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[2009] 1 R.C.F.                                   canada c. northrop grumman overseas                                                            

A-310-07

2008 CAF 187

Procureur général du Canada (demandeur)

c.

Northrop Grumman Overseas Services Corporation et Lockheed Martin Corporation (défenderesses)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Northrop Grumman Overseas Services Corp. (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Létourneau, Sexton, et Ryer, J.C.A.Ottawa, 5 février; 22 mai 2008.

Commerce intérieur — Accord sur le commerce intérieur — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien sur le commerce extérieur (le TCCE) a accueilli en partie une plainte à l’égard d’une prétendue violation de l’art. 506(6) de l’Accord sur le commerce intérieur (l’ACI) qu’avait formulée Northrop Grumman Overseas Services Corporation (Northrop Overseas) en application de l’art. 30.11 de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur (Loi) et des dispositions applicables du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics (Règlement) — Northrop Overseas, une société améri­caine, prétendait que Travaux publics et Services gouverne­men­taux Canada (TPSGC), qui a publié une demande de proposition, n’avait pas évalué les soumissions conformément à la demande de proposition (la DDP) — TPSGC a contesté le fait que le TCCE avait compétence pour instruire la plainte parce que Northrop Overseas n’avait pas qualité pour la déposer — Le ch. 5 de l’ACI porte sur les marchés publics — Trois conditions doivent être remplies pour que le ch. 5 de l’ACI s’applique : 1) le marché doit avoir été passé par un gouvernement ou une entité énumérée; 2) l’entité doit avoir passé un marché au Canada; et 3) la valeur du marché doit être égale ou supérieure aux seuils monétaires prévus — Conformément à l’art. 30.11(1) de la Loi, Northrop Overseas devait démontrer qu’elle était un« fournisseur potentiel » qui avait soumissionné pour un« contrat spécifique » (art. 30.1 de la Loi et art. 3(1) du Règlement) visé à l’art. 502 de l’ACI — Elle n’a pas satisfait à l’exigence découlant des mots « au Canada » – Il y a un lien entre la définition d’un « fournisseur canadien » et l’exigence découlant des mots « au Canada » aux art. 101(1) et 502(1) de l’ACI en ce qui concerne la partie du marché qui n’est pas une entité gouvernementale — La majorité a statué que l’expression « au Canada » exige une présence suffisante au Canada et que l’entité doit avoir un établissement ou un « établissement stable » au Canada pour répondre à la définition de « fournisseur canadien » prévue
à l’art. 518 de l’ACI — Le TCCE a fait une mauvaise interprétation de l’art. 502 de l’ACI puisqu’il ne s’est pas demandé si Northrop Overseas répondait à la définition de « fournisseur canadien » pour que l’exigence liée aux mots « au Canada » soit respectée — La perspective d’un dédouble­ment inefficace et coûteux de procédures devant le TCCE et la Cour fédérale n’avait rien de réjouissant, mais ce problème n’était pas du ressort de la Cour — Demande accueillie.

Commerce extérieur — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien sur le commerce extérieur (le TCCE a accueilli en partie une plainte à l’égard d’une prétendue violation de l’art. 506(6) de l’Accord sur le com­merce intérieur (l’ACI) qu’avait formulée Northrop Grumman Overseas Services Corporation (Northrop Overseas) en application de l’art. 30.11 de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur (Loi) et des dispositions applicables du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics (Règlement) — La majorité a statué que pour décider si un accord commercial s’applique à un soumissionnaire donné en rapport avec un marché, il faut tenir compte de l’objet du marché et de la situation du soumis­sionnaire — Le point de départ consisterait à identifier l’objet du marché et à déterminer si cet objet est exclu du champ d’application de l’un ou de plusieurs des accords commerciaux.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien du commerce exté­rieur (le TCCE) a accueilli en partie une plainte à l’égard d’une prétendue violation du paragraphe 506(6) de l’Accord sur le commerce intérieur (l’ACI) qu’avait formulée Northrop Grumman Overseas Services Corporation (Northrop Overseas) en application du paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur (la Loi) et des dispositions appli­cables du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics (le Règlement). Northrop Overseas est une société américaine qui offre des services en matière d’information et de technologie, d’élec­tronique, de systèmes aérospatiaux et de systèmes maritimes. La plainte portait sur un marché passé par le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux Canada (TPSGC) pour le compte du ministère de la Défense nationale aux termes d’une demande de proposition (la DDP). La DDP visait l’équipement et la formation qui avaient trait à la flotte d’aéronefs CF-18 des Forces canadiennes. Le contrat a été attribué à la défenderesse Lockheed Martin Corporation. Selon la plainte, TPSGC n’avait pas évalué les soumissions conformé­ment au plan d’évaluation inclus dans la DDP, contrevenant ainsi au paragraphe 506(6). TPSGC a contesté le fait que le TCCE avait compétence pour instruire la plainte parce que Northrop Overseas n’était pas un fournisseur canadien en vertu de l’article 518 de l’ACI et n’avait donc pas qualité pour déposer une plainte. Il a indiqué que sa lettre d’intérêt publiée à l’égard de la DDP faisait référence à l’ACI, mais pas à l’Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique (l’ALÉNA) et à l’Accord sur les marchés publics à l’égard desquels le TCCE a compétence pour instruire les plaintes (article 2 du Règlement) parce que les produits et services faisant l’objet de la DDP étaient expressément exclus de ceux-ci. TPSGC n’a pas indiqué que toutes les entités qui avaient présenté des soumissions dans le cadre de la DDP auraient nécessairement qualité pour déposer une plainte relativement à de prétendues violations de l’ACI. Le TCCE a conclu qu’il avait compétence en vertu de la Loi pour instruire la plainte. Il a statué que le paragraphe 506(6) de l’ACI ne s’appliquait pas uniquement à l’égard des soumis­sions présentées par des fournisseurs canadiens et qu’il avait donc compétence pour instruire la plainte de Northrop Overseas. Il s’agissait de décider si le TCCE avait compétence pour entendre la plainte.

Arrêt (le juge Létourneau, J.C.A., dissident) : la demande doit être accueillie.

Le juge Ryer, J.C.A. (le juge Sexton, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le paragraphe 101(1) précise que l’ACI s’applique au commerce intérieur au Canada. Par conséquent, avant de pouvoir revendiquer un avantage conféré par l’ACI en rapport avec un marché, un soumissionnaire doit démontrer que ses activités commerciales réelles ou potentielles, eu égard au marché en cause, constituent du commerce intérieur au Canada. Le chapitre 5 de l’ACI porte sur les marchés publics et, con­formément à l’article 502, ne s’applique que si trois conditions sont remplies : 1) le marché doit avoir été passé par le gou­vernement fédéral, un gouvernement provincial ou une entité énumérée; 2) l’entité gouvernementale en cause doit avoir passé un marché au Canada; et 3) la valeur du marché doit être égale ou supérieure aux seuils monétaires prévus. Conformé­ment au paragraphe 30.11(1) de la Loi, Northrop Overseas devait démontrer qu’elle était un « fournisseur potentiel » au sens de l’article 30.1 et qu’elle avait soumissionné pour un « contrat spécifique » au sens de l’article 30.1 de la Loi et du paragraphe 3(1) du Règlement, soit un « contrat […] relatif à un marché de fournitures ou de services […] et visé […] à l’article 502 de » l’ACI. Le problème auquel Northrop Overseas faisait face était l’exigence découlant des mots « au Canada » à la deuxième condition des marchés publics. Il y a un lien entre la définition d’un « fournisseur canadien » et l’exigence découlant des mots « au Canada » aux paragraphes 101(1) et 502(1) de l’ACI en ce qui concerne la partie du marché qui n’est pas une entité gouvernementale. Pour satisfaire à l’exigence découlant des mots « au Canada » énoncée dans ces dispositions, la partie qui n’est pas une entité gouvernementale doit avoir une présence suffisante au Canada pour lui permettre de s’acquitter de ses obligations contractuelles depuis le Canada. De même, pour répondre à la définition de « fournisseur canadien » énon­cée à l’article 518 de l’ACI, une entité doit avoir un établissement ou un « établissement stable » au Canada. Ainsi, la définition de « fournisseur canadien » vise tant la société constituée au Canada, qui est la propriété exclusive de non-résidents, que la succursale canadienne d’une société non résidente.

