Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2009] 2 R.C.f.     schering-plough canada inc. c. pharmascience inc.

A-147-08

2008 CAF 230

Sepracor Inc. (appelante) (intimée)

c.

Schering-Plough Canada Inc. et Schering Corporation (intimées) (demanderesses)

et

Pharmascience Inc. et le ministre de la Santé (intimés) (défendeurs)

Répertorié : Schering-Plough Canada Inc. c. Pharma-science Inc. (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Pelletier et Ryer, J.C.A.—Toronto, 16 juin; Ottawa, 27 juin 2008.

Pratique — Demandes — Appel de la décision de la Cour fédérale dans laquelle l’avis de comparution de Sepracor Inc., en sa qualité de brevetée défenderesse dans le cadre d’une demande d’interdiction, a été radié parce qu’il ne respectait pas la règle 305 et la formule 305 des Règles des Cours fédérales — La règle 305 précise que le défendeur qui entend s’opposer à la demande dépose un avis de comparution établi selon la formule 305 — L’avis de comparution de Sepracor Inc. indiquait qu’elle entendait participer à la demande au lieu de déclarer qu’elle s’y opposait — La règle 305 permet implicitement aux défendeurs qui ne s’opposent pas à la demande de déposer un avis de comparution en modifiant la formule 305 pour refléter les intérêts qu’ils défendent — La formule employée par Sepracor Inc. était appropriée, même s’il aurait été préférable qu’elle expose sa position de façon plus catégorique — Les défendeurs ne seraient pas tenus de présenter une requête en vue d’être constitués parties à l’instance à titre de demandeurs ou d’intervenants — Les questions au sujet de l’équité procédurale et du bon déroulement de l’instance peuvent être traitées au fur et à mesure qu’elles surgissent.

Interprétation des lois — Règle 305 des Règles des Cours fédérales  La règle 305 oblige explicitement les défendeurs qui s’opposent à la demande de déposer un avis de comparution établi selon la formule 305 et permet implicitement aux défendeurs qui ne s’opposent pas à la demande de déposer un avis de comparution qui reflète les intérêts qu’ils défendent.

Juges et Tribunaux — Les conclusions de la Cour fédérale dans des décisions antérieures vont à l’encontre de deux décisions rendues par des juges de la Cour d’appel fédérale siégeant en qualité de juge des requêtes — Comme il ne s’agissait pas de décisions de la Cour, il n’était pas question que la Cour soit liée par sa propre jurisprudence.

Il s’agissait d’un appel de la décision de la Cour fédérale dans laquelle l’avis de comparution de Sepracor Inc., en sa qualité de brevetée défenderesse dans le cadre d’une demande d’interdiction introduite par Schering-Plough Canada Inc. et Schering Corporation en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement), a été radié parce qu’il ne respectait pas la règle 305 et la formule 305 des Règles des Cours fédérales (les Règles), étant donné que Sepracor Inc. y indiquait qu’elle entendait participer à la demande au lieu de déclarer qu’elle s’y opposait. La règle 305 précise que « le défendeur, s’il entend s’opposer à la demande, signifie et dépose un avis de comparution, établi selon la formule 305. » Le texte de la formule 305 est fort laconique : « Le défendeur a l’intention de s’opposer à la présente demande. »

En radiant l’avis de comparution de Sepracor Inc., le juge des requêtes a statué que si Sepracor Inc. souhaitait faire valoir son point de vue à l’appui de la demande, elle pouvait réclamer le statut d’intervenante ou demander d’être jointe à titre de partie demanderesse.

La question en litige était celle de savoir comment les personnes qui sont désignées comme défendeurs dans une demande régie par la partie V des Règles doivent procéder lorsqu’elles ne s’opposent pas à la demande mais souhaitent quand même intervenir à l’instance.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Un breveté est tenu d’être une partie dans une demande en application du Règlement. Une partie a droit à l’avocat de son choix. Le breveté qui est représenté par son propre avocat, à l’instar de Sepracor Inc., devrait participer à l’instance comme défendeur parce que son intérêt n’est pas nécessairement identique à celui du demandeur. Le breveté, en tant que partie dont la présence est nécessaire au règlement des questions en litige, a pleinement le droit de défendre ses propres intérêts dans le cadre de l’instance.

