Référence : |
Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163 |
DES-3-08 |
DES-3-08
2009 CF 1263
AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);
ET le dépôt du certificat à la Cour fédérale conformément au paragraphe 77(1) de la LIPR;
ET HASSAN ALMREI
Répertorié : Almrei (Re)
Cour fédérale, juge Mosley—Ottawa et Toronto, 27, 28, 29 et 30 avril, 5, 6, 7, 8, 11, 12, 13, 14, 19, 20, 21, 22, 25, 26 et 27 mai, 2, 3 et 6 juillet; à huis clos, 18 mars, 1, 2, 14, 15, 16 et 17 avril, 10, 22, 23, 24, 25 et 26 juin, 27 et 28 juillet, 18, 25 et 30 septembre; Ottawa, 14 décembre 2009.
Il s’agissait d’un dépôt effectué conformément au paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) pour établir si un certificat de sécurité signé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (les ministres) attestant que Hassan Almrei était un étranger interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité était raisonnable.
M. Almrei, un citoyen syrien, s’était joint au djihad en Afghanistan contre le régime communiste à Kaboul et s’était associé à Ibn al‑Khattab, un chef du djihad. Après son entrée au Canada, il a été lié à des personnes qui avaient des opinions extrémistes et il connaissait des personnes de qui il pouvait obtenir de faux documents d’identité et de voyage. Le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS), qui considérait M. Almrei comme un agent dormant, surveillait ses allées et venues et recueillait des renseignements à son sujet. Après les événements du 11 septembre 2001, M. Almrei a été visé par un certificat de sécurité; il a aussi été appréhendé et détenu. Selon un autre certificat de sécurité qui a été signé par la suite, après l’entrée en vigueur de la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Almrei se livrerait ou s’était livré au terrorisme (alinéa 34(1)c) de la LIPR), qu’il constituait un danger pour la sécurité du Canada (alinéa 34(1)d)) et était membre d’une organisation terroriste (alinéa 34(1)f)). Dans un rapport de renseignements de sécurité (RRS) et un résumé public, le SCRS a indiqué qu’il croyait, entre autres, que M. Almrei soutenait l’idéologie extrémiste islamiste épousée par Oussama ben Laden, avait, par sa participation à un réseau international de fabrication de faux documents, la capacité de faciliter le déplacement de terroristes au Canada ou à l’étranger et était associé aux Arabes afghans liés au réseau ben Laden, y compris Khattab.
La principale question à trancher était celle de savoir si les allégations contre le défendeur étaient étayées par les renseignements et d’autres éléments de preuve présentés à la Cour.
Jugement : le certificat n’est pas raisonnable.
Le simple fait de souscrire à la même idéologie ne suffit pas à établir l’appartenance à une organisation. Les ministres ont essayé d’associer M. Almrei à un concept informe de réseau du fait de ses croyances et de sa participation au djihad afghan. L’interprétation « libérale et sans restriction » d’organisation ne permet pas d’inclure les personnes qui sont en accord avec l’idéologie de ben Laden et d’Al‑Qaïda et qui approuvent les actes qu’ils ont commis. C’est un filet beaucoup trop large et il serait incompatible avec la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. Il en faut plus pour démontrer qu’une personne a pris des mesures pour s’associer au réseau ben Laden et pour agir conformément à ses objectifs.
Il ressort clairement de la preuve que la connaissance et la compréhension du risque que pose le terrorisme ont évoluées depuis 2001. Cependant, cette évolution ne s’était pas reflétée dans le RRS, qui n’avait pas suivi le rythme des dernières nouvelles sur le terrain. Les sources dont s’était servi le SCRS souvent ne faisaient pas autorité, étaient trompeuses ou étaient inexactes. L’information importante à tirer de la véritable source était que la plupart des agents terroristes perdent leur utilité quand ils ont été sous le contrôle des autorités pour une longue période. Cette conclusion n’avait pas été présentée équitablement par le résumé public. Aucun élément de preuve ne prouvait que M. Almrei était passé par les camps d’entraînement de ben Laden après que celui-ci a déclaré la guerre à l’Arabie saoudite et les États-Unis. Une bonne partie du contenu du RRS portant sur Al‑Qaïda et le réseau ben Laden n’était pas pertinent parce qu’il ne concernait pas M. Almrei. Certaines des sources humaines donnant à entendre que M. Almrei était un partisan de ben Laden n’étaient pas crédibles et les renseignements qu’elles avaient fournis n’étaient pas dignes de foi et utiles au sens de la LIPR, et avaient des motifs de présenter M. Almrei sous un jour sombre. Il n’y avait pas de motif raisonnable de croire que M. Almrei était associé à ben Laden. Au contraire, M. Almrei s’était rendu dans des camps sous la direction d’Abdul Rasul Sayyaf et de Khattab, qui n’étaient ni l’un ni l’autre membres d’Al‑Qaïda. Les renseignements et la preuve présentés en l’espèce ne permettaient pas de conclure que Khattab était membre du réseau ben Laden, ou que M. Almrei constituait un danger pour la sécurité du Canada en raison de son association avec Khattab et son implication dans le trafic de faux documents. En outre, la Cour n’a pas conclu que M. Almrei était membre d’un réseau de fabrication de faux documents.
Les obligations de bonne foi et de franchise impliquent que la partie s’appuyant sur une preuve ex parte effectuera un examen approfondi des renseignements en sa possession et présentera des observations fondées sur tous les renseignements, y compris ceux qui ne sont pas favorables à sa thèse. La présence des avocats spéciaux et leur habileté à recevoir les mêmes renseignements maintenant divulgués à la Cour, conformément à l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui II), n’y change rien. Les obligations de bonne foi et de franchise n’ont pas été respectées en l’espèce. Le SCRS a assemblé son RRS avec des renseignements qui ne pouvaient être considérés que comme défavorables à M. Almrei, sans qu’on ait essayé sérieusement d’inclure des renseignements contraires ou de mettre à jour cette évaluation. Pour les ministres, le RRS était un document créé par le SCRS pour plaider leur thèse et ne devait pas présenter des renseignements contradictoires. Agir ainsi est incompatible avec les obligations de bonne foi et de franchise que la Cour s’attend à voir le SCRS et les ministres respecter. Les obligations de divulgation imposées par l’arrêt Charkaoui II ne relèvent pas le SCRS de sa responsabilité d’examiner et de présenter équitablement les renseignements en sa possession lorsqu’il prépare un RRS et elles ne relèvent pas non plus les ministres de leur responsabilité de s’assurer que les renseignements et la preuve produits à l’appui du certificat sont complets, détaillés et présentés équitablement. Aucun des motifs d’interdiction de territoire énoncés au paragraphe 34(1) de la LIPR n’a été établi et, par conséquent, le certificat a été déclaré déraisonnable et il a été annulé.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 8, 12.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 83.01(1) « activité terroriste » (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4), 269.1 (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 10, art. 2).
Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38.06 (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43).
Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 12, 14 (mod. par L.C. 2001, ch. 27, art. 223).
Loi sur les Conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3, annexes I à IV, protocole I (édicté par L.C. 1990, ch. 14, art. 1), protocole II (édicté, idem).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 40.1(1) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31).
Loi sur l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-2, art. 5.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 33, 34, 37, 76 (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), 77 (mod., idem), 78 (mod., idem), 79 (mod., idem), 81 (mod., idem), 83(1)a), (mod., idem), c) (mod., idem), e) (mod., idem), h) (mod., idem), i) (mod., idem), j) (mod., idem), 83(1.1) (édicté, idem), 85.1 (édicté, idem), 85.2 (édicté, idem), 85.4(1) (édicté, idem), (2) (édicté, idem), 85.5 (édicté, idem).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.
Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, étant l’annexe IV de la Loi sur les Conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3, article 33.
Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, Rés. AG 54/109, 9 décembre 1999.
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 90.
JURISPRUDENCE CITÉE
décision non suivie :
Procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.).
décisions appliquées :
Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307.
décisions examinées :
Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326; Almrei (Re), 2009 CF 3; Almrei (Re), 2009 CF 240, [2010] 2 R.C.F. 165; Almrei (Re), 2009 CF 322; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Singh, 1998 CanLII 8281 (C.F. 1re inst.); Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.); Ikhlef (Re), 2002 CFPI 263; Harkat (Re), 2005 CF 393; Husein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8831 (C.F.); Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349, [2004] 3 R.C.F. 301, inf. pour d’autres motifs par 2005 CAF 122, [2006] 1 R.C.F. 474; Jaballah (Re), 2006 CF 1230; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; R. v. Khawaja (2008), 238 C.C.C. (3d) 114 (C.S. Ont.); Flores Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 2 C.F. 642 (1re inst.); Charkaoui (Re), 2005 CF 248, [2005] 3 R.C.F. 389; Secretary of State for the Home Department v. AF and Another, [2009] UKHL 28; Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Farahi-Mahdavieh (Re), [1993] A.C.F. no 285 (1re inst.) (QL); Al Yamani c. Canada (Solliciteur général), [1996] 1 C.F. 174 (1re inst.); R. c. Marquard, [1994] 2 R.C.S. 223; Dulong v. Merrill Lynch Canada Inc. (2006), 80 O.R. (3d) 378, 23 C.P.C. (6th) 172, [2006] O.T.C. 286 (C.S.); Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, [2010] 1 R.C.F. 267; Secretary of State for the Home Department v. MB (FC), [2007] UKHL 46.
décisions citées :
Almrei (Re), 2001 CFPI 1288; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 420, [2004] 4 R.C.F. 327, conf. par 2005 CAF 54, [2005] 3 R.C.F. 142; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 355; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1645; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1025; Almrei (Re), 2008 CF 1216, [2009] 3 R.C.F. 497; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Zündel (Re), 2005 CF 295; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; Mendoza c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 934; Ahani (Re), 1998 CanLII 7708 (C.F. 1re inst.); Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 568; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457; Gebreab c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1213; Soe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 671; R. v. Khawaja (2006), 214 C.C.C. (3d) 399, 42 C.R. (6th) 348, 147 C.R.R. (2d) 281 (C.S. Ont.); United States of America v. Nadarajah (2009), 95 O.R. (3d) 514, 243 C.C.C. (3d) 281 (C.S.); Prosecutor c. Stanislav Galic, affaire no IT-98-29-A (TPIY); R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787; R. c. Zeolkowski, [1989] 1 R.C.S. 1378; Al Mutairi v. United States, 2009 WL 2364173 (D.D.C. 2009); F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Mugesara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Secretary of State for the Home Department v. Rehman, [2001] 3 W.L.R. 877 (H.L.); A(FC) and others (FC) v. Secretary of State for the Home Department, [2004] UKHL 56; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 549; R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398; Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1503, [2007] 4 R.C.F. 247; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; A et Autres c. Royaume-Uni, Requête no 3455/05 (C.E.D.P.), 19 février 2009; Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 206.
DOCTRINE CITÉE
DÉPÔT effectué conformément au paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 pour établir si un certificat de sécurité signé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration attestant que Hassan Almrei était un étranger interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité était raisonnable. Le certificat n’est pas raisonnable.
ONT COMPARU
Marianne Zoric, Marcel R. Larouche, Bernard Assan, Gordon Lee, B. Asha Gafar, Jennifer Dagsvik et Tessa Kroeker pour le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.
Lorne Waldman, Paul Williams et Sarah Boyd pour Hassan Almrei.
Paul D. Copeland et Gordon K. Cameron à titre d’avocats spéciaux.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.
Waldman & Associates, Toronto, pour Hassan Almrei.
Paul D. Copeland, Toronto, et Gordon K. Cameron, Ottawa, à titre d’avocats spéciaux.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Mosley :
INTRODUCTION
[1] Le 22 février 2008, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (les ministres) ont signé un certificat attestant que Hassan Almrei est un étranger interdit de territoire pour raison de sécurité. Conformément au paragraphe 77(1) [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), et ses modifications, le certificat a été déposé à la Cour pour examen de son caractère raisonnable. Les présents motifs expliquent pourquoi j’ai jugé que le certificat n’était pas raisonnable.
[2] Les présents motifs tiennent compte des renseignements et autres éléments de preuve présentés lors d’une audience à huis clos tenue en l’absence de M. Almrei et de ses avocats. Comme l’énonce l’alinéa 83(1)c) [mod., idem] de la Loi, le juge peut d’office tenir une audience à huis clos, et doit le faire à chaque demande du ministre, si la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale. Des motifs distincts, confidentiels, ont été déposés au Greffe des instances désignées de la Cour fédérale et ne pourront être consultés que par les ministres et leurs avocats ainsi que par les avocats spéciaux et toute cour d’appel pouvant se pencher sur la présente affaire.
[3] Au lendemain des événements tragiques du 11 septembre 2001 (le 11 septembre), il était raisonnable de croire que Hassan Almrei constituait un danger pour la sécurité du Canada. Compte tenu de l’information dont disposaient alors les autorités et la Cour, on ne pouvait faire autrement qu’en déduire qu’il était un extrémiste soutenant l’idéologie d’Oussama ben Laden et qu’il faisait partie d’un réseau mondial de fabrication de faux documents. En termes de renseignement de sécurité, M. Almrei avait un « pedigree ». Il vient d’une famille syrienne liée aux Frères musulmans, une organisation anciennement connue pour ses actes terroristes. Élevé en Arabie saoudite, il a voyagé au Pakistan et en Afghanistan pour se joindre au djihad contre le régime communiste de Kaboul. Il était de notoriété publique qu’il s’était associé à un chef des moudjahidines arabes afghans, Ibn al‑Khattab, et qu’il avait appuyé le djihad de Khattab contre les Russes en Tchétchénie.
[4] Après son entrée au Canada en 1999, M. Almrei a été lié à des personnes dont on avait des motifs raisonnables de croire qu’elles avaient des opinions extrémistes. M. Almrei avait la réputation de connaître des personnes au Canada et à l’étranger de qui il pouvait obtenir de faux documents d’identité et de voyage. Il a lui-même utilisé un faux passeport pour entrer au Canada. Il a menti aux autorités canadiennes au sujet de son passé et il a caché ses voyages en Afghanistan et au Tadjikistan. Le Canada a accordé sa protection à M. Almrei en lui reconnaissant le statut de réfugié au sens de la Convention. M. Almrei a montré sa reconnaissance en fournissant un faux passeport canadien et des fonds à un acolyte arabe afghan qui avait franchi la frontière illégalement, en arrangeant un mariage de complaisance pour un demandeur d’asile débouté et en vendant des permis de conduire illégaux.
[5] En 2001, M. Almrei était au bas mot un opportuniste prêt, moyennant finances, à violer la loi canadienne tout en bénéficiant de sa générosité. Son but était d’obtenir la résidence permanente et la citoyenneté du Canada afin de pouvoir voyager librement à l’étranger pour affaires. Avant le 11 septembre, ces renseignements étaient connus des agents du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) et de leurs homologues de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC). Le SCRS surveillait ses allées et venues et recueillait des renseignements à son sujet et au sujet de ses acolytes depuis plus de deux ans. La GRC menait sa propre enquête criminelle. La plupart des renseignements qu’avaient obtenus ces deux organismes provenaient de sources humaines. Le SCRS considérait M. Almrei comme un « agent dormant » et se contentait initialement de le garder sous surveillance et d’identifier les personnes avec qui il faisait affaire. Les événements du 11 septembre ont instantanément changé cette dynamique. M. Almrei a alors été considéré, pour des motifs raisonnables, comme faisant partie d’une menace beaucoup plus grande à la sécurité de l’Amérique du Nord à titre de personne qui avait les habiletés et connaissait les personnes pouvant permettre à des terroristes de franchir des frontières avec de faux documents.
[6] Si la présente instance n’était fondée que sur les renseignements dont disposaient les ministres et la Cour en octobre 2001, je conclurais sans difficulté que l’arrestation et la détention de M. Almrei en vertu d’un certificat de sécurité afin d’endiguer la menace perçue était raisonnable. Toutefois, là n’est pas la tâche de la Cour. Pas plus qu’elle n’est de déterminer en contrôle judiciaire si les ministres qui ont signé le nouveau certificat en février 2008 ont pris la bonne décision. La question que la Cour doit trancher est de savoir si, compte tenu de tous les renseignements et des autres éléments de preuve présentés en l’espèce, le certificat est raisonnable aujourd’hui. Ou, en d’autres mots, l’affirmation selon laquelle M. Almrei constitue à l’heure actuelle une menace à la sécurité est-elle fondée sur des motifs raisonnables et objectifs?
[7] Afin de trouver réponse à cette question, la Cour a examiné des renseignements et des éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés aux ministres lorsque la décision de délivrer le certificat de sécurité a été prise en 2008 et qui n’avaient pas été soumis auparavant à la Cour, ce qui présente les circonstances et événements sous un nouvel éclairage.
[8] Dans les présents motifs, je vais d’abord exposer le contexte dans lequel a été délivré le certificat, les procédures judiciaires ayant précédé la présente demande ainsi que le régime légal actuel dans le cadre duquel le certificat a été examiné. Ensuite, je vais me pencher sur la preuve et les questions, tant celles de droit que de fait, qui ont été soulevées durant l’instance. Je vais ensuite décrire les grandes lignes des allégations concernant M. Almrei. Enfin, je présenterai mon analyse et mes conclusions découlant de la preuve et des questions. Le prononcé officiel du jugement sera différé afin de permettre aux parties d’examiner les présents motifs et de proposer des questions à certifier. Une table des matières est incluse par souci de commodité.
Table des matières
Paragraphe
Le contexte.................................................................................................................................... 9–17
La procédure relative à la présente demande......................................................................... 18–53
Le cadre juridique........................................................................................................................ 54–57
L’interdiction de territoire................................................................................................... 58–62
« Membre d’une organisation »......................................................................................... 63–69
« Terrorisme »........................................................................................................................ 70–74
Exclusion pour conflit armé............................................................................................... 75–79
« Danger pour la sécurité nationale »................................................................................ 80–81
La charge de la preuve........................................................................................................ 82
La qualité de la preuve........................................................................................................ 83–85
La norme de preuve............................................................................................................. 86–105
La procédure......................................................................................................................... 106–111
Le rôle de l’avocat spécial.................................................................................................. 112–113
Les questions en litige.................................................................................................................. 114–120
Les allégations.............................................................................................................................. 121–122
Les « renseignements et autres éléments de preuve »
Aperçu.................................................................................................................................... 123–127
Les renseignements de sources ouvertes.......................................................................... 128–131
Les renseignements de tiers................................................................................................ 132–140
Les interceptions de télécommunications........................................................................ 141–145
Les rapports de surveillance physique.............................................................................. 146–148
Les renseignements obtenus ou découlant de traitements cruels, inhumains ou dégradants 149–153
Les renseignements de sources humaines........................................................................ 154–164
Les témoins du SCRS.......................................................................................................... 165–201
Hassan Almrei...................................................................................................................... 202–260
Les témoignages d’experts................................................................................................. 261–262
M. Martin Rudner........................................................................................................ 263–286
M. Thomas Quiggin..................................................................................................... 287–322
Le cheikh Ahmad Kutty............................................................................................. 323–335
Mme Lisa Given............................................................................................................. 336–348
M. Brian Williams........................................................................................................ 349–394
Analyse
Les allégations de fait contre M. Almrei sont-elles étayées par les renseignements et autres éléments de preuve? 395–398
Oussama ben Laden, Al‑Qaïda et le « réseau ben Laden ».................................. 399–429
Les voyages de M. Almrei et son statut au Canada.............................................. 430–434
L’association de M. Almrei avec Oussama ben Laden et son soutien au djihad 435–455
Les liens avec les Arabes afghans............................................................................. 456
Ibn Khattab........................................................................................................... 457–464
Nabil Almarabh.................................................................................................... 465–469
Ahmed Al Kaysee................................................................................................ 470
Hisham Al Taha................................................................................................... 471
L’implication dans le trafic de faux documents............................................................ 472–478
Les précautions contre la surveillance et l’utilisation de méthodes de dissimulation 479
Le certificat de sécurité doit-il être suspendu parce qu’il constitue un abus des procédures de la Cour? 480–483
Le manque de divulgation/l’incapacité de réfuter la preuve............................... 484–489
La destruction d’éléments de preuve........................................................................ 490–492
Le choix de la procédure............................................................................................. 493–497
Le manquement à l’obligation de franchise........................................................... 498–503
Conclusion..................................................................................................................................... 504–509
Les questions certifiées........................................................................................................ 510–513
LE CONTEXTE
[9] En janvier 1999, M. Almrei est arrivé à l’Aéroport international Pearson avec un faux passeport des Émirats arabes unis comportant un visa valide pour séjours multiples, a été admis à titre de visiteur et a par la suite demandé l’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté en Syrie. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié lui a accordé l’asile en juin 2000. Il a demandé la résidence permanente en novembre 2000.
[10] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ainsi que le solliciteur général du Canada ont signé le 19 octobre 2001 un certificat attestant que M. Almrei constituait une menace à la sécurité. M. Almrei a alors été appréhendé et détenu en vertu du paragraphe 40.1(1) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, et ses modifications (l’ancienne Loi). L’affaire a alors été renvoyée à la Cour fédérale pour qu’elle se prononce sur le caractère raisonnable du certificat. Des audiences ont eu lieu en octobre et en novembre 2001. À la suite d’une décision lui interdisant de témoigner à l’audience à huis clos, comme il l’avait demandé, M. Almrei a refusé de présenter des éléments de preuve dans le cadre de cette instance.
[11] La Cour a conclu que la preuve présentée à huis clos, en l’absence de M. Almrei et de son avocat, donnait des motifs raisonnables de croire que M. Almrei était membre d’un réseau international d’extrémistes soutenant les idéaux islamiques extrémistes épousés par Oussama ben Laden et que M. Almrei faisait partie d’un réseau de faussaires ayant des ramifications internationales : Almrei (Re), 2001 CFPI 1288.
[12] Des efforts ont été déployés afin de renvoyer M. Almrei du Canada. Des représentants du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration se sont dits d’avis que M. Almrei constituait un danger pour la sécurité du Canada et pouvait être renvoyé en Syrie, le pays dont il avait la nationalité. M. Almrei a demandé le contrôle judiciaire de ces opinions à la Cour fédérale et a présenté plusieurs demandes de mise en liberté : Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 420, [2004] 4 R.C.F. 327, conf. par 2005 CAF 54, [2005] 3 R.C.F. 142; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 355; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1645; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1025.
[13] L’appel de M. Almrei visant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale ayant rejeté sa contestation des dispositions relatives de la Loi au certificat de sécurité au motif qu’elles auraient contrevenu aux articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), a été joint aux procédures concernant les certificats de sécurité visant Adil Charkaoui et Mohammed Harkat. La Cour suprême du Canada a rendu les motifs de son jugement le 23 février 2007 dans Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] R.C.S. 350 (Charkaoui I). Dans son arrêt, la Cour suprême a conclu que le régime prévu par la Loi permettant de déterminer le caractère raisonnable des certificats de sécurité et de contrôler la détention des personnes visées ne permettait pas de protéger leurs intérêts quand des renseignements confidentiels étaient présentés à un juge désigné de la Cour fédérale durant une audience à huis clos.
[14] La Cour suprême a déclaré que le processus prévu par la Loi pour l’approbation des certificats et le contrôle de la détention des personnes visées contrevenait aux principes de justice fondamentale évoqués à l’article 7 et n’était pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Par conséquent, le processus était inopérant. Afin de donner au législateur le temps de modifier la Loi, la Cour suprême a suspendu sa déclaration concernant l’invalidité du processus relatif aux certificats pour une période de un an à partir de la date du jugement. Après cette période de un an, les certificats visant M. Almrei et toute autre personne désignée perdraient le caractère « raisonnable » qui leur avait été reconnu. Si les ministres voulaient utiliser un certificat après cette période de un an, ils devaient le soumettre au nouveau processus conçu par le législateur pour en faire confirmer le caractère raisonnable. De même, tout contrôle d’une détention postérieur à l’expiration de cette période serait effectué en conformité avec ce nouveau processus : Charkaoui I, au paragraphe 140.
[15] La réponse du législateur à Charkaoui I est entrée en vigueur dans l’année prévue par la Cour suprême. La Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3 (le projet de loi C-3) a reçu la sanction royale le 14 février 2008 et est entrée en vigueur le 22 février 2008. Les modifications à la Loi adoptées au moyen du projet de loi C-3 prévoyaient la nomination d’avocats spéciaux pour défendre l’intérêt des personnes visées dans le cadre d’une instance à huis clos relative à un certificat de sécurité et révisaient la procédure de contrôle de la détention figurant dans la Loi.
[16] Dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui II), la Cour suprême du Canada a examiné la nature de l’obligation du SCRS de conserver et de divulguer l’information en sa possession concernant une personne visée par un certificat de sécurité délivré en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi. Auparavant, le SCRS avait comme politique de détruire toutes les notes opérationnelles après leur transcription dans un rapport. La Cour suprême a jugé que cette politique était fondée sur une interprétation erronée de l’article 12 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (la Loi sur le SCRS). La Cour suprême a conclu que le SCRS devait conserver toute l’information en sa possession et la divulguer aux ministres et au juge désigné afin de respecter le droit à l’équité procédurale de la personne visée. Si tel était le cas, selon la Cour suprême, les ministres seraient mieux placés pour prendre les décisions appropriées au sujet de la délivrance du certificat. Le juge désigné serait alors également en mesure de prendre en considération toute la preuve afin d’établir ce qui doit demeurer confidentiel pour des raisons de sécurité nationale et ce qui doit être divulgué à la personne nommée.
[17] Le 22 février 2008, la date où les modifications de la Loi sont entrées en vigueur, les ministres ont signé de nouveaux certificats désignant M. Almrei et quatre autres personnes comme menaces à la sécurité et ont déposé le certificat à la Cour fédérale pour approbation en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi. Afin d’introduire la présente instance, les ministres ont déposé un avis de dépôt d’un certificat ainsi qu’un rapport de renseignements de sécurité (RRS) très secret avec les documents de référence à l’appui. Le RRS est un compte rendu narratif préparé par le SCRS exposant les motifs pour lesquels il croit qu’une personne est interdite de territoire. Un résumé public du RRS intitulé [traduction] « Déclaration résumant les renseignements » ainsi que les documents de référence non confidentiels correspondants ont été signifiés à M. Almrei et déposés à la Cour.
LA PROCÉDURE RELATIVE À LA PRÉSENTE DEMANDE
[18] Étant donné que M. Almrei était toujours incarcéré le 22 février 2008, plus de sept ans après son arrestation en vertu du certificat initial, il fallait en priorité procéder au contrôle de sa détention. Conformément à l’arrêt de la Cour suprême dans Charkaoui I, la loi révisée exige que le contrôle de la détention commence dans les six mois suivant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Il a fallu un certain temps pour résoudre certaines questions préliminaires, notamment la nomination d’un avocat et la sélection des avocats spéciaux. Le contrôle de la détention a commencé le 20 août 2008 et s’est poursuivi durant l’automne. Après plusieurs audiences, la libération de M. Almrei a été ordonnée sous des conditions strictes. Les motifs de cette décision sont exposés dans la décision rendue le 2 janvier 2009 : Almrei (Re), 2009 CF 3.
[19] Dans une lettre datée du 12 septembre 2008 concernant le certificat dans le dossier de la Cour DES‑4‑08, les avocats des ministres ont informé la Cour qu’ils avaient demandé au SCRS d’examiner attentivement les renseignements et les autres éléments de preuve pour chacune des cinq affaires de certificat afin d’établir si les notes opérationnelles originales avaient été conservées conformément à l’arrêt de la Cour suprême dans Charkaoui II. À la suite de requêtes déposées par le défendeur le 30 septembre 2008 (modifiées le 31 octobre 2008), une ordonnance de divulgation a été rendue le 10 octobre 2008 dans laquelle il était enjoint au SCRS de produire toutes les informations et tous les renseignements en sa possession portant sur M. Almrei.
[20] Le SCRS a été incapable de respecter le délai fixé initialement par la Cour en raison de la quantité de dossiers dans lesquels il fallait chercher et de la charge de travail causée par les ordonnances semblables rendues pour chacune des quatre autres affaires de certificat de sécurité. Des prorogations de délai ont été requises pour terminer le travail. Entre-temps, l’instance s’est poursuivie, des audiences ont été tenues et des renseignements ont été fournis à la Cour et aux avocats spéciaux en réponse aux engagements pris par les avocats du SCRS et des ministres durant le contrôle de la détention.
[21] Le 31 octobre 2008, le défendeur a déposé des requêtes et un avis de question constitutionnelle montrant son intention de contester la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » énoncée à l’article 33 de la Loi. M. Almrei a demandé une ordonnance établissant que la norme de preuve à laquelle il fallait satisfaire pour que la Cour conclue au caractère raisonnable du certificat en vertu de l’article 78 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi soit la prépondérance de la preuve ou, à titre subsidiaire, une déclaration selon laquelle la norme contrevenait au droit à une audience équitable garanti par l’article 7 de la Charte. Lors d’une conférence de gestion de l’instance avec M. Almrei et ses avocats, j’ai fait savoir que je reporterais la décision sur ces questions jusqu’à la fin de l’audition de la preuve.
[22] M. Almrei avait auparavant présenté une requête contestant la constitutionnalité du paragraphe 85.4(2) [édicté, idem] et de l’alinéa 85.5b) [édicté, idem] de la Loi qui restreignent la communication entre les avocats spéciaux et les personnes visées et leurs avocats après que les avocats spéciaux ont eu accès aux renseignements confidentiels contenus dans le RRS. Cette requête a été regroupée avec des requêtes semblables introduites au nom de trois des autres personnes visées par des certificats et ces requêtes ont été entendues collectivement et tranchées par le juge en chef. Dans les motifs écrits et l’ordonnance rendus le 3 novembre 2008 (Almrei (Re), 2008 CF 1216, [2009] 3 R.C.F. 497), le juge en chef a rejeté la requête en matière constitutionnelle parce qu’elle était prématurée, sans restreindre le droit de toute partie de contester plus tard, s’il existe un contexte factuel adéquat, la constitutionnalité des dispositions.
[23] Dans une ordonnance datée du 2 janvier 2009, le juge en chef a ordonné que ma collègue la juge Eleanor Dawson se prononce sur deux questions de droit communes ayant été soulevées dans quatre des instances relatives aux certificats de sécurité à propos des règles de divulgation de la preuve énoncées dans Charkaoui II, y compris dans la présente affaire. Les deux questions communes étaient les suivantes :
a) Quel est le rôle du juge désigné à l’égard des renseignements supplémentaires communiqués par les ministres conformément au jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38? Plus précisément, le paragraphe 62 de ce jugement exige-t-il que le juge « vérifie » tous les renseignements communiqués par les ministres lorsque les avocats spéciaux et les avocats des ministres conviennent tous qu’une partie des renseignements en cause n’est pas pertinente quant aux questions dont la Cour est saisie?
b) Les renseignements communiqués aux personnes désignées et à leurs avocats devraient-ils être versés dans les dossiers publics de la Cour dans les présentes instances? Si dans l’affirmative, à quel moment?
[24] Au paragraphe 62 de l’arrêt Charkaoui II, la Cour suprême a formulé les remarques suivantes :
Dans l’état actuel des choses, la destruction de leurs notes opérationnelles par les agents du SCRS compromet la fonction même du contrôle judiciaire. Ainsi, afin de respecter le droit à l’équité procédurale des personnes telles que M. Charkaoui, le SCRS devrait être tenu de conserver l’ensemble des renseignements dont il dispose et de les divulguer aux ministres ainsi qu’au juge désigné. Ces derniers seront à leur tour responsables de vérifier l’information qui leur est remise. S’ils ont accès à l’ensemble de la preuve « originale », non détruite, comme nous le suggérons, les ministres seront mieux placés pour prendre les décisions appropriées au sujet de la délivrance du certificat. Puis, le juge désigné, qui aura à sa disposition l’ensemble des renseignements, écartera l’information susceptible de menacer la sécurité nationale et résumera le reste de la preuve, dont il aura pu vérifier l’exactitude et la fiabilité, à l’intention de la personne visée. [Non souligné dans l’original.]
[25] En raison des passages soulignés, on s’est demandé si le juge désigné dans une affaire de certificat de sécurité devait personnellement vérifier tous les renseignements fournis à la Cour conformément à l’obligation de divulgation imposée au SCRS.
[26] Dans les motifs du jugement rendu le 5 mars 2009 (Almrei (Re), 2009 CF 240, [2010] 2 R.C.F. 165), la juge Dawson a estimé que la vérification mentionnée dans l’arrêt Charkaoui II avait lieu d’être dans le contexte de l’ancien régime de la Loi, et non de celui créé par le projet de loi C-3. La Cour suprême n’aurait pas pu avoir l’intention que la Cour vérifie les renseignements qui, de l’avis des ministres et des avocats spéciaux, ne sont pas pertinents. Lorsque les renseignements sont pertinents, la Cour est tenue, en application de la loi modifiée, de déterminer si la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale. Cette responsabilité ne peut pas être déléguée aux avocats.
[27] Au paragraphe 62 de ses motifs, la juge Dawson a conclu de la manière suivante :
a) Lorsque les ministres et l’avocat spécial conviennent que les éléments divulgués par les ministres conformément à l’arrêt Charkaoui 2 ne sont pas pertinents quant aux questions dont la Cour est saisie, celle-ci peut se fonder sur cet accord. En pareil cas, la Cour n’est pas tenue de vérifier les renseignements dont les ministres et les avocats spéciaux conviennent qu’ils ne sont pas pertinents.
b) Aucun renseignement déposé à la Cour à titre confidentiel conformément à l’arrêt Charkaoui 2 ne peut être divulgué à la personne visée par le certificat de sécurité sans l’approbation préalable de la Cour.
c) Les renseignements ou autres éléments de preuve divulgués aux personnes visées conformément à l’arrêt Charkaoui 2 devraient être communiqués directement à l’avocat de chacune des personnes visées par le certificat de sécurité. La présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 ne devrait pas être versée dans le dossier public de la Cour. Ces renseignements ou autres éléments de preuve ne deviendraient publics que si une partie utilisait ceux-ci et les présentait en preuve.
d) Les résumés des renseignements ou autres éléments de preuve qui sont préparés conformément à l’alinéa 83(1)e) de la Loi doivent être versés dans le dossier public de la Cour, parce qu’ils concernent des renseignements que les ministres utilisent et des renseignements sur ce qui s’est passé au cours des audiences à huis clos.
[28] D’autres questions qui n’avaient pas été abordées dans l’ordonnance du juge en chef ont été soulevées à l’audience devant la juge Dawson. Il a été soutenu que le juge désigné ne devrait pas avoir à se prononcer sur une partie quelconque de la divulgation faite conformément à l’arrêt Charkaoui II, à moins que ce ne soit nécessaire pour trancher un désaccord ou qu’une partie utilise les éléments de preuve divulgués. Aux paragraphes 34 à 36 de ses motifs, la juge Dawson a noté qu’il était prématuré de faire toute déclaration circonscrivant le rôle du juge désigné dans l’examen des documents en l’absence d’indices quant au contenu des éléments de preuve et aux observations qui s’y rapportent. Ce rôle peut varier en fonction des circonstances propres à chaque cas et la Cour pourrait avoir de nombreuses raisons d’examiner les renseignements.
[29] La juge Dawson a expressément affirmé qu’elle ne se prononçait pas sur l’admissibilité de la démarche des ministres s’ils cherchaient plus tard à compléter les renseignements sur lesquels le certificat de sécurité est fondé ou à modifier le rapport produit au soutien de celui-ci en invoquant une partie de la divulgation exigée par Charkaoui II (note de fin de texte 1 des motifs de l’ordonnance). La question de savoir si les ministres pourraient compléter les renseignements contenus dans le RRS a été soulevée en l’espèce, mais les renseignements supplémentaires provenaient de sources qui ne sont pas visées par les règles de divulgation énoncées dans Charkaoui II.
[30] Le 9 février 2009, le SCRS ayant eu terminé la recherche dans ses dossiers, les ministres ont déposé des volumes reliés intitulés [traduction] Divulgation conforme à Charkaoui 2, qui comprenaient des DVD contenant environ 1 276 documents de diverses grosseurs en format électronique tirés de la base de données opérationnelle du SCRS.
[31] Certains des renseignements contenus dans les dossiers produits avaient été éliminés ou masqués par le SCRS puisqu’ils concernaient des enquêtes sur d’autres personnes et, selon le SCRS, n’étaient pas pertinents, car ils n’étaient pas visés par l’ordonnance du 10 octobre 2008. Des renseignements administratifs internes comme le nom des employés du SCRS, des numéros de dossier et des numéros de téléphone ainsi que des renseignements qui divulgueraient des modes opératoires ou qui identifieraient des sources humaines avaient également été éliminés. J’ai estimé nécessaire d’examiner la version non expurgée de ces dossiers afin de m’assurer que cette censure avait lieu d’être et n’excluait pas de renseignements importants pour l’instance. Après cet examen, je suis convaincu que, en majeure partie, la censure était appropriée et ne masquait pas de renseignements qui étaient importants en l’espèce et nécessaires afin que la Cour et les avocats spéciaux s’acquittent de leurs tâches dans l’instance à huis clos.
[32] Par exemple, les dossiers comprenaient des documents comme des rapports périodiques de situation ou des vues d’ensemble concernant toutes les cibles d’enquêtes du SCRS pendant la période en cause. Ces dossiers ont été produits parce qu’ils contenaient incidemment le nom de M. Almrei et des renseignements à son sujet. Les autres renseignements dans ces documents n’étaient pas pertinents en l’espèce et avaient été éliminés à juste titre dans les documents divulgués. À cet égard, je soulignerais que l’alinéa 83(1)j) [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi prévoit que la Cour ne peut fonder sa décision sur les renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre si le juge décide qu’ils ne sont pas pertinents ou si le ministre les retire.
[33] Dans quelques cas, quoique les renseignements censurés n’aient pas semblé à première vue pertinents en l’espèce, j’ai estimé que la censure avait été excessive et tendait à rendre inintelligible sans raison des parties des dossiers. Par exemple, les noms et autres particularités permettant d’identifier de simples connaissances et des sources de renseignements, notamment des agents de police, étaient habituellement éliminés dans ces documents, conformément à la politique du SCRS visant à protéger les sources humaines. Ces renseignements n’étaient pas sensibles et n’auraient pas mis en danger ces individus s’ils avaient été publiés par inadvertance. Le 20 mars 2008, j’ai ordonné la révision de la censure dans les documents déposés le 9 février 2009. Il a également été ordonné aux ministres de mener une autre recherche afin de trouver des documents additionnels portant sur certains individus nommés en lien avec l’affaire en l’espèce. Le 27 mars 2009, les ministres ont déposé des versions révisées des documents produits le 9 février 2009 dans lesquelles une certaine partie de la censure avait été enlevée.
[34] Il est devenu apparent au cours de l’examen des documents du 9 février que le SCRS avait mené une recherche exhaustive de sa banque de données opérationnelle afin de trouver tous les dossiers contenant le nom de M. Almrei (ou sa kounia, un titre de respect) et ses variantes. Une grande partie de ces documents étaient répétitifs et n’avaient aucune valeur de preuve, car ils ne faisaient que reprendre des renseignements présentés auparavant dans les rapports périodiques requis par les procédures administratives du SCRS.
[35] Il serait étonnant que la Cour suprême ait eu ce type de divulgation en tête lorsqu’elle a statué que « le SCRS devrait être tenu de conserver l’ensemble des renseignements dont il dispose et de les divulguer aux ministres ainsi qu’au juge désigné » au paragraphe 62 de l’arrêt Charkaoui II. Avec le recul, une recherche plus ciblée aurait épargné un temps considérable. Les documents produits ayant une certaine valeur étaient les rapports d’interception électronique et de surveillance physique ainsi que des rapports sur des demandes de renseignements présentées à des organismes étrangers et leurs réponses, dont les implications seront analysées ci-dessous.
[36] Les 24 et 25 mars 2009, les ministres ont déposé un rapport de renseignements de sécurité modifié (RRS/M) et un volume additionnel de documents de référence ainsi qu’un résumé modifié du rapport de renseignements de sécurité accompagnés des corrections à l’index du 22 février 2008 et d’autres documents de référence publics et confidentiels. Le défendeur et les avocats spéciaux se sont opposés au dépôt de ces nouveaux documents qui survenait plus d’un an après la délivrance du certificat.
[37] Dans l’arrêt Charkaoui II, la Cour suprême s’est prononcée sur la pratique de présenter des éléments de preuve au juge désigné examinant le caractère raisonnable du certificat qui n’avait pas été présentés aux ministres lorsqu’ils l’ont signé. La Cour suprême a conclu que les nouveaux éléments de preuve devaient être admis, qu’ils aient été présentés au juge par les ministres ou par la personne visée. Le processus de contrôle judiciaire ne se limite pas à l’examen des documents dont disposaient les ministres ou des motifs à l’origine de leur décision initiale. Les nouveaux éléments de preuve peuvent être aussi avantageux pour la personne visée que pour les ministres : Charkaoui II, aux paragraphes 70 à 73.
[38] À mon avis, une telle pratique peut parfois constituer un abus de procédure, notamment lorsque des renseignements sont injustement retenus pour des raisons stratégiques et fournis trop tard dans le processus pour que la personne visée puisse y répondre, comme on l’alléguait dans la présente instance. En l’espèce, je ne dispose d’aucune preuve étayant une telle conclusion. Les documents ont été acceptés, sous réserve d’un examen additionnel à la fin des plaidoiries. Cependant, je reconnais que l’effet concret de cette décision était de permettre aux ministres de défendre leur cause contre les fortes attaques du défendeur lors des audiences sur le contrôle de la détention. Les ministres ont déposé une quantité considérable de documents qui n’avaient pas été présentés ni pris en considération dans la décision de délivrer le certificat.
[39] Le 27 mars 2009, j’ai rejeté les requêtes présentées par le défendeur avant les audiences sur le caractère raisonnable : Almrei (Re), 2009 CF 322. La première requête, concernant la constitutionnalité du paragraphe 85.4(2) et de l’alinéa 85.5b) de la Loi, qui portent sur les communications entre le défendeur et les avocats spéciaux, était en grande partie fondée sur des arguments qui avaient déjà été entendus et sur lesquels s’était prononcé le juge en chef Allan Lutfy en novembre.
[40] J’ai conclu que la question de la constitutionnalité des restrictions à la communication par les avocats spéciaux était encore prématurée vu l’absence de fondement factuel concret. La réparation demandée à titre subsidiaire, soit autoriser le défendeur à poser des questions aux avocats spéciaux dans une enveloppe scellée et à recevoir leurs réponses sans qu’elles soient communiquées à la Cour ou aux ministres, a également été refusée. J’ai jugé que, bien qu’il n’y ait aucun obstacle à ce que le défendeur pose des questions aux avocats spéciaux sans en informer la Cour ou les ministres, les avocats spéciaux devaient obtenir l’autorisation judiciaire avant de communiquer leurs réponses au défendeur de manière à respecter l’obligation de la Cour de protéger les renseignements pouvant porter atteinte à la sécurité nationale du Canada.
[41] Les avocats spéciaux ont été autorisés au cours de l’instance à communiquer avec le défendeur et ses avocats à propos de questions d’horaire ainsi que, de temps à autre, à discuter de certaines questions de droit dans la mesure où il n’y avait pas divulgation de renseignements très secrets dont ils avaient pu prendre connaissance dans les documents confidentiels. Ils ont également été autorisés à communiquer avec les avocats spéciaux nommés dans d’autres procédures relatives à des certificats de sécurité pour discuter de questions communes de divulgation soulevées à la suite des audiences à huis clos. Par exemple, le 14 mai 2009, on a autorisé M. Copeland à dire à M. Almrei et à ses avocats que les documents très secrets déposés par les ministres n’étaient pas fondés sur des renseignements obtenus de l’interrogation de détenus par les autorités américaines à la baie de Guantánamo, à Cuba, ou dans tout autre lieu secret qui serait utilisé par les services du renseignement américains, ni sur des renseignements qui en auraient découlé. Le 20 mai 2009, on a autorisé M. Cameron à parler aux avocats de M. Almrei du contenu expurgé d’un rapport de la GRC.
