Référence: |
Les ami(e)s de la Terre c. Canada, 2008 CF 1183, [2009] 3 R.C.F. 201 |
T-2013-07, T-78-08, T-1683-07 |
T-2013-07
Les Ami(e)s de la Terre — Friends of the Earth (demanderesse)
c.
Le gouverneur en conseil et le ministre de l’Environnement (défendeurs)
T-78-08
Les Ami(e)s de la Terre — Friends of the Earth (demanderesse)
c.
Le gouverneur en conseil (défendeur)
T-1683-07
Les Ami(e)s de la Terre — Friends of the Earth (demanderesse)
c.
Le ministre de l’Environnement (défendeur)
Répertorié : Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil)(C.F.)
Cour fédérale, juge Barnes—Toronto, 18 juin; Vancouver, 20 octobre 2008.
Il s’agissait de trois demandes de contrôle judiciaire, sollicitant dans chaque cas un jugement déclaratoire et une injonction pour une série de présumés manquements à des obligations qui découleraient de la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto (la LMOPK).
La LMOPK, qui a été déposée au Parlement en tant que projet de loi d’initiative parlementaire, n’était pas appuyée par le gouvernement, ce qui explique pourquoi elle énonce une politique législative qui ne correspond pas à la politique gouvernementale officielle (que le Canada ne se conformerait pas aux cibles du Protocole de Kyoto). La LMOPK impose plusieurs obligations au ministre et au gouverneur en conseil (le GC), notamment la préparation d’un Plan sur les changements climatiques décrivant « les mesures à prendre afin d’assurer le respect des engagements du Canada aux termes [. . .] du Protocole de Kyoto ». Le Plan sur les changements climatiques préparé par le gouvernement du Canada disait très clairement que le gouvernement n’a pas l’intention à l’heure actuelle de remplir ses engagements aux termes du Protocole de Kyoto.
Les questions en litige étaient celles de savoir si 1) la demanderesse avait la qualité pour agir en déposant ces demandes, 2) l’article 5 de la LMOPK impose au ministre une obligation, dont on peut saisir les tribunaux, de préparer et déposer un Plan sur les changements climatiques conforme au Protocole de Kyoto, et 3) les articles 7, 8 et
9 de la LMOPK imposent au GC une obligation, dont on peut saisir les tribunaux, de prendre, modifier ou abroger des règlements environnementaux à l’intérieur des délais qui y sont mentionnés.
Jugement : les demandes doivent être rejetées.
La question de la qualité pour agir de la demanderesse a été résolue uniquement sur le fondement de la justiciabilité des questions de fond qu’elle a soulevées. La justiciabilité de ces questions relevait de l’exercice d’interprétation des lois, un exercice dont l’objet est de définir l’intention du législateur : plus précisément, le législateur voulait-il que les obligations imposées au ministre et au GC par la LMOPK soient soumises à l’examen des tribunaux et à des recours judiciaires?
Bien que le fait pour le ministre de ne pas avoir préparé un Plan sur les changements climatiques puisse ressortir à la Cour, comme il ressort de l’utilisation de l’indicatif présent à l’article 5 de la LMOPK, tel n’est pas le cas d’une évaluation du contenu d’un tel plan. Le verbe « assurer », que l’on trouve dans l’article 5 et ailleurs dans la LMOPK, n’a pas en général pour effet, dans le contexte de l’interprétation des lois, d’indiquer une obligation. De même, la Loi envisage un processus permanent d’examen et d’ajustement à l’intérieur d’un environnement scientifique et politique en constante évolution. Ce ne sont pas là des aspects sur lesquels le gouvernement du Canada peut exercer un absolu droit de regard au point qu’il puisse unilatéralement garantir l’observation du Protocole de Kyoto au cours d’une année donnée. Comme l’alinéa 5(1)f) anticipe l’absence de mise en œuvre de l’une ou l’autre des mesures correctives nécessaires propres à garantir la conformité au Protocole de Kyoto au cours d’une année donnée, cette disposition reconnaît implicitement que, dans le contexte de tel ou tel Plan sur les changements climatiques, la stricte conformité aux engagements prévus par le Protocole de Kyoto en matière de réduction des émissions n’est pas requise par l’article 5. Il serait absurde que la Cour puisse ordonner au ministre de préparer un plan conforme au Protocole s’il a refusé, d’une manière délibérée et transparente, de le faire pour des raisons de politique générale.
Le mot « assurer », employé dans l’article 5, rend compte uniquement d’une chose facultative, et cela est attesté aussi par l’emploi de ce verbe (ou du verbe équivalent « veiller à ») dans l’article 7, qui confère au GC le pouvoir de prendre, modifier ou abroger des règlements environnementaux.
Si l’article 7 de la LMOPK n’établit pas une obligation de réglementation, il s’ensuit nécessairement qu’aucune des obligations de réglementation ou autres obligations dont parlent les articles 8 et 9 de la LMOPK ne ressortit aux cours de justice si le GC refuse d’agir. Si le gouvernement ne peut pas être contrait de prendre des règlements, il ne peut être tenu d’accomplir les obligations accessoires que sont la publication, l’établissement de rapports ou la consultation sur l’efficacité de telles mesures tant et aussi longtemps qu’une mesure réglementaire n’est pas envisagée selon la LMOPK.
La question de la justiciabilité a également été appréciée dans le contexte des autres mécanismes adoptés par la LMOPK pour assurer le respect du Protocole de Kyoto. La LMOPK établit des mécanismes assez détaillés de notification et d’examen à l’intérieur de la sphère parlementaire. Compte tenu de la portée des mécanismes d’examen, le texte législatif doit être interprété d’une manière qui exclut tout contrôle judiciaire sur les questions touchant le respect du Protocole du Kyoto, y compris sur la fonction de réglementation. En promulguant la LMOPK, le Parlement a établi un système détaillé de responsabilité devant le public et devant le Parlement, un système qui remplace le contrôle judiciaire.
lois et règlements cités
Loi canadienne sur la santé, L.R.C. (1985), ch. C-6.
Loi de mise en oeuvre du Protocole de Kyoto, L.C. 2007, ch. 30, art. 5, 6, 7, 8, 9, 10, 10.1.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 11.
Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, 11 décembre 1997, 2303 R.T.N.U. 148, art. 3.1.
jurisprudence citée
décisions examinées :
Ontario (Minister of Transport) v. Ryder Truck Rental Canada Ltd. (2000), 47 O.R. (3d) 171; 1 M.V.R. (4th) 10; 129 O.A.C. 80 (C.A.); Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Greenshields et al. v. The Queen, [1958] R.C.S. 216; (1958), 17 D.L.R. (2d) 33; [1959] C.T.C. 77; Syndicat canadien de la fonction publique c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1334; R. v. Secretary of State for the Home Department, [1995] 2 All E.R. 244 (H.L.); Bande Alexander (no 134) c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1991] 2 C.F. 3 (1re inst.); Re Pim and Minister of the Environment (1978), 23 O.R. (2d) 45; 94 D.L.R. (3d) 254 (C. div.).
décisions citées :
Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Fraser v. Canada (Attorney General) (2005), 51 Imm. L.R. (3d) 101; [2005] O.T.C. 1127 (C.S.J. Ont.); Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670; [1994] R.D.F. 617; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3; 2003 CSC 62; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49; Chiasson c. Canada, 2003 CAF 155.
doctrine citée
DEMANDES de contrôle judiciaire sollicitant un jugement déclaratoire et une injonction pour une série de présumés manquements à des obligations qui découleraient de la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto. Demandes rejetées.
ont comparu :
Chris G. Paliare, Andrew K. Lokan et Hugh S. Wilkins pour la demanderesse.
Peter M. Southey et Andrea Bourke pour les défendeurs.
avocats inscrits au dossier :
Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP, et Ecojustice Canada, Toronto, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Barnes : La demanderesse, Les Ami(e)s de la Terre — Friends of the Earth (FoE), est une organisation canadienne à but non lucratif dont la mission est de protéger l’environnement au niveau national et au niveau mondial. Elle compte 3 500 membres canadiens et fait partie d’une fédération internationale représentant 70 pays.
