[2009] 3 R.C.F. getkate c. canada #
T-817-07
2008 CF 965
Arend Hendrik Getkate (demandeur)
c.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)
Répertorié : Getkate c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (C.F.)
Cour fédérale, juge Kelen—Vancouver, 6 août; Ottawa, 25 août 2008.
Pénitenciers — Contrôle judiciaire de décisions dans lesquelles le ministre a refusé au demandeur, un citoyen canadien incarcéré aux États-Unis, la possibilité de purger sa peine d’emprisonnement au Canada en vertu des art. 10(1)a) et b) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants — L’art. 8 de la Loi précise qu’un transfèrement ne peut avoir lieu qu’avec le consentement du délinquant, celui de l’entité étrangère et celui du Canada — Les États-Unis ont approuvé le transfèrement, mais pas le Canada — Les motifs invoqués par le ministre allaient à l’encontre de la preuve ainsi que de l’évaluation et des recommandations de son propre ministère — Des éléments de preuve démontraient que le demandeur suivait une thérapie et recevait bien les traitements et qu’il avait des liens sociaux et familiaux étroits au Canada — Il n’apparaissait nulle part que le demandeur constituait une menace pour la sécurité du public ou la sécurité du Canada — Demande accueillie.
Interprétation des lois — Art. 10(1)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants — « Menace pour la sécurité du Canada » — Cette expression a toujours été limitée, dans les autres lois, aux menaces de terrorisme et de guerre en général contre le Canada ou aux menaces pour la sécurité de la population tout entière — La menace générale de récidive en l’espèce ne constitue pas une « menace pour la sécurité du Canada ».
Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de circulation et d’établissement — S’agissant d’un transfèrement selon la Loi sur le transfèrement international des délinquants, la liberté de circulation et d’établissement conférée par la Charte n’entrait pas en jeu et, si elle entrait en jeu, alors les dispositions contenues dans la Loi constitueraient une limite raisonnable à cette liberté — Cette liberté du demandeur a déjà été restreinte par l’effet de l’emprisonnement aux États-Unis attribuable à ses propres actes illégaux — Le Canada ne saurait automatiquement consentir au transfèrement sans d’abord se demander si cela répondrait à l’objet de l’accord international, qui est de favoriser la réadaptation du détenu.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de deux décisions dans lesquelles le ministre a refusé au demandeur, un citoyen canadien incarcéré aux États-Unis pour attentat grave à la pudeur sur un enfant, la possibilité de purger sa peine d’emprisonnement au Canada en vertu des alinéas 10(1)a) et b) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi).
En vertu de l’article 8 de la Loi, un transfèrement ne peut avoir lieu qu’avec le consentement du délinquant, celui de l’entité étrangère (en l’occurrence les États-Unis) et celui du Canada. La demande du demandeur a été approuvée par les États-Unis en 2006. Toutefois, le Canada a refusé son consentement à deux reprises, par l’entremise du ministre, pour les motifs suivants : 1) la nature des infractions donnait à penser que le retour du délinquant au Canada constituerait une menace pour la sécurité du public et la sécurité du Canada (alinéa 10(1)a)), 2) rien ne permettait d’affirmer que les traitements suivis par le demandeur avaient permis d’atténuer le risque qu’il pose, et 3) il était établi que le délinquant ne considérait plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente (alinéa 10(1)b)).
Les questions en litige étaient celles de savoir si : 1) le demandeur avait, en application du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), le droit fondamental de faire transférer au Canada sa peine d’emprisonnement une fois obtenu le consentement des autorités américaines, et 2) le ministre avait commis une erreur, suivant l’article 10 de la Loi, en refusant d’accorder au demandeur la possibilité de purger au Canada le reste de sa peine d’emprisonnement.
Jugement : la demande doit être accueillie.
1) La liberté de circulation et d’établissement du demandeur selon l’article 6 de la Charte, qui comprend le droit d’entrer au Canada et d’en sortir, était temporairement limitée par la peine d’emprisonnement qui lui a été imposée aux États-Unis. S’agissant d’un transfèrement selon la Loi, la liberté de circulation et d’établissement conférée par la Charte n’entrait pas en jeu et, si elle entrait en jeu, alors les dispositions contenues dans la Loi constitueraient une limite raisonnable à cette liberté, puisque cette liberté du demandeur a déjà été restreinte par l’effet de ses propres actes illégaux. Par ailleurs, le Canada ne saurait automatiquement consentir au transfèrement sans d’abord se demander si cela répondra à l’objet de l’accord international, qui est de favoriser la réadaptation du détenu.
2) Les motifs invoqués par le ministre allaient à l’encontre de la preuve ainsi que de l’évaluation et des recommandations de son propre ministère. Des éléments de preuve montraient que le demandeur avait suivi pendant une année complète une thérapie intensive et une éducation pyschosexuelle, à ses propres frais, et que les traitements avaient été bien reçus. Des éléments de preuve démontraient que le demandeur avait encore des liens sociaux et familiaux étroits au Canada et qu’il n’avait jamais eu l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente. Il n’apparaissait nulle part dans le dossier que le demandeur constituait une menace pour la sécurité du public ou la sécurité du Canada. L’emploi de l’expression « menace pour la sécurité du Canada » a toujours été limitée, dans les autres lois, aux menaces de terrorisme et de guerre en général contre le Canada ou aux menaces pour la sécurité de la population tout entière. Si la menace pour la sécurité du Canada était simplement le risque de voir le délinquant récidiver, alors un tel facteur pourrait s’appliquer à tout détenu qui sollicite un transfèrement.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 6.
Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23.
Loi sur le transfèrement des délinquants, L.R.C. (1985), ch. T-15.
Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21, art. 2 « délinquant canadien », 6(1), 8(1), 10.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54).
Loi sur l’extradition, S.R.C. 1970, ch. E-21.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique sur l’exécution des peines imposées aux termes du droit criminel, 2 mars 1977, [1978] R.T. Can. no 12.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190; (2008), 329 R.N.-B. (2e) 1; 2008 CSC 9; Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2008] 2 R.C.F. 377; 2007 CF 866.
décision différenciée :
Van Vlymen c. Canada (Solliciteur général), [2005] 1 R.C.F. 617; 2004 CF 1054.
décision citée :
États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469.
DEMANDE de contrôle judiciaire de deux décisions dans lesquelles le ministre a refusé au demandeur, un citoyen canadien incarcéré aux États-Unis, la possibilité de purger sa peine d’emprisonnement au Canada. Demande accueillie.
ont comparu
John W. Conroy, c.r. pour le demandeur.
Curtis S. Workun pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Conroy & Company, Abbotsford (C.-B.), pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Kelen : La présente demande de contrôle judiciaire concerne deux décisions du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre), datées du 20 mars 2007 et du 23 octobre 2007 respectivement. Dans ces décisions, le ministre refuse au demandeur, un citoyen canadien incarcéré aux États-Unis, la possibilité de purger sa peine d’emprisonnement au Canada aux termes des dispositions de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21 (la Loi). Le demandeur conteste à la fois le fond des décisions du ministre et la constitutionnalité de la Loi. Plus précisément, il soutient que les alinéas 10(1)a) et b) de la Loi sont inconstitutionnels parce qu’ils nient la liberté de circulation et d’établissement qui lui est reconnue par l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte).
LES FAITS
Le contexte
[2] Le demandeur est un citoyen canadien âgé de 24 ans, né à Belleville, en Ontario. En février 1996, il s’est installé avec sa mère à Hampton, en Géorgie, où sa mère s’est mariée plus tard cette année-là. Le demandeur a continué de résider en Géorgie avec sa mère et son beau-père jusqu’à la fin de ses études secondaires en mai 2000. En août 2000, il est revenu au Canada durant environ six mois, période au cours de laquelle il a vécu auprès de sa tante et de son oncle à Plainfield, en Ontario. En février 2001, il est retourné vivre en Géorgie, pour y poursuivre des études supérieures au Clayton State College and University.
[3] Le 19 août 2002, le demandeur a été arrêté en Géorgie et accusé de trois chefs d’attentat grave à la pudeur sur un enfant et d’un chef d’attentat à la pudeur sur un enfant. Le 2 juin 2003, il a été reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de 30 ans pour les trois chefs d’attentat grave à la pudeur sur un enfant et à une peine consécutive de 10 ans pour le chef restant. La peine prononcée prévoyait que, après avoir purgé 10 ans d’emprisonnement au titre des trois chefs d’attentat grave à la pudeur sur un enfant, le demandeur purgerait le reste de sa peine en probation. L’appel interjeté par le demandeur contre la déclaration de culpabilité et contre la peine imposée a été rejeté le 13 septembre 2004.
La demande du demandeur et son rejet par le ministre
[4] Par une demande datée du 1er mars 2005, le demandeur a sollicité, conformément aux dispositions de la Loi, son transfèrement au Canada afin d’y purger le reste de sa peine d’emprisonnement. Selon la Loi, un transfèrement ne peut avoir lieu qu’avec le consentement du délinquant, celui de l’entité étrangère (en l’occurrence les États-Unis) et celui du Canada. La demande de transfèrement a été approuvée par le Department of Corrections de la Géorgie le 19 janvier 2006 et par le département de la Justice des États-Unis le 22 juin 2006.
[5] Cependant, le Canada a refusé son consentement, par l’entremise du ministre. En marge de la demande du demandeur, un rapport fut établi par le Service correctionnel du Canada (le SCC) pour savoir si le demandeur répondait aux dispositions de la Loi. La partie pertinente du rapport se présente ainsi :
[traduction] La période de probation de 30 ans, qui doit être purgée au moment où prend fin la peine d’emprisonnement, ne peut pas être administrée au Canada car elle suit une période d’incarcération d’une durée de plus de deux ans.
La citoyenneté de M. Getkate a été vérifiée et confirmée par le Consulat général du Canada à Atlanta, en Géorgie.
Sa demande de transfèrement a été approuvée par l’État de la Géorgie le 19 janvier 2006 et par le département de la Justice le 22 juin 2006.
M. Getkate n’a jamais été transféré selon la [Loi].
M. Getkate n’a pas quitté le Canada ni n’est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence. Les évaluations communautaires menées auprès de ses grands-parents, de ses tantes, de ses oncles et des amis de la famille entre avril et mai 2005, puis à nouveau le 6 août 2006, confirment que les liens sociaux et familiaux qu’il a au Canada sont encore solides. Lorsqu’il sera libéré, ses grands-parents lui offriront un soutien affectif et financier ainsi que l’hébergement. Tous les autres sont disposés à lui apporter divers degrés de soutien aux fins d’un transfèrement.
