[1994] 1 C.F. 639
A-541-91
Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration et le secrétaire d’État aux Affaires extérieures (appelants) (intimés)
c.
Chang-Jie Chen (intimé) (requérant)
Répertorié : Chen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)
Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Létourneau et Robertson, J.C.A.—Toronto, 15 et 18 novembre 1993.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Appel à l’encontre du jugement de première instance annulant le rejet de la demande de résidence permanente en vertu du pouvoir discrétionnaire conféré à l’agent des visas par l’art. 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978 après que l’intimé eut envoyé à l’agente des visas un chèque de 500 $ US dans une carte de Noël — L’art. 11(3) permet de refuser un visa à un demandeur qui a par ailleurs réussi s’il existe de « bonnes raisons » de croire que les points d’appréciation obtenus ne reflètent pas ses chances de s’établir avec succès au Canada — Le juge de première instance a conclu à tort que les normes de sélection de la Loi et du Règlement sont essentiellement liées à la capacité de l’immigrant de gagner sa vie au Canada — Bien que certains facteurs soient de nature financière d’autres, tels les qualités personnelles, visent la capacité de l’immigrant de s’établir avec succès sur le plan social — Le pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 11(3) a été régulièrement exercé — L’intimé, qui avait vécu au Canada et aux États-Unis et y avait enseigné dans des universités pendant un certain temps, savait qu’offrir de l’argent à un fonctionnaire pour obtenir son aide dans des rapports avec le gouvernement était un acte criminel.
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Certiorari — Après avoir obtenu le nombre de points suffisant conformément à l’art. 9(1)b)(i) du Règlement sur l’immigration de 1978, et pendant la longue attente de l’autorisation de sécurité, l’intimé a glissé 500 $ US dans la carte de Noël qu’il a adressée à l’agente des visas — Il a été convoqué à une seconde entrevue, ostensiblement pour poursuivre l’appréciation de sa demande — Il n’y a pas eu déni d’équité dans la procédure parce que l’intimé n’a pas été avisé dès le début de la seconde entrevue que son objet principal était le présumé pot-de-vin — L’équité dans la procédure n’exige pas que les questions soient posées dans un ordre particulier ni que l’intimé soit immédiatement mis en présence du présumé pot-de-vin — L’intimé a été régulièrement informé que son comportement entrerait en ligne de compte dans la décision ultime, on lui a opposé son présumé pot-de-vin et il a eu la possibilité de s’expliquer.
Il s’agit d’un appel du jugement de première instance annulant le rejet, par l’agente des visas, de la demande de résidence permanente de l’intimé et exigeant la tenue d’une autre entrevue par un agent des visas différent. L’intimé, citoyen de la Chine, a demandé la résidence permanente et a obtenu un nombre de points suffisant pour satisfaire aux exigences du sous-alinéa 9(1)b)(i) du Règlement sur l’immigration de 1978 concernant la délivrance des visas de résidence permanente. Il a passé l’entrevue avec succès, et il a été avisé qu’il n’avait plus qu’à passer un examen médical et une vérification de sécurité. L’autorisation de sécurité se faisait longuement attendre. À Noël, l’intimé a adressé une carte à l’agente d’immigration qui lui avait fait passer son entrevue, pour la remercier de ses efforts en sa faveur et lui donner 500 $ US. Au cours d’une seconde entrevue, ostensiblement destinée à poursuivre l’appréciation de sa demande, après avoir tout d’abord nié le « cadeau », l’intimé a expliqué qu’il était conforme à la coutume orientale de donner des cadeaux à des amis spéciaux au temps des fêtes. Il a par la suite offert des excuses pour ce qu’il a reconnu être un comportement fautif. La demande de l’intimé a été rejetée conformément au pouvoir discrétionnaire spécial conféré par le paragraphe 11(3) du Règlement, qui permet à l’agent d’immigration de refuser un visa à un immigrant, qui a par ailleurs réussi, s’il est d’avis qu’il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d’appréciation obtenu ne reflète pas les chances de cet immigrant de s’établir avec succès au Canada. Le juge contrôleur a conclu que les normes et les facteurs de sélection mentionnés dans la Loi, le Règlement et l’annexe I, étaient essentiellement liés à la capacité de l’immigrant de gagner sa vie au Canada. Il a aussi statué que le processus qui a abouti à la décision défavorable de l’agente des visas était injuste. À son avis, on aurait dû aviser l’intimé dès le début de la seconde entrevue qu’elle avait pour objet principal le présumé pot-de-vin.
