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[1994] 1 C.F. 801

T-2105-93

John Labatt Limited et Labatt Brewing Company Limited (demanderesses) (défenderesses au reconventionnel)

c.

Molson Breweries, société en nom collectif (défenderesse) (demanderesse au reconventionnel)

Répertorié : John Labatt Ltd. c. Molson Breweries (1re inst.)

Section de première instance, juge Strayer—Ottawa, 7 et 13 décembre 1993.

Pratique — Communication de documents et interrogatoire préalable — Production de documents — Requête en ordonnance de produire intégralement les documents cités dans les affidavits d’énumération des documents des demanderesses — Certains documents mentionnés dans ces affidavits ont été occultés avant d’être produits — Les demanderesses affirment que les renseignements occultés n’ont aucun rapport avec le litige mais sont des renseignements confidentiels d’une grande valeur commerciale — Requête rejetée — L’obligation prévue à la Règle 448 consiste à indiquer dans l’affidavit d’énumération des documents uniquement ceux qui sont « pertinents à l’affaire en litige » — Si l’affidavit d’énumération des documents d’une partie présente un document comme intégralement pertinent sans exception aucune, cette partie est tenue de produire l’intégralité de ce document sur demande d’une partie adverse, en application de la Règle 452(3), à moins qu’elle ne puisse convaincre la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur, et ce dans l’intérêt de la justice — Un affidavit d’énumération des documents peut être rectifié à la condition que la rectification soit faite sans tarder (Règle 451) — Les demanderesses déposeront un affidavit révisé qui indiquera de façon aussi précise que possible les éléments des documents qu’elles ne considèrent pas comme pertinents — La procédure indiquée consisterait pour la défenderesse à questionner les demanderesses sur les occultations lors de l’interrogatoire préalable, et s’il devait s’avérer que les éléments occultés sont pertinents, à en exiger la production dans le cadre de ce dernier — Les demanderesses assumeront les frais et dépens de la requête bien qu’elles l’aient emporté, car elles sont responsables de leurs propres difficultés dans cette affaire.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 407(2), 448 (mod. par DORS/90-846, art. 15), 451 (mod., idem), 452(3),(4) (mod., idem), 453(2) (mod., idem).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS CITÉES :

Kimberly-Clark Corp. c. Proctor & Gamble Inc. (1990), 31 C.P.R. (3d) 207 (C.F. 1re inst.); United States Surgical Corporation c. Downs Surgical Canada Ltd., [1982] 1 C.F. 733; (1981), 129 D.L.R. (3d) 209; 62 C.P.R. (2d) 67 (1re inst.); Amfac Foods Inc. c. C.M. McLean Ltd., [1981] 2 C.F. 9; (1980), 48 C.P.R. (2d) 143 (1re inst.); Janhevich et al. v. Thomas (1977), 15 O.R. (2d) 765; (1977), 76 D.L.R. (3d) 656; 3 C.P.C. 303 (H.C.); Collins v. Beach (1988), 24 C.P.C. (2d) 228; [1988] 1 C.T.C. 261 (H.C. Ont.); Manufacturers Life Insurance Co. v. Dofasco Inc. (1989), 38 C.P.C. (2d) 47 (H.C. Ont.).

REQUÊTE en ordonnance de produire intégralement les documents cités dans les affidavits d’énumération des documents des demanderesses. Requête rejetée.

AVOCATS :

Thomas R. Kelly pour les demanderesses.

Elizabeth G. Elliott pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Smart & Biggar, Ottawa, pour les demanderesses.

Macera & Jarzyna, Ottawa, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Strayer :

Le chef de demande

La défenderesse conclut entre autres à ordonnance portant obligation pour les demanderesses de produire intégralement les documents cités dans leurs affidavits d’énumération des documents.

Les faits

Si la Cour a été saisie de cette requête, c’est parce que l’une et l’autre demanderesses avaient déposé conformément à la Règle 448 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (mod. par DORS/90-846, art. 15)] des affidavits d’énumération des documents, indiquant ce qui constitue à leur avis les « documents pertinents ». Mises en demeure de produire copie de ces documents, ainsi qu’elles y étaient tenues par la Règle 452(3) [mod., idem ], elles en ont produit dans certains cas une version expurgée. Il est manifeste que des renseignements ont été occultés, bien que dans certains cas il ne soit pas clair si et dans quelle mesure il y a eu occultation. La défenderesse, se rendant compte que des documents produits ont été occultés, a immédiatement déposé cette requête.

Les demanderesses répliquent que les renseignements occultés n’ont aucun rapport avec le litige et qu’ils représentent pour elles une grande valeur commerciale. L’ordonnance de non-divulgation convenue entre les parties et rendue le 8 novembre 1993 par le juge Joyal permet la divulgation des documents marqués confidentiels non seulement aux procureurs inscrits et aux avocats et agents de marque de commerce au service de la défenderesse, mais aussi à ses « dirigeants ». Selon un affidavit déposé par les demanderesses, certains des renseignements occultés sont « hautement sensibles et confidentiels pour Labatt » et, l’industrie de la brasserie étant très compétitive, la divulgation des renseignements occultés « relatifs aux autres concepts de bière », en particulier à un dirigeant quel qu’il soit de Molson, serait hautement préjudiciable aux intérêts des demanderesses.