Par ailleurs, durant son incarcération, M. Getkate s’est soumis à une thérapie intensive et à une éducation psychosexuelle durant une année entière, à ses propres frais.
Les renseignements obtenus à ce jour ne nous permettent pas de croire que, après le transfèrement, il commettrait un acte de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel, ou qu’il constituerait une menace pour la sécurité du Canada.
Selon l’article 3 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, « [l]a présente loi a pour objet de faciliter l’administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leurs peines dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux ».
Le transfèrement de M. Getkate facilitera et accélérera son éventuelle réinsertion dans la collectivité, grâce à des programmes adaptés, notamment une mise en liberté graduelle et supervisée, sous l’autorité du Service correctionnel du Canada. Si un transfèrement n’est pas accordé, M. Getkate sera expulsé vers le Canada dès le 18 avril 2013, il ne relèvera pas du Service correctionnel du Canada et il ne sera soumis à aucune condition de surveillance ni à aucune restriction. [Non souligné dans l’original.]
Le rapport a été entériné le 22 novembre 2006 par Julie Keravel, directrice de la Division des opérations de réinsertion sociale en établissement, au SCC.
[6] Malgré la recommandation figurant dans le rapport du SCC, le ministre a rejeté le 20 mars 2007 la demande de transfèrement. Les motifs invoqués par le ministre, qui figurent dans le rapport sous la rubrique [traduction] « décision ministérielle », sont les suivants :
[traduction]
• La nature des infractions donne à penser que le retour du délinquant au Canada constituerait une menace pour la sécurité du public et la sécurité du Canada.
• Rien ne permet d’affirmer que les traitements suivis par le délinquant ont permis d’atténuer le risque qu’il pose.
La décision du ministre a été communiquée au demandeur par une lettre de Mme Keravel, du SCC, en date du 30 mars 2007. Le demandeur a aussi appris que, s’il souhaitait présenter d’autres renseignements au soutien d’une nouvelle demande, il pouvait le faire à tout moment.
La deuxième demande du demandeur et son rejet par le ministre
[7] Le demandeur a par la suite sollicité une deuxième fois l’autorisation de purger au Canada le reste de sa peine d’emprisonnement. Un deuxième rapport, accompagné d’une recommandation, a donc été établi par le SCC pour savoir si le demandeur remplissait les conditions fixées dans la Loi. Ce rapport, qui est pour ainsi dire identique au premier, a été entériné par Mme Keravel, du SCC, le 14 mai 2007. Le 15 mai 2007, le rapport a été transmis au ministre pour examen.
[8] Le 23 octobre 2007, le ministre a encore une fois rejeté la demande du demandeur. Les motifs donnés comprennent les mêmes deux motifs donnés à l’appui du premier rejet, outre une conclusion selon laquelle le demandeur [traduction] « ne considère plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente ». Les motifs se présentent ainsi :
[traduction]
• La nature des infractions donne à penser que le retour du délinquant au Canada constituerait une menace pour la sécurité du public et la sécurité du Canada.
• Rien ne permet d’affirmer que les traitements suivis par le délinquant ont permis d’atténuer le risque qu’il pose.
• Il est établi que le délinquant ne considère plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente. [Non souligné dans l’original.]
La décision du ministre a été communiquée au demandeur par lettre datée du 1er novembre 2007.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[9] Le demandeur conteste à la fois le fond de la décision du ministre ainsi que la constitutionnalité des alinéas 10(1)a) et b) de la Loi. La Cour doit donc examiner deux aspects :
1. Le demandeur, en tant que citoyen canadien, a-t-il, en application du paragraphe 6(1) de la Charte, le droit fondamental de faire transférer au Canada sa peine d’emprisonnement une fois obtenu le consentement des autorités américaines?
2. D’après les circonstances de cette affaire, le ministre a-t-il commis une erreur, aux termes de l’article 10 de la Loi, en refusant d’accorder au demandeur la possibilité de purger au Canada le reste de sa peine d’emprisonnement?
LA NORME DE CONTRÔLE
[10] Pour savoir quelle norme de contrôle il convient d’appliquer à la décision du ministre de rejeter la demande du demandeur, je me réfère à un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190. La Cour suprême du Canada a, dans cette affaire, revisité le nombre des normes de contrôle et leurs définitions, ainsi que le processus analytique à employer pour savoir laquelle d’entre elles il convient d’appliquer dans un cas donné. En conséquence de cet arrêt, il est clair que la norme de la décision manifestement déraisonnable a été éliminée et que les cours de révision doivent maintenant recourir à deux normes seulement, celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable.
[11] Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême écrivait, au paragraphe 62, que la première étape à franchir pour savoir quelle norme de contrôle il convient d’appliquer consiste à vérifier si la jurisprudence a déjà défini la norme devant être appliquée dans un cas donné. Dans la décision Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2008] 2 R.C.F. 377 (C.F.), M. le juge Harrington devait statuer sur une question du même genre portant sur l’alinéa 10(1)b) de la Loi. Selon lui, une décision discrétionnaire du ministre, comme celle dont la Cour est ici saisie, appelle « la norme de retenue la plus élevée » et ne devrait être annulée que si elle est jugée manifestement déraisonnable. Par conséquent, même si la norme de la décision manifestement déraisonnable a été éliminée par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir, la décision du ministre commande une retenue élevée et sera revue d’après la norme de la décision raisonnable.
