[2011] 4 R.C.F. 88
T-1997-09
2010 CF 806
Robert Latimer (demandeur)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Latimer c. Canada (Procureur général)
Cour fédérale, juge Mactavish—Vancouver, 26 juillet; Ottawa, 5 août 2010.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles (CNLC) a confirmé le rejet de la demande de privilèges de sortie prolongés présentée par le demandeur, demande qui aurait réduit le nombre de soirs par semaine où il est tenu de retourner dans un établissement résidentiel communautaire. La Section d’appel a conclu que le demandeur n’avait pas établi l’existence de « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient un assouplissement de la règle exigeant qu’il retourne à l’établissement tous les soirs, comme l’envisage le chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la CNCL. Le demandeur soutenait que le critère des « circonstances exceptionnelles » entrait en conflit avec d’autres politiques de la CNLC de même qu’avec les dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la LSCMSC).
En 2001, le demandeur a été déclaré coupable de meurtre au second degré en rapport avec le décès de sa fille, qui souffrait d’une déficience profonde. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité, assortie d’une possibilité de libération conditionnelle totale après 10 ans. En février 2008, la semi-liberté a été accordée au demandeur. Celui-ci a été mis en liberté en mars 2008 sous diverses conditions, dont l’obligation de vivre dans une maison de transition. Il a d’abord vécu à Ottawa, mais il est ensuite déménagé à Victoria (C.-B.). Les conditions dont la semi-liberté du demandeur est assortie lui permettent actuellement de passer deux nuits par semaine dans son appartement, et les cinq autres dans une maison de transition. De même, le demandeur s’est vu accorder des privilèges de sortie prolongés et périodiques pour qu’il puisse rendre visite à sa famille en Saskatchewan. Après avoir vécu 16 mois sans incident dans la collectivité, le demandeur a demandé qu’on lui accorde le privilège de passer chaque semaine cinq nuits dans son appartement, et les deux autres dans la maison de transition. Outre son emploi et sa formation professionnelle, le demandeur gère l’exploitation agricole familiale en Saskatchewan.
La question à trancher était celle de savoir si la CNLC et la Section d’appel avaient commis une erreur de droit et avaient entravé leur pouvoir discrétionnaire en appliquant le critère des « circonstances exceptionnelles » au moment d’évaluer la demande du demandeur au sujet d’une modification aux conditions dont sa semi-liberté est assortie.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Même si le Bureau de la CNLC est légalement habilité à adopter des politiques (ou des directives) concernant l’octroi de la mise en liberté sous condition, on ne pouvait pas considérer que le Manuel des politiques est une mesure de législation déléguée ayant force de loi. Même si le paragraphe 105(5) de la LSCMSC prescrit bel et bien aux commissaires d’exercer leurs fonctions conformément aux directives d’orientation générale de la CNLC, il n’existe dans la Loi aucune disposition qui indique expressément que les dispositions du Manuel des politiques de la CNLC lient les commissaires. Le Manuel des politiques de la CNLC est plutôt une mesure législative « non contraignante » n’ayant pas force de loi.
Le chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la CNLC est une entrave illicite au pouvoir discrétionnaire que détiennent les commissaires relativement à l’assouplissement de la règle exigeant le retour du délinquant à l’établissement tous les soirs. S’il est opportun d’établir des lignes directrices ou des manuels des politiques de nature non législative (ou non réglementaire) qui sont conçus pour aider les tribunaux administratifs à s’acquitter de leur mandat, il y a des limites à l’utilisation que l’on peut faire de ce genre d’instruments. Il relève incontestablement du pouvoir discrétionnaire de la CNLC de décider s’il est justifié de s’écarter de la règle législative habituelle qui exige un retour à l’établissement. Une politique qui indique que les commissaires ne peuvent assouplir la règle exigeant d’un délinquant qu’il retourne à l’établissement tous les soirs que « dans des circonstances exceptionnelles » et uniquement « lorsque toutes les autres possibilités ont été étudiées et jugées inopportunes » est incompatible avec les principes législatifs que le législateur a ordonné à la CNLC d’appliquer en rapport avec l’octroi d’une mise en liberté sous condition, ce qui inclut la semi-liberté. En particulier, il est incompatible avec ce principe que, pour réaliser l’objet de la mise en liberté sous condition, les commissions des libérations conditionnelles soient tenues de prendre la décision la moins restrictive possible, compte tenu de la protection de la société, soit le critère déterminant pour trancher n’importe quelle demande de semi-liberté.
Même si la preuve soumise à la CNLC indiquait qu’un assouplissement de la règle exigeant le retour du demandeur à l’établissement tous les soirs ne présenterait pas de risque réel pour la sécurité du public ou n’aurait pas d’effet défavorable sur la protection de la société, la CNLC n’en a pas tenu compte de manière appropriée car elle était tenue, par le chapitre 4.1 du Manuel des politiques, de se borner à examiner si le demandeur avait établi l’existence de « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient un assouplissement des conditions dont sa semi-liberté était assortie. Les observations de la Section d’appel en l’espèce selon lesquelles le demandeur pouvait choisir des moyens moins accaparants de gérer sa journée et qu’il jouissait déjà de privilèges de sortie prolongés allant au-delà de la norme prévue pour les autres délinquants n’avaient rien à voir avec la question de savoir si l’assouplissement des conditions dont la semi-liberté du demandeur était assortie concordait avec les principes directeurs de la LSCMSC.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 3, 99 « semi-liberté » (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 70(A); 1997, ch. 17, art. 17(F)), 100, 101, 102 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 27(F)), 105 (mod., idem, art. 71(F)), 107 (mod., idem, ch. 22, art. 13, ch. 42, art. 28(A), 70(A), 71(F); 2000, ch. 24, art. 36; 2004, ch. 21, art. 40), 147, 151 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 58(F)).
Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22.
Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385; Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884; Ainsley Financial Corp. v. Ontario Securities Commission (1994), 21 O.R. (3d) 104, 121 D.L.R. (4th) 79, 28 Admin. L.R. (2d) 1 (C.A.); R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3.
décisions citées :
Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Latham c. Canada (Procureur général), 2006 CF 284; Dixon c. Canada (Procureur général), 2008 CF 889, [2009] 2 R.C.F. 397; Cartier c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, [2003] 2 C.F. 317; Sychuk c. Canada (Procureur général), 2009 CF 105; Fahlman (Guardian ad litem of) v. Community Living British Columbia, 2007 BCCA 15, 63 B.C.L.R. (4th) 243; Gregson c. Commission nationale des libérations conditionnelles, [1983] 1 C.F. 573 (1re inst.).
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles a confirmé le rejet de la demande de privilèges de sortie prolongés présentée par le demandeur, demande qui aurait réduit le nombre de soirs par semaine où il est tenu de retourner dans un établissement résidentiel communautaire. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Jason Gratl pour le demandeur.
Susanne G. Pereira pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Gratl & Company, Vancouver, pour le demandeur.
Sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] La juge Mactavish : Robert Latimer a été déclaré coupable de meurtre au second degré en rapport avec le décès de sa fille Tracy, qui souffrait d’une déficience profonde. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles a confirmé le rejet de sa demande de privilèges de sortie prolongés, qui aurait réduit le nombre de soirs par semaine où il est tenu de retourner dans un établissement résidentiel communautaire (ou maison de transition).
[2] La Section d’appel a conclu que M. Latimer n’avait pas établi l’existence de « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient un assouplissement de la règle exigeant qu’il retourne à l’établissement tous les soirs, comme l’envisage le chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles [Manuel des politiques de la CNLC, en ligne : <http://www.pbc-clcc.gc.ca/infocntr/policym/polman.pdf >, à la page 46].
[3] M. Latimer soutient que la Section d’appel a commis une erreur de droit en appliquant à sa demande le critère des « circonstances exceptionnelles ». Selon lui, il n’existe aucun fondement à l’application d’un tel critère dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la LSCMSC). De plus, exiger d’un délinquant qu’il établisse l’existence de circonstances exceptionnelles est un fait qui ne concorde pas avec les dispositions impératives expresses de la loi.
[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles est une entrave illicite au pouvoir discrétionnaire que détiennent les commissaires, relativement à l’assouplissement de la règle exigeant le retour du délinquant à l’établissement tous les soirs. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.
Le contexte
[5] Après avoir été déclaré coupable de meurtre au second degré en 2001, M. Latimer a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité, assortie d’une possibilité de libération conditionnelle totale après 10 ans.
[6] La Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles (CNLC) a accordé la semi‑liberté à M. Latimer en février 2008. Ce dernier a été mis en liberté en mars 2008 sous diverses conditions, dont l’obligation de vivre dans une maison de transition, de continuer à recevoir des services de consultation psychologique et de ne pas assumer la responsabilité de personnes souffrant d’une déficience profonde.
[7] M. Latimer a d’abord vécu à Ottawa après avoir obtenu sa semi‑liberté. Toutefois, en septembre 2008, la CNLC a modifié les conditions de sa mise en liberté afin de pouvoir transférer sa supervision à Victoria (Colombie‑Britannique). M. Latimer avait déjà vécu dans cette ville, et il y avait des liens familiaux. Dans sa décision, la CNLC a permis à M. Latimer de [traduction] « poursuivre un plan de réinsertion comprenant une formation professionnelle additionnelle préalable à l’obtention d’un certificat d’électricien ».
[8] Les conditions dont la semi‑liberté de M. Latimer est assortie lui permettent actuellement de passer deux nuits par semaine dans son appartement de Victoria, et les cinq autres dans une maison de transition. C’est ce que l’on appelle le privilège des [traduction] « deux-cinq ». M. Latimer s’est vu accorder aussi des privilèges de sortie prolongés et périodiques pour qu’il puisse rendre visite à sa famille en Saskatchewan.
[9] Après avoir vécu 16 mois sans incident dans la collectivité, M. Latimer a demandé qu’on lui accorde le privilège de [traduction] « cinq-deux ». Cette mesure lui aurait permis de passer chaque semaine cinq nuits dans son appartement, et les deux autres dans la maison de transition. Sa demande de privilège de cinq-deux était étayée par un document appelé [traduction] « Évaluation en vue d’une décision », que son surveillant de liberté conditionnelle avait établi. Dans ce document, il était indiqué que l’on considérait que le risque de récidive de M. Latimer était [traduction] « très faible ». Le surveillant de liberté conditionnelle a de plus souligné que la demande de privilège de cinq-deux de M. Latimer était appuyée par le personnel de la maison de transition, de même que par son épouse.
[10] Il a en outre été indiqué qu’au moment de l’évaluation, M. Latimer exerçait un emploi rémunéré dans le cadre duquel il faisait des travaux d’électricité, et qu’il s’était inscrit à un programme d’apprentissage. Il était censé débuter le volet théorique de son cours d’électricien en octobre 2009, moment auquel, en plus de suivre ce cours, il continuerait également de travailler à temps partiel. Outre son emploi et sa formation professionnelle, M. Latimer continuait d’assumer la responsabilité de la gestion de l’exploitation agricole familiale en Saskatchewan.
[11] Le surveillant de libération conditionnelle a également fait remarquer que M. Latimer se montrait résolu à poursuivre ses objectifs professionnels et qu’il respectait les conditions de sa mise en liberté. Selon l’évaluation, le privilège de cinq-deux aiderait M. Latimer car il lui accorderait plus de temps pour s’acquitter de ses responsabilités envers sa famille, son exploitation agricole et sa formation professionnelle. Le temps additionnel passé dans son appartement aurait pour but de [traduction] « l’aider davantage à continuer de mener un style de vie productif et constructif ». De l’avis du surveillant de libération conditionnelle de M. Latimer, non seulement le risque que ce dernier représentait resterait gérable si on lui accordait le privilège de cinq-deux, mais un privilège de sortie prolongé répondrait aux [traduction] « besoins particuliers et exceptionnels de ce cas ».
