Référence : |
Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire), 2008 CAF 362, [2009] 3 R.C.F. 568 |
A-377-07 |
Parrish & Heimbecker Limited (appelante)
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, le procureur général du Canada et l’Agence canadienne d’inspection des aliments (intimés)
Répertorié : Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Sharlow et Pelletier, J.C.A.—Ottawa, 9 septembre et 21 novembre 2008.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Recours — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté un appel à l’encontre de la décision du protonotaire suspendant une action en dommages-intérêts intentée contre Sa Majesté parce que la légalité des décisions de l’office fédéral donnant lieu à l’action n’avait pas d’abord été tranchée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire — Appel rejeté — L’arrêt Canada c. Grenier, selon lequel une décision administrative prise en vertu d’une loi continue à produire ses effets tant qu’elle n’a pas été annulée à la suite d’une instance introduite en vertu de l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales, était déterminant quant à l’issue des présentes — La juge Sharlow, J.C.A. (motifs dissidents) : Le principe établi dans l’arrêt Grenier a été élaboré sans tenir compte de certains des aspects du régime législatif applicable au contentieux fédéral de l’État — La compétence exclusive, en première instance, conérée à la Cour fédérale par l’art. 18 de la Loi est formulée en fonction des recours en justice et non en fonction de la nature des décisions qui pourraient être contestées — Volonté manifeste du législateur fédéral qu’une demande de dommages-intérêts puisse être présentée dans le cadre d’une action devant soit la Cour fédérale, soit la juridiction supérieure d’une province — L’art. 18 n’est pas suffisamment explicite pour exiger l’introduction de plusieurs instances pour faire trancher une demande de dommages-intérêts lorsqu’il y a un litige sur la validité de l’exercice d’un pouvoir législatif par un office fédéral.
Compétence de la Cour fédérale — L’action en dommages-intérêts contre Sa Majesté a été suspendue pour défaut de compétence – Application de l’interprétation donnée à l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales dans l’arrêt Canada c. Grenier, c.-à-d. que la légalité des décisions d’un office fédéral ne peut être examinée que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire — La juge Sharlow, J.C.A. (motifs dissidents) : L’art. 18 n’est pas suffisamment explicite pour exiger l’introduction de plusieurs instances dans de tels cas — La compétence exclusive, en première instance, conférée à la Cour fédérale par l’art. 18 est formulée en fonction des recours en justice et non en fonction de la nature des décisions qui pourraient être contestées.
Couronne — Pratique — L’action en dommages-intérêts contre Sa Majesté a été suspendue parce que la légalité des décisions de l’Agence n’avait pas d’abord été tranchée dans le cadre d’un contrôle judiciaire — Application de l’arrêt Canada c. Grenier — Il s’agissait de savoir si l’art. 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (la LRCECA) exigeait que la décision de l’Agence soit annulée dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire avant qu’une action puisse être intentée parce que, sinon, l’art. 8 pourrait être invoqué à titre de moyen de défense à l’action — Examen de l’historique législatif et du traitement des tribunaux — L’art. 8 ne constitue pas un moyen subsidiaire pour justifier la solution énoncée dans l’arrêt Grenier — La juge Sharlow, J.C.A. (motifs dissidents) : Le fait que la défense d’autorisation législative fasse partie de la LRCECA permet de penser que le législateur fédéral entrevoyait que l’action en dommages-intérêts puisse être tranchée en même temps que la validité d’une telle décision.
Juges et Tribunaux — Le protonotaire et la Cour fédérale ont estimé que l’arrêt Canada c. Grenier empêchait une action en dommages-intérêts contre Sa Majesté pour le présumé exercice illégitime du pouvoir discrétionnaire de l’Agence canadienne d’inspection des aliments puisque la légalité de la décision n’avait pas encore été tranchée au moyen d’une demande de contrôle judiciaire — L’affaire tombait clairement sous le coup du principe énoncé dans l’arrêt Grenier; il n’y avait pas lieu de revenir sur l’arrêt Grenier parce qu’il avait été ratifié récemment dans la jurisprudence et n’était pas manifestement erroné — La juge Sharlow, J.C.A. (motifs dissidents) : Le fait de ne pas renvoyer la C.A.F. dans l’arrêt Grenier à la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif et au régime législatif applicable au contentieux fédéral soulevait des doutes au sujet de l’analyse.
Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté un appel interjeté à l’encontre de la décision du protonotaire. L’appelante a introduit une action contre Sa Majesté pour des dommages-intérêts découlant de la présumée révocation illicite de licences d’importation du blé de l’Ukraine et de la délivrance subséquente de nouvelles licences par l’Agence canadienne d’inspection des aliments. De même, la déclaration contenait des allégations de négligence. L’appelante n’a pas contesté la révocation des licences et la délivrance de nouvelles licences par voie de contrôle judiciaire avant de produire sa déclaration. Dans le cadre d’une requête en radiation de la déclaration pour défaut de compétence, le protonotaire a statué que l’action constituait une contestation indirecte de la légalité des décisions et qu’elle tombait par conséquent sous le coup de l’arrêt Canada c. Grenier. Il a suspendu l’action pour une période de 30 jours pour permettre à l’appelante de présenter une requête en prorogation du délai prévu pour introduire une demande de contrôle judiciaire. Dans le cadre de l’appel, la Cour fédérale a estimé que l’appelante ne pouvait réclamer des dommages-intérêts pour le présumé exercice illégitime du pouvoir discrétionnaire conféré à l’Agence par la loi sans que cette décision n’ait d’abord été annulée au moyen d’une demande de contrôle judiciaire. Elle a accordé la prorogation du délai imparti pour introduire une demande de contrôle judiciaire, mais a refusé d’ordonner que cette demande soit entendue en même temps que l’action.
Arrêt (la juge Sharlow, J.C.A., dissidente) : l’appel doit être rejeté.
