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Référence :

Manuge c. Canada, 2009 CAF 29, [2009] 4 R.C.F. 478

A-262-08

Sa Majesté la Reine (appelante)

c.

Dennis Manuge (intimé)

Répertorié : Manuge c. Canada (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Létourneau, Noël et Blais, J.C.A.—Toronto, 16 décembre 2008; Ottawa, 3 février 2009.

Pratique — Introduction des procédures — Appel d’une décision autorisant comme recours collectif une action attaquant la validité de l’art. 24 de la partie III (B) de la police du Régime d’assurance-revenu militaire no 901102 (RARM) — En vertu de l’art. 24 du RARM, la prestation mensuelle octroyée à l’intimé en vertu de la Loi sur les pensions devait être déduite de son bénéfice mensuel payable en vertu du RARM — Le juge de la Cour fédérale a conclu que les conséquences découlant du Régime d’assurance-revenu militaire ne résultaient pas d’une décision d’un office fédéral devant être contestée par voie de contrôle judiciaire, mais plutôt d’une politique gouvernementale — Le juge a également conclu que s’il s’agissait d’une décision soumise au contrôle judiciaire, il était opportun de convertir le contrôle judiciaire en action — L’intimé pouvait-il procéder par action en vertu la Loi sur les cours fédérales plutôt que par voie de contrôle judiciaire puis transformer son action en recours collectif? — Les décisions prises par l’administration dans la gestion d’une politique ou d’un programme demeurent des décisions d’un office fédéral révisables par voie de contrôle judiciaire — En adoptant la Loi sur les Cours fédérales, le législateur a clairement voulu confier à ces deux Cours la supervision et le contrôle exclusifs de la légalité des décisions et des activités de l’administration fédérale — Le législateur a opéré une distinction sur le plan de la procédure entre la légalité d’une décision ou d’une politique gouvernementale et la responsabilité qui en découle — La responsabilité se sanctionne par une action en justice, alors que la légalité se vérifie par un contrôle judiciaire — Les dommages et les remboursements réclamés par l’intimé sont conditionnels et incidents à l’illégalité de la disposition en cause; l’intimé devait procéder par voie de contrôle judiciaire — En faisant de l’action une demande de contrôle judiciaire, le juge a créé une fiction qui déchoit l’appelante du droit de bien connaître les tenants et aboutissants de la position de l’intimé, la prive de la possibilité de s’opposer efficacement à une demande de conversion, et la prive du bénéfice d’un processus procédural obligatoire — Appel accueilli.

Anciens combattants — L’intimé, un membre des Forces canadiennes jusqu’à ce que, pour des raisons médicales, il soit obligatoirement mis un terme à son engagement, a reçu une pension d’invalidité en vertu de la Loi sur les pensions avant que son engagement ne prenne fin — Lors de sa libération des Forces canadiennes, l’intimé s’est qualifié pour l’octroi de prestations d’invalidité de longue durée en vertu de la partie III (B) de la police du Régime d’assurance-revenu militaire no 901102 (RARM) — En vertu de l’art. 24 du RARM, il faut déduire du bénéfice mensuel payable à l’intimé en vertu de ce régime le montant de la prestation mensuelle qui lui est octroyée en vertu de la Loi sur les pensions — L’intimé a intenté une action devant la Cour fédérale contestant la légalité de cette déduction et a présenté une requête pour que l’action soit autorisée comme recours collectif — Le juge de la Cour fédérale a conclu que l’intimé pouvait procéder de la sorte — Le juge a également conclu que s’il s’agissait d’une décision soumise au contrôle judiciaire, il était opportun de convertir le contrôle judiciaire en action — Le juge a erré en réputant l’action de l’intimé être un contrôle judiciaire pour ensuite le retransformer en une action et en recours collectif — Les décisions prises par l’administration dans la gestion d’une politique ou d’un programme demeurent des décisions d’un office fédéral révisables par voie de contrôle judiciaire.

Il s’agissait d’un appel de la décision de la Cour fédérale autorisant l’action de l’intimé comme recours collectif en vertu de la règle 334.16 des Règles des Cours fédérales. L’intimé attaquait la légalité de l’article 24 de la partie III (B) de la police du Régime d’assurance-revenu militaire no 901102 (RARM), qui régit l’octroi de prestations d’invalidité de longue durée pour les membres des Forces canadiennes.

L’intimé était un membre des Forces canadiennes jusqu’à ce que, pour des raisons médicales, il soit obligatoirement mis un terme à son engagement. Avant que son engagement ne prenne fin, l’intimé a reçu une pension d’invalidité en vertu de la Loi sur les pensions. Lors de sa libération des Forces canadiennes, l’intimé s’est qualifié pour l’octroi de prestations d’invalidité de longue durée en vertu du RARM. Cependant, en vertu de l’article 24 du RARM, il faut déduire du bénéfice mensuel payable à l’intimé en vertu de ce régime le montant de la prestation mensuelle qui lui est octroyée en vertu de la Loi sur les pensions. C’est la légalité de cette déduction que l’intimé attaquait.

Le juge de la Cour fédérale a conclu que les conséquences découlant du RARM dont l’intimé se plaignait ne résultaient pas d’une décision d’un office fédéral, mais plutôt d’une politique gouvernementale et a de ce fait écarté l’application des principes énoncés dans l’arrêt Canada c. Grenier. Cet arrêt établit que la contestation de décisions rendues par un office fédéral doit se faire par demande de contrôle judiciaire conformément aux articles 18, 18.1 et 28 de Loi sur les Cours fédérales (la Loi), qui confère une compétence exclusive en la matière à la Cour fédérale ou à la Cour d’appel fédérale, selon le cas. Le juge était toutefois d’avis que, s’il s’agissait effectivement d’une décision soumise au contrôle judiciaire, il était alors opportun de convertir le contrôle judiciaire en action. Il a ensuite transformée l’action en recours collectif.

Il s’agissait de savoir si l’intimé pouvait procéder par action en vertu de l’article 17 de la Loi plutôt que par voie de contrôle judiciaire puis, avec la bénédiction du juge de la Cour fédérale, transformer son action en recours collectif.

Si l’intimé ne pouvait procéder par action, le juge pouvait-il réputer l’action de l’intimé être un contrôle judiciaire pour ensuite le retransformer en une action et en recours collectif?

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La mise en œuvre du RARM résulte d’une décision conjointe du ministre de la Défense nationale et du chef d’état-major de la Défense nationale. Elle trouve son fondement législatif dans la Loi sur la défense nationale. Le RARM émane donc lui-même d’une décision d’un office fédéral, tel que défini par le paragraphe 2(1) de la Loi, soit une décision prise par un groupe de personnes exerçant une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale. Même si, comme l’a conclu le juge de première instance, il s’agissait d’une politique ou d’un programme d’indemnisation, les décisions prises par l’administration dans la gestion de cette politique ou de ce programme demeurent des décisions d’un office fédéral révisables par voie de contrôle judiciaire. En outre, l’intimé fait de l’article 24 de la police l’objet même de sa demande de redressement. Selon le paragraphe 18.1(1) de la Loi, il s’agit d’un objet soumis au contrôle judiciaire. Le juge de la Cour fédérale a ainsi erré dans l’analyse de l’objet de la demande de redressement de l’intimé et en écartant les principes de l’arrêt Grenier. À cet effet, la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario (TeleZone Inc. v. Canada (Attorney General)) qui conclut que l’arrêt Grenier est erroné pose problème au plan des principes.

En adoptant la Loi sur les Cours fédérales, le législateur a clairement voulu confier à ces deux Cours la supervision et le contrôle exclusifs de la légalité des décisions et des activités de l’administration fédérale. Il a fait ce choix pour des raisons de cohérence, d’efficacité, de célérité, d’équité, de sécurité juridique et de finalité des décisions de l’administration dans l’intérêt public. De même, l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif indique que le législateur n’a pas voulu absoudre l’administration fédérale pour les gestes qu’elle pose et qui peuvent causer un préjudice ou un dommage.