Pour décider si un accord commercial s’applique à un soumis­sionnaire donné en rapport avec un marché, il faut tenir compte de l’objet du marché et de la situation du soumissionnaire. Le point de départ consisterait donc à identifier l’objet du marché et à déterminer si cet objet est exclu du champ d’application de l’un ou de plusieurs des accords commerciaux. Bien que les articles envisagés dans le cadre du marché en l’espèce étaient expressément exclus du champ d’application de l’ALÉNA et de l’Accord sur les marchés publics, ils n’étaient pas exclus expressément de l’ACI. La référence à l’ACI dans la lettre d’intérêt du demandeur publiée sur le service électronique d’appel d’offres du Canada ne voulait rien dire de plus que l’ACI était d’application possible en ce qui a trait à l’objet du marché. Elle n’avait pas l’effet d’une concession ou d’une promesse du gouvernement aux termes de laquelle l’ACI s’appliquera nécessairement à tous les soumissionnaires. Le soumissionnaire lésé doit faire la démonstration que sa situa­tion est telle qu’il entre dans le champ d’application de l’accord commercial particulier dont il allègue la violation.

Bien que le TCCE ait statué à juste titre qu’un contrat spécifique était nécessairement un contrat visé à l’article 502, il a fait une mauvaise interprétation de cette disposition en omettant de tenir compte de l’exigence découlant des mots « au Canada », selon laquelle il faut tenir compte des circonstances propres au soumissionnaire. Le TCCE ne s’est pas demandé si Northrop Overseas répondait à la définition de « fournisseur canadien » de sorte que l’exigence liée aux mots « au Canada » puisse être respectée. Que le TCCE ait la compétence d’entendre la plainte d’un soumissionnaire ou n’ait pas la compétence de le faire parce que le soumissionnaire n’est pas en mesure d’établir que l’exigence liée au contrat spécifique est remplie et ne répond donc pas à la définition de « fournis­seur potentiel » (puisque cette dernière vise le soumissionnaire réel ou potentiel d’un contrat spécifique), le soumissionnaire serait néanmoins en mesure de demander un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Même si la perspective d’un dédouble­ment inefficace et coûteux de procédures devant le TCCE et la Cour fédérale n’a rien de réjouissant, la solution au problème éventuel se trouve entre les mains des parties à l’ACI ou peut-être du législateur.

Le juge Létourneau, J.C.A. (dissident) : L’expression « pro­cure­ment within Canada », qui se trouve à l’article 502 de l’ACI, correspond en français à « marchés publics […] passés au Canada »; ces termes signifient simplement qu’un marché ou un contrat public a été fait au Canada. Il n’y a dans ces termes aucune obligation pour un fournisseur potentiel d’avoir la nationalité canadienne ou de posséder un établissement au Canada ou que les produits visés par la proposition soient d’origine canadienne. En outre, il n’y a rien dans les définitions du « fournisseur potentiel » et du « contrat spécifique » à l’article 30.1 de la Loi et au paragraphe 3(1) du Règlement qui autorise ou exige la prise en compte des caractéristiques ou de la situation particulières d’un soumissionnaire pour déterminer la nature du contrat. Un contrat spécifique relatif à un marché de fournitures ou de services ne peut être un contrat spécifique pour certains soumissionnaires mais cesser de l’être pour d’autres.

Le TCCE a statué à juste titre que les parties à l’ACI n’avaient pas l’intention de limiter son champ d’application aux four­nis­seurs canadiens. L’ACI fait parfois référence aux fournis­seurs et parfois aux fournisseurs canadiens lorsqu’une disposition est destinée à ne s’appliquer qu’aux fournisseurs canadiens. Comme le chapitre 5 de l’ACI indique clairement que le champ d’appli­cation de celui-ci n’est pas limité aux fournisseurs canadiens, l’ACI inclut les fournisseurs non cana­diens. La question de savoir si un fournisseur qui n’est pas un fournisseur canadien peut se voir attribuer un contrat concerne le bien-fondé du choix du fournisseur à qui le contrat est accordé, et non la compétence du TCCE.

Comme la procédure de plainte à l’égard du même marché et du même contrat est scindée en deux parcours parallèles mais distincts — un devant le TCCE et l’autre devant la Cour fédérale — cette bifurcation peut entraîner des décisions contradictoires et entraîner des retards improductifs et des frais excessifs puisque les deux procédures n’évoluent pas au même rythme. Pour qu’une procédure de plainte soit efficace, la décision qui en découle doit pouvoir être exécutée dans un délai raisonnable. Le fait qu’une autre plainte soit en instance dans le cadre d’une autre procédure jette un doute quant au caractère définitif et exécutoire de la décision déjà rendue.

lois et règlements cités

Accord de libre-échange nord-américain entre le gouver­ne­ment du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2, art. 102(1)a).

Accord sur le commerce intérieur, Gazette du Canada, Partie I, vol. 129, no 17 (29 avril 1995), art. 100, 101, 501, 502, 504, 506, 513, 514, 518 « établissement », « fournisseur canadien », annexe 502.1A.

Accord sur les marchés publics, annexe 4 de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, 15 avril 1994, 1867 R.T.N.U. 3.

Loi de mise en œuvre de l’Accord sur le commerce intérieur, L.C. 1996, ch. 17.

Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47, art. 30.1 « contrat spécifique » (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44), « fournisseur potentiel » (édicté, idem; 1994, ch. 47, art. 39), « insti­tution fédérale » (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44),  « intéressée » (édicté, idem), « plainte » (édicté, idem), 30.11 (édicté, idem, ch. 47, art. 40(A); 1999, ch. 12, art. 61(A)), 30.12 à 30.19 (édictés par L.C. 1993, ch. 44, art. 44).

Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du com­merce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602, art. 1 (mod. par DORS/95-300, art. 2), 2 « Accord sur  les marchés publics » (édicté par DORS/96-30, art. 1), 3(1) (mod. par DORS/2005-207, art. 2), 7(1) (mod., idem, art. 5).

jurisprudence citée

décision appliquée :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190; (2008), 329 R.N.-B. (2e) 1; 2008 CSC 9.

décisions citées :

Canada (Procureur général) c. Symtron Systems Inc., [1999] 2 C.F. 514 (C.A.); E.H. Industries Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouverne­mentaux), 2001 CAF 48.

doctrine citée :

Sullivan, Ruth. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. Toronto : Butterworths, 2002.

APPEL de la décision (Northrop Grumman Overseas Services Corporation c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, PR-2007-008 (TCCE)) par laquelle le Tribunal canadien du commerce extérieur a accueilli en partie une plainte à l’égard d’une prétendue violation du paragraphe 506(6) de l’Accord sur le com­merce intérieur (l’ACI) qu’avait formulée Northrop Grumman Overseas Services Corporation en application du paragraphe 30.11(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur et des dispositions applicables du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du com­merce extérieur sur les marchés publics. Demande accueillie.

ont comparu :

Alexander M. Gay pour le demandeur.

Barbara A. McIsaac, c.r. et Benjamin Mills pour la défenderesse Northrop Grumman Overseas Services Corporation.

Richard A. Wagner pour la défenderesse Lockheed Martin Corporation.

avocats inscrits au dossier :

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour la défenderesse Northrop Grumman Overseas Services Corporation.

Ogilvy Renault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour la défenderesse Lockheed Martin Corporation.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Ryer, J.C.A. :

INTRODUCTION

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien du commerce extérieur (le TCCE) (dossier no PR-2007-08) [Northtrop Grumman Overseas Services Corporation c. Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux] a accueilli en partie une plainte à l’égard d’une prétendue violation du paragraphe 506(6) de l’Accord sur le commerce intérieur [Gazette du Canada, Partie I, vol. 129, n° 17 (29 avril 1995)] (l’ACI) qu’avait formulée Northrop Grumman Overseas Services Corporation (Northrop Overseas) en application du paragraphe 30.11(1) [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44] de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47 (la Loi) et des dispositions applicables du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602 [art. 1 (mod. par DORS/95-300, art. 2)] (le Règlement). La plainte portait sur un marché passé par le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux Canada (TPSGC) pour le compte du ministère de la Défense nationale (le MDN) aux termes d’une demande de proposition pour l’invitation no W8475-02BA1/C et le dossier no 230bb.W8475-02BA1 (la DDP). Sauf indication contraire, dans le présent exposé des motifs, les mentions faites aux dispositions d’un article renvoient aux dispositions correspondantes de l’ACI.

[2] La demande dont est saisie la Cour porte uniquement de la question de savoir si le TCCE a compétence pour entendre la plainte.

