[2011] 3 R.C.F. 293
A-311-09
2010 CAF 100
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Sharareh Saji (intimée)
Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Saji
Cour d’appel fédérale, juges Noël, Evans et Dawson, J.C.A.—Toronto, 12 et 14 avril 2010.
Il s’agissait d’un appel interjeté en vertu de l’article 27 de la Loi sur les Cours fédérales à l’encontre d’une ordonnance de la Cour fédérale rejetant la requête du ministre visant à faire radier, pour cause de retard, l’avis d’appel déposé par l’intimée à l’égard de la décision d’un juge de la citoyenneté de rejeter sa demande de citoyenneté.
L’intimée n’avait pas déposé son avis d’appel dans le délai prévu à l’alinéa 14(5)b) de la Loi sur la citoyenneté. La lettre contenant l’avis de la décision du juge de la citoyenneté avait été égarée. En conséquence, l’intimée avait déposé un avis d’appel plus de 60 jours après la mise à la poste, mais moins de 60 jours après que l’intimée a pris connaissance de la lettre.
Les questions à trancher étaient celles de savoir si le paragraphe 14(6) de la Loi sur la citoyenneté écarte la compétence conférée à la Cour par l’alinéa 27(1)c) de la Loi sur les Cours fédérales d’entendre l’appel d’un jugement interlocutoire de la Cour fédérale et, si la Cour est compétente pour entendre l’appel, si le juge des requêtes avait commis une erreur susceptible de révision en rejetant la requête du ministre visant à faire radier l’appel de l’intimée.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Le paragraphe 14(6) n’écarte pas la compétence conférée à la Cour par l’alinéa 27(1)c) d’entendre l’appel de la décision par laquelle le juge des requêtes a rejeté la requête en radiation. Bien que le paragraphe 14(6) interdit d’interjeter appel à la Cour d’une décision de la Cour fédérale « rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) », ces mots n’élargissent pas la portée du paragraphe 14(6) au-delà de la question qui fait l’objet de l’appel à la Cour fédérale, soit la question de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur en approuvant ou en rejetant une demande de citoyenneté, tel qu’il appert de la version française, qui fait ressortir un sens plus étroit. Les termes « pursuant to » (« rendue sur ») ne couvrent pas toutes les décisions rendues par la Cour fédérale dans le contexte d’un appel en matière de citoyenneté. Donc, le paragraphe 14(6) ne fait pas obstacle à un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale sur une requête visant à faire radier un appel qui ne porte pas sur la question ultime devant la Cour d’appel fédérale. De même, le paragraphe 14(6) ne s’applique pas si le motif d’appel est le caractère anticonstitutionnel de la législation ou le fait que l’audience aurait été inéquitable sur le plan de la procédure devant la Cour fédérale. L’interdiction d’interjeter appel prévue au paragraphe 14(6) ne s’applique qu’aux décisions de la Cour fédérale rendues conformément à l’équité procédurale sur la question de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur en tranchant la demande de citoyenneté.
Le juge des requêtes a commis une erreur en rejetant la requête du ministre visant à faire radier l’appel de l’intimée. Le sens manifeste de l’alinéa 14(5)b) de la Loi est que, lorsque l’avis est posté, le délai de 60 jours commence à la date de la mise à la poste. Les mots « ou tout autre moyen » (« or otherwise given under subsection (3) ») s’appliquent seulement dans les cas où la communication est donnée autrement que par courrier. En outre, le délai prévu au paragraphe 14(5) de la Loi est de rigueur et ne peut pas être prolongé par la Cour fédérale.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 225.2(2),(8),(13).
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 2(1) « Cour », 14 (mod. par L.C. 2001, ch. 27, art. 230; 2008, ch. 14, art. 10), 18(1),(3).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 50.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 27 (mod., idem, art. 34).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 80(3).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, confirmant [1997] 1 C.F. 828 (C.A.); Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 94.
décision différenciée :
Tennina c. Canada (Revenu national), 2010 CAF 25.
décisions examinées :
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2002 CAF 518, [2003] 2 C.F. 657.
décisions citées :
Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Zündel (Re), 2004 CAF 394; Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 299; Papa (Re), 2009 CAF 112; So (Re), [1978] A.C.F. no 922 (1re inst.) (QL); Conroy (Re), [1979] A.C.F. no 307 (1re inst.) (QL).
APPEL interjeté à l’encontre d’une ordonnance de la Cour fédérale rejetant la requête du ministre visant à faire radier, pour cause de retard, l’avis d’appel déposé par l’intimée à l’égard de la décision d’une juge de la citoyenneté de rejeter sa demande de citoyenneté.