Ces conclusions vont à l’encontre de deux décisions rendues par des juges de la Cour d’appel fédérale siégeant en qualité de juge des requêtes qui ont statué que la qualité de défendeur est réservée à ceux qui s’opposent véritablement à la demande. Le corollaire de cette position est qu’à cause de la règle 145, le breveté n’a pas le droit de recevoir signification des documents ultérieurs. Comme il s’agit de deux décisions rendues par un juge unique, il n’était pas question que la Cour soit liée par sa propre jurisprudence. Qui plus est, aucune règle pertinente n’a censément été portée à l’attention de la Cour.

Les Règles ne devraient pas être interprétées de manière à priver certains défendeurs de leur droit de participer à l’instance. La règle 305 peut être interprétée comme obligeant explicitement les défendeurs qui s’opposent à la demande de déposer un avis de comparution établi selon la formule 305 et comme permettant implicitement aux défendeurs qui ne s’opposent pas à la demande de déposer un avis de comparution qui reflète les intérêts qu’ils défendent.

La formule employée par Sepracor Inc., indiquant qu’elle entendait participer à la demande, est appropriée. Ceci étant dit, il aurait été préférable qu’elle soumette un avis de comparution exposant cette position de façon plus catégorique, telle que « [l]a défenderesse X entend appuyer la demande ».

Les défendeurs qui ne s’opposent pas à la demande ne seraient pas tenus de présenter une requête en vue d’être constitués parties à l’instance à titre de demandeurs ou, encore moins, à titre d’intervenants. Dans la mesure où il est possible d’ordonner la gestion de l’instance, surtout dans le cas d’une instance visée par le Règlement, les questions au sujet de l’équité procédurale et du bon déroulement de l’instance peuvent être traitées au fur et à mesure qu’elles surgissent.

lois et règlements cités

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 6(1) (mod. par DORS/2006-242, art. 3), 6(4).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 5, 102, 145, 303, 305, 369, formule 305.

jurisprudence citée

décisions non suivies :

Société Canadian Tire c. Canadian Bicycle Manufacturers Assn., 2005 CAF 408; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2001 CAF 4.

décision appliquée :

Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2004 CF 570.

décisions examinées :

Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., [1997] A.C.F. no 162 (1re inst.) (QL); Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2000] A.C.F. no 248 (1re inst.) (QL).

décision citée :

Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 324

APPEL de la décision de la Cour fédérale (2008 CF 359) dans laquelle l’avis de comparution de Sepracor Inc., indiquant que cette dernière entendait participer à la demande au lieu de déclarer qu’elle s’y opposait, a été radié parce qu’il ne respectait pas la règle 305 et la formule 305 des Règles des Cours fédérales. Appel accueilli.

ont comparu :

James E.Mills pour l’appelante (intimée).

Steven Tanner pour les intimées (demanderesses).

Nicholas McHaffie pour l’intimée (défenderesse) Pharmascience Inc.

Aucune comparution pour l’intimé (défendeur) le ministre de la Santé.

avocats inscrits au dossier :

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., Ottawa, pour l’appelante (intimée).

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour les intimées (demanderesses).

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour l’intimée (défenderesse) Pharmascience Inc.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1] Le juge Pelletier, J.C.A. : La question en litige dans le présent appel est celle de savoir comment les personnes qui sont désignées comme défendeurs dans une demande régie par la partie 5 [règles 300 à 334] des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] (les Règles), doivent procéder lorsqu’elles ne s’opposent pas à la demande mais souhaitent quand même intervenir à l’instance. La présente affaire porte sur le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 [le Règlement], mais le principe en cause est d’une vaste application.

[2] La présente question est soulevée dans le cadre de l’appel interjeté par Sepracor Inc. de la décision de la Cour fédérale publiée sous l’intitulé Schering-Plough Canada Inc. c. Pharmascience Inc., 2008 CF 359, dans laquelle le présumé avis de comparution de Sepracor a été radié parce qu’il ne respectait pas la règle 305 et la formule 305 [des Règles], étant donné que Sepracor y indiquait qu’elle entendait participer à la demande au lieu de déclarer qu’elle s’y opposait. Il est acquis aux débats que Sepracor avait l’intention de participer à la demande en soutenant la thèse défendue par les demanderesses [les intimées dans le présent appel].

