RÉFÉRENCE : |
Canada (Procureur général) c. Canada (COmmission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à maher arar), 2009 CF 1317, [2011] 1 R.C.F. 105 |
DES-4-06 |
DES-4-06
2009 CF 1317
Procureur général du Canada (demandeur)
c.
Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar et Maher Arar (défendeurs)
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar)
Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, 25 et 30 avril, 1, 2, 3, 14 et 23 mai et 24 juillet 2007.
Preuve — Demande en vertu de l’art. 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada en vue d’obtenir une ordonnance interdisant la divulgation de certains passages expurgés du rapport public établi par la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar — Il s’agissait de savoir si les passages expurgés du rapport étaient pertinents à des fins de divulgation et si leur divulgation serait préjudiciable aux relations internationales, à la sécurité et à la défense nationales — Le premier critère à établir dans le cadre de la divulgation de renseignements protégés est leur pertinence; le seuil pour établir la pertinence est faible — L’avis du commissaire selon lequel les renseignements expurgés étaient pertinents n’était pas anodin — Il a été établi que des passages expurgés faisant référence à un pays ayant de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne (la Syrie) et à une confession faite par un particulier au Renseignement militaire syrien ne seraient pas préjudiciables aux relations internationales, à la sécurité et à la défense nationales — Même si la divulgation était déclarée préjudiciable, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation l’emportaient sur les raisons d’intérêt public s’y opposant — La divulgation de ces renseignements ne violerait pas la règle des tiers — La recommandation du commissaire en vue de la divulgation de renseignements protégés ne constitue pas une justification de la divulgation, elle doit être prise en compte — La divulgation de certains renseignements provenant d’agences américaines du renseignement de sécurité est considérée violer la règle des tiers et serait préjudiciable aux relations avec les Américains — Bien que la divulgation de certains passages expurgés (p. ex. les passages faisant référence à l’évaluation des Syriens concernant M. Arar) soit considérée préjudiciable aux relations internationales ou à la sécurité nationale du Canada, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation public l’emportent largement sur les raisons d’intérêt public s’y opposant — Demande accueillie en partie.
Renseignement de sécurité — Demande en vertu de l’art. 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada en vue d’obtenir une ordonnance interdisant la divulgation de certains passages expurgés du rapport public établi par la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar — Les services de renseignement et de police considèrent sacrés les renseignements donnés sous la protection de la règle des tiers — L’échange de renseignements est fondé sur la confiance et la fiabilité — La violation de cette règle peut porter atteinte à la confiance — La règle des tiers est une entente entre les organismes d’application de la loi et les agences de renseignement selon laquelle la partie qui communique les renseignements conserve un droit de regard sur la divulgation et l’utilisation ultérieures des renseignements — Un service du renseignement de sécurité diffère d’un organisme d’application des lois, le premier recueille des renseignements passés et présents pour prévenir ou prédire les menaces pour la sécurité nationale du Canada alors que le deuxième enquête sur des activités criminelles — La divulgation de certains renseignements provenant d’agences américaines du renseignement de sécurité est considérée violer la règle des tiers et serait préjudiciable aux relations avec les Américains.
Il s’agissait d’une demande présentée en application de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada en vue d’obtenir une ordonnance interdisant la divulgation de certains passages expurgés du rapport public établi par la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. M. Arar est un citoyen canadien qui a été détenu à New York, puis envoyé par les Américains en Syrie, où il a été torturé et emprisonné pendant un an. Le rapport public du commissaire comportait trois volumes et son rapport confidentiel comptait deux volumes. Il appert des trois volumes du commissaire que l’enquête a porté sur un bon nombre de questions d’intérêt public, notamment des questions touchant les droits de la personne dans les relations avec d’autres pays ainsi que le traitement et l’utilisation par le Canada de renseignements obtenus au moyen de méthodes discutables, etc. Le mandat de la Commission d’enquête a investi le commissaire du pouvoir de veiller à ce que les renseignements sensibles ne soient pas divulgués et a établi la procédure qu’il doit suivre pour savoir si des renseignements peuvent être divulgués, le tout dans le respect de l’article 38 de la Loi. La Commission avait pour rôle de faire des recommandations fondées sur des faits recueillis au cours de l’enquête. Le demandeur soutenait que le contenu des passages expurgés était étranger aux attributions de la Commission d’enquête et que le commissaire n’a jamais expliqué la pertinence de ces renseignements. De même, le demandeur affirmait que certains passages protégés ne concernaient pas les actions des responsables canadiens, qui faisaient l’objet du mandat.
Les questions à trancher étaient celles de savoir si certains des passages expurgés du rapport du commissaire étaient pertinents à des fins de divulgation et si la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la sécurité et à la défense nationales.
Jugement : la demande doit être accueillie en partie.
Le premier critère à établir dans le cadre de la divulgation de renseignements protégés au public est leur pertinence. Selon un examen des passages expurgés et comme le seuil à observer pour établir la pertinence de renseignements est faible, la Cour a conclu à la pertinence de certains passages à des fins de renvoi. Le commissaire a clairement dit que les renseignements expurgés étaient pertinents aux fins de son rapport et son avis n’était pas anodin.
La première catégorie de passages expurgés faisait référence à un pays qui a de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne (la Syrie), à une « confession » par un particulier (au Renseignement militaire syrien (le RMS)) dont les renseignements ont été utilisés dans des demandes présentées par la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) en vue d’obtenir des mandats de perquisition et des mandats pour la collecte de relevés téléphoniques et aux recommandations de la Commission. Ces passages expurgés ont tous été considérés pertinents. Il a été établi que certains de ces renseignements ne seraient pas préjudiciables aux relations internationales, à la sécurité ou à la défense nationales du Canada. Même si la divulgation était déclarée préjudiciable, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation l’emportaient sur les raisons d’intérêt public en faveur de la non-divulgation. Le responsable du RMS n’a jamais formulé de réserve de non-divulgation lorsqu’il a communiqué la confession du particulier à la GRC. Quoi qu’il en soit, la présence ou l’absence de réserve était peu importante en ce que les renseignements expurgés étaient déjà du domaine public. Par conséquent, la divulgation de ce passage ne violerait pas la règle des tiers.
Enfin, le commissaire a recommandé que si le Canada obtient de l’information d’un pays ayant un piètre dossier en matière de respect des droits de la personne, ce fait doit être connu et pris en compte. Bien qu’une recommandation ne constitue pas en soi une justification de la divulgation de renseignements protégés, elle peut être prise en compte. En l’absence de faits, il ne peut y avoir de recommandations valables. À moins que d’importantes considérations en matière de relations internationales ou de sécurité nationale n’indiquent le contraire, le commissaire doit être en mesure de lier les faits aux recommandations applicables. Les faits de la présente affaire n’appuyaient pas les raisons d’intérêt public en faveur de la non-divulgation de ces passages.
En outre, les passages du rapport faisant référence à l’intérêt de la CIA et du FBI à l’égard de l’enquête concernant M. Arar et à l’interaction avec la GRC et avec le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) ont été examinés. L’intérêt de la CIA et du FBI à l’égard de l’enquête concernant M. Arar et d’autres personnes était déjà officiellement du domaine public de manière à indiquer une certaine relation entre les deux organismes américains et leurs homologues canadiens. La Cour ne pouvait pas conclure que la divulgation de cette interaction indiquant que les organismes américains s’intéressaient à cette enquête serait préjudiciable aux relations internationales ou à la sécurité nationale du Canada. Même en présence d’un préjudice, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation de cette information l’emporteraient largement sur les raisons d’intérêt public s’y opposant.
Des passages faisant référence au contenu d’échanges et aux évaluations faites par des organismes américains nommés ont aussi été pris en compte. Les services de renseignement et de police considèrent sacrée la protection de la règle des tiers. Celle-ci se fonde sur la confiance et la fiabilité. La violation d’une telle règle peut porter atteinte à la confiance sous‑jacente. Lorsqu’un organisme communique son évaluation et ses conclusions concernant des situations ou des personnes à un autre organisme, cela témoigne de l’existence d’une telle confiance et fiabilité. La règle des tiers est une entente conclue entre des organismes d’application de la loi et des agences de renseignement selon laquelle la partie qui communique les renseignements conserve un droit de regard sur la divulgation et l’utilisation ultérieures des renseignements. Pour que le Canada puisse compter sur un flux constant de renseignements, il doit être perçu comme respectant la règle des tiers. Bien que l’interaction de la CIA dans cette enquête particulière et son intérêt à l’égard de celle-ci ne soit pas préjudiciable, le fait d’associer la CIA à une opinion au sujet d’une personne, de divulguer les besoins de la CIA communiqués à titre confidentiel et de le faire publiquement touchent l’essentiel de ce qui constitue la règle des tiers. Associer la CIA publiquement à son opinion est clairement une violation de la règle des tiers. Divulguer des renseignements à d’autres fins que l’application de la loi et en l’absence d’une entente à cet égard viole la règle des tiers, tant du point de vue du principe que dans les faits. En conséquence, une telle divulgation serait préjudiciable aux relations du Canada avec les Américains. Qui plus est, il n’y avait aucune justification pour les raisons d’intérêt public en faveur de la divulgation de l’opinion de la CIA; les raisons d’intérêt public en faveur de la non-divulgation l’emportaient donc.
Pour ce qui est d’un autre passage expurgé faisant référence à l’évaluation de M. Arar par le FBI à la suite d’une entrevue, il s’agissait aussi d’une question qui relevait clairement de la règle des tiers et la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable à l’intérêt du Canada.
Les passages expurgés faisant référence au fait que le SCRS connaissait M. Arar et à son évaluation de celui-ci révèlent ce que le SCRS connaissait au sujet du défendeur ainsi que sa conclusion en matière de « renseignement » à son sujet. Un service du renseignement de sécurité diffère d’un organisme d’application des lois. Le premier recueille des renseignements passés et présents afin de prévenir ou de prédire les menaces pour la sécurité nationale du Canada. L’organisme d’application de la loi enquête sur des activités criminelles dans le but de porter des accusations criminelles. Dans les deux cas, le secret doit être gardé tout au long des enquêtes, mais avec certaines adaptations. Les renseignements dans les passages expurgés provenant du SCRS n’étaient pas du domaine public. L’évaluation de M. Arar faite par la GRC ne justifiait pas en soi la communication de l’évaluation du SCRS à l’égard de celui-ci compte tenu de la nature manifestement différente de ces deux organismes. La divulgation de l’information en cause serait préjudiciable à l’intérêt national du Canada. Compte tenu de la rigueur du rapport du commissaire quant à ce qui est arrivé à M. Arar d’après les sources canadiennes officielles, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation ne l’emportaient pas sur les raisons d’intérêt public en faveur de la non-divulgation.
La divulgation de passages expurgés faisant référence à l’évaluation des Syriens concernant M. Arar serait, en principe, préjudiciable, compte tenu des relations internationales et de la règle des tiers. Les évaluations ont été obtenues auprès des Syriens et un tel transfert de renseignements est visé par la réserve relative à la non-divulgation. Les renseignements en cause concernaient la torture de détenus, une pratique hautement répréhensible et inhumaine. Il était utile de souligner le fait que les organismes canadiens avaient connaissance de ces évaluations et qu’ils cherchaient à obtenir plus de renseignements auprès d’un pays possédant un mauvais bilan en matière de respect des droits de la personne. Il était assurément dans l’intérêt public de divulguer ces renseignements. Bien que la divulgation puisse mettre les organismes canadiens dans l’embarras, les lois canadiennes sur la sécurité nationale ne sont pas destinées à les protéger de l’embarras. En conséquence, les solides raisons d’intérêt public justifiant la divulgation devaient l’emporter.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 à 38.16 (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141).
Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 19 (mod. par L.C. 1995, ch. 5, art. 25(1)d); 2003, ch. 22, art. 224z.12)(A)).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33; Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3.; inf. en partie [2000] 3 C.F. 589, conf. [1996] 3 C.F. 134 (1re inst.).
décision citée :
Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar), 2007 CF 766, [2008] 3 R.C.F. 248.
DOCTRINE CITÉE
Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport du Pr Stephen J. Toope – Enquêteur, 14 octobre 2005, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr/ToopeRe
port_final_fr.pdf>.
Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.
ca/fr/AR_French.pdf>.
Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Les faits, volume I, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr
/Vol_I_French.pdf>.
Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Les faits, volume II, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr/Vo_II_ French.pdf>.
DEMANDE présentée en application de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada en vue d’obtenir une ordonnance interdisant la divulgation de certains passages expurgés du rapport public établi par la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Demande accueillie en partie.
ONT COMPARU
A. Préfontaine pour le demandeur.
Paul J.J. Cavalluzzo, Veena Verma et Ronald G. Atkey, c.r. pour la défenderesse la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar.
Lorne Waldman et Marlys A. Edwardh pour le défendeur Maher Arar.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.
Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Ottawa, pour la défenderesse la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar.
Waldman & Associates et Ruby & Edwardh, Toronto, pour le défendeur Maher Arar.
* Note de l’arrêtiste : Les parties expurgées par ordonnance de la Cour sont indiquées par [***].