[3] TPSGC prétend que Northrop Overseas n’a pas qualité pour présenter la plainte parce qu’elle n’est pas un fournisseur canadien au sens de l’article 518 (fournisseur canadien). Par conséquent, TPSGC fait valoir que le TCCE n’a pas compétence pour instruire la plainte. En réponse, Northrop Overseas fait valoir que la qualité de fournisseur canadien n’est pas une condition préalable à la compétence du TCCE d’entendre une plainte portant sur une prétendue violation de l’ACI. Quoi qu’il en soit, Northrop Overseas prétend qu’elle a bel et bien la qualité de fournisseur canadien.

CONTEXTE

[4] Northrop Grumman Corporation (la société mère Northrop) est une société américaine constituée dans l’État du Delaware. Elle offre une vaste gamme de services, notamment en matière d’information et de technologie, d’électronique, de systèmes aérospatiaux et de systèmes maritimes. Elle exerce ses activités par l’en­tre­mise d’un certain nombre de divisions et de sociétés liées.

[5] Northrop Overseas, société constituée au Delaware, est une filiale à cent pour cent de la société mère Northrop.

[6] Northrop Grumman Canada (2004) Inc. (Northrop Canada), société constituée au Canada, est une filiale de la société mère Northrop et une société sœur de Northrop Overseas. Northrop Canada exerce également ses activités, lorsque cela est indiqué, en tant qu’entreprise canadienne de livraison de produits et services en coordi­nation avec Northrop Overseas. En ce qui a trait au marché W8482-071072/001/QC, en date du 20 décembre 2006, intervenu entre TPSGC et Northrop Overseas, Northrop Canada et Northrop Overseas ont conclu un accord prévoyant que l’équipement de navigation maritime, soit l’objet du marché, pouvait être livré au gouvernement du Canada par l’intermédiaire de Northrop Canada. Le dossier déposé en Cour ne fait mention d’aucun accord de ce type entre Northrop Overseas et Northrop Canada relativement à la fourniture de produits et de services faisant l’objet de la DDP.

[7] Le marché décrit dans la DDP visait 36 nacelles de désignation d’objectif munies de capteurs infrarouges multirôles de pointe (CIMP) pour la flotte d’aéronefs CF-18 des Forces canadiennes, y compris les pièces de rechange, l’équipement et la formation.

[8] En réponse à la DDP, Northrop Overseas, Lockheed Martin Corporation (Lockheed) et Raytheon Corporation (Raytheon) ont présenté des soumissions.

[9] TPSGC a attribué le contrat à Lockheed le 22 mars 2007. Selon les termes du marché, Lockheed devait recevoir 89 487 521 $US pour les nacelles de désignation d’objectif dotées de CIMP et 50 357 649 $US pour le soutien en service.

[10] Le 17 avril 2007, Northrop Overseas a déposé une plainte auprès du TCCE au motif que TPSGC n’avait pas évalué les soumissions conformément au plan d’évalu­ation inclus dans la DDP. Par conséquent, Northrop Overseas alléguait que TPSGC avait contrevenu au paragraphe 506(6).

[11] Le 25 avril 2007, le TCCE a avisé TPSGC et Northrop Overseas qu’il allait enquêter sur la plainte en conformité avec le paragraphe 30.13(1) [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44] de la Loi et le paragraphe 7(1) [mod. par DORS/2005-207, art. 5] du Règlement. Toutefois, avant de procéder à l’instruction de la plainte au fond, le TCCE a demandé à TPSGC de lui faire part de sa position concernant la question de savoir si Northrop Overseas avait la qualité requise pour formuler une plainte.

[12] Le 2 mai 2007, en réponse à l’avis du TCCE, TPSGC a demandé à ce dernier de rendre une ordonnance rejetant la plainte au motif que Northrop Overseas n’avait pas qualité pour déposer une plainte au sujet d’une pré­tendue violation d’une disposition de l‘ACI puisqu’elle n’était pas un fournisseur canadien. Dans sa lettre, TPSGC faisait remarquer que la Lettre d’intérêt qu’il avait publiée dans MERX [Services d’appels d’offres électroniques au Canada], un service électronique d’appel d’offres, mentionnait l’ACI mais pas les deux autres accords commerciaux à l’égard desquels le TCCE avait compétence pour instruire les plaintes, à savoir l’ALÉNA [Accord de libre-échange nord-américain entre le gou­vernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. n° 2] et l’« Accord sur les marchés publics », définis à l’article 2 [édicté par DORS/96-30, art. 1] du Règlement. Plus précisément, TPSGC expliquait, à la page 2 de sa lettre, pourquoi l’ALÉNA et l’Accord sur les marchés publics [annexe 4 de l’Accord de Marrakech instituant l’Orga­nisation mondiale du commerce, 15 avril 1994, 1867 R.T.N.U. 3] ne s’appliquaient pas au marché décrit dans la DDP :

[traduction]

2.  Cette réquisition [la DDP] relève du groupe 12 de la Federal Supply Classification (FSC), Matériel de conduite de tir, sous-catégorie 1230 — « Systèmes de conduite de tir » et est assujettie à l’Accord sur le commerce intérieur (ACI). Suivant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), en son annexe 1001.1b-1, section A, paragraphe 2, dans le cas des produits achetés pour le compte du MDN, seuls ceux listés à la section B de l’annexe sont visés. De plus, suivant le paragraphe 1 des notes afférentes à l’annexe 1001.1b-2 de l’ALÉNA, en ce qui concerne les produits qui sont achetés par le MDN et qui ne sont pas visés par l’annexe 1001.1b-1, tous les services sont également soustraits aux règles. Le groupe 12 de la FSC ne figure pas à l’annexe 1001.1b-1 de l’ALÉNA, section B. Par conséquent, la réquisition n’est pas incluse dans le champ d’application de l’ALÉNA. Une exclusion similaire s’applique en vertu de l’Accord sur les marchés publics de l’Organisation mondiale du commerce (répertoire canadien). Il convient également de noter que la réquisition, puisqu’elle porte sur de l’armement, est par ailleurs assujettie à l’International Trade in Arms Regulations (ITAR).

Ainsi, selon cette lettre, les produits et services faisant l’objet de la DDP étaient expressément exclus du champ d’application de l’ALÉNA et de l’Accord sur les marchés publics, mais pas de l’ACI. Toutefois, comme nous le ver­rons plus loin dans les présents motifs, la lettre n’indique pas que toutes les entités qui ont présenté des soumissions dans le cadre de la DDP auraient nécessairement, du fait de la présentation d’une telle soumission, qualité pour déposer une plainte relativement à de prétendues viola­tions de dispositions du chapitre 5 de l’ACI. En outre, l’examen de la DDP versée au dossier révèle que celle-ci ne comporte en soi aucune référence à l’ACI.

LA DÉCISION DU TCCE

[13] Le TCCE a accordé à Lockheed et Raytheon le statut d’intervenantes dans l’instance, qui portait à la fois sur la question de la compétence et sur le bien-fondé de la plainte.

[14] Le 8 juin 2007, le TCCE a statué qu’il avait com­pé­tence pour faire enquête sur la plainte. Dans les motifs de la décision, rendus le 12 septembre 2007, le TCCE a écrit que sa compétence pour connaître des plaintes relatives à des marchés était fondée sur les articles 30.1 à 30.19 [art. 30.1 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44; 1994, ch. 47, art. 39), 30.11 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44; 1994, ch. 47, art. 40(A); 1999, ch. 12, art. 61(A)), 30.12 à 30.19 (édictés par L.C. 1993, ch. 44, art. 44)] de la Loi. Ces dispositions créent un mécanisme de règlement des différends à l’égard des dispositions sur les marchés d’accords commerciaux, notamment l’ACI. Le TCCE a fait expressément référence au paragraphe 30.11(1) de la Loi, ainsi libellé :

30.11 (1) Tout fournisseur potentiel peut, sous réserve des règlements, déposer une plainte auprès du Tribunal concernant la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique et lui demander d’enquêter sur cette plainte.

[15] Le TCCE a jugé que le terme « fournisseur potentiel » [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44; 1994, ch. 47, art. 39] désignait les personnes ayant qualité pour déposer une plainte sous le régime du paragraphe 30.11(1) de la Loi et que le terme « contrat spécifique » [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44] désignait l’objet de la plainte. Les définitions des termes, tirées de l‘article 30.1 de la Loi, ont été reproduites par le TCCE. Elles sont rédigées comme suit :

30.1 […]

« contrat spécifique » Contrat relatif à un marché de fournitures ou services qui a été accordé par une institu­tion fédérale — ou pourrait l’être — , et qui soit est précisé par règlement, soit fait partie d’une catégorie réglementaire.