[42] Dans ses requêtes, le défendeur demandait également une déclaration selon laquelle la Charte exige que le critère de mise en balance des intérêts figurant à l’article 38.06 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] de la Loi sur la preuve au Canada [L.R.C. (1985), ch. C-5] soit importé à l’alinéa 83(1)e) [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi de façon à permettre que des renseignements soient divulgués quand l’intérêt de la justice a prépondérance sur l’atteinte à la sécurité nationale. J’ai conclu que cette requête était également prématurée, car la situation prévue par le défendeur ne s’était pas encore produite. J’ai également refusé de faire une déclaration de principe concernant la divulgation à ce moment, comme on le demandait, pour des raisons semblables.
[43] Le cours des choses en l’espèce a montré qu’il ne serait pas nécessaire de trancher la question de la mise en balance des intérêts, car le conflit entre les intérêts concurrents de la sécurité et de la liberté n’a pas été soulevé dans le cadre d’une requête en divulgation. Les ministres se sont opposés à la divulgation d’un certain nombre de rapports de surveillance physique et de surveillance des télécommunications, car ils n’étaient pas mentionnés dans le RRS et ne fournissaient pas, à première vue, d’éléments de preuve disculpant le défendeur. Ils se sont cependant opposés à la divulgation au motif qu’ils n’étaient pas pertinents, et non parce que leur publication porterait atteinte à la sécurité nationale. Après m’être penché sur la question et avoir conclu que les documents pouvaient être pertinents et ne portaient pas atteinte à la sécurité, j’ai ordonné que les résumés des rapports soient communiqués au défendeur.
[44] Les audiences à huis clos sur la preuve ont eu lieu à l’automne 2008 afin que les ministres puissent présenter le témoignage de témoins du SCRS portant sur le danger que représenterait M. Almrei ainsi que sur son risque de fuite, dans le but de contrôler la détention de même que sur le caractère raisonnable du certificat. Le défendeur a choisi de ne pas contre-interroger le témoin du SCRS qui avait témoigné à l’audience publique uniquement sur des questions relatives au caractère raisonnable parce qu’il croyait qu’il serait rappelé à cette fin. Pour des raisons opérationnelles, le témoin du SCRS n’était plus disponible aux nouvelles dates prévues lorsque l’audience sur le caractère raisonnable a été reportée. Dans les circonstances, le témoignage du témoin portant sur le caractère raisonnable a été radié et les ministres ont eu l’autorisation de citer à comparaître un autre témoin du SCRS pour parler des allégations à l’audience publique. Le même témoin du SCRS qui avait témoigné à l’audience à huis clos sur la détention a témoigné à l’audience à huis clos sur le caractère raisonnable.
[45] Le 17 avril 2009, après plusieurs audiences à huis clos sur la divulgation de la preuve au défendeur, les ministres ont déposé un document intitulé [traduction] « Divulgation publique de l’information utilisée dans le rapport de renseignements de sécurité modifié (RRS) ». Ce document comprenait des résumés de conversations interceptées et des rapports de surveillance physique sur lesquels était fondé le RRS/M ainsi que l’information fournie au SCRS par CIC [Citoyenneté et Immigration Canada] et l’ASFC [Agence des services frontaliers du Canada] utilisée dans le RRS/M.
[46] Le 24 avril 2009, les ministres ont déposé des documents sous le titre [traduction] « Divulgation de l’information conformément aux règles de production énoncées dans Charkaoui II ». Il s’agissait de résumés de communications interceptées concernant M. Almrei entre le 12 septembre 2001 et le 18 octobre 2001, ainsi qu’un résumé de rapports de surveillance physique visant M. Almrei d’août 1999 à octobre 2001.
[47] Les audiences publiques sur la preuve se sont tenues sur 18 jours à Toronto du 27 avril 2009 au 27 mai 2009. Les témoignages seront présentés ci-dessous. À six reprises pendant ces audiences, la Cour a eu des entretiens à huis clos et ex parte dans le cabinet du juge avec les avocats du SCRS et les avocats spéciaux afin de discuter de la divulgation et d’autres questions relatives aux renseignements confidentiels. Un sténographe et un agent du greffe ayant reçu l’autorisation de sécurité étaient également présents afin que les entretiens soient consignés au dossier.
[48] Les parties ont déposé des observations écrites détaillées sur les questions de fait et de droit en litige en l’espèce et les plaidoiries ont été entendues à Toronto les 2, 3 et 6 juillet 2009.
[49] Des audiences à huis clos ont eu lieu à Ottawa pour répondre aux questions qui avaient été soulevées à propos de la fiabilité des renseignements confidentiels fournis à la Cour et aux avocats spéciaux. Le 3 avril 2009, j’ai ordonné au SCRS de trouver tout document ou dossier en sa possession n’ayant pas été inclus dans les documents du 9 février 2009 et contenant une évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des renseignements fournis par des sources humaines précises. Les ministres ont déposé des renseignements supplémentaires concernant les sources humaines le 1er mai 2009 et, le 15 mai 2009, une réponse supplémentaire à l’ordonnance du 3 avril 2009. Le 25 mai 2009, les ministres ont déposé un document révisé et modifié sur les sources.
[50] Le 3 juin 2009, j’ai rendu une ordonnance confidentielle enjoignant aux ministres et au SCRS de fournir à la Cour et aux avocats spéciaux des copies de documents et d’autres pièces tirés des dossiers sur les sources humaines du SCRS et j’ai donné des instructions concernant un examen des dossiers. Le 9 juin 2009, j’ai ordonné la production des pièces originales relatives aux sources déposées à la Cour dans le cadre de l’instance antérieure sur le certificat de sécurité. Le 17 juin 2009, une ordonnance enjoignant la production de pièces relatives à des sources ayant servi à obtenir les mandats lancés en 2000 et en 2001 concernant le défendeur a été rendue. Ces documents ont été fournis et les ministres ont déposé un document intitulé [traduction] « Précis des sources » le 22 juin 2009 contenant des renseignements additionnels et révisés.
[51] L’interrogatoire principal et le contre-interrogatoire des témoins du SCRS à propos des questions soulevées par ces documents et, plus généralement, à propos des renseignements confidentiels sur lesquels s’étaient appuyés les ministres dans le RRS/M, ont eu lieu à Ottawa du 22 au 26 juin 2009. Les observations orales ont été entendues à huis clos à Ottawa les 27 et 28 juin 2009.
[52] Le 24 juillet 2009, les avocats spéciaux ont introduit pendant l’audience à huis clos une requête demandant que le certificat de sécurité soit annulé au motif qu’il s’agissait d’un abus de procédure. Les ministres ont présenté leur réponse écrite le 21 août 2009. Le défendeur en a été informé le 26 août 2009. La réplique des avocats spéciaux a été reçue le 4 septembre 2009. Bien que j’aborde plus en détail cette requête dans mes motifs confidentiels en raison de la nature délicate des renseignements mentionnés, j’en toucherai également un mot dans les présents motifs.
[53] L’examen des conditions de mise en liberté a commencé le 28 juillet 2009 et s’est poursuivi lors d’une audience publique le 14 septembre 2009. À ce moment, les avocats des ministres ont fait savoir qu’ils souhaitaient présenter des renseignements à la Cour dans une audience à huis clos. L’instance a été ajournée afin de tenir des audiences à huis clos, qui ont eu lieu au cours des deux semaines suivantes, durant lesquelles la Cour a examiné et a autorisé la divulgation des résumés publics d’une nouvelle évaluation des risques faites par le SCRS et d’une évaluation des risques faite par l’ASFC. Au cours de ces audiences, d’autres questions ont été soulevées, lesquelles ont nécessité le report des audiences publiques sur l’examen des conditions. À la demande du défendeur, le 5 octobre 2009, elles ont été reportées à une date indéterminée en attendant l’issue de l’examen du caractère raisonnable.
LE CADRE JURIDIQUE
[54] Les dispositions légales pertinentes en l’espèce se trouvent aux sections 4 [articles 33 à 43] et 9 [articles 76 à 87.2] de la partie 1 de la Loi. La section 4 énonce les règles permettant de déterminer, en général, s’il y a interdiction de territoire. La section 9 porte sur les certificats et la protection des renseignements. Il sera également nécessaire de brièvement aborder certains articles du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants [10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36].
[55] Il est bien établi que les non-citoyens n’ont pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer : Chiarelli c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711. Les résidents permanents jouissent d’un droit non absolu de demeurer au pays dans la mesure où ils respectent toutes les conditions que leur impose le Règlement pris en vertu de la Loi; les étrangers qui ne sont pas des résidents permanents peuvent demeurer au pays à titre temporaire uniquement.
[56] Le législateur a le pouvoir constitutionnel de définir les conditions sous lesquelles les non-citoyens, comme M. Almrei, peuvent entrer et demeurer au Canada et le gouvernement a l’obligation de faire appliquer ces conditions et, ce faisant, peut exercer un pouvoir discrétionnaire considérable, assujetti aux principes de l’équité, afin de déterminer s’il vaut mieux qu’un non-citoyen soit renvoyé. L’expulsion ne constitue pas en soi une violation des droits du non-citoyen que garantit la Charte : Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 56. Cependant, les actes liés à l’expulsion d’un non-citoyen, comme le processus suivi dans le cadre du certificat de sécurité, peuvent y contrevenir : Charkaoui I, précité, au paragraphe 65.
[57] Tant les résidents permanents que les étrangers sont interdits de territoire pour raison de sécurité, atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité, activités de criminalité organisée ou fausses déclarations (section 4 de la Loi — Interdiction de territoire). Le certificat de sécurité ne peut viser qu’un résident permanent ou un étranger.
L’interdiction de territoire
[58] L’article 34 de la Loi précise quelles sont les personnes interdites de territoire pour raison de sécurité. Il est rédigé ainsi :
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants : a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada; b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force; c) se livrer au terrorisme; d) constituer un danger pour la sécurité du Canada; e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada; f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c). |
Sécurité |
[59] Lorsqu’un certificat de sécurité atteste l’interdiction de territoire pour plus d’un motif, chaque motif doit être interprété de façon disjonctive. Si l’un des motifs est établi, l’attestation doit être considérée comme raisonnable : Zündel (Re), 2005 CF 295, aux paragraphes 16 et 17.
[60] En l’espèce, les alinéas 34(1)a), b) et e) de la Loi ne s’appliquent pas. Les allégations contre M. Almrei sont qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada, comme l’énonce l’alinéa 34(1)d), qu’il s’est livré au terrorisme, aux termes de l’alinéa 34(1)c) et qu’il est membre d’une organisation du genre décrit à l’alinéa 34(1)f). Il se serait livré au terrorisme seulement au sens large, dans la mesure où, en participant au djihad en Afghan et en soutenant le djihad d’Ibn al‑Khattab en Tchétchénie, il s’est associé à des personnes dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elles ont commis des actes terroristes, et les a soutenues, et est par conséquent complice de ces actes. Il partagerait l’idéologie d’Oussama ben Laden et il aurait été prêt ou serait prêt à offrir du soutien matériel à une organisation, le « réseau ben Laden », qui se livre au terrorisme. Il n’est pas allégué que M. Almrei a commis directement un acte de violence pouvant mettre en danger la vie ou la sécurité de quiconque au Canada.
[61] Ces questions sont des questions mixtes de faits et de droit : Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487 (Poshteh). La question de savoir ce que signifie la loi ou le principe de droit est une question de droit et la question de savoir ce que divulgue la preuve est une question de fait et de droit. L’application de la loi ou du principe aux faits est une question mixte de fait et de droit.
[62] En l’espèce, les questions de droit comprennent l’interprétation des termes « membre » et « organisation » à l’alinéa 34(1)f) et de l’expression « danger pour la sécurité du Canada » à l’alinéa 34(1)d). Il s’agit donc d’une question mixte de fait et de droit que de savoir si M. Almrei est visé par ces dispositions : Mendoza c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 934, aux paragraphes 12 à 14.
« Membre d’une organisation »
[63] La loi ne comporte aucune définition de ces termes et les tribunaux n’ont pas tenté de leur trouver une interprétation précise et exhaustive. Comme l’a dit le juge Rothstein dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Singh, [1998] A.C.F. no 1147 (1re inst.) (QL), au paragraphe 52 :
Les dispositions en cause traitent de la subversion et du terrorisme. Le contexte, en ce qui concerne la législation en matière d’immigration, est la sécurité publique et la sécurité nationale, soit les principales préoccupations du gouvernement. Il va sans dire que les organisations terroristes ne donnent pas de cartes de membres. Il n’existe aucun critère formel pour avoir qualité de membre et les membres ne sont donc pas facilement identifiables. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration peut, si cela n’est pas préjudiciable à l’intérêt national, exclure un individu de l’application de la division 19(1)f)(iii)(B). Je crois qu’il est évident que le législateur voulait que le mot « membre » soit interprété d’une façon libérale, sans restriction aucune.
[64] La Cour d’appel fédérale a cité ce passage en l’approuvant dans l’arrêt Poshteh, précité, aux paragraphes 27 à 29. Dans l’arrêt Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297, la Cour d’appel a conclu qu’être membre d’une organisation signifie simplement qu’il y a un lien d’« appartenance ». La Cour a constamment adopté une interprétation libérale, sans restriction aucune, de la signification de « membre » : Ahani (Re), [1998] A.C.F. no 507 (1re inst.) (QL); Ikhlef (Re), 2002 CFPI 263; Harkat (Re), 2005 CF 393.
[65] La signification du terme « organisation » a moins attiré l’attention des tribunaux, car la question où apparaît généralement ce terme n’est pas celle de savoir si une organisation existe réellement, ce qui n’est généralement pas contesté, mais plutôt de savoir si elle est responsable d’actes terroristes : voir par exemple Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 568. En l’espèce, l’existence d’un « réseau ben Laden », malgré la vaste description qu’en font les ministres, est une question sur laquelle ne s’accordent pas les parties.
[66] Il est accepté dans la jurisprudence que les organisations terroristes sont des groupes peu structurés au sein desquels ne s’appliquent pas les subtilités du droit relatif aux mandats, comme l’a affirmé le juge Rothstein au paragraphe 5 de la décision Husein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8831 (C.F.). Au paragraphe 64 de la décision Ikhlef, précitée, le juge Blais, aujourd’hui juge en chef de la Cour d’appel fédérale, a affirmé que l’appartenance à une organisation se caractérisait par « la communauté d’intérêt, la communauté de pensée, les rencontres fréquentes avec des gens poursuivant les mêmes buts ».
[67] Dans Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349, [2004] 3 R.C.F. 301, infirmée pour d’autres motifs par 2005 CAF 122, [2006] 1 R.C.F. 474 (Thanaratnam CF), au paragraphe 31, le juge James O’Reilly a défini les caractéristiques d’une organisation comme étant « l’identité, le leadership, des liens hiérarchiques lâches et une structure organisationnelle de base ». Dans l’arrêt Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198, au paragraphe 38, le juge Linden a jugé ces facteurs utiles pour rendre une décision fondée sur l’alinéa 37(1)a) [de la Loi], en précisant qu’aucun d’eux n’était essentiel. Il a affirmé que le terme « organisation » devrait recevoir une interprétation « libérale, sans restriction aucune » (au paragraphe 36).
[68] La loi n’exige pas la contemporanéité de l’appartenance à l’organisation et de la période durant laquelle des actes terroristes peuvent être attribués à ce groupe. L’absence actuelle de danger n’est d’aucun secours à la personne visée si elle est jugée membre de l’organisation. La question est de savoir si la personne est ou a été membre de cette organisation, et non de savoir si la personne était membre lorsque l’organisation a commis ses actes terroristes : Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457, aux paragraphes 11 à 13; Jaballah (Re), 2006 CF 1230, au paragraphe 38; Sittampalam, précité, au paragraphe 20.
[69] La loi et ce courant de jurisprudence ont donc pour effet que, si je concluais que M. Almrei a été, à un moment ou à un autre, membre d’une organisation dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée au terrorisme à un moment par le passé, M. Almrei serait interdit de territoire, et la conclusion selon laquelle il n’en serait plus membre n’y ferait rien. La question de savoir si l’organisation qui a commis les actes terroristes est la même organisation à laquelle le membre a appartenu au moment en cause peut demeurer ouverte : Gebreab c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1213.
« Terrorisme »
[70] Le « terrorisme » n’est pas défini dans la loi. Ce terme a également reçu une interprétation libérale, sans restriction aucune, dans la jurisprudence. Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 98, la Cour suprême a défini ce terme, sous le régime de l’ancienne Loi, et jugé qu’il comprenait, aux termes de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme [Rés. AG 54/109, 9 décembre 1999] :
[...] tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. [Non souligné dans l’original.]
[71] Toute tentative de définition du terme « terrorisme » dans le contexte de l’immigration doit maintenant tenir compte de la définition d’« activité terroriste » se trouvant au paragraphe 83.01(1) [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4] du Code criminel : Soe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 671. Cette définition est en deux parties. La première partie associe la signification de l’expression à la perpétration de certaines infractions énumérées par la législation que le Canada a adoptée pour donner suite à la ratification de conventions et de traités internationaux contre le terrorisme.
[72] La seconde partie de la définition d’activité terroriste dans le Code criminel énumère un certain nombre d’éléments, notamment l’existence d’un but de nature politique, religieuse ou idéologique, en vue d’intimider le public ou de contraindre une personne, un gouvernement ou une organisation à accomplir un acte ou à s’en abstenir, ainsi que des conséquences préjudiciables comme la mort, des dommages matériels considérables ou la perturbation de services essentiels.
[73] Les dispositions relatives au motif de la définition, soit la division 83.01(1)b)(i)(A), a été jugée inconstitutionnelle par le juge Rutherford de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans R. v. Khawaja (2006), 214 C.C.C. (3d) 399. Le juge Patillo de cette même Cour a délibérément choisi de ne pas suivre ce précédent dans United States of America v. Nadarajah (2009), 95 O.R. (3d) 514, une affaire d’extradition. Dans la présente instance, je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je m’exprime sur cette question.
[74] Si je comprends bien la thèse des ministres, il n’est pas allégué que M. Almrei a commis des actes ou des omissions qui constitueraient une infraction visée par l’une ou l’autre des parties de la définition du Code criminel. Au contraire, les ministres soutiennent plutôt qu’il s’est livré au terrorisme indirectement en participant au djihad et en soutenant les actes terroristes commis par les Afghans ou les Arabes afghans en Afghanistan, au Tadjikistan, au Daguestan et en Tchétchénie.
Exclusion pour conflit armé
[75] Sont exclus de la définition d’activité terroriste du Code criminel l’acte commis au cours d’un conflit armé et conforme, au moment et au lieu de la perpétration, au droit international coutumier ou au droit international conventionnel applicable au conflit ainsi que les activités menées par les forces armées d’un État dans l’exercice de leurs fonctions officielles, dans la mesure où ces activités sont régies par d’autres règles de droit international. L’exclusion pour conflit armé est pertinente en l’espèce uniquement dans la mesure où elle peut s’appliquer aux actes commis par les moudjahidines afghans comme Abdoul Rassoul Sayyaf et aux Arabes afghans comme Ibn al‑Khattab avec qui M. Almrei était associé.
[76] Bien que le résumé public ne qualifie pas expressément Ibn al‑Khattab de terroriste, les observations des ministres parlent de ses [traduction] « activités terroristes » en Tchétchénie. Sayyaf aurait été complice de crimes de guerre commis contre la population civile et aurait protégé et conseillé des terroristes étant passés dans ses camps. Les communications de M. Almrei avec Khattab et Sayyaf sont présentées comme preuve de sa prétendue [traduction] « appartenance à un groupe terroriste et complicité à des activités terroristes ». Le défendeur soutient que, dans la mesure où il était lié à Sayyaf et à Khattab à l’époque en cause, si leurs activités étaient exclues par l’article 83.01 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4], il devrait également être protégé par cette exclusion.
[77] Dans la décision R. v. Khawaja (2008), 238 C.C.C. (3d) 114 (C.S. Ont.), le juge Rutherford a conclu que les seuls actes visés par l’exclusion sont ceux qui, selon le droit de la guerre, sont légitimes durant un tel conflit. Il a noté que la disposition en cause vise à exclure des dispositions sur le terrorisme du Code criminel les actes qui font nécessairement partie de la guerre, dans la mesure où ces actes de guerre sont commis conformément aux règles coutumières ou conventionnelles de la guerre, et il a affirmé au paragraphe 127 :
[traduction] L’exclusion permet aux personnes qui commettent des actes qui correspondraient à la définition d’activités terroristes s’ils n’étaient commis en temps de guerre de ne pas être poursuivies pour terrorisme tant que ces actes respectent les principes régissant la guerre reconnus à l’échelle internationale.
[78] Les ministres soutiennent que les activités de Sayyaf et de Khattab en cause en l’espèce ne sont pas visées par l’exclusion pour conflit armé, car il n’y a pas exclusion quand les victimes sont des personnes qui ne prennent pas part activement au conflit. Ils mettent en évidence des dispositions des Conventions de Genève [Conventions de Genève pour la protection des victimes de guerre, signées à Genève le 12 août 1949, qui constitue les annexes I à IV de la Loi sur les Conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3] et du Statut de Rome [Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 90] établissant clairement que les activités terroristes sont interdites durant un conflit armé : 4e Convention de Genève [Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, étant l’annexe IV de la Loi sur les Conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3], article 33; Protocole I [Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes de conflits armés internationaux (Protocole I), qui est l’annexe V de la Loi sur les Conventions de Genève (édicté par L.C. 1990, ch. 14, art. 1)], article 51, paragraphe 2; Protocole II [Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole II), qui est l’annexe VI de la Loi sur les Conventions de Genève (édicté par L.C. 1990, ch. 14, art. 1)], article 13, paragraphe 2. Terroriser la population civile est interdit en droit international humanitaire et constitue un crime de guerre en droit pénal international : Procureur c. Stanislav Galić, affaire no IT-98-29-A (TPIY).
[79] Il s’agit donc d’une question mixte de fait et de droit, soit de savoir si les actes commis au cours d’un conflit armé doivent être considérés comme étant légitimes, car permis en droit international.
« Danger pour la sécurité nationale »
[80] La signification de « danger pour la sécurité nationale », aux termes de l’ancienne Loi, a été analysée par la Cour suprême dans l’arrêt Suresh, précité. La Cour suprême a fait observer au paragraphe 83 que l’expression n’était pas synonyme d’appartenance à un mouvement terroriste, bien que les deux notions puissent être liées et, au paragraphe 84, qu’elle ne signifie pas la même chose que danger pour le public ou pour un membre du public. Cependant, l’alinéa 34(1)d) exige que soit examiné le danger posé à l’heure actuelle.
[81] Sous ces réserves, la Cour suprême a statué au paragraphe 85 :
[...] nous convenons que, dans le contexte des dispositions régissant l’expulsion, il faut interpréter l’expression « danger pour la sécurité du Canada » d’une manière large et équitable, et en conformité avec les normes internationales. Nous reconnaissons que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » est difficile à définir. Nous convenons aussi que la conclusion qu’il existe ou non un « danger pour la sécurité du Canada » repose en grande partie sur les faits et ressortit à la politique, au sens large. Tous ces éléments militent en faveur de l’application d’une approche large et souple en matière de sécurité nationale et, comme nous l’avons déjà expliqué, d’une norme de contrôle judiciaire caractérisée par la retenue. Si la ministre peut produire une preuve étayant raisonnablement la conclusion que l’intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada, les tribunaux ne doivent pas intervenir et modifier sa décision.
Et au paragraphe 90 :
Ces considérations nous amènent à conclure qu’une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada » si elle représente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sécurité du Canada, et il ne faut pas oublier que la sécurité d’un pays est souvent tributaire de la sécurité d’autres pays. La menace doit être « grave », en ce sens qu’elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable.
La charge de la preuve
[82] Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Flores Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636, au paragraphe 16, la charge de la preuve, la norme de preuve applicable et la qualité de la preuve nécessaire pour satisfaire à cette norme sont dans les faits trois notions juridiques différentes qu’il importe de ne pas confondre. En l’espèce, les parties conviennent que la charge de présentation de la preuve et la charge ultime de persuasion incombent aux ministres.
La qualité de la preuve
[83] La qualité de la preuve requise pour satisfaire à la norme de preuve est énoncée à l’alinéa 83(1)h) [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi. Cette disposition autorise le juge à recevoir et à admettre en preuve tout élément, même inadmissible en justice, qu’il estime « digne de foi et utile » (« reliable and appropriate ») et peut fonder sa décision sur celui-ci. Ainsi, la règle de la meilleure preuve ne s’applique pas et la preuve par ouï-dire comme celle fournie au SCRS par une source humaine ou comme les renseignements de tiers recueillis par des organismes du renseignement ou d’application de la loi étrangers ou nationaux peuvent être utilisés : Almrei (Re), 2009 CF 3, au paragraphe 53.
[84] Les versions de la Loi dans les deux langues officielles font pareillement autorité et il faut rechercher le sens qui est commun aux deux versions : R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217. « Appropriate » (« utile » en français) était le terme utilisé dans la Loi dans sa version précédant le projet de loi C-3 et, dans ce contexte, avait le sens de « proper » (approprié), « fitting » (judicieux) et « useful » (utile) : Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles, 5e édition. En français, le terme « utile » a le sens de « avantageux », « satisfait un besoin » : Le Petit Robert de la langue française, 2006. J’ai interprété les deux versions comme exigeant plus qu’une simple pertinence. Un élément de preuve peut être pertinent, mais ne pas être utile ou judicieux pour un certain nombre de raisons, notamment les circonstances dans lesquelles il a été obtenu. Cela est d’autant plus vrai lorsque le terme est jumelé avec « digne de foi » (reliable) qui comporte les notions de fiabilité, de confiance, de sécurité, de crédibilité. En droit criminel, les circonstances dans lesquelles des éléments de preuve sont obtenus peuvent les rendre non dignes de foi, par exemple quand les éléments de preuve sont obtenus sous la torture et peuvent porter atteinte au droit à un procès équitable : R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, au paragraphe 109; R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, au paragraphe 47. Le législateur a expressément ordonné que de tels renseignements ne soient pas considérés comme étant dignes de foi et utiles dans le cadre d’une instance relative à un certificat de sécurité : paragraphe 83(1.1) [édicté par L.C. 2008, ch. 3, art. 4].
[85] La section 9 fait mention à plusieurs reprises de « renseignements et autres éléments de preuve ». Pour l’application de cette partie de la Loi, l’article 76 [mod., idem] définit les « renseignements » (« information » en anglais) comme étant les renseignements en matière de sécurité ou de criminalité et ceux obtenus, sous le sceau du secret, de source canadienne ou du gouvernement d’un État étranger, d’une organisation internationale mise sur pied par des États ou de l’un de leurs organismes.
La norme de preuve
[86] En vertu du paragraphe 77(1) [mod., idem], les ministres peuvent lancer un mandat pour l’arrestation et la mise en détention de la personne visée par le certificat seulement s’ils ont des motifs raisonnables de croire qu’elle constitue un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’elle se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi (article 81 [mod., idem] de la Loi).
[87] Sous la note marginale « Interprétation », l’article 33 de la Loi dispose que les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.
[88] La Cour suprême du Canada a statué que l’expression « motifs raisonnables de croire » nécessite que la croyance dans les faits allégués soit objectivement basée sur des renseignements convaincants et crédibles : Suresh, précité, au paragraphe 90; R. c. Zeolkowski, [1989] 1 R.C.S. 1378, à la page 1385.
[89] Le juge Dubé dans la décision Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 2 C.F. 642 (1re inst.), au paragraphe 27, a décrit la norme de preuve requise pour établir des « motifs raisonnables » :
[...] davantage que de vagues soupçons, mais [elle] est moins rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités en matière civile. Et bien entendu, elle est bien inférieure à celle de la preuve «hors de tout doute raisonnable» requise en matière criminelle. Il s’agit de la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi. [Note omise.]
[90] Le juge Simon Noël a expliqué plus en détail la norme de la manière suivante dans Charkaoui (Re), 2005 CF 248, [2005] 3 R.C.F. 389, au paragraphe 30 :
La norme des «motifs raisonnables» requiert plus que des soupçons. Elle exige aussi plus qu’une simple croyance subjective de la part de celui qui les invoque. L’existence des motifs raisonnables doit être établie objectivement, c’est-à-dire qu’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances aurait cru à l’existence de motifs raisonnables [...]
[91] Par conséquent, la norme se situe quelque part entre les simples soupçons et la prépondérance de la preuve. Elle est plus élevée que la norme appliquée dans les affaires d’ordonnances de contrôle au Royaume‑Uni, qui nécessite des motifs raisonnables de soupçonner la participation à des activités liées au terrorisme : voir par exemple Secretary of State for the Home Department v. AF and Another, [2009] UKHL 28 (SSHD v. AF), aux paragraphes 62 et 63. Les instances d’habeas corpus relatives à des détenus de Guantánamo se tiennent dans la District Court des États‑Unis selon la norme de la prépondérance de la preuve : Al Mutairi v. United States, 2009 WL 2364173 (D.D.C. 2009).
[92] Les ministres soutiennent que la Cour devrait aussi prendre sa décision en appliquant comme norme les motifs raisonnables de croire. Le défendeur est d’avis qu’il faudrait appliquer la norme habituelle en droit civil, soit la prépondérance de la preuve : F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, au paragraphe 40. Il soutient que les modifications introduites par le projet de loi C-3, qui ont changé le rôle de la Cour pour le faire passer du contrôle du caractère raisonnable de l’opinion des ministres au contrôle du caractère raisonnable du certificat au moment du contrôle, exigent une norme plus élevée. En outre, il soutient que l’application d’une norme plus souple ne satisferait pas aux exigences de justice fondamentale énoncées à l’article 7 de la Charte.
[93] En examinant le rôle du juge désigné dans une instance relative à un certificat de sécurité, la Cour suprême a noté que, puisque le paragraphe 82(1) de la Loi, aujourd’hui l’article 81, prévoyait que la décision des ministres de détenir un résident permanent était fondée sur des « motifs raisonnables de croire », il était « logique de penser » que la même norme serait utilisée par le juge effectuant le contrôle de la détention : Charkaoui I, au paragraphe 39. Les ministres sont d’avis, ce que conteste le défendeur, que ce précédent établit définitivement qu’il faut appliquer la même norme à la décision quant au caractère raisonnable. Je n’en suis pas certain. La mention que fait la Cour suprême du « caractère raisonnable » comme étant la norme applicable à l’examen du certificat dans le même paragraphe semble indiquer qu’il y a une différence.
[94] Lorsque la loi exige des « motifs raisonnables de croire » un certain fait, il a été jugé que la norme ne nécessite pas la preuve du fait en tant que tel. Une preuve qui est en-deçà d’établir le fait sera suffisante si elle parvient à démontrer l’existence de motifs raisonnables de croire le fait : Procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.), aux pages 225 et 226.
[95] Dans l’arrêt Jolly, qui portait sur le paragraphe 5l) de l’ancienne Loi [Loi sur l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-2], la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur l’interdiction de territoire d’une personne ayant été membre d’une organisation ou d’un groupe qui, « à ce qu’il y a raisonnablement lieu de croire, favorise ou préconise [...] le renversement, par la force [...], du régime ». Aux pages 225 et 226, la Cour d’appel a statué :
Toutefois, lorsque la preuve a pour but d’établir s’il y a raisonnablement lieu de croire que le fait existe et non d’établir l’existence du fait lui-même, il me semble qu’exiger la preuve du fait lui-même et en arriver à déterminer s’il a été établi, revient à demander la preuve d’un fait différent de celui qu’il faut établir. Il me semble aussi que l’emploi dans la loi de l’expression «il y a raisonnablement lieu de croire» implique que le fait lui-même n’a pas besoin d’être établi et que la preuve qui ne parvient pas à établir le caractère subversif de l’organisation sera suffisante si elle démontre qu’il y a raisonnablement lieu de croire que cette organisation préconise le renversement par la force, etc. [Soulignement ajouté.]
Aux pages 228 et 229, la Cour d’appel a observé que :
Le paragraphe 5l) ne prévoit pas un type de preuve mais un critère à appliquer pour déterminer l’admissibilité d’un étranger au Canada, et la question à trancher consistait à déterminer s’il y avait raisonnablement lieu de croire qu’on préconisait le renversement par la force, etc., et non pas si on le préconisait effectivement, etc. Indubitablement, apporter la preuve de l’inexistence d’un fait constitue une façon de démontrer qu’il n’y a pas raisonnablement lieu de croire en l’existence de ce fait. Mais, même lorsque l’intimé avait fourni un commencement de preuve déniant l’existence du fait lui-même, il n’en résultait pas qu’il incombait au Ministre de démontrer autre chose que l’existence de motifs raisonnables de croire à l’existence du fait. En résumé, à la lumière de cette affaire, il me semble que, même après le commencement de preuve déniant le fait lui-même, le Ministre était simplement tenu d’apporter des preuves démontrant l’existence de motifs raisonnables de croire le fait et il ne lui était pas nécessaire d’aller plus avant et d’établir l’existence réelle du caractère subversif de l’organisation. [Non souligné dans l’orignal.]
[96] La jurisprudence subséquente a interprété le passage cité des pages 225 et 226 de l’arrêt Jolly, comme établissant une norme en-deçà de la norme applicable en droit civil. Je n’y verrais aucune difficulté s’il s’agissait du contrôle judiciaire du caractère adéquat des motifs du ministre pour prononcer une interdiction de territoire. Cependant, là n’est pas la question en l’espèce. La Cour évalue le caractère raisonnable du certificat en considérant toute la preuve. À mon avis, l’idée énoncée aux pages 228 et 229 de l’arrêt Jolly selon laquelle le ministre n’a pas à établir la preuve à première vue du contraire ne peut être invoquée après l’arrêt Charkaoui I et l’adoption du projet de loi C-3. L’arrêt Jolly a été rendu à une époque antérieure à la Charte, lorsque l’immunité d’intérêt public était absolue et les juges n’examinaient pas les renseignements confidentiels.
[97] Dans deux affaires portant sur une disposition d’exclusion comportant l’expression « des raisons sérieuses de penser », la Cour d’appel fédérale a jugé que cette expression était semblable à l’expression « penser, pour des motifs raisonnables » et que toutes deux correspondaient à une norme inférieure à celle prévue en droit civil : Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.). Dans l’arrêt Moreno, le juge Robertson a affirmé à la page 309 que ce type de langage juridique devait être considéré comme un critère préliminaire plutôt que comme une norme de preuve. À son avis, comme il l’a affirmé à la page 311, toutes les questions relatives à une disposition d’exclusion ne peuvent pas être résolues par la norme « inférieure à celle appliquée en droit civil » et l’application de cette norme devrait être limitée aux questions de fait. Cette conclusion a été approuvée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, aux paragraphes 114 à 116.
[98] La jurisprudence vient étayer la position du défendeur selon laquelle la norme de preuve devrait être celle appliquée habituellement en droit civil. Dans la décision Singh, précitée, au paragraphe 3, la Cour a conclu que la norme juridique de preuve était la prépondérance de la preuve en invoquant deux décisions de la Cour fédérale [auparavant la Section de première instance] rendues sous le régime de l’ancienne Loi : Farahi-Mahdavieh (Re), [1993] A.C.F. no 285 (1re inst.) (QL) et Al Yamani c. Canada (Solliciteur général), [1996] 1 C.F. 174 (C.F.), à la page 214.
[99] Les décisions Singh et Farahi-Mahdavieh portaient sur des interdictions de territoire dans le contexte du processus de certificat prévu par l’ancienne Loi. La décision Al Yamani était un contrôle judiciaire d’une décision d’interdiction de territoire rendue par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité. Dans la décision Farahi-Mahdavieh, le juge Denault a appliqué la norme énoncée dans l’arrêt Jolly. Dans la décision Al Yamani, le juge MacKay a rejeté l’argument selon lequel il fallait appliquer une norme plus élevée que la norme habituelle de la prépondérance de la preuve étant donné, comme la Cour suprême l’a récemment confirmé dans l’arrêt McDougall, précité, qu’il n’y a qu’une seule norme en droit civil.
[100] Dans Re Harkat, 2005 CF 393, une décision rendue après l’entrée en vigueur de la Loi, la juge Dawson a conclu au paragraphe 42 que, quoique le critère juridique fût les motifs raisonnables de croire, la norme de preuve était distincte, soit la preuve selon la prépondérance de la preuve. Le juge MacKay a fait observer dans Jaballah (Re), 2006 CF 1230, au paragraphe 65, que le critère des « motifs raisonnables de croire » n’exige pas une preuve selon la prépondérance de la preuve; il dénote plutôt un degré de probabilité, c’est‑à‑dire une croyance véritable en une possibilité sérieuse, fondée sur une preuve digne de foi. Au paragraphe 68, il a affirmé :
La question de savoir si des faits allégués et établis selon le seuil d’un « motif raisonnable de croire » tombent sous le coup des dispositions législatives du paragraphe 34(1) est donc susceptible de dépendre de la qualité et de la force de la preuve. La question consiste, pour la Cour, à évaluer si cette preuve, et le poids qui lui est accordé, mèneront à la conclusion que la norme de preuve requise est satisfaite pour soutenir une conclusion que les faits correspondent à la conduite que prescrit la loi [...]
[101] Je suis d’avis que l’expression « motifs raisonnables de croire » à l’article 33 sous-entend un critère préliminaire pour établir les faits nécessaires à une décision d’interdiction de territoire auquel la preuve des ministres doit satisfaire au minimum, comme l’a affirmé le juge Robertson dans l’arrêt Moreno, précité. Lorsque les deux parties produisent une preuve considérable et que des versions concurrentes des faits sont présentées à la Cour, la norme du caractère raisonnable exige une évaluation de la preuve et des conclusions établissant les faits qui seront acceptés. La Cour ne peut conclure au caractère raisonnable d’un certificat si elle est convaincue que la prépondérance de la preuve infirme ce que prétendent les ministres.
[102] Les ministres soutiennent que la Cour, en appliquant la norme du caractère raisonnable, doit faire preuve d’une certaine retenue envers leur décision selon laquelle la personne visée constitue un danger pour la sécurité nationale. Ils citent le passage suivant se trouvant au paragraphe 85 de l’arrêt Suresh :
Si la ministre peut produire une preuve étayant raisonnablement la conclusion que l’intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada, les tribunaux ne doivent pas intervenir et modifier sa décision.
[103] Dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême analysait la norme de contrôle. Elle a conclu que les facteurs de l’expertise relative et de l’accès aux renseignements spéciaux dans les affaires de sécurité nationale s’inscrivaient en faveur de la retenue envers l’évaluation des risques effectuée par le ministre, en invoquant le discours de lord Hoffman à cet effet dans l’arrêt Secretary of State for the Home Department v. Rehman, [2001] UKHL 47, au paragraphe 62. Bien des choses ont changé au cours des huit dernières années, notamment l’arrêt de la Cour suprême dans Charkaoui I et la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Belmarsh dans laquelle elle est revenue sur la position adoptée dans Rehman, où la question à trancher était juridique plutôt que politique : A (FC) and others (FC) v. Secretary of State for the Home Department, [2004] UKHL 56.
[104] Dans l’arrêt Charkaoui I, au paragraphe 38, la Cour suprême a fait observer que les juges avaient raison d’éviter de faire preuve d’une retenue excessive en matière de certificats de sécurité étant donné la nature de la procédure. Au paragraphe 39, elle a affirmé que « [l]a LIPR n’impose pas une grande retenue au juge désigné, mais l’oblige à procéder à un examen approfondi ».
[105] En l’espèce, la Cour rend une nouvelle décision fondée sur l’ensemble des renseignements et des autres éléments de preuve présentés, y compris les documents supplémentaires dont ne disposaient pas les ministres. La Cour, en raison de l’arrêt Charkaoui II, a eu accès à des renseignements sur la gestion des opérations et des sources humaines qui n’étaient pas disponibles antérieurement. Lors des audiences à huis clos, les renseignements sur lesquels s’appuyaient les ministres ont été mis en question et la Cour a pris connaissance de la preuve sur les circonstances dans lesquelles le RRS a été rédigé. Après avoir examiné tous les renseignements et autres éléments de preuve, j’estime qu’il faut faire montre de peu de retenue envers la décision des ministres.
La procédure
[106] Lorsque les ministres signent un certificat attestant qu’un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité, ils sont tenus en vertu de l’article 77 de la Loi de déposer le certificat à la Cour fédérale et de présenter les « renseignements et autres éléments de preuve » sur lesquels le certificat est fondé ainsi qu’un résumé de la preuve qui permet à la personne visée d’être suffisamment informée de la preuve et qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon le ministre, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Aux termes de l’article 78, le juge décide du caractère raisonnable du certificat et l’annule s’il ne peut conclure qu’il est raisonnable.
[107] La Cour suprême a reconnu à plus d’une reprise qu’il était justifié de garder des renseignements de sécurité secrets afin de protéger la sécurité nationale : Chiarelli, précité, à la page 744; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, aux paragraphes 43 et 44. Cette obligation peut nécessiter une dérogation aux pratiques habituelles de communication qui permettent à une personne, que l’État cherche à renvoyer, de connaître la preuve qu’elle doit réfuter. Le droit d’une partie de connaître la preuve qui pèse contre elle n’est pas absolu : Charkaoui I, au paragraphe 57.
[108] Dans le contexte d’une instance relative à un certificat de sécurité où le renvoi pourrait exposer la personne au risque d’être torturée ou à la mort, le droit à une audience équitable exige qu’il faille soit communiquer les renseignements nécessaires, soit trouver une autre façon de pallier l’absence de communication : Charkaoui I, précité, aux paragraphes 61 et 139. Le législateur a répondu par la mise en place du régime des avocats spéciaux à titre d’autre façon de pallier l’absence de communication.
[109] Selon l’alinéa 83(1)a) de la Loi, le juge doit procéder sans formalisme et selon la procédure expéditive (informally and expeditiously) dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent.
[110] La Cour peut d’office tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil — et doit le faire à chaque demande du ministre — si la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : alinéa 83(1)c) de la Loi.
[111] Le juge veille à ce que soit fourni à l’intéressé un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’intéressé d’être suffisamment informé (reasonably informed) de la preuve défendue par le ministre à l’égard de l’instance en cause : alinéa 83(1)e) de la Loi. Le juge peut fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’intéressé : alinéa 83(1)i).
Le rôle de l’avocat spécial
[112] L’avocat spécial a pour rôle dans une procédure comme en l’espèce de défendre les intérêts de la personne visée par un certificat de sécurité lors de toute audience tenue à huis clos. L’avocat spécial peut contester les affirmations du ministre voulant que la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve porte atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ainsi que la pertinence, la fiabilité et la suffisance des renseignements et l’importance qui devrait leur être accordée : article 85.1 [édicté par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi. Il peut présenter au juge ses observations, oralement ou par écrit, à l’égard des renseignements et autres éléments de preuve non communiqués et contre‑interroger les témoins entendus lors d’une audience à huis clos : article 85.2 [édicté, idem] de la Loi. Les ministres sont tenus de fournir à l’avocat spécial copie de tous les renseignements et autres éléments de preuve qui ont été fournis au juge : paragraphe 85.4(1) [édicté, idem] de la Loi.
[113] Il est interdit aux avocats spéciaux de communiquer avec qui que ce soit au sujet de l’instance sans l’autorisation du juge dès qu’ils ont pris connaissance des renseignements ou autres éléments de preuve : paragraphe 85.4(2) et article 85.5 [édicté, idem] de la Loi. Ces dispositions limitent la capacité de l’avocat spécial à obtenir des renseignements et à recevoir des instructions de la personne visée et de son conseil.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[114] La question fondamentale est de savoir si le certificat signé par les ministres le 22 février 2008 visant Hassan Almrei est raisonnable. Les parties ont défini un certain nombre de questions de fait et de droit sous-jacentes à la question principale.
[115] Le défendeur a contesté de manière générale la validité constitutionnelle du régime légal adopté par le projet de loi C-3. Il soutient que le nouveau régime ne comble pas les lacunes sur le plan constitutionnel décelées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui I et, par conséquent, qu’il n’a pas eu droit à la justice fondamentale garantie à l’article 7 de la Charte.
[116] En particulier, M. Almrei soutient que les restrictions aux communications entre la personne visée et l’avocat spécial après que ce dernier a pris connaissance des renseignements confidentiels rend la nouvelle procédure inefficace à titre d’autre façon raisonnable de pallier l’absence de communication. Il soutient que la norme de preuve des motifs raisonnables de croire est inadéquate sur le plan constitutionnel et que la Charte n’exige rien de moins que la norme applicable en droit civil. La perquisition de son appartement en 2000 par les agents de CIC et la saisie d’un faux passeport en sa possession auraient contrevenu au droit que lui confère l’article 8 de la Charte d’être protégé contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives.