ONT COMPARU
Kristina S. Dragaitis et Neil Sampson pour l’appelante.
Wennie Lee pour l’intimée.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.
Lee & Company, Toronto, pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1] Il s’agit d’un appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en vertu de l’article 27 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 34] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], concernant une ordonnance de la Cour fédérale, datée du 30 juillet 2009 et portant le numéro de dossier T‑548‑09. Par cette ordonnance, le juge Hughes (le juge des requêtes) a rejeté la requête du ministre visant à faire radier l’avis d’appel déposé par Sharareh Saji à l’égard de la décision d’un juge de la citoyenneté de rejeter la demande de citoyenneté de celle-ci au motif qu’elle ne satisfaisait pas à l’exigence de cohabitation prévue par la loi.
[2] La requête du ministre reposait sur le fait que Mme Saji n’avait pas déposé son avis d’appel à la Cour fédérale dans le délai prévu à l’alinéa 14(5)b) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29, soit dans les 60 jours suivant la date de la communication « par courrier ou tout autre moyen » de la décision du juge de la citoyenneté.
[3] L’appel soulève deux questions. Premièrement, le paragraphe 14(6) de la Loi sur la citoyenneté écarte-t-il la compétence conférée à la Cour par l’alinéa 27(1)c) de la Loi sur les Cours fédérales d’entendre l’appel d’un jugement interlocutoire de la Cour fédérale? Aux termes de ce paragraphe, la décision de la Cour fédérale rendue sur l’appel d’une décision d’un juge de la citoyenneté est « définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel ». Deuxièmement, si la Cour est compétente pour entendre l’appel, le juge des requêtes a-t-il commis une erreur susceptible de révision en rejetant la requête du ministre visant à faire radier l’appel de Mme Saji pour cause de retard?
[4] À mon avis, la décision par laquelle le juge des requêtes a rejeté la requête du ministre visant à faire radier la demande de Mme Saji, au motif que cette demande était prescrite, n’était pas une décision rendue « sur l’appel prévu au paragraphe (5) » de la Loi sur la citoyenneté, car elle ne se rapportait nullement à la question ultime devant être tranchée par la Cour fédérale relativement à l’appel interjeté en vertu du paragraphe 14(5), soit celle de savoir si le juge de la Cour de la citoyenneté avait commis une erreur en n’approuvant pas la demande de Mme Saji. Par conséquent, le paragraphe 14(6) n’écarte pas la compétence conférée à la Cour par l’alinéa 27(1)c) d’entendre l’appel de la décision par laquelle le juge des requêtes a rejeté la requête en radiation.
[5] Je suis aussi d’avis que le juge des requêtes a commis une erreur en ne radiant pas l’appel. Lorsque l’avis de la décision du juge de la citoyenneté est envoyé au demandeur par courrier recommandé et qu’il est adressé correctement, le délai de 60 jours prévu pour le dépôt d’un avis d’appel à la Cour fédérale, que le juge n’a pas le pouvoir discrétionnaire de prolonger, commence à courir dès le jour où l’avis est posté et non le jour où il est reçu par le demandeur.
[6] Par conséquent, j’accueillerais l’appel du ministre avec dépens et, rendant l’ordonnance que le juge des requêtes aurait dû rendre, j’accueillerais la requête du ministre visant à faire radier l’avis d’appel de Mme Saji et rejetterais son appel à la Cour fédérale.
B. LES FAITS
[7] Les faits pertinents ne sont pas en litige. Dans une décision datée du 9 juillet 2008, le juge de la citoyenneté a refusé la demande de citoyenneté canadienne présentée par Mme Saji. L’avis communiquant la décision et l’information relative au droit d’appel et au délai prescrit pour le dépôt de l’avis d’appel au greffe de la Cour fédérale a été posté le 23 janvier 2009 à l’adresse indiquée dans le formulaire, « Recours aux services d’un représentant », soumis par l’époux de Mme Saji en son nom et en celui de sa famille.
[8] La lettre a été livrée à cette adresse le 26 janvier 2009 et Lisa Moradi, réceptionniste d’une firme parajuridique avec laquelle le consultant en immigration représentant Mme Saji partageait un espace de bureau, en a accusé réception. Cependant, en raison d’une erreur commise par Mme Moradi, la lettre a été placée à un mauvais endroit et le représentant de Mme Saji n’a pas pris connaissance de la décision avant le 6 février 2009.
