[2009] 2 R.C.f. canada (commission de blé) c. canada
T-2138-06
2008 CF 769
La Commission canadienne du blé (demanderesse)
c.
Le procureur général du Canada (défendeur)
et
T-249-07
La Commission canadienne du blé (demanderesse)
c.
Le procureur général du Canada et le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et ministre de la Commission canadienne du blé (défendeurs)
Répertorié : Canada (Commission du blé) c. Canada (Procureur général) (C.F.)
Cour fédérale, juge Hughes—Winnipeg, 16 et 19 juin 2008.
Agriculture — Demandes de contrôle judiciaire de deux instructions données par le gouverneur en conseil en vertu de l’art. 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé — L’instruction sur la promotion visée par la demande T-2138-06 interdit à la Commission canadienne du blé (la CCB) d’engager des fonds pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques ou promouvoir le régime du « guichet unique » — La CCB cherchait à obtenir des déclarations portant que l’instruction sur la promotion est illicite et ultra vires — Depuis 1998, la CCB est une Commission dotée de son propre conseil d’administration — Bien que l’instruction sur la promotion soit formulée en termes d’engagement de fonds, aucun élément de preuve n’établissait qu’on avait examiné la nature ou le volume des fonds qui étaient en cause — L’instruction sur la promotion s’inspirait de la volonté de réduire au silence la CCB en ce qui concerne la promotion de sa politique du « guichet unique » — Tout manquement d’un organe décisionnel à l’objet de la loi peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire, particulièrement dans le cas où l’ordonnance vise une fin qui n’est pas dans la portée de la loi habilitante, comme ce fut le cas en l’espèce — Comme la preuve n’a pas établi que l’instruction sur la promotion a été publiée pour limiter le versement de fonds par la CCB dans un but légitime, l’instruction était ultra vires — La demande T-2138-06 a été accueillie — La demande T-249-07 a été rejetée au motif de son caractère théorique.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits fondamentaux — Demandes de contrôle judiciaire de deux instructions données à la Commission canadienne du blé (la CCB) en vertu de l’art. 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé — La C.S.C. a reconnu qu’une entité qui n’est pas strictement le gouvernement ou l’un de ses organismes peut être assimilée au gouvernement si certains facteurs, notamment le degré de contrôle, sont manifestes — Par conséquent, une entité qui n’est manifestement pas le gouvernement ou l’un de ses organismes mais qui est assujettie au contrôle du gouvernement sur ce qui serait autrement un acte indépendant, doit pouvoir dans ces circonstances invoquer la Charte — Le gouvernement, par le pouvoir d’une instruction, est investi d’une autorité à l’égard d’une activité qui serait autrement exécutée par le conseil d’administration de la CCB — Parce que l’instruction sur la promotion n’est pas conforme à l’objet de la Loi et qu’elle freine la liberté d’expression, elle contrevient à l’art. 2b) de la Charte.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Demandes de contrôle judiciaire de deux instructions données par le gouverneur en conseil en vertu de l’art. 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé — Le gouverneur en conseil doit, dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, s’en tenir aux dispositions de la loi, à défaut de quoi la Cour doit exercer sa fonction de surveillance — Lorsqu’une loi délègue des pouvoirs à un autre organisme, l’exercice de ce pouvoir par le délégataire doit être en conformité avec l’objet de la loi habilitante — Sinon, un manquement d’un organe décisionnel à l’objet de la loi peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire de deux instructions du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire données en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé à la Commission canadienne du blé (la CCB). Cependant, la demande T-249-07 a été rejetée au motif de son caractère théorique. La demande T-2138-06 concernait une instruction datée du 5 octobre 2006 interdisant à la CCB d’engager des fonds pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques ou promouvoir le régime du « guichet unique » pour la commercialisation du blé. La CCB cherchait à obtenir des déclarations portant que l’instruction est illicite et ultra vires. Peu après la publication de l’instruction, le ministre a demandé à la CCB de retirer certains documents concernant des études menées au sujet de la CCB affichés sur son site Internet, mais la CCB a refusé.
Bien qu’elle ait été créée à titre d’organisme de la Couronne, la CCB est, depuis 1998, une Commission dotée de son propre conseil d’administration qui, suivant le paragraphe 3.01(1) de la Loi, assure la direction et l’administration des affaires de la Commission et est investi de tous les pouvoirs conférés à celle-ci. Les alinéas 3.12a) et b) énoncent le devoir de diligence des administrateurs et des dirigeants et le paragraphe 3.12(2) dispose que les administrateurs et les dirigeants doivent observer les instructions données à la Commission. Selon le paragraphe 18(1) de la Loi, le gouverneur en conseil peut, par décret, donner des instructions à la CCB sur la manière dont celle-ci exerce « ses activités et ses attributions ». Les sous-paragraphes 18(1.1) et (1.2) précisent que les administrateurs veillent à la mise en œuvre des instructions. Aucune instruction antérieure n’a traité du comportement que doit avoir le conseil d’administration à l’égard de la promotion d’une cause, de la distribution de renseignements ou de la participation aux débats politiques. Les questions à trancher étaient celles de savoir si l’instruction du ministre était ultra vires et inopérante et si elle contrevenait à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).
Jugement : la demande T-2138-06 doit être accueillie et la demande T-249-07 doit être rejetée.
Les organes chargés de gouverner sont limités dans l’usage de leurs pouvoirs, et notamment de leur pouvoir discrétionnaire. Il n’y a rien de tel qu’une discrétion absolue et une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but. De plus, la « bonne foi » consiste à appliquer la loi d’une manière conforme à son intention et dans le but auquel elle tend et à agir dans une appréciation raisonnable de cette intention et de ce but, et non dans une intention hors de propos et pour un but étranger. Le gouverneur en conseil doit, dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, s’en tenir aux dispositions de la loi, à défaut de quoi la Cour doit exercer sa fonction de surveillance. Par conséquent, s’il peut être indiqué de donner une instruction dans le cas où on craint raisonnablement que des fonds du gouvernement soient mis à risque, il faut examiner la nature et l’intention véritable de l’instruction visée.
Bien que l’instruction soit formulée en termes d’engagement de fonds, aucun élément de preuve n’établissait qu’on avait sérieusement pris en considération la nature ou le volume des fonds qui étaient en cause ou à risque. Il existait un différend caractérisé entre le gouvernement actuel et la CCB au sujet du maintien des pouvoirs monopolistiques de la CCB et de la question de savoir si celle-ci devait fonctionner comme un « guichet unique » ou comme un marché libre ou une forme de position intermédiaire. Il était clair que l’instruction s’inspirait principalement de la volonté de réduire au silence la CCB en ce qui concerne toute action de promotion de la politique du « guichet unique », particulièrement parce que l’instruction ne fait pas mention de la promotion que la CCB pourrait faire au soutien de l’option que privilégie le ministre d’un marché libre ou d’un choix fait par le marché. Lorsqu’une loi délègue des pouvoirs à un autre organisme, à l’instar du paragraphe 18(1) de la Loi qui délègue au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des instructions, l’exercice de ce pouvoir par le délégataire doit être en conformité avec l’objet de la Loi, sans égard à la nature apparemment large ou sans restrictions du pouvoir délégué. Tout manquement d’un organe décisionnel à l’objet de la loi qui l’autorise à agir est attaquable et peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Cela est particulièrement vrai dans le cas où l’ordonnance, bien qu’elle vise an apparence une fin donnée, vise en réalité une autre fin qui n’est pas dans la portée de la loi habitante, interprétée correctement. Même s’il peut être approprié de publier une instruction pour limiter ou orienter le versement de fonds dans un but légitime, s’il a été établi qu’il existe une véritable préoccupation que l’obligation du Parlement de compenser un déficit financier important puisse vraisemblablement se concrétiser, la preuve n’a rien établi de tel en l’espèce. Par conséquent, l’instruction était ultra vires et inopérante.
Même s’il n’était pas nécessaire de le faire parce que l’instruction a été déclarée ultra vires, l’argument selon lequel l’instruction enfreignait l’alinéa 2b) de la Charte a néanmoins été pris en considération. Il fallait d’abord trancher la question de savoir si la CCB était une entité qui pouvait demander la protection de la Charte. La Cour suprême du Canada a reconnu qu’une entité qui n’est pas strictement le gouvernement ou l’un de ses organismes peut être assimilée au gouvernement si certains facteurs, par exemple le degré de contrôle, sont manifestes. Une telle entité serait alors assujettie à la Charte. Il doit donc être tout aussi vrai qu’une entité qui n’est manifestement pas le gouvernement ou l’un de ses organismes et qui est assujettie au contrôle du gouvernement sur ce qui serait autrement un acte indépendant, doit pouvoir dans ces circonstances invoquer la Charte. Le gouvernement, par le pouvoir d’une instruction, est investi d’une autorité à l’égard d’une activité qui serait autrement exécutée librement par une personne physique ou une personne morale ou, en l’occurrence, par le conseil d’administration de la CCB. Une instruction qui n’est pas conforme à l’objet de la Loi et qui freine la liberté d’expression, contrevient à l’alinéa 2b) de la Charte. C’était le cas en l’espèce. Qui plus est, l’instruction en cause ne trouvait pas sa justification dans l’article premier de la Charte parce que le seul objectif véritable de l’instruction était de restreindre la promotion que fait la CCB contre la politique du gouvernement et aucun élément de preuve n’établissait d’objectif économique urgent ou important.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2.
Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé, DORS/2006-247.
Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé, numéro 1, 2007, DORS/2007-12.
Loi des mesures de guerre, 1914, S.C. 1914 (2e sess.), ch. 2.
Loi modifiant la Loi sur la Commission canadienne du blé, 1935, S.C. 1947, ch. 15.
Loi modifiant la Loi sur la Commission canadienne du blé et d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 17, sommaire.
Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C-24, art. 3.01(1) (édicté par L.C. 1998, ch. 17, art. 3), 3.12(1) (édicté, idem), (2) (édicté, idem), 4(2) (mod., idem, art. 4), 7(3) (mod., idem, art. 7), 18(1) (mod., idem, art. 28(A)), 18(1.1) (édicté, idem, art. 10), 18(1.2) (édicté, idem).
Loi sur la Commission canadienne du blé, 1935, S.C. 1935, ch. 53.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), tarif B (mod., idem, art. 30, 31, 32), colonne IV.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Jakutavicius c. Canada (Procureur général) 2004 CAF 289; Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; (1959), 16 D.L.R. (2d) 689; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Doctors Hospital and Minister of Health (Re) (1976), 12 O.R. (2d) 164; 68 D.L.R. (3d) 220; 1 C.P.C. 232 (C.A.); Heppner v. Province of Alberta (1977), 6 A.R. 154; 80 D.L.R. (3d) 112; 4 Alta L.R. (2d) 139 (S.C. (A.D.)); Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844.
décisions différenciées :
Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.); Sweet c. Canada [1999] A.C.F. no 1539 (C.A.) (QL); Assoc. des sourds du Canada c. Canada, [2007] 2 R.C.F. 323; 2006 CF 971.
décisions examinées :
Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), [2002] 4 C.F. 598; 2002 CAF 121; Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569; Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, [2006] 1 R.C.F. 327; 2005 CF 1454; inf. par [2007] 4 R.C.F. 714; 2007 CAF 103; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892.
décisions citées :
Archibald c. Canada, [1997] 3 C.F. 335 (1re inst.); Canada (Commission du blé) c. Canada (Procureur général), [2008] 2 R.C.F. 87; 2007 CF 807; conf. par 2008 CAF 76.
DEMANDES de contrôle judiciaire de deux instructions du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire données en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé. Demande T-2138-06 accueillie et demande T-249-07 rejetée.
ont comparu :
John Lorn McDougall, c.r., Matthew Fleming et James E. McLandress pour la demanderesse.
Dave Hill et Stephen F. Vincent pour les défendeurs.
avocats inscrits au dossier :
Fraser Milner Casgrain S.E.N.C.R.L., Toronto, pour la demanderesse.
Hill Dewar Vincent, Winnipeg, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Hughes : Il s’agit de deux demandes que présente la Commission canadienne du blé à l’encontre de deux instructions du ministre de l’Agriculture données en vertu du paragraphe 18(1) [mod. par L.C. 1998, ch. 17, art. 28(A)] de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C-24, modifiée en 1998. La Cour avait ordonné la jonction des demandes.
[2] La première procédure, portant le n° de dossier
T-2138-06, concerne une instruction datée du 5 octobre 2006 [Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé, DORS/2006-247], que la demanderesse, la Commission du blé, désigne comme « l’instruction sur la promotion » et le procureur général, « l’instruction sur les restrictions des dépenses ». Je l’appellerai « l’instruction sur la promotion et les dépenses ». La seconde procédure, portant le n° de dossier T-249-07, vise une instruction datée du 26 janvier 2007 [Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé, numéro 1, 2007, DORS/2007-12], que la Commission du blé demanderesse désigne comme « l’instruction relative au président directeur général » et le procureur général et les ministres défendeurs, « l’instruction relative au président directeur général intérimaire ». Je l’appellerai « l’instruction Arason », du nom de la personne qui y est nommée.
[3] Dans chacune de ses demandes, la Commission du blé cherche à obtenir un jugement déclaratoire. Les défendeurs s’opposent aux deux demandes et ont soulevé comme objection préliminaire à l’égard de la première, T-2138-06, le dépôt de la demande passé le délai prescrit, et à l’égard de la seconde, T-249-07, le caractère théorique de la demande. Pour les motifs qui suivent, je décide d’accorder une prorogation de délai pour la régularisation du dépôt de la demande T-2138-06 et d’accueillir la demande avec dépens. La demande T-249-07 est rejetée sans dépens au motif de son caractère théorique.
LES OBJECTIONS PRÉLIMINAIRES
1. T-2138-06
[4] Le procureur général défendeur s’oppose à l’instruction de cette demande au motif qu’elle a été déposée plus de 30 jours après que l’instruction visée a été donnée et qu’elle est donc hors délai selon les dispositions du paragraphe 18.1(2) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)]. Cette objection a été d’abord soulevée dans le mémoire du défendeur déposé quelques jours avant la date d’audience prévue pour la demande. La demanderesse a modifié son avis de demande pour demander à la Cour de lui accorder une prorogation de délai, au besoin, en vertu des dispositions du paragraphe 18.1(2). Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accorderai cette prorogation avec effet rétroactif jusqu’à la date de dépôt de l’avis de demande original.
[5] L’observation que présente le défendeur est simple; l’instruction sur la promotion et les dépenses a été publiée et communiquée à la Commission du blé le 6 octobre 2005 ou vers cette date. Sans entrer dans les détails pour l’instant, signalons que l’instruction interdisait à la Commission du blé d’engager des fonds pour promouvoir le régime du « guichet unique » pour la commercialisation du blé. La demande relative à cette instruction n’a été déposée que le 4 décembre 2006. Le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit qu’une demande présentée à la Cour pour obtenir un redressement en vertu des articles 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] et 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] doit être présentée dans les 30 jours qui suivent la date où la décision visée a été communiquée au demandeur.
[6] La Commission du blé a soulevé deux moyens justifiant de ne pas accueillir l’objection. Premièrement, elle a fait valoir que la politique mise en œuvre par le ministre était une politique permanente qui pouvait être attaquée à tout moment. Deuxièmement, elle a soutenu que, dans les circonstances, les intérêts de la justice seraient mieux servis si la Cour exerçait le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 18.1(2), de proroger le délai de manière à régulariser le dépôt de l’avis de demande le 4 décembre 2006.
[7] S’agissant du premier moyen, la Commission du blé dit que toute décision qui crée une politique permanente peut être contestée en tout temps. Elle dit que l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales permet d’attaquer non seulement « une décision ou une ordonnance » mais aussi toute « question », comme l’expose la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476, au paragraphe 21. La Commission invoque aussi un autre arrêt de la Cour d’appel fédérale, Sweet c. Canada, [1999] A.C.F. n° 1539 (C.A.) (QL), au paragraphe 11, et une décision de la Cour, Assoc. des sourds du Canada c. Canada, [2007] 2 R.C.F. 323 (C.F.), au paragraphe 72.
[8] Je rejette le premier moyen. Dans l’arrêt Krause, précité, la Cour d’appel fédérale a bien pris soin de noter aux paragraphes 23 et 24 de ses motifs que le litige ne portait pas sur la décision elle-même, mais touchait les actes subséquents du ministre pour mettre à exécution la décision. De même, dans l’arrêt Sweet qui traitait d’une objection préliminaire à une requête et dans la décision Assoc. des sourds du Canada, le litige concernait des actes accomplis dans l’exécution d’une décision. On peut faire valoir qu’en l’espèce il y a eu un échange de correspondance entre la Commission du blé et le ministre sur l’interprétation et l’effet de l’instruction, mais cet échange de correspondance n’est pas assimilable à la mise en œuvre d’une décision, comme c’est le cas dans la jurisprudence mentionnée ci-dessus.