[117] Compte tenu de la nature des renseignements et autres éléments de preuve en l’espèce ainsi que des mesures qui ont été prises pour autoriser la communication au besoin, je suis d’avis qu’il n’a pas été porté atteinte au droit du défendeur à la justice fondamentale et que l’avocat spécial n’a pas été gêné dans l’exercice de ses fonctions par les restrictions à la communication imposées par la loi. La procédure a fonctionné comme l’avait prévu le législateur.
[118] Vu les conclusions que j’ai tirées sur les questions de fait, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de décider si le nouveau régime, dans son ensemble, résiste à un examen constitutionnel. De manière semblable, puisque j’ai conclu que le certificat n’est pas raisonnable, je n’ai pas à établir si la Charte exige que soit appliquée la norme de la prépondérance de la preuve. Je crois qu’il vaut mieux que ces questions soient tranchées dans une autre affaire où les faits seraient plus propices et où il y aurait « litige actuel ».
[119] En ce qui concerne la validité de la perquisition et de la saisie de 2000, une décision sur cette question n’aurait aucune répercussion sur l’issue de la présente affaire. D’ailleurs, la Cour ne dispose pas d’une preuve adéquate sur les circonstances dans lesquelles la perquisition a été effectuée pour tirer une conclusion éclairée. Je suis également d’avis que le défendeur a implicitement rejeté son droit à s’opposer à la perquisition puisque neuf ans se sont écoulés depuis celle-ci.
[120] Les questions auxquelles j’ai l’intention de répondre dans les présents motifs sont les suivantes :
1. Les allégations contre M. Almrei sont-elles étayées par les renseignements et autres éléments de preuve présentés à la Cour?
2. Le certificat doit-il être annulé parce qu’il constitue un abus de procédure?
LES ALLÉGATIONS
[121] Le certificat signé par les ministres le 22 février 2008 atteste que M. Almrei est interdit de territoire pour les motifs énoncés aux alinéas 34(1)c), 34(1)d) et 34(1)f) de la Loi, c’est-à-dire essentiellement parce qu’il y a des motifs raisonnables de croire que M. Almrei se livre au terrorisme, qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada et qu’il est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livrera, se livre ou s’est livrée au terrorisme.
[122] Les motifs justifiant le certificat de sécurité sont énoncés dans le RRS et le RRS/M, la Déclaration résumant les renseignements (le résumé public) et le résumé modifié avec des renseignements supplémentaires déposés à la Cour le 25 mars 2009. Selon le résumé modifié, compte tenu des renseignements obtenus de sources non secrètes, de sources humaines, par des interceptions et par la surveillance physique ainsi que de renseignements obtenus d’organismes étrangers ou nationaux, le SCRS croit que :
a) M. Almrei soutient l’idéologie extrémiste islamiste épousée par Oussama Ben Laden, il connaît des personnes qui partagent cette idéologie et, par sa participation à un réseau international de fabrication de faux documents, il a la capacité de faciliter le déplacement de personnes au Canada ou à l’étranger qui pourraient commettre des actes terroristes.
b) Oussama Ben Laden est le leader d’un réseau international terroriste formé de groupes et d’individus qui se sont engagés à utiliser la violence pour atteindre leurs objectifs politiques et Ben Laden a établi des liens importants grâce à des alliances et à la coopération avec d’autres groupes extrémistes.
c) La méthodologie des chefs d’al‑Qaïda a changé depuis le 11 septembre 2001. Des opérations ont été exécutées par des groupes terroristes distincts affiliés à al‑Qaïda de par leur formation en Afghanistan ou de par leurs liens directs avec des chefs de moyen niveau d’al‑Qaïda ou encore par des unités autonomes adhérant aux principes de base d’al‑Qaïda mais n’ayant pas de lien direct avec Ben Laden.
d) Certains chercheurs et théoriciens croient qu’al‑Qaïda n’est plus une organisation centralisée, mais reconnaissent que son idéologie demeure et que Ben Laden représente toujours une figure puissante et une inspiration pour des gens de partout dans le monde. D’autres croient qu’al‑Qaïda demeure une entité viable et pourrait être en train de se regrouper afin de déclencher une nouvelle vague d’attaques.
e) Le réseau Ben Laden, par l’intermédiaire d’al‑Qaïda, exploite des camps d’entraînement terroristes en Afghanistan, au Pakistan et au Soudan et a des cellules en Somalie et au Kenya.
f) Des diplômés des camps ont été envoyés dans diverses zones de conflit autour du monde pour soutenir divers groupes et causes islamistes, y compris les rebelles tchétchènes combattant en Russie.
g) D’autres organisations terroristes ont adopté la marque de commerce al‑Qaïda et exercent leurs activités à l’extérieur de la zone centrale d’al‑Qaïda en Afghanistan et au Pakistan.
h) Des milliers de personnes ont été inspirées par l’idéologie d’al‑Qaïda. Elles agissent à l’échelle locale, mais leurs activités font partie d’un tout, défini par al‑Qaïda, qui utilise à son tour ces groupes comme partie intégrante de sa stratégie globale.
i) Dix-huit individus ont été arrêtés à l’été 2006 dans la région du Grand Toronto et ont été accusés d’infractions terroristes, soit avoir établi des camps d’entraînement au nord de Toronto afin d’exécuter des exercices de style militaire. Ils n’ont aucune affiliation formelle à al‑Qaïda, mais on croit qu’ils étaient inspirés par l’idéologie d’al‑Qaïda.
j) Al‑Qaïda et ses adeptes utilisent l’Internet comme moyen de communiquer entre eux de manière sécuritaire et rapide et se servent d’Internet pour le recrutement, l’endoctrinement, les campagnes de financement et la propagande.
k) À l’appui de leurs actions clandestines, des membres du réseau Ben Laden utilisent des pseudonymes et des faux documents, particulièrement des passeports, ils abusent des processus officiels par exemple pour changer officiellement de nom, arranger des mariages de complaisance et entrer dans un État sans document afin de s’inscrire sous un faux nom et obtenir des documents officiels sous de nouvelles identités.
l) Les citoyens canadiens Abderraouf Jdey et Faker Boussora, qui ont fait connaître leur intention de participer à une mission suicide, sont inconnus et il y a de fortes chances que les deux utilisent de fausses identités afin d’éviter d’être détectés.
m) L’utilisation frauduleuse de passeports et d’autres documents est intrinsèquement liée au terrorisme international. Les groupes terroristes et leurs agents ont besoin de voyager pour planifier et commettre leurs attaques. Le voyage clandestin est facilité par l’utilisation de faux documents ou de documents obtenus frauduleusement.
n) Ben Laden s’est approprié illégalement des dons faits à des organismes de bienfaisance musulmans afin de permettre au réseau Ben Laden d’exercer ses activités sans bénéficier du soutien financier d’un gouvernement ou d’un État.
o) Le réseau Ben Laden a démontré qu’il se préoccupait hautement de la sécurité et il fades mesures de contre-terrorisme et ses membres font très attention dans leurs communications afin d’éviter d’être détectés, ce pourquoi ils ont notamment recours à des noms de guerre.
p) Le Canada a été désigné cible légitime d’attaque à six reprises par al‑Qaïda et des groupes ou des individus liés à al‑Qaïda.
q) En juin 2007, lors de la remise des diplômes d’environ 300 kamikazes nouvellement formés dans un camp d’entraînement terroriste, un commandant taliban a annoncé que les intérêts canadiens étaient tous des cibles légitimes et que de nouveaux diplômés seraient stationnés au Canada.
r) Malgré la dispersion des chefs d’al‑Qaïda et la diminution de la capacité du groupe à organiser et à diriger de manière centrale les opérations, al‑Qaïda émet des documents audio ou vidéo qui sont largement diffusés dans le monde arabe et musulman et qui servent à motiver les Musulmans à épouser la cause du djihad.
s) M. Almrei a menti aux autorités canadiennes, aux tribunaux et aux cours à propos de ses déplacements avant son arrivée au Canada.
t) Le réseau Ben Laden est fondé sur le dévouement de ses membres envers ses chefs et ses idéaux soudés par des liens d’affinité. M. Almrei partage ces affinités et a démontré son appui à Ben Laden, à ceux qui lui sont associés ou qu’il parraine ainsi qu’à son idéologie.
u) M. Almrei est associé aux Arabes afghans liés au réseau Ben Laden, y compris Ibn Khattab, Nabil Almarabh, Ahmed al Kaysee et Hoshem al Taha.
v) M. Almrei a les capacités et connaît les personnes à l’étranger pour obtenir des faux documents, il a obtenu un faux passeport canadien pour Nabil Almarabh, il connaissait des individus à Montréal qui pouvaient obtenir de faux documents, il s’est rendu en Thaïlande où il a rencontré un passeur de clandestins avec qui il a discuté de faux passeports, il a arrangé un mariage de complaisance au Canada, il a fait obtenir des permis de conduire américains et canadiens, et une personne qu’il connaissait a été arrêtée aux États‑Unis en 2001 avec 13 liasses de documents d’identité comprenant des passeports.
w) M. Almrei a montré qu’il s’inquiétait de sa sécurité et qu’il comprenait les procédures de surveillance.
LES « RENSEIGNEMENTS ET AUTRES ÉLÉMENTS DE PREUVE »
Aperçu
[123] Comme il en a été question ci-dessus, la section 9 de la Loi prévoit que le juge effectuant le contrôle judiciaire d’un certificat peut recevoir en preuve tout élément de preuve digne de foi et utile, même inadmissible en justice, et fonder sa décision sur ce type d’éléments. Cela peut comprendre des renseignements provenant de sources ouvertes ou secrètes. En l’espèce, les ministres ont fondé leurs allégations contre M. Almrei sur des renseignements obtenus de diverses sources décrites dans les rapports de renseignements de sécurité et les résumés publics.
[124] Les rapports de renseignements de sécurité ou RRS déposés en l’espèce ont été rédigés par le SCRS conformément aux obligations que lui impose l’article 14 [mod. par L.C. 2001, ch. 27, art. 223] de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23. L’article 14 autorise le SCRS à fournir des conseils aux ministres sur les questions de sécurité du Canada et à leur transmettre des informations dans la mesure où ces conseils et informations sont utiles à l’exercice des pouvoirs que leur confère la Loi.
[125] La Loi ne fait pas mention des RRS. Il s’agit d’un rapport narratif consistant en des énoncés de faits tirés de sources ouvertes et de renseignements obtenus auprès de sources humaines, par l’interception de communications, par la surveillance physique et auprès d’organismes du renseignement de sécurité étrangers et nationaux. Selon une politique du SCRS, chaque énoncé doit être évalué au regard de sa pertinence et de sa fiabilité et doit être [traduction] « corroboré » ou lié à une source ouverte ou confidentielle documentée que détient le SCRS. Le résumé public, rédigé par le SCRS au nom des ministres, contient la partie du récit qui, selon le SCRS, ne porte pas atteinte à la sécurité nationale ou ne menace pas la protection des sources et fait référence en note de bas de page aux sources ouvertes.
[126] Le RRS, le RRS modifié (RRS/M), le résumé public de ces deux documents, de même que les volumes contenant les sources ouvertes et confidentielles mentionnées en référence et les documents supplémentaires ont tous été déposés à la Cour pour son usage ainsi que celui des avocats spéciaux. Le RRS déposé à la Cour comportait des passages surlignés en couleur indiquant quels renseignements étaient secrets et cachés à M. Almrei et au public et quels renseignements étaient rendus publics dans les résumés.
[127] Les ministres ont présenté le témoignage d’agents du SCRS aux audiences publiques ainsi qu’aux audiences à huis clos et ils ont présenté le témoignage d’opinion d’un témoin expert lors des audiences publiques. Le défendeur a témoigné et a cité à comparaître plusieurs témoins experts pour qu’ils donnent leur opinion aux audiences publiques. Les témoignages et avis d’experts publics sont analysés ci-dessous. La preuve présentée lors des audiences à huis clos est analysée dans les motifs confidentiels du jugement.
Les renseignements provenant de sources ouvertes
[128] Le RRS, le RRS/M et les résumés publics des deux rapports contiennent des notes de bas de page faisant référence à de nombreux documents de source non secrète ou ouverte déposés à la Cour par les ministres sous forme de volumes comportant un index. La plupart de ces documents proviennent de journaux, de magazines, de publications savantes et de sources en ligne n’existant pas en format papier. Environ 35 des rapports mentionnés proviennent de sources existant uniquement en ligne et plus de 50 étaient des articles tirés de journaux et d’autres médias écrits. En outre, les deux parties ont présenté de nombreux documents de source ouverte qui ont été portés à l’attention des témoins pendant leur témoignage. La fiabilité de certains de ces documents a été mise en question au cours de l’instance. Durant les audiences à huis clos, les avocats ont déposé en preuve des documents ayant été produits à la suite des ordonnances rendues dans l’arrêt Charkaoui II.
[129] À mesure que l’affaire était instruite et que la Cour examinait les renseignements publics et confidentiels, il est apparu clairement que les organismes occidentaux du renseignement de sécurité et les chercheurs connaissaient peu Al‑Qaïda et le mouvement djihadiste dans les mois ayant précédé et suivi les événements du 11 septembre. Comme l’a écrit Thomas Hegghammer, de la Harvard Kennedy School et du Centre de recherche norvégien sur la défense (Times Literary Supplement, « Jihadi Studies», 4 avril 2008, page 15) :
[traduction] La destruction survenue le 11 septembre nous a tous fait peur. Pourtant, la plupart d’entre nous [...] ont présumé que des gens au sein des services du renseignement ou des universités possédaient des connaissances poussées sur les djihadistes [...] Grave erreur [...] [I]l est apparu de plus en plus clairement à quel point nous connaissions peu al‑Qaïda en 2001 et à quel point il nous faudrait du temps pour bien comprendre les dynamiques du djihad mondial.
[130] Les analystes du renseignement de sécurité et les chercheurs universitaires avaient porté très peu attention au phénomène du djihad. M. Hegghammer souligne que les principales contributions à la documentation sur Al‑Qaïda dans les premières années suivant le 11 septembre sont provenues de journalistes d’enquête, et non des théoriciens ou des spécialistes du renseignement. Il se dégage la même constatation des renseignements déposés en l’espèce.
[131] En réaction au 11 septembre et à la « lutte mondiale au terrorisme » engagée par les États‑Unis et leurs alliés, il y a eu prolifération rapide d’experts instantanés et de nouvelles organisations prétendant connaître le domaine, comme l’ont affirmé plusieurs témoins. Dans les mots de M. Hegghammer [à la page 15], il y a eu [traduction] « un déluge d’écrits dans lesquels la vérité se mélangeait aux on-dit et aux théories du complot ». Cette affirmation a été corroborée par une bonne partie des documents produits en l’espèce et par les témoins. La Cour avait en partie pour tâche de départager les faits des rumeurs et la vérité des conjectures dans les documents déposés afin d’établir quels étaient les renseignements et autres éléments de preuve dignes de foi et utiles sur lesquels elle pouvait fonder sa décision.
Les renseignements de tiers
[132] La section 9 de la Loi permet l’utilisation de renseignements obtenus sous le sceau de la confidentialité d’organismes du renseignement de sécurité et d’organismes policiers étrangers. Le SCRS a demandé des renseignements à propos de M. Almrei à un certain nombre d’organismes étrangers avant et après son arrestation. Je m’étends plus longuement à ce sujet dans les motifs confidentiels du jugement. À titre d’information publique, je crois qu’il est nécessaire de mentionner que les organismes étrangers, en grande partie, avaient peu à dire sur M. Almrei. Il n’était pas considéré comme un suspect extrémiste par les autorités des administrations interrogées.
[133] Des renseignements pertinents ont été fournis par les organismes étrangers concernant l’arrestation, la détention et enfin le renvoi de Nabil Almarabh des États‑Unis ainsi qu’au sujet de la personne-ressource en Thaïlande du défendeur, un Palestinien nommé Ghaleb, et des gens qu’il connaissait.
[134] Le Federal Bureau of Investigation (FBI) des États‑Unis a également fourni au SCRS des renseignements concernant les réponses de M. Almarabh aux questions qu’on lui avait posées, à la demande du SCRS, au sujet de sa relation avec M. Almrei pendant que M. Almarabh était détenu aux États‑Unis. Un résumé des renseignements avait été communiqué précédemment au défendeur et à ses avocats. Le rapport complet a été fourni à la Cour et aux avocats spéciaux à la suite de l’ordonnance de production de documents du 10 octobre 2008. Le contenu de ces rapports était pertinent quant au bien-fondé du certificat et à la requête présentée par les avocats spéciaux visant à faire annuler le certificat au motif qu’il y a eu manquement à l’obligation de franchise.
[135] Comme la Cour l’a déjà fait observer, lorsque le gouvernement souhaite protéger des renseignements importants fournis par un tiers en imposant certaines restrictions, il faut normalement obtenir le consentement du tiers afin de divulguer ces renseignements : Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 549, aux paragraphes 93 à 95. En l’espèce, les avocats spéciaux avaient accès aux renseignements confidentiels des tiers figurant au dossier de la Cour, sous réserve de la suppression du contenu non pertinent. Le défendeur connaît également l’essentiel des renseignements et des allégations concernant Almarabh et Ghaleb. Il a répondu à ces allégations lors du contre-interrogatoire des témoins du gouvernement ainsi que dans son témoignage.
[136] À mon avis, la divulgation des rapports sur les renseignements de tiers aurait porté atteinte à la sécurité nationale du Canada, car les renseignements avaient été fournis en toute confidentialité avec certaines restrictions pour assurer leur protection. Étant donné que les principaux faits faisaient déjà partie du dossier public, je n’ai pas jugé nécessaire en l’espèce d’ordonner au SCRS de demander le consentement des organismes étrangers ayant fourni les renseignements pour leur divulgation. J’étais également conscient de l’obligation imposée par la loi de mener l’instance de manière expéditive. Cette décision a été communiquée à M. Almrei et à ses avocats le 10 juin 2009.
[137] Le SCRS a également obtenu des renseignements de la GRC, du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada (CIC) et de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Des rapports de la GRC sur des renseignements obtenus de sources humaines communiqués au SCRS ont été divulgués à la Cour et aux avocats spéciaux. Parce que la fiabilité des sources ne pouvait pas être établie et que les renseignements étaient vagues et non corroborés, ces rapports avaient très peu de valeur et n’ont pas servi au SCRS dans la préparation du RRS et du RRS/M.
[138] Au cours de l’instance, certains rapports rédigés par la GRC et CIC ont été fournis à la Cour et aux avocats spéciaux et des versions où les renseignements de nature délicate ou non essentiels avaient été supprimés ont été communiquées au défendeur et à ses avocats. L’exactitude des faits contenue dans ces rapports a été mise en doute lors des audiences publiques.
[139] Les renseignements de CIC et de l’ASFC utilisés dans le RRS et le RRS/M comprenaient des rapports sur les renseignements fournis par M. Almrei à l’appui de sa demande de visa rejetée en 1998 et à son entrée au pays en 1999. Il y avait notamment un rapport sur la perquisition menée à l’appartement de M. Almrei le 13 septembre 2000 quand des agents de CIC avaient tenté d’arrêter son colocataire en vertu d’une ordonnance de renvoi. Ce rapport comportait des renseignements erronés à propos de la demande d’asile de M. Almrei. Un autre rapport concernait un dossier de CIC sur un individu lié à M. Almrei, un Syrien ayant acquis de l’expérience en Afghanistan et s’étant rendu aux États‑Unis avec des passeports falsifiés et des faux passeports.
[140] Un rapport d’enquête de la GRC relatif à certains événements survenus à l’aéroport international Pearson a été produit tard dans l’instance et uniquement après de nombreuses demandes. L’importance de ce rapport sera analysée ci-dessous.
Les interceptions de télécommunications
[141] Les ministres se sont initialement appuyés sur une poignée de rapports d’interceptions dans le RRS. Après examen de ces rapports aux audiences à huis clos, les ministres ont retiré deux de ces rapports après que la Cour eut conclu qu’ils n’étaient pas pertinents, car ils concernaient d’autres personnes et l’utilisation d’une technique de communication n’étant pas liée à M. Almrei.
[142] Les résumés de conversations utilisés dans le RRS/M ont été approuvés par la Cour et communiqués à M. Almrei le 17 avril 2009 (pièce A-13). Dans l’une des quelques conversations ayant eu lieu le 14 septembre 2001, un homme inconnu a parlé à M. Almrei en s’adressant à lui par le nom Abou al Hareth et lui a demandé les coordonnées d’un tiers. Il s’agissait apparemment de la première confirmation qu’a eue le SCRS que M. Almrei était connu de ses amis et de ses acolytes sous le nom d’Abou al Hareth. Cependant, il était bien connu sous ce nom au sein de la communauté musulmane à Toronto et, en fait, la GRC avait mené des enquêtes à son sujet sous ce nom.
[143] Au cours de plusieurs conversations le 9 octobre 2001, M. Almrei s’est fait dire par une connaissance qu’il avait été suivi ce jour-là par deux hommes dans une voiture qui était, au moment des conversations, stationnée en face de l’immeuble de cette connaissance. M. Almrei a reçu le conseil de ne plus rendre visite à cette connaissance dans les jours suivants, puisqu’ils étaient tous deux sous surveillance. Cette personne a également parlé d’aider financièrement M. Almrei à payer les honoraires de son avocat. Ces interceptions, ainsi que d’autres renseignements confidentiels, ont été produits à l’appui de l’affirmation selon laquelle M. Almrei était conscient d’être visé par les organismes de sécurité et prenait des mesures pour éviter la surveillance.
[144] Le 24 avril 2009, des résumés des communications interceptées qui avaient été divulgués à la Cour et aux avocats spéciaux dans le cadre de la divulgation conforme à l’arrêt Charkaoui II ont été communiqués à M. Almrei et au public dans un volume déposé en preuve, la pièce A-14. Les résumés portaient sur environ 55 conversations ayant eu lieu entre le 12 septembre 2001 et le 18 octobre 2001, lesquelles n’ont pas été prises en compte dans le RRS et le RRS/M, car elles ne contenaient aucun renseignement à l’appui de la thèse des ministres.
[145] Plusieurs de ces communications interceptées sont devenues pertinentes lors des audiences à huis clos, car les rapports des communications interceptées par le SCRS contredisaient des rapports de renseignements obtenus de sources humaines concernant des conversations ayant eu lieu aux mêmes dates. À cet égard, elles étaient également pertinentes dans le cadre de la requête visant à faire annuler le certificat de sécurité présentée par les avocats spéciaux.
Les rapports de surveillance physique
[146] M. Almrei était sous surveillance physique avant son arrestation et sa détention. Les rapports de surveillance physique mentionnés dans le RRS/M ont été divulgués dans la pièce A-13 le 17 avril 2009. Ils concernaient la surveillance du 17 septembre 1999 et du 19 septembre 1999. Le premier rapport concernait les incidents s’étant produits à l’aéroport international Pearson dont il sera question ci-dessous. Le second portait sur le comportement au volant de M. Almrei alors qu’il était suivi à Niagara Falls un soir où il s’est rendu à plusieurs boîtes de nuit et restaurants. Ce second rapport a été invoqué à l’appui de l’affirmation selon laquelle M. Almrei avait montré qu’il savait comment établir s’il était suivi. Selon une autre interprétation, fournie par une des équipes de surveillance, il ne faisait que se promener pour tuer le temps.
[147] En raison de l’ordonnance rendue dans l’arrêt Charkaoui II, un nombre considérable d’autres rapports de surveillance physique ont été produits. Les ministres se sont opposés à leur communication au défendeur au motif qu’ils ne contenaient aucun renseignement pertinent, qu’ils divulgueraient des méthodes opérationnelles et des techniques de surveillance confidentielles et qu’ils n’avaient pas été utilisés dans le RRS/M. Les avocats spéciaux ont jugé qu’ils étaient pertinents, ne fût-ce que pour démontrer que le comportement de M. Almrei à ces dates était inoffensif. En fin de compte, un bref résumé de la surveillance effectuée d’août 1999 à octobre 2001 a été approuvé pour communication à M. Almrei et au public et fait partie de la pièce A-14.
[148] Plusieurs rapports de surveillance physique se sont révélés extrêmement pertinents lors des audiences à huis clos pour justifier la requête visant à faire annuler le certificat, car leur contenu contredisait les renseignements fournis par des sources humaines à propos des déplacements et des communications de M. Almrei à ces dates particulières. Il en sera question ci-dessous.
Les renseignements obtenus ou découlant de traite ments cruels, inhumains ou dégradants
[149] Comme il en a été question ci-dessus, le paragraphe 83(1.1) de la Loi précise que les éléments de preuve dignes de foi et utiles ne comprennent pas les renseignements dont on a des motifs raisonnables de croire qu’ils ont été obtenus sous la torture au sens de l’article 269.1 [édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 10, art. 2] du Code criminel ou à la suite de traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants au sens de la Convention contre la torture.
[150] Au cours de la présente instance, la question de savoir si des renseignements figurant au RRS et au RRS/M avaient été obtenus par l’utilisation de la torture ou l’application de traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants a été posée. Après examen du RRS et du RRS/M, des dossiers divulgués en réponse à l’ordonnance du 10 octobre 2008 et de la preuve présentée lors des audiences publiques et à huis clos, j’ai d’abord été convaincu que les ministres ne s’étaient pas appuyés sur des renseignements ayant été obtenus par l’utilisation de telles méthodes. On a autorisé les avocats spéciaux à communiquer ce renseignement à M. Almrei et à ses avocats afin d’éviter le recours inutile aux témoignages d’experts lors des audiences publiques à propos du traitement infligé à certains détenus de haut niveau par les États‑Unis et les forces alliées. Dans aucun de ces rapports de tels détenus ont prétendu, par exemple, avoir vu M. Almrei à un endroit donné de manière à confirmer les allégations du gouvernement.
[151] Cependant, au cours des audiences publiques, il est apparu que certains des documents provenant de sources ouvertes contenaient des renseignements ayant été obtenus par des membres de l’armée ou des services du renseignement américains auprès de détenus capturés après le 11 septembre. Selon les renseignements du domaine public, l’utilisation de « techniques poussées d’interrogation » comme on les appelle, par exemple le « waterboarding » (noyade simulée), avait été approuvée par l’ancienne administration américaine pour les interrogateurs américains entre 2002 et 2004.
[152] Aucun des documents en question ne contenait de renseignements impliquant M. Almrei, mais ils avaient été inclus comme des documents brossant le tableau général des opérations et des méthodes d’Al‑Qaïda. Les documents en question comprenaient plusieurs chapitres du rapport de la Commission d’enquête sur les événements du 11 septembre. Une note explicative dans le rapport précise que les chapitres 5 et 7 contiennent des renseignements obtenus par l’interrogation de certains détenus nommés. Sans trancher la question, j’ai conclu que la Cour pouvait être d’avis que les renseignements contenus dans ce chapitre du rapport, et d’autres documents américains semblables, avaient été obtenus par la torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants au sens du Code criminel et de la Convention et ne constituaient pas des éléments de preuve ou des renseignements admissibles dans le cadre d’une instance en matière de certificat de sécurité sous le régime de la Loi, conformément au paragraphe 83(1.1).
[153] Lorsque cette question a été soulevée au cours des audiences publiques, les avocats des ministres ont judicieusement affirmé qu’ils ne s’appuieraient plus sur les documents en question. Par conséquent, la Cour ne les a pas pris en considération pour en arriver à sa conclusion en l’espèce.
Les renseignements de sources humaines
[154] La force de la thèse des ministres repose principalement sur des renseignements fournis au SCRS par des sources humaines. Selon ce qui a été présenté à la Cour, ces renseignements ont été tirés de rapports sur les sources conservés dans les banques de données des dossiers opérationnels du SCRS. Les affirmations dans le RRS/M attribuées aux sources sont étayées par des notes de bas de page renvoyant à des rapports qui ont été reproduits dans les documents confidentiels déposés à la Cour. Habituellement, le rapport précise que l’auteur, un employé du SCRS, a rencontré la source à une certaine date et a reçu certains renseignements. Les notes de l’entrevue, s’il y en avait, n’étaient habituellement pas conservées. La source n’est identifiée que par un code chiffré et un mot.
[155] Un document confidentiel comportant des renseignements sur les sources humaines a été déposé à la Cour le 5 septembre 2008.
[156] Après la production des renseignements faite en réponse à l’ordonnance de divulgation rendue dans l’arrêt Charkaoui II et après le contrôle de ces renseignements par la Cour et les avocats spéciaux, le 3 avril 2009, la Cour a rendu une ordonnance confidentielle enjoignant la production d’autres renseignements confidentiels concernant les sources humaines. Les ministres ont répondu à cette ordonnance en déposant des documents en deux volumes le 1er mai 2009. La Cour a exigé la production de renseignements supplémentaires concernant l’évaluation par le SCRS de la crédibilité et de la fiabilité des sources humaines. Une réponse supplémentaire a été déposée le 15 mai 2009.
[157] Le 25 mai 2009, les avocats des ministres ont présenté un document révisé et modifié sur les sources. Ce dernier apportait des corrections aux renseignements déposés le 5 septembre 2008. En ce qui concerne l’une des sources humaines, aucun test polygraphique n’avait été effectué, contrairement à ce qui avait été affirmé auparavant. À propos d’une seconde source humaine, les circonstances relatives au test polygraphique de 2007, qui n’est pas lié directement à la présente affaire, ont été mises en doute. Par conséquent, et en raison de questions semblables ayant été soulevées dans une autre affaire de certificat de sécurité, le SCRS et le ministère de la Justice ont entrepris un examen de la préparation des documents.
[158] Le 3 juin 2009, la Cour a rendu une ordonnance confidentielle exigeant la production de renseignements supplémentaires concernant un certain nombre de questions sur des sources humaines. En réponse à cette ordonnance, les ministres ont déposé des documents très secrets les 17 et 18 juin 2009, notamment un document intitulé [traduction] « Précis des sources ». Le Précis des sources apportait un bon nombre de corrections additionnelles aux renseignements fournis par le SCRS à propos de sources humaines. Il était alors clair que la seconde source humaine avait menti en répondant aux questions durant le test polygraphique de 2007. Le 22 juin 2009, un membre de la haute direction du SCRS a été interrogé et contre-interrogé au sujet du processus suivi par le SCRS dans la rédaction des documents originaux et révisés sur les sources et au sujet de l’examen interne de ce processus. Ces derniers renseignements ont été communiqués à M. Almrei et à ses avocats le 10 juin et le 26 juin 2009.
[159] La Cour se penchera sur le bien-fondé des renseignements fournis par les sources humaines dans le jugement confidentiel. Cependant, compte tenu des erreurs apparentes dans les documents sur les sources humaines et de la requête subséquente introduite par le défendeur afin de faire annuler le certificat parce qu’il constitue un abus de procédures, il est nécessaire de répondre à la question de la fiabilité de ces renseignements dans les présents motifs publics.
[160] La Cour reconnaît que les sources humaines constituent un élément important des ressources dont disposent les organismes du renseignement de sécurité dans la collecte de renseignements visant à protéger la sécurité du pays. Le SCRS est fier à juste titre de sa capacité de recruter et de former des sources humaines dirigées. Pour un organisme du renseignement plutôt petit, le SCRS s’est bâti une bonne réputation dans le recrutement de sources productives. Ceci peut conférer un certain avantage au SCRS dans la collecte et la communication de renseignements avec des pays partenaires qui ont plus de capacités technologiques ou plus de personnel. Ce succès sert indubitablement les intérêts du Canada en matière de sécurité.
[161] À titre de précaution afin de protéger les sources humaines, le SCRS protège tout renseignement pouvant peut-être identifier ou mettre à découvert les sources au sein du SCRS même. Cette information est divulguée uniquement en cas d’absolue nécessité à un nombre limité d’employés du SCRS et est conservée à part du système général de préparation de rapports et de banques de données.
[162] En l’espèce, la fiabilité des renseignements fournis par plusieurs sources humaines est devenue une question importante. S’il faut en croire les sources, M. Almrei a à cœur l’idéologie de ben Laden et constitue une menace à la sécurité du Canada. Par conséquent, il était crucial pour la Cour de déterminer si les sources étaient crédibles. Cette évaluation dépendait en partie de renseignements que détenait le SCRS dans ses dossiers de gestion des sources : la façon dont elles ont été recrutées, formées et gérées à titre de sources dirigées ainsi que l’évaluation interne de leur fiabilité.
[163] La production des renseignements exigée par l’arrêt Charkaoui II a aussi permis de comparer les rapports de renseignements fournis par des sources humaines avec d’autres renseignements que détenait le SCRS, notamment les rapports d’interception et de surveillance. La comparaison a permis de relever d’importantes contradictions. En conséquence, je suis convaincu que des renseignements très pertinents fournis par une des sources en particulier n’étaient pas dignes de foi, car ils contredisaient des rapports de surveillance et d’interception du personnel du SCRS concernant les mêmes dates et les mêmes heures.
[164] Il est particulièrement troublant de constater que ces contradictions n’ont pas été relevées jusqu’à ce qu’elles soient portées à l’attention du témoin du SCRS en contre-interrogatoire par les avocats spéciaux. Ce témoin a été incapable d’expliquer de façon convaincante pourquoi le SCRS n’avait pas analysé les rapports contradictoires et n’avaient pas communiqué ces renseignements aux ministres et à la Cour. Cela donne à penser qu’il y a un grave manquement dans les capacités d’analyser le volume énorme de renseignements recueillis par le SCRS.
Les témoins du SCRS
[165] Les ministres ont cité à comparaître des employés du SCRS à titre de témoins représentants tant dans les audiences publiques que les audiences à huis clos. Il s’agissait de témoins « représentants » au sens où ils ont témoigné au sujet de renseignements recueillis par le SCRS pertinents en l’espèce et non parce qu’ils avaient une connaissance personnelle de l’affaire. Ils ont aussi témoigné à propos de l’opinion qu’a le SCRS du danger à la sécurité nationale canadienne et des risques mondiaux que pose l’extrémisme islamique sunnite. Aucun des trois témoins cités à comparaître (y compris le témoin sur le contrôle de la détention) n’a témoigné à titre d’expert. Ils ont témoigné à titre de témoins des faits concernant leurs connaissances de la menace en général et des renseignements compilés par le SCRS concernant M. Almrei. Je les ai trouvés expérimentés, bien informés et professionnels.
[166] Aux audiences à huis clos, le témoin du SCRS a témoigné sur les renseignements confidentiels mentionnés dans le RRS et le RRS/M et les documents à l’appui. Son identité a été divulguée et consignée au dossier, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de la révéler ici. J’analyse son témoignage plus en détail dans les motifs confidentiels du jugement. À titre d’information publique, le témoin a abordé la question de l’exactitude des renseignements confidentiels tirés de sources humaines et d’autres sources. En particulier, il a parlé du passé des sources humaines, de leurs relations avec le SCRS et des motifs qui les poussent à coopérer avec le SCRS, des raisons pour lesquelles les renseignements étaient considérés comme dignes de foi et de la façon dont ceux-ci ont formé une partie de l’évaluation de M. Almrei. Le témoin a été contre-interrogé sur son témoignage et sur les dossiers obtenus des banques de données sur la gestion des opérations et des sources humaines du SCRS.
[167] Aux audiences publiques, les ministres ont cité à comparaître M. Robert Young, un gestionnaire du bureau régional de Toronto du SCRS. M. Young est titulaire d’un baccalauréat en sciences politiques et d’une maîtrise en relations internationales. Il est un agent du renseignement au sein du SCRS depuis 1986 et a occupé des postes d’enquêteur et d’analyste et, depuis 1999, de gestionnaire. Pendant les deux années ayant précédé son témoignage, il a été responsable de gérer les enquêtes sur l’extrémisme islamique sunnite dans la région de Toronto. Dans le cadre de son emploi, il s’est rendu en Afghanistan, au Pakistan, en Inde et au Sri Lanka et il a vécu au Moyen-Orient pendant trois ans à la fin des années 1990 afin de s’occuper des questions relatives à l’extrémisme sunnite.
[168] M. Young s’est rendu en Afghanistan pour des raisons opérationnelles pendant environ une semaine. Les avocats des ministres se sont opposés au contre-interrogatoire concernant l’objet de cette visite pour des raisons de sécurité nationale. Le défendeur n’a pas insisté et je n’ai pas jugé que cette information était pertinente en l’espèce. M. Young n’a pas prétendu être un expert sur l’Afghanistan. Il connaît le contexte du conflit, mais pas les détails. Il ne parle aucune des langues locales.
[169] Bien qu’il y ait un certain chevauchement avec le témoignage du témoin du SCRS lors des audiences à huis clos, M. Young n’a pas parlé des renseignements confidentiels et il n’en avait pas pris connaissance dans sa préparation pour son témoignage. Son témoignage examinait le mandat du SCRS en vertu de la Loi sur le SCRS par rapport aux menaces à la sécurité du Canada. Il s’est ensuite penché sur la preuve contre M. Almrei, telle qu’elle apparaissait dans les résumés publics des rapports de renseignements de sécurité. La plus grande partie de son témoignage était de nature générale, décrivant ce que savait le SCRS d’Al‑Qaïda et du réseau ben Laden, le rôle des camps d’entraînement afghans dans le recrutement des extrémistes et les méthodes de fonctionnement d’Al‑Qaïda comme l’utilisation de faux documents et autres moyens de voyager clandestinement.
[170] M. Young n’a pas participé directement à l’enquête sur M. Almrei. Le SCRS n’avait interrogé M. Almrei qu’une fois avant son arrestation en octobre 2001. Depuis, il n’a pas tenté de le faire. M. Young avait lu les notes de l’interrogatoire et la transcription de l’entrevue menée par CIC qui avait été introduite en preuve. Il a précisé que le SCRS hésite à interroger quiconque étant partie à un litige. L’objectif du SCRS était de renvoyer M. Almrei du Canada et croyait avoir terminé son travail après la confirmation du premier certificat de sécurité.
[171] Compte tenu de tous les renseignements disponibles, selon le témoignage de M. Young, le SCRS a jugé que M. Almrei soutenait l’idéologie extrémiste épousée par Oussama ben Laden, qu’il connaissait des personnes partageant cette idéologie et que, par son implication dans un réseau international de fabrication de faux documents, selon ce que croyait le SCRS, il avait la capacité de faciliter le déplacement au Canada et à l’étranger d’extrémistes pouvant commettre des actes terroristes. Le SCRS estimait qu’il avait un « pedigree » et possédait un ensemble d’habiletés qui le rendrait utile à une organisation terroriste.
[172] La participation de M. Almrei au djihad en diverses occasions est une source de préoccupation pour le SCRS, en particulier parce qu’il n’a jamais renoncé au djihad et était fier de sa volonté de participer à la violence contre les autres pour des croyances religieuses ou idéologiques. M. Young a affirmé que, selon l’évaluation du SCRS, les incursions de M. Almrei dans le djihad n’étaient pas une passade à laquelle on pouvait s’attendre d’un jeune homme curieux.
[173] La position du SCRS est que le djihad est le même, qu’il se fasse dans une partie du monde ou à l’échelle globale. Les personnes qui s’engagent dans le djihad sont, d’après le SCRS, prêtes à user de violence et cherchent à imposer leur volonté sur la souveraineté des autres nations. Le SCRS craignait que M. Almrei soit prêt à s’engager dans le djihad encore une fois lorsqu’il jugerait approprié le recours à la violence dans une situation politique.
[174] M. Young a noté que M. Almrei est entré au Canada depuis la Jordanie avec un faux passeport des Émirats arabes unis qu’il aurait détruit à son arrivée, selon ses dires. Une perquisition effectuée plus tard par des agents d’immigration dans l’appartement de M. Almrei a permis la découverte d’un faux passeport des Émirats arabes unis. Selon le SCRS, cette façon de faire est typique d’une personne qui considère favorablement la cause djihadiste, dans la mesure où le document de voyage pouvait être réutilisé par des acolytes ou d’autres personnes impliquées dans le jihad.
[175] En contre-interrogatoire, M. Young a convenu que de nombreuses personnes qui franchissent des frontières en utilisant de faux documents n’ont aucun lien avec des groupes extrémistes. Il a convenu que ce facteur seul ne serait pas inquiétant. Cependant, jumelé à toutes les autres considérations et tous les autres faits connus à partir de renseignements publics, il a contribué à aviver les doutes du SCRS.
[176] Les liens de M. Almrei avec les Frères musulmans étaient également une source de préoccupation en raison des liens passés de ce groupe avec le terrorisme. Bien que le SCRS n’ait eu aucun renseignement donnant à penser que M. Almrei ait appartenu à l’organisation, sa demande d’asile était fondée sur la persécution découlant des croyances politiques de son père, qui avait été un membre important de cette organisation. Il avait également prétendu que son passeport syrien lui avait été fourni par les Frères musulmans. Ce fait en soi a peu d’importance, selon ce qu’a affirmé M. Young en contre-interrogatoire. Il a également convenu que CIC avait fourni au SCRS des renseignements inexacts à propos de la demande d’asile de M. Almrei. Il n’avait jamais prétendu, comme l’avait affirmé CIC, que son père avait été tué et que sa mère avait été emprisonnée en Syrie.
[177] M. Young a donné à penser que M. Almrei était en position d’utiliser son entreprise de miel et de parfum comme prétexte pour voyager dans des pays participant au djihad ou pour faire avancer la cause de l’extrémisme islamiste. Bien que rien ne prouve que M. Almrei ait bel et bien utilisé son entreprise pour cacher des armes ou obtenir des fonds pour des activités extrémistes, ce type d’entreprise a été utilisé par des extrémistes pour de telles raisons par le passé.
[178] En contre-interrogatoire, M. Young a convenu que la Cour avait conclu lors d’un contrôle de détention en 2005 que le rôle attribué à l’entreprise de miel relevait de la conjecture. Il a reconnu qu’il n’y avait aucun nouvel élément de preuve permettant de reprocher cette activité à M. Almrei. Les avocats des ministres ont fait savoir qu’ils ne me demanderaient pas d’adopter une position différente de celle de mon collègue en 2005.
[179] Lors de l’entrevue en octobre 2001, M. Almrei a nié s’être rendu dans un certain nombre de pays, notamment l’Afghanistan et le Tadjikistan, ce qui s’est plus tard révélé faux de son propre aveu. Dans l’esprit de M. Young, ce mensonge a soulevé une question : après avoir été reconnu comme un réfugié et avoir obtenu un certain statut au Canada, pourquoi M. Almrei aurait-il continué à mentir? M. Almrei a également admis qu’il avait caché des renseignements au SCRS et à son avocat. Il a ainsi démontré qu’il avait l’habitude de mentir, ce qui a compliqué la tâche du SCRS pour discerner ce que M. Almrei avait vraiment fait par le passé et dans quelle mesure.
[180] Selon M. Young, la participation de M. Almrei aux camps d’entraînement dépasse la simple adhésion philosophique à une idéologie. Elle démontre un réel engagement à mettre en application cette idéologie violente, à y consacrer du temps, à risquer sa vie, à prendre action pour la cause, à être prêt à tuer des gens en raison d’une croyance au djihad.
[181] En ce qui concerne les déplacements de M. Almrei au Tadjikistan, M. Young a affirmé qu’il ne pouvait qu’émettre des hypothèses quant à leur raison. Il croit qu’il est peu probable que M. Almrei ne fût là que pour participer à des missions de reconnaissance. À son avis, l’objectif, en termes militaires, était de mener une reconnaissance préopérationnelle avant une attaque visant à tuer des gens. Son soutien du djihad en Tchétchénie était également une source de préoccupation, tout comme les visites de M. Almrei aux maisons d’accueil et aux camps de Sayyaf et de Khattab. Les maisons d’accueil étaient le point d’accueil initial des moudjahidines potentiels. Ils y recevaient l’endoctrinement idéologique de base. Leurs passeports et autres documents d’identification y étaient gardés. Après, ils n’utilisaient que la kounia ou un nom de guerre.
[182] En contre-interrogatoire, le témoin a convenu que de nombreux hommes qui se rendaient en Afghanistan à la fin des années 80 étaient financés et soutenus par les gouvernements saoudien et américain. Leur motivation était essentiellement d’expulser les envahisseurs infidèles russes d’un pays musulman et de renverser le gouvernement marxiste, athée et communiste de Kaboul. Pour les Américains, l’Afghanistan était un substitut de la Guerre froide dans un effort visant à affaiblir l’Union soviétique. Le fait qu’une personne se rende en Afghanistan durant la présence soviétique ou sous le gouvernement communiste ne signifie pas qu’elle est liée à ben Laden, mais elle est une source de préoccupation pour le SCRS.