[9] Mme Saji a déposé un avis d’appel auprès du greffe de la Cour fédérale le 6 avril 2009, soit plus de 60 jours après la mise à la poste de l’avis de la décision du juge de la citoyenneté, mais moins de 60 jours après que le représentant de Mme Saji en ait pris connaissance.
C. CADRE LÉGISLATIF
[10] Le paragraphe 27(1) de la Loi sur les Cours fédérales crée un droit d’interjeter appel à la Cour d’appel fédérale des jugements interlocutoires et définitifs de la Cour fédérale :
27. (1) Il peut être interjeté appel, devant la Cour d’appel fédérale, des décisions suivantes de la Cour fédérale : a) jugement définitif; […] c) jugement interlocutoire; [Non souligné dans l’original.] |
Appels des jugements de la Cour fédérale |
[11] L’article 14 [mod. par L.C. 2001, ch. 27, art. 230; 2008, ch. 14, art. 10] de la Loi sur la citoyenneté régit le processus de décision à l’égard des demandes de citoyenneté et des appels. Le paragraphe 14(1) prévoit que le juge de la citoyenneté statue sur les demandes de citoyenneté dont il est saisi et détermine si le demandeur satisfait aux exigences prévues par la loi pour l’attribution de la citoyenneté :
14. (1) Dans les soixante jours de sa saisine, le juge de la citoyenneté statue sur la conformité — avec les dispositions applicables en l’espèce de la présente loi et de ses règlements — des demandes déposées en vue de : a) l’attribution de la citoyenneté, au titre des paragraphes 5(1) ou (5); |
Examen par un juge de la |
[12] Le paragraphe 14(2) prévoit que le juge de la citoyenneté approuve ou rejette la demande sur laquelle il a statué en vertu du paragraphe 14(1) et transmet au ministre sa décision motivée.
14. […] |
|
(2) Aussitôt après avoir statué sur la demande visée au paragraphe (1), le juge de la citoyenneté, sous réserve de l’article 15, approuve ou rejette la demande selon qu’il conclut ou non à la conformité de celle-ci et transmet sa décision motivée au ministre. |
Information du ministre |
[13] En cas de rejet de la demande de citoyenneté, les paragraphes 14(3) et (4) prévoient que le juge de la citoyenneté en informe le demandeur et qu’il peut le faire par courrier recommandé au demandeur à sa dernière adresse connue :
14. […] |
|
(3) En cas de rejet de la demande, le juge de la citoyenneté en informe sans délai le demandeur en lui faisant connaître les motifs de sa décision et l’existence d’un droit d’appel. |
Information du demandeur |
(4) L’obligation d’informer prévue au paragraphe (3) peut être remplie par avis expédié par courrier recommandé au demandeur à sa dernière adresse connue. [Non souligné dans l’original.] |
Transmission |
[14] Le paragraphe 14(5) permet au ministre ou au demandeur d’interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté à la Cour, soit à la Cour fédérale au sens du paragraphe 2(1), et prévoit le délai à l’intérieur duquel l’avis d’appel doit être déposé :
14. […]
(5) Le ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté en déposant un avis d’appel au greffe de la Cour dans les soixante jours suivant la date, selon le cas : a) de l’approbation de la demande; b) de la communication, par courrier ou tout autre moyen, de la décision de rejet. [Non souligné dans l’original.] |
Appel |
[15] Le paragraphe 14(6) prévoit que la décision de la Cour fédérale « rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) » est définitive et non susceptible d’appel.
14. […] |
|
(6) La décision de la Cour rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) est, sous réserve de l’article 20, définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel. |
Caractère définitif de la décision |
D. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
[16] Comme cela n’est pas rare dans les décisions rendues sur les requêtes présentées par écrit, le juge des requêtes n’a fourni aucun motif écrit au soutien de sa décision. Il a plutôt rendu une ordonnance motivée, dont il semble ressortir qu’il était d’avis que l’appel ne devait pas être radié pour cause de retard parce qu’il serait injuste de nuire à Mme Saji en reportant sur elle la négligence de la réceptionniste qui a omis de porter la lettre à l’attention de son représentant.
[17] L’ordonnance du juge des requêtes s’expliquerait soit par le fait que la Loi confère implicitement à la Cour fédérale le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de 60 jours, soit par le fait que, pour éviter de nuire à un demandeur, le délai de prescription court à compter de la date à laquelle, sans qu’il y soit de la faute ni du demandeur, ni de son représentant, ce dernier prend connaissance de la décision du juge de la citoyenneté. À mon avis, malgré ce manque de précision, le dossier permet de rendre une décision appropriée, selon la norme de la décision correcte, sur les questions juridiques soulevées par le présent appel.