[12] Dans une annexe jointe à l’évaluation, il était indiqué que le psychologue de M. Latimer appuyait lui aussi la demande de privilège de cinq-deux.
[13] En août 2009, la CNLC a rejeté la demande de M. Latimer en vue d’obtenir le privilège de sortie de cinq-deux, concluant que même si M. Latimer avait réinséré avec succès la collectivité et se conformait aux conditions de sa mise en liberté, sa situation ne répondait pas au critère des « circonstances exceptionnelles » qui est énoncé au chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la CNLC.
[14] La Commission a de plus fait remarquer que même si les efforts de M. Latimer étaient louables, ses responsabilités éloignées étaient [traduction] « auto‑ imposées » et qu’un transfert régional, qui le rapprocherait de sa famille, allégerait ses soucis. Elle a expressément refusé de prendre en considération l’argument de M. Latimer selon lequel le critère des « circonstances exceptionnelles » entrait en conflit avec d’autres politiques de la Commission de même qu’avec les dispositions de la LSCMSC.
[15] La décision de la Commission a par la suite été confirmée par la Section d’appel, qui a souligné [à la page 46] qu’aux termes du chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la CNLC, la Commission peut, « lorsque toutes les autres possibilités ont été étudiées et jugées inopportunes, assouplir la règle exigeant un retour à l’établissement tous les soirs, mais ce, uniquement pour répondre aux besoins particuliers du délinquant ». La Section d’appel a fait remarquer que la Commission [traduction] « n’était pas habilitée à faire abstraction de la politique de la CNLC concernant les privilèges de sortie prolongés, y compris le critère des circonstances exceptionnelles, qui permet de prendre une mesure moins restrictive que la condition de résidence prescrite dans la loi pour la semi‑liberté ».
[16] Au dire de la Section d’appel, la conclusion de la Commission selon laquelle M. Latimer ne répondait pas au critère des circonstances exceptionnelles était [traduction] « raisonnable, bien étayée et conforme au droit ainsi qu’à la politique de la Commission ». En outre, a-t-elle conclu, M. Latimer pouvait [traduction] « opter pour des moyens moins accaparants de gérer [sa] journée » et que sa situation était [traduction] « assimilable à celle d’autres délinquants qui travaillent dur pour réintégrer avec succès la société après une longue incarcération ». La Section d’appel a également fait état de la conclusion de la Commission selon laquelle M. Latimer bénéficiait de [traduction] « privilèges de sortie prolongés allant au‑delà de la norme prévue pour les autres délinquants et qu’on avait répondu à plusieurs occasions à ses besoins quand il avait demandé une sortie additionnelle ».
La question en litige
[17] M. Latimer a indiqué au départ que le point en litige dans la présente demande était une question d’interprétation législative. Cependant, en me fondant sur les observations qu’il a faites de vive voix, je crois comprendre que la véritable question en litige est celle de savoir si la Commission et la Section d’appel ont commis une erreur de droit et ont entravé leur pouvoir discrétionnaire en appliquant un critère des « circonstances exceptionnelles » au moment d’évaluer la demande de M. Latimer au sujet d’une modification aux conditions dont sa semi‑liberté est assortie.
La norme de contrôle applicable
[18] Les parties conviennent que les décisions de la Section d’appel sont généralement contrôlées au regard de la norme de la décision raisonnable. Citant l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339 et la décision Latham c. Canada (Procureur général), 2006 CF 284, le défendeur déclare que cette norme devrait s’appliquer dans le cas de M. Latimer car, fait‑il valoir, la décision tombe carrément dans le champ d’expertise spécialisé de la Section d’appel.
[19] M. Latimer soutient quant à lui que c’est la décision correcte qui est la norme de contrôle qui s’applique à une question d’interprétation législative de la CNLC : Dixon c. Canada (Procureur général), 2008 CF 889, [2009] 2 R.C.F. 397, au paragraphe 10.
[20] Je conviens avec M. Latimer que, dans le cas présent, la norme de contrôle appropriée est la décision correcte. Comme je l’ai indiqué plus tôt, les arguments qu’il invoque soulèvent des questions d’équité procédurale et d’entrave illicite à l’exercice de pouvoirs discrétionnaires. Dans l’arrêt Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385, la Cour d’appel fédérale a conclu que les questions de cette nature sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : au paragraphe 33.
Le régime législatif applicable
[21] Pour situer les arguments de M. Latimer dans leur juste contexte, il est tout d’abord nécessaire de comprendre le régime législatif qui régit les décisions semblables à celle dont il est question en l’espèce. Les dispositions législatives pertinentes sont résumées ci‑après, et leur texte intégral est joint en tant qu’annexe à la présente décision.
[22] La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMSC) et son règlement d’application [Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620] forment le cadre dans lequel la CNLC rend ses décisions. L’article 3 de cette loi indique que le système correctionnel fédéral « vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois ».
[23] Entre autres responsabilités, la Commission agit à titre de tribunal administratif indépendant pour rendre des décisions concernant l’octroi de la semi‑liberté et la libération conditionnelle totale. L’article 107 [mod. par L.C. 1995, ch. 22, art. 13; ch. 42, art. 28(A), 70(A), 71(F); 2000, ch. 24, art. 36; 2004, ch. 21, art. 40] de la Loi confère à la Commission une compétence exclusive et un pouvoir discrétionnaire absolu à cet égard.
[24] Les décisions relatives à la libération conditionnelle sont régies par l’article 102 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 27(F)] de la LSCMSC, qui comporte deux critères à cet égard. La Commission peut accorder la libération conditionnelle à un délinquant si elle est d’avis qu’« une récidive du délinquant avant l’expiration légale de la peine qu’il purge ne présentera pas un risque inacceptable pour la société ». Par ailleurs, la Commission doit être convaincue que la mise en liberté du délinquant au moyen d’une libération conditionnelle « contribuera à la protection de [la société] en favorisant sa réinsertion sociale en tant que citoyen respectueux des lois ».
