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[2009] 1 R.C.F.

kamel c. canada

T-100-06

2008 CF 338

Fateh Kamel (demandeur)

c.

Procureur général du Canada (défendeur)

Répertorié : Kamel c. Canada (Procureur général) (C.F.)

Cour fédérale, juge Noël—Montréal, 26, 27 et 28 novembre 2007; Ottawa, 13 mars 2008.

Couronne — Prérogatives — Contrôle judiciaire de la décision du ministre des Affaires étrangères de refuser de délivrer un passeport au demandeur en vertu de l’art. 10.1 du Décret sur les passeports canadiens parce que cela était nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays — Lorsqu’il exerce le pouvoir de refuser de délivrer un passeport ou d’en révoquer un, le ministre est tenu d’observer des garanties procédurales strictes — Le demandeur de passeport a le droit de connaître les reproches qu’on lui fait et l’information recueillie pour pouvoir y répondre de façon complète — La non-communication au demandeur et au ministre du rapport incriminant que le Bureau des passeports Canada a invoqué constituait un manquement aux exigences de l’équité procédurale — De plus, l’art. 10.1 du Décret porte atteinte à l’art. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés parce que le passeport est un outil essentiel que le citoyen canadien doit avoir pour exercer la liberté de circulation à l’extérieur du pays — Demande accueillie en partie.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Équité procédurale — Le refus du ministre des Affaires étrangères de délivrer un passeport en vertu de l’art. 10.1 du Décret sur les passeports canadiens est assujetti à des garanties d’équité procédurale strictes puisque les conséquences d’un refus de passeport sont importantes — Le demandeur de passeport a le droit de connaître les reproches qu’on lui fait et l’information recueillie pour pouvoir y répondre de façon complète — Les exigences d’équité procédurale n’ont pas été remplies en l’espèce.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de circulation et d’établissement — L’art. 10.1 du Décret sur les passeports canadiens précise que le ministre des Affaires étrangères peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s’il est d’avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays Le passeport est un outil essentiel pour que le citoyen canadien puisse exercer la liberté de circulation à l’extérieur du pays — L’art. 10.1 du Décret porte donc atteinte à la liberté de circulation garantie par l’art. 6(1) de la Charte — Il n’était pas possible de justifier l’atteinte en tant que limite prescrite par une règle de droit en vertu de l’article premier de la Charte parce que le Décret n’était pas assez précis pour être une règle de droit.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre des Affaires étrangères de refuser de délivrer un passeport au demandeur en vertu de l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens (le Décret) parce que cela était nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays.

En 2005, le demandeur, un citoyen canadien d’origine algérienne, a demandé un passeport. Le Bureau des passeports Canada (BPC) l’a informé que son admissibilité à un passeport faisait l’objet d’une enquête administrative en raison de sa condamnation en France pour des infractions reliées au terrorisme et à des fraudes en matière de passeports. Au cours de son enquête, le BPC a invoqué un sommaire préparé par le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) qui incriminait fortement le demandeur. Le BPC n’a pas communiqué ce sommaire au demandeur avant de recommander au ministre de ne pas délivrer un passeport, et le sommaire ne faisait pas partie des documents joints au rapport transmis au ministre.

Le demandeur prétendait qu’il y avait eu manquement aux principes d’équité procédurale dans le cadre de l’enquête qui a mené à la décision du ministre et que l’article 10.1 du Décret contrevient aux articles 6, 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Jugement : la demande doit être accueillie en partie.

Le passeport canadien est encadré par un décret, qui émane de l’exécutif, en application de la prérogative royale. Lorsqu’il exerce son pouvoir en vertu de ce décret, le ministre est tenu de respecter certaines garanties procédurales rattachées aux principes d’équité procédurale reconnus. Les facteurs énoncés dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ont été appliqués pour établir quelles étaient ces garanties en l’espèce. Puisque les conséquences d’un refus de passeport sont importantes, l’évaluation de la sécurité nationale du Canada et des autres pays milite en faveur de l’application de garanties procédurales particulièrement strictes qui doivent comporter la participation réelle du demandeur au processus d’enquête, c.-à-d. que le demandeur de passeport doit pouvoir connaître exactement les reproches qu’on lui fait et l’information recueillie au cours de l’enquête et pouvoir y répondre de façon complète, de sorte que le rapport remis au ministre fasse état de ses observations. La non-communication du rapport du SCRS et la non-présentation d’un aperçu significatif du rapport du BPC au ministre, ainsi que de la recommandation faite, ne répondaient pas aux exigences de l’équité procédurale.

En outre, l’article 10.1 du Décret porte atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte, qui précise que tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. Bien que la présentation du passeport ne soit pas légalement obligatoire pour le citoyen canadien à l’entrée et à la sortie du Canada, en pratique, le passeport est nécessaire (les lignes aériennes et la plupart des pays l’exigent). Le passeport est donc un outil essentiel que le citoyen canadien doit avoir à sa disposition pour exercer la liberté de circulation à l’extérieur du pays garantie par la Charte. Pour pouvoir justifier l’atteinte susmentionnée en vertu de l’article premier de la Charte, l’article 10.1 doit être une règle de droit qui restreint la liberté de circulation dans des limites qui soient raisonnables. La règle de droit au sens de l’article premier doit être suffisamment précise pour être comprise tant par l’intéressé que le décideur, et il ne faut pas qu’elle ait une portée excessive. Le critère de « nécessité » dans l’article 10.1 est vague, voire nébuleux. Il n’est pas assez explicite quant à la nécessité de refuser la délivrance ou de révoquer un passeport pour assurer la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays, et il n’offre pas au citoyen canadien demandant un passeport, la possibilité concrète de comprendre ce qui est voulu et d’y répondre en pleine connaissance de cause, s’il y a lieu. L’article 10.1 du Décret a donc été déclaré invalide et la décision du ministre a été annulée en conséquence. Cependant, la Cour ne pouvait pas accorder la requête du demandeur, qui sollicitait une ordonnance en vue de la délivrance d’un passeport dans un délai de 10 jours, parce qu’il n’y avait pas eu de débat à ce sujet et qu’il n’y avait pas assez d’éléments pour rendre une décision éclairée.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 6, 7, 15.

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64.

Convention relative à l’aviation civile internationale, 7 décembre 1944, [1944] R.T. Can. no 36.

Décret modifiant le Décret sur les passeports canadiens, TR/2004-113.

Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, art. 2 « passeport », 3c), 4 (mod. par TR/2004-113, art. 3), 9 (mod. par TR/2001-121, art. 5; TR/2006-95, art. 8), 10 (mod. par TR/2001-121, art. 6; TR/2006-95, art. 9), 10.1 (édicté par TR/2004-113, art. 5).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 2(1) « office fédéral » (mod., idem, art. 15), 18.1(3) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54).

Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22, art. 2(1)a)(ii) « texte réglementaire », 3 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 94; L.C. 2002, ch. 8, art. 174), 6 (mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 113(F)).

Règlement des passeports canadiens, DORS/73-36.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 400 (mod. par DORS/2004-417, art. 25(F)), tarif B (mod. par DORS/2004-283, art. 30, 31, 32), colonne IV.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Khadr c. Canada (Procureur général), [2007] 2 R.C.F. 218; 2006 CF 727; Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102 (1re inst.); Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405; 2002 CSC 13.

décisions examinées :

Sachs v. Donges N.O., 1950 (2) SA 265 (A); Laker Airway Limited v. Department of Trade, [1977] Q.B. 643; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190;  2008 CSC 9; États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469; Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215; 199 D.L.R. (4th) 228; 147 O.A.C. 141 (C.A.); R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357.

décisions citées :

Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19; Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609; 2004 CSC 23; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

doctrine citée

Canada. Affaires étrangères et Commerce international. Énoncé de politique internationale du Canada. Fierté et influence : notre rôle dans le monde, avril 2005, en ligne : http://geo.international.gc.ca/cip-pic/ips/overview-fr.aspx.

Canada. Bureau du Conseil privé. Protéger une société ouverte : la politique canadienne de sécurité nationale, avril 2004.

Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport sur les événements concernant Maher Arar, Ottawa : La Commission, 2006, en ligne: http://www.commission arar.ca.

Forcese, Craig. National Security Law: Canadian Practice in International Perspective, Toronto: Irwin Law, 2007.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 4e éd. (feuilles mobiles). Toronto : Carswell, 1997.

Nations Unies. Conseil de Sécurité. Résolution du Conseil. « Menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d’actes de terrorisme », S/RES/1617 (2005).

Nations Unies. Conseil de Sécurité. Résolution du Conseil. « Menaces contre la paix et la sécurité internationales (Sommet du Conseil de sécurité 2005) », S/RES/1624 (2005).

Nowak, John E. et Ronald D. Rotunda. Constitutional Law, 7e éd. Hornbook Series, St. Paul, Minnesota: Thomson-West, 2004.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du ministre des Affaires étrangères de refuser de délivrer un passeport au demandeur en vertu de l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens parce que cela était nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays. Demande accueillie en partie.

ont comparu :

Johanne Doyon pour le demandeur.

Nathalie Benoit pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier :

Doyon et associés, Montréal, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Voici les motifs du jugement et le jugement rendus en français par

Le juge Noël :

I. Introduction

[1]  Citoyen canadien d’origine algérienne, M. Fateh Kamel (le demandeur ou M. Kamel), sollicite le contrôle judiciaire de la décision du ministre des Affaires étrangères (le ministre), communiquée le 14 décembre 2005, de lui refuser la délivrance d’un passeport en vertu de l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86 tel qu’édicté par le Décret modifiant le Décret sur les passeports canadiens, TR/2004-113 [article 5] (le Décret), puisque cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays.

[2]  En l’espèce, M. Kamel demande l’annulation de la décision ministérielle et la délivrance d’un passeport. Pour ce faire, M. Kamel prétend qu’il y a eu manquement aux principes d’équité procédurale. En outre, M. Kamel prétend que les articles 4 [mod., idem, art. 3] et 10.1 du Décret et la décision en cause portent atteinte de manière injustifiable aux droits reconnus par les articles 6, 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

[3]  La Cour conclut que, lors de l’enquête ayant abouti à la décision ministérielle, les principes d’équité procédurale ont été enfreints en l’espèce. La Cour conclut également que le passeport est essentiel pour assurer la liberté de circulation prévue à l’article 6 de la Charte et que l’article premier ne peut être d’aucune utilité étant donné que l’article 10.1 du Décret n’est pas une règle de droit. Ainsi, il y a atteinte aux droits protégés par l’article 6 de la Charte. En conséquence, l’article 10.1 du Décret est déclaré invalide et la décision du ministre est annulée. La Cour accorde à la gouverneure générale en conseil un délai de six mois pour remanier l’article 10.1 du Décret. En dernier lieu, la demande d’émettre un passeport, au lieu et à la place du ministre, est refusée.

[4]  Afin de mieux faire l’analyse menant aux conclusions mentionnées ci-haut, j’ai adopté le plan suivant :

Par.

II. Législation pertinente.........................................           5

III. Certains faits pertinents pour les fins de la

présente......................................................................           8

A. Le passeport canadien : un peu d’histoire......         25

B. Le terrorisme et l’utilisation du passeport.......         35

IV. Les questions en litige........................................         45

1) La Cour a-t-elle compétence pour connaître d’un décret pris en vertu de la prérogative royale dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une

décision ministérielle?..............................................         47

2) Quelle est la norme de contrôle indiquée en ce qui concerne la décision prise en vertu de l’article

10.1 du Décret?.........................................................         57

3) Lors de l’enquête administrative du Bureau des passeports Canada (BPC), suite à la demande de passeport de M. Kamel, y a-t-il eu manquement aux principes d’équité procédurale et, dans l’affirmative, tout en tenant compte de la norme de contrôle judiciaire applicable, est-ce que

l’intervention de la Cour est justifiée?..................         63

4) Les articles 4 et 10.1 du Décret portent-ils atteinte aux droits associés à la liberté de circulation garantie par le paragraphe 6(1) de la

Charte?.......................................................................         90

5) Cette atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte est-elle justifiée aux termes de l’article premier

de la Charte?.............................................................      115

6) Les articles 4 et 10.1 du Décret portent-ils atteinte aux droits énoncés aux articles 7 et 15 de la Charte et si la réponse est affirmative, y a-t-il

justification aux termes de l’article premier?......      133

7) Y-a-t-il lieu d’envisager une ordonnance obligeant le ministre à délivrer un passeport à

M. Kamel?.................................................................      141

- Conclusions.............................................................      145

- Les dépens...............................................................      148

Page

- Le jugement............................................................      111

Annexe 1 : Le rapport du BPC au ministre en date du 22 novembre 2005                             125

Annexe 2 : Lettre de Mme Thomas du BPC à M. Kamel en date du 14 décembre 2005                       135

II. Législation pertinente

[5]  Les articles 9 [mod. par TR/2001-121, art. 5; TR/2006-95, art. 8] et 10 [mod. par TR/2001-121, art. 6; TR/2006-95, art. 9] du Décret énoncent les conditions de délivrance et de révocation du passeport :

