[2011] 4 R.C.F. 203
2010 CAF 193
A-298-09
Le procureur général du Canada (demandeur)
c.
Almon Equipment Limited (défenderesse)
A-299-09
Almon Equipment Limited (demanderesse)
c.
Le procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Trudel et Stratas, J.C.A.—Ottawa, 9 février et 20 juillet 2010.
Commerce intérieur –– Contrôle judiciaire de la décision du Tribunal canadien du commerce extérieur concluant au bien-fondé partiel d’une plainte au sujet d’un processus de passation de marché public supervisé par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada — Almon Equipment Limited (Almon) avait déposé une plainte auprès du Tribunal à la suite du rejet de la soumission qu’elle avait présentée dans le cadre du processus de passation de marché de Travaux publics visant des services de dégivrage et de récupération de glycol à l’égard d’avions des Forces canadiennes — Des éléments de preuve soumis au Tribunal indiquaient que les dossiers tenus par les évaluateurs laissaient à désirer et que leur processus d’évaluation n’était pas clair — Le Tribunal a conclu que les propositions d’Almon n’avaient pas été bien évaluées par les évaluateurs, mais il estimait que la preuve ne concernait que la crédibilité de certains éléments du témoignage des évaluateurs — Le Tribunal a accordé à Almon une indemnité au titre des services de récupération de glycol — Deux erreurs susceptibles de révision découlent du raisonnement qu’a tenu le Tribunal relativement à l’art. 30.15(3) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur eu égard aux mesures correctives pertinentes — Même si le Tribunal a examiné s’il y avait eu atteinte à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication, il a limité son examen à la question de savoir si les évaluateurs avaient appliqué les bons critères à la proposition d’Almon — Le Tribunal ne s’est pas demandé si la tenue de dossiers et la procédure des évaluateurs avaient pu porter atteinte à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication de façon plus générale — Il a commis une deuxième erreur lorsqu’il a tout simplement examiné la question de l’indemnisation et n’a montré d’aucune façon qu’il avait connaissance de l’existence d’autre mesures correctives sous le régime de l’art. 30.15(2) de la Loi — Le Tribunal a aussi commis une erreur susceptible de révision relativement à ses conclusions de fait parce que son raisonnement était intrinsèquement entaché d’incohérences, d’incompatibilités ou d’arbitraire — Demandes accueillies.
Il s’agissait de deux demandes de contrôle judiciaire visant la décision du Tribunal canadien du commerce extérieur concluant au bien-fondé partiel de la plainte d’Almon Equipment Limited (Almon) au sujet d’un processus de passation de marché public supervisé par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (Travaux publics).
En 2008, Travaux publics a entrepris un processus de passation de marché visant des services de dégivrage et de récupération de glycol à l’égard d’avions des Forces canadiennes. Il a lancé un appel d’offres et Almon était l’une des soumissionnaires. Almon a été entièrement écartée et elle a déposé une plainte auprès du Tribunal, alléguant que le processus de passation des marchés était injuste et vicié. Le Tribunal a fait enquête sous le régime de l’article 30.11 de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur. Des éléments de preuve soumis au Tribunal indiquaient que les dossiers tenus par les évaluateurs chargés d’évaluer les propositions laissaient à désirer et que leur processus d’évaluation n’était pas clair. Le Tribunal estimait que ces lacunes ne concernaient que la crédibilité de certains éléments du témoignage des évaluateurs et non l’intégrité et l’efficacité du processus d’approvisionnement. Se fondant sur la teneur des feuilles de notation consensuelles, le Tribunal a conclu que les propositions d’Almon concernant le dégivrage et la récupération du glycol n’avaient pas été bien évaluées : les évaluateurs avaient employé des critères différents de ceux qui étaient énoncés dans la demande de propositions et les documents connexes de Travaux publics. Almon a demandé une large gamme de mesures de réparation devant le Tribunal, qui a refusé la demande d’indemnisation relative aux services de dégivrage mais a accueilli celle qui se rapportait aux services de récupération de glycol. Il a conclu que la candidature d’Almon à l’égard des services de récupération de glycol aurait pu être retenue si sa proposition avait été bien évaluée.
La demande de contrôle judiciaire d’Almon visait la décision du Tribunal relativement à la réparation alors que Travaux publics contestait plutôt les conclusions de fait tirées par le Tribunal, affirmant qu’elles étaient déraisonnables et qu’elles avaient vicié sa décision.
Les questions litigieuses étaient celles de savoir si le Tribunal a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de réparation et s’il a commis des erreurs en tirant ses conclusions de fait.
Jugement : les demandes doivent être accueillies.
Deux erreurs susceptibles de révision découlaient du raisonnement qu’avait tenu le Tribunal relativement au paragraphe 30.15(3) de la Loi eu égard aux mesures correctives pertinentes. Même si le Tribunal a examiné s’il y avait eu atteinte « à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication », comme le lui imposait la marche à suivre établie au paragraphe 30.15(3) de la Loi, il a limité son examen à la question de savoir si les évaluateurs avaient appliqué les bons critères à l’évaluation de la proposition d’Almon. Il ne s’est pas demandé si la tenue de dossiers et la procédure des évaluateurs avaient pu porter atteinte « à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » de façon plus générale. Les mots « le Tribunal tient compte » du paragraphe 30.15(3) obligent le Tribunal à prendre en considération tous les critères énumérés dans cette disposition. Le Tribunal disposait d’une preuve volumineuse établissant que la tenue de dossiers des évaluateurs et leur procédure d’évaluation laissaient à désirer. Bien que le Tribunal ait employé ces éléments de preuve pour apprécier la crédibilité du témoignage des évaluateurs, il ne les a pas analysés et utilisés pour déterminer si la tenue de dossiers minimaliste des évaluateurs et la nature obscure de la procédure qu’ils ont suivie ont fondamentalement compromis « l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » au sens de l’alinéa 30.15(3)c) de la Loi. La deuxième erreur susceptible de révision du Tribunal relative aux mesures correctives était qu’il a tout simplement examiné la question de l’indemnisation et n’a montré d’aucune façon qu’il avait connaissance de l’existence d’autre mesures correctives sous le régime du paragraphe 30.15(2) de la Loi. Le Tribunal ne s’est pas conformé à cette disposition, en ce qu’il n’a pas évalué lesquelles des mesures proposées par le législateur seraient appropriées dans les circonstances. En conséquence, le Tribunal n’a pas rendu de décision appartenant aux issues possibles et acceptables susceptibles de justification.