Conclusions

Les avocats de part et d’autre n’ont pu citer aucun précédent de cette Cour ou de quelque autre juridiction, qui porte directement sur le point litigieux.

Je ne doute pas que l’obligation prévue à la Règle 448 consiste à indiquer dans l’affidavit d’énumération des documents uniquement ceux qui sont « pertinents à l’affaire en litige » aux termes de l’alinéa 448(2)a) de cette Règle. Il est fort possible que les demanderesses ne soient pas tenues d’énumérer intégralement tous ces documents, comme elles l’ont fait, sans spécifier aucune exception ou occultation de renseignements étrangers au litige. Il n’en demeure pas moins qu’elles les ont énumérés sans aucune réserve dans leurs affidavits d’énumération des documents. La question se pose alors en ces termes : si l’affidavit d’énumération des documents d’une partie présente un document comme intégralement pertinent sans exception aucune, cette partie est-elle de ce fait tenue de produire l’intégralité de ce document à la demande faite par une partie adverse en application de la Règle 452(3)? À mon avis, elle l’est à moins qu’en cas de requête en exécution introduite par cette partie adverse, elle ne puisse convaincre la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur, et ce dans l’intérêt de la justice.

La Règle 453(2) [mod., idem] prévoit ce qui suit :

Règle 453….

(2) La Cour peut rendre toute ordonnance qu’elle estime juste, y compris une ordonnance prévue à la règle 461, lorsqu’une partie ne se conforme pas aux règles 448 à 452.

S’il est indubitable que la Règle ci-dessus m’autorise à ordonner l’observation littérale des prescriptions de la Règle 452(3), elle m’habilite aussi à rendre toute ordonnance que j’estime « juste ». Je conclus qu’en l’espèce, il y a lieu de rendre l’ordonnance la plus conforme à l’esprit des Règles en matière de communication des pièces, c’est-à-dire une ordonnance visant à garantir que seuls les documents pertinents soient produits. Il n’existe aucune règle jurisprudentielle portant directement sur l’exécution forcée du droit de se faire communiquer les documents mentionnés dans un affidavit d’énumération des documents. Il y a cependant lieu de noter que certains précédents relatifs à la Règle 407(2), aux termes de laquelle « [u]ne copie de chaque document mentionné dans une plaidoirie doit être signifiée à chaque partie », laissent entendre que cette règle ne s’applique qu’aux éléments pertinents des documents visés. Bien que la Règle ne limite pas les documents dont la production est requise à ceux qui ont un rapport avec le litige et prévoie que si un document est mentionné dans une plaidoirie, il doit être signifié, il semble qu’il y a au moins un courant jurisprudentiel qui prescrit de limiter la production requise aux éléments pertinents des documents en question[1]. Plus spécifiquement, il a été jugé en matière d’interrogatoire préalable, que les parties ne sont tenues de produire, en réponse aux demandes faites à l’interrogatoire préalable, que les éléments pertinents des documents visés[2].

Il s’ensuit que bien que les demanderesses aient apparemment reconnu dans leur affidavit d’énumération des documents que tous ces documents étaient intégralement pertinents et que de ce fait, elles soient, sauf preuve contraire, tenues de les produire conformément à la Règle 452(3), il s’agit là d’un aveu sur lequel elles pourraient revenir. De même que les aveux faits lors de l’interrogatoire préalable sont réputés des aveux officieux et peuvent être subséquemment atténués ou rétractés au moyen d’autres preuves et témoignages produits par la même partie, de même un affidavit d’énumération des documents peut, à mon avis, être rectifié. C’est ce que prévoit la Règle 451 [mod. idem], à la condition que la rectification soit faite « sans tarder ». En l’espèce, la défenderesse a poursuivi la procédure à une telle vitesse que les demanderesses n’ont pas eu le temps d’essayer de rectifier leur affidavit. Elles ont produit les documents le 30 novembre. Dès qu’ils se sont rendu compte que certains documents produits étaient incomplets, les avocats de la défenderesse ont immédiatement déposé cet avis de requête le 2 décembre, c’est-à-dire deux jours après. Cet avis prévoyait l’audition de la requête pour le 6 décembre, c’est-à-dire moins d’une semaine après la production des documents en cause. Les demanderesses ont répliqué par un affidavit qui ne porte pas sur tous les documents en question, mais affirme que les éléments occultés de certains documents n’ont aucun rapport avec le litige. Par lettre en date du 3 décembre, les demanderesses ont en fait demandé à savoir si ce que voulait la défenderesse, c’était une version modifiée de l’annexe I de leurs affidavits, et les avocats de la défenderesse ont confirmé le même jour que celle-ci ne demandait pas cette modification. Au contraire, ils ont activement poursuivi l’avis de requête en ordonnance de produire tous les documents mentionnés dans l’affidavit.