[9] Sur le second moyen, par contre, je décide en faveur de la Commission du blé. Les avocats du défendeur ont reconnu avec franchise que le retard était court, environ 30 jours, et que le dossier n’indique pas que le défendeur ou quiconque ait subi un préjudice réel. Selon la position adoptée par le défendeur, la Commission du blé n’avait pas manifesté l’intention réelle, à l’époque pertinente, de déposer des actes de procédure, elle avait même fait le contraire. S’agissant de cet argument, il est nécessaire d’examiner les faits pertinents :
1. Le 5 octobre 2006, le ministre a pris l’instruction visée et l’a communiquée le 6 octobre 2006 à la Commission du blé;
2. L’instruction a été publiée à la Gazette du Canada, Partie II, vol. 140, n° 21 en date du 18 octobre 2006;
3. Le 10 octobre 2006, le président directeur général de la Commission du blé a envoyé un courriel à tous les bureaux de la Commission pour donner son interprétation de l’instruction, affirmant notamment que l’instruction était [traduction] « vraisemblablement licite du point de vue de la forme »;
4. Le 11 octobre 2006, le ministère du ministre a publié un communiqué au sujet de l’instruction;
5. Le 18 octobre 2006, la Presse canadienne a publié une déclaration attribuée au directeur des communications du ministre sur l’interprétation de l’instruction;
6. Le 21 octobre 2006, le Leader-Post de Regina a publié un [traduction] « éclaircissement » relatif à l’instruction attribuée au ministre;
7. Le 26 octobre 2006, le président du conseil de la Commission du blé a écrit une lettre au ministre l’informant qu’on procéderait bientôt à l’élection de certains administrateurs d’ici au 1er décembre 2006 et que les nouveaux administrateurs entreraient en fonction le 31 décembre 2006. Il a demandé au ministre de révoquer l’instruction pour que les nouveaux administrateurs puissent prendre leur charge sans crainte de représailles;
8. Le 17 novembre 2006, le ministre a répondu à la lettre de la Commission du blé du 26 octobre 2006, déclarant qu’il n’était pas disposé à révoquer l’instruction, et il a demandé à la Commission du blé de retirer certains documents affichés sur son site Internet;
9. Le 27 novembre 2006, le président du conseil de la Commission du blé a écrit au ministre en réponse à la lettre du 17 novembre 2006, déclarant que la Commission refusait de retirer les documents de son site Internet, et il a indiqué que des avocats avaient reçu instruction de préparer et de déposer une demande de contrôle judiciaire. La Commission a demandé au ministre de différer certaines mesures touchant un plébiscite envisagé et d’en aviser la Commission d’ici au 1er décembre 2006, à défaut de quoi la demande attaquant l’instruction visée suivrait son cours;
10. Le 29 novembre 2006, le ministre a écrit au président directeur général de la Commission du blé pour lui dire qu’il envisageait de le démettre de ses fonctions et lui demander des observations;
11. Une lettre non datée a été transmise par télécopieur par le ministre au président du conseil de la Commission du blé; le titre de haut de page de la télécopie indique qu’elle a été envoyée le vendredi soir 1er décembre 2006 à 19 h 10. La lettre demandait de nouveau le retrait immédiat des documents du site Internet. Le ministre a refusé de suspendre l’instruction.
12. Le lundi 4 décembre 2006, la Commission du blé
a déposé la présente demande, qui constitue le dossier
T-2138-06.
[10] Compte tenu des événements, je suis persuadé que la Commission du blé a agi de manière raisonnable et prudente en cherchant d’abord à régler la question directement avec le ministre, et au vu de son échec, en déposant rapidement la présente demande. J‘attache peu d’importance au courriel du président directeur général qui déclarait que l’instruction était [traduction] « vraisemblablement licite du point de vue de la forme », en ce qu’elle est la réponse spontanée d’un profane et n’exprime pas l’intention d’abandonner toute voie de recours légale appropriée.
[11] Dans l’arrêt Jakutavicius c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 289, la Cour d’appel fédérale a donné des orientations sur l’approche à adopter à l’égard de la prorogation de délai en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, précitée. Un certain nombre de critères doivent être pris en considération, notamment la preuve de l’intention de présenter une demande dans les délais, la longueur du retard, le préjudice, toute explication du retard et le caractère soutenable de la cause. Il s’agit d’orientations et non de filtres, la question relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour qui apprécie l’ensemble des circonstances appropriées. Le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour, a dit aux paragraphes 14 à 16 :
La décision d’accorder ou de refuser une prolongation du délai est discrétionnaire. Le critère applicable en matière de contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge est de savoir si le juge de première instance a accordé suffisamment d’importance à tous les éléments de preuve pertinents. Voir Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, à la page 404.
Dans Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263, le juge en chef Thurlow a précisé les questions susceptibles d’être pertinentes lors d’une demande de prolongation du délai. Le tribunal doit examiner notamment :
1. si le demandeur avait l’intention de présenter sa demande de contrôle judiciaire dans le délai prescrit et s’il a toujours eu cette intention par la suite;
2. la longueur de la période pour laquelle la prolongation est exigée;
3. si cette prolongation causerait un préjudice à la partie adverse;
4. l’explication donnée;
5. si la cause est soutenable, c’est-à-dire s’il existe des motifs d’annuler l’ordonnance que le demandeur veut contester au moyen d’un contrôle judiciaire.
Toutefois, ces règles n’entravent pas le pouvoir discrétionnaire de la Cour. Aux pages 277 et 278 de Grewal, le juge en chef Thurlow dit :
Cependant, en dernière analyse, la question de savoir si l’explication donnée justifie la prorogation nécessaire doit dépendre des faits de l’espèce et, à mon avis, nous commettrions une erreur si nous tentions d’énoncer des règles qui auraient l’effet de restreindre un pouvoir discrétionnaire que le Parlement n’a pas jugé bon de restreindre.
[12] En l’espèce, l’avocat du défendeur, comme je l’ai dit précédemment, reconnaît que le défendeur ne subit aucun préjudice et que le retard de quelque 30 jours est bref. Je suis convaincu que la Commission du blé a établi l’intention nécessaire d’engager la présente demande et que sa cause est à tout le moins soutenable. S’agissant des intérêts de la justice, il est préférable d’accorder une prorogation du délai pour que le dépôt de la demande puisse être considéré comme régulier et j’y verrai dans ma décision.
2. T-249-07
[13] Les défendeurs soutiennent qu’en raison des événements survenus postérieurement au dépôt de la présente demande, T-249-07, les questions à trancher sont devenues théoriques et que la Cour devrait refuser de se prononcer. J’ai néanmoins instruit l’affaire au fond par souci de célérité de la procédure, réservant ma décision sur la question du caractère théorique. Je suis toutefois persuadé que la question est maintenant théorique et ne devrait pas être tranchée par la Cour.
[14] En premier lieu, je présenterai le texte de l’instruction visée par la demande, que j’appelle l’instruction Arason, en date du 29 janvier 2007 :
Sur recommandation du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé (la Loi), Son Excellence la Gouverneure générale en conseil donne instruction à la Commission canadienne du blé d’exercer de la manière ci-après les activités prévues par la Loi :
a) veiller à ce que Greg Arason, désigné président directeur général intérimaire de la Commission par le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire en vertu du paragraphe 3.11(2) de la Loi, soit rémunéré et remboursé de ses frais, au plus tard le 1er février 2007, conformément aux modalités de sa lettre de désignation en date du 19 décembre 2006 et à la Loi pour la période débutant le 19 décembre 2006 et se terminant le 24 janvier 2007;
b) veiller à ce que Greg Arason continue d’être rémunéré et remboursé de ses frais conformément aux modalités de cette lettre de désignation et à la Loi pour la durée de sa désignation;
c) veiller à ce que le conseil d’administration de la Commission n’empêche pas, directement ou indirectement, par ses actions ou son inaction, ou de toute autre façon, le président directeur général intérimaire d’exercer les responsabilités qui lui sont conférées par la Loi quant à la direction et à la gestion des affaires et dans le cadre des activités courantes de la Commission, notamment veiller à ce qu’il possède le pouvoir de signature nécessaire pour assumer ses responsabilités.
[15] La réparation substantielle sollicitée par la Commission du blé dans son avis de demande déposé le 7 février 2007 est le jugement déclaratoire suivant :
[traduction]
a) une déclaration que l’instruction est illicite et excède les pouvoirs que confère au GEC le paragraphe 18(1) de la Loi;
b) à titre subsidiaire eu égard à l’alinéa a), une déclaration que le GEC a outrepassé ses pouvoirs ou a agi sans compétence en donnant cette instruction à la CCB;
c) une déclaration que l’instruction est imprécise et inapplicable;
d) à titre subsidiaire eu égard à l’alinéa c), une ordonnance annulant l’instruction au motif de son imprécision et de son inapplicabilité;
e) une déclaration qu’avant la nomination par le GEC du président directeur général de la CCB ou la prolongation du mandat du président directeur général intérimaire de la CCB au-delà de 90 jours, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et ministre de la Commission canadienne du blé (le ministre) est tenu de consulter le conseil d’administration de la CCB (le conseil) au sujet des conditions que doivent remplir le président directeur général et le candidat que le ministre se propose de recommander, et le conseil doit avoir fixé la rémunération à verser au président directeur général et en avoir informé le ministre, conformément à l’article 3.09 de la Loi;
[16] Le dossier indique que M. Arason a été remplacé comme président directeur général de la Commission du blé par M. White en date du 31 mars 2008. M. Arason n’assume plus aucune fonction auprès de la Commission du blé. Au cours du mandat de M. Arason à titre de président directeur général, de décembre 2006 jusqu’à mars 2008, la Commission du blé l’a rémunéré pour ses services. À l’origine, la Commission du blé avait demandé des concessions de la part du ministre en contrepartie de la rémunération versée à M. Arason, mais cette tentative a été abandonnée. Les avocats des parties concèdent que la Commission du blé n’a commis aucune action ou omission au cours du mandat de M. Arason comme président directeur général susceptible de soulever des préoccupations à l’égard de l’alinéa c) de l’instruction Arason.