Il est évident toutefois que le législateur a voulu opérer une distinction sur le plan de la procédure entre la légalité d’une décision ou d’une politique gouvernementale et la responsabilité qui en découle. Cette dernière se sanctionne par une action en justice, généralement une poursuite en dommages pour le préjudice causé, alors que la légalité se vérifie par un contrôle judiciaire destiné à procéder rapidement afin de sécuriser les administrés et l’administration.

Il est possible que l’exécution d’une décision ou la mise en œuvre d’une politique par ailleurs légale se fasse de manière fautive ou abusive et engage ainsi la responsabilité de l’administration fédérale. En pareil cas, une poursuite en responsabilité par action en justice fondée sur l’exécution est appropriée. Par contre, lorsque la contestation porte sur la légalité même de la décision ou de la politique gouvernementale, le législateur a voulu, en règle générale, que celle-ci soit déterminée de façon prioritaire afin que, dans l’intérêt public, le doute soit dissipé et que la décision ou la politique puisse être mise en œuvre ou corrigée si elle devait s’avérer illégale.

Le législateur, au paragraphe 18.4(2) de la Loi a cependant prévu une exception dérogatoire au processus. En effet, lorsque la Cour l’estime indiqué, elle peut ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme une action. Bien que cette conversion ne soit pas limitée à des questions de preuve, elle revêt un caractère d’exception. Par ailleurs, si la conversion est autorisée, la Cour fédérale doit néanmoins accorder à la décision ou à la l’activité administrative dont la légalité est contestée la déférence requise par la loi.

En l’espèce, les dommages et les remboursements réclamés par l’intimé sont conditionnels et incidents à l’illégalité de la disposition en cause, ou à ce qu’elle soit déclarée inopérante. Aucun obstacle temporel ne s’opposait à ce que l’intimé procède par demande de contrôle judiciaire. La déduction faite des prestations mensuelles qu’il reçoit en vertu de l’article 24 de la police du RARM constitue « un acte d’un office fédéral » que la Cour fédérale peut déclarer nul suite à une demande de contrôle judiciaire.

En procédant par action comme il l’a fait, l’intimé s’est fait justice à lui-même et a mis la Cour fédérale devant un fait accompli. Le juge de la Cour fédérale a considéré l’action comme une demande de contrôle judiciaire. Toutefois, ne s’agissant pas d’un contrôle judiciaire au départ, il ne pouvait exercer la discrétion de convertir en action que lui confère le paragraphe 18.4(2) de la Loi. En faisant de l’action prise par l’intimé une demande de contrôle judiciaire, le juge a créé une fiction qui déchoit l’appelante du droit de bien connaître les tenants et aboutissants de la position de l’intimé quant à l’illégalité de la disposition en cause, la privant également de la possibilité de s’opposer efficacement à une demande de conversion, et, en définitive, du bénéfice d’un processus procédural obligatoire auquel les Règles des Cours fédérales ne permettent ni à l’intimé, ni au juge de déroger. L’intimé devait suivre la procédure édictée par la Loi.

    LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15.

Loi portant modification de la législation concernant les avantages pour les anciens combattants, L.C. 2000, ch. 34.

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 18, 39 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 60, ann. I, art. 19).

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 307(1).

Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-17.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 3 (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36).

Loi sur le régime de rentes du Québec, L.R.Q., ch. R-9.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 2(1) « office fédéral » (mod., idem, art. 15), 17 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 24), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27), 18.4 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 28), 28 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35).

Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, L.C. 2005, ch. 21.

Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6.

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 334.1 (édictée par DORS/2007-301, art. 7), 334.12 (édictée, idem), 334.16 (édictée, idem).

    JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287.

décisions examinées :

Budisukma Puncak Sendirian Berhad c. Canada, 2005 CAF 267, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2006] 1 R.C.S. vi; Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2008 QCCA 1726; Macinnis c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 464 (C.A.); Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire), 2008 CAF 362, [2009] 3 R.C.F. 568; TeleZone Inc. v. Canada (Attorney General), 2008 ONCA 892, 94 O.R. (3d) 19, 303 D.L.R. (4th) 626.

décisions citées :

Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.); Drapeau c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1995] A.C.F. no 536 (C.A.) (QL); Dawe c. Ministre du Revenu nationale (Douanes et Accise), [1994] A.C.F. no 1327 (C.A.) (QL); Brandlake Products Limited c. Adidas (Canada) Limited, [1983] 1 C.F. 197 (C.A.); Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 215, [2009] 1 R.C.F. 476.

    DOCTRINE CITÉE

Ombudsman de la Défense nationale et des Forces canadiennes. Déductions injustes des paiements du RARM effectués à d’ex-membres des FC, 30 octobre 2003, en ligne : <http:/www.ombudsman.forces.gc.ca/rep-rap/sr-rs/sis-rar/doc/sis-rar-fra.pdf>.

Régime d’assurance-revenu militaire. Police du RARM no 901102, partie III (B), articles 23, 24.

    APPEL de la décision de la Cour fédérale (2008 CF 624, [2009] 1 R.C.F. 416) autorisant l’action de l’intimé comme recours collectif. Appel accueilli.

    ONT COMPARU

James M. Gunvaldsen-Klaassen et Susan Inglis  pour l’appelante.

Peter J. Driscoll pour l’intimé.

    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.

McInnes Cooper, Halifax, pour l’intimé.

    Voici les motifs du jugement rendus en français par

    Le juge Létourneau, J.C.A. :

Les questions en litige

[1]     La procédure utilisée par l’intimé dans la présente instance, laquelle fait l’objet de l’appel, heurte de plein fouet deux brocards de droit : on ne peut faire indirectement ce qu’il est interdit de faire directement et nul ne peut se faire justice à lui-même.

[2]     Cet appel d’une décision de la Cour fédérale [2008 CF 624, [2009] 1 R.C.F. 416] soulève les trois questions d’ordre procédural suivantes. Elles ne mettent pas en cause le fond même du litige. L’intimé pouvait-il procéder par action plutôt que par voie de contrôle judiciaire pour attaquer la légalité de l’article 24 de la partie III (B) de la police du RARM no 901102 (ci-après désignée RARM [Régime d’assurance-revenu militaire]), sa constitutionnalité et le fait qu’il viole son droit à l’égalité en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (Charte)? La partie III (B) du RARM régit l’octroi de prestations d’invalidité de longue durée pour les membres des Forces canadiennes qui ont souscrit à cette police d’assurance et qui ont été libérés des Forces après le 30 novembre 1999.

[3]     L’intimé pouvait-il par la suite, avec la bénédiction du juge de la Cour fédérale, transformer son action en recours collectif?

[4]     Enfin, dans la mesure où l’intimé devait procéder par contrôle judiciaire, ce qu’il n’a pas fait, le juge pouvait-il réputer l’action de l’intimé être un contrôle judiciaire pour ensuite le retransformer en une action, pour finalement transformer cette dernière en recours collectif? Comme nous le verrons, c’est en pratique ce que le juge a fait dans son approche alternative à la résolution du problème qui lui était soumis. Je crois que le seul fait de poser ainsi la question équivaut à y répondre. Mais je fournirai des explications supplémentaires à la réponse.

[5]     J’ajouterais, pour compléter le tableau, que l’intimé se plaint du fait que l’appelante a manqué à ses obligations en vertu du droit public, qu’elle avait une obligation de fiduciaire à l’égard de l’intimé qu’elle n’a pas respectée, qu’elle a agi de mauvaise foi et qu’elle s’est injustement enrichie par sa conduite.

[6]     À partir de cette pléiade de violations alléguées, l’intimé réclame que lui soient remboursées les sommes qui ont été déduites de son revenu tiré du RARM et que lui soient versés des dommages généraux, punitifs, exemplaires et accrus, ainsi que les intérêts et les frais.

[7]     Le juge de la Cour fédérale s’est posé la question dont il était saisi et qu’il a ainsi résumée : l’action de l’intimé devrait-elle être convertie en un recours collectif en vertu de la règle 334.16 [édictée par DORS/2007-301, art. 7] des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)]? C’est ce qui explique les questions d’ordre procédural soulevées en appel et que j’ai préalablement identifiées et définies.

La disposition en litige

[8]     Je reproduis l’article 24 de la partie III (B) pour une meilleure compréhension du litige.