« fournisseur potentiel » Sous réserve des règlements pris en vertu de l’alinéa 40f.1), tout soumissionnaire — même potentiel — d’un contrat spécifique.

[16] Le TCCE a déclaré que les paragraphes 3(1) [mod. par DORS/2005-207, art. 2] et 7(1) du Règlement établissaient des paramètres régissant l’exercice de la compétence du TCCE pour entendre des plaintes relatives à des marchés. Il a reproduit le paragraphe 3(1) du Règlement pour illustrer l’inapplicabilité de l’ALÉNA et de l’Accord sur les marchés publics, en expurgeant la disposition en partie, de la façon suivante :

3. (1) Pour l’application de la définition de « contrat spécifique » à l’article 30.1 de la Loi, est un contrat spécifique tout contrat relatif à un marché de fournitures ou services ou de toute combinaison de ceux-ci, accordé par une institution fédérale — ou qui pourrait l’être — et visé, […] à l’article 502 de l’Accord sur le commerce intérieur […]

[17] Le TCCE a noté que le paragraphe 3(1) du Règle­ment renvoyait à l’article 502, mais il n’a pas reproduit cet article. Au lieu de cela, il écrit, au paragraphe 19 de ses motifs :

L’article 502 de l’ACI limite pour l’essentiel l’application du chapitre de l’ACI sur les marchés publics à certaines valeurs monétaires et exclut certaines entités acheteuses du champ d’application.

Comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, le TCCE a omis d’examiner un élément important de l’article 502. L’extrait pertinent de cet article est le suivant :

Article 502 : Portée et champ d’application

1. Le présent chapitre d’applique aux mesures adoptées ou maintenues par une Partie relativement aux marchés publics suivants, passés au Canada par une de ses entités énumérées à l’annexe 502.1A :

a) les marchés d’une valeur d’au moins 25 000 $ et portant principalement sur des produits. [Non souligné dans l’original.]

Rien dans la décision du TCCE ne tend à indiquer que la partie soulignée de l’article ait été prise en compte.

[18] Le TCCE a dit que le paragraphe 7(1) du Règle­ment crée des limites additionnelles à sa compétence en précisant trois conditions préalables à l’acceptation d’une plainte. Le TCCE a reproduit le paragraphe 7(1) du Règlement, rédigé comme suit :

7. (1) Dans les cinq jours ouvrables suivant la date du dépôt d’une plainte, le Tribunal détermine si les conditions suivantes sont remplies :

a) le plaignant est un fournisseur potentiel;

b) la plainte porte sur un contrat spécifique;

c) les renseignements fournis par le plaignant et les autres renseignements examinés par le Tribunal relativement à la plainte démontrent, dans une mesure raisonnable, que la pro­cé­dure du marché public n’a pas été suivie conformément […] au chapitre cinq de l’Accord sur le commerce intérieur […]

[19] Le TCCE a estimé qu’il y avait contrat spécifique parce que Northrop Overseas avait présenté une soumis­sion en réponse à la DDP et que le contrat concernait un marché visé par l’article 502. Il s’ensuivait que les con­ditions énoncées aux alinéas 7(1)a) et b) du Règlement avaient été remplies. Le TCCE a aussi jugé que la défi­nition de « fournisseur potentiel » ou de « contrat spé­ci­fique » n’imposait nullement d’obligation au plaignant au plan de la nationalité.

[20] Puisque l’alinéa 7(1)c) du Règlement exige que l’on démontre dans une mesure raisonnable qu’il y a eu violation d’une disposition du chapitre 5 de l’ACI, le TCCE a jugé que si la disposition prétendument transgressée de ce chapitre imposait une condition de nationalité au plaignant, il n’aurait pas compétence pour instruire la plainte, à moins que cette condition n’ait été remplie.

[21] Le TCCE a rejeté l’argument de TPSGC, qui a fait valoir qu’étant donné que la définition du « contrat spécifique » figurant au paragraphe 3(1) du Règlement renvoie à un contrat visé à l’article 502, le TCCE n’avait compétence pour instruire la plainte relative à un tel contrat que si elle était déposée par un fournisseur canadien, compte tenu de l’objet déclaré du chapitre 5 de l’ACI, à l’article 501, et du cadre global de l’ACI même, dont atteste le paragraphe 101(3). Ce faisant, le TCCE a statué que le paragraphe 101(3) et l’article 501 n’étaient pas des dispositions de fond. En outre, le TCCE a jugé que ces dispositions ne prévoyaient pas expressément l’obligation d’être un fournisseur canadien, ainsi que le soutenait TPSGC, et que l’absence d’une telle limitation n’empêchait pas la réalisation de l’objectif déclaré à l’article 501, consistant à assurer à tous les fournisseurs canadiens un accès égal aux marchés publics passés par les parties à l’ACI.

[22] Le TCCE a fait remarquer que, d’après le paragraphe 504(6), les parties à l’ACI n’avaient pas l’intention de limiter les droits découlant du chapitre 5 de l’ACI aux seuls fournisseurs canadiens. Selon lui, si le chapitre 5 de l’ACI était destiné à protéger uniquement les fournisseurs canadiens, plutôt que l’ensemble des fournisseurs, on n’aurait nul besoin du paragraphe 504(6), qui prévoit dans quelles circonstances la partie acheteuse peut limiter son appel d’offres aux produits et aux four­nisseurs canadiens.

[23] Invoquant Sullivan and Driedger on the Construc­tion of Statutes [4e éd. Toronto : Butterworths, 2002], le TCCE a conclu que le fait que les termes fournisseur et fournisseur canadien soient tous deux définis dans l’ACI tend à indiquer que chaque terme doit recevoir un sens distinct, chacun devant recevoir un traitement différent dans un certain nombre de dispositions du chapitre 5 de l’ACI. Par conséquent, le TCCE a rejeté la prétention selon laquelle les deux termes désignaient essentiellement les fournisseurs canadiens.

[24] En définitive, le TCCE a conclu que le paragraphe 506(6), soit la disposition précise dont on alléguait la violation, ne contenait aucune indication qui s’appliquait uniquement à l’égard des soumissions présentées par les fournisseurs canadiens. Cela étant, Northrop Overseas n’était pas tenue d’être un fournisseur canadien pour que le TCCE puisse instruire sa plainte portant que TPSGC avait contrevenu au paragraphe 506(6) relativement à la DDP. En parvenant à cette conclusion, le TCCE a relevé le fait que sa décision était contraire aux décisions antérieures. Il a mentionné cinq décisions incompatibles et a fait observer que les arguments qu’il avait entendus semblaient plus détaillés que ceux qui avaient été for­mulés dans les décisions antérieures qui n’étaient pas compatibles.

HISTORIQUE PROCÉDURAL

[25] Après avoir tenu l’audience relative à la demande le 5 février 2008, la Cour a publié, le 5 février 2008, une directive dans laquelle elle demandait aux parties de répondre à la question suivante :                              

[traduction] Si Northrop Overseas Grumman Overseas Corporation n’est pas un fournisseur canadien au sens de l’article 518 de l’ACI, peut-on dire que le paragraphe 101(1) de l’ACI rend l’ACI inapplicable à Northrop Overseas au motif que la vente de produits au ministère de la Défense nationale par Northrop Overseas ne peut constituer du « commerce intérieur au Canada »?

QUESTION EN LITIGE

[26] Dans le cadre de la présente demande, il s’agit de décider si le TCCE a compétence pour entendre la plainte de Northrop Overseas portant qu’il y a eu, relativement à la soumission présentée en réponse à la DDP, violation du paragraphe 506(6).

ANALYSE

Norme de contrôle

[27] Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’il fallait suivre une procédure en deux étapes pour déterminer la norme de contrôle applicable à l’égard de la décision d’un tribunal. Au paragraphe 62, les juges Bastarache et LeBel affirmaient :

Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la juris­pru­dence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permet­tent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

[28] Selon moi, la jurisprudence antérieure de la Cour a établi de manière satisfaisante que la détermination de la compétence du TCCE est une question de droit pour laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (voir Canada (Procureur général) c. Symtron Systems Inc., [1999] 2 C.F. 514 (C.A.), au para­graphe 45 et E.H. Industries Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2001 CAF 48, au paragraphe 5).

