[2009] 1 R.C.F. morel c. canada
A-112-07
A-113-07
A-114-07
2008 CAF 53
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Allan Garber, Geoffrey Belchetz et Linda Leckie Morel (intimés)
Répertorié : Morel c. Canada (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Sexton et Pelletier, J.C.A.—Toronto, 10 décembre 2007; Ottawa, 12 février 2008.
Juges et Tribunaux — Appels regroupés à l’encontre de la décision de la C.C.I. portant qu’il n’y aurait pas abus de procédure si les intimés alléguaient dans leur appel en matière d’impôt des faits qui pourraient contredire une déclaration de culpabilité prononcée contre des tiers — Les déductions de certains montants du revenu découlant de participations dans des sociétés en commandite ont été refusées après que le commandité et un associé ont été déclarés coupables d’accusations de fraude — Application des principes et des facteurs clarifiés dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79 quant à la doctrine de l’abus de procédure — L’application de la doctrine implique la mise en balance d’intérêts — Le droit des intimés d’être entendu constituait un facteur défavorable à l’utilisation de la doctrine — Il n’était pas certain que la preuve que les intimés cherchaient à présenter déconsidérerait l’administration de la justice — Le juge Nadon, J.C.A. : La doctrine de l’abus de procédure ne s’appliquait pas en l’espèce parce que les intimés cherchaient à débattre des questions pour la première fois — La mise en balance n’était donc pas nécessaire.
Il s’agissait d’appels regroupés interjetés à l’encontre de la décision rendue par la Cour canadienne de l’impôt (la C.C.I.) portant qu’il n’y aurait pas abus de procédure si les intimés alléguaient dans leur appel en matière d’impôt des faits qui pourraient contredire une déclaration de culpabilité prononcée contre des tiers.
Chacun des intimés a déduit certains montants de son revenu découlant de sa participation dans des sociétés en commandite qu’Overseas Credit Guarantee Corporation (OCGC) a fait enregistrer. Le président d’OCGC (M. Bellfield) et un associé (M. Minchella) ont par la suite été déclarés coupables d’accusations de fraude. Les déductions ont été refusées parce qu’il ne s’agissait pas de dépenses engagées en vue de tirer un revenu d’une entreprise conformément à l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu.
Les intimés, qui n’avaient pas été parties aux poursuites criminelles, tentaient de soutenir dans le cadre de leurs appels en matière d’impôt que MM. Bellfield et Minchella n’étaient pas coupables de fraude.
Arrêt : les appels doivent être rejetés.
Le juge Sexton, J.C.A. (le juge Pelletier, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, la juge Arbour a clarifié les principes sous-tendant la doctrine de l’abus de procédure par la remise en cause. Il s’agit d’une doctrine souple qui vise essentiellement à préserver l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires. De même, la juge Arbour a énuméré un certain nombre de facteurs à prendre en considération lorsqu’il faut décider si la remise en cause d’une affaire ne constituerait pas un abus de procédure. Ces principes et facteurs ont été appliqués en l’espèce. L’application de la doctrine de l’abus de procédure implique la recherche d’un équilibre entre l’irrévocabilité, l’équité, l’efficacité et l’autorité des décisions judiciaires. Le droit des intimés d’être entendu constituait un facteur fortement défavorable à l’utilisation de la doctrine parce qu’ils n’étaient pas parties à l’instance originale. On n’a pas démontré que l’administration de la justice serait déconsidérée. Il était possible qu’un observateur sensé n’aie aucun problème à concilier une décision favorable aux intimés et les déclarations de culpabilité de MM. Bellfield et Minchella, puisque ces déclarations de culpabilité ont été prononcées par un jury (et qu’il est impossible de savoir ce qu’il a exactement conclu) et le rapport entre ces déclarations de culpabilité et les intimés était indirect. Bien que les instances se chevauchent dans une certaine mesure pour ce qui est du type d’éléments de preuve présentés, il est impossible de savoir si la thèse des contribuables contredira explicitement les conclusions du jury. Qui plus est, la C.C.I. n’a pas été saisie de la question de savoir si les intimés commettraient un abus de procédure s’ils disaient que MM. Bellfield et Minchella ont été condamnés à tort. Elle devait plutôt déterminer si les intimés pouvaient présenter des éléments de preuve et des prétentions contredisant les questions fondamentales et les frais importants sur lesquels étaient fondées les déclarations de culpabilité. La C.C.I. n’a commis aucune erreur apparente lorsqu’elle a statué que les intimés pouvaient agir ainsi.
De même, elle n’a commis aucune erreur de droit lorsqu’elle a statué que la doctrine de l’abus de procédure n’empêchait pas une partie d’alléguer des faits qui contredisent les conclusions de fait figurant dans les motifs d’une peine. Une fois de plus, il fallait mettre en balance le droit d’être entendu ainsi que l’autorité et l’irrévocabilité des décisions judiciaires. Pour ce qui est de ces dernières, la personne raisonnablement instruite peut avoir beaucoup de difficulté à concilier les conclusions énoncées dans les motifs d’une peine et la décision d’accueillir l’appel des contribuables, mais ce n’est pas aussi grave de contredire une conclusion de fait figurant dans les motifs d’une peine que de contredire une déclaration de culpabilité. Le droit des intimés d’être entendu l’emportait largement sur la possibilité que l’administration de la justice soit déconsidérée.
Il ne convient pas de dire que la doctrine de l’abus de procédure ne peut jamais s’appliquer à l’encontre d’une personne qui n’était pas partie à l’instance originale parce qu’il est impossible de prévoir toutes les situations. Le critère fondé sur l’équilibre est suffisamment souple pour tenir compte des situations changeantes tout en mettant l’accent sur l’intégrité du système judiciaire.
Le juge Nadon, J.C.A. (motifs concourants) : La doctrine de l’abus de procédure ne s’appliquait tout simplement pas dans les circonstances de l’espèce parce que les intimés cherchaient à débattre des questions qui ont donné lieu aux appels pour la première fois. La mise en balance n’était donc pas nécessaire.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 368(1), 380(1)a).
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III, art. 1a), 2e).
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 18(1)a).
Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23, art. 22.1 (édicté par L.O. 1995, ch. 6, art. 6).
Loi sur les normes d’emploi, L.R.O. 1990, ch. E.14.
Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688, art. 58(1)a) (mod. par DORS/2004-100, art. 8, 9).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Hunter v. Chief Constable of the West Midlands Police, [1982] A.C. 529 (H.L.); Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; 2003 CSC 63; confirmant (2001), 55 O.R. (3d) 541; 205 D.L.R. (4th) 280; 37 Admin. L.R. (3d) 40; [2002] CLLC 220-014; 45 C.R. (5th) 354; 149 O.A.C. 213 (C.A.).
décision différénciée :
Polgrain Estate v. Toronto East General Hospital (2007), 87 O.R. (3d) 55; 286 D.L.R. (4th) 265; 47 C.P.C. (6th) 186 (C.S.J.).
décisions examinées :
R. v. Bjellebo, [2000] O.J. no 478 (C.S.J.) (QL); conf. par 2003 DTC 5659 (C.A. Ont.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2003] C.S.C.R. no 541 (QL) (Bellfield); [2004] C.S.C.R. no 69 (QL) (Minchella); Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460; 2001 CSC 44; infirmant (1998), 42 O.R. (3d) 235; 167 D.L.R. (4th) 385; 12 Admin. L.R. (3d) 1; 41 C.C.E.L. (2d) 19; 99 CLLC 210-016; 27 C.P.C. (4th) 91; 116 O.A.C. 225 (C.A.); Hammill c. Canada, 2004 CCI 595; conf. par 2005 CAF 252; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2005] C.S.C.R. no 451; The Queen v. Bjellebo, 2003 DTC 5659 (C.A. Ont.); Ontario c. S.E.E.F.P.O., [2003] 3 R.C.S. 149; 2003 CSC 64; Johnson v. Gore Wood & Co, [2001] 2 WLR 72 (H.L.); McIlkenny v. Chief Constable of the West Midlands, [1980] 1 Q.B. 283 (C.A.); Apotex Inc. c. Laboratoires Servier, 2007 CAF 350.
décisions citées :
Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le), [2005] 3 R.C.F. 367; 2005 CAF 139; R. v. Alexander Street Lofts Development Corp. (2007), 86 O.R. (3d) 710; [2007] G.S.T.C. 52; 2007 G.T.C. 1498; 224 O.A.C. 41; 2007 ONCA 309; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307; 2000 CSC 44; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659.
APPELS interjetés à l’encontre de la décision de la Cour canadienne de l’impôt (2007 CCI 109) portant qu’il n’y aurait pas abus de procédure si les intimés alléguaient dans leur appel en matière d’impôt des faits qui pourraient contredire une déclaration de culpabilité prononcée contre des tiers. Appels rejetés.
ONT COMPARU :
John Shipley pour l’appelante.
Howard W. Winkler pour les intimés.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.
Aird & Berlis LLP, Toronto, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Sexton, J.C.A. :
INTRODUCTION
[1] Le caractère définitif et l’autorité des décisions judiciaires, d’une part, et le droit d’être entendu, d’autre part—des intérêts qui s’opposent parfois—sont en cause dans les présents appels, où la doctrine de l’abus de procédure est invoquée à l’encontre de personnes soumettant un différend aux tribunaux pour la toute première fois. Au bout du compte, c’est l’intégrité de la procédure judiciaire qui devrait être la principale préoccupation de la Cour et ces intérêts opposés doivent être mis en balance en conséquence.
[2] Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre du jugement rendu par le juge Bowie (le juge des requêtes) de la Cour canadienne de l’impôt dans Morel c. R., 2007 CCI 109, selon lequel il n’y aurait pas abus de procédure dans cet appel particulier en matière d’impôt si les contribuables alléguaient des faits qui pourraient hypothétiquement contredire des déclarations de culpabilité prononcées contre des tiers.
[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais les présents appels.
LES FAITS
[4] Entre le 28 novembre 1984 et le 27 janvier 1986, Overseas Credit Guarantee Corporation (OCGC), agissant à titre de commandité, a fait enregistrer 79 sociétés de personnes auprès du ministère de la Consommation et du Commerce de l’Ontario, en Ontario, à titre de sociétés en commandite. Dans les documents qu’elle a déposés, OCGC a déclaré que l’objet des sociétés de personnes était d’exercer des activités d’affrètement de yachts et de navires de croisière de luxe. En 1985, en 1986 et en 1987, OCGC, directement ou indirectement par l’entremise d’entreprises, a vendu 36 sociétés en commandite à environ 600 investisseurs individuels.
[5] Allan Garber, Geoffrey D. Belchetz et Linda Leckie Morel (collectivement, les intimés ou les contribuables) ont chacun conclu une entente avec OCGC par laquelle ils acquéraient une part de l’une des sociétés en commandite.
[6] Chacun des intimés a déduit certains montants de son revenu découlant de sa participation à titre de commanditaire de sa société en commandite. Les déductions ont été refusées par des avis de nouvelle cotisation. Les intimés ont déposé des avis d’opposition à l’égard des nouvelles cotisations. Le ministre a confirmé les nouvelles cotisations. Chaque contribuable a porté cette décision en appel au moyen d’un avis d’appel.
[7] Einar Bellfield, le président, l’actionnaire majoritaire et l’unique actionnaire d’OCGC (M. Bellfield), et deux associés ont été accusés de deux chefs de fraude en vertu de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, et ses modifications (le Code criminel), et de deux chefs d’emploi de documents contrefaits en vertu du paragraphe 368(1) du Code criminel. En décembre 1999, à la suite d’un procès devant juge et jury, M. Bellfield et l’un de ses associés, Osvaldo Minchella (M. Minchella), ont été déclarés coupables des accusations selon lesquelles, avec OCGC, Neptune Marine Resources S.A. et Starlight Charters S.A. :
• ils avaient illégalement, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, frustré le public de recettes fiscales revenant à Sa Majesté la Reine du chef du Canada en faisant de fausses déclarations à Revenu Canada à l’égard d’un montant d’environ 110 000 000 $ représentant les pertes déduites pour le compte de 36 sociétés en commandite, notamment celles en cause en l’espèce, gérées par OCGC;
• ils avaient illégalement, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, frustré les investisseurs qui avaient engagé des capitaux dans 36 sociétés en commandite, notamment celles en cause en l’espèce, gérées par OCGC, des versements en espèces qui avaient été effectués, de la valeur des billets et des paiements d’intérêts effectués à l’égard desdits billets en faveur d’OCGC à l’égard de parts achetées par les investisseurs dans chacune de ces sociétés en commandite;
• ils avaient, en sachant que certains documents étaient contrefaits, illégalement fait ou tenté de faire en sorte que Sa Majesté la Reine du chef du Canada se serve de ces documents, à savoir les états financiers de sociétés en commandite, les factures et d’autres documents concernant 36 sociétés en commandite, notamment celles en cause en l’espèce, gérées par OCGC, et qu’elle traite ces documents ou agisse à leur égard comme s’ils étaient authentiques;
• ils avaient, en sachant que certains documents étaient contrefaits, illégalement fait ou tenté de faire en sorte que les investisseurs qui avaient engagé des capitaux dans 36 sociétés en commandite, notamment celles en cause en l’espèce, se servent de ces documents, à savoir les états financiers de sociétés en commandite et d’autres documents, et qu’ils traitent ces documents ou agissent à leur égard comme s’ils étaient authentiques.