[18] Malgré qu’elle soit largement connue, presque trop même, la méthode contemporaine d’interprétation législative, adoptée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, et énoncée par Elmer A. Driedger dans The Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), mérite toujours d’être répétée lorsque les questions soulevées concernent l’interprétation législative.
[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
Cependant, comme il ressortira de ce qui suit, la première de ces questions d’interprétation peut, dans une grande mesure, se résoudre par l’application de la jurisprudence.
Question 1 : Le paragraphe 14(6) de la Loi sur la citoyenneté écarte-t-il la compétence conférée à la Cour par le paragraphe 27(1) de la Loi sur les Cours fédérales d’entendre l’appel de la décision interlocutoire de la Cour fédérale de ne pas radier l’appel de Mme Saji pour cause de retard?
[19] Pour en faciliter la consultation, je reproduis le texte du paragraphe 14(6) :
14. […] |
|
(6) La décision de la Cour rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) est, sous réserve de l’article 20, définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel. [Non souligné dans l’original.] |
Caractère définitif de la décision |
[20] Le paragraphe 14(5) prévoit que « [l]e ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté ». Le paragraphe 14(2) prévoit que le juge de la citoyenneté doit approuver ou rejeter la demande de citoyenneté selon qu’il conclut ou non à la conformité de celle-ci avec les exigences en matière d’attribution de citoyenneté prévues au paragraphe 14(1).
[21] Dans le mémoire des faits et du droit présenté dans le cadre du présent appel pour le compte du ministre, il est dit que le paragraphe 14(6) ne s’applique qu’à la décision de la Cour fédérale (sur l’appel) « prévu au paragraphe (5) », c.-à-d. la décision du juge de la citoyenneté d’approuver ou de rejeter la demande de citoyenneté.
[22] Cela n’est pas tout à fait exact : le paragraphe 14(6) interdit d’interjeter appel à la Cour d’une décision de la Cour fédérale « rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) » [non souligné dans l’original] (en anglais, « pursuant to an appeal under subsection (5) »). Selon leur sens manifeste, les mots « pursuant to » (en français, « rendue sur ») peuvent sembler élargir la portée du paragraphe 14(6) au-delà de la question qui fait l’objet de l’appel à la Cour, soit, la question de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur en approuvant ou en rejetant une demande de citoyenneté. À l’opposé, le paragraphe 18(3) interdit d’interjeter appel à la Cour d’une « décision de la Cour [fédérale] visée au » [non souligné dans l’original] paragraphe 14(1), qui concerne, entre autres choses, la révocation de la citoyenneté. Il faut supposer que, lorsque le législateur emploie des termes différents sur un même sujet et dans une même loi, il entend leur donner des sens différents.
[23] Cependant, la version française du paragraphe 14(6), « La décision de la Cour rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) » [non souligné dans l’original], fait ressortir un sens plus étroit. De plus, la jurisprudence issue de l’interprétation d’une autre disposition limitative de la Loi sur la citoyenneté, le paragraphe 18(3), indique que les termes anglais « pursuant to » (en français, « rendue sur ») au paragraphe 14(6) ne couvrent pas toutes les décisions rendues par la Cour fédérale dans le contexte d’un appel en matière de citoyenneté.
[24] Ainsi, l’une des questions soulevées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391 (Tobiass), était celle de savoir si la Cour avait compétence pour entendre un pourvoi formé contre la décision d’un juge de la Cour fédérale d’accorder la suspension d’une procédure de révocation de la citoyenneté. L’article 18(3) de la Loi sur la citoyenneté prévoit qu’il ne peut être interjeté appel d’une décision de la Cour fédérale « visée au paragraphe (1) », qui traite des décisions de la Cour sur la question de savoir si une personne a, entre autres choses, obtenu la citoyenneté par fraude ou fausse déclaration.
[25] Confirmant la décision de la Cour ([1997] 1 C.F. 828), la Cour suprême a conclu (aux paragraphes 50 à 53) que la décision du juge de première instance de la Cour fédérale de suspendre la procédure n’avait pas été rendue en vertu du paragraphe 18(1), puisque la suspension des procédures est ordonnée pour des motifs qui n’ont absolument rien à voir avec les circonstances de l’obtention de la citoyenneté. La décision de suspendre la procédure avait plutôt été rendue en vertu du pouvoir général conféré par l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7], tel qu’il était alors. Par conséquent, le paragraphe 18(3) n’a pas rendu l’appel irrecevable.