Cadre législatif

[29] Le gouvernement fédéral est partie à l’ACI, à l’ALÉNA et à l’Accord sur les marchés publics. Chacun de ces accords commerciaux l’oblige à mettre en place une procédure de traitement des plaintes par un tribunal indépendant, procédure à laquelle peuvent recourir les plaignants qui ont la qualité requise et qui allèguent que les marchés passés par le gouvernement fédéral ne respectent pas les dispositions applicables des accords commerciaux qui s’y rapportent.

[30] En vertu des dispositions de sa loi habilitante, le TCCE est l’organe chargé d’effectuer cette surveillance. À cette fin, le paragraphe 30.11(1) de la Loi prévoit qu’une plainte concernant un marché du gouvernement fédéral peut être soumise au TCCE en vertu de chacun de ces accords commerciaux. Le plaignant doit correspondre à la définition d’un fournisseur potentiel, c’est-à-dire être un soumissionnaire réel ou potentiel d’un contrat spéci­fique, et le marché visé par la plainte doit se rapporter à un contrat spécifique. L’exigence d’un contrat spécifique sert de base pour déterminer l’accord commercial appli­cable.

[31] Le paragraphe 30.11(1) de la Loi renvoie également au Règlement. Le paragraphe 3(1) du Règlement affine la définition de contrat spécifique figurant dans la Loi et établit le lien entre la plainte et l’accord commercial en cause. Le paragraphe 7(1) du Règlement interdit au TCCE d’instruire une plainte à moins que trois conditions ne soient respectées. La plainte doit être faite par un éven­tuel soumissionnaire et doit porter sur un contrat spécifique. Dans un sens, ces deux conditions ne font que reprendre les exigences correspondantes du paragraphe 30.11(1) de la Loi. Suivant la troisième condition, énoncée à l’alinéa 7(1)c) du Règlement, le TCCE doit avoir déter­miné que les renseignements dont il dispose démontrent, dans une mesure raisonnable, que la procédure du marché public prévue par les dispositions de l’accord commercial applicable n’a pas été suivie. Le plaignant a donc l’obli­ga­tion de démontrer, dans une mesure raisonnable, qu’il y a eu manquement à une disposition de l’un des trois accords commerciaux. Pour ce faire, il doit établir que les dispositions de l’accord s’appliquent à la fois à l’objet du marché et à sa propre situation.

[32] La partie acquéreuse précisera vraisemblablement les accords commerciaux qui, selon elle, s’appliquent à l’objet du marché, ainsi que l’a fait TPSGC en l’espèce lorsqu’il a mentionné l’ACI dans la lettre d’intérêt qu’il a publiée dans le MERX. Dans certains cas, l’objet du marché est compris dans le champ d’application des trois accords commerciaux. Le cas échéant, le soumissionnaire lésé peut-il invoquer un manquement aux dispositions de l’accord commercial qu’il préfère? À mon avis, la réponse est non. Pour être en mesure de se plaindre d’une violation d’un accord commercial et obtenir les avantages prévus par un tel accord, le plaignant doit démontrer non seule­ment que l’objet du marché est visé par l’accord en cause mais aussi que les activités commerciales qu’il entre­pren­drait s’il remportait le marché sont du type que les parties à cet accord commercial entendaient inclure dans le champ d’application de l’accord. Selon moi, il ne suffit pas que le soumissionnaire lésé démontre qu’il a présenté une soumission dans le cadre d’un processus de passation de marché pour lequel on lui a permis de soumissionner.

L’ACI — Commentaires généraux

[33] Il est admis de part et d’autre que ni l’ALÉNA ni l’Accord sur les marchés publics ne s’appliquent au processus de passation de marché entrepris par la publi­cation de la DDP. Ces deux accords sont inapplicables parce que l’objet de la DDP est expressément exclu du champ d’application de ces accords. L’explication se trouve dans la lettre envoyée par TPSGC au TCCE, dont un extrait a été reproduit au paragraphe 12 des présents motifs. En conséquence, l’ACI est le seul accord com­mercial susceptible de s’appliquer relativement au marché en cause.

[34] En ce qui concerne l’interprétation des dispositions de l’ACI, il importe de souligner que l’ACI est un accord — et non une loi — conclu, comme l’indique son préam­bule, par le gouvernement canadien et ses provinces et territoires, pour les fins énoncées dans ses dispositions.

[35] Le site Web du Secrétariat du commerce intérieur (en ligne : Accord sur le commerce intérieur <http://www. ait-aci.ca>), responsable de l’administration de l’ACI, nous informe que l’ACI vise à réduire les obstacles au commerce intérieur dans 11 secteurs précis : les marchés publics, les investissements, la mobilité de la main d’œuvre, les mesures et normes en matière de consom­mation, les produits agricoles et produits alimentaires, les boissons alcooliques, la transformation des ressources naturelles, l’énergie, les communications, les transports et la protection de l’environnement.

[36] Le premier chapitre de l’ACI s’intitule « Principes directeurs ». Les parties y ont déclaré l’objectif qui sous-tend l’ACI et un certain nombre de principes relative­ment à son application. Les articles 100 et 101 sont deux dispositions importantes du chapitre 1 de l’ACI. Ils sont ainsi libellés :

Article 100 : Objectif

Les Parties souhaitent réduire et éliminer, dans la mesure du possible, les obstacles à la libre circulation des personnes, des produits, des services et des investissements à l’intérieur du Canada, et établir un marché intérieur ouvert, performant et stable. Toutes les Parties reconnaissent que l’accroissement du commerce et de la mobilité à l’intérieur du Canada peut contribuer à la réalisation de cet objectif.

Article 101 : Principes convenus

1. Le présent accord s’applique au commerce intérieur au Canada, conformément aux chapitres qu’il renferme.

2. Le présent accord constate l’équilibre dont ont mutuellement convenu les Parties en ce qui concerne leurs droits et obligations.

3. Les principes suivants guideront les Parties dans l’application du présent accord :

a)  les Parties n’érigeront pas de nouveaux obstacles au commerce intérieur et elles faciliteront la circulation des personnes, des produits, des services et des investissements entre les provinces au Canada;

b)  elles traiteront sur un pied d’égalité les personnes, les produits, les services et les investissements, indépendamment de leur lieu d’origine au Canada;

c)  elles concilieront leurs normes et leurs mesures réglemen­taires pertinentes, en vue d’assurer la libre circulation des personnes, des produits, des services et des investissements à l’intérieur du Canada;

d)  elles veilleront à ce que leurs politiques administratives favorisent la libre circulation des personnes, des produits, des services et des investissements à l’intérieur du Canada.

4. Dans l’application des principes énoncés au paragraphe 3, les Parties reconnaissent la nécessité :

a)  d’assurer la communication intégrale de l’information, des lois, des règlements, des politiques et des pratiques susceptibles de faire obstacle à un marché intérieur ouvert, performant et stable;

b)  de prévoir des exceptions et des périodes de transition;

c)  de prévoir les exceptions nécessaires permettant l’atteinte des objectifs de développement régional au Canada;

d)  d’établir des mécanismes administratifs, des mécanismes de règlement des différends et des mécanismes de contrôle qui soient à la fois accessibles, crédibles et efficaces, et qui permettent d’agir en temps utile;

e)  de tenir compte de l’importance et de la préservation de l’environnement, et de la protection des consommateurs et des normes du travail. [Non souligné dans l’original.]

[37] L’article 100 énonce que l’ACI vise la réduction et l’élimination, dans la mesure du possible, des obstacles à la libre circulation des personnes, des biens, des services et des investissements à l’intérieur du Canada et l’établis­se­ment d’un marché intérieur ouvert, performant et stable, à savoir le marché intérieur canadien. Il est clair que l’objectif déclaré des parties à l’ACI est pertinent pour l’interprétation des dispositions de l’ACI.

[38] Le paragraphe 101(1) précise que l’ACI s’ap­plique au commerce intérieur au Canada conformément aux chapitres qu’il renferme. Ce faisant, le paragraphe 101(1) délimite la portée de l’ACI, en limitant son application au commerce intérieur au Canada.