[2] FoE dépose devant la Cour trois demandes de contrôle judiciaire, sollicitant dans chaque cas un jugement déclaratoire et une injonction pour une série de présumés manquements à des obligations qui découleraient de la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, L.C. 2007, ch. 30 (la LMOPK). Les trois demandes sont étroitement reliées et, le 17 avril 2008, la juge Anne Mactavish a ordonné qu’elles soient instruites consécutivement. Puisque ces demandes sont toutes fondées sur les mêmes faits essentiels et font intervenir des questions intimement liées portant sur l’interprétation des lois, il convient d’exposer un seul ensemble de motifs.
[3] Dans sa première demande de contrôle judiciaire (T‑1683‑07), FoE allègue que le ministre de l’Environnement (le ministre) a manqué à l’obligation qui lui est faite par l’article 5 de la LMOPK, à savoir l’obligation d’établir un Plan initial sur les changements climatiques qui remplisse les obligations du Canada aux termes de l’article 3.1 du Protocole de Kyoto[1].
[4] Dans sa deuxième demande de contrôle judiciaire (T‑2013‑07), FoE allègue que le gouverneur en conseil ne s’est pas conformé aux articles 8 et 9 de la LMOPK parce qu’il n’a pas publié, dans la Gazette du Canada, un projet de règlement, accompagné de déclarations, et parce qu’il n’a pas préparé, dans les 120 jours suivant l’entrée en vigueur de la LMOPK, une déclaration faisant état des réductions d’émissions de gaz à effet de serre auxquelles il est raisonnable de s’attendre à la suite de chaque modification réglementaire projetée et des autres mesures d’atténuation projetées.
[5] La troisième demande de FoE (T‑78‑08) concerne l’article 7 de la LMOPK. Dans cette demande, FoE allègue que le gouverneur en conseil a manqué à son obligation de prendre, de modifier ou d’abroger, dans les 180 jours suivant l’entrée en vigueur de la LMOPK, les règlements nécessaires pour que le Canada respecte ses engagements aux termes de l’article 3.1 du Protocole de Kyoto.
[6] FoE fait valoir que le texte des articles 5, 7, 8 et 9 de la LMOPK est clair et impératif. Elle dit que les défendeurs ont refusé d’accomplir les obligations légales qui leur sont imposées par le législateur et que chacun d’eux a par conséquent agi au mépris du principe de la primauté du droit.
[7] Les défendeurs font valoir que les obligations légales dont il est question dans ces demandes ne relèvent pas des cours de justice parce qu’elles ne se prêtent pas à un contrôle judiciaire ni ne ressortissent à une telle procédure. Plus précisément, les défendeurs disent que la LMOPK établit un système de responsabilité envers le Parlement, un système qui fait intervenir des choix scientifiques, des choix de politique générale et des choix législatifs que la Cour n’est pas à même d’apprécier et doit s’abstenir d’apprécier. En bref, ils disent que leur responsabilité dans l’inaccomplissement des obligations du Canada selon le Protocole de Kyoto sera déterminée par les urnes et ne saurait l’être dans un prétoire.
I. L’historique législatif et le contexte
[8] À la suite de son dépôt au Parlement en tant que projet de loi d’initiative parlementaire (le projet de loi C‑288), la LMOPK est entrée en vigueur le 22 juin 2007. La LMOPK n’était pas appuyée par le gouvernement, qui avait déclaré auparavant que le Canada ne se conformerait pas aux cibles du Protocole de Kyoto. La LMOPK énonce donc une politique législative qui ne correspond pas à la politique gouvernementale officielle. Cela explique également pourquoi la LMOPK n’autorise pas l’affectation de fonds publics à la réalisation de ses objectifs. Une mesure financière ne peut pas être déposée au Parlement à moins d’être présentée par le gouvernement.
[9] La LMOPK impose plusieurs obligations au ministre et au gouverneur en conseil. Un élément essentiel du texte oblige le ministre à préparer chaque année un Plan sur les changements climatiques décrivant [à l’article 5] les « mesures à prendre [par le gouvernement fédéral] afin d’assurer le respect des engagements du Canada aux termes [. . .] du Protocole de Kyoto ». Chaque Plan doit être déposé devant le Parlement et renvoyé à un comité permanent compétent. La LMOPK oblige aussi le gouverneur en conseil à prendre, modifier ou abroger les règlements environnementaux propres à garantir, là encore, que le Canada respecte ses engagements aux termes du Protocole; cette disposition est rattachée à d’autres, qui établissent des fonctions additionnelles d’établissement de rapports, toutes assorties d’une diversité d’échéances quant aux mesures à prendre.
[10] Le Plan initial du ministre sur les changements climatiques a été rendu public le 21 août 2007. À première vue, ce Plan reconnaît les responsabilités imposées par la LMOPK au ministre et au gouverneur en conseil, encore que, du moins implicitement, il qualifie de discrétionnaires certaines de ces respon-sabilités. Par exemple, à propos des dispositions de la LMOPK qui traitent des changements réglementaires, le Plan renferme ce qui suit [à la page VI] :
Pour leur part, les articles 6 à 8 de la loi exigent du gouvernement qu’il prenne des règlements régissant la conformité au Protocole de Kyoto, mais ces articles demeurent muets quant au genre de règlements à mettre en place et quant aux secteurs de la société qui auront à en supporter le fardeau. Le gouverneur en conseil a la discrétion de réglementer et de trouver les meilleurs moyens de le faire en vue d’atteindre les objectifs visés sur le plan législatif, de façon à ce que le gouvernement ait une démarche équilibrée permettant de protéger tout à la fois notre environnement et notre économie. Le gouvernement prend des mesures énergiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, et il continuera ainsi à assumer le rôle qui lui incombe, au sein du régime parlementaire canadien, de prendre de façon équilibrée et responsable des règlements là où le besoin se fait sentir. Dans un tel contexte, le présent document continue sur la lancée de Prendre le virage, le plan d’action que le gouvernement a déjà mis en place en vue de réglementer les émissions de gaz à effet de serre et la pollution atmosphérique.
[11] Le Plan sur les changements climatiques dit très clairement aussi que le gouvernement du Canada n’a pas l’intention à l’heure actuelle de remplir ses engagements aux termes du Protocole de Kyoto. Le Plan confirme la ratification par le Canada du Protocole de Kyoto, lequel exige une réduction des émissions de gaz à effet de serre, entre 2008 et 2012, à des niveaux inférieurs aux niveaux de 1990 (l’année de référence). Le Plan sur les changements climatiques précise que l’objectif du Canada en matière de réduction des émissions, dans le cadre du Protocole de Kyoto, est un niveau d’émissions inférieur de 6 p. 100 aux niveaux de 1990. En mars 2007, le Canada a déclaré que ses émissions de l’année de référence se chiffraient à 599 Mt d’équivalent‑CO2. Pour que le Canada atteigne ses cibles de réduction au regard du Protocole de Kyoto, ses émissions annuelles moyennes de gaz à effet de serre, entre 2008 et 2012, sont donc limitées à 563 Mt d’équivalent‑CO2.
[12] Les émissions de gaz à effet de serre du Canada n’ont pas baissé. En fait, elles ont constamment augmenté depuis 1990, y compris durant la période qui a suivi la ratification du Protocole de Kyoto par le Canada. Selon le Plan sur les changements climatiques, cette croissance, si elle n’est pas freinée, devrait conduire, entre 2008 et 2012, à des niveaux annuels moyens d’émissions se chiffrant à 825 Mt d’équivalent‑ CO2. Parce que, depuis le Protocole de Kyoto, le Canada dépend de plus en plus des combustibles fossiles, le Plan sur les changements climatiques précise qu’il faudrait que le Canada atteigne une réduction moyenne de 33 p. 100 de ses émissions chaque année durant cinq ans pour remplir la promesse d’un niveau d’émissions inférieur de 6 p. 100 aux niveaux de l’année de référence. Le Plan sur les changements climatiques décrit aussi la position du gouvernement sur les défis que le Canada doit relever pour se conformer au Protocole de Kyoto [aux pages 8 et 9] :
Malheureusement, en présence d’un échéancier exigeant que le Canada entreprenne la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre d’un tiers d’ici janvier 2008, il est évident que les mesures nationales devront être renforcées par certains achats de crédits d’émission internationaux. Même en considérant de tels achats, il serait nécessaire pour le gouvernement de prendre des mesures draconiennes dont les effets négatifs outrepasseraient les avantages pour l’environnement ainsi que les autres avantages des mesures touchant les changements climatiques que recherchent les Canadiens. Ces mesures nécessiteraient d’appliquer l’équivalent d’une taxe sur l’énergie, laquelle affecterait les grands émetteurs industriels de gaz à effet de serre et les consommateurs. Le gouvernement a examiné ce scénario et l’a rejeté comme n’étant pas une politique raisonnable. Les principales conclusions dans le cadre de ce scénario sont présentées ci‑après et un compte rendu plus détaillé se trouve dans le rapport officiel intitulé Le coût du projet de loi C‑288 pour les familles et entreprises canadiennes à http://www.ec.gc.ca/doc/media/m_123/
c1_fra.html.