[25] L’expression « semi‑liberté » est définie à l’article 99 [mod., idem, art. 70(A); 1997, ch. 17, art. 17(F)] de la LSCMSC : « [r]égime de libération conditionnelle limitée accordé au délinquant, pendant qu’il purge sa peine, sous l’autorité de la Commission [...] en vue de le préparer à la libération conditionnelle totale ou à la libération d’office et dans le cadre duquel le délinquant réintègre l’établissement résidentiel communautaire [...] chaque soir, à moins d’autorisation écrite contraire » (non souligné dans l’original). Le défendeur décrit ces privilèges de sortie prolongés comme [traduction] « un niveau intermédiaire de liberté, qui se situe entre les restrictions habituelles de la semi‑liberté et la libération conditionnelle totale » : mémoire des faits et du droit du défendeur, au paragraphe 24.
[26] La semi‑liberté est une forme de libération conditionnelle et elle est régie par les principes de base énoncés aux articles 100 et 101 de la Loi : voir Cartier c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, [2003] 2 C.F. 317, au paragraphe 13.
[27] Aux termes de l’article 100 de la LSCMSC, l’objet de la mise en liberté sous condition est le suivant : « contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois ».
[28] L’article 101 de la LSCMSC énonce les principes législatifs qui guident les commissions de libération conditionnelle « dans l’exécution de leur mandat ». Selon cet article, le critère déterminant dans tous les cas est la protection de la société : alinéa 101a). Autre principe législatif directeur, les commissions de libération conditionnelle doivent faire en sorte que « le règlement des cas doit, compte tenu de la protection de la société, être le moins restrictif possible » : alinéa 101d). Il est notamment prescrit aux commissions de libération conditionnelle de tenir compte de toute l’information pertinente disponible, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, au moment de déterminer si une mise en liberté sous condition est l’option qui convient dans un cas particulier : alinéa 101b).
[29] Le régime législatif envisage expressément l’élaboration de directives d’orientation générale qui servent de guide aux commissions des libérations conditionnelles. L’alinéa 101e) de la LSCMSC prescrit que les commissions de libération conditionnelle — et cela inclut la Commission nationale des libérations conditionnelles — « s’inspirent des directives d’orientation générale qui leur sont remises » et ordonne que leurs membres « doivent recevoir la formation nécessaire à la mise en œuvre de ces directives ».
[30] L’article 151 [mod., idem, art. 58(F)] de la Loi autorise le Bureau de la Commission à adopter des directives régissant les examens, réexamens ou révisions qui se rapportent aux cas de mise en liberté sous condition, de détention et de surveillance de longue durée. Ces directives doivent être promulguées après avoir consulté les commissaires si le Bureau le juge approprié. Il est ordonné aux commissaires d’exercer « leurs fonctions conformément aux directives d’orientation générale établies en application du paragraphe 151(2) » : paragraphe 105(5) de la LSCMSC.
Le Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles
[31] La Commission nationale des libérations conditionnelles a adopté un Manuel des politiques en vertu de l’article 151 de la LSCMSC. Le chapitre 7.2 de ce document porte sur les « Privilèges de sortie rattachés aux assignations à résidence et à la semi‑liberté »; il y est indiqué [à la page 94] que la Commission a pour tâche « d’établir les paramètres des privilèges de sortie rattachés à une semi‑liberté, ou à une libération conditionnelle ou d’office assortie d’une assignation à résidence ». Le Manuel signale ensuite que ces paramètres « laissent le soin de déterminer les modalités d’application aux personnes chargées quotidiennement de s’occuper des délinquants en liberté et de les surveiller ».
[32] Le chapitre 7.2 [à la page 94] indique ce qui constituent « [n]ormalement » les privilèges de sortie maximums que la Commission autorisera. Il y est indiqué que c’est « le directeur du pénitencier, le directeur de l’établissement résidentiel ou le directeur de district du SCC qui détermine, de concert avec le surveillant de liberté conditionnelle, quand et comment les privilèges de sortie autorisés par la Commission seront appliqués ».
[33] Les facteurs dont il faut tenir compte pour rendre cette décision comprennent « les progrès accomplis par le délinquant dans la réalisation des objectifs de la liberté au regard du plan correctionnel ». La politique souligne [à la page 94] de plus que « [l’]octroi de privilèges de sortie supplémentaires ne peut se faire sans l’approbation écrite de la Commission ».
[34] Pour les détenus tels que M. Latimer qui vivent dans un établissement résidentiel communautaire, la Politique prévoit [à la page 95] que « [d]es privilèges de sortie peuvent être accordés conformément aux règlements de base de l’établissement résidentiel communautaire, à moins que les commissaires aient précisé les privilèges de sortie dont bénéficierait le délinquant dans le cadre de son plan de libération conditionnelle ».
[35] Les parties conviennent que, conformément à cette section du Manuel, le surveillant de libération conditionnelle du délinquant ou la personne qui dirige l’établissement résidentiel communautaire peut autoriser un laissez‑passer valable pour une fin de semaine. C’est manifestement en vertu de cette autorisation que le privilège de deux-cinq de M. Latimer a été accordé. Cependant, tout assouplissement additionnel de la règle exigeant un retour à l’établissement doit être approuvé par écrit par la Commission.
[36] Le chapitre 4.1 du Manuel des politiques porte sur les « [p]ériodes de sortie prolongées » et c’est cette disposition-là qui est au cœur de la présente instance. Il y est indiqué [à la page 46] que la Commission peut assouplir la règle exigeant un retour à l’établissement tous les soirs de façon à ce que le délinquant ne soit pas tenu de le faire durant une période prolongée, et ce, « dans des circonstances exceptionnelles, et lorsque toutes les autres possibilités ont été étudiées et jugées inopportunes, [...] mais ce, uniquement pour répondre aux besoins particuliers du délinquant » (non souligné dans l’original).
[37] Il est ajouté [à la page 46] dans le Manuel que « les membres de la Commission peuvent envisager d’autoriser des sorties prolongées pour répondre aux besoins de certaines catégories de délinquants comme les femmes, les Autochtones et les membres de minorités visibles, ou d’autres délinquants présentant des besoins spéciaux ». Il est incontesté que cette dernière disposition ne s’applique pas à M. Latimer.