[39] À l’article 100 et au paragraphe 101(1), qui témoignent du fait que l’ACI s’intéresse précisément et uniquement au commerce intérieur canadien, correspond l’alinéa 102(1)a) de l’ALÉNA, qui permet un constat semblable, cette fois à l’égard du commerce trans­fronta­lier. Cette dernière disposition est rédigée comme suit :

Article 102 : Objectifs

1. Les objectifs du présent accord, définis de façon plus précise dans ses principes et ses règles, notamment le traitement national, le traitement de la nation la plus favorisée et la transparence, consistent

a. à éliminer les obstacles au commerce des produits et des services entre les territoires des Parties et à faciliter le mouvement transfrontières de ces produits et services;

[40] L’interprétation des dispositions des divers chapitres de l’ACI, y compris celles du chapitre 5, intitulé « Marchés publics », s’inspire des dispositions du chapitre 1 de l’ACI et est circonscrite par elles. Ainsi, compte tenu du paragraphe 101(1), une activité qui n’est pas du commerce intérieur au Canada ne sera pas visée par l’ACI. Il s’ensuit, à mon sens, qu’un soumissionnaire doit démontrer que ses activités commerciales réelles ou potentielles, eu égard au marché en cause, constituent du commerce intérieur au Canada avant de pouvoir reven­diquer un avantage conféré par l’ACI en rapport avec ce marché. La présence répétée, au paragraphe 101(3), des mots « au Canada » ou « à l’intérieur du Canada » vient également renforcer la teneur nationale de l’ACI.

L’ACI — Marchés publics

[41] Le chapitre 5 de l’ACI porte sur les marchés publics, l’un des 11 secteurs énumérés précédemment et pour lesquels les obstacles au commerce intérieur doivent être réduits ou éliminés. L’objet du chapitre 5 est énoncé à l’article 501 :

Article 501 : Objet

Conformément aux principes énoncés au paragraphe 101(3) (Principes convenus) et à leurs modalités d’application énoncées au paragraphe 101(4), le présent chapitre vise à établir un cadre qui assurera à tous les fournisseurs canadiens un accès égal aux marchés publics, de manière à réduire les coûts d’achat et à favoriser l’établissement d’une économie vigoureuse, dans un contexte de transparence et d’efficience. [Non souligné dans l’original.]

[42] L’article 502 traite de la portée et du champ d’application du chapitre 5 de l’ACI. Les dispositions pertinentes de cet article, qui sont brèves et valent d’être reproduites, sont les suivantes :

Article 502 : Portée et champ d’application

1. Le présent chapitre s’applique aux mesures adoptées ou maintenues par une Partie relativement aux marchés publics suivants, passés au Canada par une de ses entités énumérées à l’annexe 502.1A :

a)  les marchés d’une valeur d’au moins 25 000 $ et portant principalement sur des produits. [Non souligné dans l’original.]

[43] Conformément au paragraphe 502(1), trois condi­tions doivent être remplies préalablement à l’application du chapitre 5. D’abord, le marché doit avoir été passé par le gouvernement fédéral, un gouvernement provincial ou une entité énumérée à l’annexe 502.1A de l’ACI. Ensuite, l’entité gouvernementale en cause doit avoir passé un marché au Canada. Enfin, la valeur du marché doit être égale ou supérieure aux seuils monétaires prévus.

[44] L’article 504 prévoit pour les parties à l’ACI une obligation de non-discrimination réciproque à l’égard des produits et services et des fournisseurs d’une province ou d’une région donnée. La discrimination n’est pas complètement interdite. Les paragraphes 504(5) et (6) autorisent une partie à accorder une préférence en fonction de la valeur canadienne ajoutée et à limiter ses appels d’offres aux produits et services canadiens dans les circonstances expressément prévues.

[45] L’article 506 précise un certain nombre de règles de procédure à appliquer pour la passation des marchés visés par le chapitre 5, soit ceux qui relèvent de l’article 502, lequel s’applique aux marchés publics passés au Canada.

[46] Les articles 513 et 514 prévoient des procédures de contestation des offres en cas de plaintes concernant les marchés publics. L’article 514 porte sur les marchés publics du gouvernement fédéral. Le TCCE a le mandat d’examiner les plaintes au sujet des marchés du gouver­ne­ment fédéral qui sont couverts par le chapitre 5 de l’ACI.

[47] L’article 518 définit les termes « établissement » et « fournisseur canadien » :

Article 518 […]

«établissement» Endroit où le fournisseur exerce ses activités de façon permanente et qui est clairement désigné par un nom et accessible durant les heures normales de travail.

[…]

«fournisseur canadien» Fournisseur qui a un établissement au Canada.

La prétendue violation d’une disposition du chapitre 5 de l’ACI

[48] Dans la situation qui nous occupe, Northrop Overseas s’est plainte, dans le cadre du marché public initié par l’entremise de la DDP, TPSGC avait omis d’évaluer les offres conformément au plan d’évaluation, commettant par le fait même un manquement au paragraphe 506(6), ainsi libellé :

Article 506 : Procédure de passation des marchés publics

[…]

6. Dans l’évaluation des offres, une Partie peut tenir compte non seulement du prix indiqué, mais également de la qualité, de la quantité, des coûts de transition, des modalités de livraison, du service offert, de la capacité du fournisseur de satisfaire aux conditions du marché public et de tout autre critère se rapportant directement au marché public et compatible avec l’article 504. Les documents d’appel d’offres doivent indiquer clairement les conditions du marché public, les critères qui seront appliqués dans l’évaluation des soumissions et les méthodes de pondéra­tion et d’évaluation des critères.

Compétence du TCCE pour instruire la plainte

[49] Ainsi que je l’ai mentionné précédemment, le paragraphe 30.11(1) permet à un fournisseur potentiel, au sens de l’article 30.1 de la Loi (le « fournisseur poten­tiel »), de déposer une plainte concernant tout aspect de la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique, au sens de l’article 30.1 de la Loi et du paragraphe 3(1) du Règlement (le « contrat spéci­fique »). Pour faire la preuve de son statut de fournisseur potentiel, le plaignant doit démontrer qu’il est un soumis­sionnaire, même potentiel, d’un contrat spécifique. Il ne suffit pas de démontrer qu’une soumission a été ou sera présentée en réponse à un appel d’offres du gouverne­ment. Il faut en outre établir que la soumission porte sur un contrat spécifique.

[50] Selon moi, le défi auquel fait face Northrop Overseas a trait à définition donnée du « contrat spéci­fique ». Si Northrop Overseas est incapable de démontrer qu’elle a soumissionné pour un contrat spécifique, elle ne pourra alors être considérée comme un « fournisseur potentiel » puisque ce terme désigne les soumissionnaires réels ou potentiels d’un contrat spécifique. En l’espèce, il s’agit de démontrer que le contrat en question est un « contrat […] relatif à un marché de fournitures ou services […] et visé […] à l’article 502 de » l’ACI. Pour satisfaire à cette exigence, Northrop Overseas doit démontrer que le contrat qu’elle cherche à obtenir en participant à la procédure de passation des marchés est ou serait un contrat visé à l’article 502. Selon moi, cela signifie qu’un contrat ne peut être un contrat spécifique à moins de satisfaire aux trois conditions énoncées au paragraphe 502(1). Rappelons ces conditions :

a) le marché public doit être passé par une entité gouver­nementale, ce qui veut dire que l’entité gouvernementale doit être l’une des parties au marché envisagé;

b) le marché doit être passé au Canada;

c) la valeur du marché doit être supérieure à un certain seuil.

[51] En l’espèce, je suis d’avis que le problème réside dans la deuxième de ces trois conditions. Pour satisfaire à cette condition, le plaignant doit démontrer que le contrat qu’il obtiendrait si sa soumission était retenue porte sur un marché passé au Canada. À défaut, ce con­trat ne pourrait correspondre à la partie de la définition d’un contrat spécifique figurant au paragraphe 3(1) du Règlement selon laquelle le contrat en cause doit être un contrat visé à l’article 502.

[52] La Cour a demandé aux parties de lui présenter des observations quant à la question de savoir si la fourniture des produits et services envisagés par la DDP constitue du commerce intérieur au Canada au sens où on l’entend au paragraphe 101(1). Dans la réponse qu’elle a soumise, Northrop Overseas prétend qu’une question plus précise s’impose, à savoir si un tel approvisionnement constitue un marché public passé au Canada, comme le prévoit le paragraphe 502(1). Je conviens qu’elle est utile. Toutefois, je suis convaincu que « commerce intérieur au Canada » désigne une notion au moins aussi vaste que large que l’expression « marché public passé au Canada » et qu’il est raisonnable de conclure, aux fins qui nous occupent, que la seule différence entre les deux expressions réside dans le fait que le paragraphe 502(1) — marché public passé au Canada — identifie l’une des parties à l’éventu­elle transaction comme étant un gouvernement ou une de ses entités. Outre cette distinction, les deux expressions commandent que l’activité en cause (l’activité de nature commerciale) ait lieu « au Canada ». Bien que cette expression ne soit pas définie, j’estime qu’elle signifie « à l’intérieur du Canada ».