[8] La juge Chapnik de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a tiré un certain nombre de conclusions de fait dans ses motifs justifiant les peines (R. v. Bjellebo, [2000] O.J. no 478 (C.S.J.) (QL)). Ces conclusions seront analysées plus loin.
[9] Les déclarations de culpabilité et les peines ont été confirmées par la Cour d’appel de l’Ontario (The Queen v. Bjellebo et al., 2003 DTC 5659) et les demandes d’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada ont été rejetées ([2003] C.S.C.R. no 541 (QL) (Bellfield) et [2004] C.S.C.R. no 69 (QL) (Minchella)).
[10] Les intimés n’avaient pas été parties aux poursuites criminelles, n’y avaient pas été représentés par avocat et, même s’ils étaient au courant de ces poursuites, n’en avaient pas été avisés en bonne et due forme.
[11] Conformément à l’alinéa 58(1)a) [mod. par DORS/2004-100, art. 8, 9] des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) [DORS/90-688], le juge des requêtes a été invité à répondre aux questions suivantes avant l’audience [au paragraphe 1] :
1) Lorsque des déclarations de culpabilité ont été enregistrées, la doctrine de l’abus de procédure empêche-t-elle l’appelant d’alléguer qu’Einar Bellfield et Osvaldo Minchella ainsi qu’OCGC, Neptune Marine Resources S.A. et Starlight Charters S.A. n’ont pas illégalement, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, frustré le public de recettes fiscales revenant à Sa Majesté la Reine du chef du Canada en faisant de fausses déclarations à Revenu Canada à l’égard d’un montant d’environ 100 000 000 $ représentant les pertes déduites pour le compte de trente-six sociétés en commandite, et notamment de S/Y Close Encounters Limited Partnership, gérées par OCGC?
2) Lorsque des déclarations de culpabilité ont été enregistrées, la doctrine de l’abus de procédure empêche-t-elle l’appelant d’alléguer qu’Einar Bellfield et Osvaldo Minchella ainsi qu’OCGC, Neptune Marine Resources S.A. et Starlight Charters S.A. n’ont pas illégalement, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, frustré les investisseurs, et notamment M. Belchetz, qui avaient engagé des capitaux dans trente-six sociétés en commandite gérées par OCGC, des versements en espèces qui avaient été effectués, de la valeur des billets, des paiements d’intérêts effectués à l’égard desdits billets en faveur d’OCGC à l’égard de parts achetées par les investisseurs, et notamment par M. Belchetz, dans chacune de ces sociétés en commandite?
3) Lorsque des déclarations de culpabilité ont été enregistrées, la doctrine de l’abus de procédure empêche-t-elle l’appelant d’alléguer qu’Einar Bellfield et Osvaldo Minchella ainsi qu’OCGC, Neptune Marine Resources S.A. et Starlight Charters S.A. n’ont pas, en sachant que certains documents étaient contrefaits, illégalement fait ou tenté de faire en sorte que Sa Majesté la Reine du chef du Canada se serve de ces documents, à savoir les états financiers de sociétés en commandite, les factures et d’autres documents concernant trente-six sociétés en commandite, et notamment S/Y Close Encounters Limited Partnership, gérées par OCGC, et qu’elle traite ces documents ou agisse à leur égard comme s’ils étaient authentiques?
4) Lorsque des déclarations de culpabilité ont été enregistrées, la doctrine de l’abus de procédure empêche-t-elle l’appelant d’alléguer qu’Einar Bellfield et Osvaldo Minchella ainsi qu’OCGC, Neptune Marine Resources S.A. et Starlight Charters S.A. n’ont pas, en sachant que certains documents étaient contrefaits, illégalement fait ou tenté de faire en sorte que les investisseurs, et notamment M. Belchetz, se servent de ces documents, à savoir les états financiers de sociétés en commandite, les factures et d‘autres documents concernant trente-six sociétés en commandite, et notamment S/Y Close Encounters Limited Partnership, gérées par OCGC, et qu’ils traitent ces documents ou agissent à leur égard comme s’ils étaient authentiques?
5) La doctrine de l’abus de procédure empêche-t-elle M. Belchetz d’alléguer, dans le présent appel, des faits allant à l’encontre des conclusions de fait tirées par la juge du procès lors des poursuites engagées contre MM. Bellfield et Minchella, ces conclusions faisant partie des motifs invoqués lors du prononcé de la peine?
6) S’il est répondu par l’affirmative à l’une quelconque des questions énoncées aux alinéas 1), 2), 3), 4) ou 5), l’appel devrait-il être rejeté pour le motif qu’il constitue un abus de procédure?
7) S’il est répondu par l’affirmative à l’une quelconque des questions énoncées aux alinéas 1), 2), 3), 4) ou 5), mais par la négative à la question énoncée à l’alinéa 6), quelle est la réparation appropriée, le cas échéant, à l’égard de l’audition de l’appel? [La note de bas de page ajoutée par le juge Bowie a été omise.]
LA DÉCISION DE L’INSTANCE INFÉRIEURE
[12] Le juge Bowie a répondu aux questions un à cinq par la négative et n’a pas ainsi eu besoin de répondre aux questions six et sept.
[13] Le juge des requêtes a d’abord examiné les arrêts de principe sur l’abus de procédure et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, notamment Hunter v. Chief Constable of the West Midlands Police, [1982] A.C. 529 (H.L.) (Hunter); Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460 (Danyluk); et Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77 (SCFP). Il s’est ensuite appuyé de façon significative sur le passage suivant des motifs formulés par la juge Arbour, au paragraphe 52 de SCFP :
Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80.
[14] Le juge Bowie a conclu, au paragraphe 6 de sa décision, que l’équité exigeait que l’on considère qu’il n’y aurait pas abus de procédure si les contribuables étaient autorisés à aller de l’avant avec leurs appels :
En l’espèce, on n’a pas soutenu devant moi que le procès de MM. Bellfield et Minchella était d’une façon ou d’une autre entaché d’un vice. Les appelants n’ont pas été appelés à témoigner et ils n’auraient pas, non plus, eu la possibilité de le faire s’ils l’avaient voulu; cependant, ils peuvent témoigner dans les appels qu’ils ont interjetés en matière d’impôt sur le revenu devant la Cour. Toutefois, il est encore plus important de noter que les considérations d’équité exigent que les appelants ne soient pas liés, dans le présent litige, par les déclarations de culpabilité qui ont été prononcées contre MM. Bellfield et Minchella. Les appelants ne cherchent pas à remettre en cause quoi que ce soit. La validité des cotisations dont ils ont fait l’objet n’a jamais été débattue, sauf dans les présents appels. Les appelants n’ont pas plaidé la culpabilité ou l’innocence de MM. Bellfield et Minchella, et ils n’auraient pas pu le faire. Il s’agit de parties tout à fait différentes des accusés, et ils ne cherchent pas à jeter un doute sur les déclarations de culpabilité, mais simplement à se faire entendre dans leurs propres appels en matière d’impôt sur le revenu. À mon avis, il ne serait pas équitable dans ce contexte de refuser aux appelants la possibilité de se faire entendre au sujet de la question de savoir si les sociétés de personnes ici en cause sont admissibles à titre de sources de revenu pour l’application de l’article 3 de la Loi de l’impôt sur le revenu, même si c’est le résultat qui, selon l’intimée, serait obtenu si l’on répondait par l’affirmative aux cinq premières questions [note de bas de page omise]. Il vaut la peine de noter à cet égard que, dans les décisions où la doctrine de l’abus de procédure a été appliquée pour empêcher la remise en cause, c’est toujours la partie déboutée lors du premier litige qui a cherché à obtenir un avantage au moyen de la remise en cause. [Note de bas de page omise.]
Le juge des requêtes a mentionné également que sa conclusion était fondée par le droit à une audition qui est prévu aux alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), appendice III.
[15] Sa Majesté la Reine (l’appelante) a interjeté appel à l’encontre des trois intimés. La juge Sharlow a ordonné que les trois appels soient regroupés, le dossier principal étant Canada c. Garber (A-112-07).
LES QUESTIONS EN LITIGE
[16] Les présents appels soulèvent deux questions :
• Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en répondant par la négative aux quatre premières questions?
• Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière à décider qu’il n’y avait pas abus de procédure si des allégations contraires aux conclusions de fait tirées par la juge Chapnik au cours du processus de détermination de la peine étaient faites?
LA NORME DE CONTRÔLE
[17] La décision rendue relativement à la question de savoir si la remise en cause de questions et de faits importants constitue un abus de procédure est de nature discrétionnaire (SCFP, au paragraphe 35). Lorsque le juge de l’instance inférieure a rendu une décision de nature discrétionnaire, la cour d’appel démontrera habituellement de la retenue à l’égard de cette décision. Elle pourra cependant substituer son propre pouvoir discrétionnaire à celui exercé par le juge de l’instance inférieure si elle est convaincue que ce dernier n’a pas accordé suffisamment d’importance à des facteurs pertinents ou a commis une erreur de droit (Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le), [2005] 3 R.C.F. 367 (C.A.F.), au paragraphe 13).
L’ANALYSE
Le contexte des présents appels
[18] Il est utile de commencer par éclaircir les questions en litige en l’espèce. Comme il a été mentionné précédemment, les contribuables espèrent déduire des dépenses qu’ils ont engagées dans les sociétés de personnes créées par OCGC. Pour être déductibles, ces dépenses doivent avoir été engagées en vue de tirer un revenu d’une entreprise, conformément à l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi).
[19] Dans Hammill c. Canada, 2005 CAF 252 (autorisation d’interjeter appel à la C.S.C. refusée [2005] C.S.C.R. no 451 (QL)) (Hammill), le contribuable souhaitait déduire des dépenses qu’il avait payées à un commissionnaire—dont on avait reconnu qu’il avait agi de manière frauduleuse—pour qu’il vende des pierres précieuses que le contribuable avait accumulées. Malgré les sommes élevées versées au commissionnaire, aucune vente n’était survenue. Dans cette affaire, le juge de la Cour de l’impôt [2004 CCI 595] avait tiré une conclusion de fait selon laquelle le contribuable avait été la victime d’une fraude importante du début à la fin et toute l’affaire était une fraude depuis le début. En conséquence, le juge Noël, de la Cour, a conclu aux paragraphes 27 et 28 :
Cette conclusion du juge de la CCI selon laquelle l’appelant a été la victime d’une fraude du début à la fin, si elle se révèle étayée par la preuve, est incompatible avec l’existence d’une entreprise pour l’application de la Loi. […]
Une affaire qui s’avère frauduleuse du début à la fin (ou, si l’on veut, une « arnaque ») ne peut donner naissance à une source de revenu du point de vue de la victime, et donc ne peut être considérée comme une entreprise, quelque définition qu’on donne de ce terme.
Il faut souligner que, dans Hammill, le juge de la Cour de l’impôt avait tiré une conclusion de fait claire selon laquelle il y avait une affaire frauduleuse, alors qu’une telle conclusion n’a pas été tirée par le juge de l’instance inférieure en l’espèce. Étant donné que la conclusion émanait du juge de la Cour de l’impôt et n’avait pas été faite dans une autre instance à laquelle les contribuables n’étaient pas parties, l’équité n’était pas en cause. Aucune conclusion semblable n’a encore été tirée dans le cas des intimés.