Ce qui suit est la version française des motifs publics de l’ordonnance rendus par
Le juge Noël :
1. Remarques initiales
[1] Voici mes motifs ex parte (à huis clos) et mon ordonnance conformément aux obligations imposées à un juge désigné pour présider des affaires concernant les relations internationales, la défense et la sécurité nationales, telles que prévues aux articles 38.04 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141] et suivants de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5 (la Loi ou la LPC). Ces motifs doivent être interprétés comme un complément au jugement public rendu avec la présente décision [2007 CF 766, [2008] 3 R.C.F. 248]. Comme l’ordonnance le prévoit, certains renseignements contenus dans la version expurgée demeureront assujettis à l’interdiction de divulgation, alors que d’autres renseignements peuvent être divulgués. Pour en arriver à cette conclusion, j’ai appliqué le principe que la Cour d’appel fédérale a décrit dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, [2005] 1 C.F. 33. À cette fin, j’ai lu le rapport du commissaire (3 volumes) [Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_
arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr/AR_French.pdf>; Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Les faits, volume I, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pcobcp/commis
sions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr/Vol_I_French.pdf>; Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Les faits, volume II, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr/
Vol_II_French.pdf>] (et examiné son rapport confidentiel (2 volumes)), le dossier du demandeur et des défendeurs, y compris les interrogatoires et les contre-interrogatoires des témoins (de la Commission) et des souscripteurs d’affidavit, la preuve documentaire et les observations écrites. J’ai également interviewé à huis clos les souscripteurs d’affidavit de chaque partie (à l’exception d’une partie, qui a principalement déposé des pièces) et entendu les observations orales de chaque partie (y compris M. Arar) en public et à huis clos. Les présents motifs ex parte (à huis clos) visent les éléments de preuve sensibles que les parties ont déposés. Au départ, j’avais espéré que les présents motifs de l’ordonnance pourraient être réduits au minimum en faveur du jugement public. Cependant, en cours de rédaction, il est rapidement devenu évident que réduire les présents motifs de l’ordonnance au minimum se révélerait une tâche ardue. En effet, je voulais les étendre en fournissant un contexte suffisant, ce qui est plus difficile à faire lors de la rédaction d’un jugement public puisqu’il faut prendre garde de ne pas porter atteinte à des renseignements sensibles. Cela dit, à un certain moment, j’espère que des parties des présents motifs seront rendues publiques. En temps opportun, cet objectif peut être réalisé grâce à la collaboration de toutes les parties intéressées et avec le consentement de la Cour. En fait, comme le montre la présente ordonnance, j’ai résumé mes motifs (l’analyse) en un tableau (utilisant les tableaux dressés par certains souscripteurs d’affidavit du procureur général) par souci de commodité pour comprendre une décision complexe. Ce tableau [non inclus avec les présents motifs] contient la référence aux pages des passages expurgés ou non expurgés du rapport et une brève explication de la conclusion concernant chaque passage protégé. J’ai également ajouté une annexe [non incluse avec les présents motifs] qui indique les pages correspondantes de la version expurgée du rapport public (à gauche) et la version non expurgée du rapport public (à droite). [***].
[2] Mon analyse des passages expurgés se déroulera comme suit. Premièrement, j’examinerai une question préliminaire, [***] telle que présentée par le demandeur, et j’analyserai ensuite les passages expurgés, gardant à l’esprit les étapes proposées par la Cour d’appel dans l’arrêt Ribic, précité. Le critère de la pertinence a déjà été examiné dans le jugement public, mais je l’aborderai dans le présent jugement par souci d’uniformité. Je m’y reporterai dans certains cas lorsque j’examinerai les raisons d’intérêt public qui militent en faveur de la divulgation par opposition à celles qui s’y opposent. Je me propose d’effectuer une analyse selon l’ordre suivant et d’examiner et d’analyser certains passages expurgés :
a) les passages faisant référence à un pays qui a de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne, la Syrie, à une « confession » de M. El Maati mentionnée dans les mandats de perquisition et mandats pour la collecte de relevés téléphoniques, qui ont donné lieu aux recommandations du commissaire (paragraphes 16 à 39 [des présents motifs]);
b) les passages faisant référence à l’intérêt de la CIA et du FBI à l’égard du Projet A‑O Canada et à l’interaction avec la GRC [Gendarmerie royale du Canada] et dans une moindre mesure avec le SCRS [Service canadien du renseignement de sécurité] (paragraphes 40 à 51 [des présents motifs]);
c) les passages faisant référence au contenu d’échanges ou parties de ceux-ci et aux évaluations faites par des organismes américains nommés (paragraphes 52 à 101 [des présents motifs]);
d) les passages faisant référence à l’intérêt du SCRS à l’égard de M. Arar et à sa connaissance et à son évaluation de celui-ci (paragraphes 102 à 133 [des présents motifs]);
e) les passages faisant référence à l’intérêt du SCRS à l’égard de M. Almalki et de M. El Maati (paragraphes 134 à 151 [des présents motifs]);
f) les passages faisant référence à l’utilisation par la GRC de renseignements obtenus du Renseignement militaire syrien (le RMS) (paragraphes 152 à 160 [des présents motifs]);
g) les passages faisant référence à l’évaluation de la Syrie concernant M. Arar (paragraphes 161 à 166 [des présents motifs]);
h) les passages faisant référence aux commentaires du SCRS et de M. Hooper concernant la restitution de détenus par les États-Unis (paragraphes 167 à 177 [des présents motifs]).
J’ai inclus chacun des passages expurgés dans l’une de ces catégories. Ils ont été choisis parce qu’ils ont été utilisés en grande partie par le commissaire dans ses décisions ex parte (à huis clos) datées du 2 décembre 2004, du 4 avril 2006 et du 6 juillet 2006. Je dois dire que cet exercice ne vise pas des décisions tranchées de façon nette. Il s’agit plutôt d’une zone presque entièrement grise où des principes sont en jeu et où il faut faire preuve d’un bon jugement nuancé. Voilà ce que j’ai tenté de faire, tout en gardant à l’esprit l’importance des intérêts en jeu.
2. [***]
[3] [***].
[4] [***].
[5] [***] seules les personnes habilitées en vertu des procédures établies en matière de cote de sécurité recevaient les renseignements selon le principe de la nécessité d’accès et ces renseignements étaient divulgués exclusivement à la Commission, le tout régi par les lois canadiennes telles que la Loi sur la preuve au Canada, ainsi que le mandat de la Commission [décret C.P. 2004-48].
[6] [***].
[7] [***].
[8] [***].
[9] La preuve a montré que ni le commissaire ni les membres du personnel de la Commission n’ont participé à ces discussions. La preuve indique que ce n’est que le 26 juin 2006, donc deux ans après la mise sur pied de l’enquête et après la rédaction du rapport, que la connaissance de ces rencontres a été communiquée à la Commission.
[10] Maintenant que j’ai réglé cette question préliminaire, j’analyserai les passages expurgés.
3. La pertinence des passages expurgés
[11] À l’instar de l’arrêt Ribic, précité, le premier critère à établir est la pertinence des renseignements protégés. Comme nous l’avons vu, contrairement à l’affaire Ribic, qui était un procès criminel, la présente demande concerne une commission d’enquête, un organe chargé de l’appréciation des faits, non une instance visant des questions de droit criminel et des faits, et la possibilité d’obliger la fourniture de renseignements potentiellement préjudiciables. La commission d’enquête se trouve dans une position différente. Le mandat prévoit une procédure détaillée sur la façon de traiter ces renseignements et la Commission peut recevoir des renseignements sensibles en vertu de l’alinéa 38.01(6)d) [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] et du paragraphe 38.01(8) [édicté, idem] de la Loi sur la preuve au Canada. Par conséquent, le facteur de la pertinence doit être appliqué à une commission d’enquête en tenant compte de son caractère exceptionnel et de son utilité pour le gouvernement du Canada et le public en fournissant des mesures de redressement, souvent à l’occasion de situations de crise, et en agissant dans l’intérêt du public.
[12] L’alinéa k) du mandat de la Commission d’enquête, ainsi que ses sous-alinéas, investissent le commissaire du pouvoir de veiller à ce que les renseignements sensibles ne soient pas divulgués et ils établissent la procédure qu’il doit suivre pour savoir si des renseignements peuvent être divulgués, tout cela dans le respect de l’article 38 [articles 38 à 38.16 inclusivement (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141)] de la LPC. À cette fin, le commissaire peut envisager la diffusion d’un résumé des témoignages entendus à huis clos et, si le commissaire estime qu’un tel résumé est insuffisant, il peut en aviser le demandeur. Un tel avertissement constitue un avis aux termes de l’article 38.01 de la LPC. C’est à la suite de cette procédure que le procureur général du Canada a déposé la présente demande auprès de la Cour.
[13] Selon le procureur général, le contenu des passages expurgés du rapport public est étranger aux attributions de la Commission et le commissaire n’a jamais expliqué la pertinence de tels renseignements.
[14] Le procureur général ajoute que certains passages protégés ne concernent pas les actions des responsables canadiens, qui font l’objet du mandat. Selon sa classification des renseignements sensibles, il s’agit de ren- seignements à propos d’autres pays, de leurs activités ou du fait qu’ils partagent des renseignements avec le Canada à titre confidentiel sur des sujets à l’égard desquels le SCRS enquête, lesquels renseignements ne sont pas pertinents pour le mandat.
[15] Le commissaire, dans ses décisions ex parte (à huis clos), a considéré le facteur de la pertinence au moment d’examiner les raisons d’intérêt public qui justifiaient la divulgation en général. Il a fait de même lorsqu’il a fait des observations selon lesquelles certains des renseignements visés par la divulgation aideraient à comprendre les recommandations et, de plus, que certains renseignements concernaient la torture et étaient déjà du domaine public. La lecture des trois volumes du rapport du commissaire montre que l’enquête a porté sur un bon nombre de questions d’intérêt public soulevées par la présente demande, dont les suivantes : les questions touchant les droits de la personne dans les relations avec d’autres pays; l’utilisation par le Canada de renseignements obtenus au moyen de méthodes discutables telles que la torture; et les pratiques internationales en matière de partage des renseignements suite aux événements du 11 septembre 2001. Ayant examiné chacun des passages expurgés et sachant que le seuil à observer pour établir la pertinence de renseignements est faible et enfin gardant à l’esprit les propos tenus par le juge Cory de la Cour suprême sur l’importance des commissions d’enquête qu’il a prononcés dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, je conclus à la pertinence des passages expurgés à des fins de renvoi. Je cite le paragraphe suivant de l’arrêt de la Cour suprême [au paragraphe 62] :
Dans les périodes d’interrogation, de grande tension et d’inquiétude dans la population, elles fournissent un moyen d’informer les Canadiens sur le contexte d’un problème préoccupant pour la collectivité et de prendre part aux recommandations conçues pour y apporter une solution. Le statut et le grand respect dont jouit le commissaire, ainsi que la transparence et la publicité des audiences, contribuent à rétablir la confiance du public non seulement dans l’institution ou la situation visées par l’enquête, mais aussi dans l’ensemble de l’appareil de l’État. Elles constituent un excellent moyen d’informer et d’éduquer les citoyens inquiets.
Après tout, le commissaire a clairement dit que les renseignements expurgés étaient pertinents aux fins de son rapport. Son avis en la matière n’est certainement pas anodin. Dans l’analyse de chaque passage expurgé, la pertinence en relation avec les détails en question peut faire l’objet de commentaires et elle peut avoir une certaine importance lors de l’examen des raisons d’intérêt public justifiant la divulgation par opposition aux raisons d’intérêt public en faveur de la non‑divulgation, si la divulgation des renseignements était déclarée préjudiciable.
A) Passages faisant référence à un pays qui a de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne, la Syrie, à une « confession » de M. El Maati dont les renseignements ont été utilisés dans des demandes de mandats de perquisition et de mandats pour la collecte de relevés téléphoniques et aux recommandations du commissaire (Analyse et recommandations) [***]
[16] Dans l’analyse qui suit, j’examine trois passages expurgés, dont deux sont importants, visant une demande de mandat de perquisition (janvier 2002) et une demande de mandat pour la collecte de relevés téléphoniques (septembre 2002). Le troisième passage ne renvoie qu’à un titre de la table des matières du volume intitulé Analyse et recommandations, et est incorporé par renvoi aux conclusions relatives aux deux principaux passages.
[17] En résumé, le premier passage vise des demandes de mandats de perquisition (janvier 2002) présentées et obtenues par la GRC, qui se rapportaient à un pays non désigné ayant de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne et qui contenaient des renseignements qui pouvaient causer du tort, recueillis dans une confession de M. El Maati alors qu’il était détenu en Syrie. Dans le commentaire du commissaire, la demande de mandats ne mentionnait pas les antécédents de la Syrie en matière de respect des droits de la personne ou le fait que les renseignements pouvaient avoir été obtenus sous la torture et aucune évaluation de fiabilité de ces renseignements n’a été effectuée.
[18] Premièrement, la question en litige est celle de savoir si la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la sécurité ou à la défense nationales. Tel qu’il a été souligné, les renseignements en cause font référence à une confession faite par M. El Maati au Renseignement militaire syrien (le RMS). Le procureur général s’oppose à la divulgation de ces renseignements pour les motifs suivants :
- Les renseignements sur lesquels se fondaient les demandes de mandats de perquisition provenaient du RMS. En conséquence, ces renseignements pourraient porter atteinte à nos relations internationales et sont protégés par la règle des tiers.
- [***].
[19] Par ailleurs, la preuve montre que la GRC a obtenu la confession directement du responsable du RMS en juillet 2002, sans réserve de non‑divulgation. [***].
[20] Le procureur général soutient également que la divulgation de ces renseignements factuels limités ne peindrait pas l’ensemble des actions des responsables canadiens, puisque d’autres renseignements factuels qui ne peuvent être divulgués pour des raisons de sécurité nationale donneraient au public un tableau plus réaliste. Les renseignements factuels protégés sont les suivants :
- Le SCRS a identifié de manière indépendante M. El Maati comme menace éventuelle pour la sécurité nationale du Canada.
- [***].
- [***].
- La GRC a été en mesure de confirmer que M. El Maati a suivi des leçons de pilotage à l’aéroport de Buttonville.
- Le testament de M. El Maati a été par la suite saisi à sa résidence et mentionnait la sollicitation d’un certificat de martyr.
- La période au cours de laquelle M. El Maati a rédigé son testament correspondait aux événements décrits dans sa confession alléguée, tels que la réception de directives de la part de son frère Amar de commencer à s’entraîner pour la mission.
- [***].
- Les informations reçues à titre confidentiel des autorités américaines concernant les circonstances de la tentative de M. El Maati d’entrer aux États-Unis en août 2001 (au-delà de ce qui était déjà du domaine public), lorsqu’il a été trouvé en possession d’une carte de Tunney’s Pasture, [***].
- [***].