24.  Autres sources de revenu

a.   Le montant de la prestation mensuelle versée selon l’article 23 doit être réduit du total des montants suivants :

         (i)    de la prestation de revenu mensuelle versée au membre en vertu de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes; et

         (ii)   de la prestation de revenu mensuelle versée au membre en vertu du Régime des pensions du Canada ou de la Régie des rentes du Québec (y compris les versements rétroactifs pour la période pendant laquelle ces prestations ont été financées en vertu de la présente section 2); et

         (iii)  du revenu d’emploi du membre, sauf si ce dernier participe à un programme de déadaptation approuvé par l’Assureur auquel cas la prestation mensuelle sera réduite conformément aux dispositions de l’article 28; et

         (iv)  de la prestation de revenu mensuelle totale versée au membre en vertu de la Loi sur les pensions (y compris les indemnités de personnes à charge et les versements rétroactifs pour la période pendant laquelle ces prestations ont été financées en vertu de la présente section 2).  [Non souligné dans l’original.]

[9]     Avant d’aborder le nœud du litige en appel, un bref résumé des faits ainsi que du cheminement des procédures s’impose.

Les faits, l’origine du RARM et de la Charte des nouveaux vétérans et les procédures

a) Les faits et l’origine du RARM et de la Charte des nouveaux vétérans

[10]     L’intimé était un membre des Forces canadiennes jusqu’à ce que, pour des raisons médicales, il soit obligatoirement mis un terme à son engagement. La période de service de l’intimé s’est échelonnée du 9 septembre 1994 au 29 décembre 2003, soit sur plus de neuf années.

[11]     En 2002, avant que son engagement ne prenne fin, l’intimé a reçu une pension d’invalidité en vertu de la Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6 (Loi sur les pensions) applicable à certains membres des Forces canadiennes, navales, de l’armée et aériennes. La prestation mensuelle était de l’ordre de 386,28 $. Elle s’ajoutait au salaire mensuel de 3 942 $ que l’intimé recevait.

[12]     Lors de sa libération des Forces canadiennes, l’intimé s’est qualifié pour l’octroi de prestations d’invalidité de longue durée en vertu du RARM.

[13]     La participation au RARM était obligatoire. J’y reviendrai plus loin pour faire l’historique de sa naissance et de son évolution. Pour le moment, il suffit de dire que l’article 24 du RARM réfère à l’article 23 [de la partie III (B)] et stipule que le bénéfice mensuel payable à l’intimé s’élève à 75 % de son revenu mensuel brut, mais duquel il faut déduire le montant de la prestation mensuelle qui lui est octroyée en vertu de la Loi sur les pensions. Ainsi, en conséquence de cette déduction, l’intimé reçoit 59 % de ce qui était son revenu avant sa libération des Forces canadiennes, lequel, je le rappelle, se compose de 75 % de son revenu mensuel et du montant de la prestation versée en vertu de la Loi sur les pensions. C’est cette déduction qu’il estime illégale, injuste et discriminatoire pour lui ainsi que pour possiblement quelque 4 260 autres compagnons d’armes soumis au même régime.

[14]     Je crois qu’il est à propos à ce stade-ci d’expliquer l’origine du RARM et de la Charte des nouveaux vétérans de 2006 [Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, L.C. 2005, ch. 21].

[15]     Dans les années 60, il fut estimé que les revenus de plus de 50 % des militaires, une fois leur service militaire terminé, étaient inadéquats. Ces revenus provenaient des prestations versées en vertu de [ce qui est maintenant] la Loi sur les pensions et de [ce qui est maintenant] la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-17. Même si on y ajoutait les bénéfices reçus en vertu du Régime de pension du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8 ou du Québec [Loi sur le régime de rentes du Québec], L.R.Q., ch. R-9, les revenus de ceux qui étaient libérés pour des raisons médicales étaient souvent inadéquats.

[16]     L’étude alors faite de la situation allait donner naissance au RARM en vertu de l’article 39 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 60, ann. I, art. 19] de la Loi sur la Défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5 (LDN). Le RARM fut conçu et mis en œuvre par le chef d’état-major de la défense. À l’origine, l’adhésion au RARM se faisait sur une base volontaire. Le fonds était composé uniquement des primes payées par les membres, sans participation du gouvernement à ce niveau.

[17]     En 1969, la police du RARM no 901102 fut émise. Elle prévoyait le versement de prestations pour une invalidité de longue durée, mais elle ne couvrait que les invalidités qui n’étaient pas attribuables au service militaire. Par contre, celles payables en vertu de la Loi sur les pensions l’étaient, elles, pour des incapacités reliées au service militaire. Donc, les prestataires en vertu de la Loi sur les pensions ne pouvaient toucher de prestations en vertu du RARM.

[18]     Afin de garder à leur plus bas niveau le montant des primes que devaient verser les participants au RARM, la police d’assurance renfermait une clause selon laquelle les prestations versées devaient être diminuées des prestations reçues en vertu d’autres régimes tels ceux régis par la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et le Régime de pension du Canada. Il s’agit là d’une pratique assez courante dans les régimes d’assurances privés ou publics.

[19]     Petit à petit, le Conseil du Trésor se mit à financer le coût du RARM. De 50 % en 1971, la contribution gouvernementale s’éleva à 85 % du coût des primes en 1993. C’est encore celle qui prévaut à ce jour.

[20]     Au cours de la même période, des modifications furent également apportées aux montants des prestations versées. Celles-ci furent haussées à 75 % du revenu touché par un prestataire avant sa libération.

[21]     En outre, la protection offerte par le RARM fut élargie en 1976 pour permettre que soient dorénavant couvertes les personnes souffrant d’une invalidité attribuable à des blessures subies dans l’exercice de leur service militaire. L’extension de la protection s’est faite pour remédier à l’insuffisance de celle offerte aux membres des Forces canadiennes par la Loi sur les pensions.

[22]     C’est à partir de ce moment que naît la source du litige qui nous occupe. Puisque par suite de ces modifications les prestataires pouvaient maintenant cumuler les prestations du RARM et celles de la Loi sur les pensions, le paragraphe 24.a. du RARM fut modifié pour y ajouter l’alinéa (iv) afin d’éviter qu’il n’y ait une double indemnisation. Cet alinéa entraîne une réduction du montant mensuel des prestations payables en vertu du RARM correspondant au montant des prestations payées mensuellement en vertu de la Loi sur les pensions.

[23]     L’alinéa 24.a.(iv) venait ainsi compléter les alinéas (i), (ii) et (iii) lesquels, toujours dans l’optique de ne pas permettre une double indemnisation, soustrayaient respectivement du montant mensuel des prestations en vertu du RARM les prestations mensuelles touchées en vertu de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, celles payables en vertu du Régime de pensions du Canada ou du Québec et, enfin, les revenus d’emploi du prestataire (sauf une exception qui n’est pas pertinente au présent litige).

[24]     En 1982, la participation au RARM devint obligatoire pour tous les membres des Forces canadiennes.

[25]     Le 20 octobre 2000 fut sanctionnée la Loi portant modification de la législation concernant les avantages pour les anciens combattants, L.C. 2000, ch. 34. Elle opérait un changement au niveau de l’appartenance aux Forces canadiennes et quant au droit aux prestations. Les membres des Forces canadiennes qui, malgré une invalidité découlant de leur service militaire, avaient la capacité de continuer à faire leur service militaire pouvaient maintenant demeurer membres des Forces canadiennes. De même, ils pouvaient à partir de ce moment cumuler revenus d’emplois et prestations d’invalidité reçues en vertu de la Loi sur les pensions. Comme ces personnes travaillent et ne reçoivent pas de prestations du RARM, l’alinéa 24.a.(iv) de la police du RARM no 901102 ne s’applique pas de sorte qu’il n’y a pas lieu de faire la déduction qui y est prévue pour les prestations reçues en vertu de la Loi sur les pensions.