L’analyse du gouvernement, recevant un fort appui de certains des économistes les plus éminents du Canada, indique que le produit intérieur brut (PIB) du Canada déclinerait de plus de 6,5 % par rapport aux prévisions actuelles en 2008 en raison d’une adhésion stricte à l’objectif de réduction des émissions pour le Canada stipulé par le Protocole de Kyoto. Cela supposerait une profonde récession en 2008, avec une perte nette d’activité économique nationale de l’ordre de 51 milliards de dollars annuellement par rapport aux niveaux de 2007. En comparaison, la plus grave récession à survenir au Canada dans la période suivant la Deuxième Guerre mondiale, telle que mesurée par la chute du PIB, est celle qui s’est produite entre 1981 et 1982. Le PIB réel a chuté de 4,9 % entre le deuxième trimestre de 1981 et le quatrième trimestre de 1982.
Toutes les provinces et tous les secteurs connaîtraient une diminution considérable de leurs activités économiques selon ce scénario, alors que les niveaux d’emploi diminueraient d’environ 1,7 % (ou 276 000 emplois) entre 2007 et 2009. De plus, on observerait une réduction des niveaux de revenu personnel disponible réel par capita par rapport aux niveaux prévus d’environ 2,5 % en 2009 (ou environ 1 000 $ par Canadien en dollar actuel).
Atteindre les objectifs du Protocole de Kyoto du Canada selon l’échéancier de la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto aurait également des répercussions sur les prix de l’énergie auxquels seraient confrontés les consommateurs canadiens. Le prix du gaz naturel serait au moins deux fois plus élevé au cours des premières années de la période 2008‑2012, alors que le prix de l’électricité pourrait augmenter d’environ 50 % en moyenne après 2010. Le prix des carburants pour le transport augmenterait également de façon importante, soit d’environ 60 %.
Ces statistiques soulignent l’immense défi auquel nous sommes confrontés en tentant d’atteindre notre objectif du Protocole de Kyoto après une décennie, période pendant laquelle nos émissions n’ont cessé de croître.
[13] Le Plan sur les changements climatiques fixe de nouvelles cibles de réduction des émissions bien supérieures aux engagements du Canada aux termes du Protocole de Kyoto, cibles fondées sur une série de nouvelles réglementations, de nouveaux programmes de conservation, des activités de recherche et développement, des stimulants et des initiatives de collaboration. Toutes ces mesures devraient avoir pour effet de réduire, entre 2008 et 2012, les émissions annuelles moyennes de gaz à effet de serre du Canada à 755 Mt d’équivalent‑CO2 — un chiffre qui est supérieur de 34 p. 100 à la cible du Canada selon le Protocole pour ces années.
[14] Conformément à l’article 10.1 de la LMOPK, le Plan sur les changements climatiques a été soumis à la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie (la Table ronde), pour qu’elle l’analyse et donne son avis. Ainsi que l’exige cette disposition, la Table ronde a mené des recherches et recueilli des informations concernant le Plan du ministre sur les changements climatiques, puis elle a rendu un rapport. Le rapport de la Table ronde [Réponse de la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie à ses obligations en vertu de la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, septembre 2007] examinait s’il était raisonnable de s’attendre à ce que le Plan sur les changements climatiques et la déclaration l’accompagnant atteignent leurs objectifs déclarés. Le rapport décrit ainsi le mandat en cours de la Table ronde au regard de la LMOPK [à la page 3] :
Étant donné que la TRNEE est tenue d’exercer cette fonction analytique de 2007 à 2012, elle tient à ajouter qu’il est nécessaire de considérer la présente évaluation comme itérative. Elle s’attend à ce que les données et les connaissances sur les résultats actuels et les résultats attendus, tels qu’ils sont définis dans le Plan et la déclaration du gouvernement, s’enrichissent et évoluent. Nous ne saurons qu’à la fin du Protocole de Kyoto si les pays signataires ont respecté leurs engagements. Le jugement final et la conclusion de la TRNEE doivent également être cumulatifs. Bref, voici la première prise de position de la TRNEE sur le sujet, mais certainement pas sa dernière. Même si la TRNEE croit que l’approche analytique qu’elle a adoptée est pragmatique et appropriée, on ne devrait pas, sous aucun angle, la percevoir comme une approche exhaustive ou définitive.
[15] Ce qui ressort clairement du rapport de la Table ronde, c’est que la Table ronde a jugé que le Plan sur les changements climatiques surestimait, dans plusieurs cas, les réductions projetées d’émissions entre 2008 et 2012, ou faisait état de projections fondées sur des renseignements insuffisants. Le rapport de la Table ronde relevait aussi que le travail consistant à établir d’une manière fiable la probabilité de réductions des émissions, à partir des mesures proposées et des hypothèses utilisées dans le Plan sur les changements climatiques, était « extrêmement ambitieux », notamment en raison du court délai alloué par la LMOPK. Le rapport de la Table ronde conclut par l’observation suivante à propos de l’écart, en matière de réduction des émissions, entre les engagements du Canada aux termes du Protocole de Kyoto et les projections contenues dans le Plan sur les changements climatiques [à la page 15] :
L’information et les énoncés du Plan du gouvernement indiquent que ce dernier ne poursuit pas un but stratégique afin d’atteindre les objectifs visant les réductions des émissions dans le cadre du Protocole de Kyoto. Le Plan énonce clairement que le gouvernement ne participera pas directement à l’achat de réductions certifiées des émissions (RCE), aussi connues sous le terme « crédits internationaux ». Par conséquent, les réductions des émissions énumérées dans le Plan ne seraient pas suffisantes pour respecter le Protocole de Kyoto puisque les réductions des émissions domestiques seulement ne sont pas suffisantes pour atteindre les objectifs fixés dans le cadre du Protocole. Alors que les énoncés du Plan sont exacts — le non‑respect du Protocole de Kyoto peut seulement être évalué après la fin de la période d’engagement en 2012 — il est peu probable que les mesures et règlements contenus dans le Plan seront suffisants pour respecter les engagements dans le cadre du Protocole de Kyoto.
Comme l’indique le tableau 6, le profil des émissions prévues décrit dans le Plan ne permettrait pas au Canada de respecter ses engagements dans le cadre du Protocole. Les émissions du Canada dépasseraient les unités admissibles de 34 %, avec une moyenne de 192,2 Mt/année d’émissions.
[16] Comme on peut le voir, le rapport de la Table ronde est une critique scientifique assez solide du Plan sur les changements climatiques, du moins dans la mesure où il récuse bon nombre des prévisions du gouvernement en matière de réduction des émissions, et dans la mesure où il confirme que le Plan ne permettra pas d’atteindre les engagements initiaux du Canada selon le Protocole.
[17] Il n’est pas contesté que, lorsque FoE a déposé ses deuxième et troisième demandes de contrôle judiciaire, le gouverneur en conseil n’avait pas pris les mesures réglementaires envisagées par les articles 7, 8 et 9 de la LMOPK.
II. Les questions en litige
[18] a) Quelle est la norme de contrôle à appliquer pour les questions soulevées par ces demandes?
1. FoE a‑t‑elle qualité pour agir en déposant ces demandes?
2. L’article 5 de la LMOPK impose‑t‑il au ministre une obligation, dont on peut saisir les tribunaux, de préparer et déposer un Plan sur les changements climatiques qui soit conforme au Protocole de Kyoto?
3. Les articles 7, 8 et 9 de la LMOPK imposent‑ils au gouverneur en conseil une obligation, dont on peut saisir les tribunaux, de prendre, modifier ou abroger des règlements environnementaux à l’intérieur des délais qui y sont mentionnés?
III. Analyse
La norme de contrôle
[19] Je me range à l’avis des avocats des défendeurs pour qui la question de la justiciabilité est une question de droit préliminaire qui ne se prête pas à une analyse relative à la norme de contrôle. La LMOPK impose les obligations dont parle FoE, ou bien elle ne les impose pas, et c’est là un point qui ne fait pas intervenir la question de la retenue judiciaire.