[21] Le dossier public contient des éléments de preuve selon lesquels le RMS recourait à la torture pour obtenir des confessions et qu’en août 2002, M. El Maati a déclaré à un agent consulaire canadien en Égypte qu’il avait été torturé et forcé de faire une fausse confession alors qu’il était détenu en Syrie. Le dossier indique également que la Commission a nommé un enquêteur, le professeur Stephen J. Toope, qui a conclu en 2005, dans un rapport à l’intention du commissaire (le rapport Toope [Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport du Pr Stephen J. Toope – Enquêteur, en ligne : <http://epe .lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr/ ToopeReport_final_fr.pdf>]), que M. Arar et M. El Maati avaient été torturés pendant leur détention par le RMS. Le rapport concluait que la description de la torture faite par M. El Maati alors qu’il était détenu par le RMS était « convaincante ». [***]. De plus, après la publication de ce rapport, le ministre des Affaires étrangères d’alors, M. Pierre Pettigrew, a publiquement appelé l’ambassadeur de Syrie pour exprimer ses préoccupations à propos des mauvais traitements infligés à des Canadiens, a insisté que la Syrie poursuive les responsables de la [traduction] « torture de M. Arar » et a déclaré que [traduction] « toutes ces personnes devraient être déclarées coupables ».
[22] Dans sa décision datée du 4 avril 2006, le commissaire explique les motifs pour lesquels il a conclu que la divulgation d‘un passage libellé avec autant de soin ne serait pas préjudiciable. Parmi ses motifs, il estime que ces renseignements sont importants pour une recommandation de son rapport. Au chapitre IX du volume Analyse et recommandations, le commissaire recommande que l’information reçue de pays qui ont des antécédents douteux en matière de respect des droits de la personne soit identifiée en conséquence et que des mesures soient prises pour en évaluer la fiabilité. Il recommande en outre que les évaluations de la fiabilité devraient être actualisées de temps à autre, et les évaluations les plus récentes devraient être mises à la disposition de tous les organismes canadiens qui utilisent une telle information ou la communiquent à d’autres organismes.
[23] En ce qui a trait à ce passage expurgé, j’arrive à la même conclusion que le commissaire. Je ne crois pas que la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la sécurité ou à la défense nationales du Canada. Même si la divulgation était déclarée préjudiciable, j’estime que les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public en faveur de la non‑divulgation. Les paragraphes suivants contiennent mes motifs à ce sujet.
[24] Je ne crois pas que la règle des tiers puisse aider à justifier une opposition à la divulgation. En juillet 2002, le responsable du RMS a donné l’information (la confession) à la GRC sans mentionner verbalement ou par écrit que la non‑divulgation devrait s’appliquer dans ce cas. [***]. Par ailleurs, le RMS pouvait avoir adopté la position selon laquelle une réserve n’était plus nécessaire.
[25] Quoi qu’il en soit, la présence ou l’absence de réserve est maintenant peu importante en ce que les renseignements expurgés sont déjà du domaine public. La déclaration de M. El Maati à propos de sa détention et de la torture, les conclusions du rapport Toope et la déclaration du ministre des Affaires étrangères et du Commerce international d’alors sur la torture de Canadiens, notamment M. Arar et M. El Maati, indiquent tous que le passage expurgé, tel que rédigé, ne divulgue pas de nouveaux renseignements sensibles qui sont potentiellement préjudiciables.
[26] En réponse à l’argument du procureur général selon lequel la communication de tels renseignements limités ne présenterait pas un tableau complet de la situation en ce qu’elle ne décrirait pas entièrement les actions des responsables canadiens concernés et qu’elle pourrait tromper le public, selon mon interprétation du contenu du passage expurgé, le commissaire, aux fins de formuler des recommandations, souhaite montrer qu’une demande de mandat de perquisition ne contenait pas des informations pertinentes sur les antécédents d’un pays en matière de respect des droits de la personne et la fiabilité de l’information recueillie par ce pays. Le passage expurgé ne vise pas à donner des renseignements sur la situation factuelle de M. El Maati, mais sur le processus suivi pour obtenir le mandat de perquisition. Si l’objectif de la divulgation était différent, il se peut qu’un tableau factuel plus complet soit nécessaire, mais cela n’est pas ce que recherche le commissaire objectivement. Ayant lu le passage expurgé tel que rédigé, je conclus qu’il ne trompe pas le public mais qu’il donne simplement suffisamment d’informations pour atteindre l’objectif des recommandations du commissaire. Le lecteur attentif notera l’utilité du passage protégé pour comprendre pleinement les recommandations.
[27] Il convient également de noter que le libellé du passage expurgé contient l’opinion de la Commission, non l’opinion du gouvernement du Canada, lorsqu’il indique que le pays a des antécédents douteux en matière de respect des droits de la personne et que les renseignements ont possiblement été obtenus sous la torture. À ce sujet, M. Daniel Livermore, le souscripteur d’un affidavit pour le demandeur, qui occupait le poste de directeur général de la Direction générale de la sécurité et du renseignement à Affaires étrangères et Commerce international Canada, de 2002 à 2006, ne voyait aucun inconvénient à ce que la Commission exprime une telle opinion :
[traduction]
Question : Et si la Commission, en termes généraux, devait dire qu’« un » pays a de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne, sans être précis quant au nom du pays, cela constituerait-il un problème?
Réponse : Je ne crois pas que cela serait un problème. Et je pourrais être également plus précis. Nous n’aurions certainement pas de problème non plus si la Commission devait dire que la Syrie ou la Jordanie avaient de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne.
[28] Voilà exactement ce que le passage expurgé en question fait. En conséquence, la preuve présentée par le procureur général ne permet pas de conclure que la divulgation de ce passage serait préjudiciable à nos relations internationales ou à la sécurité nationale ou qu’elle violerait la règle des tiers. La preuve produite est insuffisante.
[29] Cela dit, même si la divulgation du passage expurgé portait un certain préjudice à nos relations internationales ou à notre sécurité nationale, les raisons d’intérêt public qui militent pour la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui s’y opposent.
[30] Les faits entourant le contenu du passage expurgé étaient que la Syrie peut très bien ne pas avoir jugé que les renseignements nécessitent la protection de la non‑divulgation. [***].
[31] Le dossier indique également que le récit de M. El Maati concernant la torture subie alors qu’il était détenu en Syrie était « convaincant », de l’avis du professeur Toope, et qu’il est de notoriété publique que la Syrie torture les détenus.
[32] Enfin, tel qu’il a été mentionné ci-dessus, la Commission recommande que si le Canada obtient de l’information d’un pays ayant un piètre dossier en matière de respect des droits de la personne, ce fait doit être connu et pris en compte et la situation et le dossier du pays doivent être évalués régulièrement. Bien qu’une recommandation ne constitue pas en soi une justification de la divulgation de renseignements protégés, elle peut certainement être prise en compte.
[33] Par ailleurs, les faits de la présente affaire n’appuient pas les raisons d’intérêt public en faveur de la non‑divulgation. Les Syriens n’ont pas demandé la protection des renseignements en vertu de la règle des tiers lorsqu’ils ont donné l’information à l’organisme canadien. [***]. De nombreux éléments de preuve font état du mauvais dossier de la Syrie en matière de respect des droits de la personne. Le ministre des Affaires étrangères a critiqué la Syrie pour avoir torturé deux personnes qui y étaient détenues. Lors de la pondération de tous ces facteurs en faveur d’un intérêt par opposition à un autre, il est naturel de conclure qu’il existe des raisons d’intérêt public plus importantes qui justifient la divulgation.
7.6.3.7
Demande de mandat pour la collecte de relevés téléphoniques … En septembre 2002, la GRC a présenté une demande de mandat pour la collecte de relevés téléphoniques […]
Analyse et recommandations, p. 87 (page 137)
[34] Tel qu’il appert de ce deuxième passage expurgé, celui-ci contient plus d’informations que le précédent. Il fait référence à la Syrie, un pays ayant de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne, à la confession de M. El Maati qui contenait certains faits préjudiciables et à la demande de mandat pour la collecte de relevés téléphoniques présentée en septembre 2002. La GRC a déclaré que l’information concernant M. El Maati était exacte et continuait de se vérifier, sans autre commentaire; le fait qu’il a déclaré avoir été torturé n’était appuyé par aucun document et cette information importante n’a pas été fournie au juge. Plus particulièrement, la demande de mandat de septembre 2002 ne contient pas d’observations sur les éléments suivants :
- le bilan de la Syrie en matière de respect des droits de la personne;
- le dossier public de la torture infligée par le RMS;
- le bon état de santé de M. El Maati en août 2002, non en novembre 2002, moment où la confession a été faite au RMS.
[35] Quant à ce passage expurgé, j’en arrive à la même conclusion que la conclusion précédente pour les mêmes motifs mentionnés ci-dessus, de même que pour les motifs suivants.
[36] Cette demande de mandat vise l’interception de transmissions téléphoniques, non des perquisitions. La demande a été présentée en septembre 2002 et la GRC a obtenu la confession de M. El Maati de la part du responsable du RMS en juillet 2002. Tel qu’il a été indiqué auparavant, l’information a été communiquée sans réserve de non divulgation. [***]. Ce passage expurgé est plus détaillé que le précédent. Il fait référence à M. El Maati et à une partie de sa confession, mais la déclaration selon laquelle il a été torturé pendant sa détention en Syrie n’est pas mentionnée. De plus, le passage contient une déclaration de la GRC indiquant qu’elle possédait de l’information permettant de corroborer la confession. Il n’en demeure pas moins que la demande n’a pas indiqué si M. El Maati a été torturé ou non lorsqu’il a fait sa confession, mais que lorsqu’il a été interviewé par les Affaires étrangères en août 2002, il semblait en bonne santé.
[37] Pour les motifs prononcés ci-dessus, l’argument concernant la non‑divulgation en vertu de la règle des tiers à l’égard de la Syrie ne peut être retenu puisque le document de la confession de M. El Maati a été remis par le responsable du RMS sans réserve de non‑divulgation (explicite ou autrement).
[38] Il ne fait pas de doute qu’un tel commentaire de la part du commissaire peut avoir une incidence sur la réputation de la GRC, mais une telle situation ne devrait pas être considérée comme une protection contre la divulgation en raison des relations internationales, de la règle des tiers ou de la sécurité nationale. La divulgation de ces renseignements peut causer de l’embarras, mais la sécurité nationale ne peut pas être invoquée pour se protéger d’un tel embarras.
[39] Enfin, comme l’a expliqué le commissaire, en vertu de son mandat, la Commission a pour rôle de faire des recommandations fondées sur des faits recueillis au cours de l’enquête. En l’absence de faits, il ne peut y avoir de recommandations valables. À moins que d’importantes considérations en matière de relations internationales ou de sécurité nationale n’indiquent le contraire, le commissaire doit être en mesure de lier les faits aux recommandations applicables. Voilà ce qu’il a fait et c’est ce que le contenu du passage expurgé indique. Pour les motifs prononcés ci-dessus à l’égard du passage expurgé précédent et du récent passage expurgé, aucun préjudice ne peut être déterminé, et même en présence de préjudice, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation doivent l’emporter pour les motifs déjà prononcés dans l’analyse du passage expurgé précédent.
B) Passages faisant référence à l’intérêt de la CIA et du FBI à l’égard du Projet A‑O Canada et à l’interaction avec la GRC et dans une moindre mesure avec le SCRS
Volume I [Les faits] : [***]
Volume II [Les faits] : [***]
[Analyse et recommandations] : [***]
[40] Aux fins de l’analyse qui suit et en guise d’observation préliminaire, la présente demande doit être traitée séparément des autres dossiers relatifs à l’article 38. La mise sur pied de la Commission par le gouvernement a créé une situation inhabituelle qui ne s’applique pas nécessairement et automatiquement aux autres demandes présentées en vertu de l’article 38. Chaque cas doit être examiné individuellement, à la lumière des circonstances qui lui sont propres. Une commission d’enquête, en raison de ses fonctions d’appréciation des faits, divulgue en effet des faits qui ne seraient pas habituellement communiqués. La présente demande doit être appréciée dans ce contexte, tout en gardant à l’esprit que dans des situations ordinaires certains principes doivent être parfois protégés, tels que la collaboration entre les services de renseignement et les organismes d’application de la loi.
[41] Selon la position du procureur général, il ne devrait y avoir aucune mention de l’interaction de la CIA avec l’enquête du SCRS ou le Projet A‑O Canada, de l’intérêt de la GRC et du FBI à l’égard de cette enquête ou de l’interaction avec les deux organismes canadiens.
[42] Les Canadiens savent qu’il y a une certaine interaction entre les organismes canadiens et américains. Cela est du domaine public, plus particulièrement depuis les événements du 11 septembre 2001. On s’attend à ce qu’il y ait des relations continues. Si les deux pays n’avaient pas d’interaction, cela ne serait pas dans leur intérêt.
[43] La lecture du rapport public de la Commission contient de nombreuses mentions de la CIA et du FBI, pour plusieurs considérations et raisons. En effet, la CIA est mentionnée à 10 reprises dans [Les faits] volume I, à 9 reprises dans [Les faits] volume II et à 5 reprises dans le volume [intitulé Analyse et recommandations], tandis que le FBI est mentionné 257 fois dans [Les faits] volume I, 20 fois dans [Les faits] volume II et 77 fois dans le volume [intitulé Analyse et recommandations].
[44] Comme l’a souligné le commissaire dans sa décision du 6 juillet 2006, l’intérêt de la CIA et du FBI à l’égard de l’enquête concernant M. Arar et d’autres personnes est déjà officiellement du domaine public de manière à indiquer une certaine relation entre les deux organismes américains et leurs homologues canadiens. En raison d’une demande d’accès à l’information, le gouvernement a communiqué une note d’information destinée au procureur général et datée du 27 juin 2003, approuvée par le commissaire adjoint R. Proulx de la GRC. Cette note d’information vise les circonstances de l’expulsion de M. Arar vers la Syrie. Entre autres choses, ce document révèle les éléments suivants :
- M. Arar était l’une des personnes dans la ligne de mire de la GRC dans le cadre d’une importante enquête de sécurité nationale en partenariat avec d’autres organismes canadiens à la suite des événements du 11 septembre 2001. Il était un sujet périphérique d’enquête.
- L’information découlant de l’enquête canadienne concernant les liens avec les États‑Unis a été partagée avec les autorités américaines.
- Le 3 octobre 2002, la CIA et le FBI ont tous deux demandé l’aide de la GRC pour obtenir des renseignements visant à étayer des accusations criminelles contre M. Arar aux États-Unis.
- M. Arar faisait à ce moment-là l’objet d’une enquête de sécurité nationale au Canada et était un sujet d’intérêt.