Les questions litigieuses étaient (1) l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré à un agent des visas par le paragraphe 11(3); et (2) le déni allégué d’équité dans la procédure.
Arrêt (le juge Robertson, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.
Le juge Létourneau, J.C.A. (avec l’assentiment du juge en chef Isaac) : (1) Bien que certains des facteurs et des normes de sélection mentionnés à l’alinéa 114(1)a) de la Loi sur l’immigration ou à l’annexe I du Règlement soient de nature financière, d’autres, tels que l’âge, les études, la langue, les autres qualités et connaissances personnelles, et la personnalité, se rapportent à la capacité ou aux chances d’un immigrant de s’établir avec succès sur le plan social au Canada. Le juge contrôleur a commis une erreur en limitant les normes de sélection et les facteurs à la capacité de l’intimé de gagner sa vie, particulièrement en ce qui concerne la capacité personnelle de l’intimé (qui comprend la faculté d’adaptation du requérant, sa motivation, son esprit d’initiative et son ingéniosité) de s’établir avec succès au Canada. L’expression « bonnes raisons », au paragraphe 11(3), suppose que le processus doit avoir une certaine mesure d’objectivité et que l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit être non pas arbitraire, mais justifiable dans les circonstances. L’agente des visas a correctement exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère ce paragraphe. L’intimé connaissait les convenances et les usages en vigueur dans ce pays. Il avait enseigné au niveau universitaire aussi bien au Canada qu’aux États-Unis, et il avait vécu suffisamment longtemps en Amérique du Nord pour savoir que le paiement d’une importante somme d’argent à un fonctionnaire pouvait être considéré comme un pot-de-vin. Les fonctionnaires ont eu raison de considérer le présumé pot-de-vin versé à un de leurs employés comme une affaire grave.
(2) Il n’y a pas eu déni de l’équité dans la procédure. Celle-ci n’exigeait pas que les questions à une entrevue soient posées dans un ordre en particulier, ni que l’intimé soit mis en présence du présumé pot-de-vin dès le début de l’entrevue. L’entrevue n’a pas été menée de façon inéquitable. L’intimé a été régulièrement avisé qu’il serait tenu compte de son comportement dans la décision ultime. On lui a opposé le présumé pot-de-vin et il a eu la possibilité d’expliquer son comportement.
Le juge Robertson, J.C.A. (dissident) : On doit, pour décider si une personne est en mesure ou non de s’établir avec succès au Canada, ne tenir compte que des facteurs qui influent sur sa capacité de gagner sa vie. La conduite jugée moralement indigne de cette personne ne devrait pas influer sur cette décision. Les articles 9 et 19 de la Loi sur l’immigration de 1976 prévoient expressément ce genre de préoccupation en excluant les personnes qui ont commis des actes qui, selon le législateur, justifient l’exclusion. Ni l’un ni l’autre de ces articles ne peut être invoqué pour exclure l’intimé et sa famille. Le présumé pot-de-vin n’est pas un facteur pertinent ni prépondérant pour apprécier si l’intimé serait en mesure de s’établir avec succès au Canada. L’idée d’accorder une reconnaissance judiciaire à un critère qui repose sur des notions de « bonnes raisons » et de « réussite sociale » et le fait qu’il faut évaluer objectivement les appréciations subjectives des agents des visas sont des motifs de préoccupation.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, art. 9(3), 19(2)d), 84 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73), 114(1)a).
Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 9(3), 19(2)d).
Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 8(1)a) (mod. par DORS/85-1038, art. 3), 9(1)b)(i) (mod. par DORS/83-675, art. 3; 85-1038, art. 4), 11(3) (mod. par DORS/81-461, art. 1), Annexe I (mod. par DORS/85-1038, art. 8).