Le juge Pelletier, J.C.A. : La présente affaire tombait clairement sous le coup du principe énoncé dans l’arrêt Grenier. Une décision administrative prise en vertu d’une loi continue à produire ses effets tant qu’elle n’a pas été annulée à la suite d’une instance introduite en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales. Le Parlement a confié à une seule Cour, soit la Cour fédérale, l’exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. Ce contrôle doit s’exercer aux termes de l’article 18, seulement par la présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
L’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (la LRCECA) dispose que les articles 3 à 7 n’ont pas pour effet d’engager la responsabilité de l’État pour tout fait — acte ou omission — commis dans l’exercice d’un pouvoir qui, sans ces articles, s’exercerait au titre de la prérogative royale ou d’une disposition législative. La question était donc de savoir si l’article 8 exigeait que la décision de l’Agence soit annulée dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire avant qu’une action puisse être intentée parce que, sinon, l’article 8 pourrait être invoqué à titre de moyen de défense à l’action. Comme l’article 8 précédait d’une vingtaine d’années la création de la Cour fédérale, on ne peut considérer celui-ci comme un élément constitutif d’un système visant à centraliser à la Cour fédérale le contrôle de la légalité des décisions des institutions fédérales. La Cour a jugé que l’article 8 ne s’appliquait qu’aux actes commis sans négligence par des préposés de la Couronne. Il semble donc qu’on puisse conclure que l’article 8 ne peut être invoqué en défense lorsque l’on accuse Sa Majesté de négligence. Mais, plus important encore, l’article 8 n’a jamais été invoqué avec succès comme fin de non-recevoir à une action en dommages-intérêts dans laquelle est soulevée la légalité d’une décision d’un office fédéral. Compte tenu de son historique législatif et du traitement que les tribunaux lui ont réservé, l’article 8 ne peut tout simplement pas être invoqué comme moyen subsidiaire pour justifier la solution à laquelle la Cour est parvenue dans l’arrêt Grenier.
Depuis que la Cour fédérale a rendu sa décision en l’espèce, l’arrêt Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) a établi qu’une demande de dommages-intérêts pouvait être incluse dans une demande de contrôle judiciaire qui a été transformée en action. La Cour d’appel fédérale était consciente que la conversion des demandes de contrôle judiciaire en actions pouvait conduire à l’effritement de la compétence exclusive de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire. Il n’est pas évident que les actions et les demandes de contrôle judiciaire peuvent être réunies sans transformer indirectement les demandes de contrôle judiciaire en actions. Si c’est ce qui se passe lorsqu’il y a réunion d’instances, le fait d’instruire ensemble deux procédures peut conduire au même résultat pratique. Compte tenu de l’importance capitale que revêt la question de la légalité des décisions prises par l’Agence, il convient que la demande de contrôle judiciaire suive son cours jusqu’à son dénouement avant la poursuite de l’action.
Le juge Nadon, J.C.A. (motifs concordants) : Il n’y avait pas lieu de revenir sur l’arrêt Grenier. La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé les principes énoncés dans l’arrêt Grenier dans deux décisions. Qui plus est, l’arrêt Grenier n’est pas manifestement erroné du fait qu’il n’a pas tenu compte d’une disposition législative pertinente ou d’un précédent qui aurait dû être respecté. Même si la Cour dans l’arrêt Grenier n’a pas été renvoyée à la LRCECA, la conclusion tirée et les principes posés n’auraient pas été différents.
La juge Sharlow, J.C.A. (motifs dissidents) : Le fondement législatif du droit de l’appelante d’intenter une action en dommages-intérêts contre Sa Majesté se trouve à l’article 3 de la LRCECA. L’article 8 de cette loi vise le cas où l’action en dommages-intérêts intentée contre Sa Majesté est fondée en tout ou en partie sur l’allégation que les dommages sont attribuables à l’exercice illicite d’un pouvoir conféré par la loi. Dans l’hypothèse où l’article 8 vise à tout le moins à donner à Sa Majesté un moyen de défense à l’égard de toute action en dommages-intérêts résultant de l’exercice valide d’un pouvoir conféré par la loi, la question qui se posait était celle de savoir qui décide, au départ, si l’exercice du pouvoir conféré par la loi est valide ou non. La position de Sa Majesté selon laquelle il faut répondre à cette question dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire était incompatible avec le régime législatif qui s’applique aux actions en dommages-intérêts intentées contre l’État. Le fait que la défense d’autorisation législative fasse partie de la LRCECA permet de penser que le législateur fédéral entrevoyait que le tribunal saisi de l’action en dommages-intérêts puisse en même temps se prononcer sur la validité d’une telle décision.
Il semblerait que, dans l’arrêt Grenier, on n’ait pas renvoyé la Cour à la LRCECA. Le principe établi dans l’arrêt Grenier a par conséquent été élaboré sans tenir compte de certains des aspects du régime législatif applicable au contentieux fédéral de l’État, soulevant ainsi des doutes au sujet de l’analyse de cet arrêt. Selon l’arrêt Grenier, la légalité des décisions d’un office fédéral ne peut être jugée que par voie de contrôle judiciaire sous le régime de la Loi sur les Cours fédérales, selon une interprétation de l’article 18 de cette loi. Suivant l’arrêt Grenier, l’article 18 vise à confier à une seule Cour, soit la Cour fédérale, l’exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux, pour éviter le problème des décisions conflictuelles émanant de diverses sources et, peut-être, pour donner à Sa Majesté la protection supplémentaire d’un délai de prescription très court. Cependant, le libellé du paragraphe 18(1) est quelque peu plus restrictif, en ce sens que la compétence exclusive, en première instance, conférée à la Cour fédérale est formulée en fonction des recours en justice qui sont ouverts et non en fonction de la nature des décisions qui pourraient être contestées. De plus, l’interprétation qu’il convient de donner au paragraphe 18(1) doit tenir compte de la volonté manifeste du législateur fédéral que les personnes qui présentent une demande de dommages-intérêts fassent valoir leur réclamation dans le cadre d’une action et qu’elles s’adressent, pour ce faire, soit à la Cour fédérale, soit à la juridiction supérieure d’une province. Le paragraphe 18(1) n’est pas suffisamment explicite pour exiger l’introduction de plusieurs instances pour faire trancher une demande de dommages-intérêts lorsque celle-ci repose sur la légalité de la décision d’un office fédéral.