[38] Il faut se rappeler que la demande de M. Latimer en vue d’obtenir un privilège de sortie de « cinq-deux » a été rejetée parce qu’il n’avait pas établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifieraient l’octroi d’une telle mesure.
Analyse
[39] Il convient de souligner tout d’abord que même si la demande de contrôle judiciaire de M. Latimer a techniquement trait à la décision qu’a rendue la Section d’appel de la CNLC, décision dans laquelle, comme c’est le cas en l’espèce, la Section d’appel a confirmé la décision de la Commission, il incombe à la présente Cour de s’assurer de la légalité de cette décision : voir Cartier, précité, au paragraphe 10.
[40] Pour trancher cette question, il faut en premier examiner le droit relatif au statut et à l’utilisation de directives telles que le Manuel des politiques dont il est question en l’espèce.
i) Le statut juridique du Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles
[41] Comme le fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Thamotharem, précité, les directives peuvent, dans certaines circonstances, constituer une mesure de législation déléguée ayant force de loi. Dans de tels cas, l’instrument en question ne peut pas être qualifié d’entrave illicite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des membres du tribunal : voir le paragraphe 65, ainsi que l’arrêt Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884, au paragraphe 35.
[42] Même si le Bureau de la CNLC est légalement habilité à adopter des politiques (ou des directives) concernant l’octroi de la mise en liberté sous condition, ce qui inclut la semi‑liberté, selon moi, on ne peut pas considérer en l’espèce que le Manuel des politiques est une mesure de législation déléguée ayant force de loi.
[43] Pour arriver à cette conclusion, il est possible de mettre en contraste le Manuel des politiques de la CNLC avec les « ordonnances » de la Commission canadienne des droits de la personne qui étaient en litige devant la Cour suprême dans l’arrêt Bell Canada. La Cour suprême a conclu que les ordonnances en question étaient « apparentées aux règlements » : Bell Canada, au paragraphe 37.
[44] L’un des facteurs qui ont amené la Cour suprême à conclure dans l’arrêt Bell Canada que les ordonnances de la Commission étaient assimilables à une mesure « ayant force de loi » est le fait que, contrairement à des règlements, ces ordonnances étaient assujetties à la Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S‑22, et qu’elles devaient être publiées dans la Gazette du Canada.
[45] En outre, la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, prévoyait expressément que les ordonnances de la Commission liaient les membres du Tribunal canadien des droits de la personne qui était saisi d’une plainte de discrimination que la Commission lui renvoyait. Même si le paragraphe 105(5) de la LSCMSC prescrit bel et bien aux commissaires d’exercer leurs fonctions conformément aux directives d’orientation générale de la CNLC, il n’existe dans la Loi aucune disposition qui indique expressément que les dispositions du Manuel des politiques lient les commissaires.
[46] La Cour suprême a aussi été influencée par le fait que la version française de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, habilite la Commission à énoncer son interprétation de la loi « par ordonnance ». Selon la Cour suprême, il s’agit d’un choix « qui ne laisse aucun doute sur le fait que les ordonnances constituent une forme de mesures législatives » : Bell Canada, au paragraphe 37 (souligné dans l’original).
[47] Par contraste, le paragraphe 151(2) de la LSCMSC prescrit que le Bureau de la CNLC « établit des directives » qui régissent les examens semblables à celui dont il est question en l’espèce. Il est utile de mentionner que dans l’arrêt Thamotharem, le juge Evans a conclu que l’emploi du mot « directives », dans la version française de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, donne à penser que « cet instrument législatif est moins contraignant, sur le plan juridique, qu’une “ordonnance” » : au paragraphe 71.
[48] C’est donc dire que le Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles est, de par sa nature, plus proche des directives du président de la commission qui était en litige dans l’arrêt Thamotharem que ne le sont les ordonnances de la Commission qui étaient en litige dans l’arrêt Bell Canada. On peut donc dire du Manuel qu’il s’agit d’une mesure législative « non contraignante » n’ayant pas force de loi.
[49] Avant de passer au point suivant, je signale que ma conclusion concernant le statut juridique du Manuel des politiques de la Commission concorde avec la décision qu’a rendue le juge Lemieux dans la décision Sychuk c. Canada (Procureur général), 2009 CF 105, au paragraphe 11.
ii) Le Manuel des politiques est‑il une entrave illicite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des commissaires?
[50] La question qui se pose ensuite consiste donc à savoir si le chapitre 4.1 du Manuel des politiques constitue néanmoins une entrave illicite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des commissaires. Selon moi, oui.
[51] S’il est opportun d’établir des lignes directrices ou des manuels des politiques de nature non législative (ou non réglementaire) qui sont conçus pour aider les tribunaux administratifs à s’acquitter de leur mandat, il y a des limites à l’utilisation que l’on peut faire de ce genre d’instruments.
[52] Dans l’arrêt Ainsley Financial Corp. v. Ontario Securities Commission (1994), 21 O.R. (3d) 104, la Cour d’appel de l’Ontario a examiné les limites imposées aux lignes directrices de nature non réglementaire au paragraphe 14 de ses motifs, où elle formule les principes suivants :
[traduction] Un texte non réglementaire est sans effet face à une disposition législative ou à un règlement qui le contredit [...] un texte non réglementaire ne peut empêcher l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’organisme de réglementation dans un cas particulier [...] un texte non réglementaire ne peut prescrire des exigences impératives dont le non‑respect entraînera des sanctions; en d’autres termes, l’organisme de réglementation ne peut adopter des directives qui constituent des règles de droit de facto.
[53] Dans le même ordre d’idées, dans l’ouvrage intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles (Toronto : Canvasback, 1998), Brown et Evans font remarquer qu’une ligne directrice est invalide [traduction] « si elle ne concorde pas ou entre en conflit avec une disposition législative, ou si elle porte sur une question qui se situe en dehors du cadre de l’autorité législative d’un organisme, indépendamment du fait qu’elle impose ou non des obligations opposables devant les tribunaux » : au paragraphe 15:3283 [notes en bas de page omises].