JURISPRUDENCE
DÉCISION EXAMINÉE :
Kang c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1981] 2 C.F. 807; (1981), 37 N.R. 551 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES :
Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; (1990), 69 D.L.R. (4th) 489; [1990] 3 W.W.R. 289; 83 Sask. R. 81; 43 Admin. L.R. 157; 30 C.C.E.L. 237; 90 CLLC 14,010; 106 N.R. 17; Martineau c. Le Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; (1979), 106 D.L.R. (3d) 385; 50 C.C.C. (2d) 353; 13 C.R. (3d) 1; 15 C.R. (3d) 315; 30 N.R. 119.
APPEL d’un jugement de première instance ([1991] 3 C.F. 350; (1991), 45 F.T.R. 91; 13 Imm. L.R. (2d) 172) annulant le rejet de la demande de résidence permanente de l’intimé, et exigeant la tenue d’une entrevue par un agent des visas différent. Appel accueilli.
AVOCAT :
Leigh A. Taylor pour les appelants (intimés).
Cecil L. Rotenberg, c.r. et Connie Nikatsu pour l’intimé (requérant).
PROCUREURS :
Le sous-procureur général du Canada pour les appelants (intimés).
Rotenberg & Martinello, Don Mills (Ontario) pour l’intimé (requérant).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement prononcés à l’audience sur
Le juge Létourneau, J.C.A. : Il s’agit d’un appel de la décision en date du 10 mai 1991 [[1991] 3 C.F. 350] par laquelle un juge de la Section de première instance a accordé des brefs de certiorari et de mandamus. Le bref de certiorari a annulé la décision par laquelle un agent des visas avait rejeté la demande de résidence permanente de l’intimé. Le bref de mandamus a obligé les appelants à traiter ladite demande conformément à la loi, c’est-à-dire à faire passer à l’intimé une nouvelle entrevue et à confier sa demande à un autre agent des visas pour décision.
Il y a trois questions en litige dans cet appel :
a) Quelle est l’étendue du pouvoir discrétionnaire que possède un agent des visas en vertu du paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978 [DORS/78-172 (mod. par DORS/81-461, art. 1)] de refuser un visa à un immigrant?
b) Y a-t-il eu, à l’égard de l’intimé, un déni d’équité procédurale au cours du processus qui a abouti à la décision défavorable de l’agent des visas?
c) Les conditions visées à l’alinéa 19(2)d) de la Loi sur l’immigration[1], selon le texte en vigueur à l’époque, comprennent-elles l’obligation de dire la vérité visée au paragraphe 9(3) de la même Loi?
Les faits
Les faits en l’espèce ne sont pas en litige. L’intimé est citoyen de la République populaire de Chine. Il avait travaillé au Canada de 1983 à 1985 à l’université McMaster avant d’aller travailler aux États-Unis en vertu d’un visa temporaire. Pendant qu’il était aux États-Unis, il a présenté en juillet 1987 au consulat général du Canada à New York une demande de résidence permanente au Canada à titre d’immigrant indépendant. Appréciée conformément à l’alinéa 8(1)a) [mod. par DORS/85-1038, art. 3] du Règlement, sa demande a obtenu un nombre suffisant de points pour satisfaire aux exigences du sous-alinéa 9(1)b)(i) [mod. par DORS/83-675, art. 3; 85-1038, art. 4] du Règlement prévoyant la délivrance d’un visa de résidence permanente. Mme Sara Trillo, l’agente du programme d’immigration qui l’a reçu en entrevue, lui a indiqué qu’il avait réussi l’entrevue mais que sa famille et lui devaient passer un examen médical et une vérification de sécurité.
L’autorisation de sécurité se faisait longuement attendre. En fait, en décembre 1988, l’intimé ne l’avait toujours pas obtenue alors que son permis de travail américain avait expiré en septembre 1988. Il a alors envoyé une carte de Noël à Mme Trillo, dans laquelle il la remerciait de ses efforts. La carte contenait la somme de 500 $ US.
Mme Trillo a immédiatement signalé ce fait à son supérieur. L’intimé a alors été convoqué à une entrevue prévue pour le 29 décembre 1988 au consulat général du Canada à New York. Le but de cette entrevue était, lui a-t-on dit, de continuer l’appréciation de sa demande de visa. Au cours de l’entrevue, sa demande a fait l’objet d’un nouvel examen. Une nouvelle appréciation a été faite au regard des facteurs prévus dans le Règlement sur l’immigration de 1978 et l’intimé a obtenu des résultats semblables à ceux qu’il avait obtenus lors de son entrevue initiale avec Mme Trillo.