Des considérations comme l’intérêt qu’a le public dans le caractère définitif des décisions administratives et la possibilité que Sa Majesté soit lésée injustement si l’on permet à un demandeur de recourir au mécanisme de l’action en dommages-intérêts pour se soustraire au délai de prescription de 30 jours applicable aux demandes de contrôle judiciaire ne justifient pas l’interprétation de l’article 18 qui a été adoptée dans l’arrêt Grenier, mais sont pertinentes pour établir si une action constitue un abus de procédure.
L’appelante n’a aucun intérêt à exercer un recours de droit public parce qu’elle n’en tirerait pas d’avantage pratique. Les décisions de l’Agence sont caduques et n’ont plus aucun effet. Personne d’autre que l’appelante n’est touché par la déclaration d’invalidité. L’intérêt de Sa Majesté à assurer l’intégrité de l’administration du régime des licences d’importation est amplement protégé par l’article 8 de la LRCECA.
lois et règlements cités
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 3 (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36), 8, 21 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 28; 2001, ch. 4, art. 45).
Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, ch. 30, art. 3(6).
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 2(1) « office fédéral » (mod., idem, art. 15), 17 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 25), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.4(2) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 28).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 50(2).
jurisprudence citée
décision appliquée :
Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287; 2005 CAF 348; infirmant 2004 CF 1435; confirmant 2004 CF 132.
décisions examinées :
Robitaille c. R., [1981] 1 C.F. 90 (1re inst.); Baird c. La Reine du chef du Canada, [1984] 2 C.F. 160 (C.A.); Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1995] 2 C.F. 467 (C.A.); Swanson c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 C.F. 408 (C.A.); Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] 1 R.C.F. 476; 2008 CAF 215; Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165; 2004 CAF 172.
décisions citées :
Jazz Air LP c. Administration portuaire de Toronto, 2007 CF 624; Zarzour c. Canada, [2000] A.C.F. no 2070 (C.A.F.) (QL); Nu-Pharm Inc. c. Canada, 2008 CAF 227; Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370.
APPEL de la décision (2007 CF 789) par laquelle la Cour fédérale a rejeté un appel interjeté à l’encontre de la décision du protonotaire (2006 CF 1102) suspendant une action en dommages-intérêts intentée contre Sa Majesté parce que la légalité des décisions de l’office fédéral donnant lieu à l’action n’avait pas d’abord été tranchée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Appel rejeté.
ont comparu :
Matthew G. Williams pour l’appelante.
Jessica Harris pour les intimés.
avocats inscrits au dossier :
Ritch Durnford Lawyers, Halifax, pour l’appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Pelletier, J.C.A. : Il s’agit de l’appel d’une décision du juge Barnes de la Cour fédérale, publiée sous l’intitulé Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire), 2007 CF 789, dans laquelle l’effet de l’arrêt de notre Cour Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287 (Grenier), est une fois de plus en cause.
[2] Parrish & Heimbecker (P&H) a introduit une action dans laquelle Sa Majesté la Reine (représentée par le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire), le procureur général du Canada et l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’Agence) sont désignés comme intimés. L’action découle de la présumée révocation illicite de licences d’importation autorisant P&H à importer au Canada du blé de l’Ukraine et de la délivrance subséquente de nouvelles licences d’importation imposant des conditions plus rigoureuses qui ont rendu le blé impropre aux fins auxquelles P&H s’était engagée par contrat à le vendre à ses clients. Selon la déclaration, la révocation des permis et la délivrance subséquente des nouveaux permis étaient illégales et ont fait subir des pertes à P&H. Le document indique aussi que l’Agence a fait une déclaration inexacte entachée de négligence en affirmant que la cargaison de blé serait autorisée à entrer au Canada aux conditions énoncées dans la licence d’importation originale et que les actes de l’Agence équivalaient à une ingérence illégale dans les relations économiques de P&H avec ses clients et à une faute dans l’exercice d’une charge publique. Les actes reprochés sont la révocation des licences d’importation et la délivrance des nouvelles licences d’importation. Enfin, la déclaration contient huit allégations de négligence.
[3] La révocation des licences originales et la délivrance des nouvelles licences ont eu lieu en décembre 2002. P&H n’a jamais contesté ces décisions par voie de contrôle judiciaire avant de produire sa déclaration le 2 décembre 2005. L’Agence a répondu en présentant une requête en radiation de la déclaration de P&H au motif que la Cour ne pouvait connaître de l’action tant et aussi longtemps que les décisions prises par l’Agence au sujet de la révocation des licences et de la délivrance des nouvelles licences n’étaient pas annulées dans le cadre de procédures introduites en vertu de l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (la Loi).
[4] La requête de l’Agence a été instruite par le protonotaire Morneau (Parrish & Heimbecker Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire), 2006 CF 1102) qui a conclu que, malgré le fait que la déclaration ne renfermait pas de moyens tendant à faire déclarer illégales les décisions en litige, l’action introduite par P&H constituait une contestation indirecte de la légalité des décisions en question et qu’elle tombait par conséquent sous le coup de l’arrêt Grenier de notre Cour. Voici en quels termes le protonotaire a expliqué la portée de cet arrêt (au paragraphe 27) :
[…] une telle attaque, c’est-à-dire une déclaration de nullité ou d’illégalité, doit venir directement en premier lieu en cette Cour via la procédure exclusive d’une demande de contrôle judiciaire.
