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[1994] 1 C.F. 589

A-81-92

Sathiyanathan Thirunavukkarasu (appelant)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Heald et Linden, J.C.A., et juge suppléant Holland—Toronto, 21 octobre; Ottawa, 10 novembre 1993.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — La SSR a conclu que l’appelant n’était pas un réfugié au sens de la Convention, étant donné la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays, bien que la vie de l’appelant risque sérieusement d’être en danger dans le nord du Sri Lanka — La nature de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays telle qu’elle est exposée dans l’arrêt Rasaratnam — La C.A.F. dans l’arrêt Bindra, suivi par l’arrêt Sharbdeen (C.F. 1re inst.), a confondu l’obligation pour le ministre ou la Commission d’avertir le demandeur que la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays sera soulevée avec celle qui incombe au demandeur de prouver les faits qui justifient sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention — Quand faut-il recourir à la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays? — Critère objectif — La question est de savoir s’il serait trop sévère de s’attendre à ce que celui qui est persécuté déménage dans une partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l’étranger — La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut être seulement théorique, elle doit être une option abordable.

Il s’agit d’un appel contre la décision par laquelle la section du statut de réfugié (SSR) a conclu que l’appelant n’était pas un réfugié au sens de la Convention. L’appelant est un Tamoul, citoyen du Sri Lanka. Vers la fin des années 80, le requérant avait eu des problèmes avec diverses factions tamoules dans le nord du Sri Lanka, qui avaient abouti à une lettre dans laquelle les LTTE lui faisaient des menaces de mort, l’accusant d’être un traître et un indicateur. La SSR a conclu que la vie de l’appelant était sérieusement en danger dans le nord du Sri Lanka, dont il était natif et où il habitait, mais elle a conclu qu’il était tenu de faire des efforts raisonnables pour déménager dans une autre partie de son pays, parmi les mesures raisonnables à prendre pour se réclamer de la protection de l’État avant de s’enfuir du pays. Le tribunal a conclu que l’appelant pouvait obtenir la protection de l’État en déménageant à Colombo, capitale du Sri Lanka. Bien que l’appelant ait été arrêté à deux reprises à Colombo par la police, qui l’avait battu et détenu, et qu’il ait été vu par un membre des LTTE, la SSR a conclu que ces arrestations faisaient partie « des enquêtes parfaitement légitimes sur les activités criminelles ou terroristes » d’organisations tamoules. La SSR a conclu que l’appelant n’avait pas prouvé que la partie du même pays qu’est Colombo n’offrait pas un refuge adéquat aux Tamouls, simplement du fait qu’ils étaient des Tamouls. Elle a aussi conclu que le Profil et l’Aperçu du Sri Lanka indiquaient « tout à fait clairement » que les populations tamoules dans le sud du Sri Lanka, où se trouve Colombo, étaient à l’abri de la persécution. Elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve que le demandeur courrait plus qu’un risque minimal de persécution s’il retournait au Sri Lanka.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est simplement une expression commode qui désigne une situation de fait dans laquelle une personne risque d’être persécutée dans une partie d’un pays mais pas dans une autre partie du même pays. Le concept de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est « inhérent » à la définition de réfugié au sens de la Convention; il ne lui est pas distinct. Selon cette définition, les demandeurs de statut doivent craindre avec raison d’être persécutés et, du fait de cette crainte, ils ne peuvent ou ne veulent retourner dans leur pays d’origine. S’il leur est possible de chercher refuge dans leur propre pays, il n’y a aucune raison de conclure qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas se réclamer de la protection de ce pays.

Puisque l’existence ou non de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays fait partie intégrante de la décision portant sur le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur, il appartient à ce dernier de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout le pays, y compris la partie qui offrait prétendument une possibilité de refuge. Les décisions Bindra c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 114 (C.A.F.) et Sharbdeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 92-A-7203, juge Dubé, ordonnance en date du 23-6-93, C.F. 1re inst., encore inédite, qui suit l’arrêt Bindra, ont confondu l’obligation pour le ministre ou la Commission d’avertir le demandeur que la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays sera soulevée avec celle qui incombe toujours au demandeur de prouver les faits qui justifient sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Le demandeur de statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays, pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. La question consiste à savoir si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs. C’est un critère objectif, et le fardeau de la preuve appartient au demandeur. La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. L’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il est objectivement raisonnable de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe, et le demandeur de statut n’est pas un réfugié. Il ne s’agit pas de savoir si l’autre partie du pays plait ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s’attendre à ce qu’il puisse s’accomoder de ce lieu avant d’aller chercher refuge à l’autre bout du monde.