[45] Ces renseignements indiquent clairement que la CIA et le FBI s’intéressaient à M. Arar et qu’ils cherchaient de l’information auprès de la GRC. Cela indique donc un intérêt et une interaction entre services du renseignement et organismes d’application de la loi. Cette information est de notoriété publique et la preuve indique qu’à aucun moment le FBI ou la CIA ne s’est plaint de cette divulgation. Au cours du contre-interrogatoire de certains souscripteurs d’affidavit pour le compte du procureur général, il a été mentionné que cette information n’aurait pas dû être rendue publique et qu’il avait été une erreur de le faire. Le gouvernement n’a pas officiellement indiqué que cette divulgation était une erreur et que la confidentialité devrait être maintenue. Il est significatif que cette note d’information ait été déposée comme pièce publique lors de l’enquête et qu’un témoignage ait été entendu au sujet de cette pièce à l’occasion d’une audience publique. Elle a été communiquée selon des moyens légaux et fait maintenant partie du dossier public.
[46] Le sous-commissaire Loeppky (maintenant à la retraite) de la GRC a également traité de la relation entre la CIA, le SCRS et la GRC lors de son témoignage public à la Commission le 6 juillet 2004. Il a reconnu que lorsque des renseignements d’activité criminelle sont en cause, la CIA a des rapports avec la GRC, mais que le SCRS est le principal responsable de la liaison avec la CIA. Cette information confirme la perception générale des Canadiens dans la mesure où la relation de la CIA avec la GRC et le SCRS est concernée.
[47] [***].
[48] Comment la divulgation d’une seule interaction particulière entre les organismes peut-elle être préjudiciable lorsqu’il est déjà connu qu’ils ont une telle relation? Comment peut-il y avoir des conséquences préjudiciables, compte tenu que l’interaction connue est déjà publique et que la preuve montre qu’il n’y a eu aucune réaction à cette divulgation? En conséquence, je ne peux pas conclure que la divulgation de cette interaction indiquant que les organismes américains s’intéressaient à cette enquête serait préjudiciable à nos relations internationales ou à la sécurité nationale.
[49] Cela dit, même en présence d’un préjudice, je crois que les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation de cette information l’emporteraient largement sur les raisons d’intérêt public s’y opposant. Le dossier public indique que la CIA et le FBI s’intéressaient tous deux à l’enquête concernant M. Arar. Il est également connu qu’au moins depuis septembre 2001, les organismes américains collaborent à tout le moins à l’occasion avec le SCRS et la GRC. Pourquoi garder secrète cette interaction précise avec les organismes américains alors qu’elle est déjà de notoriété publique? Il ressort de la note d’information du procureur général et du témoignage du sous-commissaire Loeppky qu’il est officiellement tenu que cela est la réalité. Il est également utile de souligner qu’un passage expurgé parmi d’autres (volume [intitulé Analyse et recommandations], page 50 (81)) divulgue une situation factuelle (le peu d’expérience de la GRC à avoir des rapports avec la CIA), ce qui correspond clairement à certaines recommandations du commissaire (voir le rapport public, Analyse et recommandations, liste sommaire des recommandations, aux pages 397 et suivantes).
[50] Le procureur général a présenté un argument oral de dernière minute selon lequel la divulgation de tous ces passages expurgés au même moment serait préjudiciable à nos intérêts, à nos relations et (ou) à la sécurité nationale. Premièrement, cette conséquence éventuelle découle des objections du procureur général à la divulgation. En elle-même, la divulgation complète n’entraîne pas de préjudice. Lorsque les passages expurgés sont pris individuellement, ils ne causent pas de préjudice. Donc, pris ensemble, ils ne le devraient pas. Il est vrai que la divulgation de tous les passages expurgés aura une incidence plus grande qu’une divulgation partielle. À mon avis, cela est en raison de la quantité des informations communiquées et non en raison de leur contenu même. J’ai déjà mentionné que les interactions entre les agences étaient déjà connues, que le dossier public contient déjà de nombreux renvois aux organismes américains, qu’une note d’information qui fait partie de la preuve de la Commission a été légalement versée au dossier et qu’un des plus hauts responsables de la GRC a décrit ces interactions. [***].
[51] J’ai examiné chaque passage expurgé visé par la présente décision et je suis convaincu que la communication de ces renseignements au public n’est pas préjudiciable et que même si elle était préjudiciable, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation doivent l’emporter. Les renseignements ne divulguaient pas le nom de sources humaines ou de membres du personnel ou d’ambassade. Les passages font référence aux rapports entre les organismes américains et canadiens dans le cadre des enquêtes du Projet A‑O Canada. La notion de préjudice se doit d’avoir une signification réelle. Dans la situation qui nous occupe précisément, je ne vois pas comment la divulgation de ces passages causerait un préjudice réel.
C) Passages faisant référence au contenu d’échanges ou parties de ceux-ci et aux évaluations faites par des organismes américains nommés
[***]
[52] [***].
[53] Le commissaire estime également que l’évaluation de M. Arar fondée sur cet interrogatoire par le FBI devrait être divulguée puisque le public est au courant de ces entrevues et que certaines des questions utilisées dans les entrevues provenaient de la GRC (voir [***].
[54] [***]. Le commissaire n’a pas fait d’observation particulière à propos de ce passage expurgé. Je le traiterai séparément à la fin de mes motifs sur la présente question.
[55] Dans sa décision du 6 juillet 2006 (aux pages 5, 6 et 7), le commissaire n’indique pas précisément si cette divulgation (les deux premiers passages) serait préjudiciable, mais il semble se fonder plus sur [traduction] « les solides raisons d’intérêt public justifiant la divulgation » en affirmant que la nature des renseignements est telle qu’il est difficile de comprendre comment le FBI pouvait être légitimement préoccupé. Il poursuit en déclarant que les Américains eux-mêmes n’ont pas fait preuve de collaboration pendant la détention de M. Arar à New York, ont violé des engagements sacro-saints et ont envoyé M. Arar, un citoyen canadien, en Syrie, où il a été torturé et emprisonné pendant un an. Il indique de plus que les Américains ont refusé de participer ou d’offrir leur assistance aux travaux de la Commission et que dans de telles circonstances, ils devraient comprendre l’importance d’une telle divulgation.
[56] Selon les observations du procureur général, ces passages expurgés divulguent la participation de la CIA, son opinion à propos de M. Arar et l’évaluation de M. Arar par le FBI pendant son entrevue. Ces passages sont protégés par la règle des tiers.
[57] En ce qui a trait à ces deux passages expurgés, la question en litige est celle de savoir si la divulgation de ces renseignements est préjudiciable ou non à l’intérêt du Canada.
[58] Premièrement, il est important de souligner que les services de renseignement et de police considèrent sacrée la protection de la règle des tiers. Celle-ci se fonde sur la confiance et la fiabilité. La violation d’une telle règle peut porter atteinte à la confiance sous‑jacente. Lorsqu’un organisme communique son évaluation et ses conclusions concernant des situations ou des personnes à un autre organisme, cela témoigne de l’existence d’une telle confiance et fiabilité.
[59] Il est important de se rappeler que les activités criminelles organisées ne se limitent pas à un seul pays. Les activités illicites peuvent avoir des répercussions dans plus d’un pays. L’histoire a révélé que les activités terroristes ne sont pas toujours planifiées dans le pays où l’événement doit avoir lieu. En effet, il est connu que pour empêcher ou éviter d’être détectés, ceux qui planifient des activités terroristes se trouvent intentionnellement dans d’autres pays que celui où l’action aura lieu. Par conséquent, des relations soutenues, la collaboration et l’échange de renseignements sont essentiels pour les activités des organismes intéressés et pour le public qui a besoin d’être protégé.
[60] Les organismes canadiens ont besoin de la participation d’agences étrangères de renseignement et d’application de la loi pour appuyer leurs enquêtes. En effet, les organismes canadiens s’appuient sur ces sources d’information lorsqu‘ils enquêtent sur des activités de sécurité nationale. Il est reconnu que le Canada importe beaucoup plus de renseignements d’organismes situés dans d’autres pays qu’il leur en fournit en retour. Dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, la juge Arbour, se prononçant pour la Cour suprême, a clairement reconnu cette situation de dépendance au paragraphe 44, lorsqu’elle a mentionné dans son analyse la preuve déposée pour le compte du solliciteur général et à l’égard de laquelle le juge du procès a fait des commentaires [[1996] 3 C.F. 134 (1re inst.)] :
Les dispositions impératives pourvoyant à la tenue d’audiences ex parte et à huis clos ont pour objet d’éviter que les alliés et les sources de renseignements du Canada aient l’impression qu’une divulgation accidentelle pourrait survenir et que, pour cette raison, ils soient moins disposés à communiquer des renseignements à notre pays. Dans ses motifs, madame le juge Simpson a examiné cinq affidavits déposés par l’intimé, trois ayant été établis par le SCRS, la GRC et le ministère de la Défense nationale (« MDN ») respectivement, et deux par le ministère des Affaires étrangères (« MAE »). Les auteurs de ces affidavits insistent sur le fait que le Canada est un importateur net d’information et que l’information recueillie est nécessaire à la sécurité et à la défense du Canada et de ses alliés. Ils ajoutent que les sources de renseignements connaissent les dispositions législatives canadiennes en matière d’accès à l’information. Tous affirment que l’assouplissement des dispositions impératives aurait un effet néfaste sur la circulation des renseignements et la qualité de ceux-ci. L’extrait suivant de l’un des affidavits du MAE est représentatif :
[traduction] Le Canada n’est pas une grande puissance. Il n’a pas la même capacité de recueillir et d’évaluer l’information que les États‑Unis, le Royaume‑Uni ou la France, par exemple. Il ne peut offrir en échange le même volume et la même qualité de renseignements qu’il obtient des pays qui sont sa principale source d’information. Si la confiance de ces partenaires dans notre aptitude à protéger ces renseignements venait à être ébranlée, le fait que nous soyons une source d’information relativement moins importante que d’autres accroît le risque que les portes d’accès aux renseignements délicats nous soient fermées.
[…] À défaut de ces sauvegardes supplémentaires d’ordre procédural [la tenue obligatoire d’une audience à huis clos et le droit de présenter des arguments en l’absence d’une autre partie, prévus à l’art. 51], les protections [substantielles qui font l’]objet des articles 19 et 21 de la Loi perdraient largement de leur valeur. La confiance des gouvernements étrangers ne serait plus la même, car si le Canada peut donner l’assurance qu’une demande visant à obtenir ce genre d’information pourrait être et serait rejetée en vertu de la loi canadienne, il ne pourrait garantir que l’information serait nécessairement protégée contre une divulgation involontaire survenant au cours d’une audition.
[61] Pour garantir un flux constant de renseignements, les organismes d’application de la loi et les agences de renseignement s’en sont de tout temps rapportés à la règle des tiers. Cette règle est une entente conclue entre parties qui échangent des renseignements, selon laquelle la partie qui communique les renseignements conserve un droit de regard sur la divulgation et l’utilisation ultérieures des renseignements. [***]. La partie qui reçoit les renseignements ne peut les divulguer, ou s’ils doivent être divulgués à un tiers, la partie qui reçoit les renseignements doit obtenir l’autorisation de la source des renseignements. Pour la GRC, il est reconnu qu’une telle autorisation ne sera sollicitée qu’à des fins d’application de la loi.
[62] Du point de vue canadien, il est également connu que certains organismes étrangers sont plus importants que d’autres et qu’il existe plus naturellement une confiance dans certaines relations que dans d’autres. Pour que le Canada puisse compter sur un flux constant de renseignements, il doit être perçu comme respectant la règle des tiers. Ce n’est que dans des cas restreints que le Canada contournera la règle des tiers avec ses alliés les plus importants.
[63] En ce qui a trait au premier passage expurgé, trois parties sont en cause. La première est [***]. Deuxièmement, il y a un renvoi à l’Immigration and Naturalization Service des États-Unis (INS, service d’immigration et de naturalisation) dans cette même note de service. Il est possible de se prononcer rapidement sur cette deuxième partie (qui est rédigée comme suit : [traduction] « il a déclaré que l’Immigration and Naturalization Service des États-Unis traitait actuellement le renvoi de M. Arar »). Le public américain et canadien savait que l’INS des États-Unis traitait le renvoi de M. Arar. En effet, une pièce publique (20) de l’INS des États-Unis déposée auprès de la Commission inclut la décision du directeur régional datée du 7 octobre 2002 qui a conclu [traduction] « que la preuve établit que Arar est interdit de territoire et j’ordonne par les présentes qu’il soit renvoyé des États-Unis. » Je vois mal comment cette deuxième partie peut être justifiée. Sa divulgation ne cause certainement pas de préjudice, puisque l’implication de l’INS des États-Unis avec M. Arar était pleinement connue et que les documents juridiques étayant son rôle ont été présentés publiquement. La troisième partie du premier passage expurgé concerne les détails des renseignements demandés par les Américains.
[64] [***]. L’essentiel de son analyse est qu’il devrait être connu que la CIA participait à cette affaire.
[65] Je suis d’accord avec le commissaire, pour les motifs prononcés dans l’analyse précédente, que la mention de l’interaction de la CIA dans cette enquête particulière et de son intérêt à l’égard de celle-ci n’est pas préjudiciable. Cela dit, associer la CIA à une opinion au sujet d’une personne, divulguer les besoins de la CIA communiqués à titre confidentiel et le faire publiquement touchent l’essentiel de ce que constitue la règle des tiers.
[66] Aux fins de mon analyse, j’ai examiné l’affidavit de M. R. Morden et je constate qu’il ne traite pas précisément de cette question. Il était préoccupé par les renvois directs à la CIA qui, à son avis, étaient le point principal. Je n’ai cependant pas été en mesure de cerner son opinion en ce qui a trait précisément à l’association d’une mention de la CIA à une opinion sur une personne ou à la divulgation de la description des besoins de la CIA (voir le tableau de concordance de la Commission et le volume II, dossier de demande secret du demandeur, procureur général du Canada, le 26 juin 2006, aux pages 18668 à 18681 (pp. 275 à 278), plus particulièrement à la page 18675).
[67] Pour être juste à l’égard de son opinion générale et de son témoignage, j’ai constaté qu’il croit que la règle des tiers n’est pas absolue et que des représentants du gouvernement peuvent gérer tout préjudice possible dans le cadre de discussions avec leurs homologues américains.