Au cours de l’entrevue menée par M. Spunt, consul (Immigration) en poste au consulat général du Canada à New York, le sujet de ce qui semblait être le pot-de-vin a été graduellement abordé et discuté. M. Spunt a d’abord demandé à l’intimé s’il avait donné des cadeaux à Mme Trillo ou s’il avait égaré de l’argent récemment. L’intimé a commencé par nier, mais il a finalement admis avoir envoyé de l’argent à Mme Trillo. Il a expliqué ensuite que c’était conforme à la coutume orientale de donner des cadeaux à des amis spéciaux au temps des fêtes. Comme Mme Trillo a beaucoup fait pour lui, il pensait qu’il convenait de lui donner ce genre de cadeau. Il a aussi expliqué qu’il avait envoyé l’argent pour couvrir tous les frais spéciaux qui étaient engagés pour accélérer le traitement de sa demande. À la fin de l’entrevue, il a offert des excuses pour ce qu’il a alors reconnu être un comportement fautif de sa part.
Conformément au paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978, M. Spunt a écrit à un agent d’immigration supérieur, M. Nauman, pour lui demander de l’autoriser à exercer, en vertu de ce paragraphe, son pouvoir discrétionnaire spécial de refuser un visa d’immigrant à l’intimé. L’approbation ayant été obtenue, la lettre de refus a été envoyée à l’intimé le 14 février 1989. Cette lettre rejetait la demande de résidence permanente de l’intimé. C’est cette décision que l’intimé a attaquée avec succès par la voie d’un recours en contrôle judiciaire devant un juge de la Section de première instance.
L’étendue du pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978 confère à un agent des visas.
Le paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978 dispose que :
11. …
(3) L’agent des visas peut
a) délivrer un visa d’immigrant à un immigrant qui n’obtient pas le nombre de points d’appréciation requis par les articles 9 ou 10 ou qui ne satisfait pas aux exigences des paragraphes (1) ou (2), ou
b) refuser un visa d’immigrant à un immigrant qui obtient le nombre de points d’appréciation requis par les articles 9 ou 10,
s’il est d’avis qu’il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d’appréciation obtenu ne reflète pas les chances de cet immigrant particulier et des personnes à sa charge de s’établir avec succès au Canada et que ces raisons ont été soumises par écrit à un agent d’immigration supérieur et ont reçu l’approbation de ce dernier.
Aux termes de ce paragraphe, l’agent des visas a le pouvoir de refuser un visa à un immigrant, qui a par ailleurs réussi, s’il est d’avis qu’il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d’appréciation obtenu ne reflète pas les chances de cet immigrant particulier et des personnes à sa charge de s’établir avec succès au Canada. Il y a controverse quant au sens qu’il faut donner à l’expression « s’établir avec succès au Canada ».
Il ne faut pas oublier que les normes de sélection qui figurent dans le Règlement sur l’immigration de 1978 ont été autorisées par l’alinéa 114(1)a) de la Loi[2] et qu’elles contiennent un certain nombre de facteurs dans l’annexe I [mod. par DORS/85-1038, art. 8] du Règlement, tels que les études, la préparation professionnelle spécifique, l’expérience, la demande dans la profession, l’emploi réservé, le facteur démographique, l’âge, la connaissance du français et de l’anglais, et la personnalité. Ce dernier facteur permet de déterminer si le requérant et les personnes à sa charge sont en mesure de « s’établir avec succès au Canada, d’après la faculté d’adaptation du requérant, sa motivation, son esprit d’initiative, son ingéniosité et autres qualités semblables ».
En analysant les normes et les facteurs de sélection mentionnés dans la Loi, le Règlement et l’annexe I, le juge contrôleur a d’abord conclu que ces normes et facteurs « semblent être essentiellement liés à la capacité d’un immigrant de gagner sa vie au Canada ou d’y être soutenu financièrement par d’autres personnes que l’État »[3]. [C’est moi qui souligne.]