La preuve confirme que l’appelant a raison de craindre d’être persécuté dans le nord du Sri Lanka du fait de ses opinions politiques. Il a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté à Colombo par le gouvernement sri lankais du fait de sa race. La SSR a commis une erreur en concluant, à la lumière de la preuve dont elle disposait, que l’appelant ne risquait pas sérieusement d’être persécuté à Colombo du fait de sa race. Il ressort du témoignage de ce dernier qu’il a été victime d’arrestations et de détentions arbitraires ainsi que de coups et de torture aux mains du gouvernement sri lankais lorsqu’il se trouvait à Colombo. Ces arrestations étaient motivées par le simple fait qu’il était Tamoul. Il se peut que l’appelant soit effectivement à l’abri des LTTE à Colombo, mais il ne semble pas à l’abri de la persécution de la part du gouvernement sri lankais du fait qu’il est Tamoul. Le Profil du pays et les Rapports d’Amnistie Internationale mentionnent plusieurs incidents violents dans le sud-ouest où les Tamouls ont été persécutés par le gouvernement sri lankais dans le cadre de représailles à l’égard des activités des LTTE et d’autres groupements Tamouls. Colombo ne représente pas pour l’appelant une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706; (1991), 140 N.R. 138 (C.A.); Zalzali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 605 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; (1993), 103 D.L.R. (4th) 1; 153 N.R. 321; Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie-Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105; (1980), 110 D.L.R. (3d) 311; [1980] 2 W.W.R. 125; 18 B.C.L.R. 124; 31 N.R. 214.

DÉCISIONS ÉCARTÉES :

Bindra c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 114 (C.A.F.); Sharbdeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 92-A-7203, juge Dubé, ordonnance en date du 23-6-93, C.F. 1re inst, encore inédite.

DOCTRINE

Hathaway, James C. The Law of Refugee Status. Toronto : Butterworths Co., 1991.

Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. Genève, 1979.

APPEL interjeté contre la décision par laquelle la section du statut de réfugié a conclu que l’appelant n’était pas un réfugié au sens de la Convention en raison de l’existence d’une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Appel accueilli.

AVOCATS :

Douglas A. Johnson pour le requérant.

Leigh A. Taylor pour l’intimé.

PROCUREURS :

Chapnick & Associates, Toronto, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. : L’appelant est citoyen du Sri Lanka et Tamoul. Il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention au motif qu’il craignait avec raison d’être persécuté. Le tribunal a rejeté la revendication au motif que l’appelant, alors que [traduction] « sa vie risque sérieusement d’être en danger dans le nord du Sri Lanka », pouvait vivre [traduction] à l’abri de la persécution ailleurs dans le pays. Par conséquent, la question en litige dans cet appel porte sur ce qu’on appelle « la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ».

LE DROIT

Malgré l’arrêt Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706, de cette Cour, il existe encore une certaine confusion au sujet de la nature de « la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays » dans les cas de revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Je dois tout de suite signaler que la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays n’est pas une défense légale. Ce n’est pas non plus une théorie juridique. C’est simplement une expression commode et concise qui désigne une situation de fait dans laquelle une personne risque d’être persécutée dans une partie d’un pays mais pas dans une autre partie du même pays. Le concept de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est « inhérent » à la définition de réfugié au sens de la Convention (voir les motifs du juge Mahoney dans l’arrêt Rasaratnam, précité, à la page 710); il ne lui est pas du tout distinct. Selon cette définition, les demandeurs du statut doivent craindre avec raison d’être persécutés et, du fait de cette crainte, ils ne peuvent ou ne veulent retourner dans leur pays d’origine. S’il leur est possible de chercher refuge dans leur propre pays, il n’y a aucune raison de conclure qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas se réclamer de la protection de ce pays. Comme l’a dit le juge Mahoney dans l’arrêt Rasaratnam, précité, à la page 710 :

