[2011] 4 R.C.F. 3
A-275-09
2010 CAF 118
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Guanqiu Zeng et Yanhong Feng (intimés)
Répertorié : Zeng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)
Cour d’appel fédérale, juges Noël, Laydon-Stevenson et Stratas, J.C.A.—Toronto, 28 avril; Ottawa, 10 mai 2010.
Il s’agissait d’un appel à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale accueillant une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la section E de l’article premier (la section 1E) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés venait exclure les intimés de la protection accordée aux réfugiés. Les intimés, des citoyens de la République populaire de Chine, ont demandé l’asile lorsqu’ils étaient en transit au Canada. La SPR a statué que les intimés avaient obtenu le statut de résident permanent au Chili et elle était convaincue qu’ils possédaient les droits et les obligations de ressortissants chiliens. La Cour fédérale a conclu que la SPR n’avait pas bien examiné la question de savoir si les intimés avaient perdu leur statut pendant leur absence du Chili. La Cour fédérale a relevé un manque d’uniformité de la jurisprudence quant à la date à retenir pour déterminer l’applicabilité de la section 1E et a proposé un critère comportant trois étapes.
La question à trancher était celle de savoir si la SPR peut tenir compte du statut d’un individu dans un tiers pays à son arrivée au Canada et par la suite, jusqu’à la date de l’audition, et des mesures prises ou pas par l’individu afin de causer ou d’empêcher la perte de son statut dans un tiers pays.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Il faut tenir compte de tous les faits pertinents jusqu’à la date de l’audience pour déterminer si un demandeur devrait être exclu en vertu de la section 1E. Le critère établi par la Cour fédérale ne tient pas compte de la possibilité que le statut d’un demandeur change entre la date de la demande et la date de l’audience. La date doit être souple afin de faire en sorte que le statut et les actes d’un demandeur à toutes les étapes soient pris en compte.
La SPR peut considérer les mesures prises ou pas par l’individu afin de causer ou d’empêcher la perte de son statut dans un tiers pays, sous réserve du critère modifié aux présentes. Lorsque la section 1E est appliquée à une personne qui recherche le meilleur pays d’asile et qui ne peut retourner dans le tiers pays, la possibilité existe que cette personne se voie renvoyée du Canada vers son pays d’origine sans avoir bénéficié d’une évaluation des risques. Le Canada pourrait ainsi manquer indirectement à ses obligations internationales. Le critère proposé par la Cour fédérale, selon lequel le demandeur est exclu en vertu de la section 1E s’il avait pu prévenir la perte de son statut dans le tiers pays et qu’il l’a pourtant perdu sans avoir une bonne raison, ne règle pas le problème. Le critère modifié à appliquer aux décisions prises en vertu de la section 1E est le suivant : compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, si le demandeur a, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays, il est exclu. Si le demandeur n’a pas un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays, il faut établir si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur est exclu. Si la réponse est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut, la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents. L’analyse effectuée par la SPR en l’espèce était conforme au critère modifié et, en donnant une réponse affirmative à la première question, la SPR a mis fin à l’affaire.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(2), 25 (mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117), 96, 97, 98, 112(3), 113, 114.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1E.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
Mahdi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 623 (C.A.) (QL); Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1.
décisions citées :
Wassiq c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 468 (1re inst.) (QL); Parshottam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 355, [2009] 3 R.C.F. 527; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339.
appel à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2009 CF 466, [2010] 1 R.C.F. 211) accueillant une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés venait exclure les intimés de la protection accordée aux réfugiés. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Bridget A. O’Leary et J. Manuel Mendelzon pour l’appelant.
Lorne Waldman et Jacqueline Swaisland pour les intimés.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Waldman & Associates, Toronto, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
La juge Layden-Stevenson, J.C.A. :
Introduction
[1] Le présent appel a trait à la section E de l’article premier (la section 1E) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] (la Convention), et, plus particulièrement, à la question de la recherche du meilleur pays d’asile. La section 1E est une clause d’exclusion. Elle empêche que l’asile soit accordé à une personne qui jouit d’une protection auxiliaire dans un pays où elle a essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays. La recherche du meilleur pays d’asile désigne le fait, pour une personne, de solliciter la protection d’un pays contre la persécution, la torture ou les peines cruelles et inusitées auxquelles elle dit qu’elle serait exposée dans un autre pays (le pays d’origine) alors qu’elle a droit à un statut dans un pays « sûr » (le tiers pays).