La qualité pour agir
[20] Les défendeurs ont contesté le droit de FoE de déposer ces demandes, ou sa qualité pour agir dans le dépôt de telles demandes, mais uniquement sur le fondement de la justiciabilité des questions soulevées par FoE. Je suis d’avis que FoE a rempli les autres conditions de la qualité pour agir dans l’intérêt public, en ce sens qu’elle a un intérêt véritable dans l’affaire soulevée, qu’une question sérieuse a été présentée et qu’il n’y a pas d’autre moyen raisonnable et efficace de porter cette affaire devant la Cour : voir l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, au paragraphe 37, et la décision Fraser v. Canada (Attorney General) (2005), 51 Imm. L.R. (3d) 101 (C.S.J. Ont.), aux paragraphes 51, 102 et 109. La question de la qualité pour agir de FoE sera donc résolue uniquement sur le fondement de la justiciabilité des questions de fond soulevées par FoE.
Les principes d’interprétation des lois et de justiciabilité
[21] Les questions soulevées par ces demandes concernent l’interprétation de plusieurs des dispositions de la LMOPK, puisqu’il s’agit de savoir si les obligations imposées respectivement au ministre et au gouverneur en conseil relèvent des cours de justice. Avant d’examiner le texte même de la LMOPK sur lequel se fonde FoE, il est utile de rappeler certains des principes généraux qui régissent l’interprétation des lois et la justiciabilité.
L’interprétation des lois
[22] L’un des principes directeurs de l’interprétation des lois est celui selon lequel la quête du sens d’un mot ou d’une expression doit se fonder sur le texte législatif tout entier. Les mots ne doivent pas être interprétés d’une manière qui fait abstraction du contexte. Toutes les fois que cela est possible, il faut rechercher une cohérence interne et une harmonie dans les mots employés, l’objectif ultime étant de donner effet à l’intention du législateur. On peut trouver un énoncé général utile de ces considérations dans l’extrait suivant de l’arrêt Ontario (Minister of Transport) v. Ryder Truck Rental Canada Ltd. (2000), 47 O.R. (3d) 171 (C.A.) [au paragraphe 11] :
[traduction] L’approche contemporaine en matière d’interprétation des lois oblige le tribunal à interpréter une disposition légale d’après son contexte tout entier. Le tribunal doit examiner et prendre en compte tous les indicateurs pertinents et admissibles de l’intention du législateur. L’interprétation retenue par le tribunal doit s’accorder avec le texte législatif, donner effet à l’objet recherché, refléter l’intention du législateur et donner un sens raisonnable et juste. La Cour suprême a maintes fois confirmé cette approche en matière d’interprétation des lois, tout récemment dans l’arrêt R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, à la page 704, 171 D.L.R. (4th) 385, où les juges Cory et Iacobucci écrivaient ce qui suit :
Comme notre Cour l’a dit maintes fois, il faut, pour interpréter correctement une disposition de loi, lire les termes de la disposition en suivant leur sens grammatical et ordinaire et dans leur contexte global, en harmonie avec l’économie générale de la loi, son objet ainsi que l’intention du législateur. L’objet de la loi et l’intention du législateur, en particulier, doivent être définis sur le fondement de sources intrinsèques et de sources extrinsèques admissibles touchant l’historique législatif de la loi et le contexte de son adoption.
[23] Dans l’arrêt Greenshields et al. v. The Queen, [1958] R.C.S. 216, le juge Locke faisait observer, à la page 225, que [traduction] « une disposition légale doit être interprétée dans sa globalité, chacun de ses éléments jetant la lumière, au besoin, sur les autres ». On présume naturellement que le législateur est soigneux et cohérent dans sa manière de s’exprimer et que les dispositions d’une loi se combinent pour former un ensemble cohérent et plausible : voir Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e édition (Markham : Butterworths, 2002), à la page 283. Cette quête d’une cohérence dans les dispositions légales signifie que les contradictions internes doivent être minimisées ou évitées chaque fois que cela est possible : voir l’arrêt Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, à la page 689, et l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 27.
La justiciabilité
[24] Les parties ne sont pas en désaccord sur les principes de justiciabilité, mais uniquement sur la manière de les appliquer à la présente instance. Elles admettent par exemple qu’une question essentiellement politique pourrait même être soumise à l’examen des tribunaux si cette question « présente un aspect suffisamment juridique pour justifier qu’une cour y réponde » : voir le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 546. Le désaccord ici porte sur ce qui suit : les questions soulevées par ces demandes contiennent‑elles un aspect suffisamment juridique pour autoriser un contrôle judiciaire? Le problème naturellement est que [traduction] « il est difficile d’établir un consensus sur la ligne de démarcation entre les questions politiques et les questions juridiques » : voir Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada (Scarborough : Carswell, 1999), à la page 133.
[25] L’un des principes directeurs de la justiciabilité est celui selon lequel chacune des branches du gouvernement doit être attentive à la séparation des fonctions au sein de la matrice constitutionnelle du Canada, afin d’éviter toute intrusion mal à propos dans les pouvoirs réservés aux autres branches : voir l’arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 33 à 36, et la décision Syndicat canadien de la fonction publique c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1334, au paragraphe 39. En général, une cour de justice s’abstiendra de revoir les actes ou décisions du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif lorsque l’objet du différend ne se prête pas à l’intervention des tribunaux ou lorsque le tribunal n’a pas les ressources nécessaires pour trancher la question. Ces préoccupations sont bien exprimées dans l’ouvrage cité plus haut, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, aux pages 4 et 5 :
[traduction] L’à‑propos d’une intervention judiciaire non seulement englobe des éléments normatifs et positifs, mais également reflète une compréhension à la fois des attributs et de la légitimité des décisions judiciaires. Tom Cromwell (aujourd’hui juge à la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse) a résumé dans les termes suivants cette manière de voir la justiciabilité :
La justiciabilité d’une affaire s’entend de son aptitude à être soumise à une cour de justice. La justiciabilité concerne l’objet de la question posée, son mode de présentation et l’à‑propos d’une décision judiciaire compte tenu de tels facteurs. Cet à‑propos peut être déterminé selon des normes à la fois institutionnelles et constitutionnelles. Il fait intervenir à la fois la question de l’aptitude de l’appareil judiciaire à accomplir la tâche, et la question de la légitimité du recours à l’appareil judiciaire.
Il est utile d’élaborer les critères permettant de conclure ou non à la justiciabilité d’une affaire, notamment des facteurs tels que la capacité institutionnelle et la légitimité institutionnelle, mais il convient de ne pas définir d’une manière catégorique le contenu de la justiciabilité. Il est impossible d’exposer toutes les raisons pour lesquelles une affaire pourrait ne pas relever des tribunaux. La justiciabilité renfermera une série de questions diverses et changeantes, mais, en définitive, tout ce que l’on puisse dire avec certitude, c’est qu’il y aura toujours, et qu’il devrait toujours y avoir, une ligne de démarcation entre ce qui relève des tribunaux et ce qui n’en relève pas, et aussi que cette ligne de démarcation devrait correspondre à des principes prévisibles et cohérents. Comme le dit Galligan, « la non‑justiciabilité signifie ni plus ni moins qu’une affaire ne se prête pas à une décision judiciaire ». [Renvois omis.] [Italique dans l’original.]
[26] Les cours de justice exercent un rôle évident dans l’interprétation et l’exécution des obligations prévues par les lois, mais le législateur peut, dans les limites de la Constitution, garder pour lui‑même le rôle d’exécution : voir l’arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, aux pages 102 à 104. Une telle intention du législateur doit résulter d’une interprétation des dispositions légales en cause — une tâche qui peut être facilitée notamment par un examen de l’à‑propos d’une décision judiciaire dans le contexte de choix stratégiques ou de prédictions scientifiques antagonistes.
Les questions soulevées par ces demandes ressortissent‑elles aux tribunaux?
[27] La question soulevée par la première demande de FoE est de savoir si, selon l’article 5 de la LMOPK, le ministre est autorisé en droit à présenter un Plan sur les changements climatiques qui, à première vue, ne s’accorde pas avec les engagements du Canada aux termes du Protocole de Kyoto. Autrement dit, la LMOPK envisage‑t‑elle un contrôle judiciaire dans un cas comme celui‑ci, où le gouvernement déclare au Parlement et à la population canadienne que, pour des raisons de politique générale, il n’atteindra pas, ou ne tentera pas d’atteindre, les cibles de réduction établies dans le Protocole de Kyoto.