[26]     En outre, en 2006 fut proclamée la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, L.C. 2005, ch. 21 (ci-après appelée Charte des nouveaux vétérans). Cette Charte des nouveaux vétérans remplace les prestations mensuelles versées en vertu de la Loi sur les pensions par le paiement d’un montant forfaitaire. Parce qu’il ne s’agit plus d’une prestation mensuelle au sens de l’alinéa 24.a.(iv) du RARM, le montant forfaitaire touché n’est pas, pour les nouveaux prestataires, déduit des prestations d’invalidité qu’ils reçoivent en vertu du RARM. Mais cette Charte des nouveaux vétérans n’affecte en rien l’application de l’alinéa 24.a.(iv) aux anciens prestataires qui ont continué de se faire appliquer la déduction des montants reçus en vertu de la Loi sur les pensions.

[27]     Cette apparente différence de traitement entre les nouveaux et les anciens prestataires ne pouvait manquer d’attirer l’attention. Et, de fait, celle de l’Ombudsman des Forces canadiennes elle capta. Dans un rapport en date d’octobre 2003 [Déductions injustes des paiements du RARM effectués à d’ex-membres des FC], il émit l’opinion que, pour les anciens prestataires comme l’intimé, la déduction des montants de prestations payées en vertu de la Loi sur les pensions de ceux des prestations du RARM était injuste. Il réitérait sa conclusion dans deux missives adressées au ministre de la Défense nationale respectivement en octobre 2005 et en mars 2007.

b) Les procédures

[28]     De guerre lasse avec l’administration, l’intimé s’est tourné vers les tribunaux pour soumettre ses revendications.

[29]     Le 15 mars 2007, il a déposé une action au greffe de la Cour fédérale à Halifax, Nouvelle-Écosse. Le 17 avril 2007, il a présenté une requête en vertu de la règle 334.12 [édictée par DORS/2007-301, art. 7] des Règles des Cours fédérales pour faire autoriser son action comme recours collectif et se faire nommer représentant du groupe.

[30]     L’intimé a apporté par la suite des modifications à sa déclaration au soutien de son action. Une déclaration modifiée fut déposée au greffe de la Cour fédérale à Halifax en date du 19 décembre 2007.

[31]     L’audition sur la demande de certification d’un recours collectif eut lieu du 12 au 14 février 2008. Le jugement fut rendu le 20 mai 2008. C’est de ce jugement dont il est fait appel. Je m’empresse donc d’en résumer les grandes lignes pour les fins de notre débat.

La décision de la Cour fédérale

[32]     Devant la Cour fédérale, l’appelante a formulé une double opposition au processus choisi par l’intimé. Premièrement, elle s’est opposée au fait que l’intimé ait procédé par action en vertu de l’article 17 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 24] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (Loi). Deuxièmement, elle s’est en conséquence objectée à la certification de l’action en un recours collectif.

[33]     L’appelante a soumis au juge de la Cour fédérale que l’intimé aurait plutôt dû procéder en vertu de l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi par voie de contrôle judiciaire. Elle a invoqué à l’appui de ses prétentions la décision de notre Cour dans l’arrêt Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287.

[34]     Je reviendrai sur cet arrêt lorsque je ferai l’analyse de la décision de la Cour fédérale. Il suffit de dire pour l’instant que l’arrêt Grenier établit le principe que la contestation de décisions rendues par un office fédéral doit se faire par le truchement d’une demande de contrôle judiciaire conformément aux articles 18, 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] et 28 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35] de la Loi. Les articles 18 et 28 confèrent une compétence exclusive en la matière à la Cour fédérale ou à la Cour d’appel fédérale selon le cas.

[35]     Le juge de la Cour fédérale a conclu que les conséquences découlant de l’alinéa 24.a.(iv) du RARM et dont l’intimé se plaignait ne résultaient pas d’une décision d’un office fédéral. Selon lui, l’intimé contestait plutôt une politique gouvernementale exprimée par l’article 24. À partir de cette conclusion, il écarta l’application des principes de l’arrêt Grenier.

[36]     Toutefois, examinant la question en cascade, il se dit d’avis que, si contrairement à ce qu’il avait décidé, il s’agissait effectivement d’une décision soumise au contrôle judiciaire de l’article 18, il était alors opportun de le convertir en action plutôt que de demander à l’intimé de débuter à nouveau ses procédures (voir le paragraphe 20 des motifs de sa décision). Je reviendrai sur la justification qu’il a fournie au soutien de son raisonnement et de sa conclusion.

[37]     De là, il franchit l’étape additionnelle de déterminer si l’action devait être transformée en recours collectif, ce qu’il fit en définitive. Compte tenu de la conclusion à laquelle j’en viens sur le mérite de la décision de la Cour fédérale, il n’est pas nécessaire d’épiloguer plus longuement sur les raisons qui ont amené le juge à accepter la demande de certification de l’action en un recours collectif.

Analyse de la décision du juge de la Cour fédérale

[38]     La première démarche dans l’analyse de la problématique en cause consiste à déterminer la nature et l’objet de la contestation de l’intimé. S’agit-il d’une politique gouvernementale, d’une décision d’un office fédéral ou, selon le paragraphe 18.1(1) de la Loi, d’une question (matter) qui « touche directement » l’intimé :

    18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

Politique gouvernementale, décision d’un office fédéral ou question (matter) qui touche directement (directly affected) le plaignant?

[39]     Le RARM, tel que déjà mentionné, est une police d’assurance au bénéfice des membres des Forces canadiennes. Le chef d’état-major de la Défense nationale en est le titulaire. La situation est en soi assez particulière et unique.

[40]     En vertu de l’article 18 de la Loi sur la Défense nationale, le chef d’état-major de la Défense nationale assure la direction et la gestion des Forces canadiennes. Il en est juridiquement responsable.

[41]     L’article 39 de cette même Loi stipule que les biens reçus en don et qui sont non publics sont dévolus au chef d’état-major de la Défense nationale. Sauf si le legs comporte des restrictions, il peut à sa discrétion ordonner qu’il en soit disposé au profit des membres des Forces canadiennes ou des personnes à leur charge. Je reproduis le paragraphe 39(1) :

    39. (1) Les biens non publics reçus en don sans être spécifiquement attribués à une unité ou un autre élément des Forces canadiennes sont dévolus au chef d’état-major de la défense; sous réserve de toute instruction expresse du donateur quant à leur destination, celui-ci peut, à son appréciation, ordonner qu’il en soit disposé au profit de l’ensemble ou d’une partie des officiers et militaires du rang, anciens ou en poste, ou des personnes à leur charge.

[42]     C’est en vertu de cet article 39 que, suite à la recommandation du chef d’état-major de la Défense nationale du temps, fut créé le RARM par le ministre de la Défense nationale, l’honorable Léo Cadieux (voir l’affidavit d’André Bouchard, dossier d’appel, onglet 6, à la page 92, paragraphe 14). Le contrôle et la gestion du plan d’assurance furent confiés au Directeur du personnel au ministère de la Défense nationale (à la page 101).

[43]     La mise en œuvre du RARM résulte d’une décision conjointe du ministre de la Défense nationale et du chef d’état-major de la Défense nationale. Elle trouve son fondement législatif dans l’article 39 de la Loi sur la Défense nationale. Il est difficile dans les circonstances, selon la preuve non-contredite au dossier, de conclure que le RARM, et l’article 24 qu’il renferme, n’émanent pas d’une décision d’un « office fédéral » tel que défini par le paragraphe 2(1) de la Loi [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 15], c’est-à-dire une décision prise par une personne ou un groupe de personnes (ministre et chef d’état-major) exerçant une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale (la Loi sur la Défense nationale).

[44]     J’avoue ne pas bien comprendre la distinction opérée par le juge de la Cour fédérale selon laquelle il ne s’agit pas d’une décision, mais d’une politique, ce qui exempterait celle-ci d’un contrôle judiciaire. Régulièrement, au sein de l’administration publique, des politiques ou des programmes sont mis en œuvre par le truchement de décisions ministérielles ou gouvernementales révisables par contrôle judiciaire. En admettant même qu’il s’agisse ici d’une politique ou d’un programme d’indemnisation des membres des Forces armées canadiennes en cas d’invalidité, les décisions prises par l’administration publique fédérale dans la gestion de la politique ou du programme, qu’il s’agisse de décisions relatives à l’admissibilité aux prestations, ou comme en l’espèce au montant de celles-ci, en passant par la durée de la protection d’assurance, demeurent des décisions d’un office fédéral révisables par voie de contrôle judiciaire.