LES FAITS

[3] Schering-Plough Canada Inc. et Schering Corporation (ci-après Schering) ont introduit une demande d’interdiction en vertu du paragraphe 6(1) [mod. par DORS/2006-242, art. 3] du Règlement en réponse à l’avis d’allégation signifié à Schering-Plough Canada Inc. en sa qualité de titulaire de l’avis de conformité délivré relativement au médicament en litige (et, partant, en sa qualité de « première personne » au sens du Règlement). Schering Corporation est la propriétaire d’un des deux brevets inscrits au registre des brevets à l’égard du médicament au sujet duquel Pharmascience sollicite la délivrance d’un avis de conformité relativement à sa version générique de ce médicament. Sepracor est propriétaire du second brevet. Schering-Plough Canada Inc. et Schering Corporation sont des sociétés connexes et elles sont représentées par le même avocat. Sepracor n’a aucun lien avec les deux autres sociétés et elle est représentée par son propre avocat.

[4] Le paragraphe 6(4) [du Règlement] dispose :

6. […]

(4) Lorsque la première personne n’est pas le propriétaire de chaque brevet visé dans la demande mentionnée au paragraphe (1), le propriétaire de chaque brevet est une partie à la demande.

[5] Dans le cas qui nous occupe, la brevetée Schering Corporation a été désignée à titre de demanderesse mais Sepracor, qui est aussi une brevetée, a été désignée comme défenderesse dans la demande d’interdiction. Elle devait être désignée comme défenderesse pour deux raisons, que l’on trouve à la règle 303 des Règles, qui dispose :

303. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le demandeur désigne à titre de défendeur :

a) toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée, autre que l’office fédéral visé par la demande;

b) toute autre personne qui doit être désignée à titre de partie aux termes de la loi fédérale ou de ses textes d’application qui prévoient ou autorisent la présentation de la demande.

[6] Ces deux critères s’appliquent aussi à Schering Corporation. Je reviendrai plus loin sur cette question.

[7] Comme on pouvait s’y attendre, la Cour fédérale a conclu que Sepracor avait été régulièrement désignée à titre de défenderesse, et cette conclusion n’est pas attaquée.               

[8] Ayant reçu signification de l’avis de demande, Sepracor a répondu en déposant un avis de comparution qui portait : [traduction] « [l]a défenderesse, Sepracor, entend participer à la présente demande ». Pharmascience a ensuite présenté une requête en radiation de l’avis de comparution de Sepracor au motif qu’elle ne s’était pas conformée à la règle 305 et à la formule qui y est associée. La règle 305 est ainsi libellée :

305. Dans les 10 jours après avoir reçu signification de l’avis de demande, le défendeur, s’il entend s’opposer à la demande, signifie et dépose un avis de comparution, établi selon la formule 305.

[9] Le texte de la formule 305, intitulée « Avis de comparution », est fort laconique : « [l]e défendeur a l’intention de s’opposer à la présente demande ».

[10] Phamascience a saisi la Cour d’une requête en radiation de l’avis de comparution de Sepracor pour défaut de se conformer à la règle 305. Pour ce faire, elle s’est fondée sur deux décisions rendues par des juges siégeant en qualité de juge des requêtes en vertu de la règle 369 : Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2001 CAF 4 (Socan) (le juge Stone) et Société Canadian Tire c. Canadian Bicycle Manufacturers Assn., 2005 CAF 408 (Canadian Tire) (le juge Evans). Le juge Beaudry de la Cour fédérale a fait droit à la requête.

[11] L’essentiel de la décision du juge Beaudry se trouve dans les deux paragraphes suivants [21 et 22] :

La vraie question qui se pose à la Cour n’est pas de savoir si l’avis de comparution devrait être radié, annulé ou rejeté parce que la formule 305 est entachée d’un vice de forme, mais plutôt de savoir si Sepracor peut faire des observations en appui à la demanderesse, Schering-Plough, en raison du fait qu’elle a modifié son avis de comparution afin d’y refléter ses vrais  intérêts. À mon avis, Sepracor ne peut pas le faire.

Je suis d’accord avec l’affirmation de Pharmascience selon laquelle l’arrêt Canadian Tire, précité, s’applique à la présente affaire; par suite de cet arrêt de la Cour d’appel fédérale, Sepracor ne peut pas présenter et signifier un avis de comparution modifié dans le but de présenter des observations en appui à la position de la demanderesse, Schering-Plough. Seul un défendeur qui a l’intention de s’opposer à la demande peut présenter et signifier un avis de comparution.                          