[2] L’appelant, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), interjette appel du jugement rendu par le juge suppléant Gibson, de la Cour fédérale (le juge saisi de la demande) [2009 CF 466, [2010] 1 R.C.F. 211], relativement à une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SPR a conclu que la section 1E venait exclure les intimés de la protection accordée aux réfugiés.
[3] En accueillant la demande de contrôle judiciaire, le juge saisi de la demande a relevé le manque d’uniformité de la jurisprudence quant à la date à retenir pour déterminer l’applicabilité de l’exclusion prévue à la section 1E (la date de la demande ou la date de l’audience). Il a conclu qu’une approche plus souple est nécessaire et a proposé l’utilisation d’un critère comportant trois étapes pour les décisions relatives à cette exclusion.
[4] Le juge saisi de la demande a formulé le critère dans les termes suivants au paragraphe 34 de ses motifs :
1. Le demandeur, le jour où il a présenté sa demande d’asile au Canada, jouissait-il d’un statut dans un tiers pays (en l’espèce, le Chili), statut auquel sont attachés des droits et des obligations considérés par les autorités compétentes du tiers pays comme étant équivalents à ceux attachés à la possession de la nationalité de ce pays?
Dans la négative, le demandeur n’est pas exclu par application de la section 1E. Dans l’affirmative, le décideur devrait alors poursuivre et répondre à la question suivante :
2. Si le demandeur avait essayé d’entrer dans le tiers pays (en l’espèce, le Chili) le jour où sa demande d’asile a été tranchée, aurait‑il, selon la prépondérance de la preuve, été admis dans ce pays comme s’il jouissait d’un statut équivalent à celui qu’il avait le jour où il a présenté sa demande d’asile au Canada?
Dans l’affirmative, le demandeur devrait être exclu par application de la section 1E. Dans la négative, le décideur devrait poursuivre et répondre à la question suivante :
3. Si le demandeur n’aurait pas été admis dans le pays en question (en l’espèce le Chili), aurait‑il pu empêcher ce résultat et, le cas échéant, a‑t‑il une raison valable pour ne pas avoir empêché ce résultat?
Si le demandeur aurait pu préserver son droit d’entrer dans le pays en question et que, sans raison valable, il ne l’a pas fait, il devrait être exclu par application de la section 1E. Si le demandeur n’aurait pas pu préserver son droit d’entrer dans le pays en question, ou qu’il avait pu mais qu’il a une raison valable pour ne pas l’avoir préserv[é], alors, il ne devrait pas être exclu par application de la section 1E.
[5] Le juge saisi de la demande a certifié la question suivante :
La Section du statut de réfugié a-t-elle le droit de tenir compte du statut d’un individu dans un tiers pays à son arrivée au Canada et par la suite, jusqu’à la date de l’audition devant la Section du statut de réfugié, afin de déterminer si une personne doit être exclue en vertu de l’article 1E de la Convention sur les réfugiés? Est-il également permis à la Section du statut de réfugié de considérer les mesures prises ou pas par l’individu afin de causer ou empêcher la perte de son statut dans un tiers pays tout en évaluant si l’article 1E devrait s’appliquer?
Les faits pertinents
[6] Les intimés, un homme et son épouse, sont citoyens de la République populaire de Chine (Chine) et ont deux enfants. Leur fille est née en Chine et a toujours vécu dans ce pays. Leur fils est né au Chili.
[7] M. Zeng a quitté la Chine pour aller travailler au Chili le 6 novembre 2002. Il a obtenu le statut de résident permanent dans ce pays le 8 novembre 2005. Mme Feng est allée le rejoindre au Chili le 23 décembre 2003, munie d’un visa de visiteur. Elle a obtenu un permis de travail le 23 avril 2004 et le statut de résident temporaire le 17 novembre 2004. La demande de résidence permanente qu’elle a présentée en octobre 2005 était toujours en instance lorsque les intimés ont quitté le Chili avec leur fils le 19 mai 2006.
[8] Dans leur témoignage devant la SPR, les intimés ont déclaré qu’ils ont quitté le Chili dans le but de retourner vivre en permanence en Chine. Après avoir transité par le Canada et Hong Kong, ils sont arrivés en Chine le 23 mai 2006. Ils prétendent qu’ils ont alors été persécutés par les autorités de ce pays parce qu’ils avaient contrevenu à la politique de l’enfant unique.