[26] La Cour a également statué (au paragraphe 56) que l’argument était « très séduisant », à savoir que le paragraphe 18(1) visait non seulement la décision ultime tranchant la question de savoir dans quelles circonstances la citoyenneté a été obtenu, mais également
[…] les décisions rendues au cours du renvoi prévu à l’art. 18 s’y rapportant. Cela comprendrait tous les jugements interlocutoires que le tribunal a le pouvoir de rendre dans le contexte d’un renvoi prévu à l’art. 18 […]
[27] Sans décider s’il convient de donner une interprétation aussi large du paragraphe 18(1), la Cour dit ceci (aux paragraphes 57 et 58) :
Cependant, que le par. 18(1) soit interprété de façon stricte de manière à viser seulement la décision ultime tranchant la question de savoir si la citoyenneté a été obtenue par des moyens frauduleux, ou de façon plus libérale afin d’englober les jugements interlocutoires se rapportant [souligné dans l’original] à cette décision qui sont rendus dans le cadre d’une audience visée par le par. 18(1), il est manifeste qu’il ne comprend pas une ordonnance accordant ou refusant la suspension des procédures.
Contrairement aux jugements interlocutoires, la suspension des procédures ne sera pas prononcée afin de trancher plus efficacement la question ultime de savoir si la citoyenneté a été obtenue par des moyens frauduleux. L’ordonnance qui suspend les procédures n’est donc pas liée à cette décision ultime. [Non souligné dans l’original.]
[28] L’arrêt Tobiass a été appliqué par la Cour dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2002 CAF 518, [2003] 2 C.F. 657, où (au paragraphe 38) la Cour a comparé la suspension considérée dans l’arrêt Tobiass et la décision d’un juge de la Cour fédérale, prononcée dans le cadre d’une affaire de révocation de citoyenneté, sur la question de savoir s’il convenait de procéder par voie de jugement sommaire. Par conséquent, la décision du juge à l’égard de la requête concernant le jugement sommaire n’était pas visée par la disposition limitative du paragraphe 18(3).
[29] Par analogie à la présente affaire, le paragraphe 14(6) n’interdit d’interjeter appel à la Cour d’une décision de la Cour fédérale, à titre de décision rendue « sur l’appel prévu au paragraphe (5) », que si la décision en question a trait à la question ultime, soit celle de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur en approuvant ou en rejetant la demande de citoyenneté ou en tranchant une question connexe. À mon avis, la décision d’un juge de la Cour fédérale sur une requête visant à faire radier un appel pour cause de retard ne porte pas sur la question ultime à trancher dans cet appel, sans égard à la question de savoir si la requête est accordée ou rejetée. Il en est ainsi parce que, selon les termes utilisés dans l’arrêt Tobiass au paragraphe 58, la décision « ne sera pas prononcée afin de trancher plus efficacement la question ultime ».
[30] Il convient également de noter qu’il a été statué que l’ancien paragraphe 80(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, qui proscrivait d’interjeter appel de la décision d’un juge de la Cour fédérale sur le caractère raisonnable d’une attestation de sécurité, ne s’appliquait pas lorsque le motif de l’appel était qu’il existait une crainte raisonnable que le juge n’ait pas été impartial ou que la loi ait été anticonstitutionnelle : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 136, confirmant Zündel (Re), 2004 CAF 394 et Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 299, au paragraphe 47, où il est fait référence à la jurisprudence pertinente.
[31] À mon avis, il en irait également de même aux termes du paragraphe 14(6) dans les cas où le motif d’appel serait le caractère anticonstitutionnel de la législation ou le fait que l’audience tenue devant le juge de la Cour fédérale aurait été inéquitable sur le plan de la procédure en raison soit d’une crainte raisonnable de partialité de la part du juge de la Cour fédérale ou du fait que l’appelant se serait vu refuser une occasion appropriée de participer à l’audience, sans égard à la question de savoir si le juge a accueilli ou rejeté l’appel de la décision du juge de la citoyenneté. La régularité de l’audience tenue par un juge de la Cour fédérale dans le cadre d’un appel en matière de citoyenneté est sans rapport avec la question ultime : l’interdiction d’interjeter appel prévue au paragraphe 14(6) ne s’applique qu’aux décisions de la Cour fédérale rendues conformément à l’équité procédurale sur la question de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur en tranchant la demande de citoyenneté. Une simple allégation sans fondement d’iniquité procédurale ne suffit toutefois pas à éviter l’application d’une disposition proscrivant un appel : Papa (Re), 2009 CAF 112 (Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, paragraphe 225.2(13) (LIR)).