Il est vrai que certains des facteurs et des normes de sélection mentionnés dans l’alinéa 114(1)a) de la Loi ou dans l’annexe I du Règlement sur l’immigration de 1978 sont de nature financière et se rapportent à la capacité d’un immigrant de subvenir financièrement à ses propres besoins au Canada. Cependant, d’autres, tels que l’âge, les études, la langue, les autres qualités et connaissances personnelles, et la personnalité, sont de nature plus générale. Quoiqu’ils puissent servir à déterminer la capacité d’une personne de subvenir financièrement à ses propres besoins, ce n’est pas là leur seule application. Ils se rapportent aussi à la réussite sociale, c’est-à-dire à la capacité ou aux chances d’un immigrant de s’établir avec succès sur le plan social au Canada.
La personnalité, qui permet de déterminer si un requérant est en mesure de s’établir avec succès au Canada et qui est définie au no 9 de l’annexe I, se rapporte, comme je l’ai déjà indiqué, à la faculté d’adaptation du requérant, à sa motivation, à son esprit d’initiative, à son ingéniosité et à d’autres qualités semblables. Ces qualités ne se limitent certainement pas à la faculté d’adaptation d’une personne, à son esprit d’initiative ou à sa motivation de travailler et de gagner sa vie.
Ce serait restreindre la portée du critère retenu par le législateur que de définir les normes de sélection et les facteurs qui figurent dans la Loi, le Règlement et l’annexe I comme étant des facteurs de nature uniquement financière et de se cantonner ensuite dans cette perspective pour apprécier les chances d’un immigrant de « s’établir avec succès au Canada ». Cela suppose que l’expression « s’établir avec succès au Canada » est interprétée comme si le terme « financièrement » y figurait. Le paragraphe 11(3) parle de s’établir avec succès au Canada, non pas de « s’établir financièrement avec succès au Canada ».
Je dis respectueusement que le juge contrôleur a commis une erreur en limitant les normes de sélection et les facteurs, particulièrement celui relatif à la capacité personnelle de l’intimé de s’établir ou non avec succès au Canada, à la capacité de l’intimé de gagner sa vie au Canada. Après avoir dit que les facteurs étaient essentiellement ou principalement de nature financière, le juge contrôleur a ensuite conclu effectivement qu’ils étaient de nature exclusivement financière. C’est ce qui ressort manifestement de l’extrait suivant de sa décision :
Étant donné cet accent sur les facteurs économiques mis à la fois par le législateur et par le gouverneur en conseil à l’égard de la question de déterminer si un immigrant est en mesure de « s’établir avec succès » au Canada, il est difficile de voir comment le pouvoir discrétionnaire accordé à un agent des visas par le paragraphe 11(3) du Règlement peut permettre à ce dernier de ne pas tenir compte du nombre de points d’appréciation et de déterminer, essentiellement pour des raisons non économiques, qu’un immigrant n’aura pas de chance de s’établir avec succès au Canada[4].
À mon avis, l’agent des visas qui exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 11(3) du Règlement peut refuser un visa à un immigrant s’il existe de bonnes raisons de croire que le nombre de points d’appréciation obtenu ne reflète pas les chances de cet immigrant de s’établir avec succès au Canada, que ce soit sur le plan financier ou social. Pour déterminer s’il existe de bonnes raisons d’en arriver à cette conclusion, l’opinion personnelle que se fait l’agent des visas doit avoir un fondement objectif. Autrement dit, l’expression « bonnes raisons » suppose que le processus en question doit avoir une certaine mesure d’objectivité et que l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 11(3) doit être, non pas arbitraire, mais justifiable dans les circonstances.
En l’espèce, l’agent des visas a correctement exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 11(3) du Règlement. Il a agi conformément à la loi en respectant les exigences procédurales prévues à ce paragraphe et en fondant sa conclusion sur les faits objectifs suivants. L’intimé connaissait les convenances et les usages en vigueur dans ce pays. Il avait vécu suffisamment longtemps au Canada et aux États-Unis pour savoir que le paiement d’une importante somme d’argent à un fonctionnaire pouvait être considéré comme un pot-de-vin. Il n’était pas non plus un illettré. En fait, il avait enseigné à l’université McMaster au Canada et à l’University of Illinois aux États-Unis. Les fonctionnaires de l’immigration ont considéré le présumé pot-de-vin versé à un de leurs employés comme une affaire grave, ce qui était effectivement le cas. Je ne vois pas de raison d’intervenir dans l’exercice par l’agent du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 11(3) du Règlement.