[12] Le juge des requêtes a poursuivi en déclarant que, si Sepracor souhaitait faire valoir son point de vue à l’appui de la demande, elle pouvait réclamer le statut d’intervenante ou demander d’être jointe à titre de partie demanderesse.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

[13] Sepracor interjette appel de la décision de la Cour fédérale au motif qu’elle a commis une erreur en suivant l’arrêt Canadian Tire. Sepracor fait valoir que, comme seule la « première personne » peut réclamer une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à un fabricant de médicaments génériques, une simple brevetée comme Sepracor n’a pas le droit d’être constituée demanderesse. Sepracor ne peut donc prendre part à la présente instance que comme défenderesse, ainsi qu’il résulte du rapprochement du paragraphe 6(4) du Règlement et de la règle 305.

[14] Sepracor n’est pas d’accord pour dire qu’elle ne peut prendre part à la présente instance que comme intervenante ou que si elle est constituée demanderesse à l’instance parce qu’en dépit du fait que son avis de comparution a été radié, elle est demeurée partie à la présente demande et qu’elle jouit à ce titre des pleins droits de participation reconnus à une partie (Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2004 CF 570, au paragraphe 19).

[15] Sepracor affirme que la seule conséquence que comporte la radiation de son avis de comparution est de la priver du droit de recevoir signification des documents ultérieurs, par application de la règle 145 :

145. Sous réserve du paragraphe 207(2), lorsqu’une personne a reçu signification d’un acte introductif d’instance et qu’elle se trouve dans l’une des situations suivantes, la signification des autres documents dans le cadre de l’instance n’est requise que si la Cour l’ordonne :

a) la personne n’a pas envoyé d’avis de comparution ni déposé de défense dans le délai prévu par les présentes règles;

b) elle n’a pas d’adresse aux fins de signification.

[16] En fin de compte, Sepracor affirme que la modification qu’elle a apportée à la formule 305 est la solution pratique qu’elle a trouvée pour résoudre une situation qui n’avait pas été envisagée par le législateur, notamment dans le contexte du Règlement.

[17] La thèse de Pharmascience est qu’elle a le droit de se fonder sur l’état du droit tel qu’il a été exposé dans les arrêts Socan et Canadian Tire. Elle conteste l’argument de Sepracor suivant lequel elle n’a pas le droit d’être constituée codemanderesse étant donné que Schering Corporation, l’autre brevetée, est déjà demanderesse dans la présente demande.

[18] Pharmascience maintient que Sepracor ne peut appuyer la demande qu’en présentant une requête en vue d’être constituée codemanderesse, conformément à l’arrêt Canadian Tire, auquel cas sa participation sera assujettie à certaines limites pour s’assurer qu’il n’y a pas double emploi en ce qui concerne les éléments de preuve ou le contre-interrogatoire des témoins. Lors des débats, la Cour a souligné qu’elle pouvait prendre des mesures semblables, notamment en ce qui concerne l’ordre de présentation des dossiers et de la preuve, pour faciliter le bon déroulement de l’instance et ce, même si Sepracor était défenderesse. La Cour s’est demandé pourquoi il était important pour Pharmascience que Sepracor soit constituée demanderesse ou défenderesse, dès lors que l’équité et le bon déroulement de la procédure étaient assurés. L’avocat de Pharmascience n’a pas été en mesure de répondre à ces objections, se contentant de dire que sa cliente avait le droit de se fonder sur les règles de droit énoncées dans l’arrêt Canadian Tire.

ANALYSE

[19] Pourquoi la personne qui doit, selon la loi, être constituée partie défenderesse à une demande devrait-elle réclamer une ordonnance la désignant comme partie demanderesse (ou comme intervenante) dans la même demande avant de pouvoir prendre part à celle-ci pour appuyer la position défendue par la partie demanderesse? Dans les arrêts Socan et Canadian Tire, on a statué que la qualité de défendeur est réservée à ceux qui s’opposent « véritablement » à la demande.