[45]     En outre, l’intimé se plaint d’être directement affecté par le paragraphe 24.a. du RARM et par la réduction des prestations requise par l’alinéa (iv). Il fait de l’article 24 l’objet (matter) même de sa demande de redressement. Selon le paragraphe 18.1(1) de la Loi, il s’agit là d’un objet (matter) soumis au contrôle judiciaire : voir l’arrêt Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.), où il fut accepté que le mot « matter » utilisé en anglais ne se limite pas à une décision ou à une ordonnance et sert à englober une variété de gestes ou d’activités administratives.

[46]     Avec respect, le juge s’est trompé dans l’analyse de l’objet de la demande de redressement de l’intimé. Il s’est également fourvoyé en écartant les principes de l’arrêt Grenier au motif que les préoccupations exprimées dans Grenier quant à la finalité des décisions, aux contestations indirectes de celles-ci et à la déférence qu’il convient d’avoir à l’égard d’un décideur administratif ne s’appliquent pas ou que peu en l’espèce (voir le paragraphe 21 des motifs de sa décision). Comme nous le verrons, ces considérations, particulièrement celles relatives aux contestations indirectes et à la déférence, sont pertinentes en l’espèce.

Contrôle judiciaire ou action en dommages?

[47]     Il est important de revenir sur l’arrêt Grenier et sur l’intention du législateur en matière de droit administratif fédéral.

a) L’intention du législateur et l’arrêt Grenier

[48]     Comme l’arrêt Grenier le fait ressortir, l’intention du législateur en adoptant la Loi sur les Cours fédérales et en créant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale était claire et nette. Il a voulu confier à ces deux Cours la supervision et le contrôle exclusifs de la légalité des décisions et des activités de l’administration fédérale.

[49]     Le législateur a fait ce choix pour des raisons de cohérence, d’efficacité, de célérité, d’équité, de sécurité juridique ainsi que de finalité des décisions de l’administration dans l’intérêt public. Je me permets de reproduire les paragraphes 21 à 29, 31 et 32 de l’arrêt Grenier :

    En vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale possède une compétence concurrente avec les tribunaux des provinces pour entendre une demande en dommages-intérêts formée au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif [. . .]  Je reproduis en partie l’article 17 :

    17. (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.

    (2) Elle a notamment compétence concurrente en première instance, sauf disposition contraire, dans les cas de demande motivés par :

         a) la possession par la Couronne de terres, biens ou sommes d’argent appartenant à autrui;

         b) un contrat conclu par ou pour la Couronne;

         c) un trouble de jouissance dont la Couronne se rend coupable;

         d) une demande en dommages-intérêts formée au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.  [Je souligne.]

    Par contre, le Parlement a cru opportun de réserver et d’octroyer à la Cour fédérale une compétence exclusive de contrôler la légalité des décisions rendues par tout office fédéral :

    18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

         a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

         b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

    (2) Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l’étranger : bref d’habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus.

    (3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.  [Je souligne.]

    Dans l’affaire Canada c. Capobianco, 2005 QCCA 209, la Cour d’appel du Québec a reconnu cette compétence exclusive et a conclu que le recours en dommages institué devant la Cour supérieure du Québec était prématuré puisque la réclamation du demandeur reposait essentiellement sur la prémisse que les décisions prises à son endroit par les offices fédéraux, desquelles résultait son préjudice, étaient illégales : seule la Cour fédérale avait compétence pour sanctionner cette illégalité qui, au terme du paragraphe 18(3) s’exerce par la procédure de contrôle judiciaire prévue par le Parlement.

    En créant la Cour fédérale et en édictant l’article 18, le législateur fédéral a voulu mettre un terme au morcellement existant du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. À l’époque, ce contrôle était effectué par les tribunaux des provinces : voir Patrice Garant, Droit administratif, 4e éd., vol. 2, Yvon Blais, 1996, aux pages 11 à 15. L’harmonisation des disparités dans les décisions judiciaires devait se faire au niveau de la Cour suprême du Canada. Par souci de justice, d’équité et d’efficacité, sous réserve des exceptions de l’article 28 [. . .], le Parlement a confié à une seule Cour, la Cour fédérale, l’exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. Ce contrôle doit s’exercer et s’exerce, aux termes de l’article 18, seulement par la présentation d’une demande de contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale est le tribunal investi du mandat d’assurer l’harmonisation en cas de décisions conflictuelles, dégageant ainsi la Cour suprême du Canada d’un volume considérable de travail, tout en lui réservant la possibilité d’intervenir dans les cas qu’elle juge d’intérêt national.

    Or, accepter que le contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux puisse se faire par le biais d’une action en dommages-intérêts, c’est permettre un recours en vertu de l’article 17. Permettre à cette fin un recours sous l’article 17, c’est tout d’abord soit ignorer, soit dénier l’intention clairement exprimée par le législateur au paragraphe 18(3) que le recours doit s’exercer seulement par voie de demande de contrôle judiciaire. La version anglaise du paragraphe 18(3) met l’emphase sur ce dernier point en utilisant le mot « only » dans l’expression « may be obtained only on an application for judicial review » .

    C’est aussi réintroduire judiciairement le partage des compétences entre la Cour fédérale et les tribunaux des provinces. C’est faire renaître dans les faits une ancienne problématique à laquelle le législateur fédéral a remédié par l’adoption de l’article 18 et l’attribution d’une compétence exclusive à la Cour fédérale et, dans les cas de l’article 28, à la Cour d’appel fédérale. C’est précisément cette intention législative que la Cour d’appel du Québec a reconnue dans l’affaire Capobianco, afin d’éviter que l’action en dommages, introduite en Cour supérieure du Québec et s’attaquant à la légalité des décisions d’offices fédéraux, ne conduise, en fait et en droit, à un démembrement dysfonctionnel du droit administratif fédéral.

La compromission de la sécurité juridique

    Permettre un recours en vertu de l’article 17, que ce soit en Cour fédérale ou devant les tribunaux des provinces, pour faire sanctionner l’invalidité de décisions d’organismes fédéraux, c’est aussi permettre une atteinte au principe de la finalité des décisions et à la sécurité juridique qui s’y rattache.

    Il ne m’est pas nécessaire de discourir longuement sur l’importance des principes de l’autorité de la chose jugée et de la finalité des décisions. De même, je n’ai pas à épiloguer sur l’abondante jurisprudence qui reconnaît et promeut ces principes. Je me contenterai de dire que ces principes existent dans l’intérêt public et que l’intention du législateur de protéger cet intérêt ressort du court délai octroyé pour contester une décision administrative.

    Le législateur fédéral a prévu au paragraphe 18.1(2) que le délai de présentation d’une demande de contrôle judiciaire est de 30 jours à compter du moment où la décision contestée de l’organisme fédéral fut communiquée au demandeur (sujet à une extension des délais autorisée par la Cour). Au sujet de cette limite temporelle, notre Cour écrit dans l’affaire Berhad, au paragraphe 60 :

    À mon avis, la raison primordiale pour laquelle un armateur qui s’estime lésé par les conclusions d’une inspection de sécurité de son navire doit épuiser les recours prévus par la loi avant d’intenter une action en responsabilité civile est l’intérêt public dans le caractère définitif des décisions qui font suite aux inspections. L’importance de cet intérêt public est reflétée dans les délais relativement brefs qui sont imposés à quiconque veut contester une décision administrative—un délai de 30 jours à compter de la date à laquelle la décision est communiquée, ou tel autre délai que la Cour peut accorder sur requête en prorogation de délai. Ce délai n’est pas capricieux. Il existe dans l’intérêt public, afin que les décisions administratives acquièrent leur caractère définitif et puissent aussi être exécutées sans délai, apportant la tranquillité d’esprit à ceux qui observent la décision ou qui veillent à ce qu’elle soit observée, souvent à grands frais. En l’espèce, la décision du président n’a été contestée qu’un an et demi après qu’elle a été rendue, lorsque les intimées ont déposé leur action en dommages-intérêts.

[. . .]