[5] Toutefois, au lieu de rejeter purement et simplement la demande de P&H, le protonotaire a suspendu l’action pour une période de 30 jours pour permettre à P&H de présenter une requête en prorogation du délai prévu pour introduire une demande de contrôle judiciaire et, pour le cas où la requête en prorogation de délai serait accueillie, a ordonné la prolongation du sursis aussi longtemps que la demande de contrôle judiciaire serait en instance. Pour le cas où P&H ferait défaut de présenter la requête en prorogation de délai prescrit, le rejet de son action serait confirmé.
[6] P&H a interjeté appel devant la Cour fédérale de l’ordonnance du protonotaire et, pour se prémunir contre la possibilité d’un rejet de son appel, elle a également présenté une requête en prorogation du délai qui lui était imparti pour introduire une demande de contrôle judiciaire. Se fondant sur la décision Jazz Air LP c. Administration portuaire de Toronto, 2007 CF 624, le juge des requêtes a estimé que, comme la décision frappée d’appel avait une influence déterminante sur l’issue du principal, il lui était loisible de reprendre l’examen de l’affaire depuis le début et d’exercer son propre pouvoir discrétionnaire, et ce, même si l’on ne pouvait démontrer que le protonotaire avait commis une erreur dans la façon dont il avait exercé son pouvoir discrétionnaire.
[7] En fin de compte, le juge des requêtes a exercé son pouvoir discrétionnaire dans le même sens que le protonotaire. Il n’a décelé aucune erreur de droit ou de fait dans le raisonnement du protonotaire et a conclu que l’arrêt Grenier de notre Cour imposait la conclusion à laquelle le protonotaire était arrivé. En résumé, le juge des requêtes a estimé que P&H ne pouvait réclamer des dommages-intérêts pour le présumé exercice illégitime du pouvoir discrétionnaire conféré à l’Agence par la loi sans que cette décision n’ait d’abord été annulée au moyen d’une demande de contrôle judiciaire soumise à la Cour fédérale. Il a par conséquent rejeté l’appel.
[8] Le juge des requêtes s’est ensuite penché sur la requête présentée par P&H en vue d’obtenir une prorogation du délai qui lui était imparti pour introduire une demande de contrôle judiciaire. Après avoir examiné les faits, il a conclu qu’il y avait lieu d’accorder la prorogation de délai réclamée. Il a toutefois refusé d’ordonner que la demande de contrôle judiciaire soit « fusionnée à » (réunie avec) l’action ou qu’elles soient entendues en même temps. À son avis, permettre de telles choses équivaudrait à contourner l’arrêt Grenier.
[9] P&H interjette appel de la conclusion du juge des requêtes suivant laquelle elle doit d’abord demander le contrôle judiciaire des ordonnances dont elle conteste la légalité avant de pouvoir introduire son action en dommages-intérêts. Elle soutient essentiellement qu’elle a fait un choix quant au recours qu’elle entendait exercer en décidant de ne pas présenter de demande de contrôle judiciaire et en choisissant plutôt de procéder par voie d’action en dommages-intérêts pour obtenir la réparation du préjudice qu’elle a subi par suite de la négligence ou de l’action fautive de Sa Majesté. P&H affirme que rien à l’article 18 de la Loi ne l’empêche de faire ce choix.
[10] Il n’est pas nécessaire, pour trancher le présent litige, de passer en revue la jurisprudence qui a conduit à l’arrêt Grenier, car la présente affaire tombe clairement sous le coup du principe énoncé dans cet arrêt. On se souviendra que M. Grenier, qui était détenu dans un établissement carcéral fédéral, avait été mis en isolement préventif après avoir eu un comportement agressif envers un membre du personnel à qui il avait lancé des formulaires. Il avait également été condamné à un isolement disciplinaire de 14 jours pour les mêmes faits, conformément à la procédure disciplinaire prévue à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20. M. Grenier n’a contesté aucune de ces mesures par voie de demande de contrôle judiciaire. Toutefois, quelque trois ans plus tard, il a intenté une action en dommages-intérêts contre Sa Majesté pour le préjudice subi au cours de sa période d’isolement.
[11] Comme le montant réclamé dans l’action était inférieur à 50 000 $, la demande a été instruite par un protonotaire, comme le prévoit le paragraphe 50(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)]. Le protonotaire a fait droit à l’action et condamné Sa Majesté à verser à M. Grenier une somme de 3 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires et de 2 000 $ à titre de dommages-intérêts exemplaires [2004 CF 132]. La décision du protonotaire a été confirmée en appel par la Cour fédérale [2004 CF 1435].