[68] Selon ma compréhension de la présente situation, je peux dire qu’associer la CIA publiquement à son opinion [***] est clairement une violation de la règle des tiers. Ce genre de renseignement est visé par la règle. Je dis ceci, sachant que dans sa décision, l’INS des États-Unis a conclu que M. Arar est un membre d’Al‑Qaïda. L’opinion d’autres organismes selon laquelle M. Arar est un membre d’Al‑Qaïda ne révèle rien à propos de l’évaluation et des besoins de la CIA. [***].
[69] Ce qui est en cause dans la présente situation est la divulgation par la Commission qu’une note de service datée du 3 octobre 2002, (par souci de clarté, je sais qu’une note d’information destinée au solliciteur général de la part de la GRC et datée du 27 juin 2003, qui est une pièce déposée à la Commission, fait référence à une demande de renseignements de la part de la CIA et du FBI, mais qu’elle ne divulgue pas le contenu de l’échange, et j’ai également connaissance de la mention à la page 172 du volume I du rapport public) transmise à titre confidentiel par la CIA à la GRC, indique que la CIA estime [***]. En eux-mêmes, les renseignements peuvent ne pas être surprenants, mais les divulguer à d’autres fins que l’application de la loi et en l’absence d’une entente à cet égard viole la règle des tiers, tant du point de vue du principe que dans les faits. En conséquence, une telle divulgation serait préjudiciable à nos relations avec les Américains. Il n’est pas facile d’évaluer les conséquences du préjudice en termes concrets. Personne ne peut prédire l’avenir avec certitude. Il se peut qu’il n’y ait aucune répercussion ou il peut y avoir des conséquences défavorables. Le flux de renseignements peut être touché ou non. Qui peut le dire? Personne ne peut prédire l’avenir. Comment évaluer l’effet d’un tel abus de confiance? Seule la CIA pourrait répondre à cette question et nous ne le saurons peut-être jamais. Sur ce dernier point, il est important de se rappeler que la CIA souhaite protéger ses documents. [***].
[70] Je crois que dans l’intérêt du Canada, il faut faire preuve de prudence à l’égard des décisions qui pourraient compromettre cette confiance. Il est dans l’intérêt national du Canada d’optimiser notre relation future à moins qu’il y ait un intérêt plus important en jeu. Évidemment, il faudrait qu’un tel intérêt soit une question primordiale.
[71] Ayant conclu que la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable, j’examine maintenant le troisième élément, c’est-à-dire les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation par opposition aux raisons d’intérêt public s’y opposant. Au paragraphe 55 de la présente décision, je résume l’opinion du commissaire sur ce point.
[72] Aux pages 11 et 12 de l’introduction dans le volume I, Les faits, le commissaire exprime sa satisfaction sur le fait d’être en mesure de présenter un rapport qui reflète une bonne compréhension de ce qui est arrivé à M. Arar, même si une bonne partie des témoignages ont été entendus à huis clos, qu’un rapport confidentiel a été présenté au gouvernement et que 1 500 mots de témoignages n’ont pas été inclus dans le rapport parce que le procureur général s’y opposait :
Il existe deux versions de ce rapport, dont l’une, qui ne peut être publiée, résume tous les éléments de preuve, y compris ceux qui sont assujettis à la confidentialité pour des raisons liées à la sécurité nationale. La présente version publique ne comprend pas ces parties de la preuve qui, de l’avis du commissaire, ne peuvent être divulguées pour des raisons de confidentialité liées à la sécurité nationale.
Une bonne part des témoignages recueillis durant l’enquête ont été reçus lors d’audiences à huis clos. Cependant, une importante partie des témoignages à huis clos peut être divulguée en public sans compromettre la confidentialité liée à la sécurité nationale. C’est pourquoi ce rapport contient un résumé plus détaillé des témoignages que ce n’aurait été le cas dans une enquête publique où toutes les audiences sont ouvertes au public et toutes les transcriptions des témoignages sont aisément accessibles. Bien que certains éléments aient été omis pour protéger la sécurité nationale et les intérêts relevant des relations internationales, le commissaire estime que ce compte rendu expurgé n’omet aucun détail essentiel et constitue une bonne base pour comprendre ce qui est arrivé à M. Arar, d’après les sources canadiennes officielles.
Enfin, il faut noter que certaines portions de cette version publique ont été expurgées à la demande du gouvernement pour des raisons de confidentialité liées à la sécurité nationale que le commissaire n’accepte pas. Ce différend sera réglé de façon définitive après la publication de cette version publique. L’information expurgée pourra être divulguée à l’avenir, en tout ou en partie, après le règlement final du différend entre le gouvernement et la Commission. [Non souligné dans l’original; notes en bas de pages omises.]
[73] Les gouvernements des États-Unis, de la Jordanie et de la Syrie ont refusé de témoigner ou de participer autrement aux audiences. Pour des raisons qui sont expliquées au paragraphe 3.13.1 du chapitre VIII du volume, Analyse et recommandations, M. Arar n’a pas témoigné. Essentiellement, le commissaire était convaincu qu’il n’était pas nécessaire que M. Arar témoigne pour répondre aux questions soulevées par le mandat.
[74] Où est la justification pour les raisons d’intérêt public en faveur de la divulgation? Puisque la note de service a été envoyée par la CIA à la GRC alors que M. Arar était détenu à New York, et même si les échanges entre les organismes américains et canadiens sont au cœur du mandat de la Commission, la divulgation n’est pas justifiée dans ce cas. Les renseignements peuvent être du domaine public sous différentes formes, mais cela ne justifie pas la communication de renseignements qui appartiennent à la CIA. Quelles sont les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation de renseignements communiqués à titre confidentiel lorsque ces renseignements divulguent une opinion de la CIA et les besoins particuliers de celle-ci?
[75] Par ailleurs, je peux relever une certaine justification pour les raisons d’intérêt public en faveur de la non‑divulgation. Les renseignements en cause ne sont pas critiques ou essentiels au travail du commissaire. Ne pas mentionner ces renseignements n’enlève rien à la substance du rapport. L’opinion américaine à l’égard de M. Arar ne se rapporte pas directement au mandat de la Commission. La divulgation de ces renseignements contreviendrait à la règle des tiers et il n’existe pas de preuve solide selon laquelle cette communication peut être contenue d’une manière ou d’une autre. Le fait que le Canada, par l’entremise de ses représentants, n’a pas sollicité de consentement pour la communication des renseignements doit également être pris en compte. Sur ce point et uniquement en référence aux détails du présent dossier, il n’est pas approprié de reconsidérer la décision du procureur général en ce qui a trait aux raisons pour ne pas avoir présenté une telle demande et cela ne devrait pas être utilisé pour justifier la communication de renseignements. Il appartient au pouvoir exécutif de remplir ce rôle et d’expliquer ou de justifier ses décisions. Il n’est pas indiqué de tirer une inférence défavorable d’une telle situation. La preuve visant à montrer qu’une telle demande serait inutile est au dossier (voir l’affidavit secret du surintendant R. Reynolds, dossier de demande secrète du procureur général, volume III, onglet 4, paragraphes 40 et suivants). Il est nécessaire de prendre en compte nos relations futures avec les organismes américains et le gouvernement devrait veiller à ce que le Canada favorise un flot de renseignements pertinents et substantiels. En conséquence, après avoir soupesé les raisons des deux intérêts conflictuels, je conclus que les raisons d’intérêt public justifiant la non‑divulgation l’emportent.
[76] Pour tous les présents motifs concernant ce passage, je conclus qu’il serait préjudiciable de divulguer l’opinion de la CIA à propos de M. Arar et sa demande particulière de renseignements à la GRC. De plus, les raisons d’intérêt public en faveur de la non-divulgation des renseignements sont plus importantes que celles militant en faveur de la divulgation.
[77] Je passe maintenant au deuxième passage expurgé. En bref, ce passage fait référence à l’évaluation de M. Arar par le FBI à la suite d’une entrevue qui a eu lieu le 27 septembre 2002, alors qu’il était détenu à New York. Un représentant du FBI a donné cette évaluation verbalement à l’occasion d’une conversation téléphonique avec un agent de la GRC. Ce type de renseignements est habituellement assujetti à la règle des tiers, puisque les renseignements ont été donnés à titre confidentiel et qu’un consentement peut être sollicité aux fins de l’application de la loi.
[78] En ce qui a trait à ce passage expurgé, dans sa décision du 6 juillet 2006, aux pages 5 à 7, le commissaire n’indique pas si la divulgation de cette évaluation serait préjudiciable ou non aux intérêts du Canada. Il justifie la divulgation en se fondant sur [traduction] « de solides raisons d’intérêt public justifiant la divulgation de certains détails de ce que le FBI a signalé à la GRC ». Son témoin expert, M. Morden, l’a formulé autrement, mais a essentiellement donné le même message. Il a mentionné qu’un tel passage de nature générale exprime l’opinion d’un représentant, qui peut être ou ne pas être partagée par la haute direction du FBI (voir le volume II, dossier secret, Commission, volume II, à la page 278).
[79] De l’avis du commissaire, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation sont les suivantes :
- Le fait que le FBI a interviewé M. Arar est déjà connu puisque M. Arar a décrit ses entrevues publiquement et qu’elles sont mentionnés dans la décision de l’INS des États‑Unis (pièce 20 de la Commission déjà mentionnée au paragraphe 63 des présents motifs).
- Les entrevues de M. Arar sont essentielles au récit de ce qui lui est arrivé à New York. [traduction] « Plus particulièrement, il est important de montrer que les questions envoyées par la GRC à New York ont réellement été posées et qu’elles ont reçu réponse. » Comme nous le verrons plus loin, je suis d’accord avec la Commission que la phrase expurgée « On avait posé à M. Arar les questions fournies par le Projet A-O Canada » devrait être divulguée. En ce qui a trait à l’évaluation à la suite de l’entrevue, je ne suis pas d’accord, comme je l’expliquerai plus loin.
- Le procureur général n’a pas demandé au FBI le consentement de divulguer l’évaluation. [***].
- La conclusion selon laquelle les autorités américaines ont été loin d’avoir été coopératives et franches pendant la détention de M. Arar à New York.
- Les Américains ont violé des engagements [traduction] « sacro-saints » en divulguant des renseignements canadiens sans le consentement du Canada et ils ont envoyé un citoyen canadien, M. Arar, en Syrie, où il a été torturé et emprisonné pendant un an.
- Les Américains ont refusé de participer ou de prêter leur assistance à l’enquête.
- Pour toutes ces raisons, le commissaire a conclu que [traduction] « dans de telles circonstances, le FBI et les autres Américains intéressés devraient comprendre la raison pour laquelle il est important, du point de vue canadien, de divulguer dans ce rapport la description relativement anodine de l’appel téléphonique du 7 octobre ».
[80] Comme on l’a vu dans l’analyse précédente sous le présent titre, le procureur général estime qu’une telle divulgation est un manquement à la règle des tiers et donc préjudiciable aux intérêts du Canada d’assurer que la relation avec les organismes étrangers demeure soutenue, avantageuse et stable, et que les raisons d’intérêt public justifiant la non‑divulgation doivent prévaloir.
[81] De plus, le procureur général soutient que la divulgation d’une évaluation aussi limitée de M. Arar au cours d’une entrevue ne rend pas justice à l’ensemble de la situation concernant M. Arar, évaluation qu’avaient les Américains, et qu’une telle divulgation serait si incomplète qu’elle serait trompeuse. Les renseignements supplémentaires mentionnés et décrits ci-dessous sont des renseignements que le Canada a obtenus par la voie de canaux confidentiels. La Commission connaissait ces renseignements, qui étaient les suivants :
- [***]
- [***]
- [***]
- [***]
- [***]
[82] Afin de contourner les obstacles perçus dans le passage expurgé, le procureur général a proposé au commissaire un libellé qui ne divulguerait pas des faits précis, mais qui, à son avis, contiendrait le message général. Le libellé est rédigé comme suit :
[traduction]
a) le fait que le commissaire a reçu à huis clos des éléments de preuve à propos de renseignements que les autorités américaines ont obtenus indépendamment des autorités canadiennes;
b) le fait que ces éléments de preuve incluaient ce qui suit :
(i) l’analyse par les autorités américaines de l’ordinateur saisi auprès de M. Arar à New York;
(ii) l’évaluation des autorités américaines concernant le comportement de M. Arar et de son attitude au cours des entrevues qu’elles ont menées à New York;
(iii) les résultats d’autres enquêtes effectuées par les autorités américaines par l’entremise de leurs propres organismes nationaux et des organismes étrangers pendant la détention de M. Arar à New York.
[83] Le procureur général fait valoir que puisque le commissaire a choisi de ne pas inclure ce qui précède dans le rapport, lorsqu’il a soupesé les raisons d’intérêt public conflictuelles, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation doivent être jugées moins importantes, pour tenir compte de la décision de ne pas utiliser ces renseignements qui auraient pu être divulgués afin de fournir un tableau plus complet de la situation.
[84] La Commission rejette énergiquement la prétention selon laquelle le passage expurgé, s’il était divulgué, donnerait un aperçu trompeur de la situation. Elle indique que ce n’est pas là le véritable motif justifiant la non‑divulgation et que le procureur général souhaite interdire la divulgation de renseignements qui pourraient gêner le gouvernement. Le commissaire décide du contenu de son rapport et il a exercé son pouvoir discrétionnaire à cet égard.
[85] [***]. On prétend que la publication du nouveau libellé serait injuste à l’égard de M. Arar et qu’elle tromperait le public en ce qui a trait à l’exactitude de ces renseignements supplémentaires. Le soussigné a lu les deux mentions au paragraphe 24 de l’exposé secret des faits et du droit du commissaire concernant le caractère discutable de ces renseignements supplémentaires.