S’agissant des conclusions de fait tirées par le Tribunal, il a aussi commis une erreur susceptible de révision. Le raisonnement du Tribunal, en l’absence d’explication supplémentaire de la part de ce dernier, paraissait intrinsèquement entaché d’incohérences, d’incompatibilités ou d’arbitraire et ne menait pas nécessairement à la conclusion à laquelle le Tribunal avait abouti, selon laquelle les raisons justifiant l’évaluation figuraient uniquement sur les feuilles de notation consensuelles des évaluateurs. Les conclusions de fait du Tribunal n’indiquaient pas qu’il avait examiné l’affaire de façon satisfaisante et qu’il avait tenu le bon raisonnement ou qu’il avait pris en compte l’ensemble des documents qui lui avaient été soumis.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47, art. 30.1 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44; 1994, ch. 47, art. 39), 30.11 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44; 1994, ch. 47, art. 40(A); 1999, ch. 12, art. 61(A)), 30.12 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44), 30.13(1) (édicté, idem), (2) (édicté, idem), (5) (édicté, idem), 30.14 (édicté, idem), 30.15(1) (édicté, idem), (2) (édicté, idem), (3) (édicté, idem), 30.18 (édicté, idem), 30.19 (édicté, idem).
Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602, art. 1 (mod. par DORS/95-300, art. 2), 11 (mod. par DORS/2010-25, art. 7).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Accord sur le commerce intérieur, Gazette du Canada, Partie I, vol. 129, no 17 (29 avril 1995), art. 100, 506(6).
JURISPRUDENCE CITÉE
décision appliquée :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1.
décisions examinées :
Crake v. Supplementary Benefits Commission, [1982] 1 All E.R. 498 (Q.B.); Irarrazabal-Olmedo c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 1 C.F. 125 (C.A.).
décisions citées :
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427; Mills v. Ontario (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 436, 237 O.A.C. 71; International Association of Machinists and Aerospace Workers, Local Lodge No. 99 v. Finning International Inc., 2008 ABCA 400, 446 A.R. 20, 304 D.L.R. (4th) 642, [2009] 2 W.W.R. 215; Guinn v. Manitoba, 2009 MBCA 82, [2009] 9 W.W.R. 1, 98 Admin. L.R. (4th) 68, 245 Man. R. (2d) 57; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41.
DEMANDES de contrôle judiciaire visant la décision du Tribunal canadien du commerce extérieur (2009 CanLII 43147) concluant au bien-fondé partiel de la plainte d’Almon Equipment Limited au sujet d’un processus de passation de marché public supervisé par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada. Demandes accueillies.
ONT COMPARU
Catherine A. Lawrence et Helene Robertson pour le demandeur dans l’affaire A-298-09 et pour le défendeur dans l’affaire A-299-09.
Michel Drapeau et Zorica Guzina pour la défenderesse dans l’affaire A-298-09 et pour la demanderesse dans l’affaire A-299-09.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur dans l’affaire A-298-09 et le défendeur dans l’affaire A-299-09.
Michel Drapeau Law Office pour la défenderesse dans l’affaire A-298-09 et pour la demanderesse dans l’affaire A-299-09.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Stratas, J.C.A. : Notre Cour est saisie de deux demandes de contrôle judiciaire visant la décision du Tribunal canadien du commerce extérieur [Almon Equipment Ltd. (Re), 2009 CanLII 43147] concluant au bien-fondé partiel de la plainte d’Almon Equipment Limited (Almon) au sujet d’un processus de passation de marché public supervisé par le ministère fédéral des Travaux publics et des Services gouvernementaux (Travaux publics).
[2] Le processus portait sur des services de dégivrage. Il s’agissait d’un marché public substantiel, ayant des incidences non seulement sur les soumissionnaires et le gouvernement fédéral, mais également sur le contribuable canadien; la valeur des contrats finalement adjugés a dépassé les 10 millions de dollars.
[3] Les demandes de contrôle judiciaire sont toutes deux fondées sur un vice fondamental de la décision du Tribunal. Vu le jugement que je me propose de rendre, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par les parties. Voici quelles sont les demandes :
1) la demande de contrôle judiciaire d’Almon (A-299-09), qui conteste l’exercice du pouvoir de réparation du Tribunal,
2) la demande de contrôle judiciaire de Travaux publics (A-298-09), qui conteste les conclusions de fait du Tribunal.
Les présents motifs concernent les deux demandes de contrôle judiciaire.
[4] Pour les raisons exposées ci-dessous, la norme de contrôle applicable aux deux demandes est la norme déférente de la raisonnabilité, mais j’estime néanmoins que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de réparation et les conclusions de fait du Tribunal sont entachés d’une erreur susceptible de révision, en sorte que sa décision ne figure pas au nombre des issues possibles acceptables qui lui étaient ouvertes. J’accueillerais donc les deux demandes, j’annulerais la décision du Tribunal et je lui renverrais l’affaire pour qu’il statue de nouveau.
A. Contexte
[5] Pour des raisons de sécurité aérienne, la base des Forces canadiennes de Trenton doit veiller à l’enlèvement de la glace et de la neige des avions. Le « dégivrage » se fait au moyen d’applications de glycol sur les appareils. Une partie du produit tombe au sol et doit être recueillie et éliminée de façon satisfaisante.
[6] En 2008, le ministère fédéral des Travaux Publics et des Services gouvernementaux a entrepris un processus de passation de marché visant des services de dégivrage et de récupération de glycol. Il a lancé un appel d’offres. Almon était l’une des soumissionnaires.
[7] Après évaluation et examen des soumissions, deux concurrentes d’Almon ont été retenues. L’une a obtenu le contrat relatif aux services de dégivrage, et l’autre le contrat relatif à la récupération du glycol. Almon a été entièrement écartée.