[20] En fin de compte, le présent appel portera sur la question de savoir si les investissements faits par les contribuables dans les sociétés de personnes peuvent être considérés comme des dépenses engagées en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou, plus simplement, s’il s’agit de dépenses d’entreprise légitimes. Il faudra, pour le savoir, déterminer si les sociétés de personnes sont des entreprises légitimes, une question qui a, dans une certaine mesure, été étudiée dans le cadre des poursuites criminelles intentées contre Bellfield et Minchella. Cependant, comme nous l’expliquerons plus loin, le jury ne s’est jamais prononcé explicitement sur le caractère légitime de l’entreprise.
Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en répondant par la négative aux quatre premières questions?
Que signifient les quatre premières questions?
[21] Les parties ont débattu longuement des implications qu’aurait une réponse affirmative à l’une des quatre premières questions. Cette confusion s’explique par le fait que les questions sont très larges. Elles ne demandent pas seulement s’il y aurait abus de procédure dans le cas où les contribuables contesteraient les condamnations de MM. Bellfield et Minchella. En fait, la question 1, par exemple, demande si les contribuables commettraient un abus de procédure en alléguant que MM. Bellfield et Minchella [traduction] « n’ont pas illégalement, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, frustré le public de recettes fiscales revenant à Sa Majesté la Reine du chef du Canada en faisant de fausses déclarations à Revenu Canada à l’égard d’un montant d’environ 100 000 000 $ représentant les pertes ». L’appelante prétend que les questions ne visent pas seulement à contester les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Bellfield et Minchella, mais également à contester les questions fondamentales et les faits importants sur lesquels ces déclarations de culpabilité sont fondées. Je serais d’accord avec elle, mais cette opinion amène simplement une autre question : quels sont les faits importants sur lesquels les déclarations de culpabilité étaient fondées?
[22] Tout d’abord, MM. Bellfield et Minchella ont été déclarés coupables par un jury. Comme les intimés le font valoir dans leur mémoire des faits et du droit, [traduction] « [e]n rendant son verdict, le jury n’a pas motivé sa décision et n’a jamais informé la Cour des faits qui, selon lui, avaient été prouvés hors de tout doute raisonnable par la Couronne ». De plus, le dossier n’indique pas si des questions ont été posées au jury par la juge Chapnik. On peut toutefois, lorsqu’on analyse les accusations criminelles, savoir à quelles conclusions le jury devait parvenir pour déclarer MM. Bellfield et Minchella coupables.
[23] Discerner ce qui était nécessaire pour que le jury déclare les accusés coupables est des plus facile en ce qui concerne les questions trois et quatre, qui ont trait à l’emploi de documents contrefaits. Les intimés écrivent à juste titre dans leur mémoire des faits et du droit que [traduction] « la Couronne était seulement tenue de prouver hors de tout doute raisonnable que les accusés avaient employé au moins un document contrefait pour que le jury les déclare coupables des deux accusations d’emploi de documents contrefaits » (souligné dans l’original). C’est ce que la juge Chapnik a dit dans son exposé au jury.
[24] Ainsi, la seule chose qui ne fait aucun doute en ce qui concerne les accusations d’emploi de documents contrefaits, c’est que le jury a conclu que MM. Bellfield et Minchella avaient utilisé au moins un document contrefait. Je suis toutefois incapable de savoir, à la lumière des déclarations de culpabilité, combien de documents étaient contrefaits et quels documents l’étaient.
[25] L’analyse est beaucoup plus compliquée dans le cas des déclarations de culpabilité pour fraude qui font l’objet des questions un et deux. L’infraction de fraude a été décrite par la juge Chapnik dans son exposé au jury comme une supercherie intentionnelle entraînant une privation ou un risque de privation ou de préjudice pour une autre personne, ou une fausse déclaration qui vise à tromper une autre personne et qui entraîne une privation ou un risque de privation pour cette personne. Compte tenu de cette définition, il est logique de conclure que le jury a considéré qu’il y avait à la fois supercherie intentionnelle et privation ou risque de privation ou de préjudice pour la Couronne et les investisseurs. La conclusion du jury concernant les déclarations de culpabilité pour fraude n’est toutefois pas plus précise. Il est impossible de savoir ce qui constituait la supercherie nécessaire à une déclaration de culpabilité pour fraude. Il importe de mentionner que la Couronne a allégué six actes de supercherie différents, que la juge Chapnik a décrits dans son exposé au jury :
[traduction] Selon la Couronne, la fausse déclaration générale concernant la validité des sociétés en commandite est le produit de nombreux actes de supercherie et de nombreuses fausses déclarations, dont les principaux sont les suivants :
1. de nombreux navires existaient ou étaient en construction alors que ce n’était pas le cas;
2. Neptune possédait des millions de dollars alors que, dans les faits, ce n’était pas le cas;
3. des frais accessoires d’environ 60 000 000 $ ont été payés pour des services par Starlight, alors que ce n’était pas le cas;
4. les documents créés pour montrer la légitimité de l’affaire étaient valides quand, dans les faits, il s’agissait de faux documents;
5. M. Bellfield n’avait pas le contrôle de Neptune et de Starlight alors que, dans les faits, il contrôlait ces sociétés;
6. les pertes fiscales des investisseurs étaient valides alors qu’elles ne l’étaient pas.
[26] Même si la Couronne avait, au cours des poursuites criminelles, soutenu que de nombreux actes de supercherie avaient la forme de fausses déclarations, la juge Chapnik a établi clairement tout au long de son exposé au jury qu’un seul acte de supercherie était nécessaire pour déclarer MM. Bellfield et Minchella coupables :
[traduction] La Couronne a seulement besoin de prouver que les accusés ont fait un mensonge important [non souligné dans l’original] qui a mis en péril les intérêts économiques des investisseurs ou du gouvernement.
[…]
Posez-vous la question suivante en ce qui concerne les chefs
1 et 2 : M. Bellfield et M. Minchella, ou l’un d’eux, ont-ils sciemment fait un ou plusieurs mensonges en sachant que ceux-ci pouvaient mettre en péril les intérêts économiques des investisseurs ou du public?
[…]
Je vais répéter parce que vous n’en avez besoin que d’un seul. M. Bellfield et M. Minchella, ou l’un d’eux, ont-ils sciemment fait un mensonge en sachant que celui-ci pouvait mettre en péril les intérêts économiques des investisseurs ou du public?
[…]
Si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable que les deux accusés, ou l’un d’eux, ont commis sciemment un acte de supercherie important, par des paroles ou par des actes, qui aurait pu priver d’un gain les investisseurs ou l’ADRC, vous les déclarerez coupables des infractions de fraude. [Non souligné dans l’original.]
Ainsi, on ne sait pas lesquels des six actes allégués ont été considérés comme des actes de supercherie justifiant la déclaration de culpabilité prononcée contre MM. Bellfield et Minchella pour fraude.
[27] Il est impossible également de connaître l’étendue du risque de privation couru par les investisseurs et la Couronne. Bien que les accusations indiquent que MM. Minchella et Bellfield [traduction] « [ont fait] de fausses déclarations à Revenu Canada à l’égard d’un montant d’environ 100 000 000 $ représentant les pertes déduites », il n’était pas nécessaire que le jury conclue que la fraude commise avait trait au montant total. En fait, les montants allégués dans un acte d’accusation [traduction] « ne sont pas des éléments essentiels des infractions reprochées » (R. v. Alexander Street Lofts Development Corp. (2007), 86 O.R. (3d) 710 (C.A.), au paragraphe 12).
[28] Il est impossible également de connaître la nature de la privation. Les investisseurs et la Couronne ont-ils perdu de l’argent, subi simplement un préjudice, ou existait-il seulement un risque de privation? Dans son exposé au jury, la juge Chapnik a expliqué :
[traduction] Le mot « privation » a un sens particulier en droit pénal; il désigne le fait de mettre en péril les intérêts économiques d’une autre personne. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que, dans les faits, la victime perde de l’argent, etc., pourvu que ses intérêts économiques soient menacés.
[…]
Voici un exemple. Un vendeur d’actions pétrolières incite l’acheteur à s’en porter acquéreur au prix du marché en lui faisant faussement croire que la société a récemment trouvé une nouvelle source de pétrole. La victime ne subit aucune perte économique puisque les actions valent le prix qu’elle les a payées, mais le vendeur a obtenu l’argent de l’acheteur et l’a incité à acheter quelque chose qui n’était pas ce qu’on lui avait dit. Ainsi, il y a privation si l’on démontre qu’il y a préjudice ou risque de préjudice aux intérêts économiques de la victime. Il n’est pas essentiel que la fraude cause réellement une perte économique.
[29] Au soutien de leur appel concernant les déclarations de culpabilité et les peines, MM. Bellfield et Minchella ont soutenu que leur entreprise était légitime. Cette prétention a été rejetée par la Cour d’appel de l’Ontario dans The Queen v. Bjellebo et al., 2003 DTC 5659, au paragraphe 12 :
[traduction] Dans son exposé oral, M. Bellfield a essayé de nous convaincre que l’affaire qui avait donné à lieu à ces accusations était légitime. Je suis persuadé que toute la thèse de M. Bellfield à cet égard a été présentée de manière équitable au jury. Ce dernier n’a pas accepté ses explications et M. Bellfield n’a pas réussi à nous convaincre que nous devrions modifier le verdict du jury.
Or, cette conclusion n’empêche pas nécessairement les contribuables d’alléguer que les sociétés de personnes avaient des dépenses d’entreprise légitimes. Ni la Cour d’appel de l’Ontario ni le jury n’ont pu examiner la thèse des contribuables. En fait, dans les motifs qu’elle a prononcés au soutien des peines qu’elle a infligées, la juge Chapnik a souligné que deux des navires ont en fait été construits aux frais des investisseurs (R. v. Bjellebo, [2000] O.J. no 478 (C.S.J.) (QL), au paragraphe 34). Sans commenter le bien-fondé de la thèse des contribuables, on pourrait soutenir qu’il y avait un certain type d’entreprise.
[30] Il ressort clairement de l’analyse qui précède que les déclarations de culpabilité prononcées par le jury ont laissé de nombreuses questions sans réponse. Il est impossible de savoir dans quelle mesure les contribuables invoquaient des faits qui étaient incompatibles avec les déclarations de culpabilité, même si la Cour disposait de tout le dossier des contribuables, à cause du caractère général des actes criminels de fraude et d’emploi de documents contrefaits, de même que du fait que MM. Bellfield et Minchella ont été déclarés coupables par un jury.
[31] L’appelante prétendra, comme elle l’a fait devant le juge Bowie, qu’une réponse affirmative à l’une des quatre premières questions empêchera les contribuables d’alléguer que leurs dépenses étaient des dépenses d’entreprise légitimes. Il est possible que les contribuables allèguent des faits qui iraient à l’encontre des déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Bellfield et Minchella, mais il est impossible de conclure qu’ils le feraient assurément.
[32] La difficulté de cerner les répercussions qu’aurait une réponse affirmative aux questions un à quatre fait ressortir le caractère vague des questions et la difficulté d’y répondre dans l’abstrait. Il est difficile de répondre aux questions parce qu’il est difficile de savoir sur quel fait important ou question fondamentale reposent les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Bellfield et Minchella. Comme il sera expliqué plus loin, ces difficultés constituent un facteur qui va à l’encontre de l’utilisation de la doctrine de l’abus de procédure en l’espèce.
La doctrine de l’abus de procédure par la remise en cause
[33] Le droit régissant l’abus de procédure par la remise en cause a été récemment clarifié par la Cour suprême du Canada dans deux affaires connexes : SCFP, précitée, et Ontario c. S.E.E.F.P.O., [2003] 3 R.C.S. 149 (SEEFPO). Ces deux affaires concernaient des personnes qui avaient été déclarées coupables d’agression sexuelle contre des personnes confiées à leurs soins et qui avaient ensuite été congédiées de leur emploi en raison de leur condamnation. Les deux défendeurs souhaitaient contester leur congédiement en alléguant qu’ils n’avaient pas commis les agressions sexuelles, ce qui allait à l’encontre des déclarations de culpabilité.