[12] S’agissant de la constitutionnalité de la Loi, il s’agit là d’une question de droit, qui sera revue d’après la norme de la décision correcte.
LE CADRE LÉGISLATIF
[13] Le texte applicable à cette demande est la Loi sur le transfèrement international des délinquants. Selon cette Loi [à l’article 2], un « délinquant canadien » — c’est-à-dire un citoyen canadien qui a été reconnu coupable d’une infraction et qui ne peut plus interjeter appel de la déclaration de culpabilité et de la peine imposée — peut demander son transfèrement au Canada. Le paragraphe 8(1) dispose que le consentement des trois parties au transfèrement est requis avant que le transfèrement puisse avoir lieu :
8. (1) Le transfèrement nécessite le consentement des trois parties en cause, soit le délinquant, l’entité étrangère et le Canada.
[14] Le consentement du Canada est donné ou refusé par le ministre, qui, en vertu du paragraphe 6(1), est chargé de l’application de la Loi. Pour décider s’il consent ou non au transfèrement, le ministre doit tenir compte de plusieurs facteurs, qui sont énumérés aux paragraphes 10(1) et (2) de la Loi :
10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien :
a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;
b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;
c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;
d) l’entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.
(2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :
a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle, au sens de l’article 2 du Code criminel;
b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).
[15] Une autre disposition intéresse la présente demande. Il s’agit du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui confère à tout citoyen canadien le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir :
6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.
ANALYSE
Première question : Le demandeur, en tant que citoyen canadien, a-t-il, en application du paragraphe 6(1) de la Charte, le droit fondamental de faire transférer au Canada sa peine d’emprisonnement une fois obtenu le consentement des autorités américaines?
[16] Comme je l’ai dit plus haut, le demandeur conteste à la fois le fond de la décision du ministre et la constitutionnalité des alinéas 10(1)a) et b) de la Loi, qui prévoient que, pour décider s’il consent au transfèrement, le ministre doit se demander si le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada et si le délinquant est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente.
[17] Comme le requiert l’article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod., idem, art. 14)], le demandeur a signifié, au procureur général du Canada et au procureur général de chacune des provinces, un avis de la question constitutionnelle soulevée dans cette demande.
[18] S’agissant de la contestation constitutionnelle, le demandeur dit que, en tant que citoyen canadien, il a le droit fondamental d’entrer au Canada, en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte, et que ce droit est nié par les dispositions contestées. Plus précisément, il dit que, en conséquence de son droit fondamental d’entrer au Canada, une fois que son transfèrement a été approuvé par les autorités américaines, conformément aux dispositions de la Loi et au Traité sur le transfèrement des délinquants conclu entre le Canada et les États-Unis d’Amérique [Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique sur l’exécution des peines imposées aux termes du droit criminel, 2 mars 1977, [1978] R.T. Can. no 12], alors son droit fondamental d’entrer au Canada aurait dû être respecté promptement et il aurait dû avoir la possibilité de revenir au Canada dès que cela était raisonnablement possible. Sur ce fondement, le demandeur dit que, en rejetant sa demande de transfèrement, le ministre a porté atteinte à son droit d’entrer au Canada et que, en conséquence, les dispositions invoquées par le ministre pour faire obstacle à son transfèrement sont inconstitutionnelles et ne sauraient être validées par l’article premier de la Charte en tant que limite raisonnable au droit qui lui est conféré par l’article 6.
[19] Le demandeur invoque sur ce point la décision rendue par la Cour dans l’affaire Van Vlymen c. Canada (Solliciteur général), [2005] 1 R.C.F. 617 (C.F.). Dans cette affaire, M. le juge Russell devait statuer sur un cas semblable où un délinquant canadien avait sollicité son transfèrement au Canada en vertu de la Loi sur le transfèrement des délinquants, L.R.C. (1985), ch. T-15, maintenant abrogée (l’ancienne Loi). Cherchant à savoir si la liberté de circulation et d’établissement conférée au demandeur par l’article 6 était en jeu, le juge Russell s’est exprimé ainsi, aux paragraphes 97 et 100 :
Malgré sa condamnation aux États-Unis, le demandeur, en tant que citoyen canadien, conservait les droits constitutionnels garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte. Ces droits étaient restreints par les limitations pratiques qu’imposaient les autorités américaines et par la nécessité d’obtenir leur autorisation pour être transféré au Canada. Ils pouvaient aussi être restreints par toutes mesures que l’article premier de la Charte permet au Parlement de prendre « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».
[…]
Pendant sa détention aux États-Unis, les droits conférés au demandeur par l’article 6 restaient non exécutoires jusqu’à ce que ce pays approuvât son transfèrement. Mais ils n’ont pas pour autant cessé d’exister; une fois que le transfèrement se fut révélé possible et que le demandeur eut décidé de les exercer dans la mesure limitée qui lui restait permise, ils sont passés au premier plan, et le ministre se trouvait dans l’obligation d’en tenir compte dans toute mesure qu’il prendrait, ou ne prendrait pas, relativement au transfèrement. À mon avis, le régime international réglant le transfèrement des détenus au Canada ne remplace pas les dispositions de la Charte garantissant la liberté de circulation. Ce régime existe afin de permettre l’exercice de ces droits garantis par la Charte, encore que dans le contexte restreint de la détention et du maintien en détention.