[28] La question posée par les deuxième et troisième demandes de FoE concerne le droit de la Cour de s’interposer dans les activités de réglementation exercées par la branche exécutive du gouvernement.
[29] L’article 5 de la LMOPK traite de l’obligation du ministre de préparer un Plan annuel sur les changements climatiques. FoE s’appuie abondamment sur les mots introductifs de l’article 5, où il est question d’un Plan sur les changements climatiques qui assure que le Canada remplit ses engagements aux termes du Protocole de Kyoto. FoE dit très simplement que le Plan du ministre sur les changements climatiques ne garantit pas la conformité au Protocole de Kyoto parce que ce plan reconnaît explicitement l’absence de conformité.
[30] FoE avance essentiellement le même argument pour les articles 7 et 9 de la LMOPK. Ces dispositions imposent-elles aussi l’obligation au gouverneur en conseil et au ministre de s’assurer, par divers moyens, que le Canada remplit ses engagements aux termes du Protocole de Kyoto. L’article 8 de la LMOPK oblige le gouverneur en conseil à publier préalablement, pour consultations, tout projet de règlement de nature environnementale qui est pris conformément à l’article 7, avec les déclarations d’efficacité qui s’y rapportent. L’article 9 est lui aussi rattaché à l’article 7, parce qu’il oblige le ministre à préparer une déclaration concernant les réductions d’émissions auxquelles il est raisonnable de s’attendre à la suite d’un règlement pris en vertu de l’article 7. La justiciabilité des obligations prévues par les articles 8 et 9 dépend donc du pouvoir de la Cour d’enjoindre au gouverneur en conseil de prendre, modifier ou abroger les règlements environnementaux dont fait état l’article 7.
[31] La justiciabilité de toutes ces questions relève de l’exercice d’interprétation des lois, un exercice dont l’objet est de définir l’intention du législateur : plus précisément, le législateur voulait‑il que les obligations imposées au ministre et au gouverneur en conseil par la LMOPK soient soumises à l’examen des tribunaux et à des recours judiciaires?
[32] Toutes les dispositions légales qui sont à la base des demandes déposées par FoE sont interdépendantes et, pour interpréter l’une quelconque d’entre elles, il est nécessaire de les considérer toutes. J’ai mis l’accent sur les dispositions qui présentent une importance particulière pour les demandes dont il s’agit ici. Les articles 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 10.1 de la LMOPK sont ainsi formulés :
5. (1) Dans les soixante jours suivant l’entrée en vigueur de la présente loi et au plus tard le 31 mai de chaque année subséquente jusqu’en 2013, le ministre établit un Plan sur les changements climatiques qui contient notamment les éléments suivants :
a) une description des mesures à prendre afin d’assurer le respect des engagements du Canada aux termes de l’article 3, paragraphe 1, du Protocole de Kyoto, y compris :
(i) les réductions des émissions et les normes de rendement réglementées,
(ii) les mécanismes axés sur les conditions du marché, tels que les échanges ou les compensations d’émissions,
(iii) l’affectation de fonds ou les mesures ou incitatifs fiscaux,
(iii.1) les mesures pour prévoir une transition équitable à l’égard des travailleurs touchés par les réductions d’émissions de gaz à effet de serre,
(iv) la collaboration ou les accords avec les provinces, les territoires ou d’autres gouvernements;
b) pour chaque mesure visée à l’alinéa a) :
(i) la date de sa prise d’effet,
(ii) la quantité de réductions d’émissions de gaz à effet de serre qui ont été réalisées ou qui sont anticipées, pour chaque année jusqu’en 2012, à partir des niveaux d’émissions les plus récents établis pour le Canada;
c) le niveau projeté d’émissions de gaz à effet de serre au Canada pour chaque année de la période de 2008 à 2012, compte tenu des mesures visées à l’alinéa a), et une comparaison de ces niveaux avec les engagements du Canada aux termes de l’article 3, paragraphe 1, du Protocole de Kyoto;
d) une répartition équitable des niveaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre entre les secteurs de l’économie qui contribuent aux émissions de gaz à effet de serre;
e) un rapport faisant état de la mise en œuvre du Plan sur les changements climatiques pour l’année civile précédente;
f) un exposé indiquant si chaque mesure proposée dans le Plan sur les changements climatiques pour l’année civile précédente a été mise en œuvre au plus tard à la date qui y était prévue et, sinon, une explication des raisons pour lesquelles elle n’a pas été mise en œuvre et les mesures correctives qui ont été ou seront prises.
(2) Chaque Plan sur les changements climatiques doit respecter les compétences provinciales et tenir compte des niveaux respectifs des émissions de gaz à effet de serre des provinces.
(3) Le ministre publie :
a) dans les deux jours suivant l’expiration du délai prévu au paragraphe (1), un Plan sur les changements climatiques de toute façon qu’il estime indiquée, en y précisant que les intéressés peuvent présenter leurs observations sur ce plan au ministre dans les trente jours suivant la date de publication;
b) dans les dix jours suivant l’expiration de chaque délai prévu au paragraphe (1), un avis de la publication du Plan dans la Gazette du Canada.
(4) Le ministre dépose chaque Plan sur les changements climatiques devant chacune des deux chambres du Parlement dans le délai prévu au paragraphe (1) ou dans les trois premiers jours de séance de celle‑ci suivant le délai.
(5) Le Plan sur les changements climatiques qui est déposé devant la Chambre des communes est réputé renvoyé au comité permanent de la Chambre qui étudie habituellement les questions portant sur l’environnement ou à tout autre comité que la Chambre peut désigner pour l’application du présent article.
6. (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :
a) limiter la quantité de gaz à effet de serre qui peut être libérée dans l’environnement;
a.1) dans les limites des compétences constitutionnelles fédérales, de limiter la quantité de gaz à effet de serre qui peut être libérée dans chaque province en appliquant à chacune l’article 3, paragraphes 1, 3, 4, 7, 8 et 10 à 12 du Protocole de Kyoto, avec les adaptations nécessaires;
b) établir des normes de performance conçues pour limiter les émissions de gaz à effet de serre;
c) régir l’utilisation ou la production d’équipements, de technologies, de combustibles, de véhicules ou de procédés afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre;
d) régir les permis ou autorisations nécessaires à la libération de gaz à effet de serre;
e) régir les échanges en matière de réductions des émissions de gaz à effet de serre, d’absorptions, de permis, de crédits ou d’autres unités;
f) régir la surveillance, les inspections, les enquêtes, les rapports, les mesures d’application, les peines et les autres questions visant à favoriser la conformité aux règlements pris en vertu de la présente loi;
g) désigner la contravention à une disposition ou une catégorie de dispositions des règlements commise par une personne ou une catégorie de personnes comme une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par acte d’accusation ou par procédure sommaire et imposer, à l’égard de cette personne ou catégorie de personnes, le montant de l’amende et la durée de l’emprisonnement;
h) régir toute autre question nécessaire à l’application de la présente loi.
(2) Malgré l’alinéa (1)a.1), il est entendu que chaque province peut mettre en œuvre les mesures qu’elle juge appropriées pour limiter les émissions de gaz à effet de serre.
7. (1) Dans les cent quatre‑vingts jours suivant l’entrée en vigueur de la présente loi, le gouverneur en conseil veille à ce que le Canada honore les engagements qu’il a pris en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du Protocole de Kyoto en prenant, modifiant ou abrogeant les règlements appropriés en vertu de la présente loi ou de toute autre loi.
(2) En tout temps après la période prévue au paragraphe (1), le gouverneur en conseil veille à ce que le Canada honore les engagements qu’il a pris en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du Protocole de Kyoto en prenant, modifiant ou abrogeant les règlements appropriés en vertu de la présente loi ou de toute autre loi.
(3) Pour la prise de toute mesure au titre des paragraphes (1) et (2), le gouverneur en conseil peut prendre en considération les réductions d’émissions de gaz à effet de serre auxquelles il est raisonnable de s’attendre après la mise en œuvre d’autres mesures gouvernementales, notamment l’affectation de fonds et la conclusion d’accords fédéro‑provinciaux.