[54] Je conviens avec le défendeur qu’il relève incontestablement du pouvoir discrétionnaire de la Commission de décider s’il est justifié de s’écarter de la règle législative habituelle qui exige un retour à l’établissement. Cela dit, une politique qui indique que les commissaires ne peuvent assouplir la règle exigeant d’un délinquant qu’il retourne à l’établissement tous les soirs que « dans des circonstances exceptionnelles » et uniquement « lorsque toutes les autres possibilités ont été étudiées et jugées inopportunes » [à la page 46] est incompatible avec les principes législatifs que le législateur a ordonné à la CNLC d’appliquer en rapport avec l’octroi d’une mise en liberté sous condition, ce qui inclut la semi‑liberté.
[55] En particulier, il est incompatible avec ce principe que, pour réaliser l’objet de la mise en liberté sous condition, les commissions des libérations conditionnelles soient tenues de prendre la décision la moins restrictive possible, compte tenu de la protection de la société : alinéa 101d).
[56] Conformément au paragraphe 99(1) de la LSCMSC, les délinquants bénéficiant d’une semi‑liberté doivent réintégrer tous les soirs l’établissement dans lequel ils résident, à moins d’autorisation écrite contraire. On confère donc à la Commission le pouvoir discrétionnaire d’autoriser des sorties prolongées. La seule condition qu’impose l’article 99 de la Loi est qu’il doit y avoir une autorisation écrite quand la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire en faveur du délinquant, relativement à la règle exigeant son retour à l’établissement tous les soirs. Cela dit, le pouvoir discré-
tionnaire qu’a la Commission d’autoriser des périodes de sortie prolongées doit néanmoins être exercé d’une manière conforme aux principes exposés dans la LSCMSC.
[57] Le chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles ne concorde pas avec les dispositions de la LSCMSC qui régissent la semi‑liberté. Les faits dont il est question dans la situation de M. Latimer illustrent cette discordance.
[58] Pour trancher n’importe quelle demande de semi‑ liberté, le critère déterminant est la protection de la société : LSCMSC, alinéa 101a). Il a été décidé que le risque que M. Latimer récidive était faible. Rien dans les motifs de la décision de la Commission ou de celle de la Section d’appel ne donne à penser que le besoin de protéger la société est intervenu de quelque manière dans le fait de refuser les privilèges de sortie prolongés. En fait, la Commission fait elle‑même remarquer qu’aucun sujet de préoccupation n’a été relevé en rapport avec le comportement de M. Latimer au sein de la collectivité.
[59] À cet égard, il vaut aussi la peine de mentionner que la Cour suprême du Canada a elle‑même reconnu que « les principes de réinsertion sociale, de dissuasion spécifique et de protection qui s’appliquent en matière de détermination de la peine ne doivent pas être pris en considération » dans le cas de M. Latimer : voir R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 86. Il faut se rappeler que l’alinéa 101b) de la LSCMSC prescrit à la Commission de prendre en considération toute l’information pertinente disponible, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine.
[60] En conséquence, même si la preuve soumise à la Commission indiquait qu’un assouplissement de la règle exigeant le retour de M. Latimer à l’établissement tous les soirs ne présenterait pas de risque réel pour la sécurité du public ou n’aurait pas d’effet défavorable sur la protection de la société, la Commission n’en a pas tenu compte de manière appropriée, car elle était tenue, par le chapitre 4.1 du Manuel des politiques, de se borner à examiner si M. Latimer avait établi ou non l’existence de « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient un assouplissement des conditions dont sa semi‑liberté était assortie.
[61] Parmi les autres renseignements pertinents qui ont été soumis à la Commission figurent la recommandation favorable dans l’« Évaluation en vue d’une décision » qu’a rédigée le surveillant de libération conditionnelle de M. Latimer, de même que l’appui donné à la demande par l’épouse de ce dernier et son psychologue. La Commission a fait référence à ces renseignements, mais elle n’en a tenu compte qu’au moment d’évaluer s’il existait des circonstances exceptionnelles qui justifieraient un assouplissement de la règle exigeant que M. Latimer retourne tous les soirs à l’établissement, plutôt que pour décider si le privilège de sortie de cinq-deux était la mesure la moins restrictive possible, compte tenu de la protection de la société.
[62] Pour évaluer si M. Latimer avait établi l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant l’octroi du privilège de cinq-deux, la Section d’appel a tenu compte aussi du fait qu’il pouvait [traduction] « choisir des moyens moins accaparants de gérer [sa] journée » (une déclaration à laquelle M. Latimer ne souscrit pas). Que cela soit vrai ou pas, cela n’a rien à voir avec la question de savoir si l’assouplissement des conditions dont la semi‑liberté de M. Latimer était assortie concordait avec les principes directeurs de la LSCMSC. Il en est de même de l’observation de la Section d’appel selon laquelle M. Latimer jouissait déjà de [traduction] « privilèges de sortie prolongés allant au‑delà de la norme prévue pour les autres délinquants et que l’on avait répondu à plusieurs occasions à ses besoins quand il avait demandé une sortie additionnelle ».
[63] La question n’est pas de savoir si M. Latimer a bénéficié d’une liberté inférieure ou supérieure à celle d’autres délinquants. Il ressort clairement de la LSCMSC que, pour prendre la décision la moins restrictive, il faut que la Commission module soigneusement les conditions imposées à la mise en liberté d’un délinquant en tenant compte de toutes les circonstances particulières de ce dernier. La façon dont les privilèges de sortie accordés à M. Latimer se comparent à ceux que l’on accorde à d’autres délinquants importe peu. En outre, comme il a été indiqué dans l’Évaluation en vue d’une décision, les circonstances de l’infraction principale que M. Latimer a commise sont bel et bien [traduction] « uniques ».