[34] Dans SCFP, la juge Arbour a clarifié les principes sous-tendant la doctrine de l’abus de procédure par la remise en cause. Comme cette affaire n’avait pas trait à des personnes qui n’étaient pas parties à l’instance originale, le raisonnement de la juge Arbour n’envisageait pas une situation comme celle dont la Cour est actuellement saisie; cela ressort clairement de nombreuses déclarations formulées dans cette affaire. Néanmoins, les principes établis dans les motifs détaillés de SCFP peuvent s’appliquer en l’espèce. Il faut mentionner que la juge Arbour a dit de manière incidente au paragraphe 19 de l’arrêt : « Il y a des circonstances où des éléments de preuve visant à réfuter la présomption que la personne déclarée coupable a commis le crime sont recevables, en particulier lorsque la déclaration concerne une personne autre qu’une partie. » Contrairement au juge Nadon, dont les motifs concourants se trouvent plus loin, je ne pense pas que le paragraphe 19 de SCFP empêche nécessairement l’application de la doctrine de l’abus de procédure à des personnes autres que les parties.
[35] La doctrine de l’abus de procédure est une doctrine souple qui trouve son origine dans le pouvoir inhérent de la cour de contrôler sa propre procédure et d’assurer l’intégrité du système judiciaire. La juge Arbour a expliqué, aux paragraphes 37 et 38 :
Dans le contexte qui nous intéresse, la doctrine de l’abus de procédure fait intervenir [traduction] « le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière […] qui aurait […] pour effet de discréditer l’administration de la justice » (Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par [2002] 3 R.C.S. 307, 2002 CSC 63). Le juge Goudge a développé la notion de la façon suivante aux par. 55 et 56 :
[traduction] La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice. C’est une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité (voir House of Spring Gardens Ltd. c. Waite, [1990] 3 W.L.R. 347, p. 358, [1990] 2 All E.R. 990 (C.A.).
Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée. [Je souligne.]
Ainsi qu’il ressort du commentaire du juge Goudge, les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. (Voir par exemple Franco c. White (2001), 53 O.R. (3d) 391 (C.A.); Bomac Construction Ltd. c. Stevenson, [1986] 5 W.W.R. 21 (C.A. Sask.); et Bjarnarson c. Government of Manitoba (1987), 38 D.L.R. (4th) 32 (B.R. Man.), conf. par (1987), 21 C.P.C. (2d) 302 (C.A. Man.).) Cette application a suscité des critiques, certains disant que la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause n’est ni plus ni moins que la doctrine générale de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, à laquelle il manque les importantes conditions que les tribunaux américains ont reconnues comme parties intégrantes de la doctrine (Watson, loc. cit., p. 624-625).
Certes, la doctrine de l’abus de procédure a débordé des stricts paramètres du principe de l’autorité de la chose jugée tout en lui empruntant beaucoup de ses fondements et quelques-unes de ses restrictions. D’aucuns la voient davantage comme une doctrine auxiliaire, élaborée en réaction aux règles établies de la préclusion (découlant d’une question déjà tranchée ou fondée sur la cause d’action), que comme une doctrine indépendante (Lange, op. cit., p. 344). Les raisons de principes étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause sont identiques à celles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Lange, op. cit., p. 347-348) :
[traduction] Les deux raisons de principe, savoir qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même cause d’action, ont été invoquées comme principes fondant l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause. D’autres principes ont également été invoqués : la préservation des ressources des tribunaux et des parties, le maintien de l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires et la protection du principe du caractère définitif des instances si important pour la bonne administration de la justice.
[36] Les raisons de principe sous-tendant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause et celle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont peut-être les mêmes, mais la juge Arbour a souligné que la doctrine de l’abus de procédure vise essentiellement à préserver l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires. Elle a déclaré au paragraphe 43 de SCFP : «[d]ans tous ses cas d’application, la doctrine de l’abus de procédure vise essentiellement à préserver l’intégrité de la fonction judiciaire. » Elle a ensuite ajouté, au paragraphe 44 :
Le processus décisionnel judiciaire, et l’importance d’en préserver l’intégrité, ont été bien décrits par le juge Doherty. Voici ce qu’on peut lire au par. 74 de ses motifs :
[traduction] Dans ses diverses manifestations, le processus décisionnel judiciaire vise à rendre justice. Par processus décisionnel judiciaire, j’entends les divers tribunaux judiciaires ou administratifs auxquels il faut s’adresser pour le règlement des litiges. Lorsque la même question est soulevée devant divers tribunaux, la qualité des décisions rendues au terme du processus judiciaire se mesure non par rapport au résultat particulier obtenu de chaque forum, mais par le résultat final découlant des divers processus. Par justice, j’entends l’équité procédurale, l’obtention du résultat approprié dans chaque affaire et la perception plus générale que l’ensemble du processus donne des résultats cohérents, équitables et exacts.
[37] La juge Arbour a expliqué que l’on peut établir une différence à cet égard entre la doctrine de l’abus de procédure et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, laquelle concerne davantage le principe selon lequel personne ne devrait être tracassé deux fois par la même cause d’action. Elle a affirmé au paragraphe 12 de SEEFPO, précité :
Bien que les deux doctrines visent à favoriser la meilleure administration possible de la justice, celle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est plus indiquée lorsque l’accent est mis sur les intérêts des parties. La doctrine de l’abus de procédure, elle, transcende les intérêts des parties et s’attache à l’intégrité du système.
[38] Il ne fait aucun doute que, lorsque la juge Arbour a appliqué la doctrine de l’abus de procédure aux faits de l’appel dont elle était saisie, elle était surtout préoccupée par le maintien de l’intégrité du système judiciaire, en particulier au regard de la possibilité que des décisions contradictoires déconsidèrent l’administration de la justice. Elle a dit au paragraphe 57 [de SCFP] :
Ces décisions contradictoires mettraient inévitablement la Ville de Toronto dans une situation où une personne condamnée pour agression sexuelle est rétablie dans un emploi qui la met en contact avec des jeunes très vulnérables comme la victime de l’agression dont elle a été déclarée coupable. On peut supposer que cela induirait le public informé et sensé à évaluer le bien-fondé de l’un ou l’autre des jugements relatifs à la culpabilité de l’employé. L’autorité et l’irrévocabilité des décisions de justice visent précisément à éliminer la nécessité d’un tel exercice. [Non souligné dans l’original.]
[39] En ce qui concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure, la juge Arbour a décrit un certain nombre de facteurs à prendre en considération lorsqu’il faut décider si la remise en cause d’une affaire constituerait un abus de procédure, aux paragraphes 51 et 52 de SCFP :
La doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité.
La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80.
[40] Il y aurait lieu de souligner que la juge Arbour fait expressément référence, dans SCFP, aux remarques formulées par le juge Binnie dans Danyluk, précité, pour éclairer les considérations d’« équité » qui doivent être prises en compte lorsqu’on décide s’il convient d’invoquer la doctrine de l’abus de procédure. Rédigeant les motifs de la Cour sur la question de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le juge Binnie a dit sans ambiguïté que les considérations d’équité comprennent le droit d’être entendu. Il a écrit au paragraphe 80 :
Suivant ce dernier facteur, qui est aussi le plus important, notre Cour doit prendre un certain recul et, eu égard à l’ensemble des circonstances, se demander si, dans l’affaire dont elle est saisie, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice. Le juge Rosenberg de la Cour d’appel a conclu que l’appelante n’avait pas été informée des allégations de l’intimée et n’avait pas eu la possibilité d’y répondre. Le juge Rosenberg était donc aux prises avec le problème signalé par le juge Jackson, dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Iron c. Saskatchewan (Minister of the Environment & Public Safety), [1993] 6 W.W.R. 1 (C.A. Sask.), p. 21 :
[traduction] Constituant un moyen de rendre justice aux parties dans le contexte d’une procédure contradictoire, la doctrine de l’autorité de la chose jugée porte en elle-même le germe de l’injustice, spécialement lorsque le droit des parties de se faire entendre est en jeu.
Indépendamment des diverses erreurs de nature procédurale commises par l’appelante en l’espèce, il n’en demeure pas moins que sa réclamation visant des commissions totalisant 300 000 $ n’a tout simplement jamais été examinée et tranchée adéquatement. [Non souligné dans l’original.]
[41] Le dernier facteur dont il faut tenir compte dans l’analyse de la doctrine de l’abus de procédure en l’espèce est la gravité que revêt le fait de mettre en doute la validité d’une déclaration de culpabilité. Selon la Cour suprême, il s’agit d’« une action très grave » (SCFP, précité, au paragraphe 54).
L’application de la doctrine de l’abus de procédure aux faits
[42] D’abord et avant tout, l’application de la doctrine de l’abus de procédure implique la recherche d’un équilibre. Comme la juge Arbour l’a expliqué au paragraphe 15 de SCFP :
Bien interprétées et bien appliquées, les doctrines de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure règlent les interactions entre les différents décideurs judiciaires. Ces règles et principes exigent des décideurs qu’ils réalisent un équilibre entre l’irrévocabilité, l’équité, l’efficacité et l’autorité des décisions judiciaires. [Non souligné dans l’original.]
[43] Le juge Bowie a appliqué l’un des exemples mentionnés par la juge Arbour où il peut ne pas être approprié d’invoquer la doctrine de l’abus de procédure, à savoir « lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte » (SCFP, au paragraphe 52). Il a conclu que, étant donné que les cotisations n’avaient jamais été débattues et que les contribuables ne plaidaient pas la culpabilité ou l’innocence de MM. Bellfield et Minchella, il ne serait pas équitable de leur refuser la possibilité de se faire entendre au sujet de la question de savoir si les sociétés de personnes étaient admissibles à titre de sources de revenu d’entreprise légitime.
[44] Le juge des requêtes a expressément mis en balance deux facteurs pertinents dans ces appels—le droit d’être entendu et la gravité que revêt le fait de mettre en doute la validité d’une déclaration de culpabilité—au paragraphe 8 de sa décision : « À mon avis, il s’agit ici d’un cas dans lequel les droits quasi constitutionnels des appelants à une audience impartiale doivent l’emporter sur l’irrévocabilité et sur la possibilité de résultats contradictoires. »
[45] L’appelante prétend que le juge des requêtes a commis une erreur en mettant l’accent sur les intérêts des contribuables plutôt que sur l’intérêt du système judiciaire. Il faut cependant mentionner que, lorsqu’il s’agit du droit d’être entendu, les intérêts des contribuables et l’intégrité du système judiciaire ne s’excluent pas mutuellement. Le fait que des parties ont la possibilité de présenter leur affaire à un tribunal pour la première fois est un intérêt qui devrait être reconnu dans tout système judiciaire. Le droit d’être entendu—la règle audi alteram partem—est un principe de justice naturelle. Il s’agit aussi d’un droit quasi constitutionnel en droit fédéral (alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits. En fait, je suis d’accord avec le juge Bowie lorsqu’il écrit au paragraphe 7 de sa décision : « [l]a crédibilité du système judiciaire […] ne serait pas accrue si l’on refusait aux présents appelants le droit de soumettre une preuve au sujet de la question qui est au cœur de leurs appels. » Le juge Bowie a eu raison de tenir compte du droit d’être entendu : Danyluk, précité, au paragraphe 80. Cela est particulièrement important lorsque la doctrine de l’abus de procédure par la remise en cause est invoquée à l’encontre d’une personne qui n’était pas partie à l’instance originale. Dès lors, le droit d’être entendu est un facteur fortement défavorable à l’utilisation de la doctrine.
[46] Évidemment, il est impossible de dire si une réponse affirmative aux questions un à quatre empêchera les contribuables de présenter une preuve. À cet égard, il sera cependant difficile de savoir dans quelle mesure la preuve ou les prétentions des contribuables pourraient contredire des faits sur lesquels le jury se serait appuyé pour déclarer coupables MM. Bellfield et Minchella. En définitive, je ne suis pas non plus convaincu que l’appelante a démontré que l’administration de la justice serait déconsidérée. Bien que je reconnaisse pleinement que le fait de rendre une décision judiciaire qui vise à modifier les conclusions nettes et fondamentales sur lesquelles repose une déclaration de culpabilité peut déconsidérer sérieusement l’administration de la justice, il n’est pas certain que cela se produirait en l’espèce. Il importe de juxtaposer les faits de la présente affaire et ceux en cause dans SCFP, précité, et dans SEEFPO, précité. Dans ces affaires, les parties avaient été déclarées coupables d’agression sexuelle et, au soutien des griefs visant à contester leur congédiement, leurs syndicats devaient soutenir, en leur nom, qu’ils n’avaient pas commis ces agressions sexuelles. Il est évident que des faits de ce genre mettent en cause l’intégrité du système judiciaire. Comme le juge Doherty l’a affirmé dans Toronto (City) v. Canadian Union of Public Employees, Local 79 (2001), 55 O.R. (3d) 541 (C.A.), au paragraphe 84 (cité avec approbation par la juge Arbour dans SCFP, au paragraphe 56) :
[traduction] Tout observateur sensé se demanderait comment il se peut qu’un tribunal ait conclu hors de tout doute raisonnable qu’Oliver était coupable, et qu’après confirmation du verdict par la Cour d’appel, il soit déterminé, dans une autre instance, qu’il n’a pas commis cette même agression. Cet observateur ne comprendrait pas non plus qu’Oliver ait pu à bon droit être reconnu coupable d’agression sexuelle contre le plaignant et condamné à quinze mois d’emprisonnement, mais qu’une autre instance donne lieu à la conclusion qu’il n’a pas commis l’agression sexuelle et qu’il doit être réintégré dans des fonctions où des jeunes comme le plaignant seraient placés sous sa surveillance.