[8] Almon a déposé une plainte auprès du Tribunal, alléguant que le processus de passation des marchés était injuste et vicié. Le Tribunal a fait enquête sous le régime de l’article 30.11 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44; 1994, ch. 47, art. 40(A); 1999, ch. 12, art. 61(A)] de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47 (la Loi).
[9] Le Tribunal a accueilli en partie la plainte d’Almon et a ordonné à Travaux publics d’indemniser partiellement Almon. Les motifs de cette décision seront examinés de façon plus détaillée ci-dessous.
B. La compétence du Tribunal en matière de marchés publics
[10] Le régime applicable aux marchés du gouvernement fédéral est établi par les articles 30.1 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44; 1994, ch. 47, art. 39] à 30.19 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44] de la Loi et par le Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602 [art. 1 (mod. par DORS/95-300, art. 2)] (le Règlement).
[11] Le pouvoir de surveillance relatif à ce régime est dévolu au Tribunal, qui peut, lorsqu’une plainte est déposée, procéder à une enquête et recommander des mesures correctives. La procédure applicable au processus préalable à l’enquête et à l’enquête elle-même est la suivante :
a) Plainte (articles 30.11 et 30.12 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44] de la Loi). Un fournisseur potentiel peut déposer une plainte devant le Tribunal. La plainte doit se rapporter à la « procédure des marchés publics suivie » relativement à un « [c]ontrat relatif à un marché de fournitures ou services qui a été accordé par une institution fédérale — ou pourrait l’être » ou un contrat prévu par règlement. Les « parties intéressées » sont informées de la plainte.
b) Examen préliminaire (paragraphe 30.13(5) [édicté, idem] de la Loi). Le Tribunal peut décider de ne pas faire enquête sur une plainte.
c) Enquête (paragraphes 30.13(1) [édicté, idem], (2) [édicté, idem] et 30.14(1) [édicté, idem] de la Loi). Si le Tribunal décide d’enquêter, il en informe le plaignant, l’institution fédérale concernée et les parties intéressées, qui ont alors l’occasion de présenter des arguments. La Loi n’exige pas que l’enquête comporte une audience, mais le Tribunal peut en tenir une. L’enquête du Tribunal est limitée à l’objet de la plainte.
[12] Aux termes du paragraphe 30.14(2) [édicté, idem] de la Loi, le Tribunal doit déterminer, en fonction de critères préétablis, si la plainte est valide :
30.14 […]
(2) Le Tribunal détermine la validité de la plainte en fonction des critères et procédures établis par règlement pour le contrat spécifique ou la catégorie dont il fait partie. |
Décision |
[13] L’article 11 [mod. par DORS/2010-25, art. 7] du Règlement confère au Tribunal le pouvoir d’évaluer la plainte en fonction d’autres facteurs :
11. Lorsque le Tribunal enquête sur une plainte, il décide si la procédure du marché public a été suivie conformément aux exigences de l’ALÉNA, de l’Accord sur le commerce intérieur, de l’Accord sur les marchés publics, de l’ALÉCC ou de l’ALÉCP, selon le cas.
[14] En l’espèce, l’instrument pertinent est l’Accord sur le commerce intérieur [Gazette du Canada, Partie I, vol. 129, no 17 (29 avril 1995)], dont l’article 100 énonce que l’Accord a pour objet d’« établir un marché intérieur ouvert, performant et stable ». S’agissant de la présente espèce, le paragraphe 506(6) est la disposition la plus pertinente de l’Accord. Voici le texte de la partie pertinente :
Article 506 […]
6. […] Les documents d’appel d’offres doivent indiquer clairement les conditions du marché public, les critères qui seront appliqués dans l’évaluation des soumissions et les méthodes de pondération et d’évaluation des critères.
[15] Lorsqu’il a terminé l’enquête, le Tribunal doit communiquer ses conclusions et recommandations : paragraphe 30.15(1) [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44] de la Loi. Il arrive souvent que les tribunaux administratifs aient à motiver leurs décisions pour s’acquitter de l’obligation d’équité procédurale prévue par la common law : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, mais, dans le cas présent, le législateur a considéré que les intérêts en jeu étaient suffisamment importants pour éliminer tout doute à ce sujet, et il a expressément imposé l’obligation de motiver, au paragraphe 30.15(1).
[16] Lorsque le Tribunal conclut à la validité de la plainte, il peut recommander des mesures correctives. Ce sont alors les paragraphes 30.15(2) [édicté, idem] et (3) [édicté, idem] qui s’appliquent.
[17] Le paragraphe 30.15(2) de la Loi établit une liste de mesures correctives qui peuvent être recommandées par le Tribunal :
30.15 […]
(2) Sous réserve des règlements, le Tribunal peut, lorsqu’il donne gain de cause au plaignant, recommander que soient prises des mesures correctives, notamment les suivantes : a) un nouvel appel d’offres; b) la réévaluation des soumissions présentées; c) la résiliation du contrat spécifique; d) l’attribution du contrat spécifique au plaignant; e) le versement d’une indemnité, dont il précise le montant, au plaignant. |
Mesures correctives |
[18] Le paragraphe 30.15(3) établit une marche à suivre que le Tribunal doit observer lorsqu’il formule des recommandations relatives aux mesures correctives :
30.15 […]
(3) Dans sa décision, le Tribunal tient compte de tous les facteurs qui interviennent dans le marché de fournitures ou services visé par le contrat spécifique, notamment des suivants : a) la gravité des irrégularités qu’il a constatées dans la procédure des marchés publics; b) l’ampleur du préjudice causé au plaignant ou à tout autre intéressé; c) l’ampleur du préjudice causé à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication; d) la bonne foi des parties; e) le degré d’exécution du contrat. |
Critères |
[19] En plus des recommandations de réparation susmentionnées, le Tribunal peut aussi « faire des commentaires ou des observations […] en ce qui touche la procédure des marchés publics » à une institution fédérale : article 30.19 de la Loi.
[20] Après avoir reçu les recommandations formulées par le Tribunal conformément au paragraphe 30.15(3) de la Loi, l’institution fédérale intéressée doit, sous réserve des règlements, « les mettre en œuvre dans toute la mesure du possible ». Si « elle n’entend pas les appliquer en totalité », elle doit « motiver sa décision » : article 30.18 [édicté, idem] de la Loi.