… la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

Le juge Mahoney a poursuivi en ces termes, à la page 710 :

… puisque, par définition, le réfugié au sens de la Convention doit être un réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région d’un pays, le demandeur ne peut être un réfugié au sens de la Convention s’il existe une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Il s’ensuit que la décision portant sur l’existence ou non d’une telle possibilité fait partie intégrante de la décision portant sur le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur. Je ne vois aucune raison de déroger aux normes établies par les lois et la jurisprudence et de traiter de la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays comme s’il s’agissait d’un refus d’accorder ou de maintenir le statut de réfugié au sens de la Convention.

Le juge Décary a exprimé le même avis dans un arrêt antérieur, soit Zalzali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 605 (C.A.), quand il a dit ceci, aux pages 614 et 615 :

Je sais qu’en principe une persécution dans une région donnée ne sera pas une persécution au sens de la Convention si le gouvernement du pays est en mesure, ailleurs sur son territoire, d’assurer la protection voulue …

Cela ressemble au cas d’une personne qui a la double nationalité. Il ne lui suffit pas de prouver qu’elle est persécutée dans l’un des deux pays dont elle a la nationalité, car, pour conclure qu’elle est un réfugié, il faut qu’elle soit en danger dans les deux pays. En effet, ce n’est qu’en dernière extrémité qu’on peut conclure qu’une personne est un réfugié. S’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, le juge La Forest a écrit ceci, à la page 752 :

… la protection internationale des réfugiés est destinée à servir de mesure « auxiliaire » qui n’entre en jeu qu’en l’absence d’appui national. Lorsqu’il est possible de l’obtenir, la protection de l’État d’origine est la seule solution qui s’offre à un demandeur.

Par conséquent, Ward, qui était citoyen de l’Irlande et du Royaume-Uni, devait prouver qu’il était persécuté à la fois en Irlande et au Royaume-Uni pour pouvoir bénéficier du statut de réfugié.

Dans l’arrêt Rasaratnam, précité, la Cour a aussi examiné et tranché la question du fardeau de la preuve concernant la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Elle a rejeté l’argument selon lequel il n’incombe pas au demandeur, une fois qu’il a prouvé qu’il craint avec raison d’être persécuté dans une partie d’un pays, de réfuter l’existence de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Le juge Mahoney a conclu qu’il incombait au demandeur, puisque la décision portant sur l’existence ou non d’une telle possibilité faisait partie intégrante de la décision portant sur son statut de réfugié au sens de la Convention, de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risquait sérieusement d’être persécuté dans tout le pays, y compris la partie qui offrait prétendument une possibilité de refuge.

Autrement dit, il incombe aux demandeurs du statut de réfugié au sens de la Convention de prouver qu’ils satisfont à tous les éléments de la définition de réfugié au sens de la Convention qui est énoncée dans le paragraphe 2(1) de la Loi [Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1)]. Parmi ces éléments importants, peut se trouver la question de savoir, dans un cas déterminé, s’il existe une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Mais comme cet élément n’est qu’une partie de la question ultime qu’il faut trancher, soit celle de savoir si le demandeur est un réfugié au sens de la Convention. Donc, je ne crois pas qu’il soit possible de conclure, sur la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays, que le fardeau de la preuve qui revenait à l’origine au demandeur du statut de réfugié devrait, d’une manière ou d’une autre, être transféré au ministre.

Cependant, depuis l’arrêt Rasaratnam, précité, une formation de cette Cour a donné une autre opinion. (Voir Bindra c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 114 (C.A.F.), et, plus récemment, Sharbdeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), jugement inédit en date du 23 juin 1993, no du greffe 92-A-7203, (C.F. 1re inst.)). L’arrêt Bindra est un jugement oral de deux pages et demie concernant la demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal au premier palier. Alors qu’il a statué correctement sur les faits de l’espèce, son explication du fardeau de preuve n’avait que la valeur d’une opinion incidente, car cette question n’avait pas été vraiment soulevée devant le tribunal au premier palier.