La promotion des contestations indirectes

    Le principe de la finalité des décisions commande également, dans l’intérêt public, que les possibilités de contestations indirectes d’une décision administrative soient limitées et circonscrites, particulièrement lorsque le législateur a opté pour une procédure de contestation directe de cette décision, à l’intérieur de paramètres définis.

    Dans l’affaire Berhad, où les propriétaires d’un navire poursuivaient en dommages Sa Majesté la Reine, suite à une décision administrative de deux inspecteurs d’ordonner la saisie de leur navire, notre Cour réitère aux paragraphes 61, 62, 65 et 66 le principe applicable en semblable matière :

    Il y va aussi de l’intérêt public que les actions en responsabilité civile ne servent pas de moyen de contestation incidente de décisions qui sont ou devraient être définitives. L’arrêt R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, est ici instructif parce que, un peu comme dans la présente affaire, il concerne la contestation incidente d’une ordonnance qui imposait l’adoption de certaines mesures destinées à protéger l’environnement, alors qu’un recours direct en révision aurait pu être déposé en vertu de la Loi sur la protection de l’environnement. Dans le cas qui nous occupe, l’ordonnance de détention qui exigeait que certaines réparations soient effectuées visait non seulement à protéger le milieu marin, mais également à assurer la sauvegarde de vies humaines.

    Dans l’arrêt Maybrun, la Cour suprême, après examen du texte législatif et de l’intention qui l’avait motivé, a jugé qu’une personne accusée de ne pas s’être conformée à une ordonnance prise en vertu de ce texte « ne peut, en défense, chercher à attaquer la validité de l’ordonnance alors qu’elle ne s’est pas prévalue des mécanismes d’appel prévus par le [texte législatif] » : ibidem, au paragraphe 65. De l’avis de la Cour, permettre une telle contestation incidente encouragerait un comportement contraire aux objectifs du texte législatif et tendrait à miner son efficacité : ibidem, au paragraphe 60. Les circonstances de cette affaire diffèrent légèrement de celles de l’espèce, mais les conclusions de la Cour suprême conservent néanmoins toute leur valeur ici. Si un accusé, qui a droit à une défense pleine et entière, n’est pas autorisé dans une instance pénale à prendre comme bouclier une contestation incidente de l’ordonnance administrative qui est à l’origine de l’accusation portée contre lui, il me semble que, dans les mêmes circonstances, l’on doive dissuader une partie d’utiliser une contestation incidente comme une épée dans une instance civile du genre de celle que les intimées ont introduite.

[. . .]

    La Cour suprême a dit clairement que, lorsqu’une cour de justice est conduite à revoir une décision administrative, par voie de contrôle judiciaire ou par voie d’appel, elle doit déterminer, par une analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. L’approche à adopter est dictée par le fait que la décision contestée est celle d’un organe administratif, et non par la procédure d’après laquelle la décision est contestée, puis éventuellement réformée par les tribunaux. La Cour suprême a dissipé tout doute sur cette question dans les motifs de l’arrêt Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, où la juge en chef McLachlin, rédigeant l’arrêt de la Cour, écrivait aux paragraphes 21 et 25 :

         Le terme « contrôle judiciaire » comprend le contrôle des décisions administratives autant par voie de demande de contrôle judiciaire que par exercice d’un droit d’appel prévu par la loi. Chaque fois que la loi délègue un pouvoir à une instance administrative décisionnelle, le juge de révision doit commencer par déterminer la norme de contrôle applicable selon l’analyse pragmatique et fonctionnelle.

[. . .]

         Le contrôle des conclusions d’une instance administrative doit commencer par l’application de la méthode pragmatique et fonctionnelle.

    Selon moi, le même principe est applicable lorsque la contestation de la décision, comme c’est le cas ici, prend la forme d’une action en responsabilité civile découlant de la décision, plutôt que la forme d’une demande de contrôle judiciaire de la décision. Prétendre le contraire serait accroître les risques de contestations incidentes comme moyen d’éluder la retenue qui souvent résulte d’une analyse pragmatique et fonctionnelle. Ce serait faire fi de l’intention du législateur et du message envoyé par la Cour suprême dans l’arrêt Dr. Q, précité, message qui privilégiait, s’agissant de la retenue que doivent montrer les cours de justice envers les décisions des organes administratifs, une démarche plus nuancée et plus contextuelle. Les cours de justice doivent préserver le principe de la primauté du droit, mais leur pouvoir de contrôle ne doit pas être mis sans nécessité à contribution : voir l’arrêt Dr. Q, précité, aux paragraphes 21 et 26. [Je souligne.]

[50]     Il est évident que le législateur n’a pas voulu absoudre l’administration fédérale de sa responsabilité pour les gestes qu’elle pose et qui peuvent résulter en un préjudice ou un dommage. L’article 3 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 [art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)], est on ne peut plus clair à ce sujet.

[51]     Mais il est aussi évident que le législateur a voulu opérer au plan procédural une distinction entre la légalité d’une décision ou d’une politique gouvernementale et la responsabilité qui découle de celle-ci. La légalité se vérifie par un contrôle judiciaire peu coûteux, destiné à procéder rapidement afin de sécuriser et les administrés et l’administration, et d’éviter la paralysie de cette dernière. La responsabilité, pour sa part, se sanctionne par l’action en justice, généralement une poursuite en dommages pour réparer le préjudice causé par la décision ou la politique gouvernementale. L’un des mécanismes procéduraux choisis par le législateur, le contrôle judiciaire, est une procédure sommaire, diligente et preste. Comme le dit et l’exige l’article 18.4  [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 28] de la Loi, la Cour fédérale « statue à bref délai et selon une procédure sommaire ». L’autre, l’action en justice, est une procédure élaborée et lente compte tenu de l’indemnisation recherchée.

[52]     Les affaires Grenier et Budisukma Puncak Sendirian Berhad c. Canada, 2005 CAF 267, permission d’appeler à la Cour suprême du Canada refusée avec dépens le 25 mai 2006 [[2006] 1 R.C.S. vi] illustrent le conflit d’ordre procédural et les conséquences de procéder selon l’un ou l’autre mode procédural.

[53]     Pour avoir posé un geste perçu comme menaçant et comme une tentative de frapper un agent des services correctionnels, M. Grenier fut placé en isolement préventif pour une période de 14 jours à la suite d’une décision du directeur du pénitencier où M. Grenier était incarcéré.

[54]     M. Grenier n’a pas contesté la légalité de la décision du directeur du pénitencier. Près de trois ans plus tard, il a poursuivi en responsabilité la Couronne fédérale, lui réclamant des dommages-intérêts pour cette décision qu’il estimait illégale.

[55]     Dans l’affaire Berhad, un navire à son arrivée à Vancouver fut inspecté et, par ordonnance des inspecteurs, détenu parce que tellement rouillé qu’il fut jugé impropre à la navigation, à moins qu’un certain nombre de réparations, y compris certaines d’ordre structural, n’y soient apportées pour en rétablir la navigabilité. La légalité de l’ordonnance de détention fut contestée par voie du mécanisme de renvoi prévu au paragraphe 307(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9. Au terme de ce renvoi, le Directeur général de la Sécurité maritime à Transports Canada et le Président du Bureau d’inspection des navires à vapeur maintinrent la décision des inspecteurs tout en assouplissant certaines des mesures de réparation ordonnées.

[56]     Il n’y eut pas d’appel au ministre de cette seconde décision comme le permet l’article 307. Les réparations ordonnées furent faites au navire et celui-ci quitta pour la Chine.

[57]     Près d’une année et demie plus tard, une action en responsabilité fut logée par les propriétaires du navire contre la Couronne fédérale et les deux inspecteurs à l’origine de l’ordonnance de détention. Quelques 4 350 000 $ furent réclamés en dommages. Cette réclamation avait pour assise la légalité de la décision des inspecteurs concernant la navigabilité du navire ainsi que la légalité de leur ordonnance de détention de ce dernier.