Refus de délivrance et révocation

9. Passeport Canada peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés

(i) dans la demande de passeport, ou

(ii) selon l’article 8;

b) est accusé au Canada d’un acte criminel;

c) est accusé dans un pays étranger d’avoir commis une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

d) est assujetti à une peine d’emprisonnement au Canada ou est frappé d’une interdiction de quitter le Canada ou le ressort d’un tribunal canadien selon les conditions imposées :

(i) à l’égard d’une permission de sortir, d’un placement à l’extérieur, d’une libération conditionnelle ou d’office, ou à l’égard de tout régime similaire d’absences ou de permissions, d’un pénitencier, d’une prison ou de tout autre lieu de détention, accordés sous le régime de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, de la Loi sur les prisons et les maisons de correction ou de toute loi édictée au Canada prévoyant des mesures semblables de mise en liberté,

(ii) à l’égard de toutes mesures de rechange, d’une mise en liberté provisoire par voie judiciaire, d’une mise en liberté ou à l’égard d’une ordonnance de sursis ou de probation établie sous le régime du Code criminel ou de toute loi édictée au Canada prévoyant des mesures semblables de mise en liberté,

(iii) dans le cadre d’une permission de sortir sans escorte d’une prison ou d’un pénitencier accordée en vertu de toute loi édictée au Canada;

d.1) est assujetti à une peine d’emprisonnement à l’étranger ou est frappé d’une interdiction de quitter un pays étranger ou le ressort d’un tribunal étranger selon les conditions imposées dans le cadre de dispositions privatives de liberté comparables à celles énumérées aux sous-alinéas d)(i) à (iii);

e) a été déclaré coupable d’une infraction prévue à l’article 57 du Code criminel ou, à l’étranger, d’une infraction qui constituerait une telle infraction si elle avait été commise au Canada;

f) est redevable envers la Couronne par suite des dépenses engagées en vue de son rapatriement au Canada ou d’une autre assistance financière consulaire qu’il a demandée et que le gouvernement du Canada lui a fournie à l’étranger; ou

g) détient un passeport qui n’est pas expiré et n’a pas été révoqué.

10. (1) Passeport Canada peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs que le refus d’en délivrer un.

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :

a) étant en dehors du Canada, est accusée dans un pays ou un État étranger d’avoir commis une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

c) permet à une autre personne de se servir du passeport;

d) a obtenu le passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs;

e) n’est plus citoyen canadien.

[6]  L’article 10.1 [édicté par TR/2004-113, art. 5] du Décret dispose :

10.1 Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s’il est d’avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays.

[7]  Les paragraphes 4(3) [mod., idem, art. 3] et (4) [mod., idem] portent sur la prérogative royale en matière de passeport. Ils disposent :

4. [. . .]

(3) Le présent décret n’a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale que possède Sa Majesté du chef du Canada en matière de passeport.

(4) La prérogative royale en matière de passeport peut être exercée par le gouverneur en conseil ou le ministre au nom de Sa Majesté du chef du Canada.

III. Certains faits pertinents pour les fins de la présente

[8]  M. Kamel est né en Algérie en 1960. En 1988, il immigre au Canada et il obtient la citoyenneté canadienne le 27 janvier 1993.

[9]  Le 29 janvier 1993, il demande un passeport canadien qui lui fut accordé, ledit passeport étant valable jusqu’en janvier 1998. M. Kamel signale aux autorités en octobre 1995 qu’il a été volé et un autre passeport lui fut délivré et celui-ci était valable jusqu’au 10 novembre 2000. En juillet 1997, il fit une nouvelle demande de passeport étant donné qu’il avait retrouvé le passeport volé en 1995. Pourvu qu’il remette le passeport « volé », ce qu’il fit, le BPC lui octroya un nouveau passeport, utilisable jusqu’en juillet 2002. Celui-ci ne fut pas récupéré suite à l’arrestation de M. Kamel en mai 1999 et un passeport valable uniquement pour un voyage le 29 janvier 2005, délivré par le BPC, lui a permis de revenir au Canada, suite à plus de quatre années d’incarcération en France.

[10]  D’autre part, M. Kamel n’est pas certain de toujours détenir la citoyenneté algérienne. Il fait valoir qu’en 1996, il avait demandé et obtenu un passeport algérien par l’entremise du Consulat de l’Algérie à Montréal. Dans la semaine suivant la remise du passeport, le Consulat le rappelle afin qu’il se présente à nouveau avec ses documents algériens, ce qu’il fit. Lors de cette rencontre, on l’informe que le passeport avait été délivré par erreur et l’on récupéra le passeport de l’Algérie ainsi que sa carte d’identité nationale.

[11]  En mai 1999, le demandeur est arrêté en Jordanie puis extradé vers la France. Il retient les services d’un avocat ayant 30 ans d’expérience en semblable matière, Me Mourat Oussedik, assisté de Me Panier. Après un procès de plusieurs jours, impliquant plus de 20 accusés, M. Kamel fut jugé et déclaré coupable par le tribunal de Grande instance de Paris, le 6 avril 2001. Dans un jugement de 133 pages, concernant chacun des 24 accusés, tous visés par les mêmes accusations de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme et de complicité de faux dans un document administratif (passeport), le tribunal (extrait du jugement du tribunal de Grande instance de Paris en date du 6 avril 2001, à la page 128) :

DÉCLARE Fateh Kamel coupable de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, (faits commis depuis 1996 et jusqu’en 1998, à Roubaix (Nord) et sur le territoire national, ainsi qu’au Canada, en Turquie, Bosnie, en Belgique et en Italie, de complicité de faux dans un document administratif constatant un droit, une identité ou une qualité (faits commis courant 1996, à Roubaix (Nord) et sur le territoire national, ainsi qu’au Canada, en Turquie, Bosnie, en Belgique et de complicité d’usage de faux dans un document administratif constatant un droit, une identité ou une qualité, (faits commis courant 1996, à Roubaix (Nord) et sur le territoire national, ainsi qu’au Canada, en Turquie, Bosnie, en Belgique.

Avec cette circonstance que l’infraction ci-dessus spécifiée est en relation à titre principal ou connexe avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur.

Le condamne à la peine de huit ans d’emprisonnement.

ORDONNE son maintien en détention

Vu les articles 422-4 et 131-30 du code pénal, prononce à son encontre l’interdiction définitive du territoire Français.

[12]  M. Kamel fut qualifié de « principal animateur des réseaux internationaux déterminé à préparer des attentats et à procurer des armes et des passeports à des terroristes agissant partout dans le monde ». Il se vit imposer la peine la plus lourde parmi tous les accusés, soit huit ans d’emprisonnement et l’interdiction définitive du territoire français.

[13]  M. Kamel fut libéré après avoir purgé la moitié de sa peine, et il revint à Montréal, son lieu de résidence au Canada, le 29 janvier 2005, avec un passeport spécial délivré exceptionnellement par le BPC.

[14]  En date du 13 juin 2005, M. Kamel demande à nouveau un passeport au BPC à Montréal car il projetait aller en Thaïlande le 25 juin 2005 dans le but de faire du commerce d’importation avec l’aide d’un membre de sa famille. Toutefois, lors d’une conversation téléphonique avec M. Michel Leduc (M. Leduc), Directeur général par intérim de la direction générale de la sécurité du BPC, le 22 juin 2005, le demandeur l’informe que ses plans de voyage avaient changé pour raisons personnelles. Lors de cette conversation, M. Leduc informe le demandeur que son dossier était en cours d’instruction et que le passeport ne serait pas disponible dans l’immédiat. On l’invita à transmettre ses observations ou questions.

[15]  Le 5 août 2005, ce même M. Leduc écrivit à M. Kamel pour l’informer que son admissibilité à un passeport faisait l’objet d’une enquête administrative en raison du jugement du tribunal de Grande instance de Paris en date du 6 avril 2001. L’enquête visait à décider si le demandeur pouvait faire l’objet d’une mesure de refus aux termes des articles 9, 10 et 10.1 du Décret. À ce sujet, on invitait le demandeur à communiquer certains renseignements dans les 30 jours qui seraient pris en considération sur réception.

[16]  Le 18 août 2005, M. Kamel répondait ceci :

La présente et [sic] pour vous confirmé [sic] que j’ai reçue [sic] votre lettre datée du 5 août concernant mon dossier Référence A-9540.

J’aimerais savoir quel document dois [sic] ajouter à mon dossier afin de satisfaire les informations nécessaires pour l’obtention de mon Passeport.

Je suis conscient des précautions que vos services veulent prendre et souhaite les satisfaire pour clarifier mon dossier de passeport qui n’a jamais été utilisé dans quelque délit que ce soit.

Le jugement rendu contre moi en France le 6 avril 2001 prononcé par le Tribunal de grande instance de Paris [à] mon endroit n’a jamais pu déterminé [sic] mon rôle dans quelques fraudes que ce soit. Je me mets donc à la disposition des enquêteurs de vos services afin de répondre à toutes vos questions supplémentaires au dossier ci-haut mentionné […]

J’espère le tout à votre satisfaction et demeurent [sic] à votre entière disposition pour de plus amples renseignements. [Je souligne.]

[17]  Au cours de son enquête administrative, le BPC colligea divers articles de presse, le jugement des autorités françaises impliquant M. Kamel, la jurisprudence ainsi qu’un sommaire « protégé » se rapportant à ce dernier de huit pages de la Section anti-terrorisme du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) en date du 15 août 2005.

[18]  Brièvement, ce sommaire basé sur des éléments d’information publics, incrimine fortement M. Kamel. Selon le SCRS, il a joué un rôle clé au sein des cellules terroristes européennes, également au service des commandants en Bosnie et en Afghanistan et il était lié au Groupe islamique armé algérien (le GIA). Au Canada, il rencontrait des Maghrébins et des Musulmans afin de les envoyer en Afghanistan et en Bosnie, se servant d’une entreprise d’import-export « comme couverture ». Également, on s’y réfère au jugement français pour indiquer les accusations pour lesquelles il fut déclaré coupable. On y ajoute qu’il a été formé dans un ou des camps en Afghanistan, en 1991; qu’il voyageait fréquemment pour le trafic de faux passeports, de même que pour maintenir « ses réseaux terroristes » et qu’il avait combattu personnellement, s’étant battu « coude à coude avec plusieurs compagnons ». On expose ses activités de recrutement à Montréal et l’on affirme que l’activité principale de M. Kamel et de son groupe consistait à multiplier les vols d’argent, de cartes de crédit et de passeports et de trafiquer les documents d’identité pour soutenir le Jihad.

[19]  Ce sommaire n’a pas été communiqué à M. Kamel avant la prise de recommandation du BPC au ministre et avant sa décision. Dans le document du BPC accompagnant la recommandation au ministre, aucune référence spécifique n’est faite au document du SCRS. Toutefois, la simple lecture du rapport du BPC au ministre permet de constater qu’il a été déterminant.

[20]  Le 28 octobre 2005, Mme Thomas, au nom du BPC, écrit à M. Kamel en l’informant que l’enquête se poursuit, qu’il avait été condamné en France pour une infraction en matière de terrorisme et une fraude de passeport à des fins d’activités terroristes et que l’historique de son dossier montre qu’il avait fait remplacer son passeport plusieurs fois. On précise que le BPC pouvait possiblement recommander au ministre de lui refuser la délivrance du passeport en invoquant l’article 10.1 du Décret. En dernier lieu, on l’invite à soumettre, dans les 30 jours, les renseignements supplémentaires qu’il jugerait pertinents.

[21]  Le 9 novembre 2005, M. Kamel envoie la lettre suivante :

La présente concerne votre lettre du 28 octobre 2005. Je réalise que la direction générale des passeports continue d’étudier mon dossier pour émettre mon passeport. En fait, j’ai été accusé par les autorités françaises de terrorisme et de fraude de passeport accusations sans fondements ni preuves, ni dépositions contre moi, malheureusement étant d’origine algérienne j’ai facilement été classé et condamné […]

Aucun moment de ma vie je n’ai fraudé ni utilisé de passeport ne m’appartenant pas durant mes voyages, ni utilisé quelques documents que ce soit pour des activités dites terroristes ni que j‘ai joué quelque rôle dans de supposées fraudes de documents comme le prétendait la Police française sans preuves aucune.

Pour ce qui est de mon historique de passeport canadien, il est vrai qu’à deux (2) reprises mon passeport a été remplacé a ma demande, pour les raisons suivantes suite à un cambriolage a ma demeure 979 rockland outremont Qué. J’ai fais [sic] appel immédiatement a la police et rapporté tous les biens manquant dont mon passeport canadien. Peu de temps après je l’ai retrouvé et me suis rendu au bureau des passeport pour les en informer et le leur remettre […]

Vue qu’un passeport m’avait été émis en remplacement du premier déclaré volé, avec indication dessus que ce passeport remplace le précédent volé, l’agent du bureau des passeport m’a recommandé de retenir les deux pour m’en émettre un en règle et régulier sans indications aucune pour me permettre de voyager sans problèmes car l’indication de remplacement de passeport volé me créer des complications non nécessaires.

Je peux vous assurer Madame que je n’ai jamais représenté de menace à la sécurité nationale ou internationale, et je suis convaincu que les autorités Canadiennes ne m’auraient jamais admis au pays pour retrouver mon Épouse et mon enfant si cela avait été le cas.