[64] Le critère des « circonstances exceptionnelles » fait également abstraction d’autres principes que prescrit la loi. La Commission n’a donc pas réellement examiné si le fait d’assouplir la règle exigeant le retour de M. Latimer à l’établissement après avoir passé avec succès 16 mois dans la collectivité contribuerait ou non à sa réinsertion sociale (alinéa 102b) de la LSCMSC) ou sa réadaptation (article 100).
[65] Pour ces motifs, je suis convaincue que le chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la Commission a pour effet d’empêcher les commissaires d’imposer les mesures les moins restrictives possibles, compte tenu de la protection du public, dans les cas où la Commission n’estime pas que les circonstances particulières d’un délinquant donné sont « exceptionnelles ».
[66] En restreignant la capacité des commissaires d’examiner le bien-fondé de chaque cas conformément aux principes législatifs pertinents qui sont relevés dans la LSCMSC, le Manuel a donc pour effet d’entraver de manière illicite l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire : voir Fahlman (Guardian ad litem of) v. Community Living British Columbia, 2007 BCCA 15, 63 B.C.L.R. (4th) 243, aux paragraphes 43 à 56; Gregson c. Commission nationale des libérations conditionnelles, [1983] 1 C.F. 573 (1re inst.).
[67] Avant de terminer, il y a deux autres questions qu’il me faut commenter.
[68] La première est qu’en plus de ne pas concorder avec les dispositions de la LSCMSC, le chapitre 4.1 du Manuel des politiques comporte aussi un élément arbitraire. L’avocate du défendeur a fait valoir dans son argumentation que les laissez-passer de deux-cinq [traduction] « préparent en outre les délinquants à une éventuelle libération conditionnelle totale ». Cependant, aucune explication n’a été donnée quant à la raison pour laquelle un tel privilège peut constituer une mesure intermédiaire qui est à la fois appropriée au vu des circonstances personnelles non exceptionnelles d’un délinquant et conforme aux dispositions de la LSCMSC en matière de semi‑liberté, alors qu’un privilège de [traduction] « trois-quatre », de [traduction] « quatre‑ trois » ou de cinq-deux, ne peut convenir que « dans des circonstances exceptionnelles et lorsque toutes les autres possibilités ont été étudiées et jugées inopportunes ».
[69] Le second point qui nécessite un commentaire est l’argument du défendeur selon lequel [traduction] « [i]l s’ensuit que si la sécurité du public était le seul facteur, tous les délinquants ne posant pas de risque pour le public se verraient accorder le privilège de “six-un”, qui constitue la mesure de mise en liberté la moins restrictive possible sans obtenir la libération conditionnelle totale » : mémoire des faits et du droit du défendeur, au paragraphe 36.
[70] Je ne souscris pas à cet argument. Comme il ressort clairement de l’analyse qui précède, la LSCMSC énumère une série de principes que la Commission doit appliquer pour fixer les conditions auxquelles il convient de soumettre la mise en liberté sous condition des délinquants. Outre les questions relatives à la sécurité du public et aux conditions les moins restrictives possibles, les commissaires doivent aussi tenir compte de l’objet législatif de la semi‑liberté, notamment la réinsertion et la réadaptation des délinquants.
[71] C’est-à-dire que les questions telles que la nature, les exigences et l’évolution du plan de réadaptation individuel du délinquant, de même que ses antécédents de conformité, font tous partie de l’approche nuancée et progressive à adopter vis-à-vis du processus décisionnel discrétionnaire que prescrit la LSCMSC et auquel fait obstacle le chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la CNLC.
Conclusion
[72] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Section d’appel infirmée. L’affaire est renvoyée à la Commission nationale des libérations conditionnelles pour qu’elle rende une nouvelle décision conforme aux présents motifs, sans égard au critère des « circonstances exceptionnelles » qui est énoncé au chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la Commission.
[73] Je souligne que M. Latimer est admissible à une libération conditionnelle totale le 8 décembre 2010. J’ordonne donc à la Commission de procéder de manière accélérée de façon à ce que, si elle rend une décision favorable au sujet de la demande de M. Latimer en vue d’obtenir un assouplissement de la règle exigeant son retour à l’établissement tous les soirs, cette décision lui procure un avantage concret.
JUGEMENT
LA PRÉSENTE COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens.
2. L’affaire est renvoyée à une formation différemment constituée de la Commission nationale des libérations conditionnelles en vue de rendre de manière accélérée une nouvelle décision conforme aux présents motifs, sans égard au critère des « circonstances exceptionnelles » qui est énoncé au chapitre 4.1 du Manuel des politiques de la Commission.