[20] Le juge Russell concluait que la procédure de transfèrement faisait entrer en jeu le droit du demandeur d’entrer au Canada, un droit conféré par l’article 6 de la Charte, mais les circonstances factuelles du dossier devaient également être prises en compte. Il devait statuer sur un cas où le ministre (à l’époque le solliciteur général) avait négligé de se prononcer durant environ 10 ans sur la demande de transfèrement faite par Van Vlymen. Comme il l’écrivait au paragraphe 80, à propos des circonstances de l’affaire dont la Cour était saisie :
La véritable « affaire » qui fait l’objet principal de la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas, à mon sens, la décision en date du 1er mars 2000 par laquelle le défendeur a accepté que le demandeur rentrât au Canada pour y purger sa peine d’emprisonnement, mais consiste plutôt dans les atermoiements, les réponses évasives, la dissimulation et, de façon générale, la mauvaise foi que le défendeur a opposés pendant quelque 10 années aux efforts du demandeur de manière qu’il restât emprisonné aux États-Unis le plus longtemps possible, et qui ont eu pour effet de retarder la décision favorable à son transfèrement jusqu’à l’introduction d’une procédure judiciaire en bonne et due forme contre le défendeur le 3 février 2000. [Non souligné dans l’original.]
[21] Le juge Russell a donc estimé que le processus faisait entrer en jeu la liberté de circulation et d’établissement conférée au demandeur par l’article 6, mais il ne s’est pas demandé si les dispositions de l’ancienne Loi pouvaient être considérées comme des restrictions imposées par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, et donc pouvaient être validées en vertu de l’article premier de la Charte. La décision du juge Russell se focalise principalement sur l’absence de délibération du ministre, et cela apparaît d’emblée aux paragraphes 106 à 109, dans son analyse de l’argument du demandeur au regard de la Charte :
L’examen du dossier m’amène à conclure que les dispositions réglementaires attaquées n’ont jamais été invoquées pour refuser le transfèrement du demandeur au Canada. Il s’est plutôt passé ceci que le défendeur n’a jamais informé le demandeur de la raison pour laquelle une décision n’avait pas été rendue et l’a laissé dans l’ignorance des objections soulevées contre son transfèrement.
Il est par conséquent difficile de définir le rôle qu’ont joué dans la présente affaire les dispositions réglementaires attaquées. D’un côté, on pourrait dire qu’un si long délai constituait en fait une décision de rejeter la demande de transfèrement […]
De l’autre côté, on pourrait dire que la conduite du défendeur constituait en fait un refus d’appliquer le Règlement et de rendre une décision. Le défendeur a rendu une décision et appliqué le Règlement en mars 2000, auquel moment celui-ci n’a pas empêché le transfèrement du demandeur.
Tout bien considéré, je suis enclin à penser que la conduite du défendeur faisant l’objet du présent contrôle constituait un refus de rendre une décision dans le cadre du Règlement et des droits garantis au demandeur par la Charte. Par conséquent, je ne pense pas que les faits de la présente espèce soulèvent la question de la constitutionnalité du Règlement. [Non souligné dans l’original.]
[22] Faisant valoir que le demandeur est malvenu à invoquer la décision Van Vlymen, le défendeur invoque la décision récente de la Cour, Kozarov, précitée, où le juge Harrington se demandait s’il convenait d’appliquer la décision Van Vlymen à une affaire semblable à celle dont la Cour est ici saisie. Comme l’écrivait le juge Harrington, au paragraphe 34 de la décision Kozarov :
Je ne crois pas que la décision du juge Russell dans l’affaire Van Vlymen, précitée, appuie la thèse de M. Kozarov. Les faits relatifs à cette affaire doivent être examinés attentivement même si le juge Russell a conclu que M. Van Vlymen jouissait, en tant que citoyen canadien, du droit d’entrer au Canada consacré à l’article 6 de la Charte à condition de rester en détention, sous les seules réserves de l’approbation par les autorités américaines de son transfèrement au Canada et des restrictions qui pourraient être imposées par une règle de droit adoptée par le Parlement, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte. Le juge Russell a conclu que le ministre avait négligé ou omis délibérément d’examiner la demande de transfèrement de M. Vlymen pendant environ dix ans. Il a aussi conclu que, outre d’avoir violé la Charte, le ministre avait manqué à son obligation en common law d’agir équitablement dans le traitement de la demande de M. Vlymen. [Non souligné dans l’original.]
[23] Le défendeur fait donc valoir que, si l’on considère les circonstances de l’affaire Van Vlymen, précitée, il est clair qu’il s’agissait d’un cas d’espèce et que la décision Kozarov est davantage à propos en ce qui concerne l’interaction de l’article 6 de la Charte et des dispositions de la Loi. Je partage son avis.