[20] En raison de l’importance que revêtent les arrêts Socan et Canadian Tire dans le présent litige, il convient de commencer en donnant quelques éclaircissements à leur sujet. Ces deux arrêts sont des décisions rendues par un juge unique de notre Cour siégeant comme juge des requêtes en vertu de la règle 369. Il s’agit donc de décisions émanant de juges de notre Cour mais non de décisions de la Cour, ce qui ne diminue en rien leur valeur de persuasion, mais démontre bien qu’il n’est pas question en l’espèce que la Cour soit liée par sa propre jurisprudence. Comme nous le verrons, un des facteurs dont on tient compte pour déterminer la valeur à accorder à ces décisions est le fait qu’aucune règle pertinente n’a été soumise à l’attention de la Cour.

[21] La Cour fédérale s’est penchée à plusieurs reprises sur cette question. Dans l’affaire Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., [1997] A.C.F. no 162 (1re inst.) (QL), qui a été jugée avant la révision effectuée aux Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] en 1998, Pfizer, qui était la première personne dans une affaire concernant le Règlement, avait désigné le breveté comme demandeur dans une demande d’interdiction. Apotex, qui était l’unique défenderesse, réclamait une ordonnance enjoignant aux deux demanderesses d’être représentées par le même avocat. La Cour fédérale a rejeté la demande en expliquant que le breveté devait être constitué partie à l’instance et qu’il n’existait aucun fondement pour l’empêcher de retenir les services de l’avocat de son choix. En revanche, la Cour a jugé que les deux demanderesses « doivent coordonner leurs efforts afin d’éviter les chevauchements à l’égard de fait et de droit qu’ils désirent soulever de sorte que la seconde personne n’ait pas à réfuter la même thèse plus d’une fois et à assumer les frais que cela entraîne » (au paragraphe 14).

[22] Dans l’affaire Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2000] A.C.F. no 248 (1re inst.) (QL), une autre affaire portant sur le Règlement, la demanderesse Apotex avait acquiescé à l’adjonction du breveté du médicament en cause en tant que défendeur à sa demande (qui semblait être de la nature d’une requête en bref de mandamus). Apotex soutenait que les droits de participation du breveté se bornaient à certaines des réparations demandées. La juge McGillis a écarté cet argument en expliquant que « [e]n sa qualité de partie, Bristol-Myers a donc le droit de participer pleinement à l’exercice de tous les droits qui sont reconnus à une partie dans une instance » (au paragraphe 5). La juge McGillis a poursuivi en expliquant qu’il n’était pas souhaitable de chercher à restreindre les droits de participation d’une partie, car cela provoquerait simplement d’autres requêtes interlocutoires.

[23] Dans l’affaire Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2004 CF 570 (Aventis Pharma), qui portait elle aussi sur le Règlement, Aventis Pharma Inc., la première partie dans la demande d’ordonnance d’interdiction, avait désigné le breveté comme défendeur. Aventis Pharma et le breveté n’étaient pas des sociétés liées et elles étaient représentées par des avocats distincts. Le breveté avait soumis des éléments de preuve qui étaient différents de ceux déposés par Aventis Pharma à l’appui de son brevet. Apotex soutenait que cette façon de procéder constituait un abus de procédure. Elle réclamait donc la radiation des éléments de preuve. La juge Gauthier a estimé que le breveté avait le droit à la fois d’être représenté par l’avocat de son choix (et, partant, de prendre part à l’instance en qualité de défendeur) et d’avoir l’occasion de présenter l’intégralité de sa cause en déposant des éléments de preuve qui ne faisaient pas double emploi avec ceux d’Aventis Pharma. Elle a fait remarquer que « il peut exister de bonnes raisons sur le plan commercial pour expliquer pourquoi Schering peut avoir ses propres raisons de contester la validité de certaines revendications qui peuvent revêtir moins d’importance pour un titulaire de licence comme Aventis » (au paragraphe 22). Notre Cour a repris ces propos en les faisant siens dans l’arrêt Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 324, au paragraphe 22.

[24] Il est curieux de constater qu’aucune de ces décisions ne parle de la règle 102, qui figure à la partie 3 des Règles intitulée « Règles applicables à toutes les instances ». La règle 102 dispose :

102. Deux ou plusieurs personnes représentées par le même avocat peuvent être jointes dans une même instance à titre de codemandeurs ou de co-appelants dans les cas suivants :

a) si des instances distinctes étaient engagées par chacune de ces personnes, les instances auraient en commun un point de droit ou de fait;

b) les réparations demandées, à titre conjoint, solidaire ou subsidiaire, ont essentiellement le même fondement.