J’ai besoin de mon passeport pour voyager et travailler et voir ma famille que je n’ai pas vue depuis plus de seize ans (16) […]

Je vous prie donc de considérer ces présentes informations et les ajouter a mon dossier afin de permettre au ministre de m’émettre mon passeport le plus rapidement possible SVP. [Je souligne — étant donné la teneur du texte du demandeur, je le reproduis sous sa forme originale.]

[22]  Le ou vers le 22 novembre 2005, le BPC transmit au ministre un rapport dans lequel il est recommandé de refuser la délivrance du passeport à M. Kamel. La note d’envoi classifie l’information de « secret ». Étant donné l’importance du rapport pour les fins de la décision ministérielle, la copie est jointe à la présente à l’Annexe 1.

[23]  On y retrouve des renseignements sur les antécédents de M. Kamel, certains faits découlant du jugement des autorités françaises et du processus de remplacement de passeports valides, la compétence du ministre ainsi que certaines références à des définitions que l’on trouve dans des textes législatifs et des conventions internationales et, en première page, la recommandation par le BPC, la sous-ministre associée et le sous-ministre, de ne pas délivrer de passeport à M. Kamel. Le document comprend les deux lettres du 18 août et 9 novembre 2005 de M. Kamel, mais on n’y retrouve pas le sommaire du SCRS sur M. Kamel en date du 15 août 2005, le tout sujet au commentaire inclus au paragraphe 19 de la présente. Le 1er décembre 2005, le ministre accepte la recommandation de ne pas délivrer de passeport à M. Kamel.

[24]  Le 14 décembre 2005, Mme Thomas informe M. Kamel que le BPC avait recommandé au ministre de ne pas lui délivrer de passeport et que le ministre avait accepté cette recommandation en vertu de l’article 10.1 du Décret. On trouvera à l’Annexe 2 de la présente une copie de cette lettre. À la fin de ladite lettre, on l’invite à communiquer les renseignements supplémentaires qui pourraient justifier une nouvelle recommandation au ministre. C’est cette lettre qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

A. Le passeport canadien : un peu d’histoire

[25]  En ce qui concerne le passeport canadien, la source du droit est la prérogative royale; celle-ci découle du droit anglais. La prérogative royale est exercée de nos jours par la gouverneure générale en conseil et elle prend la forme d’un décret (ou order en anglais). Le passeport n’est donc pas encadré par un texte législatif mais plutôt par un décret, qui émane donc de l’exécutif.

[26]  Le 13 mai 1893, le Comité du Conseil privé de l’Angleterre autorisait par décret, le gouvernement canadien à délivrer des passeports canadiens selon le modèle du passeport anglais. Le 21 juin 1909, ce même Conseil privé, par décret, transférait l’administration des affaires canadiennes et la délivrance des passeports du ministère du secrétaire d’État au ministère des Affaires extérieures.

[27]  Sur avis du secrétariaire d’État aux Affaires extérieures, en date du 9 janvier 1973, le gouverneur général en conseil fixait dans le Règlement des passeports canadiens [DORS/73-36] les nouvelles règles encadrant les demandes de passeport canadien. Le 4 juin 1981, le gouverneur général en conseil a modifié l’intitulé de cet instrument; désormais, le Décret sur les passeports canadiens, ledit document explicitait les modalités administratives en la matière. On y constate que le BPC est la branche administrative du ministère des Affaires étrangères qui est chargé de la délivrance, de la révocation, de la retenue, de la récupération et de l’utilisation des passeports sous la direction du ministre.

[28]  Ce Décret fut modifié le 10 décembre 2001 [TR/2001-121] : la délivrance d’un passeport individuel à l’enfant de moins de 16 ans est devenue obligatoire (jusque-là, on pouvait le mentionner dans le passeport de l’un des parents); en outre, les certificats de naissance délivrés par les autorités religieuses, judiciaires ou municipales avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, le 1er janvier 1994, n’étaient plus acceptés comme preuve de citoyenneté.

[29]  Ce ne fut que le 1er septembre 2004, par décret [TR/2004-113], sur recommandation du ministre des Affaires étrangères, que la gouverneure générale en conseil modifiait le Décret sur les passeports canadiens pour y ajouter les paragraphes 4(3), 4(4) et l’article 10.1. Dans la note explicative, on constate la confirmation du pouvoir du ministre de refuser ou de révoquer un passeport dans l’intérêt de la sécurité nationale du Canada ou de pays étrangers, celle-ci étant une priorité du gouvernement dans sa lutte contre le crime transfrontalier et le terrorisme.

[30]  Cette priorité est illustrée par l’appui continu du gouvernement aux différentes organisations internationales, telles que les Nations-Unies, le G8 et l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), dans leur détermination à combattre les menaces à la sécurité nationale. On y précise pour les paragraphes 4(3) et 4(4) que le Décret n’abolit ni la prérogative royale en matière de passeport ni limite le pouvoir discrétionnaire de sa Majesté du chef du Canada, concernant son pouvoir de refuser de délivrer ou de révoquer un passeport pour des raisons autres que la sécurité nationale (voir les articles 9 et 10 du Décret).

[31]  Le Décret définit le mot passeport à l’article 2 comme étant :

Définitions

2. Dans le présent décret,

[. . .]

« passeport » désigne un document officiel canadien qui établit l’identité et la nationalité d’une personne afin de faciliter les déplacements de cette personne hors du Canada;

L’objectif du passeport est à deux volets : il sert à identifier le citoyen canadien et à faciliter ses voyages.

[32]  Seul le ministre peut révoquer ou refuser un passeport à un citoyen canadien pour des raisons de sécurité nationale ou de pays étranger. Ce pouvoir ne peut être délégué.

[33]  Le Décret et le passeport disposent expressément qu’il demeure en tout temps la propriété de sa Majesté du chef du Canada (voir le paragraphe 3c) du Décret) :

Délivrance des passeports

3. Chaque passeport

[. . .]

c) demeure en tout temps la propriété de Sa Majesté du chef du Canada;

[34]  Dans le passeport, à la première page, le Canada par l’entremise du ministre des Affaires étrangères « prie » les pays où le citoyen canadien se trouve de bien vouloir lui accorder libre passage de même que l’aide et la protection qu’il aurait besoin. Il précise que le passeport est valable pour tous les pays, sauf indication contraire. On y ajoute que le titulaire doit également se conformer aux formalités d’entrée des pays où il a l’intention de se rendre. De plus, le passeport atteste de la citoyenneté canadienne du titulaire.

B. Le terrorisme et l’utilisation du passeport

[35]  L’affidavit du professeur émérite Martin Rudner expose de façon objective et circonstanciée l’état du terrorisme; il évoque notamment l’utilisation frauduleuse de passeports à des fins agressives. Pour y arriver, il explique le contexte géopolitique dans lequel le Canada se trouve. M. Rudner n’a pas été contre-interrogé. Le ministre ne disposait pas de cette expertise lorsqu’il a pris sa décision. Je résume en partie son témoignage dans les paragraphes qui suivent.

[36]  La réponse du Canada au terrorisme international se retrouve dans l’énoncé politique du gouvernement d’avril 2004 intitulé : Protéger une société ouverte : la politique canadienne de sécurité nationale (l’énoncé de politique canadienne de 2004). Il s’agit d’un cadre stratégique et un plan d’action mettant le gouvernement en mesure de faire face aux menaces présentes et futures. Elle est axée sur trois intérêts fondamentaux en matière de sécurité :

1. Protéger le Canada et les canadiens dans le pays et à l’étranger;

2. S’assurer que le Canada n’est pas une source de menace pour nos alliés; et

3. Contribuer à la sécurité internationale. (Nous verrons plus loin les engagements internationaux pris par le Canada à ce sujet.)

[37]  Dans le cadre de sa préoccupation pour la sécurité à la frontière, le gouvernement canadien déploie « la technologie de la biométrie de reconnaissance faciale sur les passeports canadiens, conformément aux normes internationales » (à nouveau, nous verrons que le Canada est signataire d’une entente internationale à ce sujet). Ayant comme objectif de protéger le Canada et la sécurité des canadiens sur le territoire canadien et à l’étranger, l’énoncé de politique canadienne de 2004 précise que « [l]e gouvernement a par ailleurs l’obligation d’offrir de l’aide aux Canadiens travaillant ou voyageant à l’étranger ».

[38]  Pour assurer la sécurité à la frontière, l’énoncé de politique canadienne de 2004 exige, pour les passeports canadiens, le recours à la technologie de la biométrie de reconnaissance faciale (photo numérique). La communauté internationale utilise de plus en plus cette nouvelle technologie pour faciliter la circulation des voyageurs à faible risque et entraver celle des voyageurs à risque élevé. Suite à une entente des pays participants avec l’OACI, en mai 2003, il fut annoncé que la norme applicable internationale, applicable aux documents de voyage à capacité biométrique, serait la reconnaissance faciale. Depuis 2005, le Canada utilise cette technologie sophistiquée pour les passeports canadiens.

[39]  L’énoncé de politique canadienne de 2004 explique que le Canada est touché par quatre formes de terrorisme :

- l’extrémisme religieux;

- les mouvements sécessionnistes violents;

- le terrorisme poussé par un État; et

- l’extrémisme à l’intérieur du pays.

De plus, il constate que le terrorisme est mondial et qu’il rend nécessaire la collaboration internationale pour le contrôler ou le neutraliser.

[40]  Les groupes terroristes doivent pouvoir se procurer des passeports pour leurs activités. Ils consacrent temps et argent pour les obtenir. Ils le font en volant des passeports authentiques, en les empruntant, louant ou encore en les achetant. En outre, ils en font des faux. Ces passeports ont pour eux une importance aussi grande que les armes. Ils les utilisent pour voyager à l’étranger sous de faux noms ou autrement, afin de ne pas être détecté aux frontières. La clandestinité est requise pour les membres de ces groupes. Les passeports leur permettent de circuler sans dévoiler leurs identités réelles dans le but de s’organiser, s’entraîner, planifier ou identifier des objectifs et concrétiser leurs projets. Selon M. Rudner, la Thaïlande est un pays où le trafic des passeports est intense.

[41]  Pour le Canada, il est essentiel que la gestion des passeports canadiens soit faite de façon à ne pas donner à la communauté internationale l’impression que le passeport canadien est facile à obtenir pour quiconque et qu’il n’est pas octroyé à des gens à la réputation douteuse. Il y va de l’intérêt du Canada. Sinon, la communauté internationale n’accordera pas la confiance voulue aux passeports canadiens, et les citoyens canadiens en subiront les conséquences lors de voyages à l’étranger. Ils pourraient s’exposer à l’étranger à des interrogatoires, à la détention préventive et même à l’arrestation jusqu’à ce que les autorités du pays visité reconnaissent l’authenticité du document de voyage. En matière de passeport, il faut suivre des normes strictes tendant à la perfection, répondant aux exigences internationales, et ainsi susciter la confiance sans réserve de la communauté internationale.

[42]  En avril 2005, le premier ministre, Paul Martin, signait un énoncé de politique internationale [« Énoncé de politique internationale du Canada. Fierté et influence : notre rôle dans le monde »] (énoncé de politique internationale d’avril 2005) dans lequel on expliquait la vocation internationale du Canada dans le monde et on réitérait l’engagement ferme du gouvernement de combattre le terrorisme et d’assurer la sécurité nationale et internationale.

[43]  Le Canada est signataire de conventions des Nations Unies qui prévoient des moyens de lutte contre le terrorisme et il a pris acte des nombreuses résolutions du Conseil de sécurité à ce sujet. Certaines de ces résolutions (S/RES/1624 (2005) [Menaces contre la paix et la sécurité internationales (Sommet du Conseil de sécurité 2005)]) appellent les États à coopérer afin de renforcer les frontières internationales, à lutter contre la falsification des documents de voyage et améliorer la détection des terroristes. Le Conseil de sécurité (résolution S/RES/1617 (2005) [Menaces contre la paix et la sécurité internationales d’actes de terrorisme]) a salué l’OACI dont les efforts ont empêché les terroristes de mettre la main sur des documents de voyage, et il a signalé qu’elle a réussi à promouvoir la capacité biométrique à recon­nais­sance faciale. Le Canada est aussi signataire de conventions et ententes impliquant les pays formant les Amériques qui ont pour but de renforcer la sécurité aux frontières et d’améliorer les communications entre les pays. Bref, l’énoncé de politique canadienne de 2004 et l’énoncé de politique internationale d’avril 2005 répondent aux engagements pris internationalement et ils reflètent les mesures prises pour les respecter.

[44]  Avant de cerner les questions en litige et d’y répondre comme il se doit, force est de constater que la présente affaire soulève un problème important qui met en jeu la prérogative royale de la gouverneure générale en conseil, les engagements internationaux du Canada, les préoccupations associées à la sécurité nationale et internationale, les principes d’équité procédurale, et certains droits garantis par la Charte dont jouissent tous les citoyens canadiens, y compris le demandeur.