[24] Dans l’affaire Kozarov, la demande de transfèrement avait été rejetée par le ministre en vertu des alinéas 10(1)b) et c) de la Loi, qui concernent le point de savoir si le délinquant a quitté le Canada avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente, ainsi que le point de savoir si le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada. Eu égard à la preuve, le ministre a conclu que le délinquant avait en réalité cessé de considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente et qu’il n’avait pas au Canada de liens familiaux suffisants pour justifier un transfèrement. Examinant l’incidence de la décision ministérielle sur la liberté de circulation et d’établissement du demandeur selon la Charte, le juge Harrington a estimé, aux paragraphes 27 et 28, que ni les alinéas 10(1)b) et c), ni l’article 8 de la Loi ne portaient atteinte à ladite liberté du demandeur :
Les limites actuelles imposées à la liberté de circulation et d’établissement de M. Kozarov découlent de ses propres actions et activités criminelles. Une conséquence prévisible et naturelle d’une déclaration de culpabilité est que l’État où l’infraction est commise et où le délinquant est arrêté peut incarcérer ce dernier. Une fois qu’il aura purgé sa peine, M. Kozarov aura le droit absolu comme tout autre citoyen de rentrer au pays. Il en serait de même si sa peine actuelle était commuée ou s’il obtenait un pardon. Chaque citoyen, contrairement à l’étranger et au résident permanent, bénéficie d’un droit constitutionnel lui garantissant la liberté de circulation et d’établissement (voir Catenacci c. Canada (Procureur général), 2006 CF 539).
Les autorités américaines ont toutefois prévu une condition au transfèrement de M. Kozarov, c’est-à-dire qu’il purge sa peine au Canada. Après son transfèrement, M. Kozarov ne pourrait pas invoquer immédiatement le droit que garantit la Charte à chaque citoyen de quitter le pays. Sa liberté serait à juste titre restreinte en application de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. J’en arrive donc à la conclusion que ni l’article 8 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants qui exige le consentement du délinquant, de l’entité étrangère et du Canada, ni les alinéas 10(1)b) et c) qui prévoient que le ministre doit examiner si M. Kozarov a des liens sociaux ou familiaux au Canada ou s’il a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente, ne portent atteinte à la liberté de circulation et d’établissement que la Charte garantit au demandeur.
[25] Le juge Harrington a ensuite examiné les différences entre un transfèrement selon la Loi et une extradition vers les États-Unis selon la Loi sur l’extradition, S.R.C. 1970, ch. E-21. Comparant les deux procédures, il s’est fondé sur un arrêt de la Cour suprême du Canada, États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469, pour conclure que, tandis qu’une extradition modifie clairement la liberté de circulation et d’établissement d’un citoyen, le transfèrement d’un délinquant ne fait nullement intervenir la liberté de circulation et d’établissement du délinquant. Il s’est exprimé ainsi, aux paragraphes 30 à 32 :
L’extradition prive le citoyen de son droit de demeurer au Canada et fait ainsi intervenir l’article 6 de la Charte. L’État joue dans de tels cas un rôle actif et non passif comme en l’espèce. Dans l’arrêt États-Unis c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469, la Cour suprême avait été saisie des questions constitutionnelles de savoir si l’extradition d’un citoyen canadien vers un État étranger constitue une violation de son droit de demeurer au Canada et, dans l’affirmative, si l’extradition dans les circonstances de l’affaire constituait une limite raisonnable au sens de l’article premier. Les États-Unis avaient demandé l’extradition de M. Cotroni pour qu’il réponde à une accusation de complot en vue de posséder et de faire le trafic de l’héroïne. Cependant, tous les actes de M. Cotroni relatifs au complot allégué avaient été commis lorsqu’il se trouvait au Canada.
La Cour suprême a conclu que la liberté de circulation et d’établissement de M. Cotroni avait été violée, mais que les dispositions pertinentes de la Loi sur l’extradition [S.R.C. 1970, ch. E-21] étaient justifiées au regard de l’article premier. À mon avis, le point essentiel dans cet arrêt se trouve à la page 1480 où M. le juge La Forest a écrit :
Le droit de demeurer dans son pays est tel que, s’il faut lui porter atteinte, cette atteinte doit être justifiée comme étant nécessaire pour réaliser un objectif raisonnable de l’État.
Cependant, il a ajouté à la page 1482 :
Un accusé peut revenir au Canada suite à son procès et à son acquittement ou, s’il a été reconnu coupable, après avoir purgé sa peine. Les répercussions de l’extradition sur les droits d’un citoyen de demeurer au Canada me paraissent avoir une importance secondaire. En fait, en ce qui concerne le Canada et les États-Unis, une personne reconnue coupable peut, dans certains cas, être autorisée à purger sa peine au Canada; voir Loi sur le transfèrement des délinquants, S.C. 1977-78, chap. 9 […]
La Loi en question a été remplacée par la Loi sur le transfèrement international des délinquants actuellement en vigueur.
Dans la présente affaire, c’est M. Kozarov qui a choisi de quitter le Canada et de commettre un crime aux États-Unis. En tant que citoyen canadien, il jouit du droit absolu de retourner au Canada une fois qu’il aura purgé sa peine. Pour le moment, il n’est pas du tout question de la liberté de circulation et d’établissement, mais plutôt du transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine. Si le ministre avait donné son consentement, M. Kozarov n’aurait pas pu à son arrivée au Canada se prévaloir immédiatement de sa liberté de circulation pour quitter le pays.
Liberté de circulation et d’établissement
[26] Le droit du demandeur d’entrer au Canada et d’en sortir est temporairement limité par la peine d’emprisonnement qui lui a été imposée aux États-Unis. La Loi sur le transfèrement international des délinquants vise à faciliter la réadaptation et la réinsertion sociale dans les cas qui le justifient, non à conférer à tous les Canadiens qui purgent des peines d’emprisonnement à l’étranger un droit automatique de revenir au Canada pour y purger leur peine. Ainsi que l’écrivait le juge Harrington, au paragraphe 32 de la décision Kozarov :
Pour le moment, il n’est pas du tout question de la liberté de circulation et d’établissement, mais plutôt du transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine. Si le ministre avait donné son consentement, M. Kozarov n’aurait pas pu à son arrivée au Canada se prévaloir immédiatement de sa liberté de circulation pour quitter le pays.