ANNEXE
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20
3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois. [...] |
But du système correctionnel |
99. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie. [...] « semi-liberté » Régime de libération conditionnelle limitée accordé au délinquant, pendant qu’il purge sa peine, sous l’autorité de la Commission ou d’une commission provinciale en vue de le préparer à la libération conditionnelle totale ou à la libération d’office et dans le cadre duquel le délinquant réintègre l’établissement résidentiel communautaire, le pénitencier ou l’établissement correctionnel provincial chaque soir, à moins d’autorisation écrite contraire. [...] |
Définitions |
100. La mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois. |
Objet |
101. La Commission et les commissions provinciales sont guidées dans l’exécution de leur mandat par les principes qui suivent : a) la protection de la société est le critère déterminant dans tous les cas; b) elles doivent tenir compte de toute l’information pertinente disponible, notamment les motifs et les recommandations du juge qui a infligé la peine, les renseignements disponibles lors du procès ou de la détermination de la peine, ceux qui ont été obtenus des victimes et des délinquants, ainsi que les renseignements et évaluations fournis par les autorités correctionnelles; c) elles accroissent leur efficacité et leur transparence par l’échange de renseignements utiles au moment opportun avec les autres éléments du système de justice pénale d’une part, et par la communication de leurs directives d’orientation générale et programmes tant aux délinquants et aux victimes qu’au public, d’autre part; d) le règlement des cas doit, compte tenu de la protection de la société, être le moins restrictif possible; e) elles s’inspirent des directives d’orientation générale qui leur sont remises et leurs membres doivent recevoir la formation nécessaire à la mise en œuvre de ces directives; f) de manière à assurer l’équité et la clarté du processus, les autorités doivent donner aux délinquants les motifs des décisions, ainsi que tous autres renseignements pertinents, et la possibilité de les faire réviser. |
Principes |
102. La Commission et les commissions provinciales peuvent autoriser la libération conditionnelle si elles sont d’avis qu’une récidive du délinquant avant l’expiration légale de la peine qu’il purge ne présentera pas un risque inacceptable pour la société et que cette libération contribuera à la protection de celle-ci en favorisant sa réinsertion sociale en tant que citoyen respectueux des lois. [...] 105. [...] |
Critères |
(5) Les membres exercent leurs fonctions conformément aux directives d’orientation générale établies en application du paragraphe 151(2). [...] |
Directives d’orientation générale |
107. (1) Sous réserve de la présente loi, de la Loi sur les prisons et les maisons de correction, de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, de la Loi sur la défense nationale, de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre et du Code criminel, la Commission a toute compétence et latitude pour : a) accorder une libération conditionnelle; b) mettre fin à la libération conditionnelle ou d’office, ou la révoquer que le délinquant soit ou non sous garde en exécution d’un mandat d’arrêt délivré à la suite de la suspension de sa libération conditionnelle ou d’office; c) annuler l’octroi de la libération conditionnelle ou la suspension, la cessation ou la révocation de la libération conditionnelle ou d’office; d) examiner les cas qui lui sont déférés en application de l’article 129 et rendre une décision à leur égard; e) accorder une permission de sortir sans escorte, ou annuler la décision de l’accorder dans le cas du délinquant qui purge, dans un pénitencier, une peine d’emprisonnement, selon le cas : (i) à perpétuité comme peine minimale ou à la suite de commutation de la peine de mort, (ii) d’une durée indéterminée, (iii) pour une infraction mentionnée à l’annexe I ou II. [...] |
Compétence |
147. (1) Le délinquant visé par une décision de la Commission peut interjeter appel auprès de la Section d’appel pour l’un ou plusieurs des motifs suivants : a) la Commission a violé un principe de justice fondamentale; b) elle a commis une erreur de droit en rendant sa décision; c) elle a contrevenu aux directives établies aux termes du paragraphe 151(2) ou ne les a pas appliquées; d) elle a fondé sa décision sur des renseignements erronés ou incomplets; e) elle a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou omis de l’exercer. [...] |
Droit d’appel |
(4) Au terme de la révision, la Section d’appel peut rendre l’une des décisions suivantes : a) confirmer la décision visée par l’appel; b) confirmer la décision visée par l’appel, mais ordonner un réexamen du cas avant la date normalement prévue pour le prochain examen; c) ordonner un réexamen du cas et ordonner que la décision reste en vigueur malgré la tenue du nouvel examen; d) infirmer ou modifier la décision visée par l’appel. [...] 151. [...] |
Décision |
(2) Après avoir consulté les membres de la Commission de la façon qu’il estime indiquée, le Bureau établit des directives régissant les examens, réexamens ou révisions prévus à la présente partie et, à sa demande, conseille le président en ce qui touche les attributions que la présente loi et toute autre loi fédérale confèrent à la Commission ou à celui-ci; le Bureau peut également ordonner que le nombre de membres d’un comité chargé de l’examen ou du réexamen d’une catégorie de cas ou de la révision d’une décision soit supérieur au nombre réglementaire. |
Attributions du Bureau |
Manuel des politiques de la Commission nationale des libérations conditionnelles
4.1 Semi-liberté
[...]
Périodes de sortie prolongées
Avant la date d’admissibilité à la libération conditionnelle totale, la Commission peut, dans des circonstances exceptionnelles et lorsque toutes les autres possibilités ont été étudiées et jugées inopportunes, assouplir la règle exigeant un retour à l’établissement tous les soirs, mais ce, uniquement pour répondre aux besoins particuliers du délinquant. En effet, les membres de la Commission peuvent envisager d’autoriser des sorties prolongées pour répondre aux besoins de certaines catégories de délinquants comme les femmes, les Autochtones et les membres de minorités visibles, ou d’autres délinquants présentant des besoins spéciaux.
[...]
7.2 Privilèges de sortie rattachés aux assignations à résidence et à la semi-liberté
Il appartient à la Commission d’établir les paramètres des privilèges de sortie rattachés à une semi-liberté, ou à une libération conditionnelle ou d’office assortie d’une assignation à résidence. Ces paramètres laissent le soin de déterminer les modalités d’application aux personnes chargées quotidiennement de s’occuper des délinquants en liberté et de les surveiller.
Normalement, les privilèges de sortie maximums autorisés par la Commission sont ceux qui sont décrits ci-après. Si les membres de la Commission désirent accorder des privilèges de sortie particuliers à un délinquant, ils doivent le préciser dans leur décision.
Selon le cas, c’est le directeur du pénitencier, le directeur de l’établissement résidentiel ou le directeur de district du SCC qui détermine, de concert avec le surveillant de liberté conditionnelle, quand et comment les privilèges de sortie autorisés par la Commission seront appliqués. Pour ce faire, il prend en considération les progrès accomplis par le délinquant dans la réalisation des objectifs de la liberté au regard du plan correctionnel. L’octroi de privilèges de sortie supplémentaires ne peut se faire sans l’approbation écrite de la Commission.
En semaine
Le directeur du centre correctionnel communautaire, du centre résidentiel communautaire ou du district concerné du SCC décide de l’heure à laquelle le détenu est tenu de rentrer un jour de semaine.
Les fins de semaine
Établissements du SCC
Le directeur de district (libération conditionnelle) peut, en consultation avec le directeur d’établissement, accorder des privilèges de sortie dans le cadre du plan de libération conditionnelle approuvé par la Commission et selon les progrès réalisés par le délinquant dans l’ensemble. Une fin de semaine tout au plus peut être accordée par mois, et la première peut seulement être accordée trente jours après l’entrée en vigueur du programme de semi-liberté.