Je conclus que dans ces circonstances, il ne serait pas juste d’insister que les demanderesses soient tenues à l’intégralité de l’annexe I. Il faut au contraire leur donner le temps de déposer un affidavit révisé, pour indiquer de façon aussi précise que possible les éléments des documents énumérés à l’annexe I, qu’elles ne considèrent pas comme pertinents. Je conclus en outre que la procédure indiquée consisterait pour la défenderesse, si elle le souhaite, à questionner les représentants des demanderesses sur les occultations lors de l’interrogatoire préalable, et s’il devait s’avérer que les éléments occultés sont pertinents, à en exiger la production dans le cadre de ce dernier. Si les demanderesses s’y refusent, la question pourra être réglée à l’instar de tout refus de répondre à l’interrogatoire préalable. Je ne peux naturellement pas empêcher la défenderesse d’introduire, avant cet interrogatoire, une requête en ordonnance en application de la Règle 453(2) par ce motif, si elle a lieu de le penser, que les demanderesses n’ont pas produit un élément pertinent d’un document donné. Je constate cependant que pareille procédure ne lui permettrait pas de questionner les représentants des demanderesses sur la nature des documents en question. Si au contraire elle cherche à saisir directement la Cour en application des Règles 452(4) [mod. idem] ou 453(2), la procédure consistera probablement en une audience à huis clos où seul l’avocat des demanderesses comparaîtrait.

L’action sera suspendue jusqu’à ce que les demanderesses aient déposé un affidavit révisé d’énumération des documents, sauf que la défenderesse peut procéder à l’interrogatoire préalable à moins d’accord contraire des parties.

Certains documents que les demanderesses avaient produits à la défenderesse ont été remis à la Cour à l’audience. Il ressort que le document no 4, marqué confidentiel, renferme effectivement des renseignements qu’elles avaient l’intention d’occulter. J’ordonne que ce document ne fera pas partie du dossier et sera restitué sous pli cacheté aux avocats des demanderesses à la condition que dans la semaine qui suit la présente ordonnance, celles-ci en fassent tenir à la défenderesse une copie expurgée conformément à leur intention. J’ordonne à l’avocate représentant la défenderesse à l’audition de la requête de restituer toute copie des passages devant être occultés et de veiller à ce qu’ils ne circulent plus dans ses bureaux ou dans ceux de la défenderesse.

J’ordonnerai aux demanderesses d’assumer les frais et dépens de la requête bien qu’elles l’aient emporté dans une large mesure. Elles sont responsables de leurs propres difficultés dans cette affaire, leurs dirigeants ayant établi sous serment des affidavits affirmant que tous les documents mentionnés à l’annexe I de chaque affidavit avaient un rapport avec le litige. Ces affidavits ont été établis sous serment après que l’ordonnance de non-divulgation eut été rendue avec le consentement des demanderesses, autorisant la divulgation de documents confidentiels aux dirigeants de Molson. Ceux qui ont signé ces affidavits pour le compte des demanderesses auraient dû savoir à quoi s’en tenir sur les conséquences possibles de pareille action. Je tiens pour fait notoire, à la lumière des litiges qui les ont opposées devant cette Cour, que ni les demanderesses et ni la défenderesse ne manquent d’expérience pour ce qui est des actions en justice. L’affaire en instance a été intentée par les demanderesses et il faut présumer qu’elles ont accepté les risques que ce genre de litige représente pour la confidentialité des documents. La partie à laquelle est destiné un affidavit d’énumération des documents est, sauf preuve du contraire, en droit d’y voir la manifestation de la position de la partie représentée par le déposant au sujet de la pertinence des documents qui y sont visés. Bien qu’à mon avis, il soit conforme à la justice de permettre aux demanderesses de revenir sur leur position primitive à ce sujet, il faut qu’elles assument au moins les dépens de cette requête, qu’elles avaient légitimement le droit d’introduire.



[1] Voir par exemple, Kimberly-Clark Corp. c. Proctor & Gamble Inc. (1990), 31 C.P.R. (3d) 207 (C.F. 1re inst.); la règle se dégage également d’une observation incidente dans United States Surgical Corporation c. Downs Surgical Canada Ltd., [1982] 1 C.F. 733 (1re inst.), à la p. 736. Voir par contre Amfac Foods Inc. c. C.M. McLean Ltd., [1981] 2 C.F. 9 (1re inst.), à la p. 10.

[2] Voir également Janhevich et al. v. Thomas (1977), 15 O.R. (2d) 765 (H.C.); Collins v. Beach (1988), 24 C.P.C. (2d) 228 (H.C. Ont.); Manufacturers Life Insurance Co. v. Dofasco Inc. (1989), 38 C.P.C. (2d) 47 (H.C. Ont.).

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