Y a-t-il eu, à l’égard de l’intimé, un déni d’équité procédurale au cours du processus qui a abouti à la décision défavorable de l’agent des visas?
Le juge contrôleur estimait que le processus administratif qui a abouti à la décision défavorable était inéquitable. À son avis, on aurait dû aviser l’intimé dès le début de l’entrevue du 29 décembre 1988 que la préoccupation principale de l’agent d’immigration qui menait l’entrevue était le présumé pot-de-vin. En outre, le juge contrôleur estimait qu’il n’était pas régulier de procéder indirectement, car il s’agissait d’une entrevue qui servait à revoir une appréciation antérieure favorable à la suite de laquelle l’intimé avait été « accepté provisoirement ».
C’est devenu banal de dire que les éléments constitutifs de l’équité procédurale varient et doivent être déterminés selon les circonstances de chaque cas[5].
Je dis respectueusement que l’équité procédurale n’exige pas que les questions soient posées dans un ordre particulier au cours d’une entrevue. Elle n’exige pas non plus, en l’espèce, que l’intimé soit immédiatement mis en présence du présumé pot-de-vin dès le début de l’entrevue ou dès son arrivée. Il n’y avait rien d’inéquitable dans la stratégie ou dans l’approche suivies par l’agent d’immigration qui a mené l’entrevue et ce, pourvu qu’il ait opposé à l’intimé son présumé pot-de-vin, qu’il lui ait donné la possibilité d’expliquer son comportement et qu’il l’ait informé que le réexamen de sa demande tiendrait compte de son comportement.
Après avoir examiné la preuve, je suis convaincu qu’on a correctement informé l’intimé que la décision ultime tiendrait compte de son comportement. En outre, on a expressément demandé à l’intimé s’il avait donné de l’argent en cadeau à Mme Trillo, s’il lui avait envoyé un cadeau de quelque valeur ou s’il avait inclus un cadeau dans la carte qu’il avait finalement reconnu lui avoir probablement envoyée. Il a répondu par la négative à toutes ces questions. Cependant, il a par la suite reconnu la vérité[6]. Je suis convaincu que l’intimé a été ainsi mis en présence du présumé pot-de-vin et qu’on lui a donné la possibilité d’expliquer pourquoi il avait envoyé cet argent à Mme Trillo et pourquoi il avait nié ce fait lorsqu’on l’avait interrogé la première fois. L’intimé ne peut se plaindre qu’il y avait eu déni d’équité procédurale.
Les conditions visées à l’alinéa 19(2)d) de la Loi comprennent-elles l’obligation de dire la vérité visée au paragraphe 9(3) de la même Loi?
L’avocate des appelants reconnaît que les faits en l’espèce sont semblables à ceux dans l’arrêt Kang c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration[7] où cette Cour a statué que la personne qui ment, au cours du processus de demande de visa, en violation du paragraphe 9(3) de la Loi de 1976 sur l’immigration [S.C. 1976-77, ch. 52], n’est pas classée, pour ce seul motif, dans la catégorie des personnes non admissibles décrite à l’alinéa 19(2)d) de la même Loi. Elle prétend que cet arrêt était vicié et elle nous invite à le réexaminer. Compte tenu de mes conclusions au sujet aussi bien du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 11(3) du Règlement que de l’équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’examiner son argument.
L’appel sera accueilli et les dépens seront adjugés à l’intimé conformément à l’article 84 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l’immigration. La décision par laquelle le juge de la Section de première instance a accordé les brefs de certiorari et de mandamus sera annulée.
Le juge en chef Isaac : Je souscris à ces motifs.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement prononcés à l’audience par
Le juge Robertson, J.C.A. (dissident) : Je déclare respectueusement que je ne peux pas souscrire au jugement.