[53] Ainsi, pour pouvoir affirmer qu’un contrat est visé par l’article 502 et qu’il s’agit, par conséquent, d’un contrat spécifique, il faut selon moi que l’éventuel plai­g­nant démontre, eu égard aux circonstances propres à l’affaire, qu’il correspond à l’exigence de territorialité que renferme l’expression « au Canada ». Il ne sera pas suffisant pour lui de démontrer qu’un autre plaignant éventuel respecte cette exigence de manière à établir que, dans les circonstances propres à cet autre plaignant, le critère lié au contrat spécifique est satisfait.

[54] Northrop Overseas fait valoir que cette exigence est respectée parce que les produits et services envisagés dans la DDP doivent être livrés au MDN à l’intérieur du Canada. Je ne puis accepter cet argument. En fait, s’il l’était, les entités gouvernementales pourraient se sous­traire à l’application de l’ACI en précisant simplement, pour les produits qu’elles désirent acquérir, un point de livraison situé à l’extérieur du Canada.

[55] TPSGC et Lockheed prétendent que si le contrat devait être accordé à Northrop Overseas, son exécution nécessiterait de faire traverser la frontière canado-américaine aux produits concernés, le critère de terri­torialité découlant du terme « au Canada » ne serait pas respecté. Selon moi, cette affirmation est défendable et la transaction résultante relèverait plus exactement du com­merce « international » que du commerce « intérieur » canadien ou du commerce à l’intérieur du Canada.

[56] L’exigence associée au terme « au Canada », aux paragraphes 101(1) et 502(1), est compatible avec l’un des objectifs généraux de l’ACI énoncés à l’article 100, (nommément, réduire ou éliminer, dans la mesure du possible, les obstacles à la libre circulation des personnes, des produits, des services et des investissements à l’in­térieur du Canada) ainsi qu’avec l’objet du chapitre 5 de l’ACI, énoncé à l’article 501 (à savoir, établir un cadre qui assurera à tous les fournisseurs canadiens un accès égal aux marchés publics). J’estime que cette exigence veut que les parties au commerce ou au marché se trouvent au Canada dans la mesure nécessaire pour effectuer la transaction au Canada. Bien évidemment, le gouverne­ment qui est partie au contrat est situé au Canada. Il s’ensuit que l’exigence de « territorialité » sera respectée si l’autre partie au contrat a, au Canada, une présence suf­fisante pour lui permettre de s’acquitter de ses obligations contractuelles depuis le Canada.

[57] Dans des motifs dissidents, mon collègue le juge Létourneau s’est demandé si le sens des mots « marchés publics suivants, passés au Canada », figurant dans la version française du paragraphe 502(1), est différent de celui que j’ai donné aux mots « procurement within Canada », tirés de la version anglaise du même para­graphe, même si les parties n’ont présenté aucun argument en ce sens dans le cadre du présent appel et que le dossier de la Cour ne contient pas la version française de cette disposition. Les versions anglaise et française du para­graphe 502(1) sont ainsi libellées :

Article 502 : Portée et champ d’application

1. Le présent chapitre s’applique aux mesures adoptées ou maintenues par une Partie relativement aux marchés publics suivants, passés au Canada par une de ses entités énumérées à l’annexe 502.1A:

a)  les marchés d’une valeur d’au moins 25 000 $ et portant principalement sur des produits. [Non souligné dans l’original.]

1. This Chapter applies to measures adopted or maintained by a Party relating to procurement within Canada by any of its entities listed in Annex 502.1A, where the procurement value is:

(a) $25,000 or greater, in cases where the largest portion of the procurement is for goods. [Emphasis added.]

[58] Ainsi que je l’ai indiqué, la version anglaise du syntagme devrait recevoir essentiellement le même sens que les termes « trade within Canada » (« commerce intérieur au Canada ») qui sont employés au paragraphe 101(1) et que j’ai interprétés précédemment, à la différence que l’une des parties à l’activité commerciale — la partie acquéreuse — est une entité gouverne­men­tale. Étant donné qu’aucune des parties à l’appel n’a traité de l’existence possible d’une différence entre les versions anglaise et française du paragraphe 502(1), je n’exami­nerai pas cette question de l’existence éventuelle d’une telle différence ni celle de l’impact qu’aurait cette dernière sur l’interprétation que je fais des termes « procurement within Canada », au paragraphe 502(1), et « trade within Canada », au paragraphe 101(1).

[59] Quel lien y a-t-il alors entre les conditions prévues dans la définition d’un fournisseur canadien et l’exigence découlant des mots « au Canada » aux paragraphes 502(1) et 101(1), en ce qui concerne la partie au marché qui n’est pas une entité gouvernementale? Aux termes de ces dispositions, il n’est nullement obligatoire que les produits faisant l’objet du marché soient d’origine canadienne, bien qu’une telle exigence soit autorisée par d’autres dispositions du chapitre 5 de l’ACI (par exemple, le paragraphe 504(6)), dans des circonstances précisées. Les acquéreurs gouvernementaux envisagent souvent l’achat de biens importés. En fait, l’article 9 du contrat d’acquisition type, qui fait partie de la DDP (dont un CD-ROM a été versé au dossier de la Cour), indique que le prix d’achat des produits faisant l’objet d’un tel contrat comprend tous les droits à l’importation, ainsi que la TPS [taxe sur les produits et services] et les autres taxes du genre.

[60] De plus, la définition de « fournisseur canadien » [à l’article 518 de l’ACI] ne comporte aucune condition de nationalité en ce sens qu’elle n’exige aucun degré particulier de propriété canadienne ou de contrôle cana­dien à l’égard de l’entité. Dans un tel contexte, je note que Northrop Canada, en tant que filiale à cent pour cent de la société mère Northrop, serait apparemment exempte de tout degré de propriété ou de contrôle canadien, mais une telle lacune ne suffirait pas à établir qu’elle n’a pas le statut de fournisseur canadien. En fait, le contrat entre Northrop Canada et Northrop Overseas, dont il est fait état au paragraphe 6 des présents motifs, est un exemple du genre d’aménagement qui pouvait être fait pour s’assurer une participation à un marché public par une filiale de la société mère Northrop ayant le statut de fournisseur canadien.

[61] L’élément essentiel de la définition de « fournis­seur canadien » est, à mon sens, la condition géographique imposée à l’égard des activités commerciales de l’entité en question, à savoir, la présence d’un établissement au Canada. Cet élément essentiel est très semblable à la notion d’« établissement stable » utilisée au Canada dans les lois et traités relatifs à l’impôt sur le revenu. Cette notion connote l’existence d’un établissement fixe dans le territoire en question. Si on emprunte ce terme issu du domaine fiscal, on peut dire qu’un fournisseur canadien est une entité ayant un établissement stable au Canada. Ainsi, la définition de « fournisseur canadien » vise tant la société constituée au Canada, qui est la propriété exclusive de non-résidents, que la succursale canadienne d’une société non résidente. Dans ces deux exemples, les conditions prévues dans la définition seront respectées si on établit l’existence d’un « établissement stable ».

[62] À mon sens, l’entité qui souhaite établir qu’elle répond à la condition découlant des mots « au Canada » figurant aux paragraphes 502(1) et 101(1) devra fonda­men­talement démontrer qu’elle respecte cette même exigence de l’« établissement stable » formant l’essence de la définition de « fournisseur canadien ». Sans « éta­blissement stable », il m’est difficile de concevoir que l‘entité en question puisse être en mesure de remplir les obligations prévues aux termes du marché à l’intérieur du Canada. Par conséquent, à toutes fins utiles, l’exigence de l’article 502 liée aux mots « au Canada » sera respectée par toute entité répondant aux conditions prévues dans la définition de « fournisseur canadien ». Il s’ensuit que le contrat visé à l’article 502 doit intervenir, ou être inter­venu, entre une entité gouvernementale et une autre ayant le statut de fournisseur canadien.

[63] Il est clair que Northrop Overseas aurait pu recourir à un arrangement semblable à celui envisagé par le contrat mentionné au paragraphe 6 des présents motifs pour que la portée de l’ACI s’étende à sa participation à la procé­dure d’attribution de marché en cause, en faisant soumis­sionner Northrop Canada. Naturellement, les nacelles de désignation d’objectif à CIMP auraient été acquises auprès de Northrop Overseas pour ensuite être livrées à TPSGC par une entité ayant en apparence le statut de fournisseur canadien.