[9] Après avoir confié leur fille à ses grands‑parents paternels, comme ils l’avaient fait dans le passé, les intimés ont quitté la Chine avec leur fils le 19 juin 2006. Ils ont transité par Hong Kong, où ils ont obtenu, auprès de l’ambassade du Chili, un visa autorisant Mme Feng à retourner dans ce pays (son statut temporaire avait expiré en novembre 2005). Lorsqu’ils sont arrivés à Vancouver, au Canada, le 21 juin, ils n’ont pas poursuivi leur voyage jusqu’à Santiago via Toronto, mais sont restés au Canada. Ils ont demandé l’asile une semaine plus tard.
Les dispositions législatives
[10] Toutes les dispositions législatives dont il est question dans les présents motifs se trouvent à l’annexe A ci-jointe. L’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR ou la Loi), incorpore la section 1E de la Convention dans le droit national. Par souci de commodité, l’article 98 et la section 1E sont reproduits ci‑dessous :
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27
98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. |
Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés |
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6
Article premier
[...]
E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.
Les normes de contrôle
[11] Les parties conviennent — et je suis d’accord avec elles — que le critère pour établir s’il y a lieu à exclusion en vertu de la section 1E de la Convention est une question de droit d’application générale au processus de détermination du statut de réfugié et est assujetti à la norme de contrôle de la décision correcte. La question de savoir si les faits donnent lieu à l’exclusion est une question mixte de droit et de fait appelant une grande retenue à l’égard de la SPR. Dans le cadre d’un appel d’une décision relative à une demande de contrôle judiciaire, il faut déterminer si la cour de révision a défini la norme de contrôle appropriée et l’a appliquée correctement.
La question certifiée
[12] La question certifiée comporte deux parties. La première demande s’il est permis à la SPR de « tenir compte du statut d’un individu dans un tiers pays à [son] arrivée au Canada et par la suite, jusqu’à la date de l’audition ». La deuxième partie pose la question de savoir s’il est permis à la SPR de considérer « les mesures prises ou pas par l’individu afin de causer ou empêcher la perte de son statut dans un tiers pays tout en évaluant si l’article 1E devrait s’appliquer ».
Partie 1 — La question de la date
[13] Cette question n’est pas litigieuse. Les parties conviennent, comme je le fais également, que la date doit être souple afin de faire en sorte que le statut et les actes d’un demandeur d’asile à toutes les étapes, soient pris en compte. Les faits à la date de la demande sont pertinents; les faits à la date de l’audience sont pertinents; les faits antérieurs à la demande peuvent être pertinents aussi, selon les circonstances. Ce type d’affaires dépend dans une large mesure des faits.
[14] Une telle approche est conforme à celle adoptée par notre Cour dans l’arrêt Mahdi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 623 (C.A.) (QL) (Mahdi), et par le juge Rothstein, à l’époque où il était juge à la Section de première instance de la Cour fédérale, dans la décision Wassiq c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 468 (1re inst.) (QL). Voir aussi les motifs concourants de la juge Sharlow dans l’arrêt Parshottam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 355, [2009] 3 R.C.F. 527, dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi (ERAR).
[15] L’arrêt Mahdi n’établit pas que la date pertinente est la date de la demande. L’affaire Mahdi concernait une demande présentée par le ministre afin de faire annuler le statut de réfugié d’une personne au motif qu’il avait été obtenu par fausses déclarations et dissimulation. La question des fausses déclarations se rapportait aux renseignements fournis dans la demande. La Cour a toutefois statué, aux paragraphes 11 et 12 de ses motifs de jugement, que le statut d’une personne à la date de l’audience était un élément pertinent à prendre en compte pour déterminer si l’asile pouvait néanmoins être accordé.
[16] En résumé, il faut tenir compte de tous les faits pertinents jusqu’à la date de l’audience pour déterminer si un demandeur devrait être exclu en vertu de la section 1E.
[17] Je suis d’accord avec le ministre lorsqu’il dit que la première étape du critère établi par le juge saisi de la demande ne tient pas compte de la possibilité que le statut d’un demandeur change entre la date de la demande et la date de l’audience (par exemple, une demande de statut en instance pourrait avoir été accueillie dans l’intervalle). Les intimés en conviennent également.