8. Au moins soixante jours avant la prise d’un règlement sous le régime de la présente loi ou, en ce qui concerne les paragraphes 7(1) et (2), de toute autre loi, le gouverneur en conseil publie le projet de règlement dans la Gazette du Canada, pour consultation, accompagné de déclarations :
a) énonçant les réductions d’émissions de gaz à effet de serre auxquelles il est raisonnable de s’attendre à la suite de la prise du règlement pour chaque année qu’il demeurera en vigueur au cours de la période se terminant en 2012;
b) indiquant les personnes qui peuvent présenter des observations au ministre dans les trente jours suivant la publication du règlement.
9. (1) Dans les cent vingt jours suivant l’entrée en vigueur de la présente loi, le ministre prépare une déclaration dans laquelle il énonce les réductions d’émissions de gaz à effet de serre auxquelles il est raisonnable de s’attendre chaque année au cours de la période se terminant en 2012 à la suite de :
a) chaque règlement qui a été pris ou qui sera pris afin d’assurer que le Canada respecte tous les engagements qu’il a pris en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du Protocole de Kyoto, en application des paragraphes 7(1) et (2);
b) toute mesure visée au paragraphe 7(3).
(2) Le ministre :
a) publie la déclaration dans la Gazette du Canada et de toute autre façon qu’il estime indiquée dans les dix jours suivant le délai prévu au paragraphe (1);
b) dépose la déclaration devant chacune des chambres du Parlement dans le délai prévu au paragraphe (1) ou dans les trois premiers jours de séance de cette chambre suivant le délai.
10. (1) Dans les soixante jours suivant la publication par le ministre du Plan sur les changements climatiques en vertu du paragraphe 5(3) ou dans les trente jours suivant la publication par le ministre d’une déclaration en vertu du paragraphe 9(2), la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie constituée par l’article 3 de la Loi sur la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie exécute les fonctions suivantes quant au Plan ou à la déclaration :
a) effectuer des recherches et recueillir de l’information et des données provenant d’analyses sur le Plan ou la déclaration dans le contexte du développement durable;
b) conseille le ministre sur les questions qui relèvent de sa mission, telle qu’elle est définie à l’article 4 de la Loi sur la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie, notamment, dans les limites de sa mission :
(i) sur la probabilité que chacun des règlements ou des mesures projetés atteignent les réductions d’émissions anticipées dans le Plan ou la déclaration,
(ii) sur la probabilité que l’ensemble des mesures ou des règlements projetés permettent au Canada de respecter ses engagements en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du Protocole de Kyoto,
(iii) sur toute autre question qu’elle estime pertinente.
(2) Le ministre :
a) dans les trois jours après avoir reçu les conseils visés à l’alinéa (1)b) :
(i) les publie de la façon qu’il juge appropriée,
(ii) les présente aux présidents du Sénat et de la Chambre des communes, lesquels les déposent devant leur chambre respective dans les trois premiers jours de séance de celle‑ci suivant leur réception;
b) dans les dix jours suivant la réception des conseils, publie dans la Gazette du Canada un avis précisant la façon dont les conseils ont été publiés et la façon d’en obtenir une copie.
10.1 (1) Au moins tous les deux ans suivant l’entrée en vigueur de la présente loi, et ce jusqu’en 2012, le commissaire à l’environnement et au développement durable prépare un rapport renfermant notamment :
a) une analyse des progrès réalisés par le Canada pour mettre en œuvre les plans sur les changements climatiques;
b) une analyse des progrès réalisés par le Canada pour respecter ses engagements en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du Protocole de Kyoto;
c) toutes autres observations et recommandations sur toute question qu’il estime pertinente.
(2) Le commissaire publie le rapport de la façon qu’il juge appropriée dans le délai prévu au paragraphe (1).
(3) Le commissaire présente le rapport au président de la Chambre des communes au plus tard le jour où il est publié et le président le dépose devant la Chambre dans les trois premiers jours de séance de celle‑ci suivant sa réception. [Non souligné dans l’original.]
L’article 5
[33] Si l’intention du législateur, dans l’article 5 de la Loi, était d’assurer le strict respect des engagements du Canada aux termes du Protocole de Kyoto, alors l’approche adoptée fut d’une lourdeur excessive. En effet, l’énoncé simple et sans équivoque d’une telle intention n’aurait pas été difficile à rédiger. L’article 5 combine plutôt l’obligation d’assurer la conformité au Protocole de Kyoto avec une série de mesures officielles dont certaines échappent largement au domaine du contrôle judiciaire. Ainsi, le sous‑alinéa 5(1)a)(iii.1) dit que le Plan sur les changements climatiques doit prévoir une transition équitable à l’égard des travailleurs touchés par les réductions d’émissions de gaz à effet de serre, et l’alinéa 5(1)d) exige une répartition équitable des niveaux de réduction entre les secteurs de l’économie qui contribuent aux émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit là de facteurs de nature essentiellement politique, qui ne se prêtent guère à un contrôle judiciaire. S’il en est ainsi, c’est parce qu’il n’y a pas de critère juridique objectif qui puisse être appliqué, et pas de faits avérés qui puissent autoriser une cour de justice à dire s’il y a eu ou non conformité : voir l’arrêt Chiasson c. Canada, 2003 CAF 155, au paragraphe 8.
[34] Il n’est pas nécessaire pour la Cour de faire, dans l’article 5, le tri entre les éléments qui ressortissent aux tribunaux et ceux qui n’y ressortissent pas, du moins dans la mesure où le texte de cette disposition traite du contenu d’un Plan sur les changements climatiques. L’article 5 doit être lu dans sa globalité et il ne saurait être appliqué par les tribunaux d’une manière fragmentaire. Sans doute le fait pour le ministre de ne pas avoir préparé un Plan sur les changements climatiques pourrait‑il ressortir à la Cour, mais tel n’est pas le cas d’une évaluation du contenu d’un tel plan. Les diverses obligations imposées par la Loi au ministre et à d’autres de préparer, de publier et de déposer les rapports, règlements et déclarations nécessaires sont d’ailleurs toutes exprimées par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal. L’indicatif présent fait d’une dis-position légale une disposition impérative et, lorsque ce temps est employé, il entraîne presque toujours une obligation : voir la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, article 11. Autant que je sache, le verbe « assurer », que l’on trouve dans l’article 5 et ailleurs dans la LMOPK, n’a pas en général pour effet, dans le contexte de l’interprétation des lois, d’indiquer une obligation.
[35] D’autres raisons permettent d’affirmer que les mots de l’article 5, « assurer le respect des engagements du Canada aux termes [. . .] du Protocole de Kyoto », n’entraînent pas des obligations dont on peut saisir les tribunaux. La Loi envisage un processus permanent d’examen et d’ajustement, à l’intérieur d’un environ-nement scientifique et politique en constante évolution. Elle parle d’une collaboration avec des tiers, y compris avec les instances provinciales et l’industrie. Ce ne sont pas là des aspects sur lesquels le gouvernement du Canada puisse exercer un absolu droit de regard au point qu’il puisse unilatéralement garantir l’observation du Protocole de Kyoto à l’intérieur d’un délai donné. La Loi reconnaît aussi que tel ou tel Plan sur les changements climatiques ne sera pas nécessairement appliqué intégralement au cours d’une année donnée. Tel est l’objet évident de l’alinéa 5(1)f), qui anticipe l’absence de mise en œuvre de l’une ou l’autre des mesures correctives nécessaires propres à garantir la conformité au Protocole de Kyoto au cours d’une année donnée. L’impossibilité de mettre en œuvre une telle mesure doit être expliquée par le ministre dans le Plan suivant sur les changements climatiques qui sera déposé au Parlement, mais cette disposition reconnaît implicitement que, dans le contexte de tel ou tel Plan sur les changements climatiques, la stricte conformité aux engagements prévus par le Protocole de Kyoto en matière de réduction des émissions n’est pas requise par l’article 5.
[36] Par ailleurs, si la Cour n’est pas autorisée, selon les principes de justiciabilité, à examiner le pour et le contre d’un Plan sur les changements climatiques qui affirme d’un ton incertain que le Protocole de Kyoto est respecté, alors il serait absurde que la Cour puisse ordonner au ministre de préparer un plan conforme au Protocole s’il a refusé, d’une manière délibérée et transparente, de le faire pour des raisons de politique générale.