C. La finalité du cadre réglementaire
[21] Les fins du régime réglementaire entrent en ligne de compte dans l’examen que notre Cour doit faire de la décision du Tribunal en l’espèce. Ces fins peuvent influer sur l’interprétation des dispositions pertinentes, à savoir les paragraphes 30.15(2) et (3), auxquelles le Tribunal doit se conformer : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 26. Elles peuvent également intervenir dans l’examen général de la question de savoir si la décision du Tribunal appartient aux issues possibles acceptables qui étaient ouvertes à celui-ci. Il y a plus de chances que la décision d’un tribunal administratif qui va à l’encontre des fins du régime réglementaire applicable soit jugée étrangère aux issues possibles acceptables qui étaient ouvertes à ce tribunal : Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, aux paragraphes 42 à 47.
[22] La substance des dispositions précitées permet de déduire les fins poursuivies par le régime : lorsqu’il s’agit de passer un marché public, le gouvernement fédéral décrit ses besoins et précise les critères et méthodes d’évaluation qu’il emploiera dans une demande de propositions et des documents connexes (sous réserve de possibles modifications postérieures), et il doit s’en tenir à ces énoncés lorsqu’il reçoit et évalue les propositions. En vertu de la compétence que lui confère la Loi, le Tribunal surveille ce processus : lorsqu’il effectue une enquête, il doit examiner si le gouvernement a adhéré aux besoins, critères et méthodes d’évaluation déclarés et, globalement, « l’intégrité et l’efficacité du mécanisme d’adjudication ». Comme l’indique clairement l’article 11, précité, du Règlement, ce processus est régi par l’Accord sur le commerce intérieur, dont l’un des objectifs, suivant l’article 100, est d’« établir un marché intérieur ouvert, performant et stable ».
[23] Les fins poursuivies par le régime, telles qu’elles ressortent des dispositions législatives et réglementaires précitées, sont les suivantes :
1) Équité du processus de passation des marchés publics pour les concurrents. Un mécanisme équitable appliquant un ensemble de règles claires à tous les soumissionnaires accroît la confiance au système et la participation, maximisant ainsi les chances du gouvernement d’obtenir des biens et services de qualité répondant à ses besoins, au moindre coût pour les contribuables. Bref, l’équité permet que les contribuables en aient pour leur argent.
2) Concurrence entre soumissionnaires. Lorsque les règles du jeu sont les mêmes pour tous les soumissionnaires et qu’il y a concurrence, il y a également plus de chances que le gouvernement obtienne des biens et services de qualité répondant à ses besoins, au moindre coût pour les contribuables. La concurrence aussi permet que les contribuables en aient pour leur argent.
3) Efficacité. Ce but concerne directement l’obtention de biens et services de qualité au moindre coût ainsi que la nécessité que le système de passation de marchés soit pratique et opère sans délai indu et sans occasionner de dépenses inutiles.
4) Integrité. L’intégrité du mécanisme accroît la confiance et la participation, maximisant ainsi les chances du gouvernement d’obtenir des biens et services de qualité répondant à ses besoins, au moindre coût pour les contribuables. L’intégrité aussi permet que les contribuables en aient pour leur argent.
Ces quatre fins et la notion primordiale de contrepartie valable pour les contribuables sont des aspects essentiels du bon gouvernement. Leur importance fait qu’elles doivent toujours se trouver à l’avant-plan lorsque le Tribunal examine les faits, en évalue la portée, interprète sa loi habilitante, l’applique aux faits et statue sur la réparation.
D. La décision du Tribunal
[24] La décision du Tribunal faisant l’objet du présent contrôle fait suite à la plainte d’Almon, laquelle comportait sept points. Le Tribunal a déterminé qu’il ne ferait enquête que sur un seul point principal : la question de savoir si Travaux publics a bien évalué la proposition d’Almon eu égard aux deux besoins définis, c’est-à-dire le dégivrage et la récupération du glycol. Les parties n’ont pas contesté cette décision préliminaire devant notre Cour.
[25] Suivant le processus appliqué en l’espèce, les propositions étaient évaluées par un jury de trois personnes qui leur attribuait une note. Devant le Tribunal ainsi que devant notre Cour, le débat a principalement porté sur ce qu’a fait ce jury d’évaluateurs et sur les raisons motivant les notes attribuées.
[26] Le Tribunal a estimé qu’il devait « d’abord déterminer les raisons pour lesquelles les évaluateurs ont attribué à Almon les notes qu’ils lui ont attribuées » (au paragraphe 35). Il s’agissait là d’une première étape logique pour établir si les évaluateurs avaient suivi les critères figurant dans la demande de propositions et les documents connexes.
[27] Il est toutefois évident que le Tribunal s’est heurté à des obstacles dans l’accomplissement de cette tâche : des éléments de preuve qui lui ont été soumis indiquent que les dossiers tenus par les évaluateurs laissaient à désirer et que leur processus d’évaluation n’était pas clair. Le Tribunal a estimé que ces lacunes ne concernaient que la crédibilité de certains éléments du témoignage des évaluateurs et non l’intégrité et l’efficacité du processus d’approvisionnement. Je reviendrai en détail sur ce point. Selon le Tribunal, le comportement des évaluateurs n’était pas « un comportement crédible chez les trois professionnels d’expérience qui avaient accès aux conseils d’un spécialiste en approvisionnement de [Travaux publics] » (au paragraphe 39). Il a donc refusé leur témoignage selon lequel ils avaient justifié les notes attribuées à la proposition d’Almon dans les divers documents déposés auprès du Tribunal, et il a déterminé que leurs motifs n’étaient exposés que dans des commentaires figurant sur des « feuilles de notation établies par consensus » (au paragraphe 44). Se fondant sur la teneur de ces feuilles de notation consensuelles, il a conclu que les propositions d’Almon concernant le dégivrage et concernant la récupération du glycol n’avaient pas été bien évaluées : les évaluateurs avaient employé des critères différents de ceux qui étaient énoncés dans la demande de propositions et les documents connexes de Travaux publics (aux paragraphes 54, 79 et 97).