Partie 2 — La question du statut
[18] Dans ses observations écrites, le ministre a fait valoir que la recherche du meilleur pays d’asile entraîne l’application préventive de l’exclusion prévue à la section 1E même lorsque la personne n’a plus de statut dans le tiers pays. Il a maintenu cette position à l’audience, mais l’a nuancée pour tenir compte des circonstances particulières qui seront examinées plus loin dans les présents motifs. Les intimés soutenaient que la véritable question en litige était de savoir si le demandeur d’asile a besoin de protection à la date de l’audience, sans égard au fait que sa demande pourrait avoir pour but de trouver le meilleur pays d’asile.
[19] Lors de l’audition de l’appel, les parties ont évolué vers un rapprochement de positions. Le ministre et les intimés se sont entendus sur un certain nombre de propositions fondamentales qui, à mon avis, sont inattaquables. Il s’agit des propositions suivantes :
▪ l’objet énoncé au paragraphe 3(2) de la LIPR consiste notamment à accorder la protection à ceux qui en ont besoin, tout en mettant en place un programme équitable et efficace qui assure l’intégrité du processus;
▪ la section 1E vise à exclure les personnes qui n’ont pas besoin de protection;
▪ la recherche du meilleur pays d’asile est incompatible avec l’aspect auxiliaire de la protection internationale des réfugiés;
▪ le Canada doit respecter les obligations qui lui incombent en vertu du droit international;
▪ il peut arriver que la perte de statut dans un tiers pays ne soit pas imputable au demandeur, auquel cas ce dernier n’a pas à être exclu.
[20] Ce à quoi le ministre s’oppose, c’est le fait pour un demandeur de contrôler son statut dans le tiers pays en choisissant de ne pas s’en prévaloir, de sorte qu’il perd ce statut. Le processus d’asile ne vise pas à offrir un moyen d’obtenir une meilleure protection lorsqu’il existe ailleurs une protection dont le demandeur peut bénéficier.
[21] Toutefois, compte tenu des propositions qui exigent qu’une protection soit accordée aux personnes qui en ont besoin et que le Canada respecte les obligations que lui impose le droit international, le ministre reconnaît que, dans des circonstances limitées, lorsque la section 1E est appliquée à une personne qui recherche le meilleur pays d’asile et qui ne peut retourner dans le tiers pays, la possibilité existe que cette personne se voie renvoyée du Canada vers son pays d’origine sans avoir bénéficié d’une évaluation des risques. Le Canada pourrait ainsi manquer indirectement à ses obligations internationales.
[22] Le ministre reconnaît que le processus d’ERAR ne règle pas complètement le problème. Si un agent d’ERAR conclut que la section 1E s’applique, même s’il est démontré que des risques existent, l’article 98 de la LIPR empêche que l’asile soit accordé. De plus, le demandeur ne peut bénéficier du sursis de la mesure de renvoi prévu à l’article 114 puisque la section 1E n’est pas visée au paragraphe 112(3). Bien que l’agent d’ERAR ait le pouvoir de décider que la section 1E ne s’applique pas, l’obligation de présenter de nouveaux éléments de preuve (afin qu’on puisse arriver à une telle décision) qu’établit l’alinéa 113a) est un obstacle énorme que le demandeur doit surmonter.
[23] Les intimés soutiennent que, lorsqu’une personne a volontairement perdu la protection du tiers pays (ou a choisi de ne pas s’en prévaloir) et est en danger dans son pays d’origine, l’exclusion ne devrait pas s’appliquer. Selon eux, la SPR devrait plutôt appliquer l’article 96 et, s’il y a lieu, l’article 97, et, à ce moment-là, les actes du demandeur entreraient en ligne de compte relativement à la question de la crédibilité. Le ministre affirme qu’une telle façon de faire rendrait la section 1E redondante et il suggère comme autre possibilité le recours à l’article 25 [mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117] (exception fondée sur des motifs d’ordre humanitaire) lorsque le retour au tiers pays n’est pas possible.
[24] J’estime que la solution proposée par le ministre n’est pas viable. L’article 25 prévoit une mesure discrétionnaire accordée dans des circonstances exceptionnelles. S’en servir de la manière suggérée pourrait avoir pour effet d’entraver le pouvoir discrétionnaire en question.