[183] M. Young estimait qu’il n’y avait pas beaucoup de différence entre le djihad offensif et le djihad défensif, car ce dernier peut comprendre des actions offensives. Il convient que la plupart des personnes s’étant rendues en Afghanistan dans les années 1980 et au début des années 1990 seraient rentrées chez elles après pour reprendre leur vie. La décision des États‑Unis de soutenir le djihad comme une guerre de substitution contre les Soviétiques était une mauvaise idée à son avis. De toute façon, rien ne permet de comparer ces actions au rôle actuel des forces de la coalition en Afghanistan soutenant le gouvernement Karzaï.
[184] Le témoin a affirmé que le SCRS est d’avis que Khattab est un djihadiste convaincu. Cette affirmation a de nombreuses sources. Bien qu’il puisse être trop tôt dans l’histoire pour tirer une conclusion sur ses activités, M. Young en a convenu, Khattab connaissait ben Laden et pourrait avoir reçu des fonds d’Al‑Qaïda. Khattab était allié à Bassaïev, le chef des insurgés tchéchènes qui aurait commis des actes terroristes et aurait cherché à établir un califat dans la région. Au début des années 1990, il avait la réputation d’être un combattant acharné et sans peur et d’être un commandant brillant. M. Young croit que la principale contribution de Khattab à ce qui a d’abord commencé comme un conflit sectaire en Tchétchénie est d’en avoir fait un conflit religieux.
[185] M. Young n’a pas contesté que le SCRS avait présenté Khattab sous un jour plus bénin dans le cadre d’autres instances. Dans la pièce A-16, annexe D du résumé Harkat de 2008, le passage suivant apparaît au paragraphe 4 :
[traduction] [...] contrairement à Ben Laden, Ibn Khattab n’aurait jamais appelé à la lutte entre l’islam et l’Occident et n’aurait jamais appelé au djihad contre l’Amérique ou les Juifs. Sa lutte visait la Russie et son occupation du Caucase.
[186] Cependant, dans un article d’Associated Press provenant de Moscou et daté du 14 septembre 1999, on cite Khattab, qui aurait approuvé les attaques terroristes contre les civils russes (pièce A-15) et, dans un autre article, contre les forces militaires américaines en Arabie saoudite : [traduction] « les musulmans ont le droit d’avoir recours à une telle solution » (pièce A-1, vol. 1, onglet 4, page 2). M. Young a reconnu qu’il existait des versions contradictoires des affirmations de Khattab et que certaines d’entre elles pouvaient être attribuées à la propagande russe.
[187] En contre-interrogatoire, M. Young a affirmé qu’il n’avait pas vu beaucoup d’éléments de preuve étayant l’affirmation se trouvant au paragraphe 63 du résumé concernant Khattab autres que les affirmations de l’auteur de « Chechen Jihad ». Il a convenu que l’auteur, Josef Bodansky, avait été critiqué pour s’être appuyé sur des sources russes et pour n’avoir pas identifié ses sources. Le quartier général du FBI n’a pas cru que Khattab était lié de près à ben Laden ou était hostile aux États‑Unis (pièce T-137, page 10). La lutte en Tchétchénie était largement nationaliste, et non idéologique. À la connaissance de M. Young, il n’y a aucun renseignement contraire à ceux donnés par M. Almrei dans sa déclaration solennelle concernant ses liens avec Khattab entre 1994 et 1997.
[188] L’association de M. Almrei avec Nabil Almarabh était également une source de préoccupation pour le SCRS. M. Almrei l’avait rencontré dans un camp à Kondoz en 1994. En Ontario, en 2001, il a contribué financièrement à la libération sous caution de M. Almarabh et lui a procuré un faux passeport. M. Almarabh avait été arrêté par les États‑Unis après le 11 septembre en vertu d’un mandat d’arrêt le visant à titre de terroriste possible. Il a été libéré en 2004 et renvoyé en Syrie après avoir été innocenté de toutes les allégations de terrorisme (pièce A-1, T-98). Un témoignage devant le Comité du Congrès américain en août 2006 (pièce A-1, T-99) prétendait qu’il était lié à des personnes soupçonnées de terrorisme.
[189] M. Young a reconnu qu’il était raisonnable de présumer qu’un certain nombre de liens se seraient défaits pendant les sept années de détention de M. Almrei. Il croit qu’il est tout aussi raisonnable de présumer que d’autres sont encore actifs. Une source de préoccupation concernant M. Almrei est qu’il continuerait à suivre le chemin qu’il a parcouru jusqu’à maintenant dans la vie, à s’associer à des gens impliqués dans la fabrication de faux documents pour aider la cause.
[190] M. Young avait examiné tous les documents au dossier public. La procédure du SCRS pour la rédaction des RRS est la suivante : après rédaction par la Direction générale du filtrage de sécurité, le RRS passe par plusieurs niveaux d’examen, notamment les conseils juridiques. Le dossier est porté à l’attention du directeur pour approbation et enfin aux deux ministres pour signature. Le résumé public et les documents de référence à l’appui sont également préparés par la Direction générale du filtrage de sécurité. Beaucoup de soin est apporté à l’exactitude. Le SCRS cherche à déposer des documents dignes de foi et objectifs puisqu’il en va de sa crédibilité. Le pedigree ou le passé de l’auteur, les sources, les notes de bas de page, etc., peuvent être importants. Le SCRS ne fait pas de distinction entre les sources ouvertes et les sources confidentielles et cherche à corroborer les faits.
[191] En contre-interrogatoire, on a porté à l’attention de M. Young une référence, au paragraphe 30 du résumé public (note de bas de page 62, T-122, article de l’Edmonton Journal), à une confession divulguée dans le cadre d’une procédure devant une commission militaire américaine par une personne se décrivant comme un vétéran d’Al‑Qaïda, Walid ben Attash. La pièce R-11, un rapport du Comité international de la Croix-Rouge remis à la CIA daté du 14 février 2007, aborde la question du traitement de ben Attash suivant son arrestation à Karachi en avril 2003. Ce rapport est corroboré par la pièce R-12, la note de service du 1er août 2002 du département de la Justice des États‑Unis autorisant la CIA à utiliser des « techniques poussées d’interrogation ».
[192] M. Young a convenu que c’était une erreur pour le SCRS d’avoir inclus un renvoi à cette confession puisqu’elle avait vraisemblablement été obtenue à la suite d’un traitement abusif visé par l’exclusion du paragraphe 83(1.1) de la Loi. Le SCRS ne s’appuie pas sur des renseignements obtenus sous la torture, selon M. Young et les déclarations publiques du directeur et des ministres. Il a souligné que les renseignements obtenus il y a cinq ans de Guantánamo pouvaient avoir été considérés comme fiables à l’époque. Aujourd’hui, il faudrait se pencher sur la question, étant donné les plus récentes communications sur la façon dont ils auraient pu être obtenus. Comme il l’a été mentionné précédemment, les ministres ont retiré ces renseignements.
[193] En contre-interrogatoire, on a porté à l’attention de M. Young plusieurs autres documents en référence qui s’appuyaient sur des renseignements pouvant avoir été obtenus par des « techniques poussées d’interrogation » : par exemple T-52, T-123, T-128. Il a reconnu que les renseignements seraient viciés s’ils avaient été obtenus sous la contrainte.
[194] On a également porté à l’attention du témoin certains documents ayant servis de référence dans le résumé modifié qui contenaient des renseignements s’étant avérés inexacts. Par exemple un rapport de nouvelles dans T-105 concernant une prétendue expérience ratée d’Al‑Qaïda avec de la ricine, un poison (pièces R-16 et R-17). M. Young a reconnu que le rapport dans T-105 n’aurait pas dû être utilisé par le SCRS sans qu’il vérifie d’abord les faits.
[195] Le paragraphe 31 du résumé fait référence à un rapport d’Associated Press réimprimé dans une publication de Jane selon lequel les autorités colombiennes auraient lié un réseau de faussaires à Al‑Qaïda. Le SCRS s’est appuyé sur ce rapport pour étayer un énoncé sur l’usage de faux documents. D’autres sources plus dignes de foi mettent en doute ce récit (pièces R-19 et R-20). En réinterrogatoire, le témoin a affirmé que le rapport de Jane est exact.
[196] À mon avis, le rapport de Jane est exact uniquement dans la mesure où il reprend exactement une affirmation du procureur général de la Colombie. Cette affirmation n’a aucun fondement factuel, comme le démontrent en fait les pièces du défendeur.
[197] On a porté à l’attention du témoin un énoncé du paragraphe 14 du résumé modifié qui s’appuie sur un rapport du Times Online daté du 4 février 2009 (note de bas de page 22 de T-109) pour affirmer que des personnes soupçonnées de terrorisme assignées à résidence au Royaume‑Uni seraient demeurées en communication avec des terroristes et seraient demeurées déterminées à organiser des attaques terroristes à l’avenir. Le rapport du Times Online citait hors contexte quelques mots du Fourth Report of the Independent Reviewer Pursuant to Section 14(3) of the Prevention of Terrorism Act 2005 (Quatrième rapport de l’examinateur indépendant de la législation sur le terrorisme au Royaume‑Uni), par lord Carlile of Berriew, QC, au paragraphe 58 (pièce R-21). En réalité, le texte est le suivant :
[traduction] À mon avis, les ordonnances de contrôle ne peuvent être justifiées pendant plus de deux ans qu’en cas exceptionnel [...] il y a peu de personnes visées qui, malgré les restrictions qui leur sont imposées, parviennent à maintenir certaines communications avec leurs acolytes terroristes ou des groupes terroristes et demeurent déterminées à commettre des actes à l’avenir.
[198] Ce paragraphe est la source du titre [traduction] « Des terroristes organisent des attaques pendant leur assignation à résidence » sur lequel s’est appuyé l’analyste du SCRS qui a écrit le paragraphe et qui, de toute évidence, n’a pas consulté la véritable source.
[199] On a porté à l’attention de M. Young un certain nombre d’autres sources sur lesquelles s’était appuyé le SCRS, y compris des extraits de Wikipedia et d’autres sources dont la fiabilité est inconnue. Il a convenu que l’utilisation de telles sources posait problème. Certaines ne sont publiées qu’en ligne et ne donnent aucun renseignement quant à leur auteur ou à la façon dont les renseignements ont été obtenus. D’autres rapports étaient obsolètes au moment où ils ont été utilisés. C’est-à-dire que les renseignements qu’ils contenaient se sont plus tard révélés inexacts, incomplets ou trompeurs. Par exemple, une évaluation de la menace effectuée par le SCRS en janvier 2005 contenait des renseignements inexacts à propos d’une arrestation en avril 2004 (T-72, T-73, pièce R-24). Il faut alors se demander pourquoi le SCRS a continué de s’appuyer sur les premiers rapports.
[200] Le témoin a convenu que le libellé du paragraphe 57 du résumé public donnait l’impression qu’Abdoul Rassoul Sayyaf était demeuré en communication avec ben Laden alors que les sources établissaient qu’ils avaient été en communication durant la période du djihad antisoviétique (voir par exemple la pièce R-25). Bien que les sources établissent clairement que Sayyaf était un islamiste radical, M. Young a convenu que, après le retour de ben Laden en 1996, Sayyaf a soutenu l’Alliance du Nord qui combattait les alliés talibans de ben Laden. La preuve ne démontre pas que la relation s’est poursuivie après le djihad antisoviétique. Cependant, dans des documents portés à l’attention du témoin en réinterrogatoire afin de clarifier son témoignage, il apparaît clairement que Sayyaf était également un islamiste très conservateur ayant des points de vue tout aussi extrémistes que ceux des talibans.
[201] M. Young a témoigné de façon claire, concise et professionnelle. Il a reconnu certaines lacunes dans les documents utilisés par le SCRS quand les lacunes étaient apparentes à la face même des documents ou qu’il y avait contradiction dans les renseignements au dossier. Il a également défendu fermement la position du SCRS selon laquelle M. Almrei constitue une menace à la sécurité nationale. Cependant, ces renvois répétés au fait que M. Almrei avait menti ou avait caché des renseignements me pousse à me demander si le SCRS a accordé à ce facteur plus de valeur qu’il n’en mérite dans son évaluation de la menace posée par M. Almrei. C’est malheureusement un fait que de nombreuses personnes mentent aux autorités en matière d’immigration, particulièrement les personnes provenant de régions du monde où dire la vérité aux autorités n’est peut-être pas la meilleure chose à faire.
Hassan Almrei
[202] Le défendeur a témoigné pour son compte et a demandé à la Cour de prendre en considération que sa mémoire des détails puisse être défaillante après plus de sept ans de détention. Il a affirmé qu’il avait délibérément évité d’examiner le dossier de ses audiences précédentes afin de raconter les faits à la Cour de la manière dont il se les rappelle maintenant. Il a témoigné pour son compte, en anglais et sans l’aide d’un interprète. Il a appris l’anglais pendant sa détention, principalement en parlant avec les gardiens de prison, en écoutant la télévision et en lisant.
[203] Selon le défendeur, c’est la première fois qu’il a l’occasion de présenter tous les faits à la Cour. Il affirme que durant la première instance concernant le certificat de sécurité en 2001, il avait refusé de témoigner parce qu’il craignait pour la sécurité de sa famille et de ses amis s’il choisissait de témoigner en public. D’après lui, il n’a pas eu pleinement l’occasion de se faire entendre lors des audiences subséquentes, car la conclusion selon laquelle il représentait une menace à la sécurité avait déjà été tirée et la question à trancher lors de ces audiences était de savoir s’il devait demeurer en détention en attendant l’issue de la procédure de renvoi. M. Almrei croit que le processus demeure injuste, malgré la participation des avocats spéciaux, car il ne peut pas prendre connaissance des renseignements confidentiels.
[204] M. Almrei a affirmé être né le 1er janvier 1974, en Syrie, le quatrième enfant de onze. Sa famille a déménagé à Damman, en Arabie saoudite, en 1981 par crainte d’être persécutée en Syrie. La plupart des membres de sa famille continuent d’habiter en Arabie saoudite. Il a une sœur au Liban ainsi qu’une sœur et un frère en Angleterre. Il est le seul des enfants de la famille à ne pas avoir étudié à l’université. Son père enseignait les études islamiques dans une école primaire et enseignait à la mosquée le soir, là où M. Almrei a commencé à mémoriser le Coran dès l’âge de cinq ans.
[205] M. Almrei est un hafiz, c’est-à-dire quelqu’un qui connaît le Coran par cœur. Il a également appris à le réciter. Réciter le Coran est une forme d’art dans l’islam. Il y a des compétitions pour ceux qui peuvent bien le faire. M. Almrei affirme qu’il a appris à réciter en achetant des cassettes et en imitant les autres. Il dirigeait également la prière en tant qu’imam. Être imam n’est pas comme être membre du clergé en Occident, mais désigne simplement une personne qui a mémorisé le Coran et qui est capable de le réciter afin de diriger d’autres personnes dans la prière. M. Almrei ne se considère pas comme un érudit de l’islam, mais il a beaucoup lu, particulièrement au cours des huit dernières années. Il a parlé de ce qu’il comprend des principes de base de la foi et des différentes écoles du droit islamique.
[206] Selon le témoignage de M. Almrei, quand il était enfant, il a affirmé à sa famille qu’il voulait être connu sous le nom d’Abou Hareth, parce que l’un des hadith du prophète précise que le nom Hareth est particulièrement béni. M. Almrei souhaitait également donner ce nom à son fils, quand il en aurait un. Abou signifie père. La pratique d’adopter une kounia, ou un nom honorifique ou familier par lequel un homme est connu de sa famille et de ses amis, est commune au Moyen-Orient. La kounia est souvent, mais pas nécessairement, basée sur le nom du fils aîné. Abou Hareth est devenu la kounia de M. Almrei quand il était petit. Il affirme qu’il ne l’a pas adopté comme nom de guerre, comme le laissent entendre les ministres, et qu’il n’a pas tenté de le cacher aux autorités lorsqu’il a rempli sa demande d’asile et a été interrogé. Il ne pensait pas qu’il s’agissait d’un nom qu’il devait fournir.
[207] Le père de M. Almrei était membre de la branche syrienne des Frères musulmans. Son oncle et le fils de son oncle avaient été emprisonnés pour leur appartenance à l’organisation, qui était illégale en Syrie à l’époque. Son père avait été condamné à mort in absentia. Sa mère avait été détenue et interrogée lors d’un voyage subséquent. Deux de ses oncles habitent encore en Syrie.
[208] Les Frères musulmans sont un mouvement transnational sunnite fondé en Égypte en 1928. La branche politique du mouvement est légale en Égypte et constitue un parti d’opposition. Les Frères musulmans étaient tolérés dans d’autres pays du Moyen-Orient comme la Jordanie. En Syrie, l’organisation était proscrite, car elle avait participé à plusieurs reprises à des tentatives de renversement du gouvernement.
[209] Une insurrection en 1981–1982 a été brutalement réprimée par le parti Baath au pouvoir et l’appartenance aux Frères musulmans est devenue une infraction punissable de la peine de mort. M. Almrei a témoigné que, en 1982, alors qu’il était un garçon de huit ans allant à la mosquée en Arabie saoudite, il avait appris le massacre de Hama, en Syrie, où des milliers de sunnites avaient été tués par l’armée syrienne contrôlée par les Alaouites.
[210] Il affirme que ce sont les souvenirs de cet événement, en partie, qui l’ont par la suite amené à déclarer à son père qu’il voulait se joindre à un djihad contre les gens qui massacraient des musulmans innocents. À l’adolescence, il a appris l’existence du djihad en Afghanistan à la mosquée et par la lecture d’un magazine pakistanais. Parmi ses frères et sœurs, il était le seul aussi motivé. Au début, sa famille a pris cet engouement à la blague. À l’âge de 16 ans, il a décidé de s’y rendre et a demandé la permission à ses parents. Son père lui a imposé deux conditions : qu’il termine son école secondaire et qu’il finisse d’apprendre le Coran. En fin de compte, selon ce qu’il a affirmé dans son témoignage, il avait rempli la dernière condition, mais pas la première, quand il s’est rendu pour la première fois en Afghanistan en 1990 durant les vacances d’été de l’école secondaire. M. Almrei avait alors 16 ans.
[211] M. Almrei a affirmé qu’il voyait le djihad comme une lutte interne. Il considérait le djihad en Afghanistan comme une lutte légitime contre l’invasion russe. Le meurtre d’innocents est contraire au Coran. Le Coran ordonne de combattre au nom d’Allah ceux qui vous combattent; ne soyez pas l’agresseur; faites ce que vous devez faire, mais sans plus. ben Laden et d’autres personnes ne lisent pas le Coran en entier. Ils utilisent certains versets du Coran et des hadith, mais pas tout le texte. L’oumma musulmane convenait que ce qui se passait en Afghanistan était un djihad légitime. ben Laden et d’autres du genre iront partout pour tuer d’autres personnes. Ce n’est pas le djihad. Il y a des conditions et des limites à ce qui est permis dans le djihad, même lorsque des terres musulmanes sont occupées.
[212] Au sujet du 11 septembre, M. Almrei ne sait pas exactement s’il s’agit d’un acte politique ou religieux. En termes religieux, l’attaque était contraire à l’islam d’abord parce que les terroristes se sont tués eux-mêmes. Selon l’islam, ils sont des meurtriers. Il s’agissait d’une fitna ou d’une mauvaise chose. De nombreuses personnes sont mortes. En termes politiques, l’attaque n’avait aucun sens, car elle ne pouvait pas aider les Palestiniens ni aucun autre musulman. Il affirme qu’il s’oppose lui-même aux politiques américaines, mais qu’il n’est pas antiaméricain. Il ne s’oppose pas à la présence de troupes américaines en Arabie saoudite et estime que c’est bon pour le commerce. Leur présence ne pouvait pas justifier le djihad, car elles étaient venues avec la permission du gouvernement légitime et avec l’approbation de l’uléma ou de la communauté des théoriciens.
[213] En 1990, il s’est rendu en Afghanistan durant ses vacances d’été pour combattre les Russes et le régime communiste qu’ils avaient mis en place. Il ne faisait pas la différence entre les deux. Il a pris l’avion de Damman jusqu’à Islamabad, au Pakistan, d’où il s’est rendu en autobus à Peshawar, la zone de rassemblement habituelle des djihadistes arabes se rendant en Afghanistan. Un bureau du gouvernement à Riad lui avait donné des conseils et un rabais de 75 p. 100 sur le prix du billet d’avion. Il a voyagé avec un passeport syrien, qui était valide pour deux ans et renouvelable aux six mois. Son père avait envoyé le passeport aux Frères musulmans pour obtenir un tampon supplémentaire lui permettant de se rendre en Afghanistan. Il n’avait pas fait le service militaire obligatoire en Syrie et les autorités ne l’auraient pas laissé quitter la région. Le tampon des Frères musulmans ressemblait au tampon légitime de la Syrie. M. Almrei lui-même ne s’est pas joint aux Frères musulmans.
[214] L’autobus l’a amené à Beit al Ansar (la Maison des partisans), à Peshawar, avec environ 20 autres personnes. Il s’agissait d’une grande maison comptant beaucoup de pièces dans un beau quartier. Quatre ou cinq personnes dormaient dans la même chambre et mangeaient là également. À Beit al Ansar, les gens mangeaient, discutaient, dormaient et traînaient ensemble. Ils pouvaient aller au restaurant ou à la mosquée. Les gens qui s’étaient déjà rendus en Afghanistan y revenaient pour se reposer. Ils ne parlaient pas de leur vie personnelle. On pouvait être considéré comme un espion si on posait des questions. Il y avait beaucoup d’autres maisons à Peshawar pour des gens d’autres nationalités. Personne ne payait. Il y est demeuré 27 jours et a attrapé la malaria. Son père lui a dit de rentrer chez lui.
[215] M. Almrei est rentré chez lui pour obtenir des soins. Il a raté le premier semestre d’école cette année-là et a demandé à son père si, lorsqu’il serait rétabli, il pourrait retourner là‑bas. Il est retourné au Pakistan en 1991 avec un billet d’avion encore une fois financé par le gouvernement. Cette fois, il a rencontré un homme plus âgé dans l’avion, Sala’oud’dine, lui a dit où il se rendait et qu’il avait mémorisé le Coran. Sala’oud’dine lui a suggéré de se rendre dans un camp afghan plutôt que dans un camp dirigé par des Arabes. Il s’est rendu avec lui en taxi à Pabbi (ou Babhi), un village près de Peshawar dirigé par Abdoul Rassoul Sayyaf.
[216] M. Almrei connaissait Sayyaf à partir des magazines qu’il avait lus en Arabie saoudite. Le gouvernement pakistanais avait donné à chacun des sept groupes de moudjahidines en Afghanistan des terres pour leurs réfugiés. Pabbi était le camp de Sayyaf. C’était bien organisé, avec des écoles, etc. Il est demeuré dans l’une des maisons d’accueil de Sayyaf parce qu’il était avec Sala’oud’dine. Il y a rencontré Sayyaf. M. Almrei y est demeuré pendant quelques semaines pour attendre un camion de ravitaillement de Djalalabad et est retourné avec le camion dans un camp en Afghanistan. Il a témoigné que le camp n’est pas ce à quoi on peut s’attendre du terme « camp ». Ce n’était pas plus qu’une fermette de terre avec un coin pour prier et un village tout près.
[217] Il s’agissait du camp de Chahid Bilal près de Djalalabad. Le responsable, Samir al Haq, lui a montré comment utiliser un AK-47. Il lui a fallu environ une heure pour apprendre comment le nettoyer, tirer, etc., et il en a ensuite reçu un pour qu’il l’utilise. Il s’est exercé à tirer sur des cibles. Bien qu’il y ait eu plusieurs autres types d’armes, il ne s’est pas entraîné à les utiliser. Il n’y avait pas d’autre forme d’entraînement. Il était là à titre d’invité et pouvait partir en tout temps. Personne n’avait d’uniforme, tout le monde portait les mêmes vêtements, il n’y avait pas d’officiers.
[218] Les autres personnes dans le camp étaient des moudjahidines afghans appartenant au groupe de Sayyaf. Sala’oud’dine est parti quelques jours plus tard, mais M. Almrei y est resté pendant deux mois. Il occupait ses jours en grande partie en enseignant l’arabe et en dirigeant la prière. Lorsque du ravitaillement était apporté dans d’autres camps dans la région, il montait souvent dans le camion pour faire un tour. M. Almrei affirme que, en restant dans le camp, il était en ribat, c’est-à-dire qu’il montait la garde, une forme de djihad. Il pouvait entendre à l’occasion une escarmouche, mais il n’a lui-même rien vu et n’a jamais pris part à un combat. Il n’y a jamais vu Sayyaf.
[219] M. Almrei affirme qu’il était un jeune homme naïf de 17 ans à l’époque. Il croyait qu’il pouvait aller faire le djihad, se faire tuer et aller au paradis. Sala’oud’dine l’a éduqué sur la réalité du djihad en Afghanistan. Sala’oud’dine lui a conseillé d’éviter les problèmes aux camps arabes. Il a affirmé que, si 10 Arabes se trou-vent à un endroit, il y a 11 émirs. M. Almrei affirme avoir entendu parler de ben Laden en Arabie saoudite, mais ne l’avoir jamais rencontré. Il ne connaissait ni ne comprenait ses politiques.
[220] Après deux mois passés au camp, il est rentré chez lui pour finir son secondaire. Cela lui a pris un an. Durant les vacances d’été de 1992, il est retourné à la maison d’accueil de Sayyaf à Pabbi et au camp de Chahid Bilal près de Djalalabad. Ce voyage a duré deux mois parce que c’était la durée de ses vacances d’été. Il s’est également rendu à Karachi en cette occasion. Samir ul Haq était encore le responsable et lui a donné un autre AK-47. Lors de ce voyage, il a rencontré Sayyaf à la mosquée de Pabbi et lui a seulement dit bonjour. Sayyaf n’avait aucun intérêt pour un garçon de 17 ans. Ils n’ont jamais eu de tête-à-tête. À Peshawar et à d’autres endroits, il retenait une chambre et ne faisait que se promener.
[221] Après avoir terminé son secondaire, il a travaillé pendant trois mois pour un organisme de bienfaisance saoudien qui construisait des écoles, des hôpitaux et des orphelinats en Afrique. Il dirigeait également une entreprise vendant de l’encens, du miel et du parfum.
[222] En 1994, il a commencé à entendre parler de l’occupation russe au Tadjikistan à la mosquée en Arabie saoudite. Les Tadjiks venaient se réfugier en Afghanistan. Il a décidé de s’y rendre et de voir par lui-même. Encore une fois, il a demandé la permission à son père. Cette fois-ci, le gouvernement n’offrait aucun rabais. Il est retourné à Pabbi, s’est informé au sujet du Tadjikistan et on lui a parlé d’Ibn Khattab. Il s’est rendu à la maison d’accueil de Khattab tout près et a rencontré Khattab plus tard après les prières du soir. Ils parlaient tous les deux avec un accent saoudien et Khattab n’avait que trois ans de plus que lui à l’époque. Khattab provenait également de Damman et avait encore de la famille là-bas, que M. Almrei a connue plus tard. La famille de Khattab était bédouine d’Aram, dans le nord de l’Arabie saoudite, et son père travaillait pour la société pétrolière Aramco.
[223] M. Almrei s’est rendu dans les maisons de Khattab à Paghman, près de Kaboul, et à Kondoz dans le Nord où le chef tadjik Ahmed Massoud était basé. Des combats étaient en cours à l’époque (fin 1994) entre les forces de Massoud et Dostoum et celles du chef pashtoune Hekmatyar. Massoud et Dostoum étaient loyaux au premier ministre Rabbani. Les Afghans combattaient entre eux depuis la chute du gouvernement Nadjibollah en 1992. M. Almrei affirme que Khattab avait décidé de se rendre au Tadjikistan, car il s’agissait encore d’un djihad contre un oppresseur externe. Ils avaient honte de ce qui se passait en Afghanistan, où des musulmans combattaient des musulmans.
[224] M. Almrei affirme avoir rencontré Nabil Almarabh pour la première fois à la maison d’accueil de Kondoz. Almarabh était de passage et n’est resté que quelques jours.
[225] Le camp de réfugiés tadjiks à Kondoz était dirigé par Abdoullah al Nouri, un chef du parti Opposition tadjike unie. De nombreux organismes de bienfaisance travaillaient à améliorer les conditions et Khattab avait offert de les aider. M. Almrei affirme qu’il avait pris conscience du besoin qu’ils avaient d’une école pour filles. Il affirme que les Tadjiks étaient plus ouverts à l’éducation des femmes.
[226] M. Almrei est retourné à pied à Djalalabad, puis est rentré chez lui en Arabie saoudite. Alors qu’il était à Riad pour acheter de l’oud pour son commerce, il a fait des démarches auprès de la fondation al Haramain et lui a demandé des fonds pour bâtir une école pour filles à Kondoz. Il a donné le nom d’un érudit de sa ville natale comme référence. La fondation lui a donné un chèque de 120 000 rials (environ 33 000 $CAN selon le taux de change actuel), qu’il a encaissé pour voyager. Il est retourné au Pakistan à la fin de 1995 et s’est rendu de Pabbi à Kondoz avec un guide et deux Arabes, principalement à pied, et il a remis l’argent aux hommes responsables du camp.
[227] Lors de ce voyage, il a accompagné Khattab dans une mission de reconnaissance. Il affirme qu’environ 20 hommes se sont rendus à la rivière Amou-Daria à la frontière du Tadjikistan pour voir s’il y avait un endroit où ils pouvaient traverser sans tomber dans une embuscade russe. Ils ont voyagé à pied et à dos d’ânes loués de villageois. M. Almrei affirme qu’il croyait que Massoud et Rabbani avaient encouragé Khattab à entrer en discussion ou en négociation au Tadjikistan, mais qu’ils n’avaient pas traversé la rivière cette fois‑là et étaient retournés à Kondoz. Lors d’un voyage subséquent, selon ses dires, ils sont entrés au Tadjikistan en traversant la rivière avec un canot pneumatique et ont monté un camp du côté nord de la rivière. Il ne s’agissait pas d’un camp au sens militaire du terme et il n’y a eu aucun combat pendant qu’ils étaient là. Un jour normal, ils allaient pêcher à la grenade ou chasser le lapin au AK-47. Il semble qu’il s’agisse d’une pratique courante dans la région. Il considérait cette période encore une fois comme un ribat ou une forme d’obligation de monter la garde. Il affirme qu’ils y sont demeurés pendant deux mois et qu’il a ensuite dû retourner en Arabie saoudite pour conserver un statut là-bas. Les autres personnes qui l’accompagnaient se sont ensuite rendues en Tchétchénie.
[228] Pendant qu’il était au camp, M. Almrei a discuté de choses et d’autres avec Khattab et a appris à le connaître. Il décrit Khattab comme étant dévot et attentif aux autres et le considère comme un héros pour ses actions en Afghanistan et en Tchétchénie. M. Almrei affirme qu’il n’était pas intéressé à le suivre en Tchétchénie, ce [traduction] « n’était pas dans son sang ». Il croit au djihad, mais il en avait assez. Il voulait passer à autre chose.
[229] M. Almrei a convenu que le Khattab qu’il connaissait a pu changer en Tchétchénie, mais il ne le croit pas. Il soupçonne les Russes d’avoir posé les bombes et d’avoir blâmé les insurgés afin de justifier l’invasion de la Tchétchénie. Mais, s’il était vrai que Khattab était impliqué, M. Almrei n’aurait plus de respect pour l’homme, car ce ne serait pas le djihad mais un crime. Aller en Tchétchénie pour participer à un djihad défensif légitime est soutenu par l’oumma musulmane en Arabie saoudite.
[230] Avant d’arriver au Canada, selon M. Almrei, il exploitait un commerce de miel, d’encens et d’oud qu’il avait commencé quand il était au secondaire. C’était une activité illégale pour quelqu’un qui n’avait pas la citoyenneté saoudienne, alors il avait loué un espace dans un commerce établi et avait utilisé un prête-nom saoudien du nom de Mohamed al Bloochi. Lors de ses voyages au Pakistan, il s’est rendu compte à quel point les produits là-bas étaient bon marché. Il s’est rendu pour la dernière fois en Afghanistan en 1996. Il a pris de l’argent supplémentaire pour les dépenses de l’école et est revenu avec une quantité considérable de miel et de parfum pour son commerce.
[231] M. Almrei affirme que les Saoudiens ont commencé à prendre des mesures répressives contre les commerces usant d’un prête-nom saoudien et que son associé al Bloochi a été interrogé. Les autorités étaient également au courant de ses voyages au Pakistan et en Afghanistan et savaient qu’il avait discuté de questions politiques en Arabie saoudite. Il a vendu son commerce en 1997 et a commencé à chercher à déménager ailleurs. Il a demandé un visa canadien en 1998, mais il a été débouté. Il a pensé se rendre en Australie, mais il en a été dissuadé quand il a appris que les autorités plaçaient les demandeurs d’asile dans des camps de détention.
[232] Dans sa demande de visa de 1998, M. Almrei affirmait qu’il allait visiter Hisham al Taha à Richmond, en Colombie-Britannique. Il ne le connaissait pas, mais il avait demandé de l’aide à Abou al Walid au Pakistan et avait reçu deux noms et numéros de téléphone au Canada. L’un était celui d’Ahmed al Kaysee à Toronto, qui n’a pas répondu quand il a téléphoné. Al Taha a donné son accord au téléphone. Tous deux étaient iraquiens. Al Taha ne se rappelait pas par la suite lui avoir parlé lorsqu’on a demandé sa collaboration dans les procédures judiciaires de M. Almrei. Ce dernier affirme qu’il s’agit d’un type d’arrangement commun là d’où il vient. Il reconnaît maintenant, après sept ans et demi de détention, que ce n’est pas courant ici.
[233] Après son échec, M. Almrei s’est rendu en Jordanie et a acheté un passeport des Émirats arabes unis et un permis de conduire du Koweït au nom de Youssouf Bilal (pièce R-28). Il s’agissait d’un passeport légitime volé ou vendu par le détenteur original qui comportait quelques tampons d’entrée. En novembre ou décembre 1998, il s’est rendu au Bahreïn afin d’obtenir d’autres documents pour rendre son passeport plus crédible. Son ami al Bloochi a obtenu un visa canadien à entrées multiples pour lui de l’ambassade à Abu Dhabi. Lorsqu’il a téléphoné la deuxième fois en janvier 1999, Al Kaysee a accepté de le rencontrer à l’aéroport international de Toronto. Al Kaysee était alors imam dans une mosquée de Toronto.
[234] M. Almrei a décrit certaines des difficultés que lui ont causées les autorités de la Jordanie en raison de son passeport syrien des Frères musulmans. Il affirme qu’elles ont confisqué son passeport après son voyage en Thaïlande en août 1998 et qu’on le lui a par la suite redonné par l’intermédiaire des Frères musulmans. Sa tante travaillait au bureau des Frères musulmans à Amman et s’était arrangée pour qu’y soit apposé un tampon de sortie de la Syrie. Le passeport qu’il avait utilisé pour demander un visa de touriste au Canada plus tôt cette année‑là a été confisqué à son retour d’un voyage en Turquie. À cette occasion, le service du renseignement de la Jordanie l’a interrogé à propos de ses voyages et les Frères musulmans lui ont par la suite demandé de faire un rapport de l’interrogatoire.
[235] M. Almrei a utilisé un passeport des Émirats arabes unis pour entrer au Canada via le Royaume‑Uni. Ce document contient un visa pour la Thaïlande daté du 2 décembre 1998 valide pour un mois. M. Almrei a d’abord affirmé que ce n’était pas le sien et qu’il était déjà dans le passeport quand il l’a obtenu. En contre-interrogatoire, il a affirmé qu’il s’agissait du visa qu’il avait obtenu. Il a affirmé qu’il avait testé le passeport en obtenant un visa de l’ambassade de Thaïlande, mais qu’il ne l’avait pas utilisé, ce qui explique l’absence de tampons d’entrée et de sortie.
[236] Il s’est rendu en Thaïlande en août 1998 à cause de la réputation de ce pays en matière de passage de clandestins. Il s’est rendu là-bas pour voir s’il parviendrait à trouver une façon d’entrer au Canada, ainsi que pour des vacances. À Bangkok, il s’est rendu dans une boîte de nuit et a abordé deux hommes parlant l’arabe. L’un d’eux était un Palestinien nommé Ghaleb. Il l’a rencontré le lendemain pour discuter de la question à un hôtel sur le chemin Sukhimveit. Ghaleb lui a dit qu’il pouvait s’arranger pour le faire entrer au Canada pour environ 10 000 $. M. Almrei n’a pas eu recours à ses services parce qu’il ne lui faisait pas confiance. Cependant, après être entré au Canada, il est demeuré en communication avec Ghaleb afin de faire passer des gens de la Jordanie au Canada. Il affirme qu’ils se sont parlé environ trois fois à l’initiative de son interprète à Toronto, qui lui avait demandé de l’aide. Il affirme avoir raconté tout cela à la GRC après son arrestation.
[237] M. Almrei a rempli une demande d’asile en janvier 1999 avec l’aide d’Hassan Ahmed. La demande comportait des erreurs, notamment des dates inexactes. Il affirme que le calendrier occidental l’avait désorienté. Cette demande a été perdue par CIC. La seconde demande, datée du 11 avril 1999, a été préparée par son avocat et contient des renseignements sur son passeport syrien obtenu des Frères musulmans. Il n’a pas parlé de ses voyages au Pakistan, en Afghanistan ou au Tadjikistan, selon les conseils de son interprète, d’après ce qu’il affirme. À l’audience sur la demande d’asile, il n’a pas mentionné l’Afghanistan, mais il a affirmé s’être rendu au Pakistan pour acheter du miel. Il a affirmé avoir détruit son passeport des Émirats arabes unis, ce qui n’était pas vrai.
[238] Le passeport des Émirats arabes unis a été saisi durant une perquisition à son appartement en 2000. Les agents de CIC cherchaient un de ses colocataires, Yahya, qui n’était pas là. Il ne parlait pas anglais à l’époque. Ils lui ont demandé de produire une pièce d’identité, puis de s’asseoir pendant qu’ils fouillaient les lieux. Ils ont ouvert une mallette et ont trouvé des documents, notamment le passeport, qu’ils ont saisi en laissant un reçu. M. Almrei a offert d’amener son colocataire au bureau de CIC dès son retour, ce qu’il a fait le lendemain.
[239] M. Almrei affirme que l’interprète Agha l’a appelé en 2001 et lui a demandé de l’aider à obtenir un passeport pour Almarabh, pour qu’il puisse quitter le pays afin de visiter sa mère au Koweït. M. Almrei avait auparavant appris qu’une personne à Montréal, Mohamed, pouvait fournir de faux passeport. L’interprète l’a appelé à plusieurs reprises afin de lui demander d’obtenir de tels documents, mais n’a jamais donné suite en donnant de l’argent. La théorie de M. Almrei est que l’interprète est un informateur du gouvernement qui essayait de le piéger.
[240] Le commerce de M. Almrei à Toronto était situé à deux ou trois coins de rue de la boutique de photocopie exploitée par l’oncle d’Almarabh. Il avait vu Nabil au magasin, mais ne l’avait pas reconnu. Lorsqu’ils se sont parlé et qu’il s’est introduit sous le nom d’Abou Adnan, sa kounia, M. Almrei l’a reconnu comme une personne qu’il avait rencontrée à Kondoz en 1994. Ils avaient tous deux changé. À l’époque, ils avaient de longues barbes et étaient maigres. Tous deux avaient le visage rasé et étaient considérablement plus gros.
[241] M. Almrei a accepté de prendre des mesures pour obtenir un faux passeport. Il a téléphoné à Mohamed, a loué une voiture, a pris l’argent de Nabil et s’est rendu à Montréal où il a rencontré Mohamed sur la rue Sainte-Catherine. Il lui a donné la moitié de l’argent et une photo. Mohamed avait un accent algérien. Ils se sont rencontrés le lendemain pour la remise du passeport avec la nouvelle photo, de la carte de citoyenneté, du permis de conduire et de la carte d’assurance sociale. Il a payé 2 000 $ et a gardé l’autre 2 000 $ pour lui-même.
[242] M. Almarabh a été arrêté après avoir échoué à passer la frontière clandestinement à Niagara Falls le 27 juin 2001. Il n’avait pas essayé d’utiliser le faux passeport. Il a été accusé en vertu de la Loi sur l’immigration et a été libéré après le paiement d’une caution de 19 000 $ versée par son oncle Ahmed Shehab avec une contribution de M. Almrei. Il est ensuite entré clandestinement aux États‑Unis le 7 juillet 2001.
[243] M. Almrei reconnaît qu’il a également participé à un stratagème impliquant Ibrahim Ishak et visant à fournir des permis de conduire valides de l’Ontario aux gens qui ne pouvaient pas les obtenir légalement. Un permis de catégorie G1 de l’Ontario était apporté au Michigan et échangé pour un permis de conduire du Michigan. Ensuite, le permis de conduire du Michigan servait à obtenir un permis de l’Ontario avec tous les privilèges. Ils facturaient 500 $ pour ce service.
[244] M. Almrei et son ami ont acheté un restaurant Eat-a-Pita dans la région de Yorkville, mais ils perdaient de l’argent et ont donc vendu l’entreprise après environ neuf mois. Il avait embauché Zenab Awaymer comme cuisinière. Elle n’avait pas de statut au Canada et lui avait versé 4 000 $ pour arranger un mariage de complaisance avec Ishak. Ce dernier a plus tard retiré son parrainage après s’être fiancé à une femme de Bosnie. M. Almrei affirme lui avoir remis l’argent. Mme Awaymer est retournée au Liban. M. Almrei prétend ne rien savoir des documents que transportait Ishak quand il a été arrêté et fouillé à l’aéroport de Détroit en février 2000.
[245] Il affirme que, après le 11 septembre, il s’est rendu compte qu’il était surveillé et il s’est inquiété. Il a appris par les nouvelles que le FBI recherchait Nabil Almarabh et savait qu’on ferait le lien avec lui en raison du faux passeport. Son avocat a arrangé une rencontre avec le SCRS. M. Almrei affirme qu’il avait peur. Il vient d’une région où se disent des choses terribles à propos des services du renseignement. En conséquence, il a tout nié.
[246] Après son arrestation, la GRC l’a interrogé en prison à propos du passeport qu’il avait obtenu pour Almarabh et il a accepté de leur parler en croyant que rien ne serait utilisé contre lui. Aucun avocat n’était présent. Il affirme qu’ils ont discuté pendant environ huit heures.
[247] M. Almrei nie avoir été impliqué dans un réseau international de fabrication de faux documents. Il affirme que les seuls faux documents dans lesquels il a joué un rôle sont ceux qu’il a mentionnés dans son témoignage. Il affirme n’avoir jamais rien obtenu de Ghaleb en Thaïlande, ni des gens en Jordanie de qui il avait acheté un passeport des Émirats arabes unis et qu’il n’avait rien à voir avec la liasse de documents d’Ishak. Il reconnaît qu’il y avait des motifs d’entretenir des soupçons sur ce qu’il faisait avec des passeports, mais il ne s’attendait pas à être emprisonné pour cela. Il affirme que ça en a valu la peine dans un certain sens, car cela lui a donné l’occasion de rencontrer de nombreuses personnes qui l’ont touché.
[248] En contre-interrogatoire, M. Almrei a expliqué qu’il n’avait pas divulgué sa kounia, Abou al Hareth, aux autorités de l’immigration, car il ne la considère pas comme son nom et ne l’utilise pas lorsqu’il se présente. Le SCRS ne lui a pas demandé en octobre 2001 s’il avait une kounia. Il n’a pas caché ce renseignement afin que le SCRS ait de la difficulté à reconstituer son passé. La plupart des gens dans la communauté de Toronto le connaissaient seulement sous le nom d’Abou al Hareth.
[249] M. Almrei a été interrogé en détail sur les passeports qu’il a eus en sa possession. M. Almrei affirme avoir obtenu trois passeports syriens des Frères musulmans. Celui qu’il a reçu en 1990 nécessitait un tampon saoudien autorisant les sorties durant au plus six mois et pouvant être renouvelé. Il affirme avoir perdu ce passeport après le premier renouvellement et en avoir obtenu un nouveau des Frères musulmans. Ce premier passeport n’a pas été introduit en preuve. Le second, qu’il a obtenu en 1998, a été saisi par les Jordaniens à son retour de Turquie en 1998 et il en a reçu un autre des Frères musulmans. Le troisième, qui figure à la preuve, a été délivré en 1998 et était valide jusqu’en mai 2004. En conséquence, le passeport qui aurait documenté ses voyages de 1991 à 1998 n’est pas en preuve.