[47] En l’espèce, il est possible qu’un observateur sensé n’aie aucun problème à concilier une décision favorable aux contribuables et les déclarations de culpabilité et ce, pour deux raisons. Premièrement, il faut rappeler que les déclarations de culpabilité ont été prononcées par un jury. Comme il a été mentionné précédemment, il est impossible de savoir ce que le jury a exactement conclu. Deuxièmement, le rapport entre les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Bellfield et Minchella et la preuve que les contribuables doivent présenter pour avoir gain de cause en appel est beaucoup plus indirect que dans SCFP, précité, et dans SEEFPO, précité. MM. Bellfield et Minchella ont été déclarés coupables de fraude et d’emploi de documents contrefaits, alors que les contribuables allèguent qu’ils avaient simplement des dépenses d’entreprise légitimes. Bien que les instances se chevauchent dans une certaine mesure pour ce qui est du type d’éléments de preuve présentés, il est impossible de savoir si la thèse des contribuables contredira explicitement les conclusions du jury. Pour reprendre les propos du juge Doherty, je ne peux pas être certain qu’un observateur sensé aurait de la difficulté à concilier les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Minchella et Bellfield et la décision d’accueillir l’appel interjeté par les contribuables intimés.
[48] Il faut à nouveau souligner la grande portée des questions un à quatre. Le juge des requêtes n’était pas saisi de la question suivante : [traduction] « Les contribuables commettraient-ils un abus de procédure s’ils disaient que MM. Bellfield et Minchella ont été condamnés à tort? » Il devait plutôt déterminer si les contribuables pouvaient présenter des éléments de preuve et des prétentions contredisant les questions fondamentales et les faits importants sur lesquels étaient fondées les déclarations de culpabilité. Compte tenu de cette question, le juge Bowie n’a commis aucune erreur apparente en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a donné une réponse négative aux questions un à quatre.
Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière à décider qu’il n’y avait pas abus de procédure si des allégations contraires aux conclusions de fait tirées par la juge Chapnik au cours du processus de détermination de la peine étaient faites?
[49] Je souligne d’abord que le juge des requêtes n’a pas effectué une analyse séparée concernant la question cinq. À mon avis, il aurait dû le faire. Néanmoins, pour les motifs qui suivent, le juge Bowie n’a pas commis d’erreur apparente en droit ou en principe en exerçant son pouvoir discrétionnaire pour parvenir au même résultat.
[50] Il est plus probable que les prétentions des contribuables contrediraient les conclusions de fait tirées par la juge Chapnik dans ses motifs justifiant les peines que les déclarations de culpabilité prononcées par le jury. La juge Chapnik a notamment conclu (R. c. Bjellebo, [2000] O.J. no 478 (C.S.J.) (QL)) [aux paragraphes 18 à 21] :
[traduction] Sur le plan de la gravité, il y a eu une fraude de très grande envergure et de portée internationale, comportant des niveaux de supercherie et de subterfuge […]
En qualité de commandité de chaque société en commandite, OCGC a entrepris de prêter des fonds aux investisseurs pour l’achat des parts, en contrepartie de billets portant intérêt. En réalité, il n’y a eu aucun prêt et OCGC ne disposait pas d’autres fonds que les dépôts en espèces et les intérêts payés par les investisseurs.
Les dirigeants n’avaient pas honnêtement l’intention d’utiliser l’argent des investisseurs pour une fin commerciale légitime. [...]
Tout porte à croire que l’ampleur de la fraude était énorme.
[51] Comme dans le cas des questions un à quatre, les deux facteurs qu’il faut mettre en balance sont, d’une part, le droit d’être entendu et, d’autre part, le caractère définitif et l’autorité des décisions judiciaires. Mon analyse du droit des contribuables d’être entendus et de ses répercussions fondamentales sur la doctrine de l’abus de procédure sont les mêmes ici que dans le cas des questions un à quatre.
[52] Là où mon analyse diffère cependant, c’est au regard du caractère définitif et de l’autorité des décisions judiciaires. Il y a deux considérations ici qui ne s’appliquaient pas aux quatre premières questions, mais dont l’effet s’annule au bout du compte. D’une part, la personne raisonnablement instruite peut avoir beaucoup de difficulté à concilier les conclusions de la juge Chapnik et la décision d’accueillir l’appel des contribuables. D’autre part cependant, il n’est pas aussi grave de contredire une conclusion de fait figurant dans les motifs d’une peine que de contredire une déclaration de culpabilité. Je tiens à ajouter ici qu’aucune affaire où les motifs relatifs à la peine prononcés dans une affaire ont été utilisés pour invoquer la doctrine de l’abus de procédure dans une autre affaire n’a été portée à mon attention. En fait, l’appelante n’a pas été en mesure de citer un cas où les conclusions de fait figurant les motifs relatifs à la peine ont été utilisées comme preuve dans une instance subséquente.
[53] Le juge des requêtes n’a donc commis aucune erreur de droit ou de principe en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière à donner une réponse négative à la question cinq. Le droit des intimés d’être entendus l’emportait largement sur la possibilité que l’administration de la justice soit déconsidérée.
[54] Depuis que les présents appels ont été entendus, l’avocat de l’appelante a porté à l’attention de la Cour Polgrain Estate v. Toronto East General Hospital (2007), 87 O.R. (3d) 55 (C.S.J.) (Polgrain). Dans cette affaire, la succession de Mme Polgrain avait poursuivi un hôpital pour un certain nombre d’agressions sexuelles. Lors d’un procès criminel ayant eu lieu précédemment relativement aux mêmes incidents, non seulement l’infirmier poursuivi avait-il été acquitté, mais le juge du procès avait conclu, dans ses motifs d’acquittement, qu’aucune agression n’avait été commise. La requête présentée par l’hôpital afin que l’action soit rejetée pour cause d’abus de procédure a été accueillie. À mon avis, les motifs dans Polgrain ne sont pas totalement pertinents en l’espèce pour deux raisons. Premièrement, tout comme dans SCFP et dans SEEFPO, les questions en litige dans les instances pénale et civile étaient identiques, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Deuxièmement, malgré un examen détaillé des motifs de la juge Arbour dans SCFP, la Cour n’a pas, dans Polgrain, pris en considération les facteurs qui entrent en jeu lorsque la remise en cause servirait l’intégrité du système judiciaire, en particulier lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte : SCFP, au paragraphe 52. Il ressort des motifs que l’avocate de l’hôpital n’avait jamais soulevé cet argument dans ses prétentions, ce qui explique pourquoi il n’en a pas été question dans Polgrain. La Cour remercie l’avocat d’avoir attiré son attention sur cette affaire, mais celle-ci ne change rien à ma conclusion selon laquelle le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur en refusant d’invoquer la doctrine de l’abus de procédure.
REMARQUES ADDITIONNELLES
[55] J’ai lu une ébauche des motifs concourants du juge Nadon, qui arrive à la conclusion que l’abus de procédure ne peut jamais s’appliquer à l’encontre d’une personne qui n’était pas partie à l’instance originale ou qui n’avait pas un lien de droit avec une partie à cette instance. Pour les motifs qui suivent, je ne pense pas qu’il conviendrait d’appliquer ce critère nettement tranché de manière à limiter la doctrine de l’abus de procédure de cette façon. Outre la difficulté de définir ce qu’est une personne qui a un lien de droit avec une autre, le problème concernant ce critère réside dans le fait qu’on ne peut pas prévoir toutes les situations. Il serait malavisé que la Cour établisse une telle règle qu’elle devra incontestablement révoquer ou modifier dès qu’une situation qu’elle n’a pas prévue surviendra. Le critère fondé sur l’équilibre défini par la juge Arbour [dans SCFP] est suffisamment souple pour tenir compte des situations changeantes tout en mettant l’accent sur l’intégrité du système judiciaire.
[56] J’aimerais donner un exemple qui illustre pourquoi il est malavisé d’écarter complètement la doctrine de l’abus de procédure à l’encontre des non-parties. Les polices d’assurance-habitation prévoient souvent que l’assureur ne couvrira pas les dommages résultant d’un acte commis par la personne assurée dans le but d’endommager intentionnellement des biens. Supposons que les personnes assurées sont un mari et sa femme, que les deux sont conjointement propriétaires de la maison et qu’elles sont les personnes désignées dans la police. Imaginons maintenant que le mari mette intentionnellement le feu à la maison et qu’il soit accusé d’incendie criminel. La femme souhaite toucher le produit de l’assurance, mais, selon la police, elle doit démontrer que son mari n’a pas mis intentionnellement le feu à la maison. La doctrine de l’abus de procédure l’empêcherait-elle de prétendre que son mari n’a pas délibérément mis le feu à la maison?
[57] Je n’ai pas l’intention de répondre à cette question. J’aimerais simplement traiter de l’approche à privilégier dans un tel cas. Serait-il préférable d’appliquer seulement le critère nettement tranché et de conclure que, comme la femme n’était pas partie au procès criminel, elle peut aller de l’avant avec sa demande, ou alors de mettre en balance le droit de la femme d’être entendue et la gravité que revêt le fait de mettre en doute la déclaration de culpabilité prononcée contre son mari?
[58] La différence entre les deux approches réside dans le fait que le critère que je propose est fondé explicitement sur SCFP, précité, et vise au bout du compte à assurer l’intégrité du système judiciaire. À mon avis, cette approche est préférable à l’application du critère nettement tranché qui ne tient pas compte des facteurs parfois concurrents du droit d’être entendu et de l’autorité des décisions judiciaires et, au bout du compte, met l’accent sur l’intégrité du système judiciaire.
[59] Finalement, la doctrine de l’abus de procédure a toujours une grande portée afin que les tribunaux puissent s’assurer que leur procédure n’est pas utilisée de manière abusive au point de déconsidérer l’administration de la justice. Par exemple, la doctrine peut être invoquée lorsqu’un retard déraisonnable cause un préjudice grave : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307. En matière pénale, elle peut être invoquée pour empêcher la Couronne de continuer les poursuites contre l’accusé si celui-ci a été traité de manière injuste ou oppressive (voir R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la page 1667). Il est toujours possible, à mon avis, qu’une personne qui n’était pas partie à l’instance originale agisse à l’encontre des intérêts de la justice en contestant les conclusions tirées au terme de cette instance. La doctrine de l’abus de procédure pourrait donc être prise en compte dans des situations factuelles comme celle en cause en l’espèce.
[60] De plus, je ne vois pas pourquoi nous devrions fermer la porte à la réparation demandée en l’espèce, en particulier lorsqu’il est inutile de le faire pour trancher les appels. Comme l’a dit lord Diplock dans Hunter, précité, à la page 536 :
[traduction] Messieurs, il s’agit d’une affaire d’utilisation abusive de la procédure de la Haute Cour. Elle concerne le pouvoir inhérent dont tout tribunal de droit doit être investi de manière à empêcher une utilisation abusive de ses procédures d’une manière qui, bien qu’elle ne soit pas incohérente avec l’application littérale de ses règles de procédure, néanmoins serait manifestement injuste envers une partie dans le cadre d’un litige qui lui est soumis ou, autrement, aurait pour effet de jeter le discrédit sur l‘administration de la justice parmi les gens bien-pensants. Les circonstances dans lesquelles un abus du droit au recours judiciaire peut émaner varient considérablement; celles qui peuvent donner lieu à un appel immédiat doivent sûrement être uniques. À mon avis, il serait plutôt mal avisé si la présente Chambre profitait de cette occasion pour dire quoi que ce soit qui pourrait être perçu comme un moyen de limiter à l’égard de catégories établies les genres de circonstances en vertu desquelles la Cour doit assumer une responsabilité (je nie l’emploi du mot « discrétion » ) en vue d’exercer ce pouvoir salutaire. [Non souligné dans l’original.]