[25] L’affaire Pfizer a été jugée avant la révision apportée en 1998 aux Règles de la Cour fédérale, mais la défenderesse avait de toute évidence la règle 102 en tête dans cette affaire lorsqu’elle réclamait une ordonnance enjoignant aux deux demanderesses d’être représentées par le même avocat. Dans le jugement Pfizer, la Cour a bien précisé que toute partie a droit à l’avocat de son choix. Ainsi qu’il a été reconnu dans le jugement Aventis Pharma, la conséquence de ce choix, dans le cas du breveté dans une instance visée par le Règlement, est que le breveté est alors tenu de prendre part à la demande en qualité de partie défenderesse. L’affaire Pfizer n’aurait peut-être pas été tranchée comme elle l’a été si la règle 102 avait existé ou, si elle avait été portée à l’attention de la Cour, dans l’hypothèse où elle aurait existé sous une autre forme sous le régime des anciennes Règles. Mais surtout, rien ne permet de penser que la règle 102 a été portée à l’attention des juges qui ont décidé les affaires Socan et Canadian Tire.

[26] Les juges de la Cour fédérale ont donc conclu, pour des raisons tenant au fond, que le breveté qui est désigné comme défendeur dans une demande a le droit d’appuyer cette demande sans avoir à demander d’être constitué codemandeur. Bien que, dans l’affaire Pfizer, la Cour ait permis aux codemanderesses d’être représentées par des avocats différents, le jugement Aventis Pharma laisse entrevoir que la meilleure solution consiste plutôt à faire participer comme défendeur le breveté qui est représenté par son propre avocat. La règle 102 confirme cette intuition. Le principe sous-jacent est, comme notre Cour l’a reconnu, que l’intérêt du breveté dans l’instance n’est pas nécessairement identique à celui du demandeur. Le breveté, en tant que partie dont la présence est nécessaire au règlement des questions en litige, a pleinement le droit de défendre ses propres intérêts dans le cadre de l’instance.

[27] Ces conclusions vont à l’encontre de celles tirées dans les arrêts Socan et Canadian Tire. Comme les conclusions tirées dans l’arrêt Socan ont essentiellement été reprises dans l’arrêt Canadian Tire, la solution la plus simple consiste à reproduire ici les passages pertinents de l’arrêt Canadian Tire, après avoir rappelé quelques-uns des principaux faits à l’origine du litige. L’affaire Canadian Tire portait sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur concernant l’importation au Canada de bicyclettes et le préjudice que cette importation avait causé à l’industrie canadienne de la bicyclette. Les tenants de chaque point de vue étaient fort nombreux. Le Tribunal a donné gain de cause aux fabricants canadiens de bicyclettes et a recommandé l’imposition d’une surtaxe sur certaines bicyclettes importées. Canadian Tire, en tant que vendeur de bicyclettes importées, a introduit une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Certains des fabricants étrangers, dont les marchandises étaient assujetties à la surtaxe et qui étaient désignés comme défendeurs dans la demande, ont déposé un avis de comparution dans lequel ils indiquaient qu’ils appuyaient la demande. La défenderesse principale, la Canadian Bicycle Manufacturer’s Association, a saisi la Cour d’une requête tendant à faire radier les avis de comparution en question au motif qu’ils étaient irréguliers. Voici le texte intégral des passages pertinents des motifs du juge Evans [aux paragraphes 8 à 14] :

De l’avis des productrices canadiennes, l’article 305 des Règles signifie que seul un défendeur qui entend s’opposer à la demande peut signifier et déposer un avis de comparution. Étant donné que l’avis de comparution signifié et déposé par les importatrices énonce que celles-ci [traduction] « appuient la demande », il n’est pas conforme à l’article 305 des Règles, et la Cour devrait le rejeter.