Par ailleurs, et je le dis respectueusement, ces deux jugements ont mal interprété l’arrêt Rasaratnam, précité. En particulier, ils semblent avoir confondu l’obligation pour le ministre ou la Commission d’avertir le demandeur que la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays sera soulevée avec celle qui incombe toujours au demandeur de prouver les faits qui justifient sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Permettez-moi de m’expliquer.

D’une part, pour établir le bien-fondé de sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, le demandeur, comme je l’ai dit plus haut, doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans son pays. Si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est soulevée, il doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans cette partie de son pays qui offre prétendument une possibilité de refuge. Je reconnais que le demandeur, dans certains cas, peut ne pas avoir une connaissance personnelle des autres parties du pays, mais, en toute vraisemblance, il existe une preuve documentaire et, en outre, le ministre produira normalement des éléments de preuve tendant à établir l’existence de la possibilité de refuge si cette question est soulevée à l’audience.

D’autre part, il appartient au ministre ou à la Commission d’avertir le demandeur si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays doit être soulevée. Le demandeur du statut de réfugié bénéficie des principes de justice naturelle devant la section du statut. L’un des éléments fondamentaux et bien établis du droit d’une partie d’être entendue est l’obligation de lui donner avis de la preuve réunie contre elle (voir, par exemple, Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie-Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1114). Le but d’un tel avis est de lui permettre de préparer, à son tour, une réponse adéquate à cette preuve. Le droit d’un demandeur du statut de réfugié d’être avisé de la preuve réunie contre lui est extrêmement important lorsque ce demandeur peut être requis de réfuter l’allégation du ministre en prouvant qu’il n’existe pas vraiment de possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Par conséquent, il n’est pas permis au ministre ou à la Commission d’alléguer à l’improviste contre le demandeur la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays sans lui donner avis que cette question sera soulevée à l’audience. Comme l’a expliqué le juge Mahoney dans l’arrêt Rasaratnam, précité, aux pages 710 et 711 :

… on ne peut s’attendre à ce que le demandeur de statut soulève la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ni à ce qu’on puisse simplement déduire de la demande elle-même la prétention que cette possibilité est inexistante. La question doit être expressément soulevée lors de l’audience par l’agent d’audience ou par la Commission, et le demandeur doit avoir l’occasion d’y répondre en présentant une preuve et des moyens.

Il importe, par conséquent, de distinguer entre ces deux obligations de nature très différente.

Enfin, quelles sont les conditions suffisantes que doit remplir la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays pour que les demandeurs du statut de réfugié soient tenus de se réclamer de cette possibilité plutôt que de la protection internationale? Selon le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (à la page 23) du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, une personne ne se verra pas refuser le droit de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention « si, compte tenu de toutes les circonstances, on ne pouvait raisonnablement attendre d’elle » qu’elle cherche un refuge dans une autre partie du même pays. Cependant, le critère du caractère raisonnable fait l’objet, dans le Guide, d’une mention très brève qui, à mon avis, n’exprime pas de façon suffisamment claire le fondement de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Le professeur Hathaway, dans son ouvrage The Law of Refugee Status, a écrit ceci, à la page 134 :

[traduction] Il faut reconnaître cependant que la logique du principe de la protection nationale découle de l’absence de nécessité de chercher asile à l’étranger. L’application de ce principe doit se limiter aux personnes qui ont vraiment accès à la protection nationale et pour qui cette protection est réaliste. Lorsque, par exemple, des obstacles d’ordre financier, logistique ou autre empêchent le demandeur du statut d’atteindre la partie du pays où il sera en sécurité, lorsque la qualité de la protection nationale ne satisfait pas aux normes élémentaires des droits de la personne dans les domaine civil, politique et socio-économique ou lorsque la sécurité dans cette partie du pays est par ailleurs illusoire ou imprévisible, la responsabilité de l’État à l’égard du danger qui menace le demandeur est prouvée et il convient de reconnaître à celui-ci le statut de réfugié.