Ces propos sont aussi vrais aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a plus de 25 ans. Ce n’est pas le temps de décider qu’il ne peut jamais y avoir de cas où une personne pourrait commettre un abus de procédure en contestant la décision rendue par un autre tribunal lors de l’instance originale à laquelle elle n’était pas partie.
[61] À mon avis, il convient de s’appuyer sur les principes formulés par la juge Arbour dans SCFP, précité, pour trancher les présents appels, de manière à assurer l’intégrité du système judiciaire.
CONCLUSION
[62] Le juge Bowie n’a commis aucune erreur de droit ou de principe apparente en donnant une réponse négative aux questions un à cinq. Compte tenu de ces réponses, il n’est pas nécessaire de répondre aux questions six et sept.
[63] Les présents appels seront rejetés avec dépens. Une copie de la présente décision sera versée dans chaque dossier et l’original sera placé dans le dossier A-112-07.
Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.
***
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Nadon, J.C.A. :
[64] Bien que je sois d’accord avec le juge Sexton sur le fait que les appels doivent être rejetés, j’arrive à cette conclusion pour des motifs différents. Plus particulièrement, j’ai une opinion différente sur la question de l’applicabilité de la doctrine de l’abus de procédure.
[65] Il n’est pas nécessaire que je répète les faits, mon collègue les ayant relatés avec soin dans ses motifs.
[66] La thèse défendue par l’appelante dans les présents appels est surprenante. Si je comprends bien, l’appelante dit que, même si les intimés n’étaient pas parties aux poursuites criminelles qui ont mené aux déclarations de culpabilité prononcées contre Einer Bellfield et Osvaldo Minchella pour fraude, en vertu de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, et que, en conséquence, ils n’ont jamais débattu d’aucune des questions soulevées dans le cadre de ces poursuites, la doctrine de l’abus de procédure les empêche de débattre, devant la Cour de l’impôt, lesdites déclarations de culpabilité et des faits importants sur lesquels elles sont fondées.
[67] La thèse de l’appelante est exposée clairement aux paragraphes 31 à 35 de son mémoire des faits et du
droit :
[traduction]
• La doctrine de l’abus de procédure empêche une partie de remettre en cause des questions qui ont été totalement tranchées dans une instance, en particulier dans une instance criminelle. Les appelants cherchent, par leurs appels, à maintenir les pertes qu’ils réclament relativement aux « sociétés de personnes », malgré le fait que le tribunal pénal a conclu que les dirigeants d’OCGC n’avaient pas honnêtement l’intention d’utiliser l’argent des investisseurs pour une fin commerciale légitime, que les états financiers des sociétés de personnes étaient faux et que les commanditaires, notamment les contribuables en l’espèce, ont été spoliés par suite de leur « investissement » dans les « sociétés » en commandite. À la suite de l’ordonnance rendue par le juge des requêtes, les contribuables sont libres de contester les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Bellfield et Minchella, ainsi que les questions fondamentales et les faits importants sur lesquels elles sont fondées, au soutien de leur demande d’allègement fiscal.
• Le juge des requêtes a parlé de « considérations d’équité », notamment le fait que les contribuables n’étaient pas parties aux poursuites intentées contre MM. Bellfield et Minchella et que la validité de leurs cotisations n’avait jamais été débattue. Il a donc conclu, à tort, que les contribuables « ne cherch[aient] pas à remettre en cause quoi que ce soit ».
• La Couronne soutient que le juge des requêtes a omis de tenir compte de la portée et de l’objet de la doctrine de l’abus de procédure et que, en conséquence, il n’a pas bien appliqué cette doctrine en répondant aux questions de droit qui lui avaient été soumises dans les circonstances décrites dans l’exposé conjoint des faits.
• En particulier, le juge des requêtes a commis des erreurs dans son examen de la doctrine de l’abus de procédure :
i. en mettant l’accent sur les intérêts des contribuables plutôt que sur celui du système judiciaire;
ii. en ne déterminant pas si les contribuables pouvaient produire « de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, [et qui] jettent de façon probante un doute sur le résultat initial »;
iii. en concluant que les contribuables « ne cherchent pas à remettre en cause quoi que ce soit », ce qui, en vertu de son ordonnance, leur permet de soumettre à un autre tribunal les mêmes questions de savoir si les documents des « sociétés de personnes » étaient authentiques, si les promoteurs avaient déjà eu l’intention d’exploiter une entreprise légitime et s’ils avaient été spoliés, alors que ces questions ont été réglées de manière définitive par les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Bellfield et Minchella et par les motifs justifiant les peines qui leur ont été infligées.
• L’intégrité du système de justice pénale pourrait être compromise, à moins que la doctrine de l’abus de procédure soit appliquée afin d’empêcher les contribuables de remettre en cause les questions et les faits importants ayant déjà été tranchés par les tribunaux pénaux.
[68] L’appelante fonde sa thèse notamment sur l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77 (SCFP).
[69] La thèse de l’appelante a été soumise à la Cour canadienne de l’impôt sous forme de sept questions (reproduites au paragraphe 11 des motifs du juge Sexton). Le juge de la Cour de l’impôt a donné une réponse négative aux questions un à cinq et, en conséquence, ne s’est pas prononcé sur les questions six et sept.
[70] Au paragraphe 34 de son mémoire des faits et du droit, l’appelante reproche notamment au juge d’avoir accordé plus d’importance aux intérêts des intimés qu’à l’intégrité du système judiciaire. Elle affirme ensuite, au paragraphe 35, que l’intégrité du système de justice pénale sera compromise, à moins qu’il soit interdit aux intimés de débattre des questions ayant déjà été tranchées par le tribunal pénal et des faits importants qui les sous-tendent.
[71] En concluant que le juge n’a commis aucune erreur de droit ou de principe en exerçant son pouvoir discrétionnaire de façon à répondre par la négative aux questions un à cinq, le juge Sexton procède à la mise en équilibre exigée par la Cour suprême dans SCFP, précité, et en particulier, au paragraphe 15 de cet arrêt, où la juge Arbour écrit :
Bien interprétées et bien appliquées, les doctrines de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure règlent les interactions entre les différents décideurs judiciaires. Ces règles et principes exigent des décideurs qu’ils réalisent un équilibre entre l’irrévocabilité, l’équité, l’efficacité et l’autorité des décisions judiciaires.
[72] Le juge Sexton effectue une mise en équilibre différente relativement aux questions un et quatre et à la question cinq. Aux paragraphes 46 et 47 de ses motifs, il traite des questions un à quatre :
Évidemment, il est impossible de dire si une réponse affirmative aux questions un à quatre empêchera les contribuables de présenter une preuve. À cet égard, il sera cependant difficile de savoir dans quelle mesure la preuve ou les prétentions des contribuables pourraient contredire des faits sur lesquels le jury se serait appuyé pour déclarer coupables MM. Bellfield et Minchella. En définitive, je ne suis pas non plus convaincu que l’appelante a démontré que l’administration de la justice serait déconsidérée. Bien que je reconnaisse pleinement que le fait de rendre une décision judiciaire qui vise à modifier les conclusions nettes et fondamentales sur lesquelles repose une déclaration de culpabilité peut déconsidérer sérieusement l’administration de la justice, il n’est pas certain que cela se produirait en l’espèce. Il importe de juxtaposer les faits de la présente affaire et ceux en cause dans SCFP, précité, et dans SEEFPO, précité. Dans ces affaires, les parties avaient été déclarées coupables d’agression sexuelle et, au soutien des griefs visant à contester leur congédiement, leurs syndicats devaient soutenir, en leur nom, qu’ils n’avaient pas commis ces agressions sexuelles. Il est évident que des faits de ce genre mettent en cause l’intégrité du système judiciaire. […]
[…]
En l’espèce, il est possible qu’un observateur sensé n’aie aucun problème à concilier une décision favorable aux contribuables et les déclarations de culpabilité et ce, pour deux raisons. Premièrement, il faut rappeler que les déclarations de culpabilité ont été prononcées par un jury. Comme il a été mentionné précédemment, il est impossible de savoir ce que le jury a exactement conclu. Deuxièmement, le rapport entre les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Bellfield et Minchella et la preuve que les contribuables doivent présenter pour avoir gain de cause en appel est beaucoup plus indirect que dans SCFP, précité, et dans SEEFPO, précité. MM. Bellfield et Minchella ont été déclarés coupables de fraude et d’emploi de documents contrefaits, alors que les contribuables allèguent qu’ils avaient simplement des dépenses d’entreprise légitimes. Bien que les instances se chevauchent dans une certaine mesure pour ce qui est du type d’éléments de preuve présentés, il est impossible de savoir si la thèse des contribuables contredira explicitement les conclusions du jury. Pour reprendre les propos du juge Doherty, je ne peux pas être certain qu’une personne raisonnablement instruite aurait de la difficulté à concilier les déclarations de culpabilité prononcées contre MM. Minchella et Bellfield et la décision d’accueillir l’appel interjeté par les contribuables intimés. [Non souligné dans l’original.]
[73] Il fait les remarques suivantes au sujet de la question cinq aux paragraphes 51 et 52 :
Comme dans le cas des questions un à quatre, les deux facteurs qu’il faut mettre en balance sont, d’une part, le droit d’être entendu et, d’autre part, le caractère définitif et l’autorité des décisions judiciaires. Mon analyse du droit des contribuables d’être entendus et de ses répercussions fondamentales sur la doctrine de l’abus de procédure sont les mêmes ici que dans le cas des questions un à quatre.
Là où mon analyse diffère cependant, c’est au regard du caractère définitif et de l’autorité des décisions judiciaires. Il y a deux considérations ici qui ne s’appliquaient pas aux quatre premières questions, mais dont l’effet s’annule au bout du compte. D’une part, la personne raisonnablement instruite peut avoir beaucoup de difficulté à concilier les conclusions de la juge Chapnik et la décision d’accueillir l’appel des contribuables. D’autre part cependant, il n’est pas aussi grave de contredire une conclusion de fait figurant dans les motifs d’une peine que de contredire une déclaration de culpabilité. Je tiens à ajouter ici qu’aucune affaire où les motifs relatifs à la peine prononcés dans une affaire ont été utilisés pour invoquer la doctrine de l’abus de procédure dans une autre affaire n’a été portée à mon attention. En fait, l’appelante n’a pas été en mesure de citer un cas où les conclusions de fait figurant les motifs relatifs à la peine ont été utilisées comme preuve dans une instance subséquente. [Non souligné dans l’original.]
[74] Ainsi, parce qu’il est d’avis que la doctrine de l’abus de procédure peut, en principe, s’appliquer en l’espèce, le juge Sexton procède à la mise en balance décrite par la Cour suprême dans SCFP, précité. Or, contrairement à lui, je pense que la doctrine de l’abus de procédure ne s’applique tout simplement pas dans les circonstances de la présente affaire et qu’aucune mise en balance n’est donc nécessaire et ce, pour les motifs qui suivent.
[75] Je commencerai d’abord par analyser l’arrêt rendu par la Cour suprême dans SCFP, précité. Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si un arbitre pouvait, dans le contexte d’un grief, réexaminer la culpabilité d’une personne déclarée coupable d’agression sexuelle qui avait été congédiée par son employeur pour cette raison. En concluant que la culpabilité de la personne ne pouvait pas être remise en cause, la Cour suprême a appliqué la doctrine de l’abus de procédure parce que l’employé, qui avait été déclaré coupable d’avoir agressé sexuellement un jeune garçon confié à sa surveillance, tentait de produire devant l’arbitre une preuve de son innocence relativement aux accusations pour lesquelles il avait été condamné à un emprisonnement de 15 mois.
[76] C’est dans ce contexte particulier que les propos de la juge Arbour, sur lesquels mon collègue s’appuie (voir les paragraphes 12, 15, 37, 38, 44, 51, 52 et 57 des motifs de la juge Arbour dans SCFP, précité), doivent être interprétés, en particulier lorsqu’elle dit, au paragraphe 51 de ses motifs, que « [l]a doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties ».