[12] En appel devant notre Cour, la décision du protonotaire a été annulée au motif qu’une décision administrative prise en vertu d’une loi continue à produire ses effets et à être légalement exécutoire tant qu’elle n’a pas été annulée à la suite d’une instance introduite à cette fin en vertu de l’article 18 de la Loi. Pour arriver à cette conclusion, notre Cour a, sous la plume du juge Létourneau, nuancé la décision qu’elle avait antérieurement rendue dans l’affaire Zarzour c. Canada, [2000] A.C.F. no 2070 (QL) (arrêt Zarzour), suivant laquelle le contrôle judiciaire n’est nécessaire que dans les cas où « la décision à l’origine du préjudice est encore opérante au moment où le recours est intenté » et, à l’inverse, que « dans l’éventualité où la décision ayant engendré le prétendu préjudice n’a plus d’effet dans le temps, il est possible pour le requérant d’intenter une action afin de réclamer des dommages » (Grenier, paragraphe 15 [citant 2004 CF 1435, au paragraphe 8]). La Cour a poursuivi en signalant que, même si le détenu avait purgé sa peine en isolement préventif, la décision de le placer en isolement avait entraîné des conséquences à long terme, notamment sur ses chances de libération conditionnelle et sur sa classification. Dans ce contexte, la Cour a rappelé la raison d’être de la compétence exclusive conférée à la Cour fédérale par l’article 18 de la Loi (Grenier, au paragraphe 24) :
En créant la Cour fédérale et en édictant l’article 18, le législateur fédéral a voulu mettre un terme au morcellement existant du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. À l’époque, ce contrôle était effectué par les tribunaux des provinces : voir Patrice Garant, Droit administratif, 4e éd., vol. 2, Yvon Blais, 1996, aux pages 11 à 15. L’harmonisation des disparités dans les décisions judiciaires devait se faire au niveau de la Cour suprême du Canada. Par souci de justice, d’équité et d’efficacité, sous réserve des exceptions de l’article 28 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35], le Parlement a confié à une seule Cour, la Cour fédérale, l’exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. Ce contrôle doit s’exercer et s’exerce, aux termes de l’article 18, seulement par la présentation d’une demande de contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale est le tribunal investi du mandat d’assurer l’harmonisation en cas de décisions conflictuelles, dégageant ainsi la Cour suprême du Canada d’un volume considérable de travail, tout en lui réservant la possibilité d’intervenir dans les cas qu’elle juge d’intérêt national.
[13] La présente affaire tombe clairement sous le coup du principe énoncé dans l’arrêt Grenier et en illustre le fondement sous-jacent. P&H aurait vraisemblablement pu présenter sa demande devant toute juridiction supérieure d’une province sur le fondement des allégations figurant dans ses actes de procédure et demander à cette juridiction de se prononcer sur la légalité de la révocation des permis originaux et de la délivrance des permis de remplacement. Si un autre expéditeur était confronté au même problème, il aurait pu choisir de saisir la juridiction supérieure d’une autre province et lui demander de trancher la même question. La multiplication des litiges et des solutions ne ferait qu’affaiblir la cohérence de la jurisprudence relative au contrôle judiciaire de la légalité des décisions administratives fédérales.
[14] Ainsi que le juge Barnes l’a signalé, l’arrêt Grenier est déterminant quant à l’issue de la présente affaire. Mais avant de trancher l’affaire, je tiens à formuler quelques observations au sujet d’une autre question qui a été soulevée lors de l’instruction du présent appel.
[15] De son propre chef, la Cour a soulevé la question de l’effet de l’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 [art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)] (la LRCECA), reproduit ci-dessous, ainsi que l’article 3 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36], qui fonde le droit d’action de P&H contre Sa Majesté :
3. En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :
a) dans la province de Québec :
(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,
(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;
b) dans les autres provinces :
(i) les délits civils commis par ses préposés,
(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.
[…]
8. Les articles 3 à 7 n’ont pas pour effet d’engager la responsabilité de l’État pour tout fait — acte ou omission — commis dans l’exercice d’un pouvoir qui, sans ces articles, s’exercerait au titre de la prérogative royale ou d’une disposition législative, et notamment pour les faits commis dans l’exercice d’un pouvoir dévolu à l’État, en temps de paix ou de guerre, pour la défense du Canada, l’instruction des Forces canadiennes ou le maintien de leur efficacité.
[16] La question à laquelle les parties à l’instruction de l’appel ont été invitées à répondre était de savoir si l’article 8 de la LRCECA exigeait que la décision de l’Agence soit annulée dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire avant qu’une action puisse être intentée parce que, sinon, l’article 8 pourrait être invoqué à titre de moyen de défense à l’action. Une telle interprétation de l’article 8 fournit un argument de plus en faveur de la solution retenue dans l’arrêt Grenier.
[17] La disposition qui a précédé l’article 8 de la LRCECA était le paragraphe 3(6) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, ch. 30. Comme cette disposition précède d’une vingtaine d’années la création de la Cour fédérale, on ne peut aisément considérer celle-ci comme un élément constitutif d’un système visant à centraliser à la Cour fédérale le contrôle de la légalité des décisions des institutions fédérales.
[18] Qui plus est, cette disposition a, en grande partie, été passée sous silence lors des débats portant sur la responsabilité de l’État et, dans la mesure où elle a été examinée, on ne lui a pas accordé une portée très étendue. Ainsi, dans la décision Robitaille c. R., [1981] 1 C.F. 90 (1re inst.) (décision Robitaille), le juge Marceau (devenu par la suite juge à la Cour d’appel) écrivait [aux pages 93 et 94] :
Ainsi, c’est uniquement sur le plan des faits et des principes généraux de la responsabilité que le litige s’est engagé. Nulle part, la défenderesse n’a prétendu se prévaloir d’une exclusion de responsabilité qui lui résulterait de la disposition du paragraphe (6) de l’article 3 de ladite Loi sur la responsabilité de la Couronne, et elle a eu raison de ne pas le prétendre, malgré les dires de son procureur au moment de l’argumentation. L’immunité décrétée par cet article ne joue que dans la mesure où le pouvoir exercé l’est de façon normale et raisonnable, et l’action justement conteste qu’il en ait été ainsi en l’espèce. [Note en bas de page omise.]
[19] Dans une des premières affaires, sinon la première, dans laquelle le paragraphe 3(6) a été examiné par notre Cour, dans Baird c. La Reine du chef du Canada, [1984] 2 C.F. 160 (arrêt Baird), notre Cour a laissé entendre que ce paragraphe s’appliquait « aux pouvoirs légaux mais non aux fonctions légales et qu’en outre, il distingue le pouvoir ou l’autorité de la Couronne elle-même, tel que la prérogative et l’autorité légale, qui doit être considéré comme étant conféré à la Couronne, de celui qui est accordé à certains préposés de cette dernière qui sont choisis pour accomplir une fonction particulière prévue par la loi (Baird, à la page 185). Aucune décision antérieure portant sur le sens du paragraphe 3(6) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne n’a été citée dans l’arrêt Baird ni, d’ailleurs, dans la décision Robitaille.