L’article 7
[37] Le mot « assurer », employé dans l’article 5 de la Loi, rend compte uniquement d’une chose facultative, et cela est attesté aussi par l’emploi de ce verbe (ou du verbe équivalent « veiller à ») dans l’article 7 de la Loi, qui confère au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre, modifier ou abroger des règlements environnementaux.
[38] Une interprétation isolée et strictement littérale du paragraphe 7(1) donnerait à penser que le gouverneur en conseil avait l’obligation, dans un délai de 180 jours après l’entrée en vigueur de la Loi, de procéder à tous les changements réglementaires requis pour garantir le respect du Protocole de Kyoto. Une telle interprétation est cependant incompatible avec les réalités pratiques de l’adoption de tels changements réglementaires, et elle ne s’accorde pas non plus avec le texte du paragraphe 7(2), qui autorise le gouverneur en conseil, en tout temps après l’entrée en vigueur de la Loi, de prendre, modifier ou abroger les règlements qui s’imposent pour, là encore, « veiller à » ce que le Canada honore ses engagements selon le Protocole de Kyoto. Ces deux dispositions sont difficiles à concilier pleinement, mais l’intention évidente est d’instituer un processus permanent régissant les modalités d’observation du Protocole de Kyoto, le délai initial de 180 jours étant simplement une directive ou une suggestion. Je relève aussi que l’article 6 de la Loi dit seulement que le gouverneur en conseil « peut », par règlement [. . .] Ce mot « peut » est manifestement le contraire d’un ordre. Cela, je pense, constituait le fondement de la mise en garde faite par lord Browne‑Wilkinson dans l’arrêt R. v. Secretary of State for the Home Department, [1995] 2 All E.R. 244 (H.L.), lorsqu’il disait que, sauf s’il existe un texte sans ambiguïté, les cours de justice n’ont pas à exiger qu’une loi soit appliquée. Ce serait de leur part, disait‑il, frayer trop près du domaine réservé à la compétence exclusive du Parlement. Les paragraphes 7(1) et 7(2) sont suffisamment imprécis pour que je sois dispensé de croire que ces dispositions doivent l’emporter sur le sens clairement facultatif des mots « peut, par règlement », au paragraphe 6(1) de la Loi.
[39] L’argument selon lequel le paragraphe 7(1) crée une obligation dont on peut saisir les tribunaux est affaibli davantage par la difficulté pour la Cour de définir une réparation utile. FoE admet que la Cour ne peut pas prescrire ce que le gouverneur en conseil avait le devoir de faire pour régir les modalités d’observation du Protocole de Kyoto. Néanmoins, FoE fait valoir que le gouverneur en conseil avait l’obligation résiduelle de faire quelque chose de nature réglementaire, dans un délai de 180 jours après l’entrée en vigueur de la LMOPK. Il va sans dire qu’une tentative de la Cour de dicter le contenu des dispositions réglementaires projetées serait une ingérence inopportune dans la sphère du pouvoir exécutif. L’idée selon laquelle la Cour devrait déclarer que le gouverneur en conseil avait l’obligation légale d’apporter tel ou tel ajustement de nature réglementaire dans un délai de 180 jours, si minime que puisse être la mesure prise, présente très peu d’intérêt et me semble attribuer à la Cour une fonction qui ne lui sied pas. Dans l’arrêt R. v. Secretary of State, précité, lord Nicholls avait refusé de reconnaître que l’on pouvait saisir les tribunaux de l’obligation statuaire du secrétaire d’État de fixer une date pour l’entrée en vigueur de certaines dispositions légales. Lord Nicholls avait des doutes sur l’exécution judiciaire d’une obligation qui était [traduction] « pour l’essentiel vide de contenu » et pour laquelle la décision fondamentale du ministre requérait l’examen d’un [traduction] « large éventail de circonstances ».
[40] Puisque la Cour n’est pas à même de considérer ou de dicter la substance du régime réglementaire dont parle la Loi, il me semble fort douteux que le législateur ait voulu que le délai de 180 jours soit impératif et qu’on puisse en saisir les tribunaux. Je doute d’ailleurs que, en dehors du contexte constitutionnel, la Cour puisse de quelque manière contrôler ou orienter les autres branches du gouvernement dans la conduite de leurs fonctions législatives et réglementaires. C’était la position adoptée par le juge Barry Strayer, dans la décision Bande Alexander (n° 134) c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1991] 2 C.F. 3 (1re inst.), où il faisait observer que la prise de règlements doit être vue en premier lieu comme l’accomplissement d’une obligation politique qui ne relève nullement des tribunaux. On peut trouver aussi confirmation de cette manière de voir dans le passage suivant de la décision du juge Steele, dans l’affaire Re Pim and Minister of the Environment (1978), 23 O.R. (2d) 45 (C. div.), à la page 56 :
[traduction] Il n’est sans doute pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit d’autre, mais, si ce l’est, j’exprime l’avis que je ne devrais pas exercer le pouvoir discrétionnaire de la Cour en ce qui concerne la demande de la nature d’un mandamus. Je rejetterais cette demande parce que, même s’il avait existé une date impérative pour la prise de règlements par le lieutenant‑gouverneur en conseil, et j’ai dit qu’il n’existait rien de tel, je crois qu’il serait totalement déplacé pour la Cour d’ordonner au lieutenant‑gouverneur en conseil de prendre des règlements se rapportant à une affaire dont la Cour n’a pas connaissance. La Cour n’a aucune idée de ce qui devrait figurer dans un tel règlement, ni du délai à l’intérieur duquel tel règlement devrait être pris. Nous n’avons pas ici affaire à un cas où une injonction prononcée par la Cour pourrait validement être exécutée par elle, et elle ne devrait donc pas être accordée.
Une opinion très semblable a été exprimée par le juge Richard Mosley dans la décision Syndicat canadien de la fonction publique, au paragraphe 43 :
L’argument des demandeurs selon lequel les provinces décident de la nature et de la substance des renseignements qu’elles fournissent au ministre fédéral repose, selon moi, sur la contestation sous‑jacente du fait que le gouverneur en conseil n’a pas pris de règlement prescrivant les renseignements qu’elles doivent fournir au sujet de leur régime d’assurance‑santé. Un tel argument ne saurait fonder la justiciabilité d’une question. Les tribunaux n’ont pas à se prononcer sur l’absence de règlement, car la LCS n’oblige pas le ministre à en proposer ni le gouverneur en conseil à en prendre. Le pouvoir réglementaire conféré par l’alinéa 22(1)c) est d’ordre strictement permissif et non obligatoire.
Les articles 8 et 9
[41] Si l’article 7 de la LMOPK n’établit pas une obligation de réglementation, il s’ensuit nécessairement qu’aucune des obligations de réglementation ou autres obligations dont parlent les articles 8 et 9 de la LMOPK ne ressortit aux cours de justice si le gouverneur en conseil refuse d’agir. Si le gouvernement ne peut pas être contraint de prendre des règlements, il ne peut être tenu d’accomplir les obligations accessoires que sont la publication, l’établissement de rapports ou la consultation sur l’efficacité de telles mesures tant et aussi longtemps qu’une mesure réglementaire n’est pas envisagée selon la LMOPK.