Je reconnais donc avec le juge Harrington que la Loi ne modifie pas la liberté de circulation et d’établissement conférée au demandeur par la Charte.
[27] Je souscris à la conclusion du juge Harrington pour qui, s’agissant d’un transfèrement selon la Loi, la liberté de circulation et d’établissement conférée par l’article 6 n’entre pas en jeu et que, si elle entrait en jeu, alors les dispositions contenues dans la Loi constitueraient une limite raisonnable à cette liberté, puisque ladite liberté du demandeur a déjà été restreinte par l’effet de ses propres actes illégaux.
[28] La liberté de circulation et d’établissement du demandeur selon l’article 6 de la Charte comprend le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. À l’évidence, ces droits sont restreints tant que le demandeur est incarcéré, aux États-Unis ou au Canada.
[29] Par ailleurs, le consentement du Canada à un transfèrement selon la Loi doit respecter l’accord international, qui n’autorise le transfèrement que pour favoriser la réadaptation du détenu. Par conséquent, le Canada ne saurait automatiquement consentir au transfèrement sans d’abord se demander si cela répondra à l’objet de l’accord international, qui est de favoriser la réadaptation du détenu.
Deuxième question : Le ministre a-t-il commis une erreur, aux termes de l’article 10 de la Loi, en refusant d’accorder au demandeur la possibilité de purger au Canada le reste de sa peine d’emprisonnement?
[30] S’agissant du fond de la décision du ministre, la question soumise à la Cour est celle de savoir si cette décision était raisonnablement fondée sur la preuve que le ministre avait devant lui, ou si la décision de refuser le transfèrement du demandeur a été prise sans égard à cette preuve, la rendant ainsi déraisonnable.
[31] Comme je l’écrivais au début, le ministre a rendu deux décisions sur la demande de transfèrement, la première le 20 mars 2007 et la deuxième à la suite d’une nouvelle demande du demandeur, le 23 octobre 2007. Si l’on considère ensemble les deux décisions, les facteurs déterminants qui ont conduit au refus du ministre étaient les suivants :
1. le retour du demandeur menace la sécurité du public et la sécurité du Canada;
2. il n’est pas établi que les traitements suivis par le demandeur ont permis d’atténuer le risque qu’il pose;
3. le demandeur ne considère plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente.
[32] Outre la déclaration personnelle du demandeur et les lettres de soutien l’accompagnant, le ministre avait devant lui la preuve suivante lorsqu’il a rendu les décisions susmentionnées :
1. les rapports du SCC entérinés par Mme Keravel le 22 novembre 2006 et le 14 mai 2007 respectivement;
2. une note de service de « Roy & Sharif » classée « confidentielle » et datée du 16 janvier 2007, qui donne un aperçu général du cas du demandeur et résume les facteurs devant être pris en compte par le ministre;
3. une note de service de « Sharif » (sic) classée « confidentielle » et datée du 15 mars 2007, qui décrit la nature des infractions commises par le demandeur et informe le ministre qu’un refus fondé sur le fait que le demandeur constitue un risque pour la sécurité du Canada [traduction] « serait conforme aux propos que [le ministre] a tenus publiquement sur des questions semblables ».
[33] Après examen de cette preuve, ainsi que de la preuve produite par le demandeur et par sa famille, la Cour arrive à la conclusion que, bien que la décision du ministre de ne pas consentir au transfèrement soit de nature discrétionnaire et commande le niveau le plus élevé de retenue, le dossier montre clairement que les décisions contestées laissent de côté la preuve que le ministre avait devant lui et, pour les motifs suivants, elles doivent être annulées.
[34] Dans les deux décisions rendues par le ministre, il était écrit que rien ne prouvait que les traitements suivis par le demandeur avaient permis d’atténuer le risque qu’il posait. Le dossier montre clairement toutefois que le demandeur a suivi pendant une année complète une thérapie intensive et une éducation psychosexuelle, à ses propres frais, et qu’il est plein de remords pour les crimes qu’il a commis. Cela suppose à tout le moins que le demandeur était disposé à se soumettre de sa propre initiative à des traitements intensifs en raison d’une réelle volonté de réadaptation.
[35] Par ailleurs, le dossier montre que le demandeur a accepté sa peine et a « admis la responsabilité de ses actes ». Ce fait était reconnu et mentionné dans la note de service du 16 janvier 2007 adressée au ministre par « Roy & Sharif », où l’on peut lire ce qui suit : [traduction] « S’agissant de Getkate, ce délinquant est relativement jeune et il semble, hormis son plaidoyer de non-culpabilité, qu’il a admis la responsabilité de ses actes ».
[36] Eu égard à la preuve susmentionnée, qui montre que le demandeur s’est soumis à des traitements et que les traitements ont été bien reçus, il est tout à fait déraisonnable de la part du ministre d’avoir fondé sa décision sur l’idée selon laquelle rien ne permettait d’affirmer que le risque posé par le demandeur s’était atténué à la faveur de sa période de détention.