[20] Notre Cour a jugé que l’article 8 de la LRCECA ne s’appliquait qu’aux actes commis sans négligence par des préposés de la Couronne (Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1995] 2 C.F. 467, aux pages 535 et 536 (Comeau’s Sea Foods Ltd.) et Swanson c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 C.F. 408, aux pages 425 et 426 (Swanson). L’affaire Comeau’s Sea Foods Ltd. portait sur le refus de délivrer un permis de pêche, tandis que l’affaire Swanson avait trait à la responsabilité du ministre des Transports en matière de sécurité aérienne.
[21] Il semble qu’on puisse en conclure que l’article 8 de la LRCECA ne peut être invoqué en défense lorsque l’on accuse Sa Majesté de négligence, comme c’est le cas en l’espèce. Mais, plus important encore, l’article 8 n’a jamais été invoqué avec succès comme fin de non-recevoir à une action en dommages-intérêts dans laquelle est soulevée la légalité d’une décision d’un office fédéral. Compte tenu de son historique législatif et du traitement que les tribunaux lui ont réservé, l’article 8 ne peut tout simplement pas être invoqué comme moyen subsidiaire pour justifier la solution à laquelle la Cour est parvenue dans l’arrêt Grenier.
[22] P&H interjette également appel du refus du juge Barnes d’ordonner que sa demande de contrôle judiciaire soit instruite en même temps que son action au motif que cette façon de procéder constituerait un moyen de contourner l’arrêt Grenier. Depuis, notre Cour a décidé, dans l’arrêt Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] 1 R.C.F. 476 (arrêt Hinton), qu’une demande de dommages-intérêts pouvait être incluse dans une demande de contrôle judiciaire qui a été transformée en action conformément au paragraphe 18.4(2) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 28] de la Loi.
[23] L’arrêt Hinton permet à P&H de soutenir que rien n’empêche l’instruction conjointe de son action et de sa demande de contrôle judiciaire, étant donné que la demande de contrôle judiciaire pouvait être transformée en une action qui comprend une demande de dommages-intérêts. Comme cet argument n’a pas été soulevé devant le juge Barnes, puisque l’arrêt Hinton a été rendu après que le juge Barnes eut prononcé sa décision, on nous demande de l’examiner en première instance.
[24] En se prononçant comme elle l’a fait dans l’arrêt Hinton, notre Cour était consciente que la conversion des demandes de contrôle judiciaire en actions (lesquelles peuvent comprendre des demandes de dommages-intérêts) pouvait facilement conduire à l’effritement de la compétence exclusive de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire (Hinton, au paragraphe 51). Bien que cette préoccupation ne soit pas en jeu dans le cas qui nous occupe, puisqu’on a affaire à deux instances distinctes, il n’en demeure pas moins qu’il y a lieu de faire preuve de prudence. Il n’est pas du tout évident que les actions et les demandes de contrôle judiciaire peuvent être réunies sans transformer indirectement les demandes de contrôle judiciaire en actions. Si c’est ce qui se passe lorsqu’il y a réunion d’instances, le fait d’instruire ensemble deux procédures peut conduire au même résultat pratique. Compte tenu de l’historique des présentes instances et de l’importance capitale que revêt la question de la légalité des décisions prises par l’Agence, il convient que la demande de contrôle judiciaire suive son cours jusqu’à son dénouement avant la poursuite de l’action. Cette solution va dans le sens de la mise en garde formulée par notre Cour dans l’arrêt Hinton, au paragraphe 54.
[25] En dernière analyse, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[26] Le juge Nadon, J.C.A. : J’ai lu le projet de motifs de jugement de mes collègues les juges Sharlow et Pelletier. Pour les motifs exposés par le juge Pelletier, j’estime que l’appel devrait être rejeté avec dépens. J’ajouterais toutefois ce qui suit.
[27] Je reconnais la solidité de l’opinion de la juge Sharlow suivant laquelle, selon son interprétation du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, la position générale adoptée par notre Cour dans l’arrêt Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287, à savoir que la légalité des décisions rendues par un office fédéral ne peut être examinée que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, ne peut être exacte. J’estime toutefois qu’il ne nous est pas loisible de revenir sur l’arrêt Grenier.
[28] Premièrement, récemment, dans les arrêts Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] 1 R.C.F. 476 (C.A.F.) et Nu-Pharm Inc. c. Canada, 2008 CAF 227, nous avons confirmé les principes énoncés dans l’arrêt Grenier.
[29] Deuxièmement, on ne peut affirmer que l’arrêt Grenier, est « manifestement erron[é], du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté » (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, aux paragraphes 8, 9 et 10). Bien que la juge Sharlow ne mentionne pas expressément l’arrêt Miller, elle semble avoir conclu qu’il nous est loisible d’infirmer l’arrêt Grenier, en raison du défaut des parties, dans cette affaire, de renvoyer le tribunal à la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. 50.
[30] En toute déférence, je ne puis souscrire à cet avis. Ainsi que le juge Pelletier l’explique aux paragraphes 15 à 21 de ses motifs, même si les parties dans l’affaire Grenier avaient expressément renvoyé le tribunal à la loi en question, la conclusion tirée dans cette affaire et les principes posés par la Cour n’auraient pas été différents.
[31] Je suis en conséquence d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[32] La juge Sharlow, J.C.A. (dissidente) : J’ai pris connaissance du projet de motifs de jugement de mon collègue le juge Pelletier. Je regrette de ne pouvoir y souscrire.