[86] En ce qui a trait à la partie du passage expurgé (i), « [o]n avait posé à M. Arar les questions fournies par le Projet A-O Canada », la Cour souligne que le rapport documente pleinement que la GRC avait acheminé des questions au FBI pour qu’elles soient utilisées pour interviewer M. Arar. Cela est incontestablement dans le rapport public. Dans ces deux situations particulières, le fait que le FBI a répondu que ces questions ont été posées n’a pas d’incidence sur la règle des tiers. Il existe une différence entre divulguer le contenu et dire que des questions ont été posées au cours d’une entrevue, ce qui est évidemment l’objet même d’une entrevue. Ajouter que les questions de la GRC ont été posées n’a pas d’incidence sur la règle des tiers, puisqu’il est déjà connu que des questions ont été acheminées au FBI pour qu’elles soient utilisées pour interviewer M. Arar. Je ne vois aucun préjudice causé par une telle divulgation. Je suis d’accord avec le commissaire que même si la divulgation était préjudiciable, il existe des raisons d’intérêt public justifiant de divulguer que les questions de la GRC ont été posées pour interviewer M. Arar, puisqu’il était déjà connu que la GRC avait envoyé des questions au FBI et que l’objet d’une entrevue est de poser des questions. Le fait que les questions de la GRC ont été posées ne suscite pas des raisons d’intérêt public s’opposant à la divulgation.
[87] En ce qui concerne la dernière partie du passage expurgé, qui contient une évaluation du FBI concernant M. Arar pendant l’entrevue, je conclus qu’il s’agit d’une question qui relève clairement de la règle des tiers et que la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable à l’intérêt du Canada. Dans l’analyse qui précède sous le présent titre, j’ai prononcé des motifs pour justifier de telles conclusions qui s’appliquent également à la présente analyse. Cela dit, j’aimerais expliquer mon raisonnement plus en profondeur, en gardant à l’esprit le détail de ce passage expurgé.
[88] J’ai lu avec soin la décision du commissaire datée du 6 juillet 2006 et il n’a fourni aucun motif concernant la question de savoir si la divulgation de l’information serait préjudiciable ou non. Pour conclure que la divulgation serait préjudiciable, je m’appuie sur le concept de la règle des tiers, sur ma connaissance de cette règle telle que je l’ai expliquée précédemment, ainsi que sur le cadre juridique établi par la LPC, tel que décrit dans l’arrêt Ribic, précité. Il s’agit de renseignements partagés à titre confidentiel entre le FBI et la GRC, ils révèlent une évaluation du FBI concernant M. Arar au cours d’une entrevue, ils ne sont pas divulgués à des fins d’application de la loi [***]. Il serait préjudiciable de divulguer ces renseignements.
[89] J’ai déjà traité de la notion de préjudice et de la possibilité de porter atteinte à notre relation avec le FBI et la CIA. Je ne souhaite pas me répéter et les commentaires que j’ai prononcés plus tôt s’appliquent à la présente situation.
[90] Le commissaire est d’avis qu’il existe [traduction] « de solides raisons d’intérêt public » pour divulguer certaines parties de l’évaluation du FBI concernant M. Arar pendant son entrevue. J’ai déjà énuméré les motifs du commissaire pour en arriver à cette conclusion (voir le paragraphe 79 de la présente décision).
[91] Même si je suis d’accord que certains des motifs du commissaire militent en faveur des raisons d’intérêt public justifiant la divulgation, la pondération des intérêts à laquelle je suis tenu m’amène à une conclusion différente.
[92] Je suis d’accord que la divulgation du contenu de l’évaluation du FBI serait utile pour mieux comprendre la situation de M. Arar, mais elle n’est pas essentielle aux fins du rapport.
[93] Ce n’est pas parce que le public est au courant des entrevues avec M. Arar que l’évaluation du FBI le concernant fondée sur ces entrevues devrait être divulguée. Je ne vois pas où les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation s’appliquent. Il ne s’ensuit pas automatiquement que puisqu’une entrevue a eu lieu, il peut y avoir manquement à la règle des tiers et divulgation de l’évaluation concernant la personne interviewée.
[94] Le fait que le procureur général n’a pas sollicité le consentement de la divulgation ne justifie pas les raisons d’intérêt public militant en faveur de la divulgation (voir le paragraphe 75 de la présente décision). Selon la preuve au dossier, une telle demande aurait vraisemblablement été refusée. Certains facteurs en cause sont [***] la sollicitation du consentement exclusivement à des fins d’application de la loi (ce qui n’est pas le cas en l’espèce) et la notoriété publique de la position américaine à l’égard de M. Arar.
[95] Les conclusions de la Commission selon lesquelles les Américains étaient loin d’être coopératifs et n’étaient pas francs avec leurs homologues canadiens, ont violé des engagements [traduction] « sacro-saints » en divulguant des renseignements canadiens et ont envoyé M. Arar en Syrie, où il a été emprisonné pendant un an et torturé, peuvent assurément constituer des sujets de préoccupation pour le commissaire, les membres de son personnel, M. Arar et sa famille. Leur réaction à l’égard d’un tel comportement est compréhensible. Mais est-ce cet aspect qui devrait être pris en compte pour apprécier les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation? L’inconduite d’une partie justifie-t-elle les raisons d’intérêt public en faveur de la divulgation, sachant que la divulgation ne serait pas dans l’intérêt national? Quel est le meilleur intérêt du Canada dans cette situation précise?
[96] Le fait que les Américains n’ont pas participé ou prêté assistance à l’enquête constitue-t-il une justification des raisons d’ordre public en faveur de la divulgation? Il me semble que d’autres justifications doivent être prises en compte.
[97] Cela dit, je comprends le commissaire, les membres de son personnel et évidemment M. Arar et sa famille, mais il me semble qu’aussi compréhensibles que puissent être ces justifications, elles doivent s’insérer dans un contexte plus large, à savoir les principes en jeu et le fait que la divulgation serait préjudiciable à nos relations et à notre sécurité nationale, ce qui n’est pas dans l’intérêt du Canada.
[98] Les raisons d’intérêt public en faveur de la non-divulgation doivent également être examinées. J’ai déjà abordé certaines de ces préoccupations, qui s’appliquent également dans la présente analyse : le fait que les remarques introductives du commissaire indiquent qu’il était satisfait du rapport qu’il présentait; le fait que les renseignements visés par la divulgation ne sont pas essentiels aux fins du rapport et ne se rapportent pas directement au mandat. En fait, la divulgation de ces renseignements violerait la règle des tiers et serait préjudiciable aux intérêts du Canada et il n’y a pas de preuve précise selon laquelle il existe une réponse permettant de contenir une telle divulgation.
[99] Il paraît qu’il existe des éléments de preuve qui fourniraient un tableau plus complet de la situation, du moins en partie, et que le passage expurgé en cause est limité, quoique factuel. J’ai pris connaissance de la preuve présentée par la Commission (le paragraphe 24 de l’exposé des faits et du droit) à l’appui de l’argument selon lequel les renseignements supplémentaires mentionnés plus tôt ne doivent pas être pris au pied de la lettre. Ayant fait cela, je crois que la limitation de la divulgation du passage expurgé ne laisserait pas un tableau entièrement compréhensible de ce que les États-Unis savaient à propos de M. Arar. Quoi qu’il en soit, puisque l’essence de ma décision ne se fonde pas sur cette question, je n’en traiterai pas davantage. Je crois quand même qu’il est important de la mentionner, ne serait-ce que pour jeter de la lumière sur ma compréhension de la présente demande et mes commentaires ci-après.
[100] Le troisième passage expurgé [***]. Je n’ai pas l’avantage d’avoir de raisons précises de la part du commissaire à propos de ce passage. Quoi qu’il en soit, il s’agit également de renseignements assujettis à la règle des tiers [***]. Ce passage fournit des renseignements sur une décision américaine qui a été transmise aux organismes canadiens. Aucun élément de preuve n’indique que les organismes américains ont rendu la décision publique. Elle est donc régie par la règle des tiers et sa divulgation serait préjudiciable à l’intérêt du Canada. Pour les motifs déjà prononcés, je conclus que les raisons d’intérêt public justifiant la non‑divulgation doivent l’emporter sur les raisons d’intérêt public en faveur de la divulgation. Le commissaire estime que son rapport a traité de toutes les questions pertinentes. [***]. Le passage ne touche pas de façon précise une recommandation faite par le commissaire. Ces renseignements ne sont pas essentiels aux fins poursuivies par le commissaire. Je tire cette conclusion en ayant à l’esprit un autre passage expurgé [***] qui traite de la même question. [***]. Voilà la raison pour laquelle je tire une conclusion différente.
[101] J’ai réfléchi à la situation factuelle, à la décision du commissaire, aux arguments juridiques et aux éléments de preuve au dossier. Je conclus que les trois passages expurgés, s’ils étaient divulgués, seraient préjudiciables à l’intérêt du Canada et que les raisons d’intérêt public justifiant leur non‑divulgation doivent l’emporter.
D) Passages faisant référence au fait que le SCRS connaissait M. Arar et à son évaluation de celui-ci
[***]
[102] De façon générale, les parties expurgées révèlent ce que le SCRS connaissait au sujet de M. Arar, ainsi que sa conclusion en matière de « renseignement » à son sujet.
[103] Le commissaire souhaite que le fait que le SCRS connaissait M. Arar et sa conclusion au sujet de celui-ci fassent partie du rapport public. Ayant lu les décisions du commissaire datées du 2 décembre 2004 et du 6 juillet 2006, je résumerai son opinion de la situation pour justifier la divulgation, puisque de l’avis du commissaire, une telle divulgation ne causerait aucun préjudice :
- L’affaire Arar est très inhabituelle parce qu’une importante quantité de renseignements du passage expurgé sont déjà publics.
- La divulgation de l’évaluation de M. Arar par le SCRS ne serait pas préjudiciable parce que les renseignements sont déjà du domaine public. L’évaluation de la GRC concernant M. Arar et le fait qu’il faisait l’objet d’une enquête de sécurité nationale sont connus du public.
- [***].
- [***] et que cela ne causerait pas un précédent en raison des circonstances particulières entourant la Commission d’enquête.
- Il est dans l’intérêt public que les personnes dont les intérêts peuvent être touchés par une enquête publique soient traitées équitablement, aussi en raison de la publicité préjudiciable créée par des sources gouvernementales non désignées et citées dans des articles de journaux concernant M. Arar.
- L’évaluation du SCRS devrait être divulguée parce qu’il est de notoriété publique que la GRC et le SCRS ont collaboré dans le cadre des enquêtes concernées et que l’évaluation de la GRC est connue et, par conséquent, ils avaient accès aux mêmes renseignements.
- La politique du SCRS relativement à la non‑divulgation de renseignements concernant des enquêtes sur des personnes n’est pas absolue. À titre d’exemple, le SCRS, par l’entremise de son numéro deux, M. Hooper, a informé le public qu’un détenu à la baie de Guantánamo était interviewé.
- Le public sait que le SCRS s’intéressait à M. Arar, donc la divulgation de l’évaluation ne constituerait pas une surprise.
[104] Le commissaire est d’avis que même si la divulgation était préjudiciable, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation doivent l’emporter sur les raisons d’intérêt public en faveur de la non‑divulgation. M. Arar a reçu une très grande attention du public et [traduction] « certaines personnes se demandent s’il est réellement un terroriste » même s’il n’existe aucune preuve selon laquelle il est une menace pour la sécurité du Canada ou qu’il a commis une infraction. Il mérite que le public soit informé de son statut aux moments pertinents [***].
[105] Pour sa part, le procureur général s’oppose à la communication des passages expurgés parce que la divulgation de renseignements, d’évaluations et d’opinions du SCRS concernant une personne serait préjudiciable aux intérêts nationaux du Canada. La politique du SCRS est de ne pas communiquer de tels renseignements. En conséquence, une telle divulgation serait préjudiciable. Voici un résumé de la position du procureur général :
- Le mandat du SCRS consiste à conseiller le gouvernement du Canada concernant les menaces envers la sécurité canadienne et à cette fin, le SCRS est autorisé à recueillir, à conserver et à analyser des informations et des renseignements.
- Le secret est essentiel pour ce travail, qu’il soit antérieur ou actuel, et les informations recueillies doivent demeurer confidentielles, ne serait-ce que pour assurer l’intégrité d’enquêtes antérieures, présentes ou futures et protéger les activités du SCRS.
- Sauf dans le cas de quelques exceptions juridiques, l’article 19 [mod. par L.C. 1995, ch. 5, art. 25(1)d); 2003, ch. 22, art. 224z.12)(A)] de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité [L.R.C. (1985), ch. C-23] interdit la divulgation de ses renseignements.
- Les enquêtes de sécurité concernent des événements futurs et tentent de prédire les événements futurs en dégageant des modèles à partir d’événements antérieurs et actuels.
- Les activités d’application des lois, que le public connaît dans une certaine mesure, sont très différentes de la collecte de renseignement. Les enquêtes réalisées par les responsables de l’application des lois sont axées sur des événements et visent les activités criminelles qui ont déjà eu lieu ou qui auront lieu. Elles ont pour but de déterminer qui en sont les responsables et de recueillir suffisamment d’éléments de preuve pour les utiliser dans le cadre d’une audience publique.
[106] Une enquête de sécurité est réalisée pour déterminer la taille et la composition du groupe concerné, les liens ou les contacts d’un invididu, la région géographique de ses activités, ses actions antérieures et les buts visés, afin de déterminer sa capacité de causer un préjudice dans l’avenir. L’information habituellement recherchée n’est pas destinée à être utilisée en cour mais est destinée au renseignement. Certains renseignements recueillis peuvent être anodins en soi, mais utiles en combinaison avec d’autres renseignements. De telles enquêtes examinent des renseignements antérieurs avec la situation présente à l’esprit et sont projetées dans l’avenir.
[107] Il n’est pas possible de former dans l’abstrait ou isolément une opinion sur le préjudice et la vraisemblance du préjudice probable que pourrait subir la sécurité nationale en raison de la divulgation de renseignements. Selon le principe de « l’effet de mosaïque », il faut présumer que les renseignements atteindront des personnes connaissant les cibles du service et ses activités. Le lecteur averti des renseignements divulgués, pour aussi banals et simples qu’ils puissent sembler au lecteur ordinaire, peut inférer de ceux-ci une perspective plus complète d’une situation et ainsi avoir une incidence sur des enquêtes actuelles ou futures. Plus la quantité d’information communiquée au même moment est importante, plus grand est l’effet de mosaïque. Est préjudiciable la divulgation de sujets d’enquête ou du nom de personnes auxquelles le service s’intéresse, de renseignements recueillis et d’évaluations faites.
[108] [***].