[28] S’agissant de la réparation, le Tribunal a refusé la demande d’indemnisation relative aux services de dégivrage mais a accueilli celle qui se rapportait aux services de récupération de glycol. Il a jugé qu’Almon n’aurait pas obtenu le marché concernant les services de dégivrage même si les évaluateurs avaient appliqué les bons critères à sa proposition et même si elle avait eu une note parfaite. Concernant les services de récupération de glycol, toutefois, le Tribunal a conclu que la candidature d’Almon aurait pu être retenue si sa proposition avait été bien évaluée, et qu’elle avait donc été privée de la possibilité d’obtenir le marché et de réaliser des bénéfices. Estimant qu’Almon avait une chance sur trois de se faire adjuger le marché, il lui a accordé une indemnité équivalant au tiers des bénéfices qu’elle aurait réalisés si sa proposition avait été retenue.
[29] Les deux parties, on l’a mentionné, ont présenté chacune une demande de contrôle judiciaire, Almon contestant la décision du Tribunal relativement à la réparation et, Travaux publics, certaines conclusions de fait tirées par le Tribunal.
[30] Une question préliminaire concernant l’admissibilité des affidavits déposés par Almon dans chacun des dossiers a été soulevée devant notre Cour. Ces affidavits renferment notamment de nouvelles opinions et observations. Or seul ce qui faisait partie du dossier du Tribunal visé par le contrôle est normalement admissible. Par conséquent, notre Cour n’a tenu compte que des éléments qui figuraient au dossier du Tribunal.
E. La norme de contrôle
[31] Les parties ont convenu que la norme de contrôle applicable, dans les deux dossiers, est celle de la raisonnabilité.
[32] Almon a invité la Cour à moins de déférence en raison des circonstances. Cela irait à l’encontre de la conclusion formulée par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir [Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190] selon laquelle il n’existe que deux normes de contrôle, à savoir la norme de la décision correcte et celle de la décision raisonnable, et non une norme de la décision correcte et une norme de la raisonnabilité comportant divers degrés de déférence : Mills v. Ontario (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 436, 237 O.A.C. 71, aux paragraphes 18 à 21; International Association of Machinists and Aerospace Workers, Local Lodge No. 99 v. Finning International Inc., 2008 ABCA 400, 446 A.R. 20, au paragraphe 12; Guinn v. Manitoba, 2009 MBCA 82, [2009] 9 W.W.R. 1, au paragraphe 29.
[33] En l’occurrence, je m’en tiendrai à l’application de la norme de la décision raisonnable, telle qu’elle a été énoncée au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, précité, dans une formule désormais classique : notre Cour ne peut intervenir que si la décision du Tribunal n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
F. Analyse
1) Les questions relatives à la réparation
[34] Comme on l’a vu au paragraphe 28, le Tribunal a conclu qu’à cause des autres notes attribuées lors de l’évaluation, Almon n’aurait pas obtenu le marché relatif aux services de dégivrage, même si les évaluateurs avaient appliqué les bons critères à sa proposition et même si elle avait eu une note parfaite. Cette conclusion repose nécessairement sur le postulat que ces autres notes sont fiables parce qu’elles procèdent de l’application par les évaluateurs d’un processus général d’évaluation rigoureux.
[35] Or, Almon conteste ce postulat. Elle attaque certains aspects de l’évaluation des propositions et la façon dont les évaluateurs se sont comportés, en mettant l’accent sur les paragraphes 35 à 44 des motifs du Tribunal. Elle soutient que le Tribunal aurait dû conclure qu’il y avait eu atteinte fondamentale et préjudiciable à l’intégrité du processus de passation des marchés et qu’il aurait dû lui accorder une réparation plus large. Almon avait notamment demandé au Tribunal d’ordonner que les propositions de ses rivaux soient réévaluées, que les marchés adjugés à ses concurrents soient résiliés et/ou qu’une indemnisation complète pour non-adjudication des marchés lui soit accordée : motifs du Tribunal, au paragraphe 3.
[36] L’essentiel du raisonnement qu’a tenu le Tribunal relativement au paragraphe 30.15(3) de la Loi est exposé aux paragraphes 109 à 111 :
Le Tribunal est d’avis que le fait de ne pas évaluer une proposition en conformité des critères énoncés dans la DP donne naissance à une grave irrégularité dans la procédure de passation du marché public. Les soumissionnaires doivent pouvoir se fier aux critères d’évaluation prescrits lorsqu’ils préparent leur proposition. S’ils ne sont pas informés de toutes les « règles du jeu », les soumissionnaires ne peuvent optimiser leur effort pour décrocher le marché. Le Tribunal est d’avis qu’une telle irrégularité grave dans l’évaluation porte atteinte à l’intégrité et à l’efficacité du mécanisme d’adjudication. Le Tribunal fait observer qu’aucun élément de preuve n’établit que les évaluateurs techniques n’agissaient pas de bonne foi lorsqu’ils procédaient à leur évaluation.
En ce qui a trait au premier besoin [les services de dégivrage], le Tribunal est d’avis, compte tenu des résultats relatifs attribués aux propositions d’Almon et [du compétiteur], que [le compétiteur] aurait quand même remporté le contrat même si Almon avait reçu des notes parfaites pour chacun des critères au sujet desquels le Tribunal conclut que [Travaux publics] n’a pas tenu l’évaluation d’une manière régulière. Par conséquent, étant donné que, de l’avis du Tribunal, Almon n’a subi aucun préjudice par suite des actions de [Travaux publics] se rapportant au premier besoin, le Tribunal ne recommandera pas de mesure corrective à son égard.
Toutefois, en ce qui a trait au deuxième besoin [les services de récupération de glycol], l’évaluation correcte des critères au sujet desquels le Tribunal conclut que [Travaux publics] n’a pas tenu l’évaluation d’une manière régulière aurait bien pu déboucher sur l’attribution du contrat à Almon. Par conséquent, selon le Tribunal, il est clair qu’Almon a été privée de la possibilité de remporter le contrat et d’en tirer des profits. Dans de telles circonstances, étant donné que [Travaux publics] déclarait trois soumissionnaires conformes, le Tribunal évalue l’occasion perdue par Almon en se fondant sur un rapport de un sur trois et le montant du préjudice qui lui a été porté comme étant égal au tiers des profits qu’elle aurait tirés du contrat si elle avait été choisie adjudicataire du deuxième besoin. [Note en bas de page omise.]
