentaires et documents officiels contemporains et d’une seule étude moderne.
Alors que je ne statue donc pas sur la « recevabilité » de ces quinze études à proprement parler, je peux dire qu’il est permis à l’avocat des demandeurs de faire référence à des passages dans ces études lorsqu’il peut être démontré qu’il est utile pour la Cour d’en prendre connaissance d’office. À mon avis, ces renvois doivent porter sur des descriptions d’événements ou d’actes et non principalement sur des passages interprétant ou caractérisant ces événements. En particulier, je ne suis pas disposé à examiner des passages tendancieux ou litigieux exprimant essentiellement des opinions sur les questions que la Cour doit elle-même trancher. S’il faut produire des opinions, il faut que ce soit celles d’experts témoignant conformément aux Règles de notre Cour [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663] et se prêtant au contre-interrogatoire. Les études doivent être essentiellement utilisées pour aider la Cour à prendre connaissance d’office des événements susceptibles d’être rendus concrets : il appartient à la Cour d’interpréter les intentions et les buts de ces événements ou actes. En outre, il appartient à la Cour d’évaluer la fiabilité et la force probante de ces renvois et de trancher les contradictions possibles entre les auteurs. Naturellement, aucune étude ne peut être considérée comme concluante à l’égard d’un fait particulier. Il appartient également à la Cour d’examiner dans quelle mesure elle doit s’appuyer sur des événements connexes pour interpréter des résolutions législatives et des textes réglementaires par opposition à l’interprétation des traités (l’arrêt Sioui porte, entre autres, sur l’interprétation d’un traité).
Il se peut, bien sûr, que des événements dont il convient, à mon avis, de prendre connaissance d’office soient mélangés, dans les études, à des commentaires que je ne juge pas susceptibles d’une telle démarche. Si je n’insiste pas, durant l’instruction, sur la radiation de tels commentaires, cela ne signifie pas que, lorsque j’en prends connaissance d’office, je n’ai pas à l’esprit les distinctions susmentionnées.
Dans ses arguments écrits, la défenderesse a abordé la question de l’utilisation de telles études pour présenter des documents qui n’ont pas été par ailleurs prouvés. En principe, je conviens qu’on ne peut pas utiliser des études à cette fin, mais je ne peux pas trancher cette question en l’absence d’exemple précis. À ce stade, je ne vois pas de problème véritable étant donné que les parties se sont entendues sur la recevabilité des documents primaires.
Les parties peuvent se fonder sur ce qui précède pour agir en conséquence et décider dans quelle mesure les témoignages d’experts ou la preuve documentaire peuvent être nécessaires.
[1] [1990] 1 R.C.S. 1025.
[2] Voir Sopinka, Lederman et Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), à la p. 976.
[3] Voir par ex. Calder et autres c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313, à la p. 346; R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, à la p. 299; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, aux p. 315 et 316; Sioui, précité (note 1), et l’extrait cité à la p. 1050.
[4] Précité (note 2), à la p. 976.