La responsabilité envers le Parlement
[42] La question de la justiciabilité doit également être appréciée dans le contexte des autres mécanismes adoptés par la Loi pour assurer le respect du Protocole de Kyoto. En l’espèce, la Loi établit des mécanismes assez détaillés de notification et d’examen à l’intérieur de la sphère parlementaire. Sur ce point, je me range à l’avis des avocats des défendeurs pour qui, s’agissant des questions de conformité de fond au Protocole de Kyoto, la Loi envisage clairement une responsabilité envers le Parlement et envers le public. Un tel régime ne privera pas toujours la Cour de son rôle d’exécution, mais, dans le contexte général de la présente affaire, je crois que tel est le résultat. Si le Parlement avait voulu imposer au gouvernement une obligation, dont on peut saisir les tribunaux, de respecter les engagements pris par le Canada dans le Protocole de Kyoto, il lui aurait été facile de le dire en des mots clairs et simples[2]. La Loi, cependant, utilise des mots quelque peu équivoques, en remplaçant l’indicatif présent, qui marque une obligation, par les verbes « assurer » ou « veiller à ». Puis la Loi établit un régime indirect visant à « assurer » le respect du Protocole de Kyoto, essentiellement au moyen d’examens scientifiques et de rapports présentés au public et au Parlement. Ainsi, le Plan annuel sur les changements climatiques qui est exigé par l’article 5 doit être publié et soumis aux intéressés pour qu’ils présentent leurs observations. Le Plan doit aussi être déposé devant le Parlement et renvoyé au comité parlementaire compétent pour examen. Tout règlement que le gouverneur en conseil se propose de prendre en vertu de la Loi doit d’abord être publié dans la Gazette du Canada à des fins de consultation publique. L’article 9 dispose que, dans les 120 jours qui suivent l’entrée en vigueur de la Loi, le ministre prépare une déclaration dans laquelle il énonce les réductions d’émissions de gaz à effet de serre auxquelles il est raisonnable de s’attendre au cours de la période se terminant en 2012. Cette déclaration doit elle aussi être publiée et déposée devant le Parlement. Le Plan sur les changements climatiques, de même que les déclarations du ministre, doivent alors être soumis à la Table ronde pour examen externe, conseils et observations. L’analyse faite par la Table ronde doit comprendre un examen de la probabilité que l’ensemble des mesures ou règlements projetés atteigne les réductions d’émissions anticipées. Ce rapport doit également être publié par le ministre et déposé devant la Chambre des communes et le Sénat. Le commissaire à l’environnement et au développement durable (le commissaire) est lui aussi tenu de préparer, publier et déposer un rapport bisannuel renfermant une analyse des progrès accomplis par le Canada pour mettre en œuvre les Plans sur les changements climatiques et pour respecter ses engagements aux termes du Protocole de Kyoto.
[43] Toutes les mesures ci‑dessus ont pour objet d’assurer l’observation par le Canada de ses engagements de fond envers le Protocole de Kyoto, et cela, à la faveur d’un dialogue public, scientifique et politique, un dialogue dont le thème ne se prête pas pour l’essentiel à un contrôle judiciaire ou ne ressortit pas pour l’essentiel aux tribunaux.
[44] Compte tenu de la portée des mécanismes d’examen établis par la Loi, ce à quoi s’ajoutent les questions susmentionnées d’interprétation des lois, le texte législatif doit être interprété d’une manière qui exclut tout contrôle judiciaire sur les questions touchant le respect du Protocole de Kyoto, y compris sur la fonction de réglementation. En promulguant la LMOPK, le Parlement a établi un système détaillé de responsabilité devant le public et devant le Parlement, un système qui remplace le contrôle judiciaire. L’importance pratique de la surveillance parlementaire et de la responsabilité politique ne devrait pas cependant être sous‑estimée, en particulier dans le contexte d’un gouvernement minoritaire : voir l’arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), précité, au paragraphe 71[3].
[45] Je suis conforté dans cette manière de voir par l’analyse détaillée du principe de justiciabilité qu’a faite le juge Richard Mosley dans la décision Syndicat canadien de la fonction publique, précitée. On alléguait dans cette affaire que le ministre de la Santé avait manqué à certaines obligations imposées par la Loi canadienne sur la santé, L.R.C. (1985), ch. C‑6, obligations qui concernent la conformité des régimes provinciaux d’assurance‑santé aux normes nationales touchant les soins de santé. Entre autres réparations sollicitées, les demandeurs voulaient que soit rendu un jugement déclaratoire disant que le rapport annuel prévu par la Loi canadienne sur la santé n’était pas suffisamment détaillé sur la question de la conformité des régimes provinciaux. Les demandeurs faisaient aussi valoir que le ministre n’avait pas tenu compte de son pouvoir statuaire de contraindre les provinces à se conformer à la Loi canadienne sur la santé et qu’il avait donc exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui contrariait l’objet de ce texte. La posture adoptée par le ministre était que sa fonction de préparation d’un rapport procédait d’une obligation de nature politique dont il ne rendait compte qu’au Parlement; cette obligation ne ressortissait donc pas aux cours de justice. La Cour s’est rangée à l’argument du ministre, pour les motifs suivants [aux paragraphes 39 à 42] :
Comme l’a exprimé le juge en chef Dickson dans l’arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), précité, aux pages 90‑91, l’examen de la justiciabilité consiste :
[. . .] d’abord et avant tout, en un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres instances décisionnelles de l’administration politique [. . .] Il existe tout un éventail de questions litigieuses exigeant l’exercice d’un jugement judiciaire pour déterminer si elles relèvent à bon droit de la compétence des tribunaux. Finalement, un tel jugement dépend de l’appréciation par le judiciaire de sa propre position dans le système constitutionnel.
En ma qualité de membre de l’appareil judiciaire, j’estime que même si la présente demande soulève d’importantes questions, elles sont intrinsèquement de nature politique, et c’est devant un forum politique et non devant les tribunaux qu’elles doivent être examinées.
La Loi exige que le rapport annuel établi par le ministre soit déposé devant chaque chambre du Parlement, indiquant par là l’intention du législateur que le contenu du rapport soit examiné et discuté par le Parlement lui‑même. C’est donc à cette branche du gouvernement qu’il appartient d’examiner les allégations de lacunes informationnelles et non aux tribunaux. Le pouvoir judiciaire ne doit pas usurper le rôle du Parlement dans la détermination de la nature et de la qualité des renseignements qu’il a estimés nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions. Comme l’a indiqué la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, à la page 389 :
[. . .] Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre.
L’obligation du ministre de faire rapport annuellement au Parlement de la mesure dans laquelle les provinces satisfont aux conditions établies par la Loi est claire. C’est au ministre qu’il revient de déterminer ce qui constitue « tous les renseignements pertinents » à inclure pour satisfaire à l’obligation de rendre compte, après consultation avec les provinces, et cette détermination fait intervenir des questions de principe et de politique dont il n’appartient pas aux tribunaux de fixer les paramètres. Le ministre est responsable devant le Parlement de la portée et de l’exactitude des renseignements contenus dans le rapport. Je conviens avec le défendeur que le créancier de l’obligation énoncée à l’article 23 est le Parlement et non les demandeurs ou le public en général, même si l’obligation de présenter un rapport annuel contribue certainement au débat public sur la question. Tout recours relatif à l’accomplissement de l’obligation imposée à l’article 23 relève donc du Parlement et non des tribunaux.
IV. Dispositif
[46] Je suis arrivé à la conclusion que la Cour n’a pas à se demander si la réponse du gouvernement aux engagements du Canada selon le Protocole de Kyoto est ou non raisonnable dans le cadre de la LMOPK. Sans doute la Cour est‑elle investie d’un certain rôle pour ce qui concerne l’application des dispositions clairement impératives de la Loi, par exemple celles qui imposent la préparation et la publication de Plans sur les changements climatiques, de déclarations et de rapports, mais ce ne sont pas là des aspects qui sont en cause dans les présentes demandes.
[47] Même si je fais fausse route sur la question de la justiciabilité, je suis néanmoins d’avis de refuser, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, de prononcer une injonction contre les défendeurs. Une telle injonction serait si dépourvue de véritable signification, et la nature de la réponse à telle injonction serait si intangible sur le plan juridique, que l’exercice serait, en pratique, vide de sens.
[48] En définitive, ces demandes doivent être rejetées. J’aborderai par écrit la question des dépens. Si les défendeurs sollicitent les dépens, ils auront 10 jours pour présenter leurs observations à la Cour. FoE aura sept jours pour y répondre. Les observations de chacune des parties ne devront pas dépasser cinq pages.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que les présentes demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.
LA COUR STATUE EN OUTRE que la question des dépens est mise en délibéré.
1 Le Protocole de Kyoto à la Convention‑cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, 11 décembre 1997, 2303 R.T.N.U. 148 (le Protocole de Kyoto). Le Protocole de Kyoto est entré en vigueur en 2005. Il engage les pays développés à fixer des cibles individuelles en vue de limiter ou réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Aux termes du Protocole de Kyoto, 37 pays développés (dont le Canada) et la Communauté économique européenne (la CEE) ont ratifié des engagements qui, entre 2008 et 2012, ramèneraient en moyenne à des niveaux inférieurs de 5 p. 100 aux niveaux de 1990 leurs émissions totales de gaz à effet de serre.
2 Les défendeurs ont certainement raison de dire que le libellé de cette Loi est [traduction] « inusité ».
3 Il convient sans doute également de noter ici que le Protocole de Kyoto établit son propre système formel de responsabilité et que le refus du Canada de remplir ses engagements selon ce Protocole a suscité chez les autres parties au Protocole une réprobation internationale.