[37] À mon avis, ce passage est entaché de deux erreurs susceptibles de révision :
1) Le Tribunal a examiné s’il y avait eu atteinte « à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » (alinéa 30.15(3)c) de la Loi), comme le lui imposait la marche à suivre établie au paragraphe 30.15(3) de la Loi, mais il a limité son examen à la question de savoir si les évaluateurs avaient appliqué les bons critères à l’évaluation de la proposition d’Almon. Il ne s’est pas demandé si la tenue de dossiers et la procédure des évaluateurs avaient pu porter atteinte « à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » de façon plus générale.
2) Le Tribunal a accordé une indemnité à Almon, mais il n’a pas examiné les autres demandes de réparation soumises par Almon, décrites au paragraphe 35 ci-dessus.
J’examinerai ces questions à tour de rôle.
La première erreur susceptible de révision
[38] Comme il en a été fait mention au paragraphe 18, le paragraphe 30.15(3) de la Loi établit une marche à suivre obligatoire pour l’examen de la réparation. Si l’on reprend la formulation juridique de la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Dunsmuir, précité, n’entrent dans les issues possibles acceptables ouvertes au Tribunal que celles auxquelles il parvient conformément à cette marche à suivre imposée par la loi.
[39] S’agissant de la marche à suivre, les mots « le Tribunal tient compte » du paragraphe 30.15(3) obligent le Tribunal à prendre en considération tous les critères énumérés dans cette disposition. Si l’un de ces critères n’est pas véritablement ou complètement examiné ou s’il est artificiellement amputé ou limité, le Tribunal contrevient aux prescriptions du législateur et il ne parvient pas à une issue qu’un tribunal de révision peut considérer comme faisant partie des issues possibles ou acceptables : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, aux paragraphes 39 et 41. Enfin, comme on l’a vu au paragraphe 23, le Tribunal doit, dans l’examen des critères, mettre à l’avant-plan les fins poursuivies par le régime.
[40] En l’espèce, le Tribunal s’est arrêté à tous les facteurs énumérés au paragraphe 30.15(3) de la Loi, y compris celui de « l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » prévu à l’alinéa 30.15(3)c) de la Loi mais il a indûment restreint l’examen requis par cette disposition et, ce faisant, il n’a pas entièrement et véritablement suivi la marche à suivre que prescrit le paragraphe 30.15(3). À l’égard de l’alinéa 30.15(3)c), le Tribunal a examiné si les évaluateurs avaient appliqué les bons critères à la proposition d’Almon. Une question plus large se posait toutefois, qui pouvait faire douter de « l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » au sens de l’alinéa 30.15(3)c). Le Tribunal disposait d’une preuve volumineuse, qu’il avait en grande partie acceptée, établissant que la tenue de dossiers des évaluateurs et leur procédure d’évaluation laissaient à désirer et pouvaient même être jugées inacceptables.
[41] Ces éléments de preuve (décrits aux paragraphes 39 à 41) pouvaient certainement faire naître un doute sur « l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » au sens de l’alinéa 30.15(3)c), en particulier si l’on a à l’esprit les fins importantes poursuivies par le régime réglementaire.
[42] Ces éléments de preuve démontrent que les trois évaluateurs chargés d’examiner les propositions qui se chiffraient à plusieurs millions de dollars n’ont pas consigné leurs commentaires personnels sur leur exemplaire des soumissions ou sur des feuillets distincts. Ils les ont plutôt confinés dans un espace réduit des feuilles de notation consensuelles, bien que l’un d’eux ait gribouillé des observations supplémentaires sur des « feuillets autoadhésifs » [au paragraphe 41] apposés sur l’une des propositions. Les évaluateurs ont témoigné devant le Tribunal que « les observations inscrites sur les feuilles de notation établies par consensus ne constituent pas une liste complète des facteurs importants pris en compte dans la détermination de leur note » (au paragraphe 39); ils ont toutefois été incapables d’indiquer la moindre note personnelle pouvant corroborer cette affirmation.
[43] L’agent de négociation de Travaux publics chargé de ce marché appréciable n’a pas donné de directives aux évaluateurs sur la façon de remplir la colonne « observations » et ne les a pas informés qu’ils pouvaient joindre une feuille supplémentaire au besoin.
[44] Enfin, le mystère plane sur les aspects les plus fondamentaux du processus d’évaluation suivi par les évaluateurs. Par exemple, les évaluateurs se sont-ils rencontrés tous les trois pour discuter ensemble des propositions relatives à ce marché substantiel et de leur évaluation? Après examen du témoignage contradictoire des évaluateurs, le Tribunal n’a pu tirer de conclusion sur ce point élémentaire. S’exprimant de façon générale au sujet de la procédure suivie par les évaluateurs, le Tribunal a indiqué que ceux-ci « ne se souviennent pas clairement de certains aspects du processus d’évaluation » (au paragraphe 40). Ce commentaire paraît singulièrement indulgent lorsqu’on examine cette preuve en mettant à l’avant-plan les fins importantes poursuivies par le régime réglementaire. Il se peut que le Tribunal n’ait pas saisi l’importance de cette preuve pour l’appréciation plus large de « l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » au sens de l’alinéa 30.15(3)c) de la Loi.
[45] Comme il l’a été indiqué au paragraphe 27, ces éléments de preuve ont servi à l’appréciation par le Tribunal de la crédibilité du témoignage des évaluateurs, mais le Tribunal devait selon moi les analyser et les utiliser à une autre fin : pour déterminer si la tenue de dossiers minimaliste des évaluateurs et la nature obscure de la procédure qu’ils ont suivie ont fondamentalement compromis « l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » au sens de l’alinéa 30.15(3)c) de la Loi.
[46] Trois raisons motivent cette conclusion.