[58]     Il est possible que l’exécution d’une décision ou la mise en œuvre d’une politique gouvernementale parfaitement légale puisse se faire d’une manière fautive ou abusive et, ainsi, engager la responsabilité de l’administration fédérale. En d’autres termes, malgré qu’une décision ou qu’une politique soit conforme à la loi, l’exécution ou la mise en œuvre de l’une ou de l’autre peut être négligente ou fautive. En pareil cas, une poursuite en responsabilité par action en justice, fondée non pas sur la légalité de la décision ou de la politique, mais sur l’exécution ou la mise en œuvre fautive de celle-ci, est appropriée. Dans ces circonstances, la Cour fédérale partage sa compétence d’attribution avec les cours supérieures des provinces. Dans l’affaire Agence canadienne d’inspection des aliments c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2008 QCCA 1726, la Cour d’appel du Québec s’est récemment penchée sur la question. Elle en arrive aux conclusions suivantes que l’on retrouve aux paragraphes 37 et 58 et que je partage :

    De la même façon qu’en matière de réglementation municipale « [l]’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité », il était compris, jusqu’à récemment, qu’une décision ou des mesures valablement prises par un organisme, à l’intérieur de sa compétence, peuvent être génératrices de faute en cas d’erreur ou de négligence. Dans cette perspective, seule l’activité exercée avec soin et diligence est couverte par l’immunité de poursuite dont bénéficie [sic] certaines décisions de corps publics. La responsabilité civile d’un organisme peut ainsi être engagée, malgré la conformité de l’action avec la loi, lorsqu’un dommage résulte d’un exercice défectueux des pouvoirs attribués.

[. . .]

    Dans notre affaire, les intimés ne prétendent pas que les décisions et mesures prises par l’Agence sont illégales ni n’en recherchent de façon collatérale la nullité. Ils soutiennent, à ce stade préliminaire, que même si leur légalité est tenue pour acquise, elles n’en peuvent pas moins constituer des actes fautifs générateurs de responsabilité civile. Dans ce cadre, il ne saurait être question de risque de jugements contradictoires.  [Notes en fin de texte omises.]

[59]     Mais lorsque la contestation porte sur la légalité même de la décision ou la politique gouvernementale, le législateur a voulu, en règle générale, que celle-ci soit déterminée de façon prioritaire afin que, dans l’intérêt public, le doute soit dissipé et que la décision ou la politique gouvernementale puisse être exécutée ou mise en œuvre ou qu’il puisse y être apporté des correctifs si elle devait s’avérer illégale. Il ne faut pas oublier également que les décisions ou les politiques gouvernementales souvent emportent aussi des coûts pour les administrés qui doivent s’y conformer. On peut penser par exemple aux décisions d’inspecteurs ou du ministre dans le domaine de l’environnement qui nécessitent la mise en place par l’industrie de mesures dépolluantes ou anti-pollution onéreuses. De là l’importance de la finalité qui doit s’attacher aux décisions ou aux politiques gouvernementales.

b)      Un élément de souplesse envisagé par le législateur

[60]     Je dis « en règle générale » car le législateur, au paragraphe 18.4(2) de la Loi, a prévu une exception dérogatoire au processus qu’il a établi. Lorsqu’elle l’estime indiqué, la Cour fédérale peut ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme une action, en d’autres termes qu’une telle demande soit convertie en une action. Dans l’affaire Macinnis c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 464, le juge Décary, au nom d’une Cour d’appel unanime, rappelait le caractère exceptionnel du paragraphe 18.4(2). Aux pages 470 et 471, 472, il écrivait :

Il ne faudrait pas perdre de vue l’intention clairement exprimée par le Parlement, qu’il soit statué le plus tôt possible sur les demandes de contrôle judiciaire, avec toute la célérité possible, et le moins possible d’obstacles et de retards du type de ceux qu’il est fréquent de rencontrer dans les procès [. . .]

Mais le vrai critère que le juge doit appliquer est de se demander si la preuve présentée au moyen d’affidavits sera suffisante, et non de se demander si la preuve qui pourrait être présentée au cours d’un procès pourrait être supérieure.

[61]     Bien que la conversion d’une demande de contrôle judiciaire en une action ne soit pas limitée à des questions de preuve (voir Drapeau c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1995] A.C.F. no 536 (C.A.) (QL)), elle revêt néanmoins un caractère d’exception.

[62]     Cette exception d’ordre procédural prévue au paragraphe 18.4(2) de la Loi ne porte pas atteinte à l’intégrité du mécanisme de contrôle judiciaire de l’administration fédérale envisagé par le législateur, lequel a voulu qu’il soit exercé exclusivement par les Cours fédérales.

[63]     En obligeant un justiciable à procéder par contrôle judiciaire, le législateur maintient la juridiction exclusive des Cours fédérales. Si demande de conversion il y a, l’audition se fait devant la Cour fédérale. Une fois la conversion autorisée, l’action procède en Cour fédérale et, selon l’arrêt Berhad, celle-ci doit accorder à la décision ou à l’activité administrative dont la légalité est contestée la déférence requise par la loi, s’il en est.

[64]     La possibilité de conversion en une action n’existe pas lorsque le contrôle judiciaire doit s’exercer en Cour d’appel fédérale, le législateur ayant privilégié sans exception la procédure sommaire et expéditive (voir le paragraphe 28(2) de la Loi).

c)   Le recours approprié en l’instance

[65]     Le procureur de l’intimé reconnaît d’emblée que si le paragraphe 24.a. du RARM et particulièrement l’alinéa (iv) sont légaux et non discriminatoires, son client n’a droit à ni remboursement, ni dommage. En d’autres termes, les dommages et remboursements sont conditionnels et incidents à l’illégalité de la disposition en cause ou à ce qu’elle soit déclarée inopérante. Mettre au plan procédural, comme l’intimé l’a fait en l’espèce, l’emphase sur les dommages et le remboursement plutôt que sur la légalité de la disposition équivaut à mettre la charrue devant les bœufs. En somme, c’est la queue qui fait bouger le chien.

[66]     Nous sommes ici en présence d’une question de droit bien définie, bien cernée dont la détermination requiert peu d’éléments de preuve. À vrai dire, elle peut fort bien procéder au mérite à partir d’une simple admission des faits.

[67]     Comme le fait remarquer à juste titre l’appelante, si l’intimé avait procédé par contrôle judiciaire plutôt que par action comme il l’a fait, il aurait déjà obtenu de la cour une réponse quant à la légalité de la disposition en cause.

[68]     Même si la disposition en litige existe depuis plusieurs années, il n’y avait aucun obstacle temporel à ce que l’intimé procède par demande de contrôle judiciaire. Ce dernier ne s’en prend pas à la décision initiale d’ajouter l’alinéa (iv) au paragraphe 24.a. du RARM. Il s’en prend plutôt à la décision mensuelle d’opérer, des prestations qu’il reçoit, la déduction des montants touchés en vertu de la Loi sur les pensions, de sorte que le délai de prescription de 30 jours du paragraphe 18.1(2) de la Loi pour intenter un contrôle judiciaire ne s’applique pas en pratique. La déduction faite en vertu de l’alinéa 24.a.(iv) constitue « un acte d’un office fédéral » que, sur une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut déclarer nul ou illégal (voir l’alinéa 18(3)b) de la Loi et l’arrêt Krause c. Canada, précité, au paragraphe 23).

[69]     Comme justification de la procédure qu’il a choisie, l’intimé a avancé la crainte que d’autres acteurs impliqués dans la gestion du RARM, tel le Conseil du Trésor, ne soient pas liés par une décision de la Cour fédérale rendue à la suite d’une procédure de contrôle judiciaire.

[70]     Avec respect, je ne vois aucun fondement raisonnable à une telle crainte. Si la Cour fédérale devait déclarer nul ab initio ou illégal l’alinéa 24.a.(iv) du RARM, il va de soi que les déductions cessent et que les remboursements sont de mise.

[71]     Enfin, l’intimé a également fourni la justification suivante pour sa démarche. Il voulait procéder par voie de recours collectif car il dit craindre que les autres membres des Forces qui, comme lui, subissent les déductions, ne soient pas remboursés et que les déductions continuent d’être faites à leur égard.

[72]     Encore là, je crois fermement qu’il s’agit d’une crainte sans fondement car l’assise même de la déduction serait éliminée.