[25] Le critère proposé par le juge saisi de la demande ne règle pas le problème, car, à la troisième étape de ce critère, si le demandeur avait pu prévenir la perte de son statut dans le tiers pays et qu’il l’a pourtant perdu sans avoir une bonne raison, il est exclu en vertu de la section 1E. Cette conclusion crée le même dilemme. Comme ses première et troisième étapes sont déficientes, le critère proposé par le juge saisi de la demande ne saurait être maintenu dans sa forme actuelle.
[26] Il me semble possible de concevoir une solution compatible avec l’analyse fondée sur la section 1E, ce qui, à mon avis, est préférable compte tenu de l’objet de la LIPR et des principes énoncés au paragraphe 19 des présents motifs. Les intimés reconnaissent que le critère formulé dans les présents motifs a le même effet pratique que la solution qu’ils proposent.
[27] Par conséquent, le critère modifié à appliquer aux décisions prises en vertu de la section 1E, qui est énoncé dans le paragraphe ci‑après, tiendra compte, de manière significative, de l’essentiel des propositions énoncées ci‑dessus, dans le cadre de l’analyse fondée sur la section 1E.
[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.
[29] Il appartiendra à la SPR de soupeser les facteurs et de déterminer si l’exclusion s’appliquera dans les circonstances.
[30] Il convient de féliciter les avocats pour leurs observations claires et réfléchies sur cette question, qui m’ont été des plus utiles.
La décision de la SPR
[31] C’est en fonction de la situation à la date de l’audience que la SPR a effectué l’analyse de la question de l’exclusion. Cette approche n’est pas contestée. Après avoir examiné les droits et les obligations rattachés au statut de résident permanent du Chili, la SPR était convaincue que les personnes possédant ce statut avaient les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants chiliens. La SPR a passé en revue le témoignage des intimés, la preuve documentaire, ainsi que les observations de l’avocat des intimés et celles du ministre. Elle s’est appuyée sur la pièce 17 (dossier d’appel, vol. 2, onglet 6, aux pages 653 à 665). Ces documents ont été obtenus à la suite d’une demande présentée par le ministre aux autorités chiliennes. Ils indiquaient que les deux intimés avaient obtenu le statut de résident permanent au Chili.
[32] La SPR était convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que la pièce 17 décrivait le mieux la position du gouvernement chilien à l’égard du statut des intimés à la date de l’audience. Cette pièce démontrait en outre que les intimés avaient les mêmes droits et les mêmes obligations qu’une personne possédant la nationalité chilienne.
[33] Le juge saisi de la demande a appliqué le critère qu’il a formulé et a conclu que la SPR n’avait pas bien examiné la question de savoir si les intimés avaient perdu leur statut parce qu’ils avaient été absents du Chili pendant plus d’un an. Il a conclu qu’il était impossible à la SPR de remplir l’objet de protéger les personnes contre la persécution (énoncé à l’alinéa 3(2)a) de la LIPR) sans examiner la crainte des intimés qu’ils soient persécutés s’ils étaient obligés de retourner en Chine parce qu’ils pourraient ne pas être réadmis au Chili.
[34] Je répète que ce qu’il faut faire dans le cadre d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision relative à une demande de contrôle judiciaire, c’est déterminer si le juge qui a rendu cette décision a défini la norme de contrôle appropriée et s’il l’a appliquée correctement. Le juge saisi de la demande a déterminé [au paragraphe 22] que la question de savoir si les faits d’une affaire donnée « corroborent une conclusion selon laquelle une personne est exclue par application de la section 1E de la Convention, suivant l’article 98 de la Loi, constitue une question faisant partie du domaine d’expertise de la SPR et que, par conséquent, la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité ». Je suis d’accord avec lui. De plus, je suis convaincue, pour des raisons qui deviendront évidentes, que l’analyse effectuée par la SPR est conforme au critère modifié qui est énoncé au paragraphe 28 des présents motifs.