IV. Les questions en litige

[45]  En l’espèce, un certain nombre de questions ont été posées à la Cour mais comme nous le verrons, il n’est pas nécessaire de répondre à chacune d’elles pour disposer du litige.

[46]  Le demandeur a fait signifier un avis de questions constitutionnelles aux procureurs généraux du Canada et des provinces, conformément à l’article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14] (Loi sur les Cours fédérales). Celles-ci sont aussi incluses ci-après :

1. La Cour a-t-elle compétence pour connaître d’un décret pris en vertu de la prérogative royale dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une décision ministérielle?

2. Quelle est la norme de contrôle indiquée en ce qui concerne la décision prise en vertu de l’article 10.1 du Décret?

3. Lors de l’enquête administrative du BPC, suite à la demande de passeport de M. Kamel, y a-t-il eu manquement aux principes d’équité procédurale et, dans l’affirmative, tout en tenant compte de la norme de contrôle judiciaire applicable, est-ce que l’intervention de la Cour est justifiée?

4. Les articles 4 et 10.1 du Décret portent-ils atteinte aux droits associés à la liberté de circulation garantie par le paragraphe 6(1) de la Charte?

5. Cette atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte est-elle justifiée aux termes de l’article premier de la Charte?

6. Les articles 4 et 10.1 du Décret portent-ils atteinte aux droits énoncés aux articles 7 et 15 de la Charte et si la réponse est affirmative, y-a-t-il justification aux termes de l’article premier?

7. Y-a-t-il lieu d’envisager une ordonnance obligeant le ministre à délivrer un passeport à M. Kamel?

1. La Cour a-t-elle compétence pour connaître d’un décret pris en vertu de la prérogative royale dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une décision ministérielle?

[47]  Bien que les parties n’aient pas soulevé ce point dans leurs observations écrites et lors des débats, il m’apparaît prudent de le faire.

[48]  La Loi sur les Cours fédérales, au paragraphe 2(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 15], définit l’« office fédéral » ainsi :

définitions

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[…]

« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de [. . .] [Je souligne.]

[49]  Est visée par la présente demande de contrôle judicaire la décision du ministre de ne pas délivrer de passeport à M. Kamel, aux termes de l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens, ledit décret ayant sa source dans la prérogative royale. Pour les mêmes raisons que mon collègue le juge Michael Phelan dans l’arrêt Khadr c. Canada (Procureur général), [2007] 2 R.C.F. 218 (C.F.) (Khadr), au paragraphe 42, je conclus que la décision ministérielle est une « ordonnance » de refus de passeport. Elle est définitive et elle n’est pas susceptible d’appel. Elle s’impose au demandeur de passeport, sous réserve de son recours en contrôle judiciaire.

[50]  Pour bien cerner ce qu’est la prérogative royale, je me permets de citer les observations du juge Andrew MacKay (anciennement de notre Cour) dans la décision Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102 (1re inst.), à la page 141, auxquelles je souscris sans réserves :

La prérogative royale comprend l’ensemble des divers pouvoirs, droits, privilèges, immunités et devoirs reconnus dans notre droit comme dévolus à sa Majesté et exercés, en vertu de notre Constitution, par le gouverneur en conseil agissant sur l’avis des ministres. Les décisions du gouverneur en conseil relativement aux questions qui relèvent de son pouvoir discrétionnaire issu de la prérogative peuvent être prises par décret. Traditionnellement, les tribunaux ont reconnu que dans les limites de ces pouvoirs, le gouverneur en conseil pouvait agir dans le domaine des affaires internationales, notamment en concluant des traités et en prenant des mesures intéressant la défense et la sécurité nationale. Bien entendu, la prérogative est assujettie au principe de la souveraineté du Parlement et celui-ci peut, par une loi, retenir la prérogative ou en réglementer l’exercice.

[51]  Comme nous l’avons vu auparavant, la réglementation des passeports a toujours été fixée par le gouverneur en conseil ou de l’un de ses ministres et en aucun temps, le législateur n’est intervenu dans ce domaine. Dans le cadre du présent litige, le demandeur ne remet pas en question cette compétence mais fait plutôt valoir les atteintes à la Charte. C’est la raison pour laquelle la présente analyse juridique portera sur l’article 10.1 du Décret et non sur l’article 4.

[52]  Il fut un temps où la prérogative royale et son exercice n’étaient susceptibles d’aucun recours judiciaire. Selon la maxime : The King can do no wrong (ou en Français « le roi ne peut faire aucun mal »), la validité des actes ou des décisions ayant pour source la prérogative royale ne pouvait être remise en question. Avec le passage du temps et l’évolution législative, cette prérogative royale et ses décisions peuvent [maintenant] faire l’objet du recours en contrôle judiciaire.

[53]  À titre d’exemple, la division d’appel de la Cour suprême de l’Afrique du Sud dans l’arrêt Sachs v. Donges N.O., 1950 (2) SA 265 (A), sous la plume du juge en chef pour la majorité, infirma une décision de la division locale du Witwatersrand qui concluait que la révocation d’un passeport était une décision de l’exécutif sur la base de la prérogative royale et qu’en conséquence une cour de justice ne pouvait pas intervenir. Dans ses motifs, le juge en chef ayant fait une revue complète de la situation en Angleterre et en Afrique du Sud, concluait que l’autorité judiciaire pouvait se prononcer sur la légalité des décisions prises dans l’exercice de la prérogative (aux pages 285 et 287) :

[traduction] La légalité de l’exercice présumé de la prérogative royale est toujours une question qui relève de la Cour. Cette règle est bien établie […] Il semble donc clair que l’argument, selon lequel la révocation d’un passeport est un acte de gouvernement qui ne peut être contesté devant une cour de justice, soit sans fondement.

[54]  De plus, dans l’arrêt Laker Airway Limited v. Department of Trade, [1977] Q.B. 643, à la page 705, B-C Lord Denning a défini la prérogative royale en ces termes :

[traduction] La prérogative est un pouvoir discrétionnaire exercé par l’exécutif du gouvernement pour le bien public dans certaines sphères d’activités du gouvernement à l’égard desquelles la loi ne renferme aucune disposition, telles que la prérogative en matière de guerre (de réquisition de biens pour défendre le Royaume), ou la prérogative en matière de traité (de conclusion de traités avec des puissances étrangères). L’autorité judiciaire n’empêche pas l’exercice approprié du pouvoir discrétionnaire par l’exécutif dans ces situations : mais elle peut établir des limites en définissant le cadre de l’activité, et elle peut intervenir si le pouvoir discrétionnaire est exercé de manière abusive ou erronée. Il s’agit d’un principe fondamental de notre Constitution.

[55]  Au Canada, tout comme en Angleterre, les interventions de l’autorité judiciaire se sont multipliées; l’application des principes consacrés par la Charte est incontournable. Depuis l’arrêt Operation Dismantle Inc et autres. c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, nul ne conteste que l’exercice de la prérogative royale est encadré par la Charte et que l’autorité judiciaire est compétente. À ce sujet, dans cette décision, le juge Brian Dickson [tel était alors son titre] exposait l’état du droit en matière de prérogative royale et de la Charte, aux pages 463 et 464 :

Les intimés soutiennent qu’en common law le pouvoir de conclure des accords internationaux (comme celui qui a été conclu avec les États-Unis pour autoriser les essais) relève de la prérogative de la Couronne et que tant en common law qu’en vertu de l’art. 15 de la Loi constitutionnelle de 1867, il en est de même des décisions relatives à la défense nationale. Ils font en outre valoir qu’étant donné que l’al. 32(1)a) de la Charte s’applique « au Parlement et au gouvernement du Canada pour tous les domaines relevant du Parlement », l’application de la Charte doit, lorsque le gouvernement est en cause, être restreinte à l’exercice de pouvoirs découlant directement de la loi. Elle ne peut donc s’appliquer à un exercice de la prérogative royale qui est une source de pouvoir existant indépendamment du Parlement; autrement, soutient-on, la réserve « relevant du Parlement » perdrait tout effet. La réponse à cet argument me semble être que cette réserve, comme son pendant « relevant de cette législature » [la législature de chaque province] à l’al. 32(1)b), n’est qu’un renvoi au partage des compétences prévu aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ils décrivent les matières à l’égard desquelles le Parlement du Canada peut légiférer ou le gouvernement du Canada peut agir en tant qu’exécutif. Comme le juge Le Dain le note, la prérogative royale est un domaine « relevant du Parlement » en ce sens que le Parlement détient la compétence pour légiférer sur des matières relevant de son domaine. Comme il n’existe aucune raison de principe de distinguer entre les décisions du cabinet prises en vertu de la loi et celles prises dans l’exercice de la prérogative royale, et comme les premières relèvent manifestement de la Charte, je conclus que c’est le cas aussi pour les dernières. [Je souligne.]

[56]  Donc, grâce à ces précisions, nul doute que la Cour fédérale a compétence pour se pencher sur la demande de contrôle judiciaire d’une décision prise dans le cadre de l’exercice de la prérogative royale et que celle-ci est encadrée par la Charte. J’aborde maintenant les autres questions en litige.

2. Quelle est la norme de contrôle indiquée en ce qui concerne la décision prise en vertu de l’article 10.1 du Décret?

[57]  Je n’ai aucune hésitation à conclure qu’en ce qui concerne la décision ministérielle de refuser le passeport, je dois suivre la norme de la décision manifestement déraisonnable, selon les quatre facteurs développés par la jurisprudence relativement à l’analyse pragmatique et fonctionnelle (voir Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 et Voice Construction Ltd. c. Construction and General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609).

[58]  Toutefois, la norme de la décision manifestement déraisonnable a été récemment abolie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.S.C. 190 et a été remplacée par la norme de contrôle de la décision raisonnable. Ayant réexaminé les faits en l’espèce à la lumière de la nouvelle donne, il y a lieu de constater que la norme applicable est celle du déraisonnable. Ceci ne change pas l’analyse et les conclusions ci-après.

[59]  En effet, la spécialisation du décideur en semblable matière, l’objet du Décret et ses préoccupations pour la sécurité nationale et internationale sont des facteurs qui militent nettement en faveur de la reconnaissance d’une large discrétion et déférence au profit du décideur. En cette matière, l’autorité judiciaire doit avoir une attitude de retenue. Pour trancher de telles questions, il est nécessaire d’avoir une connaissance spécialisée de la matière, ainsi que des engagements du Canada en semblables circonstances aussi bien sur le plan national qu’international, et de la situation quant à la sécurité nationale.

[60]  De plus, à cet égard, je précise que l’exercice de la prérogative royale comporte des éléments discrétionnaires. Je signale qu’aux États-Unis, les cours de justice font preuve de déférence envers les décisions de l’exécutif qui concernent les demandes de passeport. Bien que l’on reconnaisse que le droit de voyager est un attribut de la liberté qui ne peut justement être retiré que par due process ou l’application de la loi selon les procédures prévues, ceci ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir restriction; il suffit que l’exécutif puisse démontrer la justesse à la base de la restriction. (Voir John E. Nowak et Ronald D. Rotunda, Constitutional Law, 7e éd., Hornbook Series, St. Paul, MN : Thomson-West, 2004, au chapitre 14:37 « The right to travel abroad », aux pages 1058 et 1061) :

[traduction] […] le droit de voyager est un attribut de la liberté du citoyen à l’égard de laquelle on ne peut porter atteinte en dehors de l’application régulière de la loi, mais […] « le fait qu’une liberté ne peut être retirée sans application régulière de la loi ne veut pas dire qu’elle ne peut l’être en aucun cas ».

[…]

[…] la Cour maintiendra ces restrictions (en matière de passeport) dès lors que la branche exécutive peut raisonnable­ment soutenir que celles-ci sont liées à notre politique étrangère et que rien ne justifie clairement une conclusion selon laquelle le Congrès possède un pouvoir exécutif restreint. [Note de bas de page omise.]

[61]  Toutefois, en l’espèce, cette norme de révision s’applique aux faits à l’appui de la décision et des conclusions que l’on retire de ceux-ci.

[62]  Ainsi, la simple lecture des questions en litige permet de constater que celles qui se rapportent à la Charte sont des questions sur lesquelles il faut statuer selon la norme de la décision correcte. Il en ira de même pour la question traitant de l’enquête administrative et des principes de l’équité procédurale (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 21 à 28 et Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 114 à 121).

3. Lors de l’enquête administrative du Bureau des passeports Canada (BPC), suite à la demande de passeport de M. Kamel, y a-t-il eu manquement aux principes d’équité procédurale et dans l’affirmative, tout en tenant compte de la norme de contrôle judiciaire applicable, est-ce que l’intervention de la Cour est justifiée?

[63]  Le demandeur allègue que le processus suivi et la recommandation du BPC révèlent une violation manifeste des principes d’équité procédurale. En outre, la manière de présenter les faits et le droit au ministre révèle une partialité institutionnelle. Par contre, le défendeur fait valoir que le degré d’équité procédurale requis est moindre que le degré requis dans le cadre du droit des réfugiées en matière d’immigration et que la procédure suivie par le BPC respecte les garanties procédurales en matière de passeport.