[17] Par conséquent, s’agissant de l’instruction Arason, les conditions des alinéas a), b) et c) ont été remplies et il ne subsiste plus aucun problème étant donné que M. Arason n’occupe plus le poste de président directeur général de la Commission du blé ni un autre poste au sein de l’organisme. L’instruction Arason ne concerne que M. Arason et rien d’autre.
[18] La Cour suprême du Canada a donné des orientations sur la question de savoir si la Cour devrait considérer une affaire compte tenu du caractère théorique de la question soulevée dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Plus récemment, la Cour d’appel fédérale a fourni une aide à cet égard dans l’arrêt Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), [2002] 4 C.F. 598.
[19] Dans l’arrêt Borowski, précité, le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré que la décision de la Cour de poursuivre l’instruction et de trancher une affaire lorsque les questions sous-jacentes ont disparu relève du pouvoir discrétionnaire laissé à la Cour. Aux pages 358 à 363, il a passé en revue divers critères qui fournissent des lignes directrices applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Le premier est qu’il subsiste un intérêt sous-jacent dans l’issue du débat contradictoire. Le deuxième critère est la préoccupation de l’économie des ressources judiciaires. Le simple fait que la même question puisse se présenter de nouveau ne suffit pas, il est préférable qu’il y ait un litige actif véritable. Toutefois, il peut être justifié de recourir aux ressources judiciaires dans le cas où se pose une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher. Troisième critère, la Cour doit prendre en considération qu’il incombe au pouvoir législatif du gouvernement d’assumer le rôle principal d’élaboration du droit et que la Cour doit se montrer réticente à entrer dans cette sphère sans qu’il y ait un véritable litige à trancher.
[20] Dans l’arrêt Air Canada, précité, la Cour d’appel fédérale s’est livrée à un examen similaire. Dans les motifs de la Cour rendus par le juge Evans, notamment aux paragraphes 16 à 28, la Cour s’est penchée sur le maintien de la relation conflictuelle, sur la durée temporaire de la question examinée et sur la suffisance de l’intérêt public à l’égard de la question débattue.
[21] En l’espèce, l’objet de l’instruction n’existe plus, M. Arason n’étant plus président directeur général; il a été rémunéré et il a pu remplir ses fonctions sans difficulté, semble-t-il. Rien au dossier n’indique l’existence d’un litige semblable avec M. White, président directeur général actuel, ni que ces questions risquent vraisemblablement d’être soulevées de nouveau dans un avenir prévisible. Il n’y a pas de large intérêt public dans les questions soulevées; elles ne concernent fondamentalement que les parties au litige et n’auront vraisemblablement aucun écho plus vaste dans le public. L’effet de l’instruction Arason a été de courte durée, soit moins de deux ans, et le dossier ne fait ressortir aucun préjudice actuel à l’égard d’aucune des parties. Les parties ont l’habitude d’intenter des poursuites judiciaires et ne reculent pas devant l’engagement de procédures judiciaires pour des différends courants qui les opposent. Par souci de l’économie des ressources judiciaires, les questions visées en l’espèce ne devraient pas faire l’objet d’un examen du fait qu’elles sont périmées.
[22] Par conséquent, compte tenu de tout ce qui précède, j’ai conclu que la Cour ne devrait pas entendre et trancher les questions soulevées dans la demande T-249-07. Ces questions ne sont toutefois devenues théoriques que trois mois seulement avant la date d’audience prévue. Comme une ordonnance a prescrit que la demande soit préparée et entendue simultanément avec la demande T-2138-06, le temps et les dépenses consacrés au dossier T-249-07 ont été moindres que ce qu’ils auraient été autrement. Par conséquent, la demande T-249-07 sera rejetée sans dépens pour les parties.
LES QUESTIONS DE FOND : T-2138-06
[23] La Commission du blé cherche à obtenir des déclarations sur la pertinence de l’instruction sur la promotion et les dépenses du 5 octobre 2006. Cette instruction prévoit :
Sur recommandation du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé, Son Excellence la Gouverneure générale en conseil donne instruction à la Commission canadienne du blé d’exercer de la manière ci-après les activités prévues par cette loi :
a) elle n’engagera aucuns fonds, de façon directe ou indirecte, notamment à des fins de publicité, de publication ou d’étude de marché, pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques;
b) elle ne versera aucuns fonds à quiconque — personne ou entité — pour lui permettre de prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques.
[24] Un Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (RÉIR) a été présenté et publié dans la Gazette du Canada, précitée :
RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE D’IMPACT DE LA
RÉGLEMENTATION
(Ce résumé ne fait pas partie du décret.)
Description
La Loi sur la Commission canadienne du blé (LCCB) prévoit la constitution et les pouvoirs de la Commission canadienne du blé (Commission). Cette dernière est une société à régie partagée dont la mission est d’organiser, dans le cadre du marché interprovincial et de l’exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada.
Ce décret donne instruction à la Commission d’exercer de la manière ci-après les activités prévues par la loi :
(1) Elle n’engagera aucuns fonds, de façon directe ou indirecte, notamment à des fins de publicité, de publication ou d’étude de marché, pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques.
(2) Elle ne versera aucuns fonds à quiconque — personne ou entité — pour lui permettre de prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques.
Pendant la campagne électorale fédérale de 2006, l’engagement a été pris de laisser aux producteurs de blé et d’orge de l’Ouest canadien le choix de recourir ou non à l’entremise de la Commission. Cette dernière a pris position publiquement contre le libre choix du mode de commercialisation. Or, il est crucial que la Commission, en tant qu’organisme à régie partagée, ne mine pas les orientations stratégiques du gouvernement fédéral. Le décret donnant instruction à la Commission de ne pas consacrer de fonds pour prôner le maintien de son monopole, permet de garantir que celle-ci exerce ses attributions et activités d’une manière qui ne va pas à l’encontre de ces orientations. Le pouvoir de donner des instructions par décret est prévu à l’article 18 de la LCCB.
Solutions envisagées
L’autre solution envisagée est d’autoriser la Commission à consacrer des fonds à une prise de position publique contre l’orientation prise par le gouvernement fédéral, de donner aux producteurs de grain de l’Ouest canadien la possibilité de choisir les modes de commercialisation et de transport qui leur conviennent et, par le fait même, la possibilité de décider s’ils veulent ou non commercialiser leurs produits par l’entremise de la Commission.
Avantages et coûts
Puisque les fonds que gère la Commission proviennent des producteurs — dont certains sont en faveur d’un libre choix du mode de commercialisation de leurs produits — , ces fonds ne devraient pas servir une campagne visant à maintenir le monopole de la Commission. Les producteurs en faveur d’un libre choix appuieront les mesures visant à empêcher la Commission d’utiliser leurs fonds pour prôner le maintien de son monopole. Les producteurs en faveur du statu quo et de la Commission s’opposeront vraisemblablement, quant à eux, au décret. Ce dernier fera en sorte que les valeurs canadiennes qui consistent à tenir des votes justes et démocratiques et à donner une importance égale à tous les points de vues soient respectées par la Commission lors du processus de consultation visant à déterminer l’orientation future de la Commission.
Le décret n’empêche pas la Commission d’engager des fonds pour l’exécution de son mandat, qui est d’organiser la commercialisation du grain, ni ne restreint le droit des administrateurs ou des employés de la Commission de faire, sans être rémunérés par elle, des déclarations publiques en leur propre nom. Le décret interdit cependant à la Commission d’engager des fonds pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques et de verser des fonds à des tiers à cette fin.
Consultations
Aucune consultation n’est nécessaire avant l’approbation finale du décret d’instructions.
Respect et exécution
Le paragraphe 18(1.2) de la LCCB porte que la « Commission est, lorsqu’elle observe les instructions qu’elle reçoit, présumée agir au mieux de ses intérêts ».
En outre, le paragraphe 3.12(2) de la même loi prévoit que les administrateurs et les dirigeants de la Commission doivent observer la présente loi et ses règlements, ainsi que les règlements administratifs de la Commission et les instructions que reçoit celle-ci sous le régime de la loi.
[25] La réparation substantielle que réclame la Commission du blé dans son avis de demande est la suivante :
[traduction]
a) une déclaration que l’instruction est illicite et excède les pouvoirs que confère au GEC le paragraphe 18(1) de la Loi;
b) à titre subsidiaire eu égard à l’alinéa a), une déclaration que le GEC a outrepassé ses pouvoirs ou a agi sans compétence en donnant cette instruction à la CCB;
c) une déclaration que le GEC a agi en contravention de la loi en publiant une instruction visant de manière inappropriée à interdire à la CCB de faire des déclarations publiques à l’encontre de la politique du gouvernement du Canada concernant l’orientation future de la CCB et de communiquer avec les producteurs de blé et d’orge de l’Ouest canadien au sujet de l’objet de la CCB dans la loi;
d) une ordonnance déclarant que l’instruction contrevient à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi sur le Canada de 1982 (R.-U.), ch. 11, et qu’elle est donc nulle et inopérante;
e) une déclaration que l’instruction est imprécise et inapplicable;
f) à titre subsidiaire eu égard à l’alinéa e, une ordonnance annulant l’instruction au motif de son imprécision et de son inapplicabilité;
[26] Les parties n’ont pas contesté que l’instruction est une question ou une décision qui peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, précitée, et, s’il y a lieu, que le redressement demandé puisse être accordé.