[77] Il ne fait aucun doute que la juge Arbour est parvenue à la conclusion qu’elle a tirée dans SCFP, précité, parce que la personne déclarée coupable au terme d’un procès criminel tentait, même si c’était dans le cadre d’une procédure de grief, de plaider une nouvelle fois son innocence. Dans ce contexte, ce qu’elle écrit au paragraphe 54 est particulièrement pertinent :
Ces considérations revêtent une pertinence particulière s’agissant de la tentative de remettre en cause une déclaration de culpabilité. Mettre en doute la validité d’une déclaration de culpabilité est une action très grave et, dans un cas comme celui qui nous intéresse, il est inévitable que la conclusion de l’arbitre ait précisément cet effet, qu’il ait été voulu ou non. L’administration de la justice doit disposer de tous les moyens légitimes propres à prévenir les déclarations de culpabilité injustifiées et à y remédier s’il s’en présente. La contestation indirecte et la remise en cause, toutefois, ne constituent pas des moyens appropriés, selon moi, car elles imposent au processus juridictionnel des contraintes excessives et ne font rien pour garantir un résultat plus fiable. [Non souligné dans l’original.]
[78] Les remarques de la juge Arbour n’étayent d’aucune façon l’opinion selon laquelle une déclaration de culpabilité ne peut être contestée dans une instance ultérieure, de nature civile ou pénale, par une personne qui n’était pas partie aux poursuites criminelles ou qui n’était pas liée à une partie à ces poursuites. C’est ce qui ressort très clairement des paragraphes 17 à 19 des motifs qu’elle a rédigés dans SCFP, précité. Dans son analyse des effets de l’article 22.1 [édicté par L.O. 1995, ch. 6, art. 6] de la Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, ch. E.23, qui prévoit que la preuve qu’une personne a été déclarée coupable à l’égard d’un acte criminel constitue la preuve, « en l’absence de preuve contraire », que l’acte criminel a été commis par la personne, la juge Arbour a indiqué que cette disposition prévoyait que la validité d’une déclaration de culpabilité pouvait être contestée dans une autre instance, mais qu’elle était muette sur les circonstances dans lesquelles une telle contestation pouvait être faite. Elle a ensuite écrit au paragraphe 19 de ses motifs :
En l’espèce, toutefois, la recevabilité de la déclaration de culpabilité n’est pas en cause : la déclaration de culpabilité est recevable en preuve en vertu de l’art. 22.1. Il faut cependant déterminer si elle peut être réfutée par une « preuve contraire ». Il y a des circonstances où des éléments de preuve visant à réfuter la présomption que la personne déclarée coupable a commis le crime sont recevables, en particulier lorsque la déclaration concerne une personne autre qu’une partie, mais il y a également des circonstances où la présentation de tels éléments de preuve n’est pas permise. Si la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou encore celle de l’abus de procédure interdisent la remise en cause des faits essentiels de la déclaration de culpabilité, aucune « preuve contraire » ne pourra en écarter l’effet.
La déclaration de culpabilité constitue alors une preuve concluante que la personne qui y est visée a commis le crime. [Non souligné dans l’original.]
[79] Dans l’extrait ci-dessus, la juge Arbour fait une distinction entre les circonstances où une partie pourra réfuter la présomption de culpabilité et celles où elle ne pourra pas le faire. Elle dit clairement, au sujet des premières, que la déclaration de culpabilité prononcée contre une personne autre qu’une partie (c’est-à-dire MM. Bellfield et Minchella) peut être contestée dans une instance subséquente. Ce n’est que dans le deuxième cas que, selon elle, la doctrine de l’abus de procédure peut être appliquée pour empêcher une partie de contester une déclaration de culpabilité.
[80] Elle termine ses remarques sur cette question en disant aux paragraphes 45 et 46 :
Lorsqu’ils doivent décider si une déclaration de culpabilité, recevable prima facie en vertu de l’art. 22.1 de la Loi sur la preuve de l’Ontario, devrait être réfutée ou considérée comme concluante, les tribunaux font appel à la doctrine de l’abus de procédure pour déterminer si la remise en cause porterait atteinte au processus décisionnel judiciaire défini précédemment. Lorsque l’accent est correctement mis sur l’intégrité du processus, la raison pour laquelle la partie cherche à rouvrir le débat ou sa qualité de défendeur plutôt que de demandeur dans le nouveau litige ne sauraient constituer des facteurs décisifs pour l’application de la règle interdisant la remise en question.
En l’espèce, il importe donc peu qu’Oliver veuille principalement rouvrir le débat pour être réengagé et non pour contester sa déclaration de culpabilité afin d’en attaquer la validité. Il n’y a pas lieu ici d’invoquer les arrêts Hunter et Demeter (H.C.), précités, pour souligner l’importance de la raison de la remise en cause. Il était certes évident, dans les deux affaires, que les parties cherchant à rouvrir le débat voulaient faire casser leur déclaration de culpabilité, mais cela a peu d’importance dans l’application de la doctrine de l’abus de procédure. Il n’est pas illégitime en soi de vouloir attaquer un jugement; la loi permet de poursuivre cet objectif par divers mécanismes de révision comme l’appel ou le contrôle judiciaire. De fait, la possibilité de faire réviser un jugement constitue un aspect important du principe de l’irrévocabilité des décisions. Une décision est irrévocable ou définitive et elle lie les parties seulement lorsque tous les recours possibles en révision sont épuisés ou ont été abandonnés. Ce qui n’est pas permis, c’est d’attaquer un jugement en tentant de soulever de nouveau la question devant un autre forum. Par conséquent, les raisons animant la partie ont peu ou pas d’importance. [Non souligné dans l’original.]
[81] La doctrine de l’abus de procédure a aussi fait l’objet d’une attention considérable en Angleterre. Dans Johnson v. Gore Wood & Co, [2001] 2 WLR 72 (H.L.) [aux pages 89 et 90] lord Bingham of Cornhill a expliqué cette doctrine en des termes très semblables à ceux employés par la Cour suprême dans SCFP, précité :
[traduction] Il se peut très bien, comme on l’a fait valoir de manière convaincante (Watt, « The Danger and Deceit of the Rule in Henderson v Henderson: A new approach to successive civil actions arising from the same factual matter », (2000) 19 CLJ, p. 287), que ce qui est maintenant tenu pour être la règle dans Henderson v Henderson s’écarte de la décision du vice-chancelier Wigram, qui avait trait à la res judicata. Mais l’abus de procédure de Henderson v Henderson, telle qu’on la comprend maintenant et bien qu’elle soit différente de la préclusion fondée sur la cause d’action et de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, a beaucoup de points en commun avec elles. L’intérêt public sous-jacent est le même : un litige doit avoir une fin et personne ne devrait être tracassé deux fois par la même cause d’action. Cet intérêt public est renforcé par l’accent qui est mis actuellement sur l’efficacité et l’économie des instances, dans l’intérêt des parties et du public en général. La présentation d’une prétention ou l’utilisation d’un moyen de défense dans une instance peut, sans plus, équivaloir à un abus si le tribunal est convaincu (le fardeau de la preuve incombant à la partie qui allègue l’abus) que la prétention ou le moyen de défense aurait dû, le cas échéant, être soulevé dans une instance antérieure. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire, avant de conclure à un abus, de trouver d’autres éléments comme une contestation indirecte d’une décision antérieure ou la mauvaise foi, mais, lorsque ces éléments sont présents, l’instance ultérieure sera beaucoup plus manifestement abusive, et l’on conclura rarement à l’abus, à moins que l’instance ultérieure comporte ce qui, aux yeux du tribunal, constitue un traitement injuste. Il est cependant erroné d’affirmer que, parce qu’une question aurait pu être soulevée dans une instance antérieure, elle aurait dû l’être, de sorte que le fait de la soulever dans une instance ultérieure est nécessairement abusif. Cette approche est trop dogmatique, alors que, à mon avis, il devrait y avoir un jugement général sur le fond qui tient compte de l’intérêt public et des intérêts privés en cause et, aussi, de tous les faits de l’affaire, en particulier de la question fondamentale de savoir si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, une partie fait une utilisation abusive de la procédure du tribunal en cherchant à soulever devant celui-ci la question qui aurait pu être soulevée précédemment. Comme il est impossible de dresser une liste exhaustive de toutes les formes d’abus possibles, on ne peut formuler une règle stricte servant à déterminer si, compte tenu des faits, il y a abus ou non. Aussi, même si, à mon avis, le manque de ressources financières n’excuse pas généralement l’omission de soulever, dans une instance antérieure, une question qui aurait pu et dû l’être, je ne pense pas que cela soit nécessairement sans importance, en particulier s’il appert que le manque de ressources financières a été causé par la partie visée par la demande. Bien que le résultat puisse souvent être le même, il est préférable, à mon avis, de se demander si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la conduite d’une partie est abusive que de se demander si la conduite est abusive et, dans l’affirmative, si l’abus est justifié par des circonstances spéciales. Bien appliquée, et quelle que soit la légitimité de son origine, la règle a, à mon avis, un rôle important à jouer dans la protection des intérêts de la justice. [Non souligné dans l’original.]
[82] Il ressort des remarques de lord Bingham que la doctrine de l’abus de procédure vise à tenir compte à la fois de l’intérêt public et des intérêts privés en cause, tout en mettant l’accent sur la question fondamentale de savoir si les parties font une utilisation abusive de la procédure judiciaire en soulevant des questions qu’elle ont soulevées ou auraient pu soulever dans une instance antérieure.
[83] Il est utile de se référer à un autre arrêt anglais. Dans Hunter v. Chief Constable of the West Midlands Police, [1982] A.C. 529 (H.L.), le demandeur Hunter et cinq autres personnes avaient été déclarés coupables de meurtre par un juge et un jury à la suite de l’explosion de deux pubs de Birmingham, qui avaient causé la mort de 21 personnes et causé des blessures à 161 autres. La preuve présentée contre les accusés consistait principalement en des confessions faites à la police, par écrit ou de vive voix (la confession de M. Hunter avait été faite de vive voix). L’admission des confessions en preuve était essentielle à la poursuite.
[84] Les accusés ont demandé au juge de tenir un voir-dire et de conclure que leurs confessions n’étaient pas volontaires et, en conséquence, n’étaient pas admissibles en preuve. Les accusés prétendaient qu’ils avaient fait leurs aveux après que la police les eut battus violemment et que des menaces eurent été proférées contre leur famille s’ils refusaient d’admettre leur culpabilité. Plus particulièrement, M. Hunter a décrit dans son témoignage les blessures physiques que la police lui aurait infligées pour lui arracher des aveux.
[85] Après un voir-dire de huit jours, le juge du procès a conclu que les aveux étaient admissibles. Il a jugé que le témoignage des policiers qu’il avait entendus démontrait hors de tout doute raisonnable que la police n’avait eu recours ni à la violence physique ni aux menaces pour obtenir les aveux des accusés. Au contraire, le juge a considéré que chacun des accusés était coupable de [traduction] « parjure flagrant ».
[86] Après leur procès criminel, les accusés ont intenté une poursuite civile contre la police et le Home Office afin d’obtenir des dommages-intérêts pour les blessures qu’ils avaient subies pendant leur détention. Les allégations d’agression étaient, en fait, les mêmes que celles qu’ils avaient faites devant le juge du procès pendant le voir-dire pour démontrer que leurs aveux n’étaient pas volontaires. La demande de dommages-intérêts des accusés s’appuyait notamment sur une nouvelle preuve médico-légale qui, selon eux, démontrait que la police avait fait usage de violence contre eux pour obtenir leurs aveux. Les défendeurs ont demandé que les déclarations soient radiées. Le juge des requêtes a rejeté cette demande mais, en appel, la Cour d’appel a accueilli la requête et a radié les déclarations. L’affaire s’est retrouvée devant la Chambre des lords, qui a rejeté l’appel.
[87] Les trois juges de la Cour d’appel McIlkenny v. Chief Constable of the West Midlands, [1980] 1 Q.B. 283 ont motivé leur décision de rejeter l’appel. Le maître des rôles lord Denning était d’avis que l’affaire devait être décidée sur la foi de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, alors que lord Goff et sir George Baker estimaient que l’action devait être suspendue en raison de la doctrine de l’abus de procédure. Lord Goff a dit aux pages 330 et 331 :
[traduction] […] la cour a clairement le pouvoir discrétionnaire de suspendre une action au motif que le demandeur cherche à soulever une question qui a déjà fait l’objet d’une décision judiciaire défavorable à son endroit, alors qu’il a eu l’entière possibilité de présenter tous ses arguments et toute sa preuve, même si les parties sont différentes et que, pour cette raison, il n’y a pas théoriquement préclusion. À mon avis également, ce pouvoir peut être exercé dès le dépôt d’une demande de radiation, bien que, dans ce cas, il doive l’être avec une grande prudence […] [Non souligné dans l’original.]