[32] L’avocat de l’appelant a également porté à l’attention de la Cour l’arrêt Tennina c. Canada (Revenu national), 2010 CAF 25. Cependant, cette cause portait sur une question différente. La Cour y a statué qu’il ne pouvait être interjeté appel à la Cour d’une ordonnance conservatoire prononcée par un juge de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 225.2(2) de la LIR, parce que le législateur avait expressément prévu un recours, au paragraphe 225.2(8), soit le droit de demander à un autre juge de la Cour fédérale de contrôler l’ordonnance.
[33] Par conséquent, à mon avis, la Cour a compétence pour entendre l’appel du ministre et je me pencherai maintenant sur la deuxième question.
Question 2 : Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur de droit en n’accordant pas la requête du ministre de radier l’appel de Mme Saji pour cause de retard?
[34] L’avocate de Mme Saji fait remarquer que l’alinéa 14(5)b) prévoit que l’avis d’appel doit être déposé à la Cour fédérale dans les 60 jours suivant la date :
14. […] |
|
(5) […] b) de la communication, par courrier ou tout autre moyen, de la décision de rejet. [Non souligné dans l’original.] |
Appel |
Elle soutient que, en l’espèce, les mots soulignés autorisaient le juge des requêtes à décider que le délai courait à compter de la date à laquelle le représentant de Mme Saji avait reçu l’avis.
[35] Je ne suis pas d’accord. Premièrement, le sens manifeste de l’alinéa 14(5)b) est que, lorsque l’avis est posté, comme c’était le cas en l’espèce, le délai de 60 jours commence à la date de la mise à la poste, comme il ressort de la jurisprudence de la Cour fédérale : voir, par exemple, So (Re), [1978] A.C.F. no 922 (1re inst.) (QL); Conroy (Re), [1979] A.C.F. no 307 (1re inst.) (QL). Les mots « ou tout autre moyen » (en anglais, « or otherwise given under subsection (3) ») s’appliquent seulement dans les cas où la communication est donnée autrement que par courrier, comme il ressort encore plus clairement du texte français : « par courrier ou tout autre moyen » [non souligné dans l’original].
[36] Deuxièmement, dans Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 94 (Liu), la Cour a statué que le délai prévu au paragraphe 14(5) est de rigueur et ne peut pas être prolongé par le juge de la Cour fédérale, ce que l’ordonnance du juge des requêtes a effectivement fait dans la présente affaire. Incidemment dans Liu, la Cour semble avoir pensé qu’elle avait compétence pour entendre l’appel. Dans les brefs motifs qu’elle a prononcés oralement, la Cour ne traite pas de la question de savoir si le paragraphe 14(6) écartait la compétence conférée à la Cour d’appel fédérale par le paragraphe 27(1) [de la Loi sur les Cours fédérales] d’entendre les appels de décisions de la Cour fédérale de manière à exclure un appel de la décision du juge d’accorder une requête en prorogation du délai pour interjeter appel.
[37] Enfin, on ne peut pas dire que l’interprétation de l’alinéa 14(5)b) a causé un préjudice à Mme Saji. Premièrement, l’avis de la décision du juge de la citoyenneté mentionnait le délai prescrit pour le dépôt d’un avis d’appel; le représentant de Mme Saji avait encore 45 jours, à compter du jour où il a pris connaissance de la lettre, pour déposer en temps opportun un avis d’appel. Aucune preuve n’a été présentée pour expliquer ce retard. C’est à ses risques que l’on retarde le dépôt d’un document dans une procédure légale jusqu’au moment que l’on estime être la dernière, presque la dernière, minute. Deuxièmement, la décision du juge de la citoyenneté n’empêche pas Mme Saji de présenter une demande de citoyenneté, puisqu’elle peut présenter une nouvelle demande en tout temps.
E. CONCLUSION
[38] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel du ministre avec dépens devant notre Cour et devant la juridiction inférieure; j’accueillerais la requête du ministre en radiation de l’appel de Mme Saji et je rejetterais l’appel interjeté par celle-ci à l’encontre de la décision du juge de la citoyenneté de ne pas approuver sa demande de citoyenneté.
Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Dawson, J.C.A. : Je suis d’accord.