[64]  Bien que le refus d’un passeport soit toujours possible, la jurisprudence canadienne nous enseigne que cela ne veut pas dire que le ministre n’est pas tenu de respecter certaines garanties procédurales rattachées aux principes d’équité procédurale reconnus. Comme l’admet la partie défenderesse, cette obligation demeure, même s’il faut tenir compte des faits sur lesquels repose la demande de passeport.

[65]  En l’espèce, quelles sont donc les garanties procédurales requises?

[66]  Pour les cerner, l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 de la Cour suprême est d’une certaine utilité, plus particulièrement les observations dans le paragraphe 115 :

L’obligation d’équité — et par conséquent les principes de justice fondamentale — exigent en fait que la question soulevée soit tranchée dans le contexte de la loi en cause et des droits touchés : Baker, précité, par. 21; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, p. 682; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, le juge Sopinka. Plus précisément, pour décider des garanties procédurales qui doivent être accordées, nous devons tenir compte, entre autres facteurs, (1) de la nature de la décision recherchée et du processus suivi pour y parvenir, savoir « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire », (2) du rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, (3) de l’importance de la décision pour la personne visée, (4) des attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre et (5) des choix de procédure que l’organisme fait lui-même : Baker, précité, par. 23-27. Cela ne signifie pas qu’il est exclu que d’autres facteurs et considérations entrent en jeu. Cette liste de facteurs n’est pas exhaustive même pour circonscrire l’obligation d’équité en common law : Baker, précité, par. 28. Elle ne l’est donc forcément pas pour décider de la procédure dictée par les principes de justice fondamentale.

[67]  Vu les facteurs un et deux, la Cour constate d’abord que la décision de refuser ou de révoquer un passeport constitue une décision discrétionnaire. Toutefois, la nature du processus aboutissant à cette décision relève du domaine d’une procédure d’enquête. En ce qui concerne la présente affaire, le BPC a mené une enquête, a invité M. Kamel à faire des observations et par la suite, a fait une recommandation au ministre. Puisque les conséquences d’un refus de passeport sont importantes, la Cour conclut que l’évaluation et la pondération de la sécurité nationale du Canada et des autres pays, eu regard aux droits et aux observations du demandeur, milite en faveur de l’application de garanties procédurales particulièrement strictes qui doivent comporter la participation réelle du demandeur au processus d’enquête.

[68]  En l’espèce, le ministre était appelé à décider s’il devait, ou non, délivrer un passeport à un citoyen canadien, et l’on a eu recours à une enquête administrative. Comme nous le verrons, le refus d’une telle demande empêche le citoyen canadien de voyager à travers le monde. Donc, cette décision est importante pour la personne qui se voit refuser un passeport. En conséquence, l’enquête menant à la recommandation à présenter au ministre doit donc comporter la pleine participation de l’intéressé. Il s’ensuit que des garanties procédurales s’imposent : le demandeur de passeport doit pouvoir connaître exactement les reproches qu’on lui fait et l’information recueillie au cours de l’enquête et pouvoir y répondre de façon complète, de sorte que le rapport remis au ministre fasse état de ses observations.

[69]  Le troisième facteur exige l’appréciation de l’importance du droit visé. Comme nous l’avons indiqué précédemment, l’intérêt qu’a M. Kamel à obtenir son passeport canadien est important, non seulement parce qu’il en a besoin pour voyager mais aussi parce que le passeport est un titre d’identité qui confère au détenteur la protection du pays visé à la demande du Canada. La liberté de circuler est facilitée par ce document de voyage. Comme nous le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Suresh, précité, au paragraphe 118 : « Plus l’incidence de la décision sur la vie de l’intéressé est grande, plus les garanties procédurales doivent être importantes afin que soient respectées l’obligation d’équité en common law et les exigences de la justice fondamentale consacrées par l’art. 7 de la Charte ». Le refus du passeport canadien a des conséquences importantes sur les plans personnel et financier. Il n’est pas nécessaire d’élaborer plus amplement à ce sujet. Par conséquent, ce facteur milite en faveur du respect de garanties procédurales accrues pour l’application de l’article 10.1 du Décret.

[70]  Le quatrième facteur consiste à apprécier les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre. Or en l’espèce, il est raisonnable que M. Kamel s’attende à ce que le BPC l’informe de leurs préoccupations et lui donne la réelle possibilité d’y répondre. Étant donnée l’historique des renouvellements des passeports et le fait que le BPC lui avait livré un passeport spécial pour son retour au Canada le 29 janvier 2005 d’une part et son offre de rencontrer les agents du BPC d’autre part, il était raisonnable que le demandeur ait eu certaines attentes légitimes à l’égard du processus d’enquête.

[71]  Vu le cinquième facteur, la Cour est appelée à scruter les choix de procédure que l’organisme fait. Le ministre doit décider en fonction des renseignements remis par l’enquêteur. En l’occurrence, ils figuraient entièrement dans le rapport du BPC, qui a l’obligation de garantir que son instruction soit apte à donner au ministre toute l’information nécessaire pour prendre une décision éclairée. La procédure suivie n’a pas comporté de participation réelle du demandeur, ce qui a une incidence sur la teneur du rapport.

[72]  Au regard des cinq facteurs, la Cour conclut que le BPC avait l’obligation de suivre une procédure conforme aux principes d’équité procédurale à l’égard du demandeur. Ceci ne veut pas dire que le droit à une audience soit de mise automatiquement dans le cadre de l’enquête (à titre d’exemple, lorsque la crédibilité du demandeur de passeport est en jeu). Il suffit que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur; enfin, il faut que le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée. Le BPC a-t-il respecté ces principes au cours de l’enquête?

[73]  M. Kamel fit sa demande de passeport au comptoir du BPC à Montréal le 13 juin 2005. Étant donné son voyage projeté pour le 25 juin, il fit une demande expéditive de passeport et paya les frais ($97) en conséquence. L’agent du BPC, après vérification des dossiers, l’informa qu’il ne pouvait garantir la délivrance du passeport à brève échéance et qu’il recevrait une communication sous peu quant aux délais à prévoir. Selon l’agent, cette procédure était suivie à l’occasion.

[74]  Suite à la décision ministérielle du 1er décembre 2005 de suivre la recommandation du BPC de ne pas octroyer de passeport à M. Kamel, c’est le 14 décembre 2005 que Mme Thomas informe ce dernier par lettre que la demande de passeport lui est refusée. Donc, de la présentation de la demande initiale de passeport à la communication de la décision de ne pas délivrer de passeport, il s’est écoulé six mois.

[75]  Pendant cette période, le BPC fit parvenir à M. Kamel trois lettres, y compris celle du 14 décembre 2005, annonçant le refus de la demande de passeport. Il y eut aussi une conversation téléphonique le 22 juin 2005 entre M. Michel Leduc, directeur général par intérim de la Direction générale de sécurité du BPC (il fut remplacé par Mme Thomas par la suite) et M. Kamel. À part ces trois lettres, M. Kamel n’a reçu aucun document ou d’autres informations ayant pu résulter de l’enquête administrative en cours.

[76]  Pour sa part, M. Kamel fit parvenir deux lettres en réponse à celles du BPC en date du 5 août 2005 (qui faisait suite à la conversation téléphonique du 22 juin) et du 28 octobre 2005. Dans ces lettres, le BPC l’informe que la demande fait l’objet d’une enquête administrative en raison du jugement français en date du 6 avril 2001 et que les antécédents de M. Kamel en matière de passeport montrent qu’il a fait remplacer son passeport canadien plusieurs fois. On y explique le Décret et le rôle du BPC en matière de sécurité et l’on mentionne dans la lettre du 28 octobre 2005 qu’il est possible de recommander au ministre de refuser la demande de passeport. On invite dans ces deux lettres M. Kamel à communiquer tous les renseignements qu’il juge pertinents.

[77]  En réponse, dans ses lettres du 18 août et 9 novembre 2005 (voir les paragraphes 16 et 21 de la présente), M. Kamel offre de se mettre à la disposition des enquêteurs du BPC et de répondre à toutes les questions qui seraient jugées pertinentes. Il explique son interprétation du jugement français et explique de façon circonstanciée l’historique de ses demandes de passeport canadien.

[78]  Dans la missive en date du 14 décembre 2005, annonçant la décision de refus de passeport, Mme Thomas indique que les renseignements qui ont retenu l’attention du ministre étaient les suivants :

- le jugement français condamnant M. Kamel pour des infractions reliées au terrorisme et à des fraudes en matière de passeports ayant servi à appuyer des activités terroristes; et

- les dossiers de passeports antérieurs révélant de nombreux remplacements de passeports valides.

Après avoir expliqué les motifs juridiques de la décision, Mme Thomas explique que cette dernière est définitive, sous réserve du recours au contrôle judiciaire. En dernier lieu, on invite M. Kamel à produire des renseignements supplémentaires « manquants » pouvant justifier la recommandation favorable du ministre.

[79]  Le dossier d’enquête du BPC contient un rapport du SCRS en date du 15 août 2005 (suite à la demande du BPC en date du 27 juin 2005) intitulé : « sommaire se rapportant à Fatah (Fateh) Kamel pour l’usage du bureau des passeports, à jour au 28 juillet 2005 » document « protégé » (voir pour son contenu, les paragraphes 17, 18 et 19 de la présente). Je le rappelle, ce document ne fut pas communiqué à M. Kamel pour obtenir ses observations. Aucune raison de sécurité ne justifiait la non remise de ce document.

[80]  Ce document a eu une influence certaine sur le contenu du rapport du BPC au ministre en date du 22 novembre 2005 (pour ce qui est du contenu de ce rapport, voir l’annexe 1 de la présente). Les lettres de M. Kamel sont annexées au rapport du BPC.

[81]  Ce rapport semble insinuer que M. Kamel a commis des actes répréhensibles vu l’historique de ses demandes de passeport :

[traduction] L’historique des demandes de passeport de M. Kamel montre qu’avant sa mise en accusation et sa condamnation, il avait présenté des demandes répétitives de passeports de remplacement, qui lui avaient été délivrés. Il a été condamné en France d’infraction en matière de terrorisme et de fraude de passeport en appui à des activités terroristes. La politique et les obligations internationales du gouvernement du Canada exigent que le Canada fasse tout en son pouvoir pour prévenir les menaces à la sécurité internationale.

On se rappellera que la lettre de Mme Thomas en date du 14 décembre 2005, mentionnait que les antécédents de M. Kamel en matière de demandes de passeports constituaient un fondement de la recommandation au ministre. La lettre de réponse de M. Kamel en date du 9 novembre 2005 contenait des explications à ce sujet. Cela n’est pas reflété dans le texte du rapport.

[82]  Mais il y a plus. Mme Thomas, lors de son contre-interrogatoire, a déclaré que le BPC n’avait pas relevé d’irrégularités dans les demandes de passeport de M. Kamel et que le Bureau n’avait pas cru bon de le préciser dans le rapport destiné au ministre.

[83]  Sur le plan d’équité procédurale, le dossier d’enquête ne démontre pas que le point de vue de M. Kamel est objectivement reflété dans le rapport remis au ministre. Au contraire, celui-ci expose simplement, de façon quasi unilatérale, le point de vue du BPC. Ce rapport n’exposait pas au décideur les positions respectives des parties mais plutôt celle du BPC. Un rapport de ce genre se doit de présenter de manière factuelle et équilibrée les prises de position des parties. Le rapport ne le fait pas.

[84]  Un seul exemple : les antécédents de M. Kamel en matière de demandes de passeport sont relatés de façon négative dans le rapport et contrairement à la réalité, bien qu’il n’y a pas eu d’irrégularité selon le témoignage de Mme Thomas. De plus, la lettre du 14 décembre 2005, mentionnant que l’historique des demandes de passeports révélait de nombreux remplacements de passeports valides sans plus, reflète à nouveau cette perception défavorable.

[85]  J’ajoute que la non-communication du rapport du SCRS en date du 15 août 2005 et la non-présentation d’un aperçu significatif du rapport du BPC au ministre, ainsi que de la recommandation faite, ne répondent pas aux exigences de l’équité procédurale en semblable matière. La communication de cette information aurait permis à M. Kamel de connaître réellement le problème auquel il faisait face et de riposter en conséquence s’il le voulait bien. En conséquence, ceci aurait permis au ministre d’avoir un portrait objectif de la situation avant sa prise de décision.

[86]  Dans ses deux lettres de réponse, M. Kamel n’a pu faire pleinement valoir son point de vue étant donné qu’il n’était pas au courant de tous les faits pertinents à l’enquête et qui lui étaient reprochés. Son explication quant à ses antécédents concernant ses demandes de passeport n’ont pas amené le BPC à inclure son point de vue dans le rapport au ministre, alors qu’il s’agissait de renseignements qui lui étaient favorables.

[87]  Sommairement, je conclus que les principes d’équité procédurale n’ont pas été respectés. M. Kamel n’a pas adéquatement été informé des allégations le visant et en conséquence, il n’a pas été en position de faire valoir son point de vue. Le ministre ne disposait donc que des résultats de l’enquête reflétant l’opinion de la BPC. Dans les circonstances, le ministre n’avait pas tous les renseignements le mettant en mesure de prendre une décision éclairée.