Au soutien de cette interprétation de l’article 305 des Règles, les productrices canadiennes invoquent une décision par laquelle le juge Stone, dans l’arrêt Société Canadienne des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique c. Canadian Assn. of Internet Providers, 2001 CAF 4 (SOCAN), a rayé le dossier de deux parties qui ne s’opposaient pas à une demande, mais qui avançaient au contraire des arguments appuyant la demande. Le juge s’est exprimé comme suit (au paragraphe 11) :

Selon moi, l’article 305 est au coeur du régime établi par la partie 5 des Règles. Cet article exige que les intimés désignés fassent connaître leur intention de « s’opposer à la demande » par un avis de comparution. Ceci permet aux parties et à la Cour de savoir au tout début quels intimés désignés vont en fait s’opposer à la demande en vertu de l’article 28. La signification et le dépôt d’un avis de comparution fait que tout intimé qui s’oppose véritablement à la demande se verra signifier toute la documentation déposée dans le cadre de la procédure, lui permettant ainsi de participer de façon efficace. Comme je l’ai déjà dit, à défaut du dépôt d’un avis de comparution, le paragraphe 145a) des Règles fait qu’un intimé désigné ne se verra pas signifier d’autres documents dans le cadre de la demande en vertu de l’article 28. [Non souligné dans l’original.]

En réponse, les importatrices présentent deux arguments. Elles affirment en premier lieu qu’il est possible d’établir une distinction d’avec l’arrêt concernant la SOCAN. Elles font remarquer que dans cette affaire, les intimées avaient le statut d’intervenantes devant la Commission du droit d’auteur, le tribunal administratif dont la décision faisait l’objet du contrôle. De plus, les intimées dans le dossier de la SOCAN avaient fait savoir dans leur avis de comparution qu’elles avaient l’intention de s’opposer à la demande de contrôle judiciaire, puis avaient déposé un dossier de demande au soutien de la demande de contrôle judiciaire.

Je ne suis pas d’accord. Les différences relevées ne sont pas pertinentes quant au raisonnement par lequel le juge Stone a conclu que l’article 305 des Règles ne permet aux défendeurs de déposer un avis de comparution que s’ils ont l’intention de s’opposer à une demande de contrôle judiciaire. L’article 305 vise à permettre aux parties et à la Cour de savoir rapidement, après l’introduction d’une instance, quels défendeurs ont l’intention de contester la demande et de limiter en conséquence la signification et le dépôt des dossiers de demande.

Il n’est pas pertinent, pour l’application de l’article 305 des Règles, qu’un défendeur ait pris part à titre de partie ou à titre d’intervenant à l’instance devant le tribunal visé par le contrôle. De même, il importe peu que les importatrices en l’espèce aient déclaré, lorsqu’elles ont déposé leur avis de comparution, qu’elles appuyaient la demande.

Les importatrices font valoir, en second lieu, que le fait de ne pas leur permettre de déposer un avis de comparution les priverait du droit à l’équité procédurale puisqu’elles n’auraient pas l’occasion de défendre leurs intérêts, qui seraient défavorablement touchés si la demande était rejetée. En effet, à moins d’avoir déposé un avis de comparution, elles n’auront aucun droit de recevoir avis des prochaines étapes ni des documents qui seront présentés en cours d’instance : article 145 des Règles. Elles expliquent que leur point de vue diffère de celui de la demanderesse, Canadian Tire, et qu’il se peut qu’elles veuillent présenter des arguments différents au soutien de la demande.

Je ne souscris pas à cet argument. Si les importatrices tiennent à s’assurer qu’il soit pleinement tenu compte de leurs intérêts, elles peuvent demander le statut d’intervenantes dans la demande de Canadian Tire conformément à l’article 109 des Règles. Une autre solution aurait été de demander l’autorisation d’être jointes à titre de demanderesses.

[28] La principale conclusion qui se dégage de ces deux décisions est que seul le défendeur qui s’oppose à la demande a le droit de déposer un avis de comparution en raison des conditions prévues à la règle 305. Le corollaire de cette position est qu’à cause de la règle 145, le breveté n’a pas le droit de recevoir signification des documents ultérieurs, ce qui peut être interprété comme un empêchement à prendre part à quelque titre que ce soit au reste de l’instance (on nous a d’ailleurs fait savoir que c’est le point de vue qu’a adopté le protonotaire en l’espèce). En revanche, on ne trouve dans les Règles aucune disposition qui prévoit que la personne qui n’a pas déposé d’avis de comparution doit être radiée comme partie. D’ailleurs, une telle disposition serait contraire au bon sens, puisque la raison même pour laquelle on constitue des personnes comme parties à l’instance est de s’assurer qu’elles soient liées par le résultat, ce qui n’est pas possible si ces personnes ne sont pas parties à l’instance. On se retrouve sinon dans une situation où des parties n’ont pas le droit de prendre part à l’instance mais sont néanmoins liées par le résultat de cette même instance.