[47] Premièrement, cette question était intimement liée à la plainte d’Almon selon laquelle les évaluateurs n’avaient pas appliqué les bons critères pour évaluer ses propositions relatives aux services de dégivrage et aux services de récupération de glycol. Pour la trancher, le Tribunal devait savoir quels critères les évaluateurs avaient effectivement appliqués pour attribuer les notes, déterminer si les notes étaient crédibles et équitables et vérifier si les évaluations découlaient d’un processus digne de ce nom et intègre. Les éléments de preuve susmentionnés se rapportaient à ces points.
[48] Deuxièmement, les évaluateurs et leur évaluation des propositions sont au cœur du processus de passation des marchés publics. L’intégrité du processus et la réalisation des fins importantes poursuivies par le régime réglementaire dépendent de la façon dont ils s’acquittent de leur tâche. S’ils peuvent échapper aux vérifications en ne tenant pas de dossiers convenables et en suivant une procédure impossible à retracer ultérieurement, le Tribunal ne peut remplir sa fonction de surveillance. Le régime établi par le législateur est alors mis en échec, tout comme les fins qu’il poursuit.
[49] Troisièmement, des raisons pratiques obligeaient le Tribunal à prendre en compte ces éléments de preuve. Le Tribunal a refusé à Almon une réparation afférente au traitement de sa proposition concernant les services de dégivrage, parce qu’elle n’aurait pu obtenir le contrat à cause des notes qui lui avaient été attribuées. Sur
quoi repose cette conclusion? Ces éléments de preuve démontrent-ils que le processus d’évaluation était si déficient et les dossiers des évaluateurs si mal constitués qu’il est impossible d’accorder de poids aux notes attribuées? Il s’agit là de questions qui ont été soulevées par Almon et que le Tribunal devait trancher, mais il ne s’y est pas arrêté.
[50] Pour ces motifs, le Tribunal a commis une erreur en n’examinant pas si la tenue de dossiers des évaluateurs et la procédure qu’ils ont suivie pouvaient avoir porté atteinte « à l’intégrité ou à l’efficacité du mécanisme d’adjudication » au sens de l’alinéa 30.15(3)c) de la Loi.
La deuxième erreur susceptible de révision
[51] Comme le Tribunal l’a indiqué au paragraphe 3 de ses motifs, Almon a demandé une large gamme de mesures de réparation, dont la réévaluation des propositions rivales, la résiliation des marchés adjugés à ses concurrents et/ou une indemnisation complète pour non-adjudication des marchés. Le Tribunal n’a examiné que la question de l’indemnisation et n’a montré d’aucune façon qu’il était conscient de l’existence d’autres mesures correctives sous le régime du paragraphe 30.15(2) de la Loi. Je suis d’avis que le Tribunal ne s’est pas conformé à cette disposition, en ce qu’il n’a pas évalué lesquelles des mesures proposées par le législateur seraient appropriées dans les circonstances.
[52] Il se peut que le Tribunal ait commis cette erreur parce qu’il n’a pas bien compris l’importance potentielle des éléments de preuve relatifs à la conduite des évaluateurs. Comme je l’ai déjà expliqué, il a pu voir l’affaire dont il était saisi dans une perspective étroite, réduite à une question de crédibilité du témoignage des évaluateurs, au lieu d’en dégager une question concernant l’intégrité du processus de passation des marchés publics. Cette conception trop réductrice a pu l’amener à opter pour une réparation plus étroite qu’il n’aurait fallu.
Conclusions en matière de réparation
[53] Notre Cour doit se demander, pour statuer sur les présentes demandes de contrôle judiciaire, si la décision du Tribunal fait partie des issues possibles et acceptables pouvant se justifier. N’entrent dans les issues possibles et acceptables ouvertes au Tribunal que les décisions rendues conformément à la marche à suivre établie par le législateur. Les éléments prescrits par cette marche à suivre doivent avoir été véritablement et entièrement examinés. En n’examinant pas si la conduite des évaluateurs avait compromis l’intégrité du processus de passation de marchés, le Tribunal n’a pas effectué l’examen véritable et complet de l’alinéa 30.15(3)c) auquel il était tenu. En outre, le Tribunal n’a pas considéré la gamme de recours dont il dispose en vertu du paragraphe 30.15(2) de la Loi, tel qu’il était tenu de le faire. En conséquence, il n’a pas rendu de décision appartenant aux issues possibles et acceptables susceptibles de justification.
[54] Je tiens à souligner, afin d’éviter tout malentendu, que je ne tire aucune conclusion au sujet des « éléments de preuve » susmentionnés. C’est au Tribunal qu’il revient de le faire si l’affaire lui est renvoyée, comme je le préconise. Le Tribunal devra alors recevoir tout élément de preuve additionnel qu’il juge indiqué compte tenu des présents motifs, examiner l’ensemble de la preuve, y compris les éléments de preuve susmentionnés, en tirer les conclusions appropriées et appliquer les paragraphes 30.15(2) et (3) de la Loi, le tout en conformité avec les fins importantes poursuivies par le régime réglementaire.
[55] Pour ces motifs, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire d’Almon et je renverrais l’affaire au Tribunal pour qu’il statue de nouveau.
[56] Cette conclusion ne nous dispense pas de statuer sur la demande de contrôle judiciaire de Travaux publics car, si la Cour annule les conclusions de fait du Tribunal comme l’y invite Travaux publics, le Tribunal devra également en tenir compte lorsqu’il réexaminera l’affaire.
2) Les conclusions de fait du Tribunal
[57] Travaux publics avance que les conclusions de fait exposées aux paragraphes 35 à 44 de la décision du Tribunal sont déraisonnables et ont vicié sa décision. Travaux publics conteste plus particulièrement la conclusion selon laquelle les raisons fondant l’évaluation étaient exclusivement exposées sur les feuilles de notation consensuelles. Il fait valoir que le Tribunal n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents établissant le contraire et qu’il ne disposait pas d’éléments de preuve suffisants pour tirer les conclusions qu’il a formulées. Selon le ministère, d’autres documents renfermaient des raisons justifiant les notes accordées par les évaluateurs et, si ces raisons avaient été correctement examinées, le Tribunal n’aurait pu conclure que les évaluateurs avaient eu recours à des critères erronés. Pour le ministère, les évaluateurs ont appliqué les bons critères.