[109] Si une telle divulgation informait les cibles d’une enquête, ou même des personnes non visées par une enquête, mais qui pourraient l’être éventuellement, de ce qui est déjà connu ou non connu, elles pourraient réagir en fournissant des informations, influençant ainsi leur fiabilité. Dans les activités du renseignement, les connaissances sont tout ce qui compte et leur qualité est essentielle.
[110] Un service du renseignement de sécurité est différent d’un organisme d’application des lois. Chacun a un objectif différent. Le premier recueille des renseignements passés et présents afin de prévenir ou de prédire les menaces pour la sécurité nationale du Canada. L’organisme d’application des lois enquête sur des activités criminelles dans le but de porter des accusations criminelles. L’évaluation dans le cadre d’une enquête de sécurité ne peut être comparée à une accusation criminelle. Dans le renseignement, l’information est recueillie pour documenter des situations et est utilisée pour analyser les menaces envers la sécurité du Canada. Dans une enquête criminelle, des éléments de preuve factuels sont accumulés afin de porter des accusations criminelles, à l’égard desquelles un procès public aura lieu.
[111] Dans les deux cas, le secret doit être gardé tout au long des enquêtes, mais avec certaines adaptations. L’absence de préoccupation pour le secret peut compromettre les enquêtes. Lorsque des accusations criminelles sont déposées, l’enquête n’est plus confidentielle et les résultats de celle-ci deviennent des éléments de preuve devant le tribunal. Cela n’est habituellement pas le cas avec les enquêtes de sécurité, qui doivent demeurer secrètes. En règle générale, ces enquêtes s’étalent sur de longues périodes. Elles peuvent prendre fin pendant un moment et reprendre si nécessaire. Les renseignements antérieurs sont utilisés avec l’information actuelle dans l’analyse de la possibilité de menaces futures. Ces enquêtes visent à prévenir des catastrophes, non pas à faire enquête sur celles-ci après qu’elles ont eu lieu.
[112] La présente enquête publique a créé une situation très inhabituelle pour M. Arar et le public. Une grande quantité d’information, factuelle ou non, a été rendue publique. Comme jamais auparavant, cette enquête sur les activités des organismes d’application de la loi et des services du renseignement de sécurité, entre autres organismes canadiens visés, a mis leurs travaux à l’avant-scène. Lorsque le commissaire a rendu son rapport public, il a déclaré qu’il était satisfait de son contenu, à un point tel que « ce compte rendu expurgé n’omet aucun détail essentiel et constitue une bonne base pour comprendre ce qui est arrivé à M. Arar, d’après les sources canadiennes officielles » (voir la référence et la citation complètes au paragraphe 72 de la présente décision). Il a fait cette déclaration, sachant que 1 500 mots de témoignages avaient été retirés en attendant le règlement du présent litige.
[113] Gardant tous ces éléments à l’esprit, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : « La divulgation de certains renseignements recueillis par le SCRS et son opinion concernant M. Arar est-elle préjudiciable? »
[114] Tel que cela a été indiqué au paragraphe 69 de la présente décision, il n’est pas facile de préciser le préjudice et ses conséquences et le préjudice peut parfois survenir plus tard.
[115] Cela dit, je ne crois pas que les renseignements qui sont déjà du domaine public sous une forme ou une autre justifient automatiquement la communication de l’information et de l’évaluation du SCRS. Les renseignements dans les passages expurgés provenant du SCRS ne sont pas du domaine public. [***].
[116] [***]. En eux-mêmes, ces renseignements peuvent sembler insignifiants, neutres et sans importance pour l’observateur ordinaire, mais ils peuvent fournir au lecteur averti une compréhension différente de la situation. [***].
[117] L’évaluation de M. Arar faite par la GRC ne justifie pas en soi la communication de l’évaluation du SCRS à l’égard de celui-ci. J’ai déjà expliqué les objectifs différents de ces deux organismes, qui effectuent des types d’enquête différents. Le fait qu’ils ont collaboré pendant la période postérieure aux événements du 11 septembre 2001 n’est pas une raison pour rendre l’évaluation du SCRS accessible. Leur collaboration ne vise pas toujours le même résultat final. Chaque situation doit être évaluée individuellement.
[118] Le fait que M. Arar a subi un préjudice en raison d’articles de journaux qui ont publié des rapports de sources anonymes à son sujet ne justifie pas en soi la divulgation de l’évaluation de M. Arar par le SCRS.
[119] Le fait que le SCRS a annoncé qu’il avait interviewé un détenu à la baie de Guantánamo ne justifie pas de divulguer l’évaluation de ce détenu ou des renseignements que le service avait à son sujet. L’interview d’une personne par le SCRS ne fait pas de cette personne une cible ou une personne qui présente un intérêt.
[120] Il est de règle au SCRS de ne pas divulguer les cibles, les personnes qui présentent un intérêt, les renseignements recueillis, les modes de fonctionnement, et ainsi de suite. Les exceptions à la règle sont exactement cela. Autrement, la fiabilité des enquêtes de sécurité serait touchée. Certains principes sont en jeu et ils méritent un examen approfondi.
[121] À l’occasion de ses travaux, la Commission d’enquête a fait savoir explicitement et implicitement que M. Arar avait attiré l’intérêt du SCRS, mais on ne sait pas à quel moment exactement cet intérêt s’est manifesté. La lecture du rapport de la Commission indique que le SCRS est mentionné 762 fois dans le volume I [Les faits], 294 fois dans le volume II [Les faits] et 414 fois dans le volume intitulé Analyse et recommandations, pour un total de 1 470 fois. Le fait que M. Arar avait attiré l’intérêt du SCRS est définitivement du domaine public. Aucun motif ne peut justifier la non-divulgation de ce qui a déjà été divulgué. Aucun préjudice ne peut survenir et il existe clairement des raisons d’intérêt public de reconnaître ce qui a déjà été divulgué.
[122] De façon générale, le public sait déjà que le SCRS s’intéressait à M. Arar, mais [***] il ne connaît pas la portée de cet intérêt ni l’évaluation du SCRS et la règle de la non‑divulgation peut s’appliquer.
[123] [***].
[124] Je suis d’accord avec le procureur général lorsqu’il dit que la divulgation de l’information en cause serait préjudiciable à l’intérêt national du Canada. [***].
[125] De plus, telles qu’exprimées dans ces déclarations, les connaissances du SCRS pourraient indiquer à une personne concernée l’étendue de ce que le SCRS savait réellement ou le peu qu’il savait. De telles déductions pourraient être instructives. [***].
[126] Tel que cela a déjà été mentionné précédemment, il n’y a pas de point final aux enquêtes de sécurité. Elles avancent ou n’avancent pas, selon les événements de l’actualité qui s’étalent sur des semaines, des mois ou des années. Elles peuvent s’arrêter et reprendre, selon les circonstances. [***]. Exclusivement aux fins de la présente décision pour montrer ce en quoi consiste un dossier du renseignement, M. Arar n’a jamais été interviewé par le SCRS, la GRC ou le commissaire. [***]. J’inclus certains renseignements dans la présente décision par souci d’exhaustivité, pour comprendre la présente analyse et illustrer l’importance de l’effet de mosaïque. J’inclus également les références concernant ces renseignements :
- [***]
- [***].
[127] [***].
[128] [***].
[129] Par conséquent, je conclus que la divulgation des renseignements et des évaluations du SCRS, ainsi que la conclusion du CSARS [Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité] d’utiliser les renseignements du SCRS dans la présente affaire serait préjudiciable à l’intérêt du Canada. Étant arrivé à cette décision, j’examinerai maintenant la question des raisons d’intérêt public justifiant la divulgation par opposition aux raisons d’intérêt public favorisant la non‑divulgation.
[130] [***].
[131] En ce qui a trait aux commentaires du commissaire dans sa décision du 6 juillet 2006 selon lesquels [traduction] « certaines personnes se demandent s’il [M. Arar] est réellement un terroriste » en raison de la publicité défavorable des reportages des médias, le dossier public indique qu’avec la publication du rapport de la Commission et le règlement qu’a conclu M. Arar avec le gouvernement, la perception de M. Arar est différente.
[132] Encore ici, le commissaire a déclaré dans le rapport public (qui excluait les passages expurgés) que ledit rapport « constitue une bonne base pour comprendre ce qui est arrivé à M. Arar, d’après les sources canadiennes officielles » et qu’il « estime » que le rapport n’omet « aucun détail essentiel » [Les faits, volume I, à la page 12].
[133] Enfin, j’arrive à la conclusion que l’intérêt public est mieux servi par la non‑divulgation.
E) Passages faisant référence à l’intérêt du SCRS à l’égard de M. Almalki et de M. El Maati
[***]
[134] Les passages mentionnent directement ou indirectement l’intérêt du SCRS à l’égard de M. Almalki; un passage mentionne M. El Maati. En résumé, le procureur général s’oppose à la divulgation de ces renseignements puisqu’ils révèlent l’intérêt des enquêteurs du service du renseignement envers M. Almalki et M. El Maati. La Commission recommande la divulgation de ces renseignements puisqu’ils n’indiquent pas de façon précise l’intérêt du SCRS à l’égard de la personne et ces renseignements facilitent la compréhension du lecteur.
[135] [***].
[136] [***].
[137] [***].
[138] En ce qui concerne la déclaration de M. Hooper au sujet de l’entrevue d’un détenu de la baie de Guantánamo par le SCRS et selon laquelle dans les jours qui ont suivi les événements du 11 septembre 2001, [***] enquêtes sur des personnes non désignées ont été transférées du SCRS à la GRC [***] le commissaire souligne que la règle concernant la non‑divulgation des cibles ou du nom des personnes auxquelles le SCRS s’intéresse n’est pas absolue et qu’en conséquence, il n’y a parfois pas de préjudice à divulguer le nom de certaines personnes et même des détails concernant son intérêt à l’égard de celles-ci.
[139] Il estime également que la suppression du contenu des passages en cause est importante pour assurer une discussion équitable de ce que les responsables canadiens ont fait à l’égard de M. Arar. [***]. Pour le commissaire, cette pratique a envoyé des signaux contradictoires et a soulevé des questions concernant la complicité du Canada en ce qui a trait à l’utilisation de la torture.
[140] En raison des recommandations du commissaire sur les rôles différents du SCRS et de la GRC, le transfert de dossiers du SCRS à la GRC est un élément factuel qui améliore l’analyse des recommandations.
[141] Le commissaire estime que la communication des passages expurgés concernant M. Almalki et M. El Maati n’est pas préjudiciable et, de toute façon, les raisons d’intérêt public favorisant la divulgation l’emportent sur toute possibilité de préjudice à l’intérêt des enquêteurs du SCRS.
[142] [***].
[143] Aussi anodins que puissent paraître les renseignements au lecteur, il me semble que divulguer et confirmer que le SCRS possédait des renseignements sur une personne indiquent à un observateur que le SCRS s’intéresse à cette personne et révèlent ainsi des éléments du sujet de l’opération.
[144] Que le public ait une idée que le SCRS s’intéressait à M. Almalki et à M. El-Maati est une chose, le confirmer en est une autre. La supposition d’une possibilité n’est pas la même chose qu’une confirmation : il y a un monde entre les deux.
[145] Le fait que le SCRS a interviewé M. Almalki à plusieurs reprises ne confirme pas nécessairement que le SCRS s’intéresse à lui. Il ne fait pas de doute que cela pourra montrer qu’une telle personne peut être une source d’information pour le SCRS, un élément dont il faut tenir compte dans le cadre d’une enquête ou une source humaine possible pour l’avenir, mais cela ne fait pas de cette personne une cible ou une personne à laquelle le SCRS s’intéresse. Plusieurs personnes interviewées au cours d’une enquête ne sont pas des cibles ou des personnes auxquelles le SCRS s’intéresse. Présumer qu’une personne est une cible ou que le SCRS s’y intéresse parce que ce dernier l’a interviewée à plusieurs reprises est une chose, mais lire officiellement qu’elle est une personne à laquelle le SCRS s’intéresse et par conséquent une cible possible est une situation complètement différente. Le fondement pour tirer ces conclusions est entièrement différent. Dans un cas, il s’agit d’une conjecture et dans l’autre, il s’agit d’une confirmation.
[146] M. Almalki pourrait tirer une conclusion claire à partir d’un scénario, mais non de l’autre.
[147] Le fait que M. Hooper a indiqué, dans sa déclaration publique, que le SCRS s’intéressait à un détenu qui se trouvait à la baie de Guantánamo et que [***] dossiers ont été transférés à la GRC [***] ne signifie pas que le SCRS s’intéresse à la personne interviewée à la baie de Guantánamo. Aux fins de l’entrevue, la personne peut avoir été une source d’information, un collaborateur ou autre chose. En ce qui a trait aux [***] dossiers transférés à la GRC, le transfert de dossiers de personnes non nommées n’identifie pas de façon précise l’intérêt du SCRS, les cibles ou les personnes auxquelles il s’intéresse. Bien que je sois d’accord avec le commissaire lorsqu’il déclare que la règle de la non‑divulgation concernant les cibles du SCRS, les personnes auxquelles il s’intéresse, ses opérations et ses renseignements n’est pas absolue, je ne suis pas d’accord que les présentes exceptions factuelles invoquées par le commissaire justifient de considérer que la divulgation des passages en cause soit non préjudiciable.
[148] En ce qui a trait à l’argument à l’appui des recommandations concernant les rôles différents du SCRS et de la GRC, je rappelle que le transfert de dossiers au cours de la période qui a suivi les événements du 11 septembre 2001 du SCRS à la GRC est du domaine public et ne mentionne pas de noms. De plus, comme nous l’avons vu, M. Hooper a parlé du transfert de [***] dossiers à la GRC et le rapport public de la Commission d’enquête mentionne ces transferts (voir Analyse et recommandations, aux pages 71 à 75) et présente des recommandations sur les relations entre le SCRS et la GRC (Analyse et recommandations, recommandations 2B), D), 6, 11, pages 343, 345 et 346, 347 et 348, 359 à 361, 374). Par conséquent, je ne crois pas qu’il soit essentiel aux fins des recommandations du rapport de divulguer les passages concernant M. Almalki précisément ou indirectement, puisque les recommandations et l’explication donnée pour chacune peuvent être comprises telles qu’elles sont rédigées.