[88]  À titre de rappel, M. Kamel avait le droit de connaître les allégations le visant, d’être au courant du déroulement de l’enquête et de connaître toute l’information colligée au cours de celle-ci. Sur réception de l’information, il avait le droit de répondre et sa position devait être reflétée au cours de l’enquête ainsi que dans le rapport au ministre de façon objective. Je note que M. Kamel avait proposé au BPC une rencontre. Cette offre ne fut pas suivie et aucune raison ne fut donnée.

[89]  Vu la norme de révision applicable lors de l’analyse du principe d’équité procédurale dans le cadre du présent contrôle judiciaire, soit la norme [de la décision] correcte, la décision du ministre doit être annulée au regard des manquements relevés ci-dessus.

4. Les articles 4 et 10.1 du Décret portent-ils atteinte aux droits associés à la liberté de circulation garantie par le paragraphe 6(1) de la Charte?

[90]  Le paragraphe 6(1) de la Charte reconnaît au citoyen canadien, les droits d’entrer et de sortir du pays mais aussi d’y demeurer :

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

Comme nous le verrons, le passeport a toute sa pertinence lors de déplacements à l’extérieur du Canada.

[91]  Le défendeur soutient que le paragraphe 6(1) se borne à reconnaître aux citoyens les droits d’entrer et de sortir et qu’il vise, par exemple à interdire les mesures de bannissement ou d’exil ou encore, les mesures visant à empêcher le citoyen à sortir du Canada. Pour le procureur général, ce texte n’impose pas à l’État canadien l’obligation de faciliter les déplacements vers l’étranger des Canadiens. Cela donnerait une portée trop large au paragraphe 6(1) de la Charte. Il précise que lors de la sortie ou l’entrée au pays, il n’est pas obligatoire de présenter un passeport car la simple présentation d’une preuve de citoyenneté suffirait.

[92]  Le procureur général ajoute que la Charte n’a pas d’application extraterritoriale et qu’elle ne s’applique pas aux juridictions étrangères qui choisissent d’exiger un passeport ou encore d’autres documents de voyages. Il résume en disant que le droit d’entrée et de séjour sont des attributs de la citoyenneté et ne sont pas tributaires du fait de détenir un passeport.

[93]  On ajoute que M. Kamel, après avoir vu son passeport algérien et sa carte d’identité nationale confisqués, n’a pas demandé un passeport de ce pays depuis et que même s’il avait un passeport valide, étant donné son dossier judiciaire français, il se verrait probablement refuser l’entrée dans plusieurs pays.

[94]  Subsidiairement, le procureur général soutient que si le tribunal concluait que l’article 10.1 du Décret porte atteinte au droit de circulation, cette atteinte est justifiée aux termes de l’article premier de la Charte.

[95]  Selon M. Kamel, le paragraphe 6(1) de la Charte reconnaît au citoyen canadien le droit de voyager à l’extérieur du Canada et celui de se faire délivrer un passeport. En cas de refus, on l’empêche de voyager étant donné que la majorité des pays requiert la présentation d’un passeport à la frontière.

[96]  Quant à la thèse selon laquelle l’article premier de la Charte justifie l’atteinte aux droits protégés par le paragraphe 6(1), on fait valoir que le Décret ne prévoit aucune restriction et l’intéressé n’a pas la possibilité d’être entendu. On note que le Décret ne contient pas de définition de la sécurité nationale.

[97]  Avant de donner un sens aux droits protégés par le paragraphe 6(1), il est important de se rappeler certains principes mis de l’avant par la Cour suprême lorsque l’autorité judiciaire est appelée à interpréter la Charte :

- on doit avoir à l’esprit une perspective d’ensemble de la Charte; et

- on doit lui donner une interprétation libérale de façon à réaliser l’objectif du droit en Cour (R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 344) :

Dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour a exprimé l’avis que la façon d’aborder la définition des droits et des libertés garantis par la Charte consiste à examiner l’objet visé. Le sens d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d’une analyse de l’objet d’une telle garantie; en d’autres termes, ils doivent s’interpréter en fonction des intérêts qu’ils visent à protéger.

À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au-delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l’illustre l’arrêt de [cette] Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.

À la lumière de ces principes d’interprétation, voyons ce que le paragraphe 6(1) veut bien dire.

[98]  Le paragraphe 6(1) de la Charte dans son ensemble vise, pour le citoyen canadien, la liberté de circulation au pays en y demeurant et de sortir et d’y entrer pour aller à l’extérieur du pays ou pour y retourner. Il est formulé de façon générale. Il consacre le droit de circuler à l’intérieur du pays ainsi qu’à l’extérieur avec le droit d’entrée et de sortie. Il dit clairement que le citoyen a le droit de circuler au pays mais aussi qu’il peut se rendre à l’étranger et que son droit de retour est garanti. L’objet visé est d’assurer et garantir pour chaque citoyen canadien la libre circulation à l’intérieur du pays et pour y entrer et sortir, s’il y a lieu.

[99]  Dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469 (Cotroni), où la majorité décida que l’extradition d’un citoyen canadien vers un État étranger constituait une violation du paragraphe 6(1) (le droit de demeurer au Canada) de la Charte mais qu’elle constituait une limite raisonnable imposée à ce droit, au sens de l’article premier, la juge Wilson, bien que dissidente sur un élément distinct de ce texte, s’exprimait quant au vocable dudit paragraphe en y reconnaissant des termes clairs et nets. Au regard des principes mis de l’avant par la Cour suprême lorsque l’autorité judiciaire est appelée à interpréter la Charte, elle a fait les observations suivantes aux pages 1504 et 1505 au sujet du paragraphe 6(1) de la Charte :

Appliquant ces lignes directrices, je suis d’avis que le par. 6(1) de la Charte a été conçu pour protéger la liberté d’un citoyen canadien d’entrer au pays et d’en sortir à son gré. Il peut aller et venir comme bon lui semble. Il peut choisir de demeurer au pays. Bien que seuls les citoyens canadiens puissent profiter du par. 6(1), le droit protéger n’est pas celui à la citoyenneté canadienne. Le droit protégé est plutôt axé sur la liberté d’un citoyen canadien de choisir de son propre gré s’il veut entrer ou demeurer au Canada ou encore le quitter. Cette interprétation s’appuie sur le texte des autres paragraphes de l’art. 6 et sur la rubrique du même article, « Liberté de circulation et d’établissement ».

[100]  L’exercice de cette liberté d’aller et venir au pays et à l’extérieur, a-t-il pour corollaire le droit au passeport? On se rappellera que le procureur général le nie : il ne dépend pas de la présentation d’un passeport.

[101]  Bien que ce raisonnement semble se tenir en théorie, la réalité veut que le passeport soit nécessaire pour sortir du pays et entrer dans la plupart des pays. Il est vrai qu’à l’entrée du Canada et qu’à la sortie pour le citoyen canadien, la présentation du passeport n’est pas légalement obligatoire. Une autre pièce d’identité est suffisante. Toutefois, concrètement, on exige que le passeport canadien soit présenté à la sortie aux compagnies aériennes en destination d’un vol pour l’étranger. Cette exigence est de notoriété publique mais elle reflète aussi les directives de l’OACI, organisme qui gère les vols internationaux. En effet, l’article 13 de la Convention relative à l’aviation civile internationale, [1944] R.T. Can. no 36 (intitulé « Règlements d’entrée et de congé ») dispose :

Article 13

Règlements d’entrée et de congé

Les lois et règlements d’un État contractant concernant l’entrée ou la sortie de son territoire des passagers, équipages ou marchandises des aéronefs, tels que les règlements relatifs à l’entrée, au congé, à l’immigration, aux passeports, à la douane et à la santé, doivent être observés à l’entrée, à la sortie ou à l’intérieur du territoire de cet État, par lesdits passagers ou équipages, ou en leur nom, et pour les marchandises.

[102]  En ce qui concerne le retour, le passeport est requis lors de l’envolée internationale ayant comme destination finale le Canada par les compagnies aériennes. Cet aspect du voyage est incontournable. Le citoyen canadien doit présenter son passeport. D’ailleurs, la présente affaire l’illustre on ne peut mieux. En effet, M. Kamel, lors de son retour au Canada le 29 janvier 2005, se vit octroyer un passeport spécial valide pour un seul voyage, soit pour le vol 344 d’Air France, Paris-Montréal, sinon son retour était illusoire.

[103]  Pour donner pleine valeur à cette liberté de circulation à l’extérieur du Canada, il me semble qu’il faut plus qu’entrer ou sortir car pour entrer, ceci veut dire que l’on revient de quelque part et que pour sortir, on sort pour se rendre vers une destination étrangère. Dans les deux cas, le retour et la sortie impliquent une destination étrangère où le passeport est requis. On ne peut pas exercer cette liberté de circulation sans passeport.

[104]  Mais il y a plus. En effet, le gouvernement canadien, par ses propres agissements, reconnaît et encourage l’utilisation du passeport pour les voyages à l’étranger.

[105]  À titre d’exemple, le Décret lui-même démontre cette reconnaissance. Le terme passeport est décrit comme étant « un document officiel canadien qui établit l’identité et la nationalité d’une personne afin de faciliter les déplacements de cette personne hors du Canada ». L’objectif du passeport est de permettre l’identification et la nationalité dans le but de « faciliter » les voyages du citoyen canadien à l’étranger. Le droit d’entrée et de sortie garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte, c’est le droit du citoyen canadien de voyager vers l’étranger. Le Décret reconnaît expressément que l’un des objectifs du passeport est de « faciliter » ces voyages. Ceci m’apparaît comme étant une démonstration pratique de la reconnaissance du passeport pour « faciliter » les voyages par la gouverneure générale en conseil lors de la conception et la rédaction du Décret.

[106]  De plus, le passeport contient des mentions sans ambiguïté. On demande au pays d’arrivée d’accorder le libre passage au titulaire du passeport de même que l’aide et la protection dont il aurait besoin. On indique que le passeport est valable pour tous les pays, sauf indication contraire, mais on y ajoute que le titulaire doit se conformer aux formalités d’entrée des pays où il se rend. Pour le titulaire du passeport, on l’informe des services canadiens et que s’il y en a pas, qu’il pourrait s’adresser au Consulat britannique. On fait une mise en garde au titulaire, détenteur d’une double nationalité, en l’informant qu’il peut être assujetti aux lois et obligations du pays y incluant le service militaire.

[107]  Lors du contre-interrogatoire de Mme Thomas, Directrice de la sécurité de Passeport Canada, elle a reconnu que la plupart des pays exigeait la présentation du passeport au point d’entrée et de sortie. Dans le jugement Khadr, précité, au paragraphe 63, le juge Phelan nous informe que plus de 201 pays exigeaient le passeport à l’arrivée. Il souligne ceci :

Le droit de sortir du Canada est sans signification s’il ne peut valablement être exercé en raison d’actions du gouvernement canadien qui visent un individu ou un groupe d’individus. Au moment de l’audience, 201 pays exigeaient des Canadiens qu’ils aient avec eux leur passeport pour pouvoir traverser leurs frontières. On compte parmi ces pays certains de ceux avec lesquels les Canadiens ont les relations d’affaires et personnelles les plus étroites, comme la France, l’Angleterre, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Mme Thomas a reconnu aussi que Passeport Canada recommandait au citoyen canadien de voyager à l’étranger avec un passeport canadien.

[108]  J’ajoute que l’énoncé de politique canadienne de 2004, l’énoncé de politique internationale d’avril 2005, les conventions des Nations-Unis, et les conventions de l’OACI (dans les deux cas, le Canada est signataire), prévoient l’amélioration du système de passeport sur le plan international (la capacité biométrique à reconnaissance faciale), invitant les États à s’en servir. Le Canada veut que la gestion des passeports reflète des normes exemplaires, tendant à la perfection, répondant ainsi aux exigences internationales. Dans son énoncé de politique canadienne de 2004, le gouvernement canadien reconnaît avoir l’obligation d’offrir son aide aux Canadiens travaillant ou voyageant à l’étranger. Ceci traduit l’importance qu’accorde le gouvernement canadien au passeport, il reconnaît qu’il est incontournable lors de voyages internationaux. Les engagements du gouvernement sur les plans national et international vont dans le même sens.

[109]  En notre ère de globalisation, les citoyens canadiens voyagent de plus en plus, tant pour raisons personnelles que pour affaires, et le passeport est un document de voyage essentiel, voire nécessaire. Il s’agit d’un fait incontournable. Sans ce document, le voyageur canadien est privé d’accès à au moins 200 pays dans le monde.

[110]  La jurisprudence canadienne reconnait le rôle indispensable que joue le passeport dans un monde moderne. Dans l’arrêt Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215, où était en jeu l’octroi de distinctions par la couronne, la Cour d’appel de l’Ontario, en obiter, sous la plume du juge John Laskin, au paragraphe 54, fit les observations suivantes sur la raison d’être du passeport :

[traduction] De nos jours, la délivrance d’un passeport n’est pas une faveur faite par l’État à un citoyen. Il ne s’agit pas d’un privilège ou d’un luxe, mais plutôt d’une nécessité. Posséder un passeport rend un citoyen libre de voyager et de pouvoir gagner sa vie au sein d’une économie planétaire. Au Canada, le refus de délivrance fait entrer en jeu des éléments de la Charte, plus particulièrement la liberté de circulation garantie par l’article 6 et, peut-être même, le droit à la liberté prévu à l’article 7. Selon moi, le refus irrégulier de délivrer un passeport devrait être, comme l’ont statué les tribunaux anglais, susceptible de contrôle judiciaire.