[58] Comme on l’a vu, le Tribunal a commencé par tenter de déterminer pourquoi « les évaluateurs ont attribué à Almon les notes qu’ils lui ont attribuées » (au paragraphe 35 des motifs du Tribunal). Le Tribunal signale (au même paragraphe) qu’il y a « plusieurs sources d’éléments de preuve possibles » à cet égard :
a) source 1 – les commentaires des évaluateurs figurant dans les feuilles de notation consensuelles,
b) source 2 – les commentaires des évaluateurs figurant dans les feuilles de notation individuelles,
c) source 3 – le lettre du 28 janvier 2009 de Travaux publics,
d) source 4 – le rapport de l’institution fédérale,
e) source 5 – le témoignage des évaluateurs techniques à l’audience tenue le 22 avril 2009.
Le Tribunal a estimé, en particulier (au paragraphe 36), que les sources 3, 4 et 5 « fournissent davantage de raisons justifiant la déduction de points que n’en fournissent les feuilles de notation établies par consensus [source 1] ».
[59] Sa conclusion finale n’en a pas moins été que les raisons des évaluateurs ne figuraient qu’à la source 1. Pour le citer, « le Tribunal prendra en compte les notes [des évaluateurs] à la lumière des raisons de leur attribution indiquées sur les feuilles de notation établies par consensus [source 1] et ne tiendra pas compte de toute autre raison supplémentaire pouvant ressortir d’autres sources d’éléments de preuve » (au paragraphe 44).
[60] Le Tribunal a jugé les autres sources non pertinentes, parce qu’il a estimé ne pas pouvoir se fier au témoignage des évaluateurs « selon lesquels d’importantes raisons justifiant leur notation ne sont pas inscrites sur les feuilles de notation établies par consensus » (au paragraphe 42). Il s’agit là d’une conclusion cruciale, qui était déterminante pour l’ensemble de la décision en l’espèce. Le Tribunal fonde cette conclusion sur deux raisons :
a) l’absence de crédibilité du témoignage des évaluateurs,
b) « le manque de clarté de leur souvenir à l’égard de certains aspects du processus d’évaluation » [au paragraphe 42].
Ces deux raisons n’en font qu’une en réalité : la non-crédibilité des évaluateurs.
[61] Cette raison, toutefois, procède de conclusions qui, à défaut de plus amples explications dans les motifs du Tribunal, semblent arbitraires :
a) le Tribunal a jugé qu’il ne pouvait croire aucune des déclarations des évaluateurs selon lesquelles d’autres raisons que celles qui figuraient sur les feuilles de notation consensuelles fondaient leur évaluation, mais il a conclu le contraire ailleurs dans ses motifs : il a indiqué (au paragraphe 41) qu’un évaluateur a consigné des observations sur des « feuillets autoadhésifs » apposés sur la proposition. Il s’agit d’une contradiction qui, sans autre explication, confère un caractère arbitraire à la conclusion;
b) le Tribunal a conclu (au paragraphe 42) que les évaluateurs se contredisaient sur la question de savoir si une rencontre à trois avait bien eu lieu. Sans explication supplémentaire, cette seule raison ne justifie pas de conclure automatiquement que les évaluateurs ne sont pas dignes de foi à l’égard d’un tout autre point, soit la question de savoir si leur évaluation reposait sur d’autres raisons que celles qu’ils avaient formulées dans les feuilles de notation consensuelles; sans autre explication, cette conclusion paraît arbitraire.
[62] La Cour procédant au contrôle judiciaire d’une décision doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait : Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, au paragraphe 85; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, aux pages 849 et 852. Elle ne doit pas réapprécier la preuve; la déférence s’impose à cet égard : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 64; Dunsmuir, précité, aux paragraphes 47, 48 et 53. L’appréciation de la crédibilité, plus particulièrement, appelle la déférence, je le reconnais : F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, au paragraphe 72 (dans le contexte d’un appel, non d’un contrôle judiciaire, cependant).
[63] Nous sommes toutefois en présence d’un cas où le raisonnement du Tribunal, en l’absence d’explication supplémentaire de la part de ce dernier, paraît intrinsèquement entaché d’incohérences, d’incompatibilités ou d’arbitraire et ne mène pas nécessairement à la conclusion à laquelle le Tribunal a abouti, selon laquelle les raisons justifiant l’évaluation figurent uniquement sur les feuilles de notation consensuelles des évaluateurs (au paragraphe 42). Les conclusions de fait du Tribunal, telles qu’elles ont été exposées dans ses motifs, n’indiquent pas qu’il [traduction] « a examiné l’affaire de façon satisfaisante » et qu’il a [traduction] « tenu » [traduction] « le bon raisonnement » (Crake v. Supplementary Benefits Commission, [1982] 1 All E.R. 498 (Q.B.), à la page 508) ou qu’il a « pris en compte l’ensemble des documents qui lui avaient été […] soumis » (Irarrazabal-Olmedo c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 1 C.F. 125 (C.A.), à la page 126).
[64] Si l’affaire est renvoyée au Tribunal — solution que j’entends proposer — il est fort possible que ce dernier soit capable de donner un fondement cohérent à la conclusion qu’il a tirée. Il est fort possible qu’il justifie sa conclusion relative à la crédibilité des évaluateurs. Étant donné l’importance des fins poursuivies par le régime réglementaire, toutefois, il doit expliquer ces points aux parties et au public dans des motifs transparents et intelligibles démontrant que les positions qu’il prend sont dénuées d’arbitraire : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, ce qui n’a pas encore été fait.
[65] Je conclus en conséquence que l’examen des faits, tel qu’il en est rendu compte dans les motifs du Tribunal, est entaché d’une erreur susceptible de révision, et j’annulerais la décision pour ce motif également.
G. Dispositif proposé
[66] Pour les motifs que je viens d’exposer, j’accueillerais les deux demandes de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision du Tribunal et je renverrais l’affaire au Tribunal pour qu’elle soit réentendue conformément à ces motifs. Je n’adjugerais aucuns dépens, étant donné que les deux parties ont procédé ensemble pour l’instruction des demandes et que, globalement, chacune des parties obtient partiellement gain de cause.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
La juge Trudel, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.