Je n’approuve certes pas ce qu’a fait l’intimé, mais je n’estime pas non plus que le paragraphe 11(3) du Règlement sur l’immigration de 1978 ait pour but de conférer aux agents des visas un pouvoir discrétionnaire résiduel aussi vaste de décider de délivrer ou de refuser un visa. Je souscris à ce qu’a déclaré le juge de première instance (à la page 359) :
De façon plus précise, la question fondamentale est la suivante : sur quels motifs l’agent des visas peut-il fonder l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de décider qu’il existe « de bonnes raisons » de croire que le nombre de points d’appréciation obtenu ne reflète pas adéquatement les chances d’un immigrant de « s’établir avec succès » au Canada? Il est inconcevable que cette disposition législative ait pour but de donner à l’agent des visas un pouvoir illimité de décider si un immigrant particulier est généralement apte ou non à devenir un futur membre de la société canadienne, étant donné l’existence d’autres dispositions importantes de la Loi précisant l’identification des personnes qui sont aptes ou inaptes. Il y a lieu de noter d’abord que le paragraphe 11(3) ne peut être interprété comme empiétant sur les motifs d’exclusion obligatoire établis dans la description des catégories « non admissibles » donnée à l’article 19.
Bref, j’estime qu’on doit, pour décider si une personne est en mesure ou non de s’établir avec succès au Canada, ne tenir compte que des facteurs qui influent sur sa capacité de gagner sa vie. La conduite jugée moralement indigne de cette personne ne peut pas et ne devrait pas influencer cette décision. Le Parlement a expressément envisagé ce genre de préoccupation lorsqu’il a exclu, dans les articles 9 et 19 de la Loi sur l’immigration de 1976, les personnes qui ont commis des actes qui, selon lui, justifient leur exclusion. En l’espèce, le ministre a reconnu qu’on ne peut invoquer ni le paragraphe 9(3) ni l’alinéa 19(2)d) de la Loi, selon le texte en vigueur à l’époque, pour exclure l’intimé et sa famille. Sur ce point, l’arrêt Kang c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1981] 2 C.F. 807, de cette Cour fait jurisprudence et, pour cette raison, je ne pense pas qu’il soit permis à cette Cour d’invoquer le paragraphe 11(3) en vue d’obtenir un résultat qu’il lui est impossible d’obtenir autrement.
Il ressort des faits de l’espèce que l’agent des visas s’est fondé sur le comportement de l’intimé pour écarter une appréciation qui a toujours été favorable. Je ne comprends pas comment le « présumé pot-de-vin » peut être considéré comme un facteur pertinent ou prépondérant pour apprécier si l’intimé serait en mesure de s’établir avec succès au Canada. J’ai également de la difficulté à songer à accorder une reconnaissance judiciaire à un critère qui repose sur les notions de « bonnes raisons » et de « réussite sociale ». Plus précisément, mes collègues ont dit à ce sujet (supra , à la page 646) :
[Les facteurs mentionnés dans le Règlement] se rapportent aussi à la réussite sociale, c’est-à-dire à la capacité ou aux chances d’un immigrant de s’établir avec succès sur le plan social au Canada.
Bien sûr, certains veulent juger cet appel d’une manière qui donne un résultat équitable. Je me préoccupe aussi du fait qu’il faut évaluer objectivement les appréciations subjectives des agents des visas.
Par ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.
[1] L.R.C. (1985), ch. I-2.
[2] Voici le texte de l’art. 114(1)a) :
114. (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :
a) prévoir l’établissement et l’application de normes de sélection, fondées sur des critères tels que la parenté, l’instruction, la langue, la compétence, l’expérience professionnelle et autres qualités et connaissances personnelles en tenant compte des facteurs démographiques et de la situation du marché du travail au Canada, dans le but de déterminer si un immigrant pourra réussir son installation au Canada. [C’est moi qui souligne.]
[3] Voir la décision du juge contrôleur, à la p. 360.
[4] À la p. 361.
[5] Voir Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la p. 682 (motifs du juge L’Heureux-Dubé); Martineau c. Comité de discipline l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, à la p. 630, motifs du juge Dickson (tel était alors son titre).
[6] Voir le par. 5 et les par. 8 à 16 de l’affidavit de M. Spunt, dossier d’appel, aux p. 58 à 62.
[7] [1981] 2 C.F. 807 (C.A.).