[88] Sir George Baker a émis l’opinion suivante, à la page 346 :
[traduction] […] ils ne devraient pas, par souci d’équité et de justice, pouvoir les répéter contre les chefs de police, qui me semblent avoir une connexité d’intérêts avec les policiers.
[89] Il a ajouté à la page 347 :
[traduction] […] Une partie commet un abus de procédure si elle remet en cause une question ou un différend qui a déjà fait l’objet d’une décision qui lui est défavorable, même si l’autre partie ne peut satisfaire aux règles strictes de l’autorité de la chose jugée ou, en l’espèce, aux conditions de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. [Non souligné dans l’original.]
[90] Lord Diplock, de la Chambre des lords, a commencé ses motifs, à la page 536 en disant :
[traduction] Messieurs, il s’agit d’une affaire d’utilisation abusive de la procédure de la Haute Cour. Elle concerne le pouvoir inhérent dont tout tribunal de droit doit être investi de manière à empêcher une utilisation abusive de ses procédures d’une manière qui, bien qu’elle ne soit pas incohérente avec l’application littérale de ses règles de procédure, néanmoins serait manifestement injuste envers une partie dans le cadre d’un litige qui lui est soumis ou, autrement, aurait pour effet de jeter le discrédit sur l’administration de la justice parmi les gens bien-pensants. Les circonstances dans lesquelles un abus du droit au recours judiciaire peut émaner varient considérablement; celles qui donnent lieu à la présente espèce doivent sûrement être uniques. À mon avis, il serait plutôt mal avisé si la présente Chambre profitait de cette occasion pour dire quoi que ce soit qui pourrait être perçu comme un moyen de limiter à l’égard de catégories établies les genres de circonstances en vertu desquelles la Cour doit assumer une responsabilité (je nie l’emploi du mot « discrétion » ) en vue d’exercer ce pouvoir salutaire. [Non souligné dans l’original.]
[91] Il a ajouté à la page 541 :
[traduction] L’abus de procédure illustré en l’espèce est l’introduction d’une instance devant un tribunal judiciaire dans le but d’attaquer indirectement une décision définitive rendue contre le demandeur par un autre tribunal compétent dans une instance antérieure, où le demandeur a eu l’entière possibilité de contester la décision devant le tribunal qui l’a rendue. [Non souligné dans l’original.]
[92] Il ressort clairement des motifs de la Cour d’appel et de la Chambre des lords que la doctrine de l’abus de procédure s’appliquait parce que le demandeur Hunter (et ses coaccusés) avait eu l’entière possibilité, au cours de leur procès criminel, de produire des éléments de preuve relativement à la question de savoir si leurs aveux avaient été faits volontairement. Dans ces circonstances, les Cours étaient d’avis que laisser l’action civile en dommages-intérêts se poursuivre constituerait un abus de procédure.
[93] Rien dans les motifs de la Chambre des lords ou dans ceux de la Cour d’appel dans Hunter, précité, ne peut étayer la proposition de l’appelante en l’espèce selon laquelle la déclaration de culpabilité d’une personne autre qu’une partie et les faits qui sont importants au regard de cette déclaration ne peuvent être contestés dans une instance subséquente. Je doute que, si elles avaient été saisie d’une telle proposition, la Chambre des lords et la Cour d’appel auraient jugé nécessaire d’appuyer leurs décisions sur le fait que M. Hunter et ses coaccusés avaient déjà eu l’entière possibilité, au cours du voir-dire, de démontrer que les policiers les avaient battus afin d’obtenir leurs aveux.
[94] Par conséquent, dans des cas comme celui dont la Cour est saisie, la doctrine de l’abus de procédure ne s’applique tout simplement pas parce que les intimés n’ont jamais eu l’occasion de débattre des questions qu’ils cherchent maintenant à soumettre pour la première fois à un tribunal—la Cour de l’impôt en l’occurrence. Au paragraphe 52 de ses motifs dans SCFP, précité, la juge Arbour discute des cas où la remise en cause sera permise parce qu’elle sert l’intégrité du système judiciaire. Elle dit plus précisément :
La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80. [Non souligné dans l’original.]
[95] Encore une fois, les propos de la juge Arbour doivent être interprétés en tenant compte du contexte. En donnant des exemples de situations où la remise en cause servirait l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, elle avait nécessairement à l’esprit des cas où une partie avait soumis au tribunal dans une instance antérieure une question qu’elle voulait maintenant soulever. Il est significatif que la juge Arbour ait fait référence à l’arrêt rendu par la Cour suprême dans Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, en rapport avec son troisième exemple.
[96] Dans Danyluk, précité, il s’agissait de déterminer si l’appelante, qui avait été congédiée du poste de chargée de projet qu’elle occupait chez Ainsworth Technologies Inc., pouvait intenter une action contre son employeur afin de recouvrer quelque 300 000 $ en commissions impayées. La Cour de l’Ontario (Division générale) et la Cour d’appel de l’Ontario [(1998), 42 O.R. (3d) 235] ont toutes deux conclu que l’appelante ne pouvait pas introduire une telle action parce qu’elle avait déjà tenté d’obtenir le paiement des commissions en vertu de la Loi sur les normes d’emploi, L.R.O. 1990, ch. E.14. La Cour suprême n’était pas de cet avis et elle a accueilli l’appel. Le juge Binnie a fait les remarques suivantes aux paragraphes 18 et 19 des motifs qu’il a rédigés au nom de la Cour :
Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. L’appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.
Le caractère définitif des instances est donc une considération impérieuse et, en règle générale, une décision judiciaire devrait trancher les questions litigieuses de manière définitive, tant qu’elle n‘est pas infirmée en appel. Toutefois, la préclusion est une doctrine d’intérêt public qui tend à favoriser les intérêts de la justice. Dans les cas où, comme en l’espèce, par suite d’une décision administrative prise à l’issue d’une procédure qui était manifestement inappropriée et inéquitable (conclusion tirée par la Cour d’appel elle-même), l’application de cette doctrine empêche l’appelante de s’adresser aux cours de justice pour réclamer les 300 000 $ qui lui seraient dus, il convient de réexaminer certains principes fondamentaux. [Non souligné dans l’original.]
[97] Le juge Binnie a poursuivi en expliquant l’origine des différents « moyens » utilisés par les tribunaux pour prévenir les recours abusifs. Les remarques qu’il formule au paragraphe 20 sont pertinentes en l’espèce :
Le droit s’est doté d’un certain nombre de moyens visant à prévenir les recours abusifs. L’un des plus anciens est la doctrine de la préclusion per rem judicatem, qui tire son origine du droit romain et selon laquelle, une fois le différend tranché définitivement, il ne peut être soumis à nouveau aux tribunaux : Farwell c. La Reine (1894), 22 R.C.S. 553, p. 558, et Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, p. 267-268. La doctrine est opposable tant à l’égard de la cause d’action ainsi décidée (on parle de préclusion fondée sur la demande, sur la cause d’action ou sur l’action) que des divers éléments constitutifs ou faits substantiels s’y rapportant nécessairement (on parle alors généralement de préclusion découlant d’une question déjà tranchée) : G. S. Holmested et G. D. Watson, Ontario Civil Procedure (feuilles mobiles), vol. 3 suppl., 21§17 et suiv. Un autre aspect de la politique établie par les tribunaux en vue d’assurer le caractère définitif des instances est la règle qui prohibe les contestations indirectes, c’est-à-dire la règle selon laquelle l‘ordonnance rendue par un tribunal compétent ne doit pas être remise en cause dans des procédures subséquentes, sauf celles prévues par la loi dans le but exprès de contester l’ordonnance : Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223.
[98] Il ressort clairement des remarques du juge Binnie que l’objet fondamental des différents « moyens »—la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la règle prohibant les contestations indirectes et l’abus de procédure—qui sont utilisés par les tribunaux pour prévenir les recours abusifs est d’assurer le caractère définitif des instances. Comme le juge Binnie le dit au paragraphe 18, précité, « [l]es instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités ».
[99] En conséquence, parce qu’elle estimait que, comme la juge Arbour l’a dit dans SCFP, précité (au paragraphe 52), « l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte », la Cour suprême a permis à l’appelante d’aller de l’avant avec son action. Le juge Binnie explique au paragraphe 80 pourquoi le fait d’empêcher l’appelante de poursuivre son action créerait une injustice :
Suivant ce dernier facteur, qui est aussi le plus important, notre Cour doit prendre un certain recul et, eu égard à l’ensemble des circonstances, se demander si, dans l’affaire dont elle est saisie, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice. Le juge Rosenberg de la Cour d’appel a conclu que l’appelante n’avait pas été informée des allégations de l’intimée et n’avait pas eu la possibilité d’y répondre. Le juge Rosenberg était donc aux prises avec le problème signalé par le juge Jackson, dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Iron c. Saskatchewan (Minister of the Environment & Public Safety), [1993] 6 W.W.R. 1 (C.A. Sask.), p. 21 :
[traduction] Constituant un moyen de rendre justice aux parties dans le contexte d’une procédure contradictoire, la doctrine de l’autorité de la chose jugée porte en elle-même le germe de l’injustice, spécialement lorsque le droit des parties de se faire entendre est en jeu.
Indépendamment des diverses erreurs de nature procédurale commises par l’appelante en l’espèce, il n’en demeure pas moins que sa réclamation visant des commissions totalisant 300 000 $ n’a tout simplement jamais été examinée et tranchée adéquatement. [Non souligné dans l’original.]
[100] Il ne fait donc aucun doute, à mon avis, que ce n’est que dans les cas où, comme dans Danyluk, précité, une partie tente de débattre d’une question pour une deuxième fois que la remise en cause servira l’intégrité du système judiciaire plutôt que le déconsidérer. La présente affaire n’est manifestement pas l’un de ces cas.
[101] Finalement, j’aimerais citer Apotex Inc. c. Laboratoires Servier, 2007 CAF 350, où j’ai eu l’occasion d’analyser la doctrine de l’abus de procédure. Au paragraphe 20, j’ai fait les commentaires suivants qui, à mon avis, s’appliquent en l’espèce :
La doctrine de l’abus de procédure vise à empêcher la remise en cause de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas remplies, mais où la remise en cause porterait atteinte à l’intégrité des procédures judiciaires et à la bonne administration de la justice; voir les motifs exposés par le juge Doherty dans CUPE c. Toronto (City) (2003), 55 O.R. (3d) 541, au paragraphe 65. Dans ce contexte, les paroles du lord juge Kerr, à la page 137 de ses motifs dans Bragg c. Oceanus Mutual Underwriting Association (Bermuda) Ltd., [1982] 2 Lloyd’s Rep. 132, C.A., sont à tous égards à propos :
[traduction] Si l’on examine tout d’abord la jurisprudence, il est évident qu’une tentative de débattre à nouveau dans une autre instance des questions qui ont été pleinement examinées et tranchées dans une instance antérieure peut constituer un abus de procédure, indépendamment de toute question relative à l’exception de la chose jugée ou à l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige au motif que les parties ou leurs intérêts sont les mêmes. Il serait erroné de tenter de catégoriser les situations dans lesquelles une telle conclusion s’appliquerait. Cependant, il est important que dans les causes auxquelles on nous a renvoyés, et où cette conclusion a été tirée, la tentative de remise en cause n’avait pas de fin autre que celle que lord Diplock a décrite comme suit :
[…] lancer une attaque indirecte contre une décision finale […] qui a été rendue par une autre cour compétente dans une instance antérieure dans laquelle […] (la partie concernée) a eu amplement l’occasion de contester la décision de la Cour par laquelle elle a été rendue. [Non souligné dans l’original.]
[102] Comme les intimés cherchent à débattre des questions qui ont donné lieu aux présents appels pour la première fois devant la Cour de l’impôt, la doctrine de l’abus de procédure ne s’applique tout simplement pas et, en conséquence, il n’est pas nécessaire de procéder à une mise en balance. Rien n’étaie la prétention de l’appelante selon laquelle la doctrine de l’abus de procédure peut être utilisée pour empêcher les intimés de débattre de ces questions.
[103] En conséquence, je rejetterais les appels avec dépens.