[250] M. Almrei dit qu’il n’est pas certain du nombre de passeports qu’il a reçus des Frères musulmans et qu’il se pourrait qu’il y en ait un autre. Il a fait mention d’un permis de conduire saoudien déposé dans le cadre d’une procédure devant la CISR [Commission de l’immigration et du statut de réfugié] (pièce A-24) qui fait référence à une pièce d’identité syrienne délivrée en 1995. Il reconnaît qu’il s’agit probablement d’un passeport syrien, mais il n’a aucune idée de l’endroit où il se trouve. Il explique cette situation en affirmant que traverser le pont de Damman au Bahreïn pour magasiner ou dîner nécessite un tampon d’entrée et de sortie. Les passeports se remplissent rapidement et sont remplacés. Les Frères musulmans en Jordanie sont autorisés par ce gouvernement à imprimer des passeports syriens et ces passeports sont acceptés par l’Arabie saoudite.
[251] En ce qui concerne le passeport des Émirats arabes unis, M. Almrei affirme avoir menti à propos de sa destruction dans la procédure devant la CISR, car il craignait de ne pas recevoir le statut de réfugié. Le cas échéant, il aurait voulu être en mesure d’utiliser le passeport encore une fois. Quand sa demande a été accueillie, il n’a plus pensé au passeport jusqu’à ce qu’il soit trouvé dans son appartement. Dans son témoignage devant la Cour en 2004, M. Almrei a affirmé que le passeport contenait déjà un visa canadien quand il l’a acheté. Il n’a pas fait mention du rôle d’al Bloochi dans son obtention.
[252] M. Almrei a admis avoir possédé un passeport du Yémen au milieu des années 1990. Il avait tenté d’acheter la citoyenneté du Yémen en Arabie saoudite, mais il a détruit le passeport à sa réception, car il comportait le nom et la date de naissance de quelqu’un d’autre. À cette époque, il voulait obtenir la citoyenneté de n’importe quel pays et il croyait qu’il pouvait l’acheter au Yémen.
[253] Les services du renseignement saoudiens avaient parlé à al Bloochi de ses opinions politiques. L’Arabie saoudite s’est intéressée aux personnes s’étant rendues en Afghanistan dans la foulée des attentats à la bombe de 1996 à Khobar. Elles ont emprisonné des milliers de chiites des provinces de l’Est soupçonnés d’avoir coopéré avec le Hezbollah. Elles s’intéressaient également aux personnes s’étant ouvertement prononcées sur la famille royale. Il a dû quitter l’Arabie saoudite non pas pour cette raison, mais en raison de la loi saoudienne interdisant aux non-citoyens d’être propriétaires d’une entreprise. Il n’allait plus à l’école et n’avait pas d’emploi. Il ne voulait pas être obligé de se joindre aux Frères musulmans, ce qui était la seule autre option.
[254] En contre-interrogatoire, M. Almrei a été interrogé en détail sur son témoignage au sujet de ses voyages en Afghanistan. En majeure partie, son récit se tenait, à mon avis. Il n’était pas sûr de certaines dates ou de la chronologie de certains faits, mais ce n’est pas étonnant en soi. À la réflexion, a-t-il affirmé, il pensait que son dernier voyage au Pakistan avait eu lieu en 1995 et non en 1996. Il était là-bas quand l’ambassade égyptienne a été la cible d’un attentat à la bombe à Islamabad, ce qui s’est produit en novembre 1995. Lors de son premier voyage à Kondoz, il faisait froid et il neigeait, de sorte que cela aurait pu être au début plutôt qu’à la fin de 1994. Il ne se préoccupait pas des dates et ne prenait pas de notes dans un journal. Il s’appuie maintenant sur ses années d’école secondaire pour déterminer les années. Il croit qu’il s’est rendu deux fois au Tadjikistan en 1994 et une troisième fois en 1995.
[255] Les avocats des ministres l’ont questionné de près sur les raisons pour lesquelles il avait eu le droit de rester à ce qu’il a appelé la maison d’accueil « VIP » de Sayyaf à Pabbi. Il a expliqué que c’était à cause de Sala’oud’dine et qu’il s’agissait de rien de plus qu’une petite maison de brique et de boue, peinte en blanc. Il se rappelle avoir joué au ping-pong avec Sayyaf après le dîner, mais, à part cela, il a eu peu de communications avec lui. Lorsqu’on l’a interrogé sur les articles de nouvelles mentionnant des crimes commis par les hommes de Sayyaf, il a affirmé qu’il acceptait que ces hommes aient pu commettre ces crimes, mais qu’il n’en a jamais été témoin et qu’il ne croit pas que Sayyaf l’aurait permis. M. Almrei s’est demandé pourquoi on lui demandait de répondre des actes de Sayyaf. Il n’a aucun respect pour les chefs moudjahidines qui tuent des civils.
[256] M. Almrei a admis librement avoir menti au consulat canadien dans sa demande de visa en 1998, avoir menti aux agents de douane à l’aéroport en janvier 1999, avoir menti à la CISR et au SCRS. Il affirme qu’il a présumé que les autorités savaient que les gens mentaient pour entrer au Canada. Après le 11 septembre, il aurait librement parlé de ses voyages au SCRS si celui‑ci lui avait mentionné qu’il était au courant. Il a parlé à la GRC quand celle-ci lui a dit qu’elle était au courant pour le passeport d’Almarabh. Mais le SCRS n’était pas intéressé à avoir plus de détails après la confirmation du premier certificat. M. Almrei affirme qu’il regrette ce qu’il a fait, mais pas ce qu’il est. Il a agi en suivant les conseils de son interprète, qui lui a dit que ses voyages en Afghanistan ne pouvaient pas être vérifiés, car aucun visa n’avait été délivré.
[257] M. Almrei a versé 2 500 $ pour la caution d’Almarabh et a été remboursé après sa libération. Almarabh l’a plus tard appelé des États‑Unis et lui a demandé d’autres documents ou le nom de la personne que connaissait M. Almrei à Montréal. M. Almrei a refusé. Il a reconnu qu’il avait dans la communauté la réputation d’être une personne pouvant obtenir de faux documents. Il présume que c’était en partie dû à Agha, qui avait passé le mot.
[258] Il a rencontré Ishak à une mosquée de Toronto en 1999 et il a travaillé avec lui à l’aéroport à trois occasions. Ishak connaissait un homme travaillant à un contrat de nettoyage. Le premier et le deuxième travail consistaient à laver l’extérieur d’un avion dans un hangar. La troisième nuit, ils ont nettoyé l’intérieur d’un avion dans un autre hangar.
[259] En 2004, M. Almrei a affirmé qu’il ne croyait pas que ben Laden était responsable du 11 septembre. Il affirme que, à l’époque, son anglais était limité et qu’il croyait les théories du complot qui étaient répandues dans le monde musulman. Dans sa culture, les théories du complet sont les premières à être acceptées. Les gens blâment les autres pour tout ce que font les musulmans. Il ne pouvait pas accepter qu’un musulman puisse commettre un tel acte. Depuis, il a beaucoup lu et n’a plus de doute. Cependant, il croit encore que ben Laden a apporté beaucoup au peuple afghan. Avant le 11 septembre, ben Laden était pour lui juste une autre personne ayant soutenu les moudjahidines. Maintenant, ses actions le dégoûtent.
[260] En réinterrogatoire, M. Almrei a affirmé que ses lectures et son exposition aux autres cultures avaient changé son point de vue sur de nombreuses choses. Lorsqu’il était en Afghanistan, il ne parlait pas de politique. Il ne savait pas qui finançait ou contrôlait les maisons d’accueil avant de s’y rendre. Personne ne parlait d’Al‑Qaïda. Il n’est pas certain des dates parce qu’il a utilisé le calendrier islamique ou hijiri jusqu’à son arrestation. Ce calendrier n’est pas synchronisé avec le calendrier occidental. Il admet blâmer la politique américaine pour le 11 septembre, mais il ne voulait pas dire par là que des gens méritaient de mourir. À Toronto, il ne connaissait personne ayant participé au djihad autre qu’al Kaysee.
Les témoignages d’experts
[261] Les ministres ont appelé à la barre un témoin cité en qualité d’expert, M. Martin Rudner. Initialement, le défendeur voulait faire témoigner six témoins experts. Au cours de l’instance, le défendeur a convenu qu’il ne serait pas nécessaire d’appeler à témoigner deux d’entre eux, car le témoignage qu’ils auraient présenté n’aurait pas porté sur des questions en litige entre les parties. En conséquence, le défendeur a présenté le témoignage d’expert de M. Thomas Quiggin, de M. Brian Williams, de Mme Lisa Given et du cheikh Ahmed Kutty.
[262] Afin de déterminer s’il fallait accepter le témoignage d’opinion de ces cinq témoins experts, j’ai pris en considération les critères énoncés dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, qui sont a) la pertinence; b) la nécessité d’aider le juge des faits; c) l’absence de toute règle d’exclusion; d) la qualification suffisante de l’expert. Je n’ai eu aucune difficulté à conclure que chacun des cinq témoins satisfaisait à ces critères, cependant dans certaines limites.
M. Martin Rudner
[263] M. Rudner est titulaire de maîtrises en relations internationales ainsi qu’en économie et politique de l’Asie de l’Université McGill et de l’Université d’Oxford de même que d’un Ph.D. en études asiatiques de l’Université hébraïque de Jérusalem (1974). Il est présentement professeur émérite distingué de recherche à l’Université Carleton. Il est le directeur fondateur du Canadian Centre of Security and Intelligence Studies (le Centre canadien d’études sur la sécurité et le renseignement) et a mis sur pied le Center for Security and Defence Studies (le Centre d’études sur la sécurité et la défense) à l’Université Carleton.
[264] En plus de ses travaux de recherche et de ses travaux universitaires, portant principalement sur l’Asie du Sud-Est, M. Rudner a organisé des conférences nationales et internationales sur le renseignement et la sécurité, et y a participé, et a donné des conseils et des présentations sur la sécurité et le contre-terrorisme à divers ministères et organismes gouvernementaux. Pour ce travail, il a la cote de sécurité très secrète. Il a témoigné à l’enquête Air India et a agi à titre de témoin expert pour le procureur général dans d’autres instances.
[265] M. Rudner connaît un peu l’arabe, mais il ne peut pas lire le journal ou avoir une conversation dans cette langue. Il parle couramment d’autres langues islamiques, y compris celles parlées en Indonésie et en Malaisie, et il parle le français et l’hébreu. Il a une connaissance approfondie des derniers faits politiques dans le monde musulman, particulièrement en Indonésie, fondée sur de nombreuses années d’étude sur le rôle de la religion dans les affaires internationales, particulièrement l’équilibre entre les intérêts de l’État et les objectifs de la religion. Dans le cadre de son travail dans ce domaine, il a appris à comprendre Al‑Qaïda et ses groupes extrémistes affiliés.
[266] M. Rudner a été appelé à comparaître par les ministres pour qu’il donne son avis d’expert sur le renseignement et le contre-terrorisme lié à Al‑Qaïda et ses groupes et mouvements affiliés autour du monde et sur l’utilisation détournée de documents d’identité, en particulier les passeports, par les groupes terroristes et extrémistes dans la poursuite de leurs opérations transfrontalières. Il a écrit à ce sujet, notamment un rapport pour le Bureau des passeports sur le terrorisme et l’usage détourné de documents. Son travail dans ce domaine est fondé sur des recherches empiriques menées par d’autres personnes.
[267] M. Rudner a fourni un témoignage d’opinion éclairant et utile à la Cour sur le contexte historique, culturel et théologique du phénomène mondial qu’est l’extrémisme islamique et la violence terroriste. Dans son témoignage, il a démontré avoir une connaissance approfondie du développement de la pensée fondamentaliste islamique, notamment de l’école hanbalite/wahhabite prévalant en Arabie saoudite et du salafisme, la pratique d’imiter le prophète et ses adeptes. Ce témoignage est particulièrement utile pour comprendre les motivations des extrémistes islamiques contemporains. M. Rudner a fait bien attention de ne pas affirmer que wahhabisme et salafisme égalent terrorisme.
[268] M. Rudner connaît les questions du renseignement de sécurité liées au terrorisme en raison de ses lectures importantes dans le domaine. Cependant, il ne prétend pas être expert du conflit afghan, il n’a pas visité la région et elle ne fait pas l’objet de ses recherches et de ses publications. En ce qui a trait à l’historique des conflits dans la région, je m’en suis plutôt remis au témoignage de M. Williams, qui s’est rendu là-bas et y a mené des recherches. Par exemple, la connaissance de M. Rudner des camps d’entraînement en Afghanistan provient principalement des documents accessibles au public, notamment un manuel d’entraînement d’Al‑Qaïda, et non pas d’une expérience directe dans la région et de rencontres avec les participants, contrairement à M. Williams.
[269] Les ministres ont appelé à témoigner M. Rudner afin qu’il réfute le témoignage que M. Quiggin avait donné dans la procédure de contrôle de la détention au sujet de l’usage détourné de documents d’identité. Bien que M. Rudner ait écrit à ce sujet, il n’a pas mené de recherche particulière à ce propos et s’appuie principalement sur des sources secondaires ou tertiaires de renseignement, comme des articles de journaux dont la fiabilité est douteuse. De toute façon, j’ai estimé que son témoignage d’opinion sur le sujet n’était pas nécessaire, car le fait que les terroristes franchissent les frontières avec de faux documents pouvait être établi par un témoignage sur les faits. Par exemple, le témoin du SCRS, Robert Young, a donné plusieurs exemples précis de cas connus.
[270] M. Rudner a donné un aperçu utile des origines de l’extrémisme islamique moderne, y compris la fondation et la propagation des Frères musulmans et les écrits de Sayyid Qoutb et d’Abdoullah Azzam. Qoutb était un membre égyptien des Frères musulmans et un auteur influent, exécuté dans les années 1960 pour crimes contre l’État. Le cheikh Abdoullah Azzam était un Palestinien exilé ayant un Ph.D. de l’Université Al‑Azhar au Caire. Avec le financement de la Ligue islamique mondiale et d’autres donateurs, Azzam a mis sur pied l’organisme de services islamique Makhtab al‑Khidamat (le MAK) qui avait des bureaux au Moyen-Orient et ailleurs, y compris en Europe et aux États-Unis, pour faciliter l’engagement de volontaires arabes voulant participer au djihad en Afghanistan contre les Soviétiques.
[271] Azzam a formé ben Laden et d’autres Arabes afghans en les introduisant à l’idéologie panislamique de Qoutb centrée sur l’oumma ou la nation musulmane. Il a été assassiné en 1989, sans doute par des membres de l’organisation du Jihad islamique égyptien qui avaient rejoint ben Laden et d’autres partisans pour former Al‑Qaïda. Bien que la question ne soit pas sans controverse, Azzam aurait été en désaccord avec la direction prise par Al‑Qaïda, soutenant que le djihad légitime devait se faire contre des combattants, et particulièrement contre ceux qui oppressaient des musulmans dans des terres musulmanes.
[272] M. Rudner a contesté les opinions de M. Thomas Quiggin et de M. Williams selon lesquelles Azzam était un modéré. Il souscrivait au point de vue du journaliste Peter Bergen (pièce A-, T-4), selon qui le rêve d’Azzam était de restaurer le califat, de réunir tous les musulmans du monde sous un seul chef. M. Rudner reconnaît que les traditions sévères wahhabites de la péninsule d’Arabie étaient étrangères aux Afghans, qui suivaient généralement l’école hanafite et la tradition de Deoband. Azzam a incité les Arabes à comprendre et à tolérer les pratiques afghanes qu’ils considéraient anti‑islamiques. Son litige avec Al‑Qaïda portait principalement sur ce qui devait arriver ensuite. Azzam voulait étendre le djihad aux pays voisins de l’Asie centrale dominés par les Russes. ben Laden voulait transporter la lutte au cœur du monde arabe afin de renverser les régimes apostats. L’innovation de ben Laden était d’interpréter le « verset du sabre » du Coran de manière à justifier le djihad externe en en faisant un moyen d’autodéfense de l’islam. Selon M. Rudner, Azzam et ben Laden partageaient les mêmes valeurs. Le désaccord portait sur les priorités. Pour ben Laden, [traduction] « l’ennemi proche » était les régimes apostats qui ne pouvaient survivre qu’avec le soutien de l’Occident ou [traduction] « l’ennemi lointain », de sorte que tous étaient sujets à des attaques.
[273] ben Laden est retourné en Arabie saoudite après le départ d’Afghanistan des Soviétiques en 1989. Il a d’abord été accueilli en héros et en célébrité pour son rôle dans le soutien au djihad. Comme l’a affirmé Peter Bergen (pièce A-2), il était [traduction] « adulé » pour avoir quitté la vie confortable du millionnaire saoudien typique afin de se joindre au djihad en Afghanistan. Selon M. Rudner, à titre d’adolescent grandissant en Arabie saoudite et s’intéressant au djihad à l’époque, Hassan Almrei aurait connu ben Laden de réputation.
[274] L’invasion du Koweït par l’Iraq a mené ben Laden à rompre avec le gouvernement saoudien quant à la présence de troupes américaines en territoire saoudien. ben Laden et son entourage ont déménagé au Soudan en 1991 à l’invitation du chef islamiste Hassan Tourabi. Ils ont quitté le Soudan en 1996 à la suite des pressions exercées par l’Arabie saoudite, les États‑Unis et l’Égypte et ils sont retournés en Afghanistan, via le Pakistan.
[275] En l’absence de ben Laden, le djihad en Afghanistan avait continué contre le gouvernement communiste qui demeurait au pouvoir grâce au soutien des Soviétiques. Une alliance des groupes moudjahidines afghans avait été créée pour défaire le gouvernement. Ces groupes étaient en grande partie associés en raison de liens ethniques et tribaux et comprenaient des milices pachtounes dirigées par Goulbouddine Hekmatyar et Abdoul Rassoul Sayyaf, des Tadjiks de la vallée du Panchir menés par Bourhanouddine Rabbani et Ahmed Chah Massoud, des Ouzbeks d’Abourachid Dostoum de Mazar-e Charif, des Hazaras chiites et d’autres. Bien qu’ils aient été unis dans leur opposition au gouvernement, ils ne pouvaient pas s’entendre sur la façon dont le pouvoir allait être partagé quand le gouvernement serait défait.
[276] Lorsque le régime du président Nadjibollah s’est écroulé en avril 1992, Massoud et Dostoum se sont montrés plus habiles que Hekmatyar pour le contrôle de Kaboul et du gouvernement central. Un gouvernement a été mis en place, mené par Rabbani. Il s’en est suivi une guerre civile. La plus grande partie du pays était dominée par des seigneurs de guerre et des milices locales. Les talibans, menés par le mollah Omar et constitués principalement de Pachtounes, ont émergé du Sud en 1994 et ont graduellement acquis des appuis afin de vaincre les seigneurs de guerre. ben Laden est retourné en Afghanistan en mai 1996. Les talibans ont pris Kaboul en septembre 1996. ben Laden s’est installé à Kandahar et a pris la direction d’un réseau de camps d’entraînement et de maisons d’accueil ou en amis sur pied. Selon M. Rudner, environ 70 000 moudjahidines sont passés par ces installations de 1996 à 2001.
[277] M. Rudner s’est penché sur le concept islamique de Takfir wa al-Hijra. Cela fait référence au fait pour une personne de se retirer d’une communauté apostate (Takfir) et de s’exiler (wa al-Hijra). Récemment, les extrémistes ont interprété ce concept comme autorisant l’immigration ou la fuite pour trouver refuge dans des pays occidentaux afin de réformer, de mobiliser et de se préparer à un retour à leur mère patrie. Aller à l’Ouest ressemblait à ce que le prophète avait fait en se rendant à La Mecque, passant de dar al-harb (le domaine de la guerre) à dar al-islam (la maison de la paix).
[278] Selon M. Rudner, des extrémistes sunnites ont adopté une doctrine de circonspection et de dissimulation (kitman et taquiya) pour tromper les autorités occidentales, y compris les tribunaux, selon un guide pour moudjahidines intitulé [traduction] « L’encyclopédie du djihad » (pièce A-1, T-5). Il a fait mention des travaux du théoricien syrien d’Al‑Qaïda, Abou Moussab al Souri, qui faisait la promotion d’un modèle de leadership décentralisé.
[279] À propos du débat entre experts à ce sujet (les articles de Sageman et de Hoffman, pièce A-5), M. Rudner a convenu qu’un certain nombre d’activistes de haut niveau d’Al‑Qaïda avaient été tués ou capturés, mais il doute que cela ait affaibli l’organisation. À son avis, Al‑Qaïda est une [traduction] « organisation en apprentissage axée sur l’action ». Le nombre de ses membres importe peu, car ses dirigeants ont créé l’organisation décentralisée prévue par al Souri, le stratégiste. En contre-interrogatoire, il a convenu que l’opinion la plus répandue est qu’Al‑Qaïda est maintenant à la fois centralisée et diffuse, c’est-à-dire que des experts croient raisonnablement qu’elle est moins dangereuse aujourd’hui qu’en 2001.
[280] À son avis, Hassan Almrei aurait été une recrue intéressante pour Al‑Qaïda en raison de son statut de vétéran du djihad afghan et de ses liens avec Sayyaf et Khattab. Ses connaissances sur la façon d’obtenir des documents de voyage légitimes ou falsifiés auraient été une habileté utile pour une organisation terroriste. Il a fait remarquer que la Thaïlande est réputée pour être un centre mondial de la contrefaçon de passeports et que l’Arabie saoudite avait également la réputation de produire des faux passeports de bonne qualité jusqu’à ce que le gouvernement prenne des mesures pour contrer cette pratique en 2007.
[281] M. Rudner ne croyait pas plausible le récit de M. Almrei sur la façon dont il avait obtenu de l’argent de la Fondation islamique Al Haramain pour construire une école islamique en Afghanistan. Bien qu’Al Haramain soit une grande organisation ayant ses propres mécanismes de responsabilisation, à son avis, les gens faisant des démarches auprès d’Al Haramain pour obtenir des fonds seraient des messagers entre l’organisme demandant des fonds et la fondation. Pour ce faire, il faudrait avoir des références et créer un lien de confiance plus important que ce qu’a décrit M. Almrei. À son avis, il était plus vraisemblable que M. Almrei ait apporté l’argent à Ibn Khattab pour le djihad au Tadjikistan et ensuite en Tchétchénie. Al Haramain a créé une fondation visant à obtenir des fonds pour la Tchétchénie afin de soutenir les guérillas en Tchétchénie (pièce A-1, T-17).
[282] En contre-interrogatoire, M. Rudner a reconnu que la branche saoudienne de la Fondation Al Haramain ne figurait pas sur la liste des Nations Unies d’institutions financières finançant le terrorisme (pièce R-2). Il a convenu que les transferts financiers dans la région se seraient faits en argent comptant en raison de l’absence de systèmes bancaires. Il ne connaissait pas personnellement la façon de fonctionner de la Fondation et ne pouvait qu’émettre des hypothèses sur ce qui serait requis pour valider une demande de financement.
[283] M. Rudner a été contre-interrogé de façon serrée sur l’exactitude des sources qu’il a invoquées dans son rapport, notamment un article du Washington Times daté du 1er août 2008 (pièce R-3), un article sur l’utilisation de la dissimulation par Raymond Ibrahim (pièce R-4) et l’Encyclopédie du djihad afghan (pièce A-7). Le contenu de l’article du Washington Times n’étayait pas l’affirmation pour laquelle il servait de référence. Il n’y a aucun renvoi explicite à l’Encyclopédie soutenant l’affirmation selon laquelle elle encourage les membres d’Al‑Qaïda à induire les tribunaux en erreur. M. Rudner a reconnu que le point de vue de M. Ibrahim pouvait être partial.
[284] On a porté à l’attention du témoin un passage de l’ouvrage de Rohan Gunaratna Inside Al Qaeda (pièce R-6) qui cite Abdoullah Azzam se prononçant contre le meurtre d’innocents. Après l’assassinat d’Azzam, une faction extrémiste du MAK s’est jointe à ben Laden, mais les moudjahidines qui avaient été proches d’Azzam se querellaient constamment avec eux. Pour prendre le contrôle, ben Laden a dû s’appuyer sur ses alliés égyptiens. M. Gunaratna affirme que les Égyptiens ont tué Azzam et que l’assassinat était à tout le moins approuvé tacitement par ben Laden :
[traduction] En approuvant le meurtre d’Azzam, Oussama a libéré l’organisation des contraintes imposées par les règles et principes directeurs de son fondateur.
[285] Au sujet de la doctrine classique du djihad qui divise le monde entre dar al-islam et dar al-harb, M. Rudner a reconnu que, depuis le 11 septembre, il y a eu des références à d’autres mondes, par exemple dar al‑haq ou domaine de la trêve. La diaspora musulmane dans les pays occidentaux appuie ce point de vue, contrairement aux musulmans des pays islamiques. Lorsqu’on a porté à son attention certains de ses écrits de 2003 et 2004 (pièces R-8 et R-9), il a reconnu qu’il avait changé de point de vue depuis ce temps en raison d’événements et de renseignements nouveaux.
[286] Lorsqu’on a porté à son attention un texte écrit par Reza Aslan, No God but God (pièce R-7), où il est affirmé que le Coran interdit expressément toutes les guerres sauf les guerres strictement défensives, M. Rudner affirme qu’il interprète cela comme une apologie. Il reconnaît qu’il existe une opinion plus large du djihad dans le monde musulman qui est celle d’un djihad plus élevé ou spirituel. À son avis, l’« islamisme » regroupe ceux qui croient que des actions doivent être prises maintenant pour étendre dar al-islam. Les islamistes militants veulent le faire en usant de la force. En réinterrogatoire, il a associé Abdoullah Azzam à ce point de vue et a cité des passages du texte d’Azzam [traduction] Venez vous joindre à la caravane (pièce A-3, T-2, pages 132 et 133) :
[traduction]
[...] le djihad est une obligation constante jusqu’à ce que chaque parcelle de terre qui a un jour été musulmane soit récupérée.
[...] le djihad, en soi, signifie la lutte armée [...]
[...] l’affirmation « nous venons du djihad mineur (la bataille) pour passer au djihad majeur » est un faux hadith [...]
M. Thomas Quiggin
[287] M. Quiggin a été reconnu à titre de témoin expert lorsqu’il a témoigné dans le cadre du contrôle de la détention, pour les motifs qui sont exposés dans cette décision (Almrei (Re), 2009 CF 3). Il a été autorisé à donner son opinion sur la structure, l’organisation et l’évolution du mouvement djihadiste global. À l’audience en l’espèce, le défendeur a également demandé à ce qu’il soit reconnu comme expert en matière de collecte et de fiabilité des renseignements de sécurité. M. Quiggin a reconnu qu’il n’est pas un expert sur le Coran, sur l’histoire de l’islam ou sur la jurisprudence de l’islam. Il n’a jamais non plus recruté ou géré de sources humaines sauf dans le sens informel de créer des liens ou un réseau afin de recueillir des renseignements.
[288] Les ministres contestent l’expertise de M. Quiggin sur la fiabilité des renseignements de sécurité nationale au motif que ni ses diplômes, ni ses titres de compétence, ni ses emplois passés ne montrent qu’il possède une expertise suffisante dans ce domaine. Ses compétences principales sont en matière du renseignement militaire.
[289] Comme je l’ai affirmé au paragraphe 194 de la décision 2009 CF 3, il n’y a aucun titre de compétences particulier que les experts potentiels doivent détenir pour être reconnus en tant qu’experts. Un témoignage d’expert doit être fourni par un témoin « dont on démontre qu’il ou elle a acquis des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou à une expérience relatives aux questions visées dans son témoignage » : arrêt Mohan, précité, au paragraphe 27. « La seule condition à l’admission d’une opinion d’expert est que le témoin expert possède des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits » : R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, à la page 243, citant R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398, à la page 415.
[290] Je demeure convaincu qu’en raison de ses antécédents de travail et de ses études, décrits aux paragraphes 187 à 192 de la décision de janvier 2009, M. Quiggin possède des connaissances et une expertise spéciale qui dépassent celles de la Cour et que son témoignage d’opinion sera utile à la Cour. À mon avis, ses connaissances et expériences spéciales dépassent le domaine assez précis pour lequel il a été jugé qualifié lors du contrôle de la détention et couvrent le domaine du renseignement de sécurité. Bien qu’il ne soit pas un agent du renseignement de carrière, il a travaillé dans ce domaine pour l’armée canadienne et plusieurs organismes gouvernementaux, notamment le Bureau du Conseil privé, et il a étudié et écrit sur le sujet de l’évaluation de la fiabilité des renseignements bruts.
[291] En plus de ses qualifications examinées dans la décision antérieure, M. Quiggin a récemment donné un cours d’analyse du renseignement stratégique au Centre canadien d’études sur la sécurité et le renseignement à l’Université Carleton et a entrepris une étude des groupes terroristes dans 70 pays pour le Département d’État des États‑Unis. J’ai trouvé son témoignage d’opinion sur la collecte de renseignements, la fiabilité et les mouvements djihadistes utile et je n’ai eu aucune hésitation à conclure que son témoignage satisfaisait aux critères énoncés dans l’arrêt Mohan.
[292] M. Quiggin a été recommandé à l’avocat du défendeur par l’avocat de la défense militaire américaine dans l’affaire Omar Khadr. Il avait présenté un exposé aux avocats de la défense de Guantánamo sur les processus du renseignement. M. Quiggin a examiné le résumé public de février 2008 et s’est interrogé sur plusieurs points : l’absence de renvois à des sources primaires; le manque de renseignement sur la place qu’occupait M. Almrei dans le portrait général du terrorisme mondial et l’absence de pertinence de références à d’autres affaires sans lien apparent. Il affirme qu’il n’aurait pas accepté de témoigner si les allégations du gouvernement dans le résumé avaient semblé raisonnables.
[293] M. Quiggin a rencontré M. Almrei avant d’accepter de témoigner. Il affirme qu’il voulait rencontrer le défendeur afin de lever ses doutes après avoir lu la preuve de la Couronne. Ils se sont parlé pendant environ quatre heures. En conséquence, M. Quiggin ne croit pas qu’il partage l’idéologie d’Al‑Qaïda ou qu’il constitue un danger pour le Canada. M. Almrei a des opinions qui sont critiques de la politique américaine et qui sont largement partagées par Monsieur Tout-le-monde chez les Arabes et ailleurs. D’après M. Quiggin, cela ne signifie pas que M. Almrei soutient Al‑Qaïda.
[294] Des opinions de cette nature portent sur la question fondamentale et il incombe à la Cour, et non à l’expert, de prendre ces décisions : arrêt Mohan, précité, au paragraphe 24. Néanmoins, je crois qu’il était utile d’entendre le point de vue de M. Quiggin sur ces questions, car personne au sein du gouvernement n’a tenté d’interroger M. Almrei au cours des dernières années afin d’établir s’il soutenait l’idéologie de ben Laden.
[295] Le témoin reconnaît en toute franchise qu’il n’est pas un chercheur universitaire et que ses écrits ont été publiés principalement dans des périodiques visant des praticiens ou un lectorat plus général. Il affirme qu’il respecte le rôle des universitaires, qu’il assiste à leurs conférences et qu’il trouve leurs outils d’analyse utiles. Cependant, à son avis, l’expérience concrète, comme assister à des activités musulmanes, comme il l’a fait, est également valable. À son sens, il y a des raisons d’être optimiste sur la nature de la réforme de l’islam. Il convient avec M. Rudner qu’il existe un mouvement fondamentaliste au sein de l’islam favorisant le retour aux traditions du prophète. Toutefois, il croit qu’il existe également une tendance croissante auprès de nombreux musulmans à interpréter l’islam d’une façon plus moderne et modérée.
[296] M. Quiggin ne prétend pas être un expert sur le Coran, mais il a beaucoup lu et consulté d’autres personnes sur la façon dont les concepts du Coran sont liés à l’idéologie extrémiste épousée par ben Laden. Ce témoignage respectait les limites extérieures de ce que je considère comme son expertise. Selon M. Quiggin, le djihad défensif est clairement énoncé dans le Coran comme une obligation de défendre un territoire à majorité musulmane. Le djihad offensif, selon ce qu’il comprend, serait haram, ou interdit. M. Quiggin reconnaît que des érudits extrémistes et Al‑Qaïda justifient le djihad agressif, mais il croit que la plupart des érudits ne l’appuient pas. La notion de hijra ou d’émigration a également été déformée par Al‑Qaïda de manière à ce qu’elle soutienne l’appel au djihad dans des pays étrangers. Le salafisme, ou le retour aux pratiques et modes de vie des premières générations ayant suivi le prophète, est également utilisé de manière inappropriée. Tout comme le concept de chahid ou du martyr dans le contexte des attentats suicides. Ceux-ci ne sont justifiés que par des idéologues extrémistes. Le point de vue principal veut que l’islam ne le permette pas.
[297] Le takfir ou le concept de déclarer quelqu’un comme étant infidèle ou apostat a été adopté par Al‑Qaïda pour justifier le meurtre de quiconque n’est pas d’accord avec elle, y compris les musulmans vivant en terre infidèle. Les musulmans dévots s’offensent de cette utilisation du principe, de voir des membres d’Al‑Qaïda sans titre de compétence religieuse déclarer quelqu’un takfir. M. Quiggin estime que, bien que cela soit paradoxal, le manque de connaissances religieuses est plutôt un indicateur de vulnérabilité à l’extrémisme chez les musulmans. À son avis, les individus très pratiquants ont plus de chance de résister à de telles pressions.
[298] En contre-interrogatoire, on a interrogé le témoin à ce sujet en détail. Il ne conteste pas que des extrémistes comme ben Laden et al Zaouahiri puissent être des musulmans pieux ou dévots, mais il estime que l’extrémisme en général n’équivaut pas à une connaissance religieuse profonde. Selon lui, des militants peuvent parler de religions, mais ils sont principalement laïcs et motivés par des considérations politiques.
[299] Dans leurs observations finales, les ministres ont soutenu que M. Quiggin avait commis une erreur dans son interprétation de certains termes de l’islam comme hijra. Dans le Coran, ce terme renvoie au voyage du prophète à Médine. M. Quiggin l’épelle différemment, mais définit correctement son usage dans le sens moderne, soit l’« émigration ». La translittération des termes arabes en anglais entraîne des variantes considérables dans l’épellation. De toute façon, j’ai accordé peu de poids à cette différence ou à d’autres différences entre les témoins quant à la terminologie. Hormis le cheikh Kutty et Hassan Almrei lui-même, aucun des autres témoins n’a l’arabe pour langue maternelle et tous s’appuient sur des traductions en anglais.
[300] M. Quiggin fait observer qu’il n’est pas facile d’obtenir des renseignements fiables dans l’étude du djihad et qu’il y a un risque que les intervenants de l’État exagèrent la menace pour leur propre bénéfice. Il a analysé la croissance de [traduction] « l’industrie du renseignement », c’est-à-dire des contracteurs privés qui produisent des analyses pour en faire un profit et qui créent des sites Web pour nourrir [traduction] « l’industrie de la terreur ».
[301] Un exemple de cette situation dans les documents de référence du gouvernement concerne une série de rapports attribués à une organisation nommée « ERRI » qui produisait un rapport quotidien de renseignements. Il s’est avéré, quand la Cour a demandé une explication, qu’il s’agissait d’un site Web créé par un groupe d’ambulanciers et d’autres premiers intervenants américains dans les années 1990, qui est par la suite devenu un service de regroupement de nouvelles. En d’autres mots, l’organisation récupérait et répétait les articles de nouvelles d’autres services. Rien ne garantit que ces renseignements sont fiables.
[302] D’après M. Quiggin, les renseignements de sécurité ne sont que des connaissances traitées, qu’il s’agisse de renseignements secrets ou non secrets. L’objet des renseignements de sécurité est de donner un avertissement et de permettre la compréhension. Les doutes sur la fiabilité des renseignements peuvent découler de différents facteurs : les idées fixes, la partialité cognitive, le cloisonnement, le leurre et la désinformation, les difficultés de translittération et de traduction, les différences culturelles ou contextuelles.
[303] M. Quiggin a donné des exemples de la façon dont ces doutes peuvent causer des problèmes. Ses commentaires sur les renseignements de sources humaines étaient particulièrement pertinents. Ce type de renseignement est très valorisé par la communauté du renseignement de sécurité, mais il vient avec des risques élevés. L’arrière‑plan de ces sources peut être sujet à interrogations et il y a toujours un risque que la source embellisse lorsqu’elle fournit des renseignements que, selon elle, son interlocuteur veut entendre. C’est particulièrement le cas lorsqu’une source est devenue un agent dirigé. Le fait qu’une source puisse être fiable en général ne signifie pas qu’elle est fiable tout le temps ou quand ça compte.
[304] En contre-interrogatoire, le témoin a donné des exemples d’une source humaine connue sous le nom de « curve-ball » sur laquelle s’était appuyé le gouvernement américain avant l’invasion de l’Iraq. Les renseignements fournis par cette source étaient hautement valorisés, mais ont depuis été presque entièrement discrédités.
[305] M. Quiggin a également souligné le fait que les renseignements de sécurité vieillissent mal. En règle générale, un renseignement qui a six mois doit être vérifié. Le renseignement qui est jugé digne de foi à un certain moment en raison de la source peut se révéler inexact plus tard. Il pouvait être légitime de s’appuyer sur ce renseignement au début, mais ce serait une erreur que de s’y fier plus tard si des renseignements supplémentaires et contradictoires existent. À mon avis, il s’agissait d’une observation éclairante concernant une bonne partie des renseignements de sécurité sur lesquels le gouvernement s’appuyait en l’espèce.
[306] Le témoin a parlé d’indicateurs de fiabilité et d’une méthodologie utilisée par l’armée canadienne pour évaluer les renseignements. Il a examiné ce qu’il jugeait comme étant un problème important concernant la fiabilité de certaines des sources ouvertes utilisées en l’espèce. Il remettait en question leur exactitude et leur opportunité. Des faits qui y sont décrits, selon ce qu’on a appris plus tard, ne se seraient jamais produits. Les rapports contiennent des mots évasifs comme [traduction] « soupçonné », [traduction] « aurait », [traduction] « selon », [traduction] « liens avec » qui indiquent que les renseignements n’ont pas été confirmés. Il entretenait des doutes, car rien n’indiquait qu’il y avait eu une vérification rigoureuse quelconque des renseignements par les analystes du SCRS ayant inclus ces renseignements dans le RRS et le résumé public ou par leurs superviseurs.
[307] Le témoin est revenu sur ce sujet en réinterrogatoire. Il a affirmé qu’il avait été étonné d’apprendre que le résumé avait été écrit sept années après le début de l’affaire. Il aurait compris et accepté le problème si le résumé avait été rédigé dès le début. À l’époque, les services du renseignement étaient soumis à d’importantes pressions, les indicateurs étaient faibles, les experts n’étaient pas disponibles et il était difficile de trouver des références pour étayer les renseignements. Mais sept ans plus tard, l’utilisation sélective de renseignements trompeurs est inexplicable à son avis.
[308] Il a donné comme exemple l’utilisation d’un renvoi à un article de journal concernant le rapport de lord Carlile sur le fonctionnement des lois antiterroristes du Royaume‑Uni (T-109) plutôt que le renvoi à la source primaire, le rapport en tant que tel. Le titre et le corps de l’article de journal étaient trompeurs. D’après M. Quiggin, le rapport même n’a pas été utilisé dans le résumé public parce qu’il ne soutenait pas la proposition pour laquelle il était cité, alors que l’article trompeur le faisait.
[309] M. Quiggin conteste la caractérisation d’Ibn Khattab que fait le résumé public, qui le désigne comme membre du réseau ben Laden. Il sait qu’il y a controverse à ce sujet entre les historiens et sur les renseignements selon lesquels Khattab a rencontré ben Laden durant le djihad antisoviétique. D’après ce qu’il comprend, Khattab était un Bédouin de la région frontalière entre la Jordanie et l’Arabie saoudite. Sa mère était kabarde, c’est-à-dire du Nord du Caucase. Les écrits au sujet de Khattab sont en grande partie rétrospectifs. Son frère aurait affirmé que Khattab détestait profondément les Russes, en raison de l’oppression dont savait été victime le peuple de sa mère. Il a été un participant de dernière minute au djihad afghan, mais il a participé aux combats en même temps que ben Laden. Khattab est demeuré en Afghanistan après le départ des Soviétiques pour prendre part à la guerre civile en cours, alors que ben Laden était retourné en Arabie saoudite et s’occupait de l’invasion du Koweït. Khattab a participé à la guerre civile tadjike impliquant une coalition d’islamistes libéraux et fondamentaux combattant les forces du gouvernement provenant du Nord et soutenues par les Russes.
[310] Selon le témoin, il existe deux points de vue à propos d’Ibn Khattab. Selon l’un, il soutenait le djihad global. Selon l’autre, il s’est rendu en Tchétchénie pour tuer des Russes en raison de sa situation et de ses intérêts personnels. Les insurgés tchétchènes combattaient leurs ennemis traditionnels, les Russes. Ils n’ont pas changé de cible après l’arrivée de Khattab et l’alliance de ce dernier avec le chef tchétchène Bassaïev. En d’autres mots, les Tchétchènes ne se sont pas joints au djihad mondial contre l’Occident. Ils étaient reconnaissants du soutien, mais ne se seraient pas soumis au commandement de Khattab. En outre, bien que ben Laden ait pu avoir un intérêt dans le djihad tchétchène, on ne peut pas affirmer que les Tchétchènes avaient beaucoup d’intérêt envers Al‑Qaïda.
[311] En ce qui concerne l’enlèvement de civils employés par des organismes non gouvernementaux en Tchétchénie, une allégation contre Khattab, selon M. Quiggin, il se peut que les civils aient été considérés comme des cibles légitimes s’ils étaient perçus comme aidant l’ennemi. Si Khattab a participé à ces enlèvements, cela ferait de lui un [traduction] « méchant », mais pas nécessairement un membre d’Al‑Qaïda. Selon Quiggin, l’affirmation selon laquelle Khattab est responsable des attentats terroristes à la bombe contre des civils russes est un exemple typique de la désinformation russe. Les attentats à la bombe n’étaient pas le genre de Khattab. Il préférait les attaques directes de front sur les forces militaires et il les filmait pour la propagande.
[312] Selon M. Quiggin, il faut s’attarder à l’homme lui-même. Il n’existe aucune preuve qu’il ait prononcé des paroles hostiles aux États‑Unis ou à Israël. La citation attribuée à Khattab (pièce A-1, T-4) concernant les attaques sur les troupes américaines en Arabie saoudite — [traduction] « Ils ont saisi notre territoire et les musulmans ont le droit d’avoir recours à une telle solution » — est un point de vue largement répandu chez les musulmans parce que l’Arabie saoudite est le site de deux de leurs lieux les plus saints.
[313] En contre-interrogatoire, M. Quiggin a affirmé ne pas souscrire à l’affirmation selon laquelle Khattab avait fait prendre un virage islamique au conflit tchétchène. À son avis, les Tchétchènes étaient musulmans au départ, mais principalement non pratiquants, et Khattab n’a pas été là-bas suffisamment longtemps pour avoir eu autant d’influence sur eux.
[314] En ce qui concerne Sayyaf, M. Quiggin croit que l’information à son sujet est plus claire. Il est un Pachtoune afghan ayant étudié en Égypte et il parle couramment l’arabe et l’anglais. On s’adresse à lui en utilisant le titre honorifique Ustad, il est qualifié pour enseigner le droit islamique et il était professeur à l’université de Kaboul. Pendant qu’il était en Égypte, il a probablement été influencé par les Frères musulmans. Sayyaf s’est fait remarquer comme chef combattant durant le djihad antisoviétique et a été identifié par les Arabes, y compris le gouvernement saoudien, comme quelqu’un avec qui ils pourraient faire affaire. Sayyaf était basé dans le Sud, mais il a également combattu dans le Nord. La majeure partie des véritables combats se faisait par les Afghans plutôt que par les volontaires arabes. La mystique d’après-guerre sur le rôle du MAK et d’Al‑Qaïda est exagérée, selon M. Quiggin.