[27] Pour trancher la présente demande, il faut d’abord se prononcer sur la véritable nature de la Commission du blé, en particulier depuis les modifications de 1998 de la Loi sur la Commission canadienne du blé, précitée, et sur le rôle respectif du conseil d’administration et du ministre dans la conduite des affaires de la Commission du blé. La Cour [auparavant la Section de première instance] s’est déjà penchée sur des litiges entre la Commission du blé et le gouvernement dans la décision Archibald c. Canada, [1997] 3 C.F. 335 (1re inst.), qui traitait de questions antérieures aux modifications de 1998, et dans la décision Canada (Commission du blé) c. Canada (Procureur général), [2008] 2 R.C.F. 87 (C.F.); confirmée en appel par 2008 CAF 76.
[28] Selon une histoire de la Commission du blé élaborée par M. John Herd Thompson sous le titre « Farmers, Governments and the Canadian Wheat Board: An Historical Perspective 1919-1987 », pièce 1 de l’affidavit de Measner, l’origine de la Commission du blé en tant qu’entité remonte au décret du C.P. 1589, pris en vertu de la Loi des mesures de guerre, 1914 [S.C. 1914 (2e sess.), ch. 2] le 31 juillet 1919. Le préambule déclarait que les conditions anormales qui entraînaient l’incertitude des prix et l’instabilité du marché nécessitaient la création d’une Commission du blé. À la page 2, M. Thompson décrit la Commission du blé comme un organisme [traduction] « canadien unique en son genre sur le plan de sa conception et de son fonctionnement ». La Commission du blé a eu un monopole temporaire sur la vente du blé, de courte durée; elle a cessé ses activités en août 1920. Le débat politique s’est poursuivi pendant de nombreuses années : devait-il y avoir un marché libre pour le blé, un régime de « guichet unique » où la Commission du blé avait un monopole, une forme de régime mixte ou devait-il même exister une Commission?
[29] Le 5 juillet 1935, la Loi sur la Commission canadienne du blé, 1935 [S.C. 1935, ch. 53] a reçu l’assentiment royal instituant la Commission du blé comme organisme permanent doté d’un monopole limité à l’égard du blé et agissant comme organisme de la Couronne. En 1947 [S.C. 1947, ch. 15], la Loi a été modifiée pour autoriser la Commission à s’occuper d’autres grains que le blé et étendre certains de ses pouvoirs monopolistiques.
[30] La Commission du blé a poursuivi son activité d’organisme de la Couronne jusqu’à la modification de la Loi en 1998, L.C. 1998, ch. 17. Le sommaire fourni au début de la Loi modifiant la Loi sur la commission canadienne du blé et d’autres lois en conséquence indique :
Le texte modifie l’organisation sociale de la Commission canadienne du blé. Il remplace la haute direction formée de commissaires par un conseil d’administration et un président. À l’entrée en fonction des premiers administrateurs élus par les producteurs, la Commission cessera d’être mandataire de Sa Majesté. Le gouvernement fédéral continuera néanmoins à garantir les opérations d’emprunt de la Commission. Sur le plan des activités, le texte confère à celle-ci une plus grande souplesse pour l’achat de grain et le paiement des agriculteurs. Les risques pouvant découler de ces opérations seront couverts en partie par un fonds de réserve établi par la Commission.
[31] Les modifications de 1998 prévoient un conseil d’administration composé de 15 personnes, dont 10 sont élues, en rotation, par les producteurs, quatre sont nommées par le gouverneur en conseil sur la recommandation du ministre, le dernier administrateur étant le président directeur général nommé par le gouverneur en conseil sur la recommandation du ministre, précédée d’une consultation avec la Commission. Le paragraphe 3.01(1) [édicté, idem, art. 3] prévoit que « [l]a direction et l’administration des affaires de la Commission sont assurées par un conseil d’administration investi […] de tous les pouvoirs conférés à la Commission. »
3.01 (1) La direction et l’administration des affaires de la Commission sont assurées par un conseil d’administration investi, à ces fins, de tous les pouvoirs conférés à la Commission.
[32] Les alinéas 3.12(1)a) [édicté, idem] et b) [édicté, idem] prescrivent aux administrateurs et aux dirigeants d’agir avec intégrité et de bonne foi, et au mieux des intérêts de la Commission. Le paragraphe 3.12(2) [édicté, idem] dispose que les administrateurs et les dirigeants doivent observer les instructions données à la Commission.
3.12 (1) Les administrateurs et dirigeants de la Commission doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir :
a) avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la Commission;
b) avec le soin, la diligence et la compétence d’une personne prudente et avisée.
(2) Ils doivent observer la présente loi et ses règlements, ainsi que les règlements administratifs de la Commission et les instructions que reçoit celle-ci sous le régime de la présente loi.
[33] Le paragraphe 4(2) [mod., idem, art. 4] ajouté en 1998 prévoit que la Commission (la Commission du blé) n’est pas un mandataire de Sa Majesté ni une société d’État :
4. [...]
(2) La Commission n’est ni mandataire de Sa Majesté ni une société d’État au sens de la Loi sur la gestion des finances publiques.
[34] Le paragraphe 18(1) de la Loi n’a pas été touché par les modifications de 1998; il prévoit que le gouverneur en conseil peut, par décret, donner des instructions à la Commission sur la manière dont celle-ci exerce « ses activités et ses attributions ». Toutefois, les paragraphes 18(1.1) et (1.2) ajoutés en 1998 [art. 10] précisent que les administrateurs veillent à la mise en œuvre des instructions, mais ne peuvent être tenus responsables et que la mise en œuvre des instructions est présumée servir au mieux les intérêts de la Commission (ce qui semble faire référence à l’alinéa 3.12(1)a), précité). Compte tenu des modifications de 1998, l’article 18 se lit comme suit :
18. (1) Le gouverneur en conseil peut, par décret, donner des instructions à la Commission sur la manière d’exercer ses activités et ses attributions.
(1.1) Les administrateurs veillent à la mise en œuvre des instructions données à la Commission, mais ils ne peuvent être tenus pour responsables des conséquences qui en découlent si, ce faisant, ils observent l’article 3.12.
(1.2) La Commission est, lorsqu’elle observe les instructions qu’elle reçoit, présumée agir au mieux de ses intérêts.
(2) Sauf instructions contraires du gouverneur en conseil, la Commission ne peut acheter d’autres grains que le blé.
[35] Par conséquent, la société d’État antérieure est remplacée par une nouvelle Commission, dotée d’un conseil d’administration de 15 administrateurs, qui sont chargés de la direction et de l’administration des affaires de la Commission, mais n’en sont pas moins tenus de respecter les instructions données par le gouvernement au pouvoir. Ces instructions, qui étaient prévues à l’époque où la Commission était une société d’État, sont maintenues dans la Loi et leur maintien est expressément reconnu par l’ajout des paragraphes 18(1.1) et (1.2).
[36] La Loi prévoit que la Commission du blé perd son statut de société d’État et est administrée par un conseil d’administration, dont la majorité des membres, à raison de deux sur trois, est élue par les producteurs de grains tels que le blé. Il n’y a pas d’actionnaires. La Loi prévoit que la Commission reçoit, traite et vend le grain et en distribue les recettes, moins certaines déductions, aux producteurs. Le gouvernement est tenu de garantir certains fonds pour certaines périodes, il est remboursé une fois que la plupart des recettes des ventes sont touchées et sa responsabilité n’est mise en jeu qu’en cas de déficit. Par conséquent, les producteurs fournissent le stock de marchandises de la Commission du blé, les grains, et le gouvernement garantit le financement. Contrairement à une société privée, il n’y a donc ni actionnaires, ni actionnaires privilégiés, ni créanciers obligataires ni titulaires de titres semblables.
[37] La pièce 2 jointe à l’affidavit de Measner produit en preuve contient un recueil, le plus complet possible, des instructions données dans le passé. Ces instructions traitent de divers sujets, notamment le paiement des dépenses, le remplacement de ministres absents par d’autres ministres, la passation de marchés pour la fourniture d’équipements et de services ferroviaires, la restriction des ventes à l’Union soviétique et la fourniture d’avances au titre d’un programme d’avances printanières. Aucune instruction antérieure n’a traité du comportement que doit avoir le conseil d’administration à l’égard de la promotion d’une cause, de la distribution de renseignements ou de la participation aux débats politiques.