[33] L’appelante affirme dans sa déclaration que l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’Agence) lui a accordé une licence d’importation de blé de l’Ukraine et qu’ensuite, sans motiver sa décision, elle a révoqué cette licence alors qu’il était trop tard pour que l’appelante puisse atténuer les pertes en découlant, et que l’Agence a ensuite délivré de nouvelles licences qui imposaient arbitrairement de nouvelles conditions qui ont eu pour effet de causer d’autres pertes pour l’appelante. L’appelante soutient également que certaines des mesures prises par l’Agence, dont la révocation de la licence d’importation, étaient illégales en ce sens qu’elles n’étaient pas autorisées par la loi. À la présente étape préliminaire, ces allégations doivent être tenues pour avérées.
[34] Le fondement législatif du droit de l’appelante d’intenter une action en dommages-intérêts contre Sa Majesté se trouve à l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. 50, dont voici le libellé :
3. En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :
a) dans la province de Québec :
(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,
(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;
b) dans les autres provinces :
(i) les délits civils commis par ses préposés,
(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.
[35] Il résulte de l’effet combiné de l’article 21 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 28; 2001, ch. 4, art. 45] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif et de l’article 17 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 25] de la Loi sur les Cours fédérales que la personne qui veut poursuivre Sa Majesté en dommages-intérêts peut s’adresser soit à la Cour fédérale soit à la juridiction supérieure de la province où est survenu le fait générateur du litige. Dans le cas qui nous occupe, l’appelante a introduit son action devant la Cour fédérale.
[36] L’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif vise le cas où l’action en dommages-intérêts intentée contre Sa Majesté est fondée en tout ou en partie sur l’allégation que les dommages sont attribuables à l’exercice illicite d’un pouvoir conféré par la loi. C’est bien ce que l’appelante affirme en l’espèce (au paragraphe 14 de la déclaration). Voici l’extrait de l’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif qui nous intéresse en l’espèce :
8. Les articles 3 à 7 n’ont pas pour effet d’engager la responsabilité de l’État pour tout fait — acte ou omission — commis dans l’exercice d’un pouvoir qui, sans ces articles, s’exercerait au titre de la prérogative royale ou d’une disposition législative […]
[37] On peut longuement débattre de la portée et du sens de l’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. Aux fins du présent appel, je tiens cependant pour acquis, sans trancher la question, que l’article 8 vise à tout le moins à donner à Sa Majesté un moyen de défense à l’égard de toute action en dommages-intérêts résultant de l’exercice valide d’un pouvoir conféré par la loi (sauf en cas de preuve de négligence). La question qui se pose dans le cas qui nous occupe est celle de savoir qui décide, au départ, si l’exercice du pouvoir conféré par la loi est valide ou non. Sa Majesté soutient qu’il faut nécessairement répondre à cette question dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. L’appelante affirme que, comme elle a intenté une action en dommages-intérêts contre Sa Majesté et qu’elle a inclus dans la déclaration des allégations qui sont censées faire échec au moyen de défense que Sa Majesté voudra nécessairement invoquer en vertu de l’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, elle a le droit de faire trancher au procès la question de la validité de l’exercice du pouvoir que la loi confère à Sa Majesté.
[38] Si Sa Majesté a raison, l’appelante doit effectivement introduire deux instances distinctes qui sont régies par deux délais de prescription différents et deux séries de règles de procédure différentes. Une demande de contrôle judiciaire visant à contester la décision d’un office ou d’un fonctionnaire fédéral doit être introduite soit devant la Cour fédérale doit devant la Cour d’appel fédérale dans un délai de 30 jours et elle doit être jugée sur le fondement d’affidavits, sous réserve de toute ordonnance que la Cour peut prononcer pour proroger le délai ou pour autoriser la présentation de témoignages à l’audience. En revanche, l’action en dommages-intérêts, qui peut être introduite devant la Cour fédérale ou devant la juridiction supérieure d’une province, est assujettie à un délai de prescription plus long (en règle générale de deux ou six ans) et est instruite au cours d’un procès précédé d’un processus de communication de la preuve.
[39] À mon avis, la thèse de Sa Majesté n’est pas compatible avec le régime législatif qui s’applique aux actions en dommages-intérêts intentées contre l’État. Le fait que la défense d’autorisation législative fasse partie de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif permet de penser que le législateur fédéral entrevoyait que le tribunal saisi de l’action en dommages-intérêts puisse en même temps se prononcer sur la validité d’une telle décision.
[40] La thèse de Sa Majesté, et l’argument qu’elle invoque au soutien de la requête dont elle a saisi la Cour fédérale en vue de faire rejeter ou suspendre l’action en dommages-intérêts de l’appelante, est que la validité des décisions de l’Agence qui sont à l’origine de la demande de l’appelante et, partant, la possibilité d’invoquer le moyen de défense prévu à l’article 8 doivent être évaluées comme des questions de droit public en fonction de la procédure légale régissant les demandes de contrôle judiciaire.
[41] Le juge Barnes a retenu la thèse de Sa Majesté à cause de l’arrêt Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287, rendu par notre Cour. À mon avis, l’arrêt Grenier établit que lorsque Sa Majesté est poursuivie en dommages-intérêts pour des dommages qui auraient été causés par une décision illégale d’un « office fédéral » (au sens [du paragraphe 2(1) (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 15)] de la Loi sur les Cours fédérales), la demande est vouée à l’échec à moins que la décision ne soit annulée ou déclarée invalide à l’issue d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de la Loi sur les Cours fédérales. Malheureusement, il semblerait que, dans l’arrêt Grenier, on n’ait pas renvoyé la Cour à la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. Le principe établi dans l’arrêt Grenier a par conséquent été élaboré sans tenir compte de certains des aspects du régime législatif applicable au contentieux fédéral de l’État, ce qui, à mon avis, soulève des doutes au sujet de l’analyse de l’arrêt Grenier.