L’explication du professeur Hathaway est utile, mais elle n’établit pas tout à fait un juste équilibre entre les buts de la protection internationale des réfugiés et l’existence d’une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays.

Le juge Mahoney, J.C.A., a donné une explication plus exacte dans l’arrêt Rasaratnam, précité, à la page 711 :

À mon avis, en concluant à l’existence d’une possibilité de refuge, la Commission se devait d’être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant ne risquait pas sérieusement d’être persécuté à Colombo et que, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles lui étant particulières, la situation à Colombo était telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour l’appelant d’y chercher refuge.

Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s’agit d’un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C’est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s’il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s’en prévaloir à moins qu’ils puissent démontrer qu’il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

Permettez-moi de préciser. Pour savoir si c’est raisonnable, il ne s’agit pas de déterminer si, en temps normal, le demandeur choisirait, tout compte fait, de déménager dans une autre partie plus sûre du même pays après avoir pesé le pour et le contre d’un tel déménagement. Il ne s’agit pas non plus de déterminer si cette autre partie plus sûre de son pays lui est plus attrayante ou moins attrayante qu’un nouveau pays. Il s’agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs. Autrement dit pour plus de clarté, la question à laquelle on doit répondre est celle-ci : serait-ce trop sévère de s’attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l’étranger?

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s’offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S’il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n’est pas un réfugié.

En conclusion, il ne s’agit pas de savoir si l’autre partie du pays plait ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s’attendre à ce qu’il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d’aller chercher refuge dans un autre pays à l’autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j’ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu’ils craignent d’être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d’origine et ce, dans n’importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s’il n’est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d’obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays.

LES FAITS

Le tribunal a conclu que la vie de l’appelant était sérieusement en danger dans le nord du Sri Lanka dont il était natif et où il habitait. Vers la fin des années 1980, l’appelant a connu des difficultés avec diverses factions tamoules dans le nord du Sri Lanka, difficultés qui ont culminé lorsqu’il a reçu une lettre des LTTE l’accusant d’être un traître et un indicateur et le menaçant de mort. Il s’est enfui à Colombo, capitale du Sri Lanka. Le tribunal a conclu que le gouvernement sri lankais ne pouvait pas protéger l’appelant contre la menace de mort que faisaient peser sur lui les LTTE dans le nord du pays. Voici ce qu’il a dit :

[traduction] Par conséquent, s’il n’y avait pas d’autre manière pour le gouvernement du Sri Lanka de lui assurer une protection, le tribunal conclurait très probablement qu’il est un réfugié au sens de la Convention (page 168 du dossier).

Au sujet de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays, la section du statut a jugé que l’appelant était tenu, parmi les mesures raisonnables à prendre pour demander la protection de l’État avant de s’enfuir du pays, de tenter raisonnablement de déménager dans une autre partie de son pays. Selon le tribunal, on ne doit pas supposer que la possibilité de protection dans une autre partie de l’État existe et on doit tenir compte des circonstances particulières du demandeur.

Le tribunal a conclu que l’appelant pouvait obtenir la protection de l’État en déménageant à Colombo puisque cette partie du pays offrait un refuge adéquat contre la persécution. Il a aussi conclu, alors que l’appelant avait été arrêté à deux reprises à Colombo en 1989 par la police qui l’avait battu et détenu, que ces arrestations faisaient partie [traduction] « des enquêtes parfaitement légitimes menées par le gouvernement sri lankais sur les activités criminelles ou terroristes » d’organisations tamoules. À mon avis, on ne peut absolument pas considérer que battre des suspects, si dangereux croit-on qu’ils soient, fait partie « des enquêtes parfaitement légitimes ». Par ailleurs, le tribunal a fait peu de cas du fait que l’appelant avait été vu à Colombo par un membre des LTTE.

Avant de venir à Colombo, l’appelant avait été arrêté à Jaffna en 1984 parce qu’on le soupçonnait d’être un militant tamoul. Détenu pendant un mois, il avait été relâché après avoir versé un pot-de-vin aux gardiens. Il avait aussi été atteint par une balle au cours d’un raid de l’armée sri lankaise à Jaffna.