[111]  Le juge Phelan dans l’arrêt Khadr, précité, (bien qu’il n’avait pas à se prononcer sur le paragraphe 6(1) de la Charte), a également abondé dans le même sens et approuvé ces observations en indiquant au paragraphe 62, que la Cour d’appel de l’Ontario avait bien compris « la façon moderne de concevoir les passeports ».

[112]  Je suis du même avis. Je constate que le passeport est nécessaire pour assurer la libre circulation des canadiens dès le début du voyage, pendant le voyage à l’étranger et lors du dernier voyage de retour en territoire Canadien. Il est donc un outil essentiel que le citoyen canadien doit avoir à sa disposition pour exercer la liberté de circulation à l’extérieur du pays garantie par la Charte.

[113]  Le refus de délivrer un passeport à un citoyen canadien, comme M. Kamel, entrave donc l’exercice du droit à la libre circulation qui est garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte. En conséquence, je réponds à la quatrième question en litige par l’affirmative : l’article 10.1 du Décret porte atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte. Certes, il peut théoriquement sortir du Canada et entrer au Canada, mais non pas en pratique. Sans ce document contrôlé par la gouverneure générale en conseil, le droit de se rendre à l’étranger reste lettre morte. Ma conclusion est fidèle à l’enseignement de la Cour suprême en matière d’interprétation des droits protégés par la Charte.

[114]  Ayant conclu à une atteinte aux droits associés à la liberté de circulation protégés par la Charte au paragraphe 6(1), s’agit-il d’une limite raisonnable imposée à ce droit, au sens de l’article premier?

5. Cette atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte est-elle justifiée aux termes de l’article premier de la Charte?

[115]  Je réponds par la négative. Voici mes raisons.

[116]  Succinctement, le Décret, à l’article 10.1, vise un objet étatique valable; cependant, il n’est pas assez explicite quant à la nécessité de refuser la délivrance ou de révoquer un passeport pour assurer la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays, et il n’offre pas au citoyen canadien demandant un passeport la possibilité concrète de comprendre ce qui est voulu et d’y répondre en pleine connaissance de cause, s’il y a lieu. Le Décret est aussi muet quant aux alternatives qui pourraient s’offrir en de telles circonstances.

[117]  Dans son ouvrage National Security Law : Canadian Practice in International Perspective, Toronto : Irwin Law, 2007, aux pages 517 et 518 (National Security Law), le professeur Forcese cernait le problème. Il constatait qu’il y avait fort probablement une atteinte aux droits protégés par l’article 6 et que la seule façon de la justifier était l’article premier, en autant que le gouvernement puisse démontrer que le refus de délivrer un passeport est suffisamment fondé sur une préoccupation valable rattachée à la sécurité nationale. Quant à la jurisprudence Khadr, précitée, l’auteur a fait les observations suivantes à la page 518 :

[traduction] Au vu de cette conclusion, la cour n’a pas abordé la question de savoir si le gouvernement avait l’obligation constitutionnelle de délivrer un passeport. Cependant, elle a fait observer que le droit de circulation garanti par l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés serait vide de sens si la libre circulation internationale d’un citoyen était susceptible d’être restreinte de facto par le refus de délivrer un passeport. Ce raisonnement indique nettement que les refus et révocations d’un passeport ne peuvent être justifiés qu’au regard de l’article premier. Comme il est mentionné dans plusieurs passages du présent ouvrage, une préoccupation suffisamment importante quant à la sécurité nationale semble de nature à constituer une justification au sens de l’article premier, même si le gouvernement serait évidemment tenu de démontrer que le rejet de la demande de passeport est suffisamment lié à cette préoccupation. [Notes de bas de page omises.]

[118]  Le Décret ne le fait pas.

[119]  Aux fins de la présente partie, je cite l’article premier de la Charte :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Et je répète à nouveau, pour en faciliter la consultation, l’article 10.1 du Décret :

10.1 Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s’il est d’avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays.

[120]  Le demandeur prétend que le Décret ne constitue pas une règle de droit. J’abonde dans son sens. Il a pour source la prérogative royale, il est public, mais sa teneur est imprécise et il a éventuellement une portée excessive.

[121]  La véritable règle de droit, au sens de l’article premier de la Charte, doit répondre à certains critères. Ceux-ci sont bien explicités par Peter Hogg dans Constitutional Law of Canada, 4e éd. feuilles mobiles. Toronto : Carswell, 1997, au paragraphe 37.5(a) :

[traduction] Les termes « prescrits par la loi » établissent clairement qu’un texte réglementaire qui n’est pas autorisé par la loi ne peut en aucun cas être justifié au regard de l’article premier, aussi raisonnable ou justifiable qu’il puisse paraître.

[…]

Ces deux valeurs sont préservées par une règle de droit qui satisfait aux deux critères suivants : 1) elle doit être facilement accessible au public, et 2) elle doit être formulée avec suffisamment de précision pour que le public puisse régir sa conduite en fonction d’elle et elle doit servir de guide aux personnes qui l’applique.

[…]

Quand au critère relatif à la précision, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une restriction apportée à un droit n’a pas à être expresse, mais qu’elle peut découler nécessairement des termes d’une loi ou d’un règlement ou de ses conditions d’application. Par exemple, l’exigence prévue par la loi de se soumettre à une analyse d’haleine « sur-le-champ » qui, dans la pratique, empêchait la communication entre un motocycliste susceptible d’être accusé et son avocat, a été jugée être une restriction au droit à l’assistance d’un avocat prescrite par la loi, même si la loi était silencieuse quant au droit à l’assistance d’un avocat. [Notes de bas de page omises.]

[122]  Quand on parle de la règle de droit, il faut qu’elle soit connue, donc accessible au grand public. Le Décret est un texte à vocation réglementaire qui est soumis à un examen et il est publié dans la partie II de la Gazette du Canada, conformément à la Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22, au sous-alinéa 2(1)a)(ii) (« texte réglementaire ») et aux articles 3 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 94; L.C. 2002, ch. 8, art. 174] et 6 [mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 113(F)].

[123]  Le Décret, dont la source est la prérogative royale, qui permet à l’exécutif de gérer les affaires du pays (dans notre cas, les affaires étrangères), répond donc au critère d’accessibilité : il a été publié et il est facilement accessible au grand public.

[124]  De plus, la règle doit être suffisamment précise pour être comprise tant par l’intéressé que le décideur, et il ne faut pas qu’elle ait une portée excessive. Dans un arrêt unanime de la Cour suprême du Canada, R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, le juge Gonthier, en se référant à une décision de la Cour d’appel de l’Ontario, faisait les observations suivantes sur l’imprécision et la portée excessive, à la page 630 :

Le rapport entre l’imprécision et la « portée excessive » a été bien exposée par la Cour d’appel de l’Ontario dans ce passage souvent repris de l’arrêt R. c. Zundel (1987), 58 O.R. (2d) 129, aux pp. 157 et 158 :

[traduction] L’imprécision et la portée excessive d’une loi sont deux notions. Elles peuvent être appliquées séparément ou elles peuvent être intimement liées. L’effet recherché d’une loi peut être parfaitement clair et donc ne pas être vague, et pourtant son application peut être trop large. Par ailleurs, pour illustrer le fait que les deux notions peuvent être intimement liées, le libellé d’une loi peut être tellement imprécis qu’on juge son effet trop large.

Je suis d’accord. Une loi imprécise peut aussi constituer une atteinte excessive à des droits garantis par la Charte selon le critère énoncé dans l’arrêt Oakes. Notre Cour l’a reconnu quand elle a mentionné les deux aspects de l’imprécision au regard de l’article premier de la Charte dans les arrêts Osborne et Butler.

[125]  Le Décret en cause est imprécis à plusieurs égards. Il est général dans ses termes et il fait appel à un critère de « nécessité » qui n’est ni défini, ni explicité de quelque manière que ce soit.

[126]  Bien que les termes « sécurité nationale du Canada et sécurité d’un autre pays » n’aient pas nécessairement à être définis expressément, ils doivent tout de même être placés dans un certain contexte de façon à permettre la compréhension de ce que l’on envisage. Le professeur Forcese dans sa plus récente publication, National Security Law, précitée, tout en constatant la multitude de situations faisant appel à ce concept et les définitions que l’on applique à la sécurité nationale, proposait, aux fins de son ouvrage, de circonscrire ce concept en ayant recours à l’approche suivi par la Cour suprême dans Suresh, précité, et à l’énoncé de politique canadienne de 2004 (voir les pages 4, 5 et 6 à ce sujet).

[127]  À ce stade, la généralité de la formulation de l’article 10.1 du Décret donne à penser que le vocabulaire utilisé peut vouloir dire bien des choses à bien des gens. Pourtant, la connaissance découlant du présent dossier démontre un lien entre le passeport et le terrorisme (voir l’énoncé de politique canadienne de 2004; l’énoncé de politique internationale d’avril 2005 ainsi que l’affidavit du Professeur Rudner à ce sujet). Cette constatation n’est pas reflétée dans le Décret.

[128]  Chose révélatrice, le rapport du BPC remis au ministre pour fin de décision invite d’ailleurs le ministre à définir lui-même ce que la sécurité nationale veut bien dire :

[traduction] Le terme « passeport » est défini à l’article 2 du Décret sur les passeports canadiens […], mais la sécurité nationale par rapport au Canada ou à un autre pays n’est pas définie. Par conséquent, pour exercer votre pouvoir discrétion­naire de refuser un passeport en vertu de l’artivle 10.1 du Décret, vous devez déterminer ce que l’expression « sécurité nationale » signifie. [Non souligné dans l’original.]

Ceci est inacceptable. Comment peut-on connaître les règles du jeu lorsque le concept de base sur lequel repose la décision n’existe que dans l’esprit du décideur. Il me semble que l’on est dans l’arbitraire. Il faudrait au moins que la sécurité nationale soit située dans un contexte, ce qui permettrait une compréhension du problème visé et du remède recherché lorsqu’on rattache la délivrance et la révocation du passeport au terrorisme, à la sécurité du Canada et à celle de d’autres pays.

[129]  Aussi, l’article 10.1 n’explique pas le contexte dans lequel la sécurité d’un autre pays peut être invoquée pour refuser ou révoquer le passeport. Pourtant, les énoncés de politiques du Canada et les conventions internationales contiennent des principes de science politique qui pourraient inspirer le Décret portant sur la délivrance ou le refus de délivrance du passeport canadien. Une définition précise de « la sécurité d’un autre pays » n’est pas nécessaire. Toutefois, il doit y avoir un certain encadrement de façon à ce que l’intéressé puisse comprendre l’élément de restriction en cause.

[130]  Il y a aussi la référence au critère de « nécessité » dans l’article 10.1 du Décret. Le ministre doit être d’avis que le refus ou la révocation du passeport « est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays » [soulignement ajouté]. Le critère de nécessité est vague, voire nébuleux et le Décret ne donne aucun point de repère de nature à faciliter la compréhension du lecteur. En fait, le concept de nécessité pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays dans son ensemble, mérite une sérieuse réflexion si l’on veut que la formulation du texte soit applicable. L’affidavit du professeur Rudner pourrait être d’une utilité à ce sujet. Vu l’ensemble de ces imprécisions, le Décret a une portée excessive. Le décideur peut avoir le champ totalement libre en de telles circonstances.

[131]  Dans un autre ordre d’idée, le Décret a aussi pour lacune de ne pas prévoir de procédure d’instruction du dossier; il est notamment muet quant à la participation du demandeur du passeport tant au niveau de sa connaissance des allégations le visant que des documents utilisés pour justifier la recommandation (en autant qu’il n’y a pas d’informations à protéger); et rien ne lui permet concrètement de donner une réponse et de communiquer ses observations au ministre avant que la décision soit prise. On a vu plus haut que la procédure d’instruction suivie n’a comporté qu’une participation non significative de M. Kamel, de sorte que le ministre n’a disposé que des renseignements émanant du BPC (sauf pour les deux lettres de M. Kamel annexées au rapport).

[132]  À la lumière de toutes ces constatations, il est difficile pour moi de voir dans le Décret, une règle de droit sur le fondement de laquelle on pourrait éventuellement conclure que l’atteinte aux droits associés à la liberté de circulation protégés par la Charte au paragraphe 6(1) est justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. Il ne sera donc pas nécessaire d’appliquer les critères d’analyse de l’article premier de la Charte, élaborés par la Cour suprême, surtout dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Il n’y a tout simplement pas de règle de droit auquel nous pourrions nous référer pour faire jouer l’article premier. Dans de telles circonstances, l’article premier n’est d’aucune utilité. Il y a atteinte à la liberté de circulation protégée par le paragraphe 6(1) de la Charte et l’article premier ne peut pas être utilisé pour la justifier. L’article 10.1 du Décret est donc déclaré invalide et la décision du ministre annulée en conséquence.