[35] À mon avis, la SPR a pris en considération les incohérences contenues dans les documents, mais a tout de même conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les intimés étaient des personnes que les autorités compétentes du Chili reconnaissaient comme ayant la plupart des droits et des obligations rattachés à la nationalité chilienne. Au paragraphe 32 de ses motifs, la SPR a expressément fait référence aux observations de l’avocat des intimés concernant l’expiration possible du statut de ces derniers et a conclu :
À mon avis, la ministre a démontré que la section E de l’article premier de la Convention s’applique à ces deux demandeurs d’asile. Les éléments de preuve indiquent qu’ils avaient, selon la prépondérance des probabilités, le statut de résident permanent au Chili au moment de l’audience. En outre, ils ont pu perdre ce statut, comme l’a laissé entendre leur conseil, parce qu’ils ont été à l’extérieur du Chili pendant plus d’un an sans demander la prolongation de sa période de validité. Les demandeurs d’asile ne peuvent tirer profit du fait qu’ils ont omis de faire une telle demande, comme l’ont indiqué les autorités. [Non souligné dans l’original.]
[36] Une conclusion selon laquelle des éléments de preuve particuliers sont crédibles et démontrent, selon la prépondérance des probabilités, que les intimés possédaient un statut au Chili est une conclusion de fait à l’égard de laquelle il faut faire preuve de retenue. En outre, cette conclusion est raisonnable en l’espèce, car elle constitue l’une des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [au paragraphe 47]. La cour de révision ne peut substituer la solution qu’elle juge appropriée à celle qui a été retenue : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339.
[37] Si on revient au critère énoncé au paragraphe 28 et à la première question qu’il comporte — compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? — la SPR a donné une réponse affirmative à cette question, ce qui a mis fin à l’affaire. Elle l’a fait après avoir examiné la preuve et les arguments de façon minutieuse. Le commentaire qu’elle a fait ensuite, concernant la possibilité que le statut ait été perdu, est gratuit et non pertinent.
Conclusion
[38] Je répondrais comme suit aux questions certifiées :
La Section du statut de réfugié [Section de la protection des réfugiés] a-t-elle le droit de tenir compte du statut d’un individu dans un tiers pays à son arrivée au Canada et par la suite, jusqu’à la date de l’audition devant la Section du statut de réfugié, afin de déterminer si une personne doit être exclue en vertu de l’article 1E de la Convention sur les réfugiés?
Réponse : Oui.
[39] Est-il également permis à la Section de la protection des réfugiés de considérer les mesures prises ou pas par l’individu afin de causer ou empêcher la perte de son statut dans un tiers pays tout en évaluant si l’article 1E devrait s’appliquer?
Réponse : Oui, sous réserve des remarques formulées au paragraphe 28 des présents motifs.
[40] J’accueillerais l’appel et annulerais la décision du juge saisi de la demande. Rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû prononcer, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.
Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.
ANNEXE A
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6
Article premier
[...]
E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27
3. (1) [...] |
|
(2) S’agissant des réfugiés, la présente loi a pour objet : a) de reconnaître que le programme pour les réfugiés vise avant tout à sauver des vies et à protéger les personnes de la persécution; b) de remplir les obligations en droit international du Canada relatives aux réfugiés et aux personnes déplacées et d’affirmer la volonté du Canada de participer aux efforts de la communauté internationale pour venir en aide aux personnes qui doivent se réinstaller; c) de faire bénéficier ceux qui fuient la persécution d’une procédure équitable reflétant les idéaux humanitaires du Canada; d) d’offrir l’asile à ceux qui craignent avec raison d’être persécutés du fait de leur race, leur religion, leur nationalité, leurs opinions politiques, leur appartenance à un groupe social en particulier, ainsi qu’à ceux qui risquent la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités; e) de mettre en place une procédure équitable et efficace qui soit respectueuse, d’une part, de l’intégrité du processus canadien d’asile et, d’autre part, des droits et des libertés fondamentales reconnus à tout être humain; f) d’encourager l’autonomie et le bien-être socioéconomique des réfugiés en facilitant la réunification de leurs familles au Canada; g) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité; h) de promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction du territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité. [...] |
Objet relatif aux réfugiés |
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques : a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays; b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner. |
Définition de « réfugié » |
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture; b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles, (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. |
Personne à protéger |
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection. |
Personne à protéger |
98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. [...] 112. (1) [...] |
Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés |
(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants : a) il est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée; b) il est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada punie par un emprisonnement d’au moins deux ans ou pour toute déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans; c) il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés; d) il est nommé au certificat visé au paragraphe 77(1). |
Restriction |
113. Il est disposé de la demande comme il suit : a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet; [...] |
Examen de la demande |
114. (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant. |
Effet de la demande |