Le tribunal a conclu que l’appelant n’avait pas prouvé que la partie du même pays qu’est Colombo n’offrait pas un refuge adéquat aux Tamouls, simplement du fait qu’ils étaient des Tamouls. Il a aussi conclu que le Profil et l’Aperçu du Sri Lanka indiquaient [traduction] « tout à fait clairement » que les populations tamoules dans le sud du Sri Lanka, où se trouve Colombo, étaient à l’abri de la persécution. En conséquence, ayant conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve que le demandeur coure plus qu’un risque minimal de persécution s’il retournait au Sri Lanka, le tribunal a déclaré que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention.

À mon avis, le tribunal avait raison lorsqu’il a dit que l’appelant était tenu de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risquait sérieusement d’être persécuté à Colombo avant de pouvoir obtenir le statut de réfugié. Cependant, je crois que la section du statut a commis une grave erreur en concluant, à la lumière de la preuve dont elle disposait, que l’appelant ne risquait pas sérieusement d’être persécuté, et qu’il n’avait d’ailleurs pas été persécuté, à Colombo du fait de sa race.

Le tribunal n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité de l’appelant. Il ressort du témoignage de celui-ci qu’il a été victime d’arrestations et de détentions arbitraires ainsi que de coups et de torture aux mains du gouvernement sri lankais lorsqu’il se trouvait à Colombo. Ces arrestations étaient motivées par le simple fait qu’il était un Tamoul. L’appelant soutient que l’état d’urgence au Sri Lanka ne peut justifier ni l’arrestation et la détention arbitraire, d’un civil innocent, ni les coups et la torture dont il est victime aux mains du gouvernement même à qui le demandeur est censé demander la protection. Il se peut que l’appelant soit effectivement à l’abri des LTTE à Colombo (chose qui n’est pas tout à fait certaine), mais il ne semble pas être à l’abri de la persécution de la part du gouvernement sri lankais du fait qu’il est Tamoul.

En outre, contrairement à la conclusion du tribunal, ni le Profil du pays ni les rapports d’Amnistie Internationale concernant le Sri Lanka n’indiquent [traduction] « tout à fait clairement » que les Tamouls sont tous à l’abri dans le sud-ouest du pays. En effet, les rapports mentionnent plusieurs incidents violents dans le Sud-Ouest où des Tamouls ont été persécutés par le gouvernement sri lankais dans le cadre de représailles à l’égard des activités des LTTE et d’autres groupements tamouls. Ils confirment aussi l’expérience personnelle de l’appelant selon laquelle certains Tamouls ne sont peut-être pas à l’abri de la persécution par le gouvernement à Colombo. En conséquence, je n’estime pas, à la lumière des principes exposés ci-dessus et de la preuve en l’espèce, que Colombo représente pour l’appelant une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays.

Je souligne que je suis venu à cette décision en me fondant sur la preuve dont disposait le tribunal et que ma décision n’est pertinente qu’à l’égard de cet appelant particulier. Dans d’autres cas concernant des Tamouls au Sri Lanka, il se pourrait que les demandeurs ne réussissent pas à convaincre le tribunal qu’ils sont persécutés à Colombo et que, par conséquent, Colombo pourrait bien être pour eux une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. En fait, nous avons vu un tel cas dans l’affaire Rasaratnam, précitée.

DÉCISION

Le tribunal a conclu que la vie de l’appelant était en sérieux danger dans le nord du Sri Lanka et que le gouvernement sri lankais ne pouvait pas le protéger dans cette partie du pays. Il ressort de la preuve que l’appelant craignait avec raison d’être persécuté dans le nord du Sri Lanka du fait de ses opinions politiques. Il est également manifeste que l’appelant a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risquait sérieusement d’être persécuté à Colombo par le gouvernement sri lankais du fait de sa race.

J’accueillerais l’appel et j’exercerais le pouvoir discrétionnaire de cette Cour pour déclarer que l’appelant est un réfugié au sens de la Convention.

Le juge Heald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge suppléant Holland : Je souscris à ces motifs.

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