6. Les articles 4 et 10.1 du Décret portent-ils atteinte aux droits énoncés aux articles 7 et 15 de la Charte et si la réponse est affirmative, y a-t-il justification aux termes de l’article premier?

[133]  Vu mes conclusions, il n’y a pas lieu de statuer sur les questions concernant les articles 7 et 15 de la Charte. À titre de simple observation, la Cour remarque que pour constater une atteinte aux droits protégés par la Charte aux articles 7 et 15, il aurait fallu que la preuve démontre de façon précise en quoi ceux-ci ont été touchés. Lors de l’audition, j’ai indiqué aux avocats des parties que certains éléments de preuve relativement à de telles atteintes semblaient imprécis.

[134]  Il se peut qu’une loi, par sa seule formulation, soulève suffisamment de faits législatifs permettant ainsi de traiter de questions impliquant la Charte. Toutefois, dans notre cas, il faut invoquer des faits précis si l’on veut faire valoir une atteinte à certains droits protégés par la Charte. Autrement dit, il faut évoquer une situation concrète; on ne peut contester un texte légal dans l’abstrait. Il me semble que le présent dossier a été préparé ayant clairement à l’esprit les droits protégés à l’article 6 de la Charte. La Cour suprême, à plusieurs reprises, a indiqué qu’il faut faire état de faits précis pour inviter l’autorité judiciaire à se pencher sur des questions mettant en jeu la Charte [R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, au paragraphe 38) :

Notre Cour a souvent souligné l’importance de l’existence d’un fondement factuel dans les affaires relatives à la Charte. Voir, par exemple, MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la p. 361; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, aux pp. 762, 767 et 768, le juge en chef Dickson; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool), [1987] 2 R.C.S. 59, à la p. 83; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, à la p. 1099; Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, à la p. 452; DeSousa, précité, à la p. 954; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, au par. 15. Ces faits ont été divisés en deux catégories; les faits législatifs et les faits en litige. Dans l’arrêt Danson, précité, à la p. 1099, le juge Sopinka, s’exprimant au nom de notre Cour, a exposé ces catégories de la façon suivante :

Ces expressions proviennent de l’ouvrage de Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 2, para. 15.03, à la p. 353. (Voir également Morgan, « Proof of Facts in Charter Litigation », dans Sharpe, ed., Charter Litigation (1987).) Les faits en litige sont ceux qui concernent les parties au litige : pour reprendre les termes de Davis [traduction] « qui a fait quoi, où, quand, comment et dans quelle intention … » Ces faits sont précis et doivent être établis par des éléments de preuve recevables. Les faits législatifs sont ceux qui établiss­ent l’objet et l’historique de la loi, y compris son contexte social, économique et culturel. Ces faits sont de nature plus générale et les conditions de leur recevabilité sont moins sévères : par exemple, voir Renvoi : Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, le juge en chef Laskin, à la p. 391; Renvoi : Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), à la p. 723; et Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 R.C.S. 297, le juge McIntyre, à la p. 318.

[135]  De même, le juge Peter Cory a souligné dans l’arrêt MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, que l’absence d’un fondement factuel n’est pas une simple formalité. À la page 366, le juge Cory s’explique :

Un contexte factuel est d’une importance fondamentale dans le présent pourvoi. On ne prétend pas que c’est l’objet visé par la loi qui viole la Charte, mais ses conséquences. Si les conséquences préjudiciables ne sont pas établies, il ne peut y avoir de violation de la Charte ni même de cause. Le fondement factuel n’est donc pas une simple formalité qui peut être ignorée et, bien au contraire, son absence est fatale à la thèse présentée par les appelants.

[136]  Aux fins de l’article 7 de la Charte et des arguments soulevés par les parties en l’espèce, les faits législatifs ne suffisent pas. L’affidavit à l’appui de la requête mentionne que l’intention de M. Kamel (l’affiant) était d’aller en Thaïlande dans le but de faire du commerce d’importation avec l’aide d’un membre de sa famille établi dans ce pays. La preuve révèle que par la suite le voyage fut annulé pour des raisons personnelles. On ne connaît pas l’emploi du demandeur, ses besoins de voyage pour les fins de son travail ou autre. De plus, le mémoire du demandeur, aux paragraphes 43 à 53, ne s’appuie sur aucun fait visant M. Kamel. Pour invoquer utilement l’article 7 de la Charte, il faut s’appuyer sur des faits. Il me semble que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne se démontre au quotidien. Le dossier du demandeur est laconique à ce sujet. La Cour aurait dû disposer de plus de renseignements pour faire une analyse éclairée d’une allégation d’atteinte aux droits protégés par l’article 7 de la Charte.

[137]  Quant à l’article 15 de la Charte, le demandeur n’expose pas non plus suffisamment de faits. Son mémoire relate que le Décret crée une différence de traitement pour les citoyens naturalisés et/ou d’origine arabe et de religion musulmane. Pour appuyer une telle thèse, on mentionne que la preuve révèle que les deux seuls refus de passeport sur la base de la sécurité nationale concernent des gens d’origine arabe et de religion musulmane et on y retrouve des références à certains extraits de la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar [Rapport sur les événements concernant Maher Arar, Ottawa : La Commission, 2006, en ligne <http:// www.commissionarar.ca>] et de la doctrine.

[138]  Il me semble que pour établir une atteinte à l’égalité devant la loi, il faut cerner le fondement de l’inégalité en fonction d’un groupe de comparaison. C’est en ce sens que la Cour suprême s’est prononcée dans le sommaire de l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, à la page 500 :

L’objet

(4) En termes généraux, l’objet du par. 15(1) est d’empêcher qu’il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

(5) Il doit absolument y avoir un conflit entre l’objet ou les effets de la loi contestée et l’objet du par. 15(1) pour fonder une allégation de discrimination. L’existence d’un tel conflit doit être établie au moyen de l’analyse de l’ensemble du contexte entourant l’allégation et le demandeur.

La méthode comparative

(6) La garantie d’égalité est un concept relatif qui, en dernière analyse, oblige le tribunal à cerner un ou plusieurs éléments de comparaison pertinents. C’est généralement le demandeur qui choisit la personne, le groupe ou les groupes avec lesquels il désire être comparé aux fins de l’analyse relative à la discrimination. Cependant, lorsque la qualification de la comparaison par le demandeur n’est pas suffisante, le tribunal peut, dans le cadre du ou des motifs invoqués, approfondir la comparaison soumise par le demandeur lorsqu’il estime justifié de le faire. Pour déterminer quel est le groupe de comparaison pertinent, il faut examiner l’objet et les effets des dispositions législatives et tenir compte du contexte dans son ensemble. [Je souligne.]

On ne retrouve pas dans la preuve rapportée la personne, le groupe ou les groupes avec qui la comparaison doit être faite.

[139]  Au sujet des atteintes aux droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte, la preuve figurant au dossier demeure très générale et ne me permet pas de faire une analyse satisfaisante. Sans vouloir critiquer qui que ce soit, la Cour rappelle simplement que l’instance où est en jeu la Charte est complexe et exige un examen fouillé et minutieux.

[140]  Il me reste maintenant à me pencher sur la demande faite à la Cour d’ordonner au ministre de délivrer un passeport à M. Kamel.

7. Y a-t-il lieu d’envisager une ordonnance obligeant le ministre à délivrer un passeport à M. Kamel?

[141]  Dans son avis de demande et mémoire, seulement en conclusion, le demandeur sollicite la mesure réparatrice suivante : « Ordonner la délivrance du passeport au demandeur dans un délai de 10 jours suivant la présente ordonnance. » Il s’agit d’une « demande », bien que ce terme n’ait pas été utilisé, aux termes du paragraphe 18.1(3) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales :

18.1 […]

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’offre fédéral.

[142]  Dans ses écritures, le demandeur n’aborde pas cette mesure. Vu le caractère très particulier de la présente affaire, je suis d’avis que la Cour serait éclairée par des preuves et des observations pertinentes. Il n’y a tout simplement pas eu de débat, que ce soit par les observations écrites des parties ou à l’audience, sur cette question. À ce stade, la Cour ne dispose tout simplement pas des éléments nécessaires pour rendre une décision éclairée. En conséquence, cette demande ne sera pas accordée.

[143]  J’ajoute que la conclusion déclarant invalide l’article 10.1 du Décret crée un vide juridique qui devra être comblé très rapidement (voir le paragraphe 147 [des présents motifs]). En l’état actuel du dossier, la Cour constate qu’elle n’a tout simplement pas toute l’information pour prendre une décision éclairée.

[144]  À titre incident, je me permets deux observations. Premièrement, le dossier ne révèle aucune urgence quant à l’obtention d’un passeport pour le travail de M. Kamel; toutefois, il déclare qu’il aimerait visiter des membres de sa famille qu’il n’a pas vue depuis 16 ans. Deuxièmement, je note que la politique du BPC prévoit l’octroi d’un passeport pour un voyage précis. Aussi, je note dans la lettre du 14 décembre 2005, l’offre du BPC de réétudier le dossier si des renseignements supplémentaires « marquants » sont soumis. Donc, dans les circonstances, cela pourrait offrir une solution à M. Kamel, si besoin il y a.

Conclusions

[145]  Ayant étudié attentivement le processus d’enquête, les documents recueillis au cours de celle-ci, le rapport et la recommandation au ministre et la décision de celui-ci, tout en tenant compte des principes d’équité procédurale, je conclus que les droits du demandeur n’ont pas été respectés, qu’il n’a pas été adéquatement informé quant aux renseignements utilisés contre lui, qu’il n’a pas eu la possibilité réelle de se faire entendre et qu’en conséquence, le ministre ne disposait pas des renseignements nécessaires pour prendre une décision éclairée. Donc, pour ces motifs, la décision du ministre est annulée.

[146]  Pour les motifs explicités ci-haut, je conclus qu’il y a eu atteinte à la liberté de circulation garantie par le paragraphe 6(1) de la Charte car le passeport est un outil essentiel à l’exercice de cette liberté; l’article 10.1 du Décret est donc invalide car il est vague, voir nébuleux, dans sa terminologie, il ne prévoit pas de procédure permettant au demandeur de passeport de se faire entendre adéquatement et sa portée était donc excessive, l’article premier de la Charte ne pouvant être d’aucune utilité à cet égard. En conséquence, la décision du ministre de refuser la demande de M. Kamel est annulée.

[147]  Afin de permettre au procureur général de rédiger de nouveaux textes en remplacement de l’article 10.1 du Décret, une période de six mois lui est accordée, en vertu du pouvoir discrétionnaire de la Cour prévu au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, précitée.

Les dépens

[148]  M. Kamel demande dans les conclusions de son mémoire seulement « les dépens sur une base avocat-client ». Cette demande n’est appuyée par aucune explication. Le procureur général rétorque qu’il n’y a pas de justification ou encore de motifs à l’appui d’une telle demande.

[149]  Les règles 400 [mod. par DORS/2002-417, art. 25(F)] et suivantes de la Cour [Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], et plus particulièrement l’alinéa 400(6)c), prévoient une telle possibilité. Pour ce faire, une telle demande doit être justifiée. La jurisprudence de la Cour enseigne que de telles demandes sont accordées exceptionnellement en autant que l’on démontre que la partie opposée a eu un comportement reprochable. À cet effet, le juge Gonthier dans l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, a souligné au paragraphe 86 :

En première instance, les intimés ont obtenu des dépens entre parties. En Cour d’appel, cette décision a été infirmée et il a été décidé que le comportement du gouvernement justifiait l’octroi de dépens entre avocat et client. Il est établi que la question des dépens est laissée à la discrétion du juge de première instance. La règle générale en la matière veut que des dépens entre avocat et client ne soient accordés qu’en de rares occasions, par exemple lorsqu’une partie a fait preuve d’une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante (Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, p. 134). Des raisons d’intérêt public peuvent également fonder une telle ordonnance (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 80).

[150]  En conséquence et en tenant compte des questions en litige, les dépens sont accordés au demandeur selon la colonne IV du tarif B [mod. par DORS/2004-283, art. 30, 31 et 32] des Règles des Cours fédérales, précitées.

JUGEMENT

LA COUR :

- Accueille en partie la demande de contrôle judiciaire;

- Déclare que les principes d’équité procédurale n’ont pas été respectés au cours de l’enquête administrative du BPC;

- Déclare que l’article 10.1 du Décret porte atteinte à la liberté de circulation protégée par le paragraphe 6(1) de la Charte et que cette atteinte n’est pas justifiée aux termes de l’article premier de la Charte;

- Déclare invalide l’article 10.1 du Décret;

- Accorde à la gouverneure générale en conseil, une période de six mois pour rédiger l’article 10.1 du Décret et prendre un nouveau Décret;

- Annule la décision du ministre en date du 1er décembre 2005 refusant la demande de passeport de M. Kamel;

- Réserve au demandeur ses autres recours;

- Accorde les dépens selon la colonne IV du tarif B des Règles des Cours fédérales.

ANNEXES

1) Le rapport du BPC au ministre en date du 22 novembre 2005; et

2) Lettre Mme Thomas du BPC à M. Kamel en date du 14 décembre 2005.

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