[38] L’avocat du ministre fait valoir que le gouvernement s’expose financièrement en vertu de la Loi et qu’il a droit de ce fait de protéger ses intérêts financiers par la voie d’instructions. Le paragraphe 7(3) [mod., idem, art. 7] de la Loi prévoit que les pertes, sauf disposition contraire d’une autre partie de la Loi, sont payées par le Parlement. Je conviens qu’il serait raisonnable et prudent, si le ministre se rendait compte qu’on peut raisonnablement s’attendre à ce que le Parlement doive fournir plus qu’une petite somme d’argent accordée temporairement, de donner une instruction appropriée visant réellement la sauvegarde des fonds ou la réduction du risque de perte. Le ministre soutient également qu’il est tenu de protéger les fonds des producteurs qui pourraient être à risque. Je ne trouve pas l’expression directe de cette obligation dans la Loi ni qu’on puisse la déduire raisonnablement de la Loi. Au contraire, les dispositions relatives au conseil d’administration, dont 10 des 15 membres sont élus par les producteurs, confèrent au conseil d’administration, plutôt qu’au ministre, l’obligation de protéger les intérêts des producteurs.
[39] C’est un principe fondamental d’une société libre et démocratique que les citoyens d’un pays acceptent d’être gouvernés et respectent les lois, dans la mesure où elles sont correctement et justement imposées, et que le gouvernement se comporte lui-même conformément à ces lois ainsi qu’aux principes de la justice naturelle et à la jurisprudence. Il s’agit d’un marché que les deux parties doivent respecter.
[40] Un arrêt de la Cour suprême du Canada, Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, expose avec clarté les principes qui régissent les organes chargés de gouverner dans l’usage de leurs pouvoirs, et notamment de leur pouvoir discrétionnaire. Le juge Rand dit à la page 140 :
[traduction] Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est-à-dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de la commission ne sont peut-être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des exceptions que l’on doit toujours sous-entendre. La « discrétion » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption. Pourrait-on refuser un permis à celui qui le demande sous le prétexte qu’il est né dans une autre province, ou à cause de la couleur de ses cheveux? On ne peut fausser ainsi la forme courante d’expression de la législature.
Et il ajoute à la page 143 :
[traduction] La « bonne foi » consistait, dans de telles circonstances, tant pour l’intimé que pour le gérant général, à appliquer la loi d’une manière conforme à son intention et dans le but auquel elle tend; cela signifie qu’ils devaient agir de bonne foi dans une appréciation raisonnable de cette intention et de ce but, et non dans une intention hors de propos et pour un but étranger; cela ne signifie pas qu’ils devaient agir dans le but de punir une personne qui avait exercé un droit incontestable; cela ne signifie pas non plus qu’ils devaient essayer arbitrairement et illégalement de dépouiller un citoyen d’un élément de son statut de citoyen.
[41] De date plus récente, l’arrêt de la Cour suprême du Canada Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735 traite des limites à l’exercice des pouvoirs conférés par la loi au gouverneur en conseil, qui doit s’en tenir aux dispositions de la loi, à défaut de quoi la Cour doit exercer sa fonction de surveillance. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Estey a dit, à la page 752 :
Cependant, à mon avis, l’essentiel du principe de droit applicable en l’espèce est simplement que dans l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi, le gouverneur en conseil, comme n’importe quelle autre personne ou groupe de personnes, doit respecter les limites de la loi édictée par le Parlement ou la Législature. Y déroger déclenchera le rôle de surveillance de la cour supérieure qui a la responsabilité de faire appliquer la loi, c’est-à-dire de s’assurer que les actes autorisés par la loi sont accomplis en conformité avec ses dispositions ou qu’une autorité publique ne se dérobe pas à une obligation qu’elle lui impose.
[42] Par conséquent, s’il peut être indiqué de donner une instruction dans le cas où on craint raisonnablement que des fonds du gouvernement soient mis à risque, il faut examiner la nature et l’intention véritables de l’instruction visée en l’espèce. Le texte se lit comme suit :
Sur recommandation du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi
sur la Commission canadienne du blé, Son Excellence la Gouverneure générale en conseil donne instruction à la Commission canadienne du blé d’exercer de la manière ci-après les activités prévues par cette loi :
a) elle n’engagera aucuns fonds, de façon directe ou indirecte, notamment à des fins de publicité, de publication ou d’étude de marché, pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques;
b) elle ne versera aucuns fonds à quiconque — personne ou entité — pour lui permettre de prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques.
[43] L’instruction est formulée en termes d’engagement de fonds. Cependant, rien au dossier n’établit qu’on ait sérieusement pris en considération la nature ou le volume des fonds qui étaient en cause ou à risque. On a attiré l’attention sur deux études réalisées sur la Commission du blé, l’une en 1993 et l’autre en 2006. Toutefois, on a reconnu que les fonds, quels qu’ils soient, qui avaient été nécessaires pour la réalisation de ces deux études avaient déjà été dépensés. Les dépenses que représentent l’affichage de ces études sur Internet ou leur distribution par courriel sont insignifiantes. Pourtant le ministre, dans une lettre datée du 17 novembre 2006, renvoyant à l’instruction correspondante, a insisté pour que ces documents soient retirés du site Internet de la Commission du blé. La lettre disait également que [traduction] « toute forme de dépenses, notamment les salaires et les dépenses d’exploitation de nature non salariale » constituerait un engagement de fonds si les heures de travail des administrateurs étaient consacrées aux activités désignées.
[44] Il existe un différend caractérisé entre le ministre du gouvernement actuel et la Commission du blé au sujet du maintien des pouvoirs monopolistiques de la Commission. La Commission devrait-elle fonctionner comme un « guichet unique », point de vue que défendent la majorité des administrateurs de la Commission du blé, ou devrait-il y avoir un marché libre ou encore une forme de commercialisation mixte, position intermédiaire? La position du gouvernement actuel a été clairement exprimée dans une lettre adressée par le ministre au président directeur général de la Commission du blé en date du 11 avril 2006 :
[traduction] Le nouveau gouvernement conservateur a fait connaître clairement son intention de permettre la participation volontaire à la Commission canadienne du blé. Une fois mise en œuvre, cette politique donnera aux agriculteurs la liberté de prendre leurs propres décisions en matière de commercialisation et de transport. À titre de ministre responsable de la gestion de la Commission, j’apprécierais recevoir la collaboration des dirigeants et administrateurs de la Commission pour le respect de cette nouvelle instruction, qui représente la politique du gouvernement du Canada.
Je tiens à noter que toute communication et tout document promotionnel publiés au nom de la Commission devraient clairement refléter la politique du gouvernement. En outre, il est inapproprié qu’un organisme du gouvernement dépense l’argent des producteurs pour des activités susceptibles d’être qualifiées de partisanes. La campagne de publicité récente encourageant les producteurs à écrire au ministre pourrait être considérée comme une activité politique.
Je suis impatient de travailler avec vous et avec la Commission à l’élaboration d’un plan de transition qui offrira une option de commercialisation solide aux agriculteurs qui choisissent de recourir à la Commission canadienne du blé.
[45] Diverses lettres ont fait suite, dans lesquelles la Commission du blé refusait de [traduction] « refléter la politique du gouvernement » et le ministre réitérait sa demande en ce sens et demandait à la Commission de cesser de prôner la politique du « guichet unique ». Il n’y est guère question de préoccupations économiques graves du ministre, sauf en ce qui concerne les dépenses portant sur des fonds des producteurs plutôt que des fonds publics.
[46] Il est donc absolument clair que l’instruction s’inspire principalement de la volonté de réduire au silence la Commission du blé en ce qui concerne toute action de promotion de la politique du « guichet unique » à laquelle elle pourrait se livrer. L’instruction ne fait pas mention de la promotion que la Commission du blé pourrait faire, par exemple, au soutien de l’option que privilégie le ministre d’un marché libre ou d’un choix fait par le marché. Si le ministre s’était sincèrement inquiété du coût des activités de promotion de la Commission, et rien n’établit de préoccupation authentique à cet égard, il aurait certainement parlé de la promotion favorable ou défavorable à la position qu’il privilégiait, et pas uniquement de la seconde. À ce sujet, la lettre du 19 décembre 2006 du ministre à M. Arason, le nouveau président directeur général qu’il avait choisi en remplacement du précédent, est intéressante dans la mesure où elle affirme ce qui suit :
[traduction] Dans l’accomplissement de ces obligations, vous devriez vous concentrer sur la commercialisation du grain pour le compte des agriculteurs de l’Ouest du Canada. Ce faisant, vous devriez vous refuser à prendre publiquement position pour ou contre tout projet de modifications des pouvoirs conférés par la loi à la Commission.