[37] Une autre difficulté sérieuse que pose la décision du ministre concerne sa conclusion selon laquelle le transfèrement du demandeur doit être refusé parce qu’il [traduction] « ne [considérait] plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente ». Ce motif, qui n’apparaissait pas dans la première décision du ministre, comptait parmi les motifs du refus opposé par le ministre dans sa deuxième décision datée du 23 octobre 2007. Cependant, après examen du dossier, cette preuve pointe dans une direction tout à fait opposée.
[38] D’abord, les rapports du SCC qui recommandaient au ministre de consentir au transfèrement du demandeur mentionnent clairement que le demandeur a encore des liens sociaux et familiaux étroits au Canada et qu’il n’a jamais eu l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente :
[traduction] M. Getkate n’a pas quitté le Canada ni n’est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence. Les évaluations communautaires menées auprès de ses grands-parents, de ses tantes, de ses oncles et des amis de la famille entre avril et mai 2005, puis à nouveau le 6 août 2006, confirment que les liens sociaux et familiaux qu’il a au Canada sont encore solides. Lorsqu’il sera libéré, ses grands-parents lui offriront un soutien affectif et financier ainsi que l’hébergement. Tous les autres sont disposés à lui apporter divers degrés de soutien aux fins d’un transfèrement.
[39] Deuxièmement, on ne trouve non plus, dans la note de service de « Roy & Sharif » datée du 16 janvier 2007, aucun indice d’une intention du demandeur de ne plus vivre au Canada. En fait, la note de service, qui fut probablement rédigée par des membres du personnel du ministre, indique, dans son aperçu général, que le demandeur compte au Canada plusieurs amis et proches qui sont disposés à lui apporter leur soutien pour le cas où son transfèrement serait approuvé. En outre, s’agissant des facteurs à prendre en compte en vertu de l’article 10 de la Loi, la note de service précise que, hormis l’alinéa 10(1)a), qui concerne la sécurité du Canada, l’article 10 ne renferme aucun autre motif susceptible de justifier le refus du transfèrement du demandeur :
[traduction] Dans l’examen de ce dossier, vous vous en remettrez à la Loi sur le transfèrement international des délinquants, dont la partie pertinente est annexée pour votre commodité. Sauf l’exception possible de l’alinéa 10(1)a), il ne semble pas que, après examen des critères énoncés dans l’article 10, un refus de transfèrement serait justifié.
Sur ce fondement, il est difficile de voir à quelle « preuve » se réfère le ministre.
[40] Par ailleurs, un simple examen des faits montre que le demandeur n’a jamais cessé, ni eu l’intention de cesser, de considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente. Comme je l’écrivais au début, il a quitté le Canada la première fois en 1996 lorsqu’il est allé vivre avec sa mère en Géorgie. Durant cette période, le demandeur était mineur et l’on ne saurait donc dire qu’il a volontairement quitté le Canada. Une fois majeur, le demandeur est retourné au Canada en 2000, quoique pour une période prolongée seulement. Lorsqu’il est revenu aux États-Unis en février 2001, c’était dans l’intention de poursuivre ses études au Clayton State College and University, une institution qu’il fréquentait grâce à une [traduction] « bourse HOPE complète ». Au vu d’une preuve contraire aussi claire et indiscutable, la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur ne considérait plus le Canada comme le lieu de sa résidence permanente est déraisonnable à première vue et doit être annulée.
[41] Finalement, la Cour croit aussi qu’il n’apparaît nulle part dans le dossier que le demandeur constitue une menace pour la sécurité du public ou la sécurité du Canada. Le ministre tente d’invoquer la disposition pour montrer que le demandeur constituerait une menace générale pour la population s’il devait revenir au Canada, mais l’emploi de l’expression « menace pour la sécurité du Canada » a toujours été limité, dans les autres lois, aux menaces de terrorisme et de guerre en général contre le Canada ou aux menaces pour la sécurité de la population tout entière. En l’espèce, le demandeur constitue peut-être une menace générale pour certains segments de la société canadienne pour le cas où il récidiverait, mais il ne constitue manifestement aucune « menace pour la sécurité du Canada » selon le sens donné à cette expression telle qu’elle figure dans d’autres textes, par exemple la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 ou la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23. Si la menace pour la sécurité du Canada était simplement le risque de voir le délinquant récidiver, alors un tel facteur pourrait s’appliquer à tout détenu qui sollicite un transfèrement.
[42] La Cour reconnaît la gravité des actes commis par le demandeur et le tort qu’ils ont entraîné, mais la question ici est de savoir si le fait d’accéder à la demande de transfèrement faite par le demandeur faciliterait et renforcerait sa réadaptation et sa réinsertion dans la société canadienne. Comme le montre la preuve, un tel transfèrement serait conforme à l’objet et aux dispositions de la Loi, et la décision du ministre a sans raison laissé de côté cette preuve.
[43] La Cour suprême écrivait ce qui suit, au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir :
La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[44] En l’espèce, les motifs invoqués par le ministre vont à l’encontre de la preuve ainsi que de l’évaluation et des recommandations de son propre ministère. La Cour doit conclure que la décision ne peut être justifiée ni rendue intelligible à l’intérieur du processus décisionnel.
[45] Par conséquent, pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision du ministre sera annulée et l’affaire sera renvoyée au ministre pour nouvelle décision conforme aux présents motifs.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens;
2. Les deux décisions du ministre sont annulées et l’affaire est renvoyée au ministre pour nouvelle décision dès que les circonstances le permettront.