[29] On ne peut éviter un tel cul-de-sac procédural en ordonnant, en vertu de la règle 145, de signifier au breveté les autres documents déposés dans l’instance étant donné qu’il ressort des arrêts Socan et Canadian Tire que le défendeur peut uniquement s’opposer à la demande. Dans l’arrêt Canadian Tire, la Cour a statué que ceux qui cherchent à appuyer la demande doivent présenter une requête en vue d’être constitués demandeurs ou intervenants. Le breveté a cependant le droit d’être représenté par son propre avocat et il se peut donc qu’il ne soit pas en mesure de se conformer à la règle 102, qui exige que les codemandeurs soient représentés par le même avocat. On pourrait ainsi en arriver à des situations anormales, comme la présente, où un breveté, en l’occurrence Schering Corporation, est lié à la partie demanderesse et est représenté par le même avocat que cette dernière et aurait donc le droit de participer à la demande alors que Sepracor, qui n’est pas liée à la demanderesse et qui est représentée par son propre avocat parce que les intérêts qu’elle défend sont distincts, ne pourrait prendre part à la demande.

[30] Un tel résultat ne pouvait être voulu par le législateur lorsqu’il a élaboré les Règles, même si le texte qu’il a rédigé comporte cette conséquence imprévue. Comme la règle 305 exige que ceux qui ont un intérêt dans l’affaire soient constitués défendeurs et ce, indépendamment de la nature de leur intérêt, compte tenu également du fait que les défendeurs qui ne déposent pas d’avis de comparution perdent leur droit de recevoir signification des autres documents déposés dans le cadre de l’instance (règle 145), il ne faut pas interpréter les Règles de manière à priver en fait certains défendeurs de leur droit de participer. La règle 305 peut être interprétée comme obligeant explicitement les défendeurs qui s’opposent à la demande à déposer un avis de comparution établi selon la formule 305 et comme permettant implicitement aux défendeurs qui ne s’opposent pas à la demande de déposer un avis de comparution qui reflète les intérêts qu’ils défendent.

[31] La règle 5 permet de modifier les formules prévues par les Règles selon les circonstances :

5. Les formules prévues par les présentes règles peuvent être adaptées selon les circonstances.

[32] Dans ces conditions, je suis d’avis que les défendeurs qui ne s’opposent pas à la demande ont le droit de déposer un avis de comparution en adaptant la formule 305 de manière à exprimer leur intérêt dans l’affaire. Vu les faits particuliers de la présente affaire, la formule employée en l’espèce : [traduction] « [l]a défenderesse, Sepracor, entend participer à la présente demande », me semble appropriée. Ceci étant dit, il aurait été préférable de soumettre un avis de comparution exposant cette position de façon plus catégorique, telle que « [l]a défenderesse X entend appuyer la demande ».

[33] En déposant un tel avis de comparution, la partie défenderesse évite la sanction prévue à la règle 145 qui, soulignons-le, parle seulement d’un avis de comparution et qui n’exige pas qu’un tel avis respecte une forme particulière. Le breveté défendeur est donc pleinement en mesure de défendre ses propres intérêts comme il sied à quiconque est censé être lié par l’issue de la demande.

[34] Il s’ensuit que je n’obligerais pas les défendeurs qui ne s’opposent pas à la demande à présenter une requête en vue d’être constitués parties à l’instance à titre de demandeurs ou, encore moins, à titre d’intervenants. Je vois peu d’avantages pour la personne qui jouit des droits et de la qualité de partie à l’instance de chercher à obtenir le statut limité et discrétionnaire d’intervenant.

[35] La participation de la défenderesse en une qualité autre que celle d’opposante à la demande peut soulever des questions au sujet de l’équité procédurale et du bon déroulement de l’instance. Dans la mesure où il est possible d’ordonner la gestion de l’instance, surtout dans le cas d’une instance visée par le Règlement, ces questions peuvent être traitées au fur et à mesure qu’elles surgissent.

[36] Je suis par conséquent d’avis de me dissocier du raisonnement suivi dans les arrêts Socan et Canadian Tire pour les motifs précités. Je suis d’avis d’accueillir l’appel avec dépens, d’annuler la décision de la Cour fédérale et de rétablir l’avis de comparution de Sepracor.

Le juge Nadon, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Ryer, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.