[47] Lorsqu’une loi délègue des pouvoirs à un autre organisme, en l’espèce quand la Loi sur la Commission du blé, précitée, délègue au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des instructions en vertu du paragraphe 18(1), l’exercice de ce pouvoir par le délégataire doit être en conformité avec l’objet de la Loi, sans égard à la nature apparemment large ou sans restrictions du pouvoir délégué. Comme l’a déclaré le juge Cory au moment où il siégeait à la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Doctors Hospital and Minister of Health (Re) (1976), 12 O.R. (2d) 164, à la page 174 :
[traduction] La question à trancher est de savoir si le ministre ou le lieutenant-gouverneur en conseil jouit d’une prérogative royale qui n’est pas, par nature, assujettie au contrôle de la Cour, ou si l’acte ou les actes sont accomplis conformément à l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi et, de ce fait, sont assujettis au contrôle de la Cour. Dans la décision Border Cities Press Club c. A.-G. Ont., [1955] O.R. 14 à la page 19, [1955] 1 D.L.R. 404 à la page 412, le juge en chef Pickup a dit :
En exerçant le pouvoir visé, le Lieutenant-gouverneur en conseil ne jouit pas, à mon avis, d’une prérogative de la Couronne, mais il exerce un pouvoir qui lui est conféré par la loi, et un tel pouvoir ne peut être validement exercé que dans le respect des dispositions de la loi qui sont, en droit, des conditions préalables à l’exercice de ce pouvoir.
Il a été statué que même s’il est commis de bonne foi et avec la meilleure des intentions, tout manquement d’un organe décisionnel à l’objet de la loi qui l’autorise à agir est attaquable et peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
[48] Cela est particulièrement vrai dans le cas où l’ordonnance, bien qu’elle vise en apparence une fin donnée, vise en réalité une autre fin qui n’est pas dans la portée de la loi habilitante, interprétée correctement. C’était le cas dans l’affaire Heppner v. Province of Alberta (1977), 6 A.R. 154, un arrêt de la Cour suprême de l’Alberta, Section d’appel. Dans l’arrêt rendu par le juge Lieberman, la Cour dit au paragraphe 35 :
[traduction] Nonobstant le but exprimé dans le préambule du décret 1062/76, la preuve établit que le but principal et déterminant du décret était de créer un corridor de transport et de desserte. J’en suis venu à cette conclusion à la lumière de la lettre du ministre de l’Environnement, datée du 23 décembre 1976, qui forme la pièce D, de la lettre du sous-ministre adjoint, datée du 5 octobre 1976, qui forme la pièce B, et des autres documents dont j’ai été saisi, et compte tenu du fait que le décret a été adopté peu après que Dome a présenté une demande de permis de construction d’un pipeline et compte tenu de l’étroite bande de terrain que devait comprendre la zone de développement restreint.
et au paragraphe 43 :
[traduction] Je répète qu’à mon avis, le but premier et l’élément moteur de l’adoption du décret attaqué dans le présent appel ont été la création d’un « corridor de transport et de desserte », but non autorisé par la Loi; par conséquent, le décret et le règlement pris en application du décret sont invalides. Le fait que, dans la réalisation d’un but invalide, un but périphérique tombant dans la portée des dispositions véritables de la Loi puisse être atteint ne rend pas valide une législation subordonnée qui serait autrement invalide.
[49] En l’espèce, comme je l’ai mentionné, il peut être approprié de publier une instruction pour limiter ou orienter le versement de fonds dans un but légitime, s’il a été établi qu’il existe une véritable préoccupation que l’obligation du Parlement de compenser un déficit financier important puisse vraisemblablement se concrétiser. La preuve au dossier n’a rien établi de tel en l’espèce.
[50] Même si le dossier contenait une preuve établissant un déficit et même si la preuve établissait que la promotion du monopole ou d’une autre cause par la Commission avait contribué de manière importante au déficit visé, limiter la Commission à l’égard d’un seul volet, soit la défense d’une position contraire à la politique du gouvernement au pouvoir, n’est conforme à aucune fin ou aucun objectif établis dans la Loi sur la Commission canadienne du blé, précitée. Si la promotion d’une cause constituait la préoccupation financière grave, la seule manière raisonnable de régler la question serait de s’attaquer à toute action de promotion, en faveur ou à l’encontre de la cause. Une déclaration sera accordée portant que l’instruction est ultra vires et inopérante.
LA CHARTE
[51] La demanderesse soulève un second moyen, distinct du premier, pour l’obtention d’une déclaration d’invalidité de l’instruction sur la promotion du monopole et les dépenses. Elle s’appuie sur l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]], qui dispose :
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
[…]
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
[52] Compte tenu de la conclusion dégagée ci-dessus, il n’est pas nécessaire d’examiner également cette question. Mais je le ferai au cas où l’une des parties interjetterait appel de ma décision.
[53] Il est incontestable que la Charte vise à protéger les particuliers contre les abus du gouvernement. Il est également incontestable qu’aux fins d’un grand nombre des objectifs de la Charte, une personne morale peut être considérée dans la même position qu’un particulier quand elle recherche la protection de la Charte. La question soulevée en l’espèce est de savoir si la Commission du blé est une entité qui peut demander la protection de la Charte.
[54] Si la Commission du blé pouvait demander et obtenir la protection qu’accorde la Charte, elle pourrait alors invoquer le droit à la liberté d’expression prévu à l’article 2 sur la question, comme l’a exprimé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569. La Cour s’est prononcée à l’unanimité dans un arrêt qui n’est attribué à aucun juge en particulier. Elle a dit au paragraphe 29 :
Dans l’arrêt Keegstra, précité, aux pp. 763 et 764, le juge en chef Dickson souligne le caractère primordial dans la démocratie canadienne de la liberté d’expression dans le domaine politique :
Un troisième ordre d’idées avancées pour justifier la protection de la liberté d’expression touche plus particulièrement le domaine politique. Le lien entre la liberté d’expression et le processus politique est peut-être la cheville ouvrière de la garantie énoncée à l’al. 2b), et ce lien tient dans une large mesure à l’engagement du Canada envers la démocratie. La liberté d’expression est un aspect crucial de cet engagement démocratique, non pas simplement parce qu’elle permet de choisir les meilleures politiques parmi la vaste gamme des possibilités offertes, mais en outre parce qu’elle contribue à assurer un processus politique ouvert à la participation de tous. Cette possibilité d’y participer doit reposer dans une mesure importante sur la notion que tous méritent le même respect et la même dignité. L’État ne saurait en conséquence entraver l’expression d’une opinion politique ni la condamner sans nuire jusqu’à un certain point au caractère ouvert de la démocratie canadienne et au principe connexe de l’égalité de tous. [Les soulignements ajoutés par la Cour suprême]
La Cour a résumé les critères au paragraphe 30 :
L’arrêt Irwin Toy, précité, énonce les critères de l’atteinte à la liberté d’expression. Premièrement, la Cour doit se demander si le moyen d’expression revendiqué est couvert par la protection de l’al. 2b) et, deuxièmement, elle doit déterminer si la loi contestée a pour objet ou pour effet de limiter ce moyen d’expression.
[55] Il ne fait aucun doute que le but et l’effet de l’instruction sur la promotion et les dépenses sont de limiter une forme d’expression particulière, en l’occurrence la promotion d’une position contraire à la politique du gouvernement sur la Commission du blé. Si la Commission du blé était une entité habilitée à invoquer la Charte, l’instruction serait sans aucun doute invalide pour ce motif.
[56] Les avocats ont reconnu que, de manière générale, la Charte ne vise pas à protéger le gouvernement contre lui-même. Ce point a été établi dans la décision [Dans l’affaire de l’enquête du Conseil canadien de la magistrature concernant le juge Paul Cosgrove], du Comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature, en date du 16 décembre 2004, au paragraphe 48. Cette décision a été ultérieurement examinée, sur d’autres points que celui-là, par la Cour Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, [2006] 1 R.C.F. 327 et par la Cour d’appel fédérale [2007] 4 R.C.F. 714.