[315] Sayyaf avait l’autorité sur ses propres maisons d’accueil et camps. Il entraînait ses propres gens. Au début, durant le conflit antisoviétique, il avait une relation positive avec ben Laden. Cependant, son attention était tournée vers l’Afghanistan et non vers d’autres pays. Il partageait le point de vue commun chez les musulmans concernant la présence de troupes américaines en Arabie saoudite. Sayyaf a soutenu Rabbani et a combattu avec l’Alliance du Nord quand les Américains ont envahi. Par la suite, l’envoyé spécial américain lui a demandé en 2003 de faire partie du nouveau gouvernement. D’après M. Quiggin, il n’a pas la réputation de soutenir le djihad mondial ou d’avoir des aspirations territoriales en dehors de l’Afghanistan.
[316] On a porté à l’attention du témoin la pièce A-2, T-3, soit le récit de Kathy Gannon, dans le livre I is for Infidel, d’une rencontre dans la région tribale du Pakistan qui donne à penser que Sayyaf était prêt à se joindre au complot contre l’Occident. Selon M. Quiggin, l’issue de cette rencontre ne donne pas à penser que Sayyaf s’était lui-même soumis à l’autorité de quelqu’un d’autre ou s’était joint au djihad mondial. Il demeurait concentré sur l’Afghanistan et loyal à Rabbani.
[317] En contre-interrogatoire, il a reconnu que le groupe militant islamiste Abou Sayyaf aux Philippines a tiré son nom du Sayyaf d’Afghanistan, du fait que le père de l’un des fondateurs ait demeuré dans l’une de ses maisons d’accueil durant le djihad antisoviétique. D’autres documents indiquent que, parmi les personnes étant restées dans ces maisons d’accueil au fil du temps, il y avait eu Khalid Cheikh Mohammed et les chefs de Jemmah Islamiyah de l’Indonésie (pièce A-2, T-10). Les rapports du Département d’État américain sur l’Afghanistan pour 1995 et 1996 révèlent que Sayyaf a continué d’accueillir et d’entraîner des terroristes potentiels. En réinterrogatoire, M. Quiggin a mis en doute la fiabilité de ces rapports, car les Américains n’avaient pas de personnel sur le terrain en Afghanistan à l’époque.
[318] La dispute au sein du MAK entre Azzam et ben Laden avait pour source la préférence du premier à continuer le travail en Asie centrale. D’autres, comme ben Laden, préféraient retourner en Égypte et en Arabie saoudite pour y renverser les gouvernements. Après l’assassinat d’Azzam, ben Laden est tombé sous l’influence de l’idéologie virulente de membres du Jihad islamique égyptien comme Aïman al Zaouahiri. De nombreux Arabes afghans ont commencé à quitter l’Afghanistan et à reprendre leur vie. Certains ont continué le djihad dans d’autres pays d’Asie centrale. D’autres se sont regroupés autour de ben Laden et d’Al‑Qaïda.
[319] D’après M. Quiggin, il est faux de croire que les Frères musulmans et Al‑Qaïda sont alliés dans une cause commune. En 1973, les Frères musulmans ont choisi d’abandonner la violence, car elle était contre-productive. Certaines personnes ne l’ont pas accepté et ont formé le Jihad islamique égyptien, notamment Aïman al Zaouahiri. Depuis, il n’y a eu aucun attentat terroriste majeur attribuable aux Frères musulmans. La section syrienne a par la suite vu le jour. Le livre de Zaouahiri The Bitter Harvest, publié en 1991, était une attaque contre les Frères musulmans. Le chef d’Al‑Qaïda en Iraq a condamné de manière semblable les Frères musulmans en 2003. Al‑Qaïda considère les membres des Frères musulmans comme étant des apostats.
[320] Au sujet des voyages de Hassan Almrei, M. Quiggin ne croit pas que quelqu’un qui a participé au djihad de 1990 à 1992 constitue nécessairement une menace à la sécurité du Canada. Il reconnaît que se rendre au Tadjikistan durant la guerre civile là‑bas serait une source de préoccupation pour les analystes. Les liens avec Khattab et Sayyaf ne constituent pas en eux un indicateur suffisant, selon le témoin, d’un risque à la sécurité.
[321] Bien que l’idéologie d’Al‑Qaïda soit présentée en termes religieux, il s’agit en fait d’un mouvement politique généré par le ressentiment envers les effets du colonialisme. La recherche empirique de Marc Sageman et d’autres personnes a démontré que l’organisation attire des personnes provenant de familles peu pratiquantes de la classe moyenne et ayant fait des études. Le nombre de membre a atteint son point le plus élevé en 2001 (de 2 000 à 3 000 membres), mais de récentes évaluations l’établissent à 200 ou 300. Il y a environ 23 groupes affiliés qui souscrivent au point de vue de ben Laden et qui reconnaissent le leadership d’Al‑Qaïda. D’autres individus ayant grandi dans des pays occidentaux sont incités à agir et se lient au moyen d’Internet avec d’autres personnes ayant le même point de vue.
[322] L’hypothèse selon laquelle ceux qui ont déjà été liés à Al‑Qaïda le demeurent pour toujours ne résiste pas à un examen, selon M. Quiggin. L’Arabie saoudite a obtenu un certain succès dans la réhabilitation d’anciens extrémistes et l’Égypte a libéré des milliers de personnes qui ne se sont pas tournées vers la violence. La thèse des ministres est fondée sur des déductions tirées d’une association ou de liens avec Al‑Qaïda. Les talibans soutenaient Al‑Qaïda. Hamid Karzaï soutenait les talibans. Le Canada soutient Karzaï. Si on pousse la logique à l’extrême, d’après M. Quiggin, on pourrait affirmer que le gouvernement canadien est lié à Al‑Qaïda. Tout est une question de contexte.
Le cheikh Ahmad Kutty
[323] Le cheikh Kutty a commencé à étudier l’islam en Inde et en Arabie saoudite. Il agit à titre d’imam depuis son arrivée au Canada. Il a ensuite obtenu une maîtrise en études islamiques à l’Université de Toronto et a terminé ses études de doctorat sur la charia à l’Université McGill. Il est actuellement professeur principal et chercheur en résidence de l’Institut islamique de Toronto et un imam non résident au Centre islamique du Canada, au Centre islamique bosniaque et à la mosquée Ansar. Il agit également à titre de conseiller juridique pour IslamOnline.net, un site Web international supervisé par des théoriciens musulmans internationaux, et pour le Fiqh Council of North America, le principal organisme juridique islamique en Amérique du Nord.
[324] Cheikh est un terme de respect au sein de la collectivité pour une personne ayant acquis la sagesse. Le cheikh Kutty est également un imam et un mufti. Imam est le terme utilisé pour décrire quelqu’un qui dirige la prière, généralement quelqu’un qui a mémorisé le Coran. Un mufti est un interprète de la jurisprudence islamique qui rend des fatawa (fatwa au singulier) ou des décisions sur des questions liées à la foi islamique, y compris les actes de dévotion, la vie familiale et les activités commerciales. Il a écrit un certain nombre d’articles d’érudition sur des sujets comme le wahhabisme, le soufisme et il a traduit un des ouvrages de Sayyid Qoutb de l’arabe dans sa langue maternelle, le malayalam. Il a également présenté des exposés dans le cadre de conférences ou de séminaires à titre d’expert de la pensée islamique, du droit islamique et de l’islam en général.
[325] Les ministres ont reconnu que les longues études du cheikh Kutty sur l’islam et son expertise reconnue au sein de sa communauté font de lui un expert de l’islam. Je n’ai eu aucune difficulté à accepter son témoignage d’opinion sur le concept islamique du djihad et la signification d’autres termes islamiques.
[326] Le cheikh Kutty a expliqué ce qu’il comprend de plusieurs termes qui sont apparus fréquemment dans la preuve :
Dar al-islam par rapport à dar al-harb : le domaine de l’islam versus le domaine de la guerre. Un endroit est considéré comme dar al-islam lorsqu’il n’y a pas de guerre et lorsque chacun est libre de pratiquer sa religion. Lorsque les musulmans n’ont pas la liberté de pratiquer leur religion, l’endroit est considéré comme le domaine de la guerre et de la persécution. Le cheikh Kutty a expliqué que cette division du monde n’est plus considérée pertinente par les théoriciens modernes, car chacun est libre de pratiquer sa religion dans les pays démocratiques.
Hafiz : quelqu’un qui a mémorisé le Coran. Mémoriser et réciter le Coran est valorisé comme l’un des moyens les plus efficaces de transmettre la parole divine dans l’islam.
Harith/hareth : provient du hadith selon lequel le nom le plus véritable est al hareth, quelqu’un qui fait des efforts et est méritant. Ce nom est considéré comme une très bonne kounia pour un individu pieux.
Hijra : le concept original est l’émigration vers un autre pays pour y trouver refuge.
Kounia : un terme commun d’affection et de respect pour les hommes dans les collectivités arabes. Ce n’est pas un nom, mais un terme par lequel on appelle quelqu’un.
Ribat : la racine est le mot arabe « lier », qui signifie s’unir par solidarité. Les musulmans pratiquent le ribat spirituel — la dévotion et la méditation pour Dieu. Par extension, le terme est utilisé dans le sens de garder la frontière du territoire islamique où l’on pourrait être appelé à se battre. La défense du territoire islamique est considérée fard al‑kifaïah, un devoir collectif sacré. Le ribat est une contribution valide et importante là où il y a un djihad légitime.
Chahid/chahîd : littéralement, quelqu’un qui témoigne. Notion islamique de la personne qui témoigne de la vérité et de la justice. Quelqu’un qui donne sa vie pour la vérité est appelé chahid. Le terme a été détourné dans son application moderne aux kamikazes, car mettre fin à sa propre existence est un des péchés capitaux de l’islam.
Takfir : décrit quelqu’un qui est apostat; un kaffir. Selon le courant majoritaire sunnite, la personne qui prie vers La Mecque ne peut pas être apostat. Cependant, Sayyid Qoutb, un musulman reconverti à sa foi et non un érudit, a employé le terme pour désigner quiconque ne décide pas selon la charia.
Taqiyah : il s’agit d’un terne chiite, et non sunnite. Durant l’époque de l’oppression par la majorité sunnite, un chiite pouvait se faire passer pour un sunnite. M. Rudner s’est penché sur cette notion dans le contexte de la pratique approuvée par Al‑Qaïda de tromper les autorités.
[327] Le témoin a expliqué qu’il y avait plus de 13 écoles de jurisprudence en islam sunnite. Certaines sont devenues prédominantes dans différentes régions. Aujourd’hui, il y a quatre écoles principales. Le hanafisme était l’école officielle de l’Empire Ottoman et est la tradition dominante dans le Nord de l’Inde, au Pakistan et en Afghanistan. Dans le Sud de l’Inde, l’école dominante est le chafiisme. L’Arabie saoudite suit la tradition littéraliste hanbalite. Les malékites se trouvent principalement en Afrique du Nord, notamment en Égypte. Wahhab était un hanbalite qui a lutté contre certaines des pratiques qui étaient jugées païennes ou étrangères, comme le mysticisme soufi. Les salafites sont des traditionnalistes qui souhaitent retourner directement aux sources originales, les premiers disciples du prophète. Aujourd’hui, la plupart des salafites affirmeraient qu’ils n’appartiennent à aucune des écoles.
[328] D’après le cheikh Kutty, la tragédie de l’islam aujourd’hui est qu’il y a des ingénieurs comme ben Laden qui prétendent être des érudits et rendent des décisions fondées sur leur interprétation du texte original du Coran. L’étude du texte original du Coran nécessite une compréhension de l’arabe classique qui prend des années à acquérir. Les personnes les plus susceptibles d’adopter la philosophie de ben Laden sont celles qui ne sont pas suffisamment instruites de l’islam, celles qui sont frustrées par d’autres choses et qui cherchent une justification religieuse à ce qu’elles souhaitent faire, et non celles qui ont une bonne connaissance de la foi. De manière semblable, les talibans étaient des érudits à moitié instruits, un danger pour la foi tout comme les médecins à moitié formés sont un danger pour la santé.
[329] Le cheikh Kutty a témoigné que le terme « djihad » provient d’une racine qui signifie s’appliquer de tout son possible. Il est utilisé dans le Coran principalement pour désigner le fait de s’efforcer pour l’amour de Dieu de réaliser sa volonté. Au sens large, le terme inclut toutes les formes de combat visant à faire triompher la vérité et la justice. La forme principale ou suprême du djihad (souvent appelée al‑djihad al-akbar) est une guerre spirituelle ou interne (moudjahada) afin de se maîtriser. Il a reconnu que le Coran appelle bel et bien au djihad contre les kaffirs ou les infidèles, mais au sens spirituel du terme, et non militaire.
[330] Chaque musulman est lié par les cinq piliers de l’islam : l’attestation de foi (chahadah), les cinq prières quotidiennes (salat), l’impôt annuel (zakat), le jeûne durant le ramadan (saoum), et le pèlerinage à La Mecque une fois dans sa vie (hadj). Le djihad n’est pas l’un des cinq piliers, mais le djihad spirituel engage tous les musulmans chaque jour.
[331] Un autre aspect du djihad est le devoir militaire collectif. Les versets qui sanctionnent l’utilisation de la force dans le djihad ont été révélés à la suite de l’oppression du prophète et de ses disciples. Selon le cheikh Kutty, le djihad militaire n’est permis que dans l’un des cas suivants :
a. pour défendre le droit de pratiquer sa foi;
b. pour se défendre contre une agression;
c. pour aider les gens qui sont persécutés et agressés.
[332] Selon le cheikh Kutty, le seul djihad légitime est le djihad défensif. Les musulmans ne peuvent pas s’engager dans un djihad militaire ou offensif contre des gens qui leur permettent de vivre en paix. Ils ne peuvent se battre que contre des combattants et ils ne peuvent pas attaquer des non-combattants comme les femmes et les enfants. Pour qu’un djihad soit légitime, il doit être déclaré par une autorité légitime. De nombreux érudits musulmans ont affirmé que combattre les Soviétiques et libérer l’Afghanistan de l’occupation était un djihad légitime. Ce point de vue était soutenu par l’Arabie saoudite. Les érudits musulmans ont également convenu que ce qui s’était produit au Tadjikistan et en Tchétchénie légitimait un djihad.
[333] Les actes de terrorisme comme ceux commis par Al‑Qaïda ne font pas partie du djihad militaire légitime sanctionné par la foi islamique. D’après le cheikh Kutty, ils constituent clairement une violation de plusieurs principes reconnus énoncés dans le Coran, y compris celui selon lequel on ne peut mettre fin à sa propre existence comme c’est le cas dans un attentat suicide.
[334] Le cheikh Kutty n’est pas d’accord avec M. Rudner quand celui-ci affirme que l’islam exige la conversion ou la mort. Il affirme que l’islam reconnaît les droits des minorités religieuses à l’autonomie. On ne peut forcer quelqu’un à se convertir. Le résultat serait nul parce qu’il ne doit s’exercer aucune contrainte dans la religion. Il affirme que des versets du Coran ont été retirés de leur contexte pour des motifs politiques. Les documents invoqués sont ceux qui font mention de tentatives par des tribus païennes de défaire le prophète et ses disciples. Le Coran sanctionne les attaques contre elles. Le témoin a reconnu qu’il y a eu historiquement des conversions forcées, par exemple en Inde, durant l’Empire moghol.
[335] En contre-interrogatoire, le cheikh Kutty s’est dit en désaccord avec Azzam dans sa description du djihad, en particulier parce qu’il ne faisait mention que de la lutte armée (pièces A-3 et A-31). Il contestait l’affirmation selon laquelle l’islam ne s’est répandu que par des guerres et a décrit comment il s’était propagé dans sa région du Sud de l’Inde par des mystiques soufis errants. Il a parlé de la façon dont certaines pratiques culturelles se sont mêlées aux obligations religieuses de l’islam. Il reconnaît que la politique étrangère américaine ne justifie pas le meurtre selon l’islam, pas plus que la présence de soldats américains en Arabie saoudite, dans la mesure où ils ne commettent pas de sacrilèges dans les lieux saints.
Mme Lisa Given
[336] Mme Given est professeure associée à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information, à la Faculté de l’éducation de l’Université de l’Alberta. En 2007, elle est devenue directrice de l’Institut international de méthodologie qualitative de l’Université de l’Alberta. Elle est titulaire d’un Ph.D. en bibliothéconomie et sciences de l’information.
[337] Mme Given a été citée à comparaître à titre d’experte en méthodologie de recherche pour l’évaluation de la fiabilité de documents. Les avocats du défendeur lui ont demandé d’examiner et de commenter la fiabilité des sources citées dans les résumés du Rapport de renseignements de sécurité préparé par le SCRS.
[338] Mme Given donne actuellement des cours au niveau des études supérieures dans le domaine des méthodes de recherche et de la compréhension de l’information. Elle forme des étudiants en matière de pratiques de recherche efficaces, ce qui comprend l’évaluation critique des sources de renseignement. Mme Given a témoigné à titre de témoin expert en pratiques informationnelles dans le cadre de deux affaires précédentes devant la Cour fédérale, y compris une instance où son témoignage par affidavit a été accepté par la Cour.
[339] Les ministres s’opposent au témoignage de Mme Given au motif qu’il empiète sur les fonctions de la Cour d’évaluer la fiabilité et la valeur de la preuve documentaire. Ils soutiennent que son opinion est limitée par son manque d’expertise sur le sujet en question en l’espèce. À cet égard, ils soutiennent que son témoignage d’opinion ne satisfait pas au critère de nécessité, car elle n’est pas mieux placée que la Cour pour évaluer la fiabilité d’articles de journaux ou de rapports tirés d’Internet. Ils conviennent qu’elle peut donner, et qu’elle a donné, témoignage de fait sur ce qu’elle a constaté lorsqu’elle a consulté les sites Web et a examiné le contenu des documents en référence.
[340] J’ai trouvé le témoignage de Mme Given utile, particulièrement son témoignage sur les cinq critères essentiels utilisés en bibliothéconomie et en sciences de l’information pour évaluer la fiabilité de l’information : l’autorité intellectuelle, l’exactitude, l’objectivité, l’actualité et la couverture. Ces critères sont un simple cadre que tout le monde peut utiliser pour évaluer la crédibilité et la fiabilité d’un document. Pour appliquer ces critères, on se demande par exemple, qui a écrit le document? Quels sont ses titres de compétence? Quel est son point de vue sur les questions? Est-il partial ou a-t-il des objectifs particuliers? En quoi les personnes mentionnées ou citées dans le document en tant que tel font-elles autorité? Le contenu factuel de l’information peut-il être vérifié? L’information est-elle actuelle? De nouveaux renseignements ont-ils été mis au jour de manière à remettre en question les rapports précédents? L’information est-elle complète ou a-t-elle été retirée de son contexte?
[341] Le témoignage de Mme Given a aidé la Cour à examiner la fiabilité des renseignements dans les sources en référence. Elle a illustré comment les critères pouvaient être appliqués aux documents sur lesquels le SCRS s’était appuyé dans la rédaction du RRS. Ce faisant, Mme Given s’est dite d’avis que les renseignements dans certains documents ne satisfaisaient pas aux critères. Elle n’a pas affirmé que le contenu de l’information était inexact, puisqu’elle n’est pas experte en la matière, mais elle a affirmé qu’il serait difficile pour un lecteur impartial d’évaluer la fiabilité lorsqu’il n’y a pas suffisamment de renseignements fournis.
[342] Par exemple, des organismes en ligne comme le « IntellCenter » fournissent peu de renseignements sur leurs méthodes ou les personnes qui sont derrière l’organisme. Il existe un phénomène de citation circulaire par lequel des organisations de ce genre se citent les unes les autres. Cela peut donner à croire au lecteur que leurs sources font autorité ou qu’elles rapportent plus de renseignements qu’elles ne le font en réalité. La firme Global Security aurait été fondée par John Pike en 2007, mais aucun détail n’est donné quant à sa formation ou à ses titres de compétence. Qui finance l’organisation?
[343] Le document figurant à l’onglet 85 aurait été modifié pour la dernière fois le 27 avril 2005, mais quels renseignements ont été modifiés? D’après elle, l’information ne fait pas autorité. La source du document figurant à l’onglet 8, le site Web d’ERRI, foisonne d’expressions hyperboliques. Il n’y a aucun renseignement sur les auteurs et la vaste majorité des liens sur le site Web ne fonctionnent plus et n’ont pas été mis à jour. Il ne s’agit pas d’une source crédible.
[344] Dans d’autres documents, des questions de possible partialité peuvent être soulevées, comme dans le livre de Bodansky sur le djihad tchétchène (onglet 136), étant donné ses prétendus liens avec les services du renseignement russes. Les sources des renseignements de Bodansky ne sont pas données. Dans d’autres cas, le document contient des affirmations en l’air comme celle se trouvant à l’onglet 90 et n’étant attribuée à personne : [traduction] « Khattab se serait associé avec ben Laden ». La source est un article du journal The Express du Royaume‑Uni dans lequel il est question du désespoir d’un entraîneur de football de voir son équipe obligée de jouer au Daguestan déchiré par la guerre.
[345] En contre-interrogatoire, Mme Given a reconnu que l’anonymat de sources confidentielles ne rend pas les renseignements inexacts et que des sources en ligne comme Wikipedia peuvent contenir des renseignements exacts. Pour ce qui est d’autres sources en ligne, comme les publications de Jane, son examen était limité, car elle n’avait pas d’abonnement. Cependant, elle n’a pas reconnu que le contenu réservé aux abonnés contiendrait plus de détails sur les sources. Elle a convenu qu’elle aurait pu faire des recherches sur les auteurs de certaines des sources en ligne et aurait pu trouver plus de renseignements à leur sujet.
[346] Un document, figurant à l’onglet 25, affiché le 6 juillet 2004 dans l’examen de renseignements de sécurité de Jane aurait été écrit par Christopher Jasparro du Centre de l’Asie-Pacifique pour les études en matière de sécurité, qui semble être lié au gouvernement américain. Il aurait fallu savoir qui était M. Jasparro pour ajouter foi à ce rapport. Les avocats des ministres ont produit un plan de cours de l’École de guerre maritime américaine le nommant comme instructeur en matière de sécurité. M. Jasparro attribue les attentats de Madrid à Al-Qaïda. À l’onglet 27, un rapport de Madrid daté du 9 mars 2006 soutient que deux ans d’enquête ont permis d’établir que l’attentat était la responsabilité de radicaux ayant grandi au pays.
[347] L’objectif de son témoignage, comme l’a répété Mme Given en réinterrogatoire, était de montrer que personne n’aurait pu évaluer la fiabilité du document de Jasparro à partir de sa présentation, sans chercher plus de renseignements ailleurs. Dans de nombreux cas, les documents utilisés à l’appui d’affirmations dans le résumé public ne contiennent aucun détail sur la source de l’information.
[348] Le témoignage de Mme Given m’a incité à poser des questions sur les sources que je n’aurais peut-être pas posées à la première lecture. En fin de compte, il incombe à la Cour de déterminer si les renseignements fournis par les ministres sont « dignes de foi et utiles » au sens de la loi.
M. Brian Williams
[349] M. Williams est professeur associé d’histoire de l’islam à l’Université du Massachusetts à Dartmouth. Il enseigne l’histoire du Moyen-Orient et de l’Asie centrale et ses recherches portent principalement sur l’Asie centrale, l’Afghanistan et la Tchétchénie. Il a déjà présenté des exposés à l’École des études orientales et africaines de l’Université de Londres sur l’histoire du Moyen-Orient et des Balkans et à l’Université du Wisconsin sur l’histoire de l’Asie centrale islamique et du Moyen-Orient médiéval.
[350] M. Williams a un Ph.D. en histoire du Moyen-Orient et de l’Asie centrale islamique et deux maîtrises, l’une en histoire de la Russie et de l’Europe de l’Est et l’autre en langue ottomane et en histoire de la Turquie. M. Williams a publié deux livres et a rédigé plus de 60 chapitres et articles de journaux sur Al‑Qaïda et le djihadisme en Afghanistan, en Asie centrale et en Tchétchénie. Il a également vu ses travaux publiés dans le Time Magazine et dans le New York Times.
[351] En plus de sa formation universitaire, M. Williams a acquis de l’expérience concrète dans des domaines pertinents en l’espèce. Il a travaillé sur le terrain en Afghanistan pour le Centre de contre-terrorisme de l’Agence centrale de renseignement (la CIA ou Central Intelligence Agency) en 2007 à la recherche de kamikazes et a agi à titre de conseiller pour le Special Operations Command (Commandement des opérations spéciales) et le Joint Information Operations Warfare Command (Commandement conjoint de guerre, des opérations et de l’information) de l’armée américaine. En 2008, il a écrit le guide sur l’Afghanistan de l’armée américaine et a témoigné à titre de témoin expert lors du procès du chauffeur d’Oussama ben Laden, Salim Hamdan, le premier procès tenu à le baie de Guantánamo. Au cours de ses voyages, M. Williams a eu l’occasion d’interroger des prisonniers de guerre talibans et des personnages liés à Al‑Qaïda comme Abou Hamza Al Masri.
[352] M. Williams a vécu dans divers pays, notamment la Turquie, le Kazakhstan, la Russie à l’époque de l’ancienne Union soviétique et l’Ukraine. Il s’est également rendu dans diverses zones de djihad et de terrorisme en Asie centrale et au Moyen-Orient, du Caucase au Cachemire en passant par le Kosovo et l’Afghanistan. Il parle le turc, le turkmène et le russe. Il effectue du travail pour le gouvernement américain, notamment former les forces d’opérations spéciales et les marines et il a la cote de sécurité très secrète. En plus de son travail sur le terrain pour la CIA, il est retourné en Afghanistan cette année pour le compte de l’armée américaine. Il a également travaillé pour Scotland Yard et le service du renseignement afghan. Bref, l’expérience de M. Williams est à la fois théorique et pratique.
[353] M. Williams a témoigné à titre d’expert sur le rôle et les relations des seigneurs de guerre, des djihadistes étrangers, des Tchétchènes et des terroristes ayant combattu dans la région durant l’époque en cause. Les ministres conviennent qu’il est qualifié pour donner son opinion d’expert dans ce domaine en raison de ses recherches et de ses écrits sur les liens entre les Arabes afghans dans le conflit tchétchène en général et le rôle de premier plan que Khattab et ses partisans arabes ont joué dans ce conflit.
[354] Cependant, les ministres soutiennent que le rapport de M. Williams tient de la défense d’une cause et ne prend pas la forme convenant au témoignage d’expert. Ils soutiennent que le rapport présente des arguments concernant les faits et défend la position du défendeur, [traduction] « comme on pourrait s’y attendre d’un avocat présentant sa plaidoirie » dans les mots de Dulong v. Merrill Lynch Canada Inc. (2006), 80 O.R. (3d) 378 (C.S.), au paragraphe 30. Ils soutiennent que, dans son témoignage, M. Williams s’est montré plus équilibré et avancent qu’il a peut-être mal compris initialement la nature des allégations contre le défendeur. Je n’accepte pas cette hypothèse. Le témoin a pris connaissance de la thèse des ministres contre Hassan Almrei directement en lisant le résumé public du RRS.
[355] Le rapport de M. Williams critique très sévèrement le contenu du résumé public. Il ne comporte pas les nuances que l’on s’attendrait normalement à voir dans un rapport d’expert. Cependant, ce ton catégorique ne relève pas de la défense d’une cause ni de l’abdication de la neutralité exigée des experts par les tribunaux. Au contraire, il témoigne de l’impatience de l’expert universitaire face à ce qu’il estime être un travail de piètre qualité. Comme l’a affirmé M. Williams, si le résumé lui avait été présenté par l’un de ses étudiants, il l’aurait fait échouer.
[356] Les ministres sont parvenus dans une certaine mesure à obtenir un témoignage plus favorable à leur thèse en contre‑interrogeant M. Williams. En fait, celui-ci a reconnu la validité et la force de certains des éléments de preuve documentaires assemblés par l’équipe juridique des ministres et a remarqué la préparation en profondeur des avocats. À mon avis, ces remarques renforcent l’objectivité de son témoignage d’opinion. Néanmoins, M. Williams n’a jamais abandonné le point de vue qu’il avait exprimé dans son rapport sur la qualité du résumé public du SCRS.
[357] J’estime que le témoignage de M. Williams a été très utile pour comprendre le déroulement des événements en Afghanistan, au Tadjikistan et en Tchétchénie pertinents en l’espèce et les relations entre les acteurs principaux de ces événements. Sa perspective sur l’identité des auteurs pouvant être considérés comme faisant autorité a également été très utile, puisqu’il en connaît plusieurs personnellement, qu’il connaît leurs travaux et la façon dont ils ont obtenu les renseignements publiés.
[358] M. Williams a refusé 14 fois de témoigner dans des affaires liées à Al‑Qaïda. Il était également sceptique quant à l’instance en l’espèce, mais il a accepté de lire les documents. Ce faisant, comme il l’a affirmé, il s’est petit à petit rendu compte que le récit du gouvernement ne cadrait pas avec ce qu’il savait de l’histoire de la région. Il a trouvé des erreurs sur les faits historiques et de fausses affirmations flagrantes. M. Williams affirme qu’il aurait fait échouer l’étudiant qui se serait appuyé sur des sources Internet aussi incertaines que celles mentionnées dans le résumé public. À son avis, le document a été préparé sous pression et les rédacteurs avaient l’ordre de trouver des liens entre M. Almrei et Al‑Qaïda. En conséquence, les analystes ont utilisé des [traduction] « wikirenseignements » afin de concocter hâtivement un ramassis d’affirmations irréfléchies. M. Williams prétend n’avoir jamais vu d’analyse de ce genre aussi mal préparée. En lisant le résumé, il n’a pas trouvé les indicateurs ou les [traduction] « signaux d’alarme » qui auraient laissé croire que M. Almrei était impliqué dans Al‑Qaïda, comme sa présence dans des camps d’Al‑Qaïda dans la ceinture pachtoune au milieu des années 1990 après que ben Laden en eut pris la direction.
[359] M. Williams a fait remarquer que très peu de gens étudiaient ben Laden et les talibans avant le 11 septembre. Après le 11 septembre, selon lui, de nombreux auteurs n’ayant aucune expérience directe de la région [traduction] « ont pris le train en marche » et ont dramatisé ben Laden et Al‑Qaïda.
[360] M. Williams a vécu à Tachkent pendant qu’il faisait de la recherche pour son Ph.D. avant 1999. Les talibans étaient alors en train de procéder au nettoyage ethnique des non-Pachtounes, comme les Ouzbeks dans le Nord. Il a interrogé les réfugiés. En 2003, il s’est rendu à Kaboul et a vécu avec le chef ouzbek, le général Abdoul Rachid Dostoum. Il s’est dirigé vers le Nord en passant par le Hindu Kuch, avec un AK-47 pour seule protection, et a interrogé des prisonniers de guerre talibans. En 2005, il a passé du temps avec les Tadjiks et a vécu à Kondoz, la zone de la dernière position tenue par les talibans en 2001.
[361] M. Williams a présenté un aperçu du développement d’Al‑Qaïda et de la seconde vie qu’elle a donnée au concept ancien de djihad qui s’était éteint dans l’ère moderne du nationalisme, du panarabisme, du baathisme et d’autres mouvements politiques laïques. Elle l’a fait avec le soutien de la CIA dans le but de combattre les Soviétiques et d’attirer les volontaires arabes. Cependant, les combattants étaient principalement des Afghans. Pour les Arabes, il s’agissait d’un [traduction] « voyage de djihad ». Les [traduction] « djihadistes Gucci » arrivaient avec beaucoup d’argent pour l’aventure et retournaient chez eux pour s’en glorifier. Ils n’étaient pas bien entraînés, ils ne se battaient pas bien et constituaient plutôt un fardeau pour les Afghans. Aucun d’eux n’a été un facteur décisif dans la guerre contre les Soviétiques. La plupart d’entre eux sont retournés chez eux, mais certains, comme Khattab, sont demeurés pour défendre l’islam dans d’autres territoires.
[362] Le mouvement du djihad à plus grande échelle fait partie des champs de recherche et d’enseignement de M. Williams. Il a affirmé que, après le 11 septembre, le concept a été confondu avec Al‑Qaïda par plusieurs. À son avis, il y a une différence entre ceux qui soutiennent Al‑Qaïda et ceux qui prennent part au djihad mondial. Al‑Qaïda a été formée pour renverser les régimes du Moyen-Orient que ben Laden et ses partisans jugeaient apostats, comme l’Arabie saoudite.
[363] En revanche, Abdoullah Azzam était par comparaison un modéré qui voulait défendre les musulmans opprimés et n’était pas un partisan du terrorisme. Abdoullah Azzam a été parrainé par la CIA pour faire la tournée des États‑Unis afin de recueillir des fonds pour le djihad en Afghanistan. Il n’était pas un ben Laden et a en fin de compte été assassiné par les Égyptiens d’Al‑Qaïda. De manière semblable, Khattab a obtenu des fonds de la famille royale saoudienne par l’intermédiaire de ses organismes de bienfaisance, comme la fondation Al Haramain, à l’époque où ben Laden s’opposait activement à elle. Ces personnes estimaient qu’il était de leur devoir religieux de défendre les collectivités musulmanes en danger. De nombreux membres du mouvement du djihad à grande échelle ont été scandalisés et consternés par le 11 septembre et considèrent que ben Laden est une disgrâce parce qu’il a contrevenu aux prescriptions du Coran sur le meurtre d’innocents.
[364] Sayyaf était l’homme des Saoudiens en Afghanistan et était financé par eux et par la CIA par l’intermédiaire de l’ISI [Direction pour le renseignement inter-services] du Pakistan. Il parlait couramment l’arabe et dirigeait des combattants pachtounes. Il était un pragmatique prêt à travailler avec des modérés. Il a combattu pendant des années au côté de Massoud au sein de l’Alliance du Nord et non avec les chefs fondamentalistes purs et durs comme Hekmatyar, qui s’étaient eux-mêmes alliés aux talibans. M. Williams convient que Sayyaf a commis des actes terribles comme des campagnes contre les Hazaras à Kaboul et qu’il a les mains tachées du sang qui a coulé durant la guerre civile.
[365] De l’avis de M. Williams, l’affirmation contenue dans le résumé public selon laquelle Sayyaf était un proche de ben Laden n’est pas étayée par les faits. Il se peut que les deux hommes se soient rencontrés et se soient tenus ensemble à l’époque de la guerre des moudjahidines contre les Soviétiques, mais ils se sont clairement combattus l’un l’autre plus tard. Peu d’Afghans étaient membres d’Al‑Qaïda. Sayyaf faisait partie de l’Alliance du Nord qui combattait les talibans et Al‑Qaïda, dont la majorité des membres étaient Égyptiens. Al‑Qaïda n’admettait pas d’Afghans dans ses hautes sphères. Al‑Qaïda avait expulsé Sayyaf de certains de ses camps. Au milieu des années 1990, Al‑Qaïda avait développé de véritables habiletés au combat et formé une unité efficace afin de soutenir les talibans. La brigade « 055 » était hautement entraînée et bien équipée par rapport aux amateurs qui étaient venus précédemment pour jouer les moudjahidines. La brigade 055 a combattu l’Alliance du Nord, y compris les forces de Sayyaf, jusqu’à l’invasion américaine en 2001. Selon M. Williams, les auteurs du résumé public soit ne connaissaient pas cette période de l’histoire, soit l’ont délibérément omise. Le résumé n’a pas été écrit par des experts. Il soupçonne que les auteurs, avec un délai d’environ deux semaines, se sont précipités sur Google afin de bricoler des documents.
[366] M. Williams n’accepte pas l’affirmation avancée par la journaliste d’Associated Press Kathy Gannon dans son livre I is for Infidel selon laquelle, lors d’une rencontre, Sayyaf aurait admis avoir pris part au djihad global avec ben Laden et les autres. Il connaît et respecte Mme Gannon, mais il estime que son récit n’est pas plausible. Il affirme qu’il ressemble aux théories du complot de Josef Bodansky. Il se peut que Sayyaf ait rencontré ben Laden au retour de ce dernier en Afghanistan en 1996, mais moins d’un an plus tard, il combattait Al‑Qaïda et les talibans.
[367] Khattab (une kounia tirée du nom du quatrième calife après le prophète) ne faisait pas partie d’Al‑Qaïda selon M. Williams. Il affirme que l’opinion selon laquelle il en faisait partie a été émise par le propagandiste russe Josef Bodansky. Le livre de Bodansky ne donne aucune source et celui-ci n’est jamais allé en Tchétchénie. Bodansky fait des affirmations incroyables sur des événements qui ne sont pas plausibles. Son travail est considéré comme une œuvre de fiction par les chercheurs. Un service du renseignement agissant de bonne foi ne s’en servirait pas.
[368] Les Saoudiens ont apporté leur soutien aux musulmans tchétchènes et des centaines de citoyens saoudiens se sont portés volontaires pour combattre les Russes. Khattab était admiré et considéré comme un héros en Arabie saoudite et sa mort a été pleurée. Ceci fait contraste avec la situation de ben Laden, qui est méprisé. Les États‑Unis n’avaient rien à gagner dans le djihad tchétchène. Ils n’avaient pas non plus de raison de s’y opposer. La CIA n’a pas désigné Khattab comme étant une menace. La Tchétchénie n’était pas une république autonome et était considérée par les Russes comme faisant partie de leur territoire. Ils se sont plaints avec véhémence de la participation de l’Arabie saoudite.
[369] Khattab s’est moqué des Russes en invitant les mères des soldats capturés à venir chercher leurs garçons. M. Williams ne croit pas que Khattab ait participé aux attentats à la bombe de Moscou. Ce serait contraire à l’intuition, car les Tchétchènes avaient déjà gagné leur indépendance. Il croit qu’il s’agit du travail d’agents du FSB [Federal Security Service] russes, qui cherchaient à créer un casus belli. Khattab n’approuvait pas le terrorisme. Il traitait ceux qui s’y livraient de lâches.
[370] Dans son livre My Jihad, Alkai Collins, un Américain qui a combattu avec Khattab, affirme que celui-ci raffolait des combats de front. Il était un guerrier, adulé pour son style de combat. Les Tchétchènes le voyaient comme leur unique soutien quant ils en ont eu le plus besoin. Cependant, il n’était pas aimé de tout le monde. Il est allé à l’encontre de la volonté du gouvernement tchétchène en lançant une incursion au Daguestan afin de défendre trois villages d’une attaque russe. Cela a donné aux Russes un prétexte pour lancer une invasion à grande échelle de la Tchétchénie et a marqué le début de la seconde guerre de Tchétchénie.
[371] M. Williams reconnaît que les documents (pièce A-1) produits à l’audience par les avocats du gouvernement sont plus professionnels et mieux recherchés que le résumé, qu’il a qualifié de recherche Wikipedia. Cependant, hormis les affirmations de Bodansky, rien n’établit définitivement de lien entre Khattab et Al‑Qaïda dans les écrits. La cible principale de ben Laden était l’Arabie saoudite. Toutefois, les Saoudiens soutenaient Khattab par l’intermédiaire de leurs organismes de bienfaisance. Certains des Arabes s’étant rendus en Tchétchénie se sont dissociés de Khattab et se sont joints à Al‑Qaïda.
[372] M. Williams a parlé de la guerre civile qui a éclaté au Tadjikistan après la chute de l’Union soviétique. Les membres de l’ancienne garde communiste, les « Khans rouges », ont continué à diriger d’une main de fer un gouvernement laïque. Ce pays n’a pas connu de réforme démocratique comme d’autres anciennes républiques soviétiques. Les démocrates, les islamistes et les Tadjiks du Sud sont entrés en guerre civile. Les islamistes ont demandé le soutien des Arabes afghans, en affirmant que les Soviétiques étaient toujours là. Il s’agissait de la suite du djihad antisoviétique et anticommuniste.
[373] En Afghanistan, les moudjahidines arabes se sont joints aux seigneurs de guerre qui tentaient de défaire le gouvernement communiste de Kaboul. Lorsque le gouvernement de Nadjibollah a été renversé, les seigneurs de guerre se sont affrontés dans une guerre civile à Kaboul et ont littéralement détruit la ville. Ils ont tous les mains tachées de sang à cause des actes qu’ils ont commis durant cette période. Sayyaf était l’allié de Massoud. De nombreux Arabes n’en pouvaient plus des guerres intestines et sont partis. ben Laden est parti en Arabie saoudite, puis au Soudan. Khattab est allé au Tadjikistan. D’autres se sont rendus au Cachemire pour combattre les Indiens. La majorité d’entre eux sont retournés chez eux pour se vanter de leurs exploits.
[374] La brigade 055 a été annihilée durant l’invasion de 2001. Les survivants se sont évanouis dans la nature et ont franchi la frontière pour se rendre dans les zones tribales sous administration fédérale du Pakistan. Aujourd’hui, le centre d’Al‑Qaïda est une organisation plus furtive et limitée, qui se cache dans les montagnes. Elle n’a pas la capacité de lancer des attaques, selon M. Williams. Les organisations les plus dangereuses aujourd’hui sont celles qui jouent les [traduction] « Al‑Qaïda en herbe ». Cependant, rien ne prouve sans équivoque qu’elles sont dirigées par l’organisation centrale d’Al‑Qaïda. Cette dernière compte peu de membres, moins de 500. Ils ne sont pas éparpillés autour du monde, comme le prétend l’analogie du vif-argent présentée par M. Rudner. Rien ne prouve qu’il y a des liens entre ces groupes disparates prétendant avoir pour modèle Al‑Qaïda.
[375] M. Williams a noté que des livres ont été écrits par des personnes ayant véritablement vécu dans les camps moudjahidines des années 80 et 90. Les Arabes afghans allaient d’un camp à l’autre afin d’en trouver un qui leur convenait. Les camps étaient des ensembles de maisons d’argile très primitives et le régime était très informel. On se pratiquait beaucoup à tirer à l’arme à feu et on priait beaucoup. Les camps étaient pleins de dilettantes, d’aventuriers, de racaille. Les camps étaient très improvisés, mais incroyablement armés. Les AK-47 étaient une forme de monnaie d’échange. John Walker Lindh, un Américain, est entré dans un camp et en a reçu un. Par contraste, les camps d’Al‑Qaïda accordaient beaucoup d’attention à la sécurité.
[376] Le témoin a affirmé que la maison d’accueil Beit al Ansar à Peshawar était initialement dirigée par Sayyaf. Elle a fermé en 1992 et elle a été rouverte à la fin des années 90 par Al‑Qaïda. Si M. Almrei s’y était trouvé en 1997 ou après, il serait beaucoup plus probable qu’il soit membre d’Al‑Qaïda.
[377] Les maisons d’accueil n’étaient pas des camps d’entraînement. Elles se trouvaient dans des zones résidentielles et ressemblaient plutôt à des hôtels. Les zones tribales du Pakistan et de l’Afghanistan n’ont pas de chaînes d’hôtels. Une série de maisons d’accueil facilitait le déplacement des hommes dans la région. M. Williams est resté dans une de ces maisons mises sur pied par ben Laden à Kaboul et dans une autre à Bamiyan. Elles étaient très primitives, sans lumière ni douches. Des animaux étaient gardés au rez-de-chaussée. Il s’agissait de maisons d’accueil préexistantes que ben Laden avait tout simplement achetées. Il a acheté un bon nombre de biens immeubles en Afghanistan après 1996.
[378] Lors d’une pause dans son témoignage, M. Williams et M. Almrei se sont parlé brièvement à ce propos. Il semble que M. Almrei lui ait dit avoir séjourné à Beit al Ansar. Cet incident a été porté à mon attention après la pause par les avocats des ministres et j’ai averti le témoin et M. Almrei de ne plus se parler de nouveau. L’incident n’a pas eu de suite et je ne crois pas que cela ait influencé le témoignage de M. Williams ou de M. Almrei.
[379] M. Williams a été impressionné que le défendeur puisse réciter le Coran. Cela donne à penser qu’il a été élevé dans une bonne famille. Les membres d’Al‑Qaïda ont tendance à être des [traduction] « musulmans reconvertis à leur foi », plus convaincus et certains de leurs croyances. En général, ce sont des gens qui se sentaient aliénés de leur société et qui ont commencé à fréquenter les mosquées dans la vingtaine. Quelqu’un ayant eu une bonne éducation islamique normale n’agirait sans doute pas ainsi. Ce constat s’applique également à tous les groupes de terroristes en herbe. Ils s’inquiètent d’Israël, ils sont fâchés contre les Saoudiens et ils ont appris à rejeter les conseils de leurs parents.