[64] Northrop Overseas a choisi en cette occasion de ne pas structurer ainsi ses affaires, ce qui était son droit. La possibilité que les profits qu’aurait réalisés Northrop Canada sur la vente des produits si elle avait remporté le marché soient assujettis à l’impôt canadien explique peut-être en partie ce choix. En revanche, il est possible qu’en soumissionnant directement comme elle l’a fait, Northrop Overseas ait été en mesure de mettre à l’abri des autorités fiscales canadiennes les profits réalisés sur la vente des produits visés par le marché, si elle avait remporté ce dernier. Évidemment, il serait tout à fait indiqué de la part de Northrop Overseas de se laisser guider par de telles motivations d’ordre fiscal. Toutefois, on peut supposer qu’en obligeant une partie à avoir un « établissement stable » au Canada (ce que j’estime être la conséquence logique de l’obtention du statut de fournisseur canadien) pour pouvoir jouir des avantages de l’ACI, les parties à l’ACI entendaient peut-être que ces avantages s’obtiennent au prix d’un assujettissement à l’impôt fédéral et provincial canadiens sur le revenu, du fait d’avoir été le soumissionnaire choisi pour un marché public fédéral ou provincial au Canada. Toute entité ayant le statut de fournisseur canadien serait assujettie à un tel impôt.

[65] Northrop Overseas prétend que puisque le marché était ouvert à tous les soumissionnaires et que, selon elle, le gouvernement fédéral avait déclaré que l’accord com­mercial applicable était l’ACI, tous les soumissionnaires participant à la procédure de marché devraient pouvoir se prévaloir des dispositions de l’ACI. Suivant cet argument, tous les soumissionnaires devraient par conséquent avoir le droit de s’adresser au TCCE à l’égard de toute préten­due violation de l’ACI. À mon sens, cet argument a une portée excessive et ne peut être accepté.

[66] Pour décider si un ou plusieurs des trois accords commerciaux s’appliquent à un soumissionnaire donné en rapport avec un marché, il faut, selon moi, tenir compte de l’objet du marché et de la situation du soumis­sion­naire. On ne peut répondre à cette question en se plaçant uniquement du point de vue de la partie acquéreuse, puisqu’il s’agira toujours du gouvernement du Canada, de celui d’une province ou d’une de ses entités.

[67] Le point de départ consisterait donc à identifier l’objet du marché et à déterminer si cet objet est exclu du champ d’application de l’un ou de plusieurs des accords commerciaux. En l’espèce, les articles envisagés dans le cadre du marché — les nacelles de désignation d’objectif dotées de CIMP et les services afférents — sont expres­sé­ment exclus du champ d’application de l’ALÉNA et de l’Accord sur les marchés publics, pour les raisons men­tionnées précédemment. Toutefois, ces produits et services ne sont exclus nulle part dans l’ACI. Conformément à cette constatation, la lettre d’intérêt publiée dans le MERX mentionne uniquement l’ACI et ne renvoie ni à l’ALÉNA ni à l’Accord sur les marchés publics.

[68] J’estime que cette mention ne veut rien dire de plus que ce qui suit : des trois accords commerciaux, deux sont inapplicables et le troisième, l’ACI, est d’application possible en ce qui a trait à l’objet du marché. Cette mention n’a pas l’effet d’une concession ou d’une pro­messe du gouvernement aux termes de laquelle l’ACI s’appliquera nécessairement à tous les soumissionnaires.

[69] Il importe de noter qu’aucune mention n’est faite de l’ACI dans la DDP, encore moins celle-ci renferme-t-elle la promesse que l’application des dispositions de l’ACI sera élargie par le gouvernement du Canada à toute entité présentant une offre en réponse à la DDP. L’unique mention de l’ACI apparaît dans la lettre d’intérêt, qui prévoit aussi ce qui suit : 

[traduction] Ce n’est pas parce que le gouvernement du Canada publie cette lettre d’intérêt qu’il s’engage à réaliser ce projet ou à autoriser les entreprises intéressées à effectuer des travaux qui pourraient être facturés au Canada; on ne doit pas considérer non plus qu’en publiant cette lettre d’intérêt, le gouvernement du Canada s’engage à publier des DDP ou à attribuer des marchés pour le projet relatif aux CIMP. [Non souligné dans l’original.]

[70] Je suis d’avis que ni la lettre d’intérêt ni la DDP ne peuvent être interprétées comme une promesse ou un engagement de la part de TPSGC ou du gouvernement fédéral d’étendre l’application des dispositions de l’ACI à toutes les entités qui déposent des soumissions dans le cadre du marché envisagé par la DDP. Le fait que la Lettre d’intérêt mentionne l’ACI ne peut, au mieux, qu’être considéré comme une indication que les produits et services qui font l’objet du marché sont couverts par l’ACI mais non par les deux autres accords commerciaux. Ainsi que je l’ai déjà signalé, l’entité qui souhaite se prévaloir des avantages découlant des dispositions de l’ACI doit démontrer que sa situation fait en sorte qu’elle soit visée par l’ACI. Dans la situation examinée ici, l’entité devra démontrer qu’elle respecte les exigences découlant des mots « au Canada » présents aux para­graphes 101(1) et 502(1).

[71] Ce point peut être illustré en partant de l’hypothèse où un marché porte sur un type de produit visé par les trois accords commerciaux. Dans une telle situation, on peut présumer que la Lettre d’intérêt publiée dans le MERX ferait état de l’application possible de chacun des trois accords commerciaux à l’égard de ce marché hypo­thétique. Mais, si un soumissionnaire non retenu souhaite formuler une plainte, quel accord devra-t-il invoquer dans sa plainte? On ne peut certes affirmer, du simple fait que les produits en question ne sont exclus du champ d’application d’aucun de ces accords, que l’éventuel plaignant aura le choix de l’accord sur lequel il pourra se fonder. Si son unique établissement est situé aux États-Unis et que les produits en question sont censés être expédiés depuis cet établissement jusqu’au point de livraison au Canada que précise le marché, il me semble évident que ce marché porte sur le transport transfrontalier de produits et non sur leur libre circulation « au Canada ». Par conséquent, on est en droit de s’attendre à ce que l’éventuel plaignant se réfère à l’ALÉNA pour déterminer s’il y a eu violation des dispositions applicables au marché. Pour illustrer davantage ce point, supposons que l’un des soumissionnaires perdants de ce marché hypo­thé­tique soit une société chinoise et que la fabrication des produits qu’elle avait espéré pouvoir fournir devait se faire en Chine, d’où ils devaient être expédiés. Le soumis­sionnaire chinois qui s’estime lésé ne serait certainement pas autorisé à présenter une plainte reposant sur une prétendue violation de l’ALÉNA alors que ni lui ni ses produits n’ont de liens avec les États-Unis et le Mexique, pour la simple raison qu’on l’a autorisé à participer à la procédure d’attribution de marché et que les produits en cause (c.-à-d. l’objet du marché) étaient visés par l’ALÉNA.

[72] Je crois que ces illustrations démontrent qu’aucune des dispositions des trois accords commerciaux ne s’ap­plique à un soumissionnaire lésé du seul fait que la procédure d’attribution de marché est ouverte à tous les soumissionnaires et que l’objet du marché n’est pas expressément exclu du champ d’application de ces accords. Au contraire, le soumissionnaire lésé doit faire la démonstration que sa situation est telle qu’il entre dans le champ d’application de l’accord commercial particulier dont il allègue la violation.

Le paragraphe 504(6)

[73] Northrop Overseas soutient que le paragraphe 504(6) serait [traduction] « inutile si l’ACI cessait de s’appliquer à un marché dès qu’un fournisseur non canadien soumissionne ». Je ne partage pas cet avis.

[74] Le paragraphe 504(6) fait partie de l’article 504, intitulé « Non-discrimination réciproque ». Il est libellé comme suit :   

Article 504 : […]   

6. Sauf disposition contraire nécessaire pour assurer le respect d’obligations internationales, une Partie peut limiter l’appel d’offres à des produits canadiens, à des services canadiens ou à des fournisseurs canadiens, sous réserve des conditions suivantes :

a) la Partie qui lance l’appel d’offres doit être convaincue de l’existence d’une concurrence suffisante entre les fournis­seurs canadiens;