[73]     Enfin, sans me prononcer sur l’opportunité de le faire, je note que, depuis le 13 décembre 2007, les règles 334.1 [édictée par DORS/2007-301, art. 7] et 334.12 des Règles des Cours fédérales permettent maintenant qu’une demande de contrôle judiciaire (sauf celle faite en vertu de l’article 28 de la Loi) puisse être introduite par un membre d’un groupe de personnes au nom du groupe. Le requérant peut alors demander à la Cour fédérale que sa demande de contrôle judiciaire soit une instance autorisée comme recours collectif. Il n’est donc point nécessaire d’opérer une conversion de la procédure de contrôle judiciaire comme c’était le cas sous les anciennes règles gouvernant le recours collectif, lequel se limitait alors aux actions.

Le cheminement suivi en l’instance

[74]     Je rappelle que l’intimé a exercé son recours par voie d’une action en justice et qu’il a demandé à la Cour fédérale que l’instance soit convertie en recours collectif. Le juge de la Cour fédérale a accédé à cette demande.

[75]     En procédant par action comme il l’a fait, l’intimé s’est fait justice et a mis la Cour fédérale devant un fait accompli. Face à l’opposition de l’appelant réclamant qu’il aurait dû procéder par demande de contrôle judiciaire, il a recherché et obtenu l’indulgence de la Cour fédérale.

[76]     De fait, le juge de la Cour fédérale a considéré l’action comme une demande de contrôle judiciaire et s’est ensuite livré à l’exercice de conversion (voir les paragraphes 19 et suivants des motifs de sa décision). Mais il ne s’agissait pas d’un contrôle judiciaire de sorte qu’il ne pouvait exercer la discrétion de convertir que lui confère le paragraphe 18.4(2) de la Loi.

[77]     L’intimé devait suivre la procédure édictée par la Loi. Laisser entre les mains du justiciable le choix de procéder par action plutôt que par contrôle judiciaire, comme l’exige le législateur, pourrait permettre que soit écartée complètement la compétence de la Cour fédérale à l’égard de l’administration fédérale, ainsi que celle de la Cour d’appel fédérale sous l’article 28 de la Loi.  Voir par exemple le paragraphe 13 des motifs de l’arrêt Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire), 2008 CAF 362, [2009] 3 R.C.F. 568, où le juge Pelletier écrit :

    La présente affaire tombe clairement sous le coup du principe énoncé dans l’arrêt Grenier et en illustre le principe sous-jacent. P&H aurait vraisemblablement pu présenter sa demande devant toute juridiction supérieure d’une province sur le fondement des allégations figurant dans ses actes de procédure et demander à cette juridiction de se prononcer sur la légalité de la révocation des permis originaux et de la délivrance des permis de remplacement. Si un autre expéditeur était confronté au même problème, il aurait pu choisir de saisir la juridiction supérieure d’une autre province et lui demander de trancher la même question. La multiplication des litiges et des solutions ne ferait qu’affaiblir la cohérence de la jurisprudence relative au contrôle judiciaire de la légalité des décisions administratives fédérales.  [Non souligné dans l’original.]

[78]     L’appelante qui fait l’objet des revendications de l’intimé est en droit de s’attendre à ce que la procédure soit suivie et d’exiger qu’elle le soit. En faisant de l’action prise par l’intimé une demande de contrôle judiciaire, le juge a créé une fiction judiciaire qui déchoit l’appelante du droit et de la possibilité de bien connaître les tenants et aboutissants de la position de l’intimé quant à l’illégalité de la disposition en cause. De ce fait, elle la prive également de la possibilité de s’opposer efficacement à une demande de conversion. Elle la prive en définitive du bénéfice d’un processus procédural obligatoire établi par le législateur auquel les Règles des Cours fédérales ne permettent ni à l’intimé, ni au juge de déroger (Dawe c. Ministre du Revenu national (Douanes et Accise), [1994] A.C.F. no 1327 (C.A.) (QL); Brandlake Products Limited c. Adidas (Cananda) Limited, [1983] 1 C.F. 197 (C.A.)). Je ne peux entériner cette façon de procéder. La détermination de la procédure qu’il convenait de suivre en l’espèce implique une question de droit soumise à la norme de la décision correcte (voir Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 215, [2009] 1 R.C.F. 476, au paragraphe 35).

La récente décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire TeleZone Inc.

[79]     Alors que les présents motifs subissaient l’épreuve de la traduction, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans l’affaire TeleZone Inc. v. Canada (Attorney General), 2008 ONCA 892, 94 O.R. (3d) 19, où elle conclut que l’arrêt Grenier de notre Cour est erroné. Les points de vue divergents étant établis de part et d’autre, je me serais contenté d’un silence face à la décision de la Cour d’appel de l’Ontario n’eut été du fait qu’au plan des principes, cette décision pose problème à trois niveaux qu’il me faut souligner. Je me garde donc bien de me prononcer sur les cas d’espèce qui lui étaient soumis et sur lesquels elle a adjugé.

[80]     Premièrement, la décision s’écarte du principe fondamental d’interprétation moderne des lois voulant qu’une loi et ses dispositions doivent s’interpréter d’une manière contextuelle, c’est-à-dire les unes par rapport aux autres, dans le contexte de l’objectif recherché par le législateur et d’une manière qui favorise la réalisation de cet objectif.

[81]     La Cour d’appel de l’Ontario s’est plutôt livrée à une interprétation littérale de l’article 18 de la Loi, et par le fait même de l’article 28 de la même Loi, en en limitant la portée à une codification des anciens remèdes de common law que constituaient les brefs de prérogatives.

[82]     Mais les articles 18 et 28 ainsi que la Loi elle-même sont plus qu’une simple codification de remèdes. Ces dispositions et la Loi elle-même reflètent l’établissement d’une politique de contrôle judiciaire de la légalité de l’activité administrative fédérale par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale. C’est la conclusion à laquelle l’arrêt Grenier de notre Cour en est venu après une analyse contextuelle de ces dispositions, de la Loi et des événements qui ont présidé à leur adoption.

[83]     Deuxièmement, en omettant de faire une interprétation contextuelle des dispositions et de la Loi en cause, issues de la réforme du droit administratif fédéral, la Cour d’appel de l’Ontario a ignoré l’intention du Parlement fédéral. Loin de nous ramener à l’ère Dickens, les articles 18 et 28 de la Loi ainsi que la philosophie de la Loi participent d’une réalité moderne d’un État fédéral, et non simplement unitaire, où le Parlement a voulu que, dans l’intérêt public national, l’État fédéral et le citoyen puissent et doivent obtenir rapidement une réponse quant à la légalité des décisions prises et des politiques adoptées au moyen d’un contrôle judiciaire central, rapide et unifié plutôt qu’au moyen d’un autre processus judiciaire morcelé débouchant, comme l’histoire l’a démontré, sur des décisions contradictoires de différentes juridictions.

[84]     Enfin, la Cour d’appel de l’Ontario s’est demandée si la Cour supérieure avait compétence pour entendre les actions en dommages intentées par les justiciables. Bien sûr que la Cour supérieure possède cette compétence et personne ne met cela en doute. Mais ce qu’il faut plutôt se demander, c’est si le justiciable peut, à son choix, attaquer la légalité d’une décision par le biais d’une action lorsque l’illégalité de cette décision est, en tout ou en partie, un pré-requis (sine qua non) à son recours en dommages. À cette question, les articles 18 et 28 de la Loi, la philosophie et l’historique de la Loi elle-même et les objectifs recherchés par le Parlement apportent, sans équivoque à mon avis, une réponse négative.

Conclusion

[85]     Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel et j’annulerais la décision de la Cour fédérale certifiant l’action de l’intimé comme une instance en recours collectif. Vu le consentement de l’appelante, j’accorderais à l’intimé un délai de 30 jours à compter de la date du présent jugement pour signifier et déposer une demande de contrôle judiciaire. Je suspendrais l’action prise par l’intimé jusqu’à ce qu’une adjudication finale soit faite sur la demande de contrôle judiciaire. L’appelante n’ayant pas réclamé de frais, je n’en accorderais aucun.

    Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.

    Le juge Blais, J.C.A. : Je suis d’accord.

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