[149] Après avoir examiné chacun des passages expurgés (y compris celui concernant M. El Maati à l’égard duquel les mêmes motifs s’appliquent), je conclus qu’il serait préjudiciable de divulguer ces renseignements et de plus, les raisons d’intérêt public favorisant la non-divulgation sont mieux servis. [***]. En outre, la façon dont le rapport est rédigé ne justifie pas la divulgation des passages. Comme le reconnaît le commissaire, son rapport n’omet aucun détail essentiel et constitue une bonne base pour comprendre ce qui est arrivé à M. Arar et je suis du même avis. Finalement, l’on sait qu’une commission d’enquête étudiera les cas de M. Almalki et de M. El Maati.
[150] [***].
[151] Je constate que le commissaire n’a pas fourni de raisonnement précis pour étayer les raisons d’intérêt public favorisant la divulgation. Pour les motifs fournis dans l’analyse précédente, ainsi que dans les paragraphes qui précèdent, je conclus que les raisons d’intérêt public justifiant la non‑divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public favorisant la divulgation.
F) Passage faisant référence à l’utilisation par la GRC de renseignements obtenus de la Syrie
[***]
[152] Les renseignements dans ce passage expurgé font référence à la demande de renseignements supplémentaires présentée par la GRC aux Syriens (le RMS) à la suite de leurs entrevues avec M. Almalki et M. El Maati. En conséquence, ce passage indique un transfert de renseignements entre le RMS et la GRC à propos de personnes précises, ainsi que le besoin de renseignements supplémentaires.
[153] Le commissaire croit que ces renseignements devraient être divulgués pour les raisons suivantes :
- M. Almalki était la principale cible d’enquête du Projet A‑O Canada de la GRC et ce renseignement est du domaine public;
- le fait que la GRC s’intéressait à M. El Maati est du domaine public;
- il est publiquement connu que ces deux hommes ont été détenus en Syrie et ont été torturés pendant leur détention en Syrie et ce fait est bien documenté dans le rapport public de la Commission d’enquête;
- il existe d’importantes raisons d’intérêt public de divulguer que la GRC, en novembre 2002, a demandé des renseignements obtenus à l’occasion d’entrevues menées par le RMS, un organisme connu pour la torture de détenus, et ces renseignements sont pertinents pour plusieurs conclusions et recommandations;
- les motifs favorisant la divulgation de la « confession » de M. El‑Maati dans la décision du 4 avril 2006 s’appliquent à la présente analyse (voir les paragraphes 34 et suivants de la présente décision).
[154] Le commissaire estime que cette divulgation n’est pas préjudiciable et les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation sont évidentes.
[155] Le procureur général s’oppose à cette divulgation puisqu’elle fait référence à un échange de renseignements entre le RMS et la GRC et que la règle des tiers doit s’appliquer (voir le témoignage du surintendant Reynolds, dossier secret de la Commission, volume II, onglet 5, pages 37 à 41).
[156] En ce qui concerne ce point, je suis d’accord avec le commissaire pour les mêmes motifs qu’il a fournis. Une lecture attentive du passage expurgé ne divulgue pas que des renseignements du RMS ont été transférés à la GRC. Il ne divulgue pas les renseignements du RMS. L’explication donnée par le procureur général à l’appui de la non‑divulgation n’est pas suffisante pour s’acquitter du fardeau de prouver un préjudice.
[157] Pour en arriver à cette conclusion, j’ai lu le chapitre VII de l’Analyse et recommandations du rapport public de la Commission d’enquête, intitulé « Abdullah Almalki et Ahmad El Maati ». Une telle lecture est instructive, car elle décrit pleinement leur situation respective pendant leur détention en Syrie et en Égypte. Le rapport mentionne même, à la page 289, « on a soutenu que la GRC et le SCRS avaient tenté de faire progresser leurs enquêtes en communiquant avec le RMS. » Une telle déclaration indique au lecteur qu’il y a eu communication avec le RMS pour des renseignements. Cela est déjà du domaine public. En conséquence, je ne vois pas comment le passage en cause révèle plus que ce qui est déjà public. En fait, il révèle moins d’éléments.
[158] La divulgation de ce passage n’est pas préjudiciable et même si elle l’était, les raisons d’intérêt public favorisant la divulgation l’emportent. Pour en arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte du fait que [***] la déclaration publique du ministre canadien des Affaires étrangères dénonçant les pratiques de la Syrie et [***].
[159] Je connais également l’intérêt sincère du public envers le traitement ouvert du sujet de la torture de détenus et l’utilisation des renseignements obtenus au moyen de telles pratiques inadmissibles, plus particulièrement lorsqu’un organisme canadien demande des renseignements auprès d’un pays possédant un mauvais bilan en matière de respect des droits de la personne.
[160] En conséquence, la divulgation de ce passage tel qu’il est rédigé n’est pas préjudiciable et même s’il était déclaré tel pour les raisons mentionnées ci-dessus, la pondération des intérêts favorise les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation.
G) Passage faisant référence à l’évaluation des Syriens concernant M. Arar
[***]
[161] Ce passage expurgé divulgue l’évaluation des Syriens concernant M. Arar, selon laquelle il ne s’agissait pas d’un cas important et qu’il constituait plutôt une nuisance, de même que le fait que le SCRS s’intéressait à M. Arar. J’ai déjà traité de ce deuxième point en concluant que puisque l’on avait grandement parlé de cet intérêt, ces mentions n’étaient pas préjudiciables et de toute manière, les raisons d’intérêt public favorisant la divulgation étaient déterminantes (voir les paragraphes 122 et 123 de la présente décision). La première question concerne les relations internationales et la règle des tiers.
[162] Le commissaire a admis implicitement qu’une telle divulgation est préjudiciable, mais a décidé qu’il existait [traduction] « de solides raisons d’intérêt public » militant en faveur de la divulgation pour les motifs suivants :
- il existe des raisons d’intérêt public favorisant la divulgation de l’évaluation du RMS concernant M. Arar;
- puisque les Syriens ont gardé M. Arar emprisonné pendant un an et ont prononcé une opinion à son égard, le public et M. Arar ont un intérêt légitime à l’égard de ces renseignements;
- lors de l’examen de ces évaluations, il est important d’apprécier la façon dont les responsables canadiens (les deux organismes) ont réagi à l’emprisonnement de M. Arar, une question centrale de l’enquête;
- le rapport du professeur Toope sur les mauvais traitements et la torture infligés à M. Arar, même si les Syriens ne le considéraient pas comme une affaire importante mais plutôt comme une nuisance, justifie assurément d’importantes raisons d’intérêt en faveur de la divulgation;
- [***].
[163] Encore ici, je suis d’accord avec le commissaire sur cette question, pour les mêmes motifs qu’il a donnés, mais avec les observations suivantes.
[164] En principe, la divulgation de ce passage expurgé serait préjudiciable, compte tenu des relations internationales et de la règle des tiers. Les évaluations ont été obtenues auprès des Syriens et un tel transfert de renseignements est visé par la réserve relative à la non‑divulgation.
[165] Les renseignements en cause concernent la torture de détenus, même si le RMS a évalué que la personne interviewée n’était pas une affaire importante, mais plutôt une nuisance. La torture n’est jamais justifiée. Elle est une pratique hautement répréhensible et inhumaine. Il est utile de souligner le fait que nos organismes canadiens étaient au courant de ces évaluations et qu’ils cherchaient à obtenir plus de renseignements auprès d’un pays possédant un mauvais bilan en matière de respect des droits de la personne. Il est assurément dans l’intérêt public de divulguer ces renseignements. Il se peut que la divulgation mette nos organismes canadiens dans l’embarras, mais j’estime que nos lois sur la sécurité nationale ne sont pas destinées à les protéger de l’embarras.
[166] En conséquence, j’estime que même si cette divulgation est en principe préjudiciable, les solides raisons d’intérêt public justifiant la divulgation doivent l’emporter. La pondération des deux intérêts conflictuels milite nettement en faveur de la divulgation.
H) Passages faisant référence aux commentaires du SCRS et de M. Hooper concernant la restitution de détenus par les États-Unis
[***]
[167] Le premier passage expurgé fait tout d’abord référence à une observation d’un agent de liaison de sécurité (ALS) du SCRS sur la restitution de prisonniers par les États-Unis à des pays où ils seront interrogés « de façon musclée ». La deuxième observation vise une communication interne du SCRS faite par M. Hooper, qui était alors le numéro deux du SCRS et maintenant à la retraite, dans laquelle il est cité comme déclarant à l’automne 2002 : [traduction] « Selon moi, les États‑Unis aimeraient envoyer Arar en Jordanie où ils pourraient en faire ce qu’ils veulent. »
[168] Le commissaire est d’avis que ces renseignements devraient être divulgués parce que la pratique de restitution des Américains est connue partout dans le monde. Au Canada, le directeur du SCRS d’alors, M. Elcock, et le sous-directeur, M. Hooper, ont parlé publiquement de cette pratique. La Commission a déjà divulgué des renseignements, mentionnant qu’en octobre 2002, un responsable du SCRS savait que les Américains avaient envoyé M. Arar vers un pays où il était susceptible d’être interrogé « de façon musclée ». La politique des États-Unis en matière de restitution est dans le dossier public et la position publique du gouvernement américain est que cette politique est légale.
[169] Le procureur général estime que ces renseignements pourraient potentiellement porter atteinte à nos relations avec l’administration des États-Unis. Il soutient qu’il est préjudiciable de divulguer l’opinion personnelle de M. Hooper à propos de la pratique de restitution.
[170] Après avoir lu l’affidavit et le contre-interrogatoire du souscripteur d’affidavit du procureur général, M. O’Brian, à propos de ce passage (voir le rapport secret de la Commission, volume II, onglet 4, aux pages 331 à 340), je conclus que les raisons du procureur général pour s’opposer à la divulgation ne démontrent pas que la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable à nos relations avec le gouvernement des États-Unis.
[171] Les renseignements concernant la restitution des prisonniers par les États-Unis sont connus dans le monde entier. Cette pratique est déjà bien documentée dans le rapport public. Le MAECI [ministère des Affaires étrangères et du Commerce international] a convenu de rendre publique sa position sur la restitution des prisonniers par les États-Unis. Ce passage est lié au mandat de la Commission, puisqu’il indique que des responsables au niveau le plus élevé du SCRS connaissaient en octobre 2002 la restitution des prisonniers par les Américains et la déclaration telle qu’elle est écrite reflète cette réalité.
[172] La première partie du passage fait référence à la compréhension de l’ALS d’une tendance concernant l’identification de la restitution des prisonniers par les États-Unis. La deuxième partie fait référence à une observation faite par M. Hooper qui reprend la même idée, mais ajoute un but précis à cette pratique, qui est de pouvoir [traduction] « en (M. Arar) faire ce qu’ils veulent. » La Commission d’enquête a divulgué ces renseignements de façon générale dans le rapport public avec le consentement du gouvernement (voir Les faits, volume I, à la page 265, 4e paragraphe). La différence avec l’observation en cause est qu’elle est personnalisée en ce qu’elle provient d’un ALS à Washington et de M. Hooper, le sous-directeur du SCRS.
[173] M. O’Brian explique que puisque l’observation de M. Hooper se trouvait dans une note de service interne du SCRS, ce genre de document est protégé. Il est également instructif de souligner que le message du MAECI de l’automne 2002 reflète la même opinion, selon laquelle « [traduction] “qu’il était à craindre que M. Arar ne soit interrogé de manière agressive par les services de sécurité syriens” » (voir Les faits, volume I, à la page 248). Le procureur général et des représentants du MAECI ont approuvé l’inclusion de ces renseignements.
[174] Normalement, les documents internes du SCRS sont protégés. En l’espèce, la situation est différente. Le contenu divulgue ce qui est déjà connu à l’échelle internationale et le gouvernement des États-Unis a déjà fait des commentaires publics concernant cette pratique. Les renseignements nous indiquent qu’au niveau le plus élevé du SCRS en octobre 2002, cette pratique était connue et que le but de restituer M. Arar était de pouvoir « en faire ce qu’ils veulent. » La connaissance de cette pratique et de son but est du domaine public. Une telle déclaration n’est pas surprenante et elle est pertinente pour le mandat de la Commission d’enquête.
[175] Le procureur général ne m’a pas convaincu que la divulgation de ces renseignements serait préjudiciable aux intérêts du Canada avec les États-Unis. Une telle divulgation pourrait contrarier certains responsables, mais toute personne raisonnable doit convenir qu’une telle déclaration reflète la réalité de la situation. Elle peut en embarrasser certains, mais je souligne de nouveau qu’un tel embarras ne constitue pas en soi un préjudice.
[176] Je conclus que la divulgation du passage expurgé ne serait pas préjudiciable aux intérêts du Canada.
[177] Même s’il y avait préjudice, j’estime que les raisons d’intérêt public en faveur de la divulgation ont été étayées. Les observations ajoutent aux connaissances actuelles de la situation à ce moment-là et aident le commissaire dans son travail, ainsi que dans la formulation de recommandations. Il existe des raisons légitimes d’intérêt public d’informer le public de cette connaissance au sein du SCRS afin d’être en mesure d’évaluer le travail effectué par le service à ce moment-là. La non‑divulgation de ces renseignements ne présenterait pas un tableau véridique de ce que les responsables au plus haut niveau du SCRS savaient en octobre 2002. Nos lois en matière de sécurité ne protègent pas contre l’embarras. Finalement, M. Hooper a pris sa retraite et il n’en demeure pas moins que son opinion reflète les réalités factuelles de l’époque. Après avoir pondéré les deux intérêts, je dois préférer les raisons de l’intérêt public en faveur de la divulgation aux raisons d’intérêt public justifiant la non‑divulgation.
4. Conclusion
[178] Conformément à l’article 38.06 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] de la LPC et à ses paragraphes, et pour les motifs qui précèdent, je conclus que la divulgation de certains passages expurgés serait parfois préjudiciable et parfois non préjudiciable. Dans chaque situation, j’ai aussi pondéré les intérêts conflictuels de la divulgation et de la non‑divulgation. Pour chacun des passages expurgés à l’égard desquels j’ai conclu que la divulgation serait préjudiciable, j’ai décidé que la rédaction d’un résumé des renseignements (ou d’une partie de ceux-ci) n’aurait pas été indiquée. L’ordonnance qui suit [non incluse avec les présents motifs] traite de chacun des passages expurgés pour une meilleure compréhension de mes motifs.