[42] De toute évidence, l’Agence est un « office fédéral » au sens de la Loi sur les Cours fédérales. La décision de l’Agence de délivrer ou de révoquer une licence d’importation ou de l’assortir de conditions peut être contestée devant la Cour fédérale par voie de demande de contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur les Cours fédérales. En cas de pareille contestation, la Cour fédérale peut annuler la décision ou la déclarer illégale. L’arrêt Grenier indique toutefois que la légalité de ces décisions ne peut être jugée que par voie de contrôle judiciaire sous le régime de la Loi sur les Cours fédérales. Cette prémisse repose sur une interprétation de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales qu’il m’est impossible de retenir.
[43] Voici les dispositions de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales qui nous intéressent :
18. (1) […] la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.
[…]
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
[44] Le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale la compétence exclusive pour connaître des recours traditionnels de droit public exercés contre tout « office fédéral » (sous réserve d’une exception, qui ne nous intéresse pas en l’espèce, dans le cas de certaines questions qui relèvent de la compétence exclusive de notre Cour). Le paragraphe 18(3) prévoit que les recours de droit public qui sont prévus par la loi en question sont exercés exclusivement sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. L’article 18 ne dit toutefois pas de façon explicite ou implicite qu’un litige portant sur le contrôle de la validité de l’exercice d’un pouvoir législatif par un « office fédéral » ne peut être tranché dans le cadre d’un procès régi par la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.
[45] Suivant l’analyse présentée dans l’arrêt Grenier, l’article 18 vise à confier à une seule Cour, la Cour fédérale, l’exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux (voir l’arrêt Grenier, au paragraphe 24), pour éviter le problème des décisions conflictuelles émanant de diverses sources et, peut-être, pour donner à Sa Majesté la protection supplémentaire d’un délai de prescription très court. Ce sont peut-être là les objectifs visés par l’article 18, mais le libellé du paragraphe 18(1) est quelque peu plus restrictif. Il est significatif, à mon avis, que la compétence exclusive, en première instance, conférée à la Cour fédérale par le paragraphe 18(1) soit formulée en fonction des recours en justice qui sont ouverts et non en fonction de la nature des décisions qui pourraient être contestées.
[46] De plus, il me semble que l’interprétation qu’il convient de donner au paragraphe 18(1) doit tenir compte de la volonté manifeste du législateur fédéral que les personnes qui présentent une demande de dommages-intérêts fassent valoir leur réclamation dans le cadre d’une action et qu’elles s’adressent, pour ce faire, soit à la Cour fédérale, soit à la juridiction supérieure d’une province.
[47] À mon avis, notre Cour ne devrait pas exiger l’introduction de plusieurs instances pour faire trancher une demande de dommages-intérêts chaque fois que la demande repose sur la légalité de la décision d’un office fédéral, à moins d’être contrainte de le faire par le libellé explicite de la loi. À mon sens, le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales n’est pas suffisamment explicite pour qu’on puisse tirer pareille conclusion.
[48] L’arrêt Grenier reposait aussi sur l’idée que, si la légalité des décisions fédérales peut être jugée dans le cadre d’une action, Sa Majesté risque d’être privée de l’avantage du délai de 30 jours prévu pour introduire une demande de contrôle judiciaire. Je suis d’accord pour dire que le caractère définitif des décisions administratives est dans l’intérêt public et je reconnais aussi que Sa Majesté risque d’être lésée injustement si l’on permet à un demandeur de recourir au mécanisme de l’action en dommages-intérêts pour se soustraire au délai de prescription de 30 jours applicable aux demandes de contrôle judiciaire.
[49] Ce ne sont toutefois pas là des considérations qui justifient l’interprétation de l’article 18 qui a été adoptée dans l’arrêt Grenier. Ce sont plutôt des considérations qui entrent en jeu lorsque la Cour fédérale —ou la juridiction supérieure d’une province — est appelée à décider si l’introduction d’une action déterminée constitue un abus de procédure en ce sens que, par exemple, le demandeur attaque indirectement une décision administrative définitive ou cherche à se prévaloir des avantages pratiques que représente le recours de droit public pour contester une décision administrative sans observer les contraintes procédurales applicables. Je crois comprendre que c’était la situation dans l’arrêt Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165 (C.A.F.). Dans cette affaire, une personne qui réclamait sa réintégration dans un poste qui avait été aboli en vertu d’une loi sur la retraite obligatoire s’était vue refuser la possibilité de présenter une action en dommages-intérêts pour congédiement injustifié sans avoir d’abord pris les mesures appropriées pour faire déclarer invalide l’abolition du poste. Bien que je n’accepte pas tout le raisonnement suivi dans cette affaire, le résultat auquel le tribunal est parvenu était raisonnable compte tenu des faits de l’espèce.
[50] Dans le cas qui nous occupe, rien ne prouve — et Sa Majesté n’a pas laissé entendre — que l’appelante ne faisait pas valoir une véritable demande de dommages-intérêts. Il ressort du dossier que l’appelante n’a aucun intérêt à exercer un recours de droit public parce qu’elle n’en tirerait pas d’avantage pratique, sauf une condamnation de Sa Majesté à des dommages-intérêts. Sa Majesté ne prétend pas non plus que l’appelante cherche à obtenir indirectement ce qu’elle ne peut obtenir directement parce qu’elle a laissé s’écouler un délai de prescription. Les décisions de l’Agence que l’appelante prétend illégales ont été respectées. Elles sont maintenant caduques et n’ont plus aucun effet. Personne d’autre que l’appelante n’a d’intérêt dans ces décisions. Si elles sont jugées invalides, personne ne sera touché par elles hormis les parties au présent litige. L’intérêt de Sa Majesté à assurer l’intégrité de l’administration du régime des licences d’importation est amplement protégé par l’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.
[51] Pour ces motifs, j’accueillerais le présent appel avec dépens, j’annulerais les décisions de la Cour fédérale et du protonotaire et je rejetterais la requête présentée par Sa Majesté en vue d’obtenir une ordonnance rejetant ou suspendant l’action, et les dépens suivraient l’issue de la cause.