[380] En contre-interrogatoire, M. Williams a reconnu qu’il n’était jamais allé en Tchétchénie et qu’il ne se considère pas comme un expert sur la Tchétchénie. Cependant, il estime être qualifié pour donner un témoignage d’opinion sur le recoupement avec les djihadistes qui se sont rendus de l’Afghanistan en Tchétchénie. Il croit qu’il est impossible d’être simultanément membre d’Al‑Qaïda et de l’organisation de Khattab, mais il connaît cinq personnes qui ont quitté Khattab pour se joindre à Al‑Qaïda. Il accepte que des personnes s’étant trouvées dans les camps de Sayyaf puissent s’être jointes plus tard à Al‑Qaïda. Pour M. Williams, le fait que M. Almrei ait été présent dans un camp de Sayyaf, était un partisan de Khattab et ne se soit pas rendu au Soudan constitue un des indicateurs les plus forts montrant qu’il n’est pas membre d’Al‑Qaïda.
[381] M. Williams a convenu que Sayyaf s’est prononcé contre l’Occident avec une rhétorique grandiloquente. Il affirme que tous les chefs afghans ont tempêté et se sont emportés à propos de l’intervention occidentale en utilisant le même langage. On a porté à l’attention de M. Williams une série d’articles et de chapitres de livres qui donnent à penser que Sayyaf et ben Laden étaient proches durant le djihad antisoviétique et la guerre civile subséquente. ben Laden avait tenté de réconcilier le seigneur de guerre pachtounes Hekmatyar (aujourd’hui allié des talibans) et le chef tadjik Massoud. Massoud et Dostoum ont pris le contrôle de Kaboul après la chute de Nadjibollah et Massoud est devenu ministre de la Défense. M. Williams a qualifié les efforts de ben Laden à cette époque d’exercice de pragmatisme.
[382] Il y a eu des combats de harcèlement au milieu des civils dans les rues de Kaboul en 1993 entre les forces de Hekmatyar, de Sayyaf, de Dostoum et de Massoud. Des atrocités ont été commises. Ils ont tous quelque chose à se reprocher. Sayyaf est sans doute coupable de crimes de guerre pour les actes que sa milice a commis contre la minorité chiite hazara.
[383] La pièce A-28 est un extrait de Architect of Global Jihad, un livre écrit par Brynjar Lia sur la vie d’Abou Moussab al Souri, un penseur djihadiste et un stratégiste d’Al‑Qaïda. À la page 82, il est question de la formation donnée dans le camp de Sada par al Souri et Khalid Cheikh Mohammed. L’auteur affirme que le camp avait été établi avec l’aide d’Azzam et de Sayyaf, mais qu’il n’a été utilisé par les tout premiers membres d’Al‑Qaïda que dans une mesure restreinte pour accueillir [traduction] « des recrues temporaires ». D’après M. Williams, ces personnes à l’époque ne constituaient pas Al‑Qaïda. La formation des Arabes était très superficielle. Ces derniers étaient vus plus comme un fardeau par les vétérans afghans aguerris. Certains de ces Arabes venaient plus en touristes durant leurs vacances du printemps ou d’été, le djihad était en vogue chez les jeunes hommes arabes.
[384] Selon l’auteur Jason Burke (pièce A-2, onglet 5), Ramzi Youssef, le neveu de Khalid Cheikh Mohammed, a passé un certain temps comme tuteur dans le camp de Khaldan de Sayyaf, où il a rencontré Ahmed Adjadj, son complice lors des attentats à la bombe du World Trade Center en 1993. L’ouvrage comprend des références à l’« Université » de Sayyaf à Pabbi, près de Peshawar, et fait mention d’une prétendue implication dans une tentative de meurtre contre Benazir Bhutto. Le camp de Sayyaf à Pabbi a été fouillé par les autorités pakistanaises après l’attentat de 1995 contre le président Moubarak en Éthiopie. M. Williams affirme que cet acte ne peut pas être attribué à Al‑Qaïda.
[385] M. Williams convient que des personnes peu recommandables ayant passé par les camps de Sayyaf dans les années 1990 se sont par la suite livrées au terrorisme, mais il estime qu’Al‑Qaïda constituait à l’époque une organisation distincte. Il reconnaît qu’une association avec Sayyaf n’empêche pas l’existence de liens avec le terrorisme, mais il maintient que le fait de s’être trouvé dans un camp de Sayyaf pendant que ben Laden était au Soudan est un indice du contraire.
[386] Des rapports du Département d’État américain sur l’Afghanistan pour 1994 et 1995 ont été admis en preuve (onglets 11 et 12 de la pièce A-2). M. Williams n’a pas mis en doute les affirmations contenues dans ces rapports selon lesquelles les camps afghans, y compris ceux dirigés par Sayyaf, continuaient d’abriter et de former des militants et des terroristes potentiels.
[387] Une compilation des publications de M. Williams a été introduite en preuve, la pièce A-30, et il a subi un contre-interrogatoire serré sur ses déclarations antérieures dans ses écrits à propos d’événements et de personnages de la région. Par exemple, en évaluant le rôle des combattants étrangers dans l’insurrection tchétchène, il a déjà écrit que les Arabes qui s’étaient rendus là-bas s’estimaient en croisade et ne participaient pas à une lutte sectaire ou nationaliste. Il a affirmé qu’ils avaient [traduction] « radicalisé » les membres des forces armées tchétchènes. Il n’estimait pas que cela avait eu un bon effet sur la Tchétchénie.
[388] M. Williams affirme croire que le point de vue de Khattab sur le monde était transnational, c’est-à-dire que le monde n’était pas limité par des frontières, comme le montre son incursion au Daguestan. Le président de la Tchétchénie s’y était opposé parce que cela n’aurait fait que provoquer les Russes. Khattab voyait cette action comme un djihad défensif. Cependant, il s’agissait plutôt d’une forme de djihad offensif, puisqu’il s’agissait de l’invasion d’un territoire externe. M. Williams croit que c’était un stratagème brillant de la part des Russes d’avoir leurré Khattab en l’incitant à envahir; ils l’ont fait en rasant des villages proches de sa famille locale.
[389] Khattab avait adopté des tactiques de guérilla. M. Williams ne convient pas que Khattab s’est livré à des actes terroristes durant cette période. Il concède que les activités de Khattab auraient été considérées comme des actes terroristes par les Russes. Cependant, seuls les Russes, eux-mêmes coupables d’avoir parrainé le terrorisme en Tchétchénie, qualifient Khattab de terroriste. Le chef tchétchène Bassaïev s’était livré au terrorisme et la démarcation entre les deux est floue.
[390] M. Williams a témoigné qu’il avait cherché longuement les liens établissant une connexion opérationnelle entre Khattab et Al‑Qaïda. Il affirme que des fantassins qui étaient fatigués des combats directs et cherchaient quelque chose de plus glorieux et dynamique ainsi que ceux qui souhaitaient entrer en guerre contre l’Amérique devaient se joindre à une organisation différente. Khattab avait un ennemi différent : la Russie. Le site Web de Khattab portait principalement sur ses activités militaires contre les Russes. À l’opposé, le site Web d’Al‑Qaïda glorifiait l’assassinat d’Américains et de Juifs. M. Williams conteste les rapports selon lesquels Khattab et ben Laden ont combattu côte à côte. Il affirme qu’ils ont pu se trouver dans une bataille majeure contre les Russes à Djalalabad avec tous les autres Arabes afghans. Khattab n’était pas avec ben Laden à Djagi, la seule bataille menée par ben Laden.
[391] ben Laden a financé le djihad en Tchétchénie, mais il n’y a pas participé personnellement. Sa cible numéro un demeurait l’Arabie saoudite et les États‑Unis, ces derniers en raison de leur appui au régime saoudien. Khattab était soutenu par la dynastie saoudienne. Des membres de la famille royale ont donné de l’argent à al Haramain. Khattab a mis sur pied un bureau avec al Haramain pour équiper ses forces. M. Williams convient que certains des bureaux d’al Haramain ont également soutenu Al‑Qaïda. Mais les Saoudiens ont arrêté un de leurs propres citoyens pour cela. Le grand mufti de l’Arabie saoudite a parlé en faveur du djihad tchétchène. La famille royale a pleuré la mort de Khattab. Elle honnit ben Laden. Il est permis d’admirer Khattab en Arabie saoudite, mais ben Laden est considéré comme une menace à l’État.
[392] M. Williams convient que Khattab partage l’opinion de ben Laden selon laquelle les infidèles devraient être expulsés des terres musulmanes et qu’il est en faveur des attaques contre le personnel militaire américain en Arabie saoudite. Il n’a pas condamné ben Laden dans des citations qui lui sont attribuées à la fin des années 1990 (par exemple, la pièce A-31). Khattab aurait souscrit aux théories du complot concernant les intentions des États‑Unis qui étaient courantes dans le monde musulman. M. Williams ne croit pas que Khattab aurait condamné un autre djihadiste, mais il croit qu’il condamnait le terrorisme contre les civils. Il souscrivait sans doute à la plupart des actes de ben Laden, mais il se pourrait qu’il ait craint de cesser de recevoir des fonds des Saoudiens s’il l’avait condamné à l’époque. Toutefois, Khattab condamnait le terrorisme contre les civils et les Américains n’ont jamais considéré Khattab comme une menace.
[393] M. Williams a maintenu en contre-interrogatoire que le djihad avait deux branches. L’une était menée par Abdoullah Azzam qui s’opposait clairement à l’utilisation du terrorisme et au meurtre de musulmans innocents. Azzam a cherché à créer une équipe de réponse rapide, les brigades Azzam, pour attaquer les non-musulmans combattants des musulmans. L’autre branche était menée par les Égyptiens, notamment par al Zaouahiri qui voulait attaquer les musulmans et utiliser la terreur comme tactique. Azzam n’était pas proche des extrémistes égyptiens. Il avait enseigné à l’Université Ajar au Caire et n’aurait pas pu avoir ce poste s’il avait été considéré comme une menace par le gouvernement égyptien. Il travaillait avec ce gouvernement pour obtenir des armes pour le djihad en Afghanistan. Azzam ne voulait pas d’une fitna ou d’une dissension avec la collectivité islamique, contrairement à ben Laden.
[394] En réinterrogatoire, M. Williams a précisé que les camps d’entraînement de Sayyaf au sud de Djalalabad ont été repris par Al‑Qaïda vers 1998. Sayyaf continuait de contrôler le territoire au nord de cette ville. Durant le djihad antisoviétique, tous les Arabes afghans seraient passés soit par les camps de Hekmatyar, soit par les camps de Sayyaf. Des dizaines de milliers de combattants qui y sont passés, presque tous sont rentrés chez eux et vivent une vie normale. Seul un petit nombre est demeuré pour devenir Al‑Qaïda. De manière semblable, certaines des personnes s’étant rendues dans les camps tchétchènes se sont plus tard jointes à Al‑Qaïda. Il a identifié environ 10 personnes qui ont agi ainsi et il est étonné qu’il n’y en ait pas plus. Il soupçonne que c’est parce que Khattab avait entraîné ses combattants à ne pas se livrer au terrorisme.
ANALYSE
Les allégations de fait contre M. Almrei sont-elles étayées par les renseignements et autres éléments de preuve?
[395] Dans leurs observations confidentielles, les ministres ont soutenu qu’ils avaient estimé que M. Almrei était interdit de territoire pour raison de sécurité nationale et que le certificat était raisonnable en raison des allégations de fait suivantes : la participation de M. Almrei au djihad, ses liens avec d’autres personnes affiliées à Oussama ben Laden ou à son réseau et avec qui, selon les ministres, il partage une idéologie extrémiste, et sa participation à un réseau international de trafic de faux documents.
[396] Les ministres soutiennent que, avant d’entrer au Canada, M. Almrei s’est livré au terrorisme en soutenant des activités terroristes et en cachant aux autorités canadiennes le fait qu’il avait soutenu des extrémistes islamiques et s’était rendu au Pakistan, en Afghanistan et au Tadjikistan pour le faire. Ils prétendent qu’il soutient des activités terroristes à titre de membre d’un groupe terroriste connu sous le nom de réseau ben Laden, qui inclut Al‑Qaïda. Les personnes qu’il connaît à l’étranger, le fait qu’il ait obtenu de faux documents et qu’il soit prêt à aider d’autres personnes, y compris un individu associé au réseau ben Laden, à obtenir de tels documents font de lui un danger pour la sécurité du Canada, de l’avis des ministres.
[397] Les faits précis sur lesquels s’appuient les ministres pour étayer ces observations comprennent la croyance de M. Almrei au djihad, ses voyages en Afghanistan et au Tadjikistan pour participer au djihad de même que sa volonté de combattre et, au besoin, de mourir pour défendre les musulmans. Son association avec Sayyaf et Khattab indiquerait qu’il a une opinion favorable de ben Laden et qu’il croit au salafisme militant. Selon les observations des ministres, l’aveu de M. Almrei selon lequel il a rencontré Nabil Almarabh à Kondoz, en Afghanistan, une personne soupçonnée de terrorisme, et lui a plus tard fourni un faux passeport canadien, donne lieu à une croyance raisonnable que M. Almrei pouvait fournir du soutien matériel à un terroriste, au Canada ou ailleurs.
[398] J’organiserai mes remarques et conclusions à propos des renseignements et autres éléments de preuve en suivant la même structure que le résumé public modifié du RRS déposé le 24 mars 2009. Les renseignements et éléments de preuve confidentiels ont été pris en considération.
Oussama ben Laden, Al‑Qaïda et le « réseau ben Laden »
[399] La plupart des renseignements et autres éléments de preuve présentés à la Cour concernaient Oussama ben Laden, Al‑Qaïda et le « réseau ben Laden ». Ceux-ci ont été produits à l’appui de l’allégation selon laquelle le défendeur est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été, ou sera l’auteur d’actes terroristes, comme l’énonce l’article 34 de la Loi. Le résumé public modifié consacre 36 paragraphes et 83 notes de bas de page à établir l’existence de cette organisation et ses liens avec le terrorisme.
[400] Le statut d’Al‑Qaïda comme organisation au sens de l’alinéa 34(1)f) de la Loi n’a jamais été mis en doute dans la présente instance. Cependant, il n’y a aucune preuve montrant que M. Almrei est ou a jamais été un membre d’Al‑Qaïda. Ainsi, la thèse des ministres concernant ce motif d’interdiction de territoire repose sur la proposition selon laquelle M. Almrei est membre d’un « réseau », notion moins claire, inspiré et mené par ben Laden et se livrant au terrorisme. Le défendeur remet en question l’existence de cette organisation ou le fait que les personnes qui en seraient membres puissent être tenues responsables des actions des autres individus agissant indépendamment.
[401] Le concept de « réseau » ne satisfait pas facilement aux critères comme ceux énoncés par le juge O’Reilly dans la décision Thanaratnam, précitée, au paragraphe 31 : « l’identité, le leadership, les liens hiérarchiques lâches et une structure organisationnelle de base ». Ces caractéristiques s’appliquent sans aucun doute à Al‑Qaïda même, mais, plus le groupe ou l’individu soi-disant associé à ce réseau est éloigné d’Al‑Qaïda, moins ces caractéristiques apparaissent clairement. Je remarque que le « réseau ben Laden » n’est pas une entité proscrite, comme Al‑Qaïda, figurant aux listes d’organisations terroristes élaborées par le Canada, les Nations Unies ou les États‑Unis (volume 1 des références, T-12, T-13, T-14).
[402] Les experts s’entendent pour affirmer qu’un certain nombre d’organisations sont maintenant affiliées à Al‑Qaïda et que d’autres s’inspirent de ben Laden. M. Quiggin a évalué qu’il existait environ six groupes affiliés et environ 23 autres groupes ayant affirmé avoir une idéologie semblable à celle d’Al‑Qaïda. Selon lui, ces groupes se préoccupent principalement de questions locales et régionales. Cependant, ces groupes en tant que tels constitueraient des organisations se livrant au terrorisme et dont le fait d’être membre emporterait interdiction de territoire. Rien ne prouve que M. Almrei est membre de l’un de ces groupes affiliés. Au mieux, les ministres affirment qu’il fait partie d’un ensemble lâchement connecté de vétérans du djihad qui ont vécu des expériences semblables en Afghanistan.
[403] Les terroristes « en herbe » ayant grandi au pays ne sont pas recrutés, financés ou dirigés par Al‑Qaïda, mais ils ont adopté une vision du monde semblable. Les témoins ont donné comme exemple les personnes responsables des attentats de Madrid, les conspirateurs de l’opération « Crevice » au Royaume‑Uni, Momim Khawaja et ceux qu’on a appelé les « 18 de Toronto » au Canada. Ces personnes constituent de façon certaine une menace à la sécurité nationale et à la sécurité publique, mais elles n’ont pas de lien direct avec Al‑Qaïda et il serait étonnant, à mon avis, qu’elles puissent être considérées comme faisant partie de la même organisation terroriste au sens de l’alinéa 34(1)f).
[404] Si je comprends bien la position des ministres, quiconque souscrit aux principes d’Al‑Qaïda et y est lié d’une façon quelconque serait membre du réseau ben Laden. En appliquant le principe d’interprétation « libérale et sans restriction » approuvé par la Cour d’appel dans l’arrêt Sittampalam, je conviens qu’Al‑Qaïda et ses groupes affiliés puissent être une organisation visée par l’alinéa 34(1)f). Ce « réseau ben Laden » peut également comprendre les groupes qui sont inspirés par ben Laden et se disent prêts à prendre des directives de ben Laden sans être formellement affiliés à Al‑Qaïda: Ikhlef (Re), 2002 CFPI 263, au paragraphe 54.
[405] On ne peut pas affirmer que des individus et des groupes n’ayant aucun lien avec Al‑Qaïda font partie du réseau, sans autre indice d’appartenance, comme la volonté de suivre les directives de ben Laden. À mon sens, le simple fait de souscrire à la même idéologie ne suffit pas à établir l’appartenance à une organisation. D’après moi, c’est ce que les ministres ont essayé de faire en l’espèce. Ils ne peuvent pas établir que M. Almrei est membre d’Al‑Qaïda ou d’une organisation affiliée, alors ils ont tenté de l’associer à ce concept informe de réseau du fait de ses croyances et de sa participation au djihad.
[406] L’interprétation « libérale et sans restriction » d’organisation ne permet pas d’inclure les personnes qui se sont dites en accord avec l’idéologie de ben Laden et d’Al‑Qaïda et qui approuvent les actes qu’ils ont commis. C’est un filet beaucoup trop large et il serait incompatible avec la liberté d’expression garantie par la Charte. Il en faut plus pour démontrer qu’une personne qui a exprimé ses points de vue a pris des mesures pour s’associer au réseau et pour agir conformément à ses objectifs.
[407] Je n’ai aucun doute qu’Al‑Qaïda demeure, comme le soutiennent les ministres, favorable à l’utilisation du terrorisme pour atteindre ses objectifs politiques, mais il y a une controverse entre les experts sur la question de savoir si ben Laden a toujours [traduction] « les ressources et l’organisation pour lancer une attaque terroriste dans n’importe quel pays », comme il l’est affirmé au paragraphe 9 du résumé. Cette affirmation serait fondée sur un rapport de janvier 1999 d’une source en ligne ne faisant pas autorité et étant aujourd’hui obsolète. Bien que cette affirmation ait pu être vraie en 1999, elle est discutable aujourd’hui.
[408] Dans un paragraphe ajouté pour soutenir la thèse des ministres après le témoignage de M. Quiggin lors de l’audience sur le contrôle de la détention, il est affirmé que (au paragraphe 13) :
[traduction] Certains chercheurs et théoriciens croient qu’Al‑Qaïda n’est plus une organisation centralisée, mais reconnaissent que son idéologie demeure et que ben Laden représente toujours une figure puissante et une inspiration pour des gens de partout dans le monde. D’autres croient toutefois qu’Al‑Qaïda demeure une entité viable et pourrait être en train de se regrouper afin de déclencher une nouvelle vague d’attaques. Le Yémen a été identifié comme étant un nouveau pays d’accueil possible pour Al‑Qaïda, des militants saoudiens et yéménites se joignant à ses forces.
[409] Ce paragraphe fait allusion à un débat entre deux experts américains renommés sur Al‑Qaïda et le terrorisme : Bruce Hoffman et Marc Sageman. Des extraits de leurs écrits ont été déposés en preuve, dont des articles publiés dans le magazine Foreign Affairs dans lesquels ils ont échangé leurs points de vue (pièce A-5). M. Hoffman est professeur à l’Université Georgetown et est l’auteur de Inside Terrorism. M. Sageman est un ancien agent sur le terrain de la CIA devenu psychiatre et auteur de Understanding Terror Networks et d’un ouvrage publié en 2008 intitulé Leaderless Jihad. C’est la publication de ce livre qui a donné naissance au débat avec M. Hoffman. M. Williams a décrit M. Sageman comme le plus grand spécialiste au monde de l’établissement du profil des terroristes et comme un de ses mentors lui ayant permis de comprendre ce qui attire les recrues dans les organisations extrémistes.
[410] Essentiellement, la controverse porte sur la question de savoir si l’Occident est toujours sérieusement menacé par Al‑Qaïda ou si la véritable menace provient de cellules aux liens lâches de musulmans nés en Occident ou d’immigrants musulmans étudiant ou travaillant en Occident, ce que M. Sageman appelle des [traduction] « bandes de gars » mal disposés qui subissent ensemble le processus de radicalisation.
[411] M. Hoffman maintient que [traduction] « le centre d’Al‑Qaïda » ou [traduction] « le cœur d’Al‑Qaïda », comme les témoins l’ont différemment appelé, demeure une menace majeure (pièce A-5, Hoffman, « The Myth of Grass-Roots Terrorism » dans Foreign Affairs, mai/juin 2008). M. Sageman, en réplique, affirme n’avoir jamais nié qu’Al‑Qaïda demeure une menace, mais affirme qu’elle a été dans les faits contenue (Foreign Affairs, juillet/août 2008). Des personnes de haut niveau d’Al‑Qaïda ont été tuées ou capturées et les autres ont été obligées de se réfugier dans des zones tribales reculées du Pakistan à la frontière de l’Afghanistan.
[412] M. Williams et M. Quiggin sont d’avis que le cœur d’Al‑Qaïda a été grandement affaibli et n’a plus le même pouvoir, les mêmes ressources ou les mêmes capacités d’entraînement qu’elle avait quand elle constituait un État au sein de l’État sous les Talibans. M. Young et M. Rudner croient que le centre d’Al‑Qaïda conserve une capacité d’opération importante.
[413] Bien que les experts ne s’entendent pas sur la nature de la menace à la sécurité et sur la façon dont elle peut être contenue, il ressort clairement de la preuve que leur connaissance et leur compréhension du risque ont évoluées considérablement depuis 2001. Cette évolution ne s’est pas reflétée dans le RRS et le résumé public jusqu’à ce que M. Quiggin témoigne dans le cadre du contrôle de la détention et mette en question l’évaluation du SCRS et les sources sur lesquelles ce dernier se fondait. J’ai été troublé de voir que le travail de préparation du nouveau RRS en 2008 n’avait pas suivi le rythme des dernières nouvelles sur le terrain. De surcroît, les sources dont s’est servi le SCRS souvent ne faisaient pas autorité, étaient trompeuses ou étaient inexactes.
[414] Les ministres ont balayé ces doutes en qualifiant la situation de conséquence inévitable de la nécessité de rédiger un rapport narratif en s’appuyant sur des documents ayant divers degrés de caractère probant (observations en réplique des ministres, au paragraphe 16). Bien qu’il soit vrai que certains des renseignements se révéleront uniquement non convaincants, cela ne relève pas les ministres et le SCRS de leur obligation de présenter de manière équitable les renseignements en leur possession.
[415] Comme il en a été question ci-dessus, le résumé cite un article de journal parlant du quatrième rapport de lord Carlile au Parlement du Royaume‑Uni censément à l’appui de la proposition selon laquelle les personnes soupçonnées de terrorisme assignées à résidence ont été capables de maintenir des communications avec des organisations terroristes ou des individus liées au terrorisme et demeurent déterminées à lancer des attaques à l’avenir. L’extrait complet, qui apparaît au paragraphe 58 du rapport, est rédigé ainsi (Fourth Report of the Independent Reviewer Pursuant to Section 14(3) of the Prevention of Terrorism Act 2005, lord Carlile of Berriew, QC, 3 février 2009, en ligne : <http://www.official-documents.gov.uk>) :
[traduction] À mon avis, ce n’est que dans quelques cas que les ordonnances de contrôle peuvent être justifiées pour plus de deux ans. Après ce temps, à tout le moins l’utilité immédiate même du terroriste le plus convaincu aura sérieusement été diminuée. Le terroriste saura que les autorités auront à l’œil ses activités et ses communications et qu’elles les examineront à la loupe à l’avenir. Pour les personnes qui organisent le terrorisme, l’individu qui a été visé par une ordonnance de contrôle durant une période allant jusqu’à deux ans n’est pas un agent attrayant, car l’on peut présumer que l’État le surveille et l’écoute. Néanmoins, compte tenu des documents que j’ai examinés, on peut conclure que quelques‑unes des personnes contrôlées, malgré les restrictions qui leur sont imposées, parviennent à maintenir certaines communications avec des personnes ou des groupes associés au terrorisme et demeurent déterminées à agir à l’avenir. [Non souligné dans l’original.]
[416] L’information importante à tirer de la véritable source était que la plupart des agents terroristes perdent leur utilité aux yeux de ceux qui pourraient vouloir faire appel à leurs services quand ils ont été sous le contrôle des autorités pour une longue période. Quelques-uns continueront à constituer un risque. Il s’agissait d’une conclusion pertinente en l’espèce étant donné la longueur de la détention de M. Almrei. Elle n’a pas été présentée équitablement par le résumé public.
[417] Dans le même paragraphe du résumé public (le paragraphe 14), il est écrit qu’un militant important d’Al‑Qaïda qui avait passé par un programme de réhabilitation rigoureux en Arabie saoudite avant d’être libéré est réapparu récemment comme l’un des principaux chefs d’Al‑Qaïda. Ce renseignement est exact, mais il ne tient pas compte du fait que l’Arabie saoudite a signalé que ce programme a obtenu un haut taux de succès et que d’autres pays ont pris des mesures pour l’imiter. Cette affirmation a sans doute été incluse dans le résumé afin de dissuader la Cour de courir le risque avec M. Almrei. Cependant, elle a plutôt eu pour effet de renforcer la conclusion selon laquelle les auteurs n’ont pas cherché à être justes et équitables.
[418] Une bonne partie de la preuve portait sur la nature du concept du djihad dans l’Islam. Au paragraphe 10, le résumé public affirme que ce concept est interprété de deux façons par les musulmans : un djihad « interne » auquel tout le monde se livre afin de devenir un meilleur musulman et un djihad « externe » qui est nécessaire pour défendre l’Islam lorsqu’il est attaqué. Selon le résumé, Al‑Qaïda a fait de cette dernière définition un point essentiel de l’Islam. Le poids de la preuve, en particulier le témoignage du cheikh Kutty, soutient une conclusion selon laquelle le djihad externe peut être à la fois offensif et défensif. Le type de djihad offensif entrepris par Al‑Qaïda n’est pas soutenu par les textes sacrés de l’Islam tels que les interprètent les érudits appartenant au courant dominant.
[419] Les parties s’entendent pour affirmer que le djihad contre les Soviétiques et le régime de Nadjibollah en Afghanistan était soutenu par l’ouléma ou la communauté des savants islamiques qui ont personnellement et collectivement l’autorité de prononcer des fatawa. Les gouvernements américain et du Moyen-Orient considéraient également ce conflit comme légitime. Les Afghans et les Arabes qui les soutenaient participaient à un djihad défensif. Des éléments de preuve montraient également que les conflits au Tadjikistan et en Tchétchénie étaient approuvés, si ce n’est par les gouvernements occidentaux qui n’avaient aucun intérêt direct dans ces conflits, du moins par l’ouléma saoudien et la famille royale. La participation ou le soutien à ces actions, en soi, ne fournit pas de motif raisonnable de croire qu’un individu souscrit à la notion de djihad global de ben Laden ou est devenu membre de son réseau.
[420] Le résumé fait mention de la création de camps d’entraînement et d’une infrastructure complexe par ben Laden et cite des avertissements qu’il a lancés à l’Occident (paragraphe 11). Ce renseignement est exact, mais il ne tient pas compte de la question cruciale de la chronologie. L’infrastructure et les avertissements suivaient son retour en Afghanistan en 1996. Avant la chute du régime de Nadjibollah en 1992, ben Laden n’était qu’un des chefs moudjahidines dirigeant des camps. Son rôle au combat était modeste. La majeure partie des combats se faisait par les Pachtounes, les Tadjiks et les Ouzbeks sous des chefs comme Hekmatyar, Sayyaf, Massoud et Dostoum.
[421] Au paragraphe 15, il est écrit dans le résumé que [traduction] « [e]n 2000, Al‑Qaïda aurait exploité environ une douzaine de camps en Afghanistan où jusqu’à 5 000 militants auraient été entraînés, lesquels, à leur tour, auraient créé des cellules dans 50 pays ». La source de ce renseignement serait, selon la note de bas de page, le Département d’État américain, ce qui n’est pas exact. La source est en fait un article de journal qui attribue l’information à [traduction] « une analyse récente de l’Agence centrale de renseignement (la CIA) », qui ne figure pas à la preuve.
[422] Si on applique les critères de Mme Given, il ressort que cette source ne fait pas autorité. Cependant, même si on prenait l’information pour argent comptant, elle ne porte pas sur la période pertinente en l’espèce. Après 1996, ben Laden avait bel et bien déclaré la guerre à l’Arabie saoudite et à ses alliés occidentaux, en particulier les États‑Unis, et entraînait des terroristes pour mener des opérations à l’étranger. Cependant, rien ne prouve qu’Hassan Almrei est passé par un camp de ben Laden après 1996.
[423] Au mieux, la preuve révèle que M. Almrei a passé un peu de temps dans la maison d’accueil Beit al Ansar à Peshawar en 1990, laquelle avait été établie et était dirigée par le MAK et pouvait avoir été financée par ben Laden à l’époque. La maison d’accueil était un arrêt sur la route vers les camps en Afghanistan, qui était dirigés par Sayyaf et Hekmatyar. M. Almrei ne s’est pas rendu à ces camps en 1990 parce qu’il est tombé malade. Rien ne prouve qu’il a été entraîné ou endoctriné, comme M. Young en a émis l’hypothèse, à la maison d’accueil. Les témoins étaient tous d’accord pour affirmer que la vaste majorité des 35 000 ou plus Arabes afghans qui sont passés par les camps sont rentrés chez eux pour reprendre leur vie après leur aventure.
[424] La supposition voulant qu’Al‑Qaïda ait créé des « cellules » et envoyé des « agents dormants » à l’étranger suscite la controverse. Comme il en a été question, la seule source de cette affirmation au sujet des cellules est un article de journal datant de janvier 2001. Selon une affirmation du paragraphe 34 du résumé, le réseau ben Laden utilise « des agents dormants » dans ses opérations terroristes internationales. Ceux-ci seraient des individus qui s’établissent dans des pays étrangers pour de longues périodes avant de recevoir l’ordre de déclencher une opération. Avant le déclenchement de l’opération, ils peuvent vivre comme des citoyens normaux, menant des vies anodines et évitant d’attirer l’attention des autorités locales. La seule source donnée à ces propositions est le livre écrit en 1999 par Simon Reeve intitulé The New Jackals. On laissait ainsi sous-entendre que M. Almrei était un tel agent dormant. Les renseignements confidentiels montrent comment le SCRS percevait M. Almrei après qu’il eut été porté à son attention en 1999. Cependant, d’après ce que j’ai cru comprendre, cette perception était fondée uniquement sur des inférences tirées de renseignements de sources humaines de fiabilité douteuse.
[425] On en a beaucoup appris depuis 2001 sur les méthodes d’opération d’Al‑Qaïda. M. Sageman, par exemple, affirme aux pages 106 et 162 de Leaderless Jihad qu’il n’y a jamais eu de cellule dormante aux États‑Unis, à l’exception possible d’un individu qui avait été arrêté en décembre 2001, ce dont il n’est pas convaincu. M. Williams a reconnu qu’il avait lui-même utilisé l’expression [traduction] « agents dormants » pour décrire les personnes arrêtées aux États‑Unis, mais il estime maintenant que M. Sageman a raison quand il affirme qu’Al‑Qaïda envoie des agents pour mener des opérations dans une période prévue, et non pour s’intégrer à la collectivité et attendre d’autres instructions plus tard.
[426] On peut comprendre que le SCRS aurait pu croire entre 1999 et 2001 qu’Al‑Qaïda employait des méthodes semblables à celles utilisées par les services d’espionnage étrangers vu qu’on connaissait peu Al‑Qaïda et le phénomène du djihad. En outre, je peux comprendre qu’il puisse y avoir divergence d’opinion à ce sujet entre les experts en matière de sécurité. Cependant, le RRS présenté en 2008 ne faisait que recycler des renseignements obsolètes sans tenter d’offrir un point de vue plus équilibré et nuancé.
[427] Une bonne partie du contenu du résumé portant sur Al‑Qaïda et le réseau ben Laden n’est pas pertinent, à mon avis, parce qu’il ne concerne pas M. Almrei. Par exemple, aux paragraphes 22 et 23, il est question de l’utilisation de l’Internet pour les communications entre les membres d’Al‑Qaïda et ses disciples et leur utilisation de sites Web extrémistes pour le recrutement, l’endoctrinement, le financement et la propagande. Cela est intéressant, mais rien ne prouve que M. Almrei a utilisé son ordinateur à ces fins. Cela n’est pas concrètement utile pour la Cour de savoir que d’autres personnes soupçonnées de terrorisme ont employé ces méthodes quand aucun élément de preuve ne donne à penser que M. Almrei l’a fait. Tant la GRC que le SCRS ont eu l’occasion d’examiner le disque dur de son ordinateur et ils disposaient d’autres méthodes d’enquête, plus intrusives, pour trouver des preuves.
[428] J’accepte la preuve donnée par M. Young et M. Rudner, soutenue par les documents de référence, selon laquelle les terroristes emploient de faux documents d’identité et ont besoin de sources leur fournissant des documents de voyage fiables pour leur permettre de traverser les frontières. Cette partie de la preuve était pertinente pour répondre à la question de savoir si M. Almrei avait les habiletés nécessaires pour se rendre utile à une organisation terroriste. Ces éléments de preuve soutiennent l’évaluation du SCRS, qui avait jugé que le fait que M. Almrei ait utilisé personnellement des faux documents et qu’il connaisse certaines personnes à Bangkok et à Montréal constituait une partie importante de son « pedigree ». Jumelé au fait qu’il avait obtenu un faux passeport et d’autres documents pour Nabil Almarabh en 2001, il s’agissait d’un élément clé de la thèse justifiant son arrestation et sa détention après le 11 septembre.
[429] M. Young a convenu à juste titre que certains des liens qu’aurait créés M. Almrei se seraient défaits après plus de sept ans de détention. Il croyait que M. Almrei pourrait encore avoir des liens inconnus avec d’autres personnes qui seraient prêtes à faire affaire avec lui. En effet, c’est une possibilité, mais je ne suis pas convaincu qu’une personne dont le nom figure maintenant dans les banques de données sur la sécurité partout dans le monde et qui a témoigné avoir divulgué ce qu’il savait dans une entrevue de huit heures avec la GRC puisse renouer ces liens.
Les voyages de M. Almrei et son statut au Canada
[430] Les renseignements dans le RRS et le résumé concernant les déplacements de M. Almrei avant son entrée au Canada et pour entrer au Canada sont principalement fondés sur ce que M. Almrei a divulgué après la décision sur le certificat de sécurité de 2001. Ces renseignements viennent étayer le fait qu’il a trompé les autorités canadiennes sur son passé et qu’il a menti quand on lui a directement demandé dans quels pays il s’était rendu. Comme plusieurs de mes collègues l’ont précédemment fait observer, M. Almrei s’est montré économe de la vérité quand il a eu l’occasion d’expliquer où il s’était rendu et ce qu’il y avait fait. Il n’a donné des renseignements supplémentaires que lorsqu’il était devenu clair que les autorités étaient au courant des faits. Par conséquent, sa crédibilité est douteuse.
[431] Le résumé énonce que M. Almrei n’a pas parlé ouvertement du commerce de miel qu’il menait au Pakistan et en Arabie saoudite. Il affirme qu’il a trouvé le miel (et l’oud, un encens) moins cher au Pakistan et qu’il en a importé en Arabie saoudite, où il exploitait un petit commerce de détail qu’il avait mis sur pied à l’école secondaire. Il a été mentionné dans les médias en 2001 que les membres d’Al‑Qaïda avaient utilisé des commerces de miel pour camoufler le transport d’explosifs et d’argent. Le résumé note que rien ne prouve que M. Almrei a bel et bien utilisé le miel pour cacher des armes ou des munitions ou afin de recueillir des fonds pour des activités extrémistes. Il pourrait avoir envoyé une partie de ses profits à Khattab en Tchétchénie. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, les avocats des ministres ont affirmé qu’ils ne s’attendaient pas à ce que je conclue autre chose que ces renseignements relèvent de la pure conjecture.
[432] Comme l’a affirmé M. Young, les mensonges de M. Almrei ont été un facteur important ayant mené le SCRS à juger qu’il constituait une menace à la sécurité nationale. Cependant, le SCRS a commencé à l’avoir à l’œil en 1999, principalement à cause de ce qu’une source humaine leur avait dit à propos du passé de M. Almrei et des personnes qu’il connaissait. Je me penche sur la crédibilité de cette source dans mes motifs confidentiels, mais les grandes lignes de ce que cette source a dit au SCRS en 1999 ont été du moins en partie corroborées par des renseignements reçus plus tard, notamment par les propres divulgations de M. Almrei.
[433] Au cours des deux années suivantes, le SCRS a collecté des renseignements sur les affirmations de M. Almrei et sur ses actions auprès de sources humaines qui, si elles étaient crédibles, donnaient à penser qu’il était un partisan convaincu de ben Laden et impliqué dans un réseau international de fabrication de faux documents. Le SCRS a tiré certaines conclusions à partir de ces renseignements qui, à mon avis, n’étaient pas fondées.
[434] M. Almrei a été sous surveillance, mais rien dans le dossier n’indique que le SCRS avait l’intention de prendre des mesures contre lui avant le 11 septembre. Il aurait pu avoir des difficultés à obtenir la résidence permanente s’il l’avait demandée et des mesures auraient pu être prises pour révoquer son statut de réfugié en raison de ce qu’il avait affirmé, mais il n’était pas un candidat au certificat de sécurité avant les attentats.
L’association de M. Almrei avec Oussama ben Laden et son soutien au djihad
[435] Au paragraphe 54, il est écrit dans le résumé que, selon des renseignements dont dispose le SCRS, M. Almrei partage des liens d’affinité et de foi avec le réseau ben Laden et a démontré son soutien à ben Laden, aux personnes qui y sont associées ou qu’il parraine et à son idéologie. Cette affirmation découle de renseignements d’une source humaine dont il a été question durant l’audience à huis clos. Le résumé se fonde également sur les renseignements divulgués par M. Almrei lors de sa déclaration solennelle de novembre 2002 selon laquelle il avait participé au djihad en Afghanistan et au Tadjikistan, il avait été formé à l’utilisation d’un AK-47 et s’était trouvé dans des maisons d’accueil et des camps sous la direction de Sayyaf et de Khattab.
[436] Comme je l’ai mentionné précédemment, je suis convaincu que certaines des sources humaines sur lesquelles s’est appuyé le SCRS n’étaient pas crédibles et que les renseignements qu’elles ont fournis ne sont pas dignes de foi et utiles au sens de la loi.
[437] Je présente mes conclusions sur les sources dans les motifs confidentiels du jugement. Ma conclusion sur leur crédibilité est fondée sur des rapports de gestion des opérations et des sources et sur le contre-interrogatoire de témoins du SCRS mené par les avocats spéciaux aux audiences à huis clos. Après avoir examiné avec soin tous les renseignements et éléments de preuve, je suis convaincu que certaines des sources humaines en l’espèce avaient des motifs de fabriquer des récits présentant M. Almrei sous un jour sombre.
[438] Des renseignements fournis par une source en septembre 2001 sont non plausibles étant donné ce que l’on connaît de la chronologie des événements, y compris les voyages de M. Almrei et les déplacements de ben Laden. J’accepte que le SCRS n’avait aucune raison de mettre en doute ces renseignements à l’époque, bien que la source ait alors été désignée comme étant de fiabilité inconnue. Cependant, lorsque la source a eu une autre occasion en 2004 de raconter ce que M. Almrei lui avait dit de ses expériences en Afghanistan, la source a donné des renseignements qui concordaient avec le propre témoignage de M. Almrei. La source cherchait fortement à gagner la faveur du SCRS en 2001. En rédigeant le RRS, le SCRS a choisi de reprendre le récit de 2001 et n’a pas tenu compte de ce qui avait été dit trois ans plus tard.
[439] M. Almrei, comme beaucoup d’autres personnes, avait formulé des commentaires qui étaient critiques de la politique américaine envers le Moyen-Orient. Il l’a reconnu en toute liberté. Tant qu’il n’a pas l’intention de défendre ses points de vue d’une manière violente, cela ne fait pas de lui une menace à la sécurité. Les ministres ne prétendent pas qu’il avait l’intention de commettre des actes de violence.
[440] Je trouve crédibles les affirmation de M. Almrei selon lesquelles il en savait peu sur ben Laden avant le 11 septembre, hormis qu’il était un riche saoudien qui soutenait les moudjahidines durant le djihad antisoviétique et était alors proche des talibans. M. Almrei était certainement au courant des événements au Moyen-Orient à l’époque, mais son principal intérêt était Khattab et son rôle dans l’insurrection tchétchène.
[441] La preuve ne fournit pas de motif raisonnable de croire que M. Almrei était associé à ben Laden ou avait eu l’occasion de le rencontrer, sauf pendant une brève période où leur présence en Afghanistan aurait pu coïncider. Rien ne prouve que ben Laden était à Beit al Ansar quand M. Almrei y résidait et rien ne prouve que M. Almrei s’est par la suite rendu dans un des camps dirigés par ben Laden. Au contraire, il s’est rendu dans des camps sous la direction de Sayyaf et de Khattab, qui ne peuvent ni l’un ni l’autre être raisonnablement considérés comme des membres d’Al‑Qaïda.
[442] M. Quiggin et M. Williams ont témoigné qu’ils ne voyaient rien dans le passé de M. Almrei leur indiquant qu’il était membre d’Al‑Qaïda, comme l’aurait fait une preuve montrant qu’il se serait rendu au Soudan entre 1992 et 1996, quand ben Laden et son entourage y étaient basés.
[443] Le point essentiel de la thèse des ministres à l’audience publique portait sur le soutien de M. Almrei envers le djihad, son expérience en Afghanistan et au Tadjikistan, ses contacts avec Abdoul Rassoul Sayyaf et son appui aux activités d’Ibn Khattab en Tchétchénie. M. Almrei est d’avis que sa participation au djihad afghan était soutenue à l’époque par les hautes instances islamiques. Il a eu très peu de contacts avec Sayyaf, ne connaissait pas les crimes attribués aux forces de Sayyaf et n’a pas participé lui-même directement au combat. Ses séjours dans les camps de Sayyaf et de Khattab relevaient du ribat ou du devoir de monter la garde. On lui a appris à se servir d’un AK-47, mais il n’a jamais eu l’occasion de s’en servir au combat.
[444] Le témoignage de M. Almrei au sujet du temps qu’il a passé en Afghanistan concorde avec le témoignage de M. Williams sur la réalité de l’expérience du djihad pour la plupart des Arabes afghans. L’étiquette de [traduction] « djihadiste Gucci », qui était appliquée par les Afghans à certains des volontaires, selon M. Williams, ne colle pas à M. Almrei. Il n’était pas riche et il n’était pas là pour faire le touriste. Il était un jeune homme à la recherche d’aventures et, possiblement, d’un billet pour le paradis. M. Almrei est rentré chez lui en Arabie saoudite pour terminer ses études secondaires et par la suite pour s’occuper de son commerce. Par la suite, il en a eu assez de l’aventure et a voulu continuer sa vie, comme l’a fait la grande majorité des vétérans arabe afghans. Il n’existe aucun élément de preuve fiable selon lequel, lorsqu’il était en Afghanistan, M. Almrei a été endoctriné et s’est engagé à concrétiser la vision d’Al‑Qaïda du djihad global.
[445] M. Almrei a témoigné que, bien qu’il ait rencontré Sayyaf, le chef moudjahidine se serait très peu intéressé à lui, voire pas du tout. Sayyaf était une figure importante de la politique afghane. M. Almrei était seulement un des nombreux jeunes Arabes volontaires passant par l’une de ses maisons d’accueil et camps à l’époque. Je souscris à l’opinion de M. Williams selon laquelle Sayyaf maintenait ses camps principalement pour protéger ses positions en Afghanistan, et non pour exporter la terreur. Certaines des personnes ayant passé par les camps de Sayyaf se sont par la suite jointes à Al‑Qaïda.
[446] M. Almrei a reconnu volontairement qu’il était demeuré dans une maison d’accueil à Babhi réservée aux voyageurs les plus importants. Il a expliqué comment c’était arrivé. Les ministres s’appuient sur ses séjours là-bas pour laisser entendre que M. Almrei connaissait plus personnellement Sayyaf que ce qu’il a admis. Je n’en suis pas convaincu. Il est simplement impossible de croire, étant donné tout ce qui a été entendu en l’espèce à propos de Sayyaf, que ce dernier aurait sélectionné M. Almrei dans le troupeau et l’aurait endoctriné dans la [traduction] « toile de haine et de terrorisme sur laquelle présidait Sayyaf » comme l’ont affirmé les ministres.
[447] Si M. Almrei était demeuré avec Sayyaf pour une période importante ou s’il avait fréquenté l’université dirigée par Sayyaf à Babhi, on aurait pu conclure qu’il subissait une formation à d’autres fins. Cependant, M. Almrei s’est rendu dans un camp où il a reçu une formation de base pour utiliser l’omniprésent AK-47 et diriger la prière. Lors de son second voyage, il s’est lié avec Khattab. M. Almrei a joué au ping-pong un soir avec Sayyaf. C’était là toute l’étendue de leur relation.
[448] Il ne fait aucun doute que Sayyaf est un islamiste ultraconservateur ayant sur de nombreuses questions un point de vue aussi extrême que celui des talibans. Dans un éditorial du 2 septembre 2004, le New York Times l’a décrit comme un [traduction] « seigneur de guerre notoire et un fondamentaliste sauvage qui, dans les années 1980 et 1990, a été le principal mentor et protecteur de Khalid Cheikh Mohammed, le cerveau d’Al‑Qaïda ayant planifié les attentats du 11 septembre » (T-114). Incroyablement, comme il était écrit dans l’éditorial, Sayyaf a été l’un des principaux bénéficiaires de l’invasion menée par les Américains et était alors l’un des chefs les plus puissants du pays dont l’appui était recherché par tous les candidats à la présidence, y compris Hamid Karzaï.
[449] Durant toute sa carrière, Sayyaf s’est principalement occupé de la politique en Afghanistan. Il ressort de la preuve qu’il choisissait avec soin avec qui il allait combattre afin de faire progresser ses intérêts. De l’avis général, il était le seigneur de guerre préféré des Saoudiens en Afghanistan durant le djihad antisoviétique, car il était l’un des rares qui parlaient couramment l’arabe. Cela peut expliquer pourquoi il a choisi de combattre ben Laden et les talibans et de se joindre à Massoud et aux autres membres de l’Alliance du Nord et pourquoi les États‑Unis l’ont favorisé après l’invasion.
[450] Les actes de Sayyaf sont plus éloquents que ses discours, comme l’ont affirmé M. Williams et M. Quiggin. Il ne pouvait pas faire partie du réseau ben Laden pendant qu’il tentait activement de tuer ben Laden et d’autres membres d’Al‑Qaïda. Il est également peu plausible qu’il se soit tourné contre ses appuis afin de soutenir l’objectif de ben Laden de renverser la dynastie saoudienne. Et j’estime qu’il est inconcevable que les États‑Unis auraient cherché à faire affaire avec lui s’ils avaient eu des raisons de croire qu’il avait participé ou donné son soutien aux attaques contre le personnel américain.
[451] Certaines des personnes ayant passé par les installations de Sayyaf près de Peshawar et dans ses camps en Afghanistan sont par la suite devenues membres d’Al‑Qaïda et de ses groupes affiliés ou se sont associées à la philosophie de ben Laden et ont commis des actes terroristes à l’extérieur de l’Afghanistan. Ces individus ont fait leurs propres choix. Si des preuves révélaient que Sayyaf avait parrainé leurs actions ou y avait été lié d’une autre façon, je doute qu’il serait demeuré libre après l’invasion de l’Afghanistan par la coalition ou qu’il aurait eu l’autorisation de devenir membre du nouveau parlement et d’exercer une influence au sein du gouvernement Karzaï.
[452] Il y a une preuve considérable révélant que les forces de Sayyaf ont commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité dans leurs efforts visant à renverser le régime de Nadjibollah. Sayyaf aurait affirmé que quiconque demeurait à Kaboul était un partisan de Nadjibollah et méritait de mourir (pièce A-3, T-6, page 16). Ses forces auraient attaqué la minorité chiite hazara avec [traduction] « une fureur sans retenue, décapitant les vieillards, les femmes, les enfants et les chiens » durant la guerre civile qui a suivi (pièce A-27, page 263). Je conviens avec les ministres que l’affirmation du défendeur selon laquelle les activités de Sayyaf étaient visées par l’exemption pour conflit armé prévue à la définition d’activités terroristes dans le Code criminel n’est pas défendable au regard de ces événements. Je ne conviens pas que l’exclusion ne s’appliquerait à aucune des activités de Sayyaf, notamment sa participation au djihad antisoviétique et à la guerre interne contre les talibans. De toute façon, je ne dispose d’aucun élément de preuve ou renseignement me montrant que M. Almrei a participé à l’une des attaques pouvant être qualifiées de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité.
[453] Le juge Russell Zinn met en garde contre les risques de culpabilité par association dans la décision Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, [2010] 1 R.C.F. 267. Au paragraphe 53 de ses motifs, le juge Zinn souligne qu’un principe de justice fondamentale veut que l’accusé n’ait pas à prouver son innocence et que prouver la non-association avec un groupe extrémiste peut être très difficile. Dans cette affaire, le demandeur connaissait au moins un des terroristes confirmés, Ahmed Ressam, mais il n’y avait aucun élément de preuve démontrant qu’il avait lui-même commis un acte terroriste. Dans d’autres instances, la Cour s’est dite prête à conclure que la participation de la personne visée à un réseau terroriste était étayée par la preuve et allait au‑delà du simple raisonnement de « culpabilité par association » : voir par exemple Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1503, [2007] 4 R.C.F. 247. À mon avis, on ne peut conclure que M. Almrei constitue un danger pour la sécurité nationale ou est membre d’une organisation terroriste en raison de son association limitée avec Sayyaf. Si c’était le cas, le raisonnement s’appliquerait à une bonne partie du gouvernement afghan actuel, y compris au président.
[454] Dans une des communications de M. Almrei interceptées après le 11 septembre, lui et son interlocuteur ont mis en doute le fait que les attaques avaient été commises par des musulmans ou des Arabes. Les renseignements confidentiels ne donnent à penser en aucune façon que M. Almrei savait que ces événements allaient se produire ou qu’il s’y attendait. Je ne crois pas, contrairement à ce que soutiennent les ministres, que son témoignage donne à penser qu’il trouvait les attaques répréhensibles uniquement parce que les personnes les ayant perpétrées avaient dû se suicider, un acte interdit par le Coran. J’accepte son témoignage selon lequel il considère que les attaques étaient moralement mauvaises et contraires aux enseignements de l’islam parce qu’elles impliquaient l’assassinat d’innocents.
[455] Selon le résumé, lors d’une instance devant la Cour fédérale en 2004, M. Almrei a nommé les personnes sur des photographies trouvées dans son ordinateur lors d’une perquisition effectuée par la GRC, y compris des photos de ben Laden et de l’un des terroristes du 11 septembre, Mohammad Atta (paragraphe 55). Il s’agit de photographies du genre de celles qui sont téléchargées par un ordinateur quand on consulte des sites Web de nouvelles. Selon la preuve présentée dans des instances antérieures, M. Almrei suivait l’actualité en ligne. Un très grand nombre de personnes auraient eu ces photographies dans leur ordinateur après le 11 septembre. Les ministres n’ont pas défendu cette allégation à l’audience ou dans leurs observations confidentielles et je n’y ai accordé aucune valeur. Je la mentionne uniquement parce que l’allégation figure au dossier public.
Les liens avec les Arabes afghans
[456] Les ministres soutiennent que M. Almrei est lié avec des Arabes afghans associés au réseau ben Laden. Il ressort clairement de la preuve que M. Almrei a tiré profit de ses liens dans le réseau des vétérans Arabes afghans lorsqu’il a eu besoin d’aide pour entrer au Canada, qu’il s’est associé avec au moins un vétéran pendant qu’il était au Canada et qu’il en a aidé un autre à se procurer un faux passeport et qu’il a contribué à sa caution. Ce qui est moins clair, c’est si un de ces individus faisait partie du réseau ben Laden tel qu’il est décrit dans le résumé public et la preuve des ministres.
Ibn Khattab
[457] Il existe des renseignements contradictoires au dossier à propos de Khattab et ce dernier demeure une figure insaisissable dans l’histoire de la région. La preuve dont je dispose en l’espèce me porte à conclure qu’il n’était pas lui-même un terroriste ou un parrain du terrorisme, mais je reconnais qu’il y a des motifs raisonnables de croire le contraire. Khattab était un djihadiste convaincu ayant une vision wahhabite fondamentaliste de l’islam et du monde. Ses raisons de participer au djihad en Afghanistan étaient les mêmes que les autres Arabes afghans. Après la chute du gouvernement Nadjibollah, il a refusé de participer aux guerres intestines afghanes et a cherché un autre endroit où, selon lui, les musulmans étaient opprimés. Il a d’abord trouvé le Tadjikistan, puis la Tchétchénie.
[458] Le Tadjikistan était alors dirigé par un gouvernement communiste pur et dur qui demeurait en poste grâce au soutien des Russes quand la guerre civile a éclaté en mai 1992. Les partisans de l’opposition ont été obligés de se réfugier dans le nord de l’Afghanistan où ils étaient protégés par Ahmed Chah Massoud. Khattab s’est allié lui-même à l’Opposition tadjike unie (OTU), une coalition de réformistes démocrates et d’islamistes menée par Sayid Abdoullah Nouri.
[459] M. Almrei a affirmé dans son témoignage être demeuré dans la maison de Khattab dans un camp de réfugiés tadjiks à Kondoz. Durant la guerre civile tadjike, les forces russes se sont déployées le long de la frontière pour repousser les infiltrations de l’Afghanistan. Les Nations Unies ont négocié en octobre 1994 un cessez-le-feu qui a mené à un accord de paix en 1997. Je crois que cela peut expliquer pourquoi Khattab s’est ensuite rendu en Tchétchénie. Le témoignage de M. Almrei voulant qu’il se soit rendu à la région frontalière avec Khattab pour effectuer une reconnaissance des positions russes mais qu’il n’ait pas combattu est, à mon sens, crédible, car le cessez-le-feu aurait été en vigueur durant les mois où il se trouvait dans la région.
[460] Khattab était un guerrier. Il préférait les attaques de front contre les Russes. Les renseignements selon lesquels il a participé directement à des actes terroristes en Tchétchénie ne sont pas, à mon avis, convaincants, mais il y a quelques indications à cet effet. L’aspect le plus troublant du séjour de Khattab en Tchétchénie est son association à Bassaïev, contre qui il existe une preuve solide montrant qu’il s’est livré au terrorisme. Il existe également des renseignements selon lesquels le groupe de Khattab pourrait avoir commis des actes terroristes après sa mort. Les renseignements selon lesquels Khattab approuvait les attaques sur les Américains en Arabie saoudite sont crédibles, car ce point de vue serait conforme à sa mission personnelle de repousser les étrangers hors des terres musulmanes.
[461] Les renseignements et la preuve présentés en l’espèce, à mon sens, ne permettent pas de conclure que Khattab était membre du réseau ben Laden. Ils se sont sans doute rencontrés durant le djihad antisoviétique, mais ils ne combattaient pas dans la même unité. ben Laden pourrait avoir financé les activités de Khattab en Tchétchénie et certains des combattants de Khattab pourraient s’être joints à Al‑Qaïda. Cependant, M. Williams croit que leur nombre était très faible. Khattab ne voulait pas critiquer ben Laden, mais la preuve n’indique pas qu’il était prêt à soutenir le djihad global de ben Laden ou à s’y joindre.
[462] L’association de M. Almrei avec Khattab se limite à une rencontre à Babhi (Pabbi), à quelques voyages à Kondoz et à quelques incursions de l’autre côté de la rivière Amou-Daria au Tadjikistan. Il affirme avoir apporté de la nourriture avec lui lors de ses voyages subséquents, car celle-ci se faisait rare dans les camps de réfugiés tadjiks à Kondoz, et avoir obtenu un don de la fondation Al Haramain à Riad pour aider les Tadjiks à construire une école pour filles dans le camp dirigé par l’OTU. Il a par la suite suivi le sort de Khattab en Tchétchénie de loin, depuis l’Arabie saoudite et ensuite depuis le Canada.
[463] Les ministres soutiennent que M. Almrei a inventé de toute pièce la partie de son récit sur l’école pour filles afin de toucher les sensibilités canadiennes et de camoufler le financement d’armes, de munitions et d’autre matériel pour Khattab. J’ai également été sceptique envers l’affirmation de M. Almrei jusqu’à ce que j’aie lu le rapport d’une source humaine selon laquelle M. Almrei lui avait raconté la même chose quand il lui avait parlé de son expérience en Afghanistan. Il demeure difficile pour les occidentaux d’accepter qu’un organisme de bienfaisance puisse faire un chèque d’environ 35 000 $ à un jeune homme arrivant de nulle part et parlant de la construction d’une école pour aider les réfugiés. M. Almrei affirme qu’il avait une lettre de recommandation d’un érudit islamique de sa ville natale et que celle-ci suffisait à prouver sa bonne foi à la fondation. Je fais observer que, même si certains bureaux de la fondation Al Haramain figurent sur des listes d’organisations finançant le terrorisme, le bureau de Riad n’y figure pas. Des éléments de preuve montrent que Khattab avait le soutien de nombreux Saoudiens. M. Williams a affirmé qu’il était considéré comme un héros et qu’il a été pleuré publiquement en Arabie saoudite, notamment par la famille royale, quand il a été tué par les Russes en 2002.
[464] M. Almrei admirait Khattab et appuyait ses actions au Tadjikistan et en Tchétchénie. Tous deux provenaient de la même ville du sud-est de l’Arabie saoudite, Damman, et n’avaient que quelques années de différence. Cependant, Khattab était un chef et un guerrier. M. Almrei se satisfaisait d’aller là où les autres l’envoyaient et, s’il faut en croire son témoignage, n’a jamais combattu. Son association avec Khattab, à mon sens, n’étaye pas la conclusion selon laquelle il constitue un danger pour la sécurité du Canada.
Nabil Almarabh
[465] Nabil Almarabh est un citoyen syrien qui s’est d’abord rendu aux États‑Unis en 1989 et y est demeuré jusqu’en 1991. Il s’est ensuite rendu au Pakistan et en Afghanistan avec le soutien de la Ligue islamique mondiale. M. Almrei a rencontré Nabil Almarabh à Kondoz. Il a alors connu Almarabh par sa kounia ou son titre de respect. Almarabh est retourné aux États-Unis en 1993. On lui a refusé le statut de réfugié au Canada et il a été renvoyé aux États‑Unis en 1995. Il a travaillé comme chauffeur de taxi à Boston pour la même entreprise qui employait Raïd Hidjazi, plus tard déclaré coupable d’accusations relatives à un complot terroriste en Jordanie. Almarabh est revenu au Canada en 2001, où il a rencontré M. Almrei dans la boutique de photocopie de son oncle Ahmed Shehab à Toronto.
[466] Almarabh a demandé de l’aide à M. Almrei pour obtenir un passeport, soi-disant pour visiter sa mère en Jordanie. M. Almrei a communiqué avec une personne qu’il connaissait à Montréal et a obtenu un passeport et d’autres documents d’identité pour Almarabh en échange d’un montant d’argent pour le service. Quand Almarabh a été pris en tentant d’entrer aux États‑Unis et est revenu au Canada où il a été détenu, M. Almrei a donné de l’argent pour la caution, payée par l’oncle d’Almarabh. Almarabh s’est alors arrangé pour entrer clandestinement aux États‑Unis en juillet 2001. Il a été déclaré coupable à Boston d’agression infligeant des lésions corporelles, s’est fait imposer une amende et a été mis en probation. Après le 11 septembre, il a été arrêté par le FBI dans l’épicerie où il travaillait à Chicago en vertu d’un mandat le désignant comme témoin important. Il avait alors en sa possession des montants d’argent importants et des bijoux en ambre qui, selon lui, étaient les profits de la vente de ses parts dans la boutique de son oncle.
[467] En juillet 2002, Almarabh a plaidé coupable à des accusations d’entrée illégale au pays et a été condamné à la peine déjà purgée. Il a été renvoyé en Syrie en janvier 2004. Il semble qu’il ait échappé à l’attention des autorités syriennes jusqu’à ce qu’il s’inscrive plus tard pour le service militaire. Un rapport d’une organisation de défense des droits de la personne révèle qu’il est demeuré en détention jusqu’en 2008.
[468] Le résumé public fait mention d’un certain nombre de rapports des médias rapportant qu’Almarabh était lié à plusieurs des terroristes du 11 septembre, qu’il avait effectué des transferts d’argent pouvant avoir aidé au financement des attentats du 11 septembre, et qu’il était lié à un réseau international de fabrication de faux documents dans lequel les participants obtenaient et échangeaient des passeports et des permis de conduire. Dans un article de journal de 2004, un juge d’immigration américain aurait conclu qu’Almarabh posait un danger à la sécurité nationale, était crédiblement lié à certains éléments du terrorisme et avait tendance à mentir.
[469] La Cour bénéficiait de renseignements additionnels dans les audiences à huis clos. Je suis convaincu, compte tenu de ces renseignements, que les rapports des médias les plus alarmants au sujet d’Almarabh n’avaient pas pour source le FBI, le bureau du procureur général américain ou la District Court américaine qui s’est penchée sur l’affaire. Néanmoins, il est clair qu’Almarabh était prêt à violer la loi américaine et canadienne si cela lui convenait et que M. Almrei était prêt à l’aider à cet égard.
Ahmed Al Kaysee
[470] Ahmed Al Kaysee était également un vétéran du djihad en Afghanistan. M. Almrei affirme qu’il a obtenu son nom de quelqu’un au Pakistan et qu’il lui a téléphoné avant de venir au Canada. Al Kaysee est devenu citoyen canadien et prêchait en tant qu’imam dans une mosquée de Toronto. Al Kaysee a rencontré M. Almrei à l’aéroport international de Toronto et l’a aidé à s’installer. Ils sont demeurés amis jusqu’à un certain temps après le début de la détention de M. Almrei. Il a d’abord tenté d’aider M. Almrei en ramassant des fonds pour ses frais juridiques. Ils ne sont plus des amis proches et Al Kaysee a refusé de l’aider dans la plus récente instance.
Hisham Al Taha
[471] Quand M. Almrei a demandé pour la première fois un visa pour venir au Canada en 1998, il a affirmé qu’il avait l’intention de rendre visite à Al Taha à Richmond, en Colombie-Britannique. Dans son témoignage, M. Almrei a affirmé qu’il avait également reçu le nom d’Al Taha de la même personne au Pakistan lui ayant donné le nom d’Al Kaysee. Al Taha a accepté de le laisser utiliser son nom quand M. Almrei a téléphoné, même si les deux ne s’étaient jamais rencontrés. Il a par la suite nié avoir parlé à M. Almrei et a refusé de l’aider dans les procédures judiciaires.
L’implication dans le trafic de faux documents
[472] M. Almrei a avoué qu’il connaissait des personnes à Montréal qui pouvaient obtenir de faux documents et qu’il avait la réputation au sein de la collectivité d’être une personne capable de le faire. Il a reconnu qu’il s’était rendu en Thaïlande en 1998 et avait rencontré un individu qui était impliqué dans le passage de clandestins et l’obtention de faux documents et qu’il avait communiqué à plusieurs reprises avec cette personne après son entrée au Canada. Il a admis avoir arrangé un mariage de complaisance entre son employée et Ibrahim Ishak, avoir fourni une lettre de recommandation frauduleuse à Ishak et avoir participé avec Ishak à un stratagème visant à obtenir des permis de conduire du Michigan et de l’Ontario.
[473] Ces renseignements montrent que M. Almrei était prêt à commettre des actes criminels et qu’il l’a fait. À mon sens, ils ne mènent pas à la conclusion selon laquelle il constitue un risque à la sécurité nationale.
[474] Le résumé public note qu’Ishak a été arrêté par les autorités américaines à l’aéroport de Détroit alors qu’il revenait de Bosnie et qu’il avait en sa possession 13 liasses de documents d’identité et d’autres documents, y compris des passeports. M. Almrei a nié savoir quoi que ce soit à propos de ces documents. Les renseignements divulgués à la suite de l’arrêt Charkaoui II ont été examinés aux audiences à huis clos à ce sujet. Je suis convaincu qu’aucun renseignement ne donne à penser que M. Almrei était impliqué ou qu’Ishak faisait quoi que ce soit d’injustifiable avec ces documents. Ishak était alors consultant en immigration à l’époque. L’un de ces ensembles de documents était lié à sa fiancée, qu’il voulait aider à immigrer au Canada à l’époque, tout en étant encore marié à l’employée de M. Almrei. Ces renseignements dans leur ensemble montrent qu’Ishak était impliqué dans des activités frauduleuses, mais pas qu’il se livrait au terrorisme.
[475] Le résumé public précise que M. Almrei et cinq autres individus sont entrés dans une zone à accès limité de l’Aéroport international Pearson le 17 septembre 1999. Des agents de sécurité faisaient enquête sur un certain nombre de cartes d’autorisation et de laissez-passer manquants donnant accès aux zones les plus sensibles de l’aéroport. Ces renseignements inquiétants sont jumelés à d’autres renseignements selon lesquels un certain nombre de photographies ont été trouvées dans l’ordinateur de M. Almrei lors d’une perquisition effectuée par la GRC, y compris des photographies d’un insigne de sécurité, d’une photo de passeport et du poste de pilotage d’un avion.
[476] Il s’agissait de la seule nouvelle allégation contre M. Almrei dans le RRS et le résumé public de 2008. Les aéroports sont de toute évidence une cible des actes terroristes. Lorsque M. Young a témoigné, il n’avait pas lu le rapport de la GRC présentant les conclusions de l’enquête sur l’incident. Le rapport a été obtenu pendant l’audience.
[477] M. Almrei et les autres hommes ont été observés en train de laver des avions et de les réapprovisionner pour le compte d’une entreprise ayant obtenu un contrat pour assurer l’entretien des appareils. On a vu M. Almrei utiliser un laissez-passer de sécurité magnétique pour entrer dans le hangar. Il a été plus tard établi que les autorités de l’aéroport ne lui avaient pas donné de laissez-passer, mais qu’Ishak en avait un. Le laissez-passer d’Ishak a par la suite été suspendu par Transports Canada. L’enquête de la GRC concluait que les hommes n’avaient fait que nettoyer et réapprovisionner l’appareil.
[478] Hormis la preuve montrant qu’il avait obtenu de faux documents pour son propre usage et qu’il en avait fourni à Almarabh, les renseignements présentés à la Cour ne lui permettent pas de conclure que M. Almrei était membre d’un réseau de fabrication de faux documents.
Les précautions contre la surveillance et l’utilisation de méthodes de dissimulation
[479] Le résumé public n’affirme rien de plus que M. Almrei se serait montré soucieux de sa sécurité et aurait été au fait de certaines procédures de surveillance. Il est affirmé que M. Almrei était conscient que ses activités pouvaient intéresser les autorités. Cet énoncé renvoie aux renseignements qui ont été examinés aux audiences à huis clos. Je me suis penché sur ces questions dans les motifs confidentiels du jugement.
Le certificat de sécurité doit-il être suspendu parce qu’il constitue un abus des procédures de la Cour?
[480] Dans sa plaidoirie, le défendeur a soutenu que le certificat doit être suspendu parce qu’il constitue un abus de procédure parce que :
a. il n’a pas eu l’occasion de connaître la preuve qu’il devait réfuter et cette lacune n’a pas été comblée par la présence des avocats spéciaux;
b. les ministres avaient détruit les preuves dont avaient besoin les avocats spéciaux pour juger de la fiabilité des renseignements et les ministres se sont appuyés sur une preuve non fiable;
c. le gouvernement du Canada a choisi d’utiliser la procédure du certificat de sécurité, avec toutes les restrictions aux droits du défendeur que cela comporte, plutôt que d’utiliser la procédure appropriée, soit les accusations au criminel liées à son rôle dans l’obtention d’un faux passeport canadien;
d. les ministres ont manqué à leur obligation de franchise envers la Cour.
[481] Les avocats spéciaux ont déposé une requête connexe à l’audience à huis clos visant à faire annuler le certificat de sécurité au motif que les ministres et le SCRS avaient manqué à leur obligation de franchise. En bref, ils ont soutenu que le RRS et le résumé public avaient été rédigés et les éléments de preuve et autres renseignements avaient été présentés à la Cour dans la présente instance d’une manière qui omettait de divulguer d’importants éléments de preuve et autres renseignements disculpatoires que possédait le SCRS et qui n’ont été divulgués qu’en raison de l’arrêt Charkaoui II. Je me suis penché sur cette requête dans mes motifs confidentiels et j’ai tenu compte, pour en arriver à la décision sur le bien‑fondé du certificat, des conclusions que j’ai tirées sur des exemples précis de renseignements qui n’auraient pas été divulgués.
[482] Le critère permettant d’établir si une instance constitue un abus de procédure est énoncé dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 121. La Cour doit être convaincue que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures. Les procédures doivent être injustes au point où elles sont contraires à l’intérêt de la justice ou minent l’intégrité du processus judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391. De tels cas sont extrêmement rares.
[483] Le défendeur soutient que le critère est rempli par l’effet cumulatif des lacunes mentionnées même si l’une ou plusieurs d’entre elles prises isolément seraient insuffisantes.
Le manque de divulgation/l’incapacité de réfuter la preuve
[484] Le premier motif montrant qu’il y a abus de procédure soulevé par le défendeur est lié à sa contestation générale, fondée sur la Charte, du régime légal. Comme je l’ai mentionné précédemment, je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je me penche sur la contestation constitutionnelle en l’espèce compte tenu des conclusions que j’ai déjà tirées sur la preuve. Je crois cependant qu’il est important de commenter l’argument du défendeur selon lequel il n’a pas eu droit à l’équité procédurale parce qu’il n’y a pas eu divulgation complète. Je suis d’avis que les éléments principaux des allégations du gouvernement contre M. Almrei lui ont été divulgués dans la présente instance et dans les procédures antérieures. Vu son témoignage et les observations présentées en son nom, M. Almrei était clairement au courant des allégations des ministres contre lui. On ne lui a pas divulgué tous les renseignements confidentiels à l’appui de la thèse des ministres, comme les rapports de sources humaines, mais c’était inévitable, compte tenu des circonstances.
[485] À l’appui de cet argument, le défendeur se fonde sur des décisions récentes de la Cour européenne des droits de l’homme et des tribunaux du Royaume‑Uni : Secretary of State for the Home Department v. MB (FC), [2007] UKHL 46 (SSHD v. MB); A. et Autres c. Royaume‑Uni, Requête no 3455/05 (C.E.D.P.), 19 février 2009; Secretary of State for the Home Department v. AF and Another, [2009] UKHL 28 (SSHD v. AF).
[486] Dans l’arrêt SSHD v. MB, précité, au paragraphe 35, lord Bingham of Cornhill a formulé des commentaires sur les [traduction] « graves désavantages » que subit une personne lorsqu’elle ne sait pas ce qu’on lui reproche. Il a précisé que la raison en est évidente :
[traduction] En temps habituel, le client donne des instructions à son avocat sur la façon dont il entend se défendre des accusations portées contre lui, informe son avocat des faiblesses et de la vulnérabilité des témoins de la partie adverse et mentionne les éléments de preuve pouvant être présentés en contre-preuve. Ce processus peut-être impossible à suivre si la personne contrôlée ne connaît pas les allégations contre elle et, par conséquent, ne peut pas donner d’instructions valables. Les avocats spéciaux, une fois qu’ils connaissent les allégations, ne peuvent pas en parler à la personne visée ou lui demander des instructions sans en avoir l’autorisation, autorisation qui (d’après ce que je comprends) n’est jamais accordée.
[487] Comme les avocats du défendeur l’ont justement reconnu, les pratiques au Canada en matière de certificat de sécurité ne sont pas les mêmes que celles appliquées dans le cadre de procédures relatives à des ordonnances de contrôle au Royaume‑Uni. Dans certaines des affaires au Royaume‑Uni, les détails des allégations contre les individus visés avaient été entièrement ou en grande partie cachés pour des raisons de sécurité nationale. Les allégations publiques pouvaient être tellement générales qu’il était impossible de présenter une défense convaincante : SSHD v. AF, précité, aux paragraphes 63 à 65. L’individu ne reçoit pas un résumé complet du dossier confidentiel, comme c’est le cas ici, et les tribunaux n’ont pas le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la divulgation de renseignements additionnels afin d’assurer que la personne visée par la procédure est raisonnablement informée de la thèse des ministres, sous réserve du retrait de renseignements par le ministre. Ainsi, la difficulté au Royaume‑Uni, qui a maintenant été résolue, était de savoir si [traduction] « un noyau minimal irréductible de renseignements » devait être communiqué afin d’assurer une audience équitable. La quantité de renseignements fournis dans les affaires de certificat de sécurité au Canada dépasse largement ce niveau.
[488] En l’espèce, la plupart des renseignements sur lesquels s’appuient les ministres qui n’ont pas été divulgués au défendeur sont des rapports provenant de sources humaines. Divulguer ces renseignements aurait permis l’identification de ces sources. Dans la décision SSHD v. AF, aux paragraphes 65 et 66, la Chambre des lords, qui appliquait la décision de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt A. et Autres c. Royaume‑Uni, précité, a souscrit au principe selon lequel il pouvait être acceptable de ne pas divulguer la source de certains renseignements dans la mesure où les procédures faisant contrepoids assuraient que la partie avait droit à [traduction] « une part substantielle d’équité procédurale ».
[489] Il s’agit essentiellement de la même conclusion que celle tirée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui I en 2007. L’individu a droit à une divulgation complète ou « une autre façon » doit être trouvée pour qu’il ait droit à l’équivalent d’une divulgation complète. À mon sens, les efforts du législateur pour créer un autre moyen adéquat ont été couronnés de succès en l’espèce pour deux raisons. La première est que le défendeur a pu comprendre suffisamment les allégations qu’on lui reprochait dans le RRS grâce au résumé public et aux autres renseignements dont la divulgation avait été ordonnée. La seconde est que les avocats spéciaux ont joué très efficacement le rôle que leur confère la Loi : protéger les intérêts du défendeur aux audiences à huis clos, remettre en question la confidentialité des renseignements ainsi que contester la pertinence, la fiabilité et l’utilité des renseignements et autres éléments de preuve non divulgués dont se sont servis les ministres.
La destruction d’éléments de preuve
[490] Cette question a été soulevée parce que, alors qu’il faisait enquête sur le défendeur, le SCRS avait pour politique de détruire les documents de source primaire. C’est la question sur laquelle s’est penchée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui II. La Cour suprême ne s’est pas prononcée sur la requête relative à l’abus de procédure présentée par le défendeur dans cette affaire, concluant plutôt qu’il incombait au tribunal de première instance d’examiner la preuve et de rendre une décision.
[491] L’argument du défendeur à ce sujet est exprimé principalement dans le contexte de la destruction des renseignements de surveillance électronique. Comme il en a été question ci-dessus, il ne s’agit pas d’une affaire qui repose sur l’importance des interceptions électroniques. Par conséquent, l’omission de conserver les enregistrements originaux de toutes les interceptions effectuées, à mon avis, n’a pas eu d’effet important sur l’issue de la présente affaire. De toute façon, j’ai estimé que le résumé des rapports d’interception suffisait à fournir une divulgation raisonnable au défendeur.
[492] La destruction des notes d’interrogatoire originales par les agents s’occupant des sources n’était pas non plus une question importante en l’espèce, en raison des rapports qui ont été rédigés à la même époque. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’appeler à témoigner les agents s’occupant des sources pour qu’ils soient interrogés et contre-interrogés sur l’exactitude de ces rapports. Dans les circonstances, et compte tenu de la quantité de documents que la Cour et les avocats spéciaux ont eus à examiner, je doute qu’il aurait été efficace de procéder de cette manière. Cela ne signifie pas que cela ne pourrait pas être important dans une autre affaire de certificat de sécurité où une question importante serait de savoir si une déclaration attribuée à une source avait été rapportée exactement ou non.
Le choix de la procédure
[493] Le défendeur soutient que, s’il avait été accusé en vertu du Code criminel d’infractions relatives au passeport qu’il avait fourni à Nabil Almarabh, il aurait bénéficié de tous les droits à l’équité procédurale garantis dans le système de justice pénale. La décision d’avoir recours à une procédure de certificat de sécurité, avec les limites qu’elle comporte, l’a privé de la pleine jouissance de ses droits.
[494] Il se peut que la Cour ait encouragé cet argument par des questions posées aux témoins du gouvernement lors du contrôle de la détention. À première vue, il m’est apparu que M. Almrei aurait pu être accusé en vertu du Code et, s’il avait été déclaré coupable, des mesures auraient pu être prises pour que son statut de réfugié soit révoqué et qu’il soit renvoyé du Canada. J’ai demandé aux témoins du SCRS et de l’ASFC pourquoi cela n’avait pas été fait et ils ont été incapables de répondre.
[495] La procédure du certificat de sécurité, bien que le législateur l’ait voulue plus expéditive, fait en sorte que la personne visée est étiquetée, ce qui peut compliquer les procédures de renvoi. Dans le cas de M. Almrei, les autorités d’immigration ont contribué à cette étiquette en informant l’ambassade syrienne à Ottawa qu’il était soupçonné de terrorisme lorsqu’elles ont demandé un document de voyage pour lui après la confirmation du premier certificat. Cela a eu pour effet d’attirer l’attention des Syriens sur le prétendu pedigree de M. Almrei et sur son association avec Al‑Qaïda. La Syrie est l’un des pays du Moyen-Orient que des théoriciens d’Al‑Qaïda, comme le Syrien Abou Moussab al Souri, considèrent comme corrompus et apostats.
[496] Ce que le gouvernement savait et ce qu’il pouvait prouver à l’automne 2001 étaient évidemment deux choses bien distinctes. Les renseignements au sujet d’Almarabh et le passeport étaient des renseignements qui n’auraient pas pu être introduits en preuve dans un procès criminel sans compromettre les sources. Almarabh était un témoin important aux mains du FBI et il aurait été peu probable qu’il ait été disponible pour témoigner.
[497] De toute façon, le choix de la procédure contre un suspect, qu’elle soit pénale ou administrative, incombe entièrement au gouvernement. Il n’existe pas de droit d’être accusé d’une infraction criminelle quand le législateur a prévu une autre procédure pour atteindre l’objectif de protéger la sécurité nationale et la sécurité des Canadiens. Avoir recours à cette procédure ne constitue pas un abus de la procédure judiciaire.
Le manquement à l’obligation de franchise
[498] La Cour suprême a souligné que la partie qui plaide ex parte devant un tribunal a l’obligation de présenter ses arguments avec la bonne foi la plus absolue : Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, au paragraphe 27. C’est particulièrement vrai en matière de sécurité nationale où il y a des audiences à huis clos et où le gouvernement présente des observations ex parte. La partie doit offrir une preuve complète et détaillée et n’omettre aucune donnée pertinente qui soit défavorable à son intérêt : Ruby, précité, au paragraphe 47.
[499] L’applicabilité de cette obligation dans le cadre d’une instance de certificat de sécurité avant l’adoption du projet de loi C-3 a été reconnue par la Cour d’appel fédérale dans Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 206, au paragraphe 18. À mon avis, l’adoption du projet de loi C-3 n’a rien changé à l’obligation qu’ont le SCRS et les ministres envers la Cour. L’instance est encore à huis clos et elle demeure ex parte dans la mesure où le défendeur et ses avocats ne sont pas présents. La présence des avocats spéciaux et leur habileté à recevoir les mêmes renseignements maintenant divulgués à la Cour, conformément à l’arrêt Charkaoui II, n’y change rien.
[500] Les obligations de bonne foi la plus absolue et de franchise impliquent que la partie s’appuyant sur une preuve ex parte effectuera un examen approfondi des renseignements en sa possession et présentera des observations fondées sur tous les renseignements, y compris ceux qui ne sont pas favorables à sa thèse. Ce n’est pas ce qui a été fait en l’espèce. Le RRS de 2008 a été assemblé avec des renseignements qui ne pouvaient être considérés que comme défavorables à M. Almrei, sans qu’on ait essayé sérieusement d’inclure des renseignements contraires ou de mettre à jour cette évaluation. Comme l’a fait remarquer M. Young dans un moment d’inattention, le SCRS a cru avoir fait son travail en 2001 et il ne voyait pas pourquoi il devait poursuivre son enquête.
[501] Les ministres soutiennent que l’omission de prendre en considération des renseignements présentant sous un jour différent l’opinion du SCRS ne devrait pas miner la légitimité ou l’équité de la procédure dans la mesure où ces renseignements ont été divulgués à l’audience sur le caractère raisonnable. En effet, les ministres soutiennent dans leurs observations finales en réplique, au paragraphe 15, que rien n’exige que le RRS présente des arguments défavorable à la conclusion de l’interdiction de territoire. En d’autres mots, le RRS est seulement un document créé par le SCRS pour plaider sa thèse et ne doit pas présenter les renseignements contradictoires qu’il a en sa possession. À mon avis, agir ainsi serait clairement incompatible avec les obligations de bonne foi et de franchise que la Cour s’attend à voir le SCRS et les ministres respecter.
[502] En l’espèce, des renseignements qui ne concordaient pas avec ceux présentés à la Cour au moyen du RRS n’ont été mis au jour que lorsque leur production a été ordonnée pour que le SCRS se conforme aux obligations énoncées dans l’arrêt Charkaoui II. Ces renseignements comprenaient des rapports de surveillance et d’interception qui contredisaient les rapports de sources humaines sur lesquels le SCRS et les ministres s’étaient appuyés. Des renseignements qui étaient incompatibles avec le contenu des documents sur les sources humaines n’ont été divulgués que lorsque la Cour a commencé à ordonner la production des renseignements contenus dans les dossiers de gestion des sources humaines. Les obligations de divulgation imposées par l’arrêt Charkaoui II ne relèvent pas le SCRS de sa responsabilité d’examiner et de présenter équitablement les renseignements en sa possession lorsqu’il prépare un RRS. Elles ne relèvent pas non plus les ministres de leur responsabilité de s’assurer que les renseignements et la preuve produits à l’appui du certificat sont complets, détaillés et présentés équitablement.
[503] Par conséquent, je conclus que le SCRS et les ministres ont manqué à leur obligation de franchise envers la Cour. À titre de réparation, une décision sur le caractère raisonnable du certificat, fondée sur l’évaluation qu’a faite la Cour de tous les renseignements et éléments de preuve présentés en l’espèce, est la façon la plus appropriée d’agir à la présente étape de l’instance.
CONCLUSION
[504] Après avoir pris en considération tous les renseignements et autres éléments de preuve présentés à la Cour, je suis convaincu qu’Hassan Almrei ne s’est pas livré au terrorisme et n’est pas ni n’a jamais été membre d’une organisation dont on a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes terroristes. Je conclus qu’il n’y a aucun motif raisonnable de croire qu’Hassan Almrei constitue aujourd’hui un danger pour la sécurité du Canada. Par conséquent, je conclus qu’aucun des motifs d’interdiction de territoire énoncés au paragraphe 34(1) de la Loi n’a été établi et, par conséquent, je conclus que le certificat n’est pas raisonnable et doit être annulé.
[505] Pour en arriver à cette conclusion, j’ai pris en considération le fait qu’Hassan Almrei avait menti et s’était livré à des activités criminelles avant et après son entrée au Canada. Il a maintenu des liens avec d’autres vétérans Arabes afghans, il s’est associé avec des personnes qui étaient considérées comme des extrémistes islamiques et il est entré en communication avec d’autres personnes qui étaient impliquées dans le passage de clandestins et le trafic de faux documents. Il était prêt à aider d’autres personnes à recourir à ces services et il s’est lui-même procuré un faux passeport et d’autres documents de voyage. Comme je l’ai affirmé au début des présents motifs, je n’aurais eu aucune difficulté à confirmer le certificat en 2001 au motif qu’il constituait un danger pour la sécurité du Canada et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il faisait alors partie d’une organisation terroriste, compte tenu des informations dont disposait la Cour à l’époque. M. Almrei n’a pas produit de preuve contestant ces conclusions et les renseignements présentés à huis clos n’avaient pas été contestés comme ils l’ont été en l’espèce.
[506] Le Hassan Almrei de 2001 n’est plus la même personne que j’ai entendue et observée à l’audience. Comme il l’a admis dans son témoignage, il a été transformé par l’expérience, par les personnes qui sont devenues ses amis et qui l’ont soutenu au cours des années où il a été en détention, ainsi que par les lectures qu’il a faites sur une vaste gamme de sujets. Un élément constant dans sa vie au fil des huit dernières années a été sa dévotion religieuse. Je ne crois pas qu’il va aujourd’hui violer les principes de sa foi.
[507] La preuve m’a également convaincu que, s’il est la personne que les ministres croient qu’il est, il est peu probable que, après une période de détention prolongée, il puisse reprendre la vie qu’il menait et raviver ses contacts dans le milieu du trafic de faux documents. Étant donné la notoriété qu’il a acquise, agir ainsi serait imprudent pour lui et pour quiconque voulant faire affaire avec lui.
[508] Je note que le SCRS, dans son évaluation la plus récente de M. Almrei, considère que le risque qu’il pose à la sécurité du Canada, s’il était libéré sans conditions, est réduit par un certain nombre de facteurs. Le SCRS ne dispose d’aucun nouveau renseignement indiquant que M. Almrei s’est livré à des activités menaçantes, son réseau original de contacts a été démantelé et sa notoriété et son manque d’anonymat le rendraient moins efficace.
[509] Le SCRS a rédigé son évaluation figurant dans le RRS de février 2008, à mon avis, sans prendre suffisamment en considération tous les renseignements en sa possession et sans se demander si l’état des connaissances sur les risques à la sécurité nationale posés par les extrémistes islamiques avait évolué depuis la détention de M. Almrei en 2001. La tâche a incombé à la Cour, avec l’aide des avocats des deux parties et des avocats spéciaux.
Les questions certifiées
[510] Conformément à l’article 79 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi, aucun appel de la présente décision ne peut être déposé à la Cour d’appel fédérale à moins que la Cour ne certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et qu’elle énonce cette question.
[511] Les ministres ont proposé un certain nombre de questions. Le défendeur s’oppose à la certification de toute question au motif que, s’il obtenait gain de cause sur le fond, il serait injuste, vu qu’il a passé plus de sept ans en détention, de l’assujettir à un processus d’appel qui s’étirerait probablement.
[512] Compte tenu des conclusions que j’ai tirées et de la longueur des présents motifs, je crois qu’il conviendrait d’accorder aux parties un certain temps pour déterminer si elles souhaitent soumettre à nouveau ou retirer les questions certifiées qu’elles proposent ou soumettre de nouvelles questions. Par conséquent, il n’y aura pas d’ordonnance immédiate à ce sujet et je me rendrai disponible pour discuter de la question en téléconférence avec les avocats à un moment qui conviendra.
[513] J’aimerais remercier tous les avocats qui ont pris part à l’instance, y compris ceux qui sont passés à autre chose en cours de route, de leur diligence, de leur sérieux, de leur courtoisie et de leur bonne humeur, ce qui m’a grandement facilité la tâche.