[57] Les avocats n’ont pu citer aucune décision judiciaire dans laquelle un organisme ayant des attributs du gouvernement avait demandé la protection de la Charte. Il existe divers exemples de situation inverse, où des particuliers ou des organismes ont demandé la protection de la Charte contre les actes d’une entité ayant certains des attributs du gouvernement. Dans ces affaires, on a procédé à un examen visant à déterminer dans quelle mesure une entité doit posséder les attributs du gouvernement pour qu’on puisse dire que ses actes sont assujettis à la Charte. La Cour suprême du Canada s’est livrée à un vif débat sur le sujet, qui opposait principalement le juge
La Forest et le juge Wilson. Le point culminant du débat a été l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844. Les motifs du juge La Forest (s’exprimant en son nom et pour les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin) au paragraphe 47 donnent un bon résumé de l’état de la question :
La comparaison entre les arrêts McKinney, Harrison et Stoffman d’un côté et les arrêts Douglas et Lavigne, de l’autre, fait ressortir clairement ce qui me paraît être un principe important de l’applicabilité de la Charte canadienne à des entités autres que le Parlement, les législatures provinciales ou les gouvernements fédéral ou provinciaux : lorsque ces entités sont en réalité de nature « gouvernementale » — en raison, par exemple, du degré de contrôle gouvernemental dont elles font l’objet ou de la nature gouvernementale des fonctions qu’elles exécutent — elles ne peuvent se soustraire à l’examen fondé sur la Charte. En d’autres termes, l’art. 32 est de portée assez large pour englober toutes les entités qui sont essentiellement de nature gouvernementale et son champ d’application ne se limite pas aux seuls organismes qui font officiellement partie de la structure gouvernementale fédérale ou provinciale. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la Charte ne s’applique qu’aux entités (autres que le Parlement, les législatures provinciales et les gouvernements fédéral ou provinciaux) qui sont de nature gouvernementale. Il se peut très bien, en effet, que des entités données soient assujetties à un examen fondé sur la Charte relativement à certaines fonctions gouvernementales qu’elles accomplissent, même si, intrinsèquement, ces entités ne peuvent être correctement décrites comme « gouvernementales »; voir, par exemple, Re Klein and Law Society of Upper Canada (1985), 50 O.R. (2d) 118 (C. div.), à la p. 157, où le juge Callaghan, s’exprimant au nom de la majorité, a statué que même si le Barreau du Haut-Canada n’était pas lui-même une entité de nature gouvernementale, il pouvait néanmoins être assujetti à la Charte relativement à l’exécution de fonctions assimilables à des fonctions gouvernementales. Cela signifie simplement que lorsqu’on peut correctement dire d’une entité qu’elle est de « nature gouvernementale », ses activités pourront être examinées en fonction de la Charte. C’est pourquoi la Charte s’est appliquée au collège Douglas (dans l’arrêt Douglas) et au Conseil des gouverneurs (dans l’arrêt Lavigne); ces organismes étaient entièrement contrôlés par le gouvernement et étaient essentiellement des émanations de la législature provinciale qui les avait créés. Comme on ne pouvait par ailleurs porter le même jugement sur les établissements en cause dans les arrêts McKinney, Harrison et Stoffman (et comme aucun d’eux ne mettait en œuvre un programme ou une politique gouvernemental déterminé en adoptant son régime de retraite obligatoire), la Charte ne s’appliquait pas à eux.
[58] La Cour suprême reconnaît donc qu’une entité autre que celle qui n’est pas strictement le gouvernement ou l’un de ses organismes peut être assimilée au gouvernement si certains facteurs, par exemple le degré de contrôle, sont manifestes. Il doit donc être tout aussi vrai qu’une entité qui n’est manifestement pas le gouvernement ou l’un de ses organismes et qui est assujettie au contrôle du gouvernement sur ce qui serait autrement un acte indépendant, doit pouvoir dans ces circonstances invoquer la Charte.
[59] En l’espèce, la Commission du blé, depuis les modifications de 1998 apportées à sa Loi, n’est expressément ni une société d’État ni un mandataire du gouvernement. Elle comporte un conseil d’administration, dont deux membres sur trois sont des personnes privées sans aucun autre lien avec le gouvernement. Le gouvernement, par le pouvoir d’une instruction, est investi d’une autorité à l’égard d’une activité qui serait autrement exécutée librement par une personne physique ou une personne morale ou, en l’occurrence, par le conseil d’administration de la Commission du blé. Pour cette raison, une instruction qui n’est pas conforme à l’objet de la Loi, ainsi que je l’ai conclu, et qui freine la liberté d’expression, contrevient à l’alinéa 2b) de la Charte, ce que je conclus dans les circonstances.
[60] Le ministre soutient que l’instruction trouve sa justification dans l’article premier de la Charte. Je ne suis pas d’avis que l’article premier justifie de quelque façon l’instruction. Il n’a pas été établi d’objectif économique urgent ou important, le seul objectif étant de restreindre la promotion que fait la Commission contre la politique du gouvernement. Cet objectif réel n’est pas logiquement relié à des considérations économiques. L’atteinte aux activités de la Commission peut être minime, mais l‘intérêt public évident d’une opposition à la répression du débat public l’emporte sur cette considération. Il n’y a pas de pondération proportionnelle qui commanderait la nécessité impérative de museler la Commission dans le débat politique. L’instruction n’empêche pas les activités de la Commission à presque tous les égards, mais elle les rend incertaines. La lettre du ministre du 17 novembre 2008 établit sans ambiguïté que le ministre entend interpréter de manière excessivement zélée l’instruction interdisant à toute personne de prendre du temps pour s’exprimer sur le sujet et demandant avec insistance le retrait de certains documents du site Internet, même si aucun emploi de fonds n’a été établi à cet égard. Je conclus qu’aucun élément de preuve n’a établi que le gouvernement peut se prévaloir des dispositions de sauvegarde de l’article premier de la Charte.
L’IMPRÉCISION
[61] La Commission du blé fait aussi valoir comme autre moyen l’imprécision de l’instruction et l’impossibilité de l’interpréter adéquatement pour la rendre intelligible. Elle s’appuie sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606. Elle cite les motifs du juge Gonthier, à la page 639 :
Une disposition imprécise ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire, c’est-à-dire pour trancher quant à sa signification à la suite d’une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques. Elle ne délimite pas suffisamment une sphère de risque et ne peut donc fournir ni d’avertissement raisonnable aux citoyens ni de limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi.
[62] La Commission du blé souligne que des termes tels que « directement ou indirectement » et « promotion » sont imprécis et elle fait état des interprétations différentes qu’en ont faites M. Measner, président directeur général de la Commission, le personnel du ministre et le ministre, pour établir les difficultés d’interprétation que soulève l’instruction.
[63] Le défendeur cite deux arrêts de la Cour suprême du Canada pour faire valoir que la précision absolue est rare et que la seule présence de difficultés éventuelles n’invalide pas la disposition. Dans le premier, l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, le juge en chef Dickson dit, à la page 983 :
En droit, la précision absolue est rare, voire inexistante. La question est de savoir si le législateur a formulé une norme intelligible sur laquelle le pouvoir judiciaire doit se fonder pour exécuter ses fonctions. L’interprétation de la manière d’appliquer une norme dans des cas particuliers comporte toujours un élément discrétionnaire parce que la norme ne peut jamais préciser tous les cas d’application. Par contre, s’il n’existe aucune norme intelligible et si le législateur a conféré le pouvoir discrétionnaire absolu de faire ce qui semble être le mieux dans une grande variété de cas, il n’y a pas de restriction prescrite « par une règle de droit ».
[64] Dans le second arrêt, Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, la juge McLachlin dit, à la page 956 :
Cela ne veut pas dire que la prétendue imprécision de la norme fixée par cette disposition n’a aucune pertinence relativement à l’analyse requise par l’article premier. Pour les raisons exposées plus loin, je suis d’avis que la difficulté qu’il y a à prêter un sens invariable et universel aux termes employés est un facteur à prendre en considération pour déterminer s’il s’agit d’une règle de droit « dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». J’hésiterais toutefois à contourner complètement l’analyse en vertu de l’article premier en concluant que les mots employés sont à ce point vagues qu’ils ne constituent pas une restriction prescrite « par une règle de droit », à moins de pouvoir vraiment dire de la disposition qu’elle n’énonce pas de norme intelligible.
[65] Je n’estime pas que l’expression « directement ou indirectement » ou le mot « promotion » soient obscurs et équivoques au point de rendre l’instruction inintelligible. Je conviens que le ministre, ses fonctionnaires et la Commission du blé ont des interprétations différentes de ce qui peut tomber dans le champ de l’instruction, mais il se pourrait que l’une ou plusieurs de ces interprétations soient incorrectes. J’ai déjà qualifié l’interprétation du ministre d’excès de zèle. Par conséquent, je ne conclus pas à l’invalidité de l’instruction au motif de l’imprécision.
LES DÉPENS — T-2138-06
[66] La demande T-2138-06 de la Commission du blé a été accueillie. Les avocats des parties ont indiqué dans leur plaidoirie qu’ils ne s’étaient pas entendus sur les dépens ou sur des observations particulières à présenter. Une ordonnance de la Cour datée du 27 mars 2008 a ordonné que les demandes T-2138-06 et T-249-07 soient instruites ensemble et qu’un seul mémoire des faits et du droit soit élaboré par chaque partie à l’égard des deux demandes. Je n’ai pas accordé de dépens dans le dossier T-249-07, mais j’attribuerai à la Commission du blé
les dépens relatifs à la demande T-2138-06, qui seront taxés selon la valeur supérieure de la colonne IV [Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), tarif B (mod., idem, art. 30, 31, 32)], compte tenu de la complexité de la question. Dans la mesure où les dépens et les débours attribuables à une demande ne peuvent être distingués de ceux de l’autre demande, ils seront ventilés par moitié pour que la Commission du blé soit remboursée de la moitié de ces dépens et débours.
SOMMAIRE
[67] Compte tenu de ce qui précède, j’ai décidé ce qui suit :
1. Une prorogation de délai est accordée à la Commission du blé pour qu’elle régularise la date du dépôt de son avis de demande dans le dossier T-2138-06;
2. Je refuse d’instruire et de trancher la demande T-249-07 au motif de son caractère théorique; par conséquent, la demande sera rejetée sans dépens;
3. J’accueillerai la demande T-2138-06 avec dépens, taxés selon la valeur supérieure de la colonne IV conformément aux présents motifs et j’accorderai la réparation demandée aux alinéas 1a), c), d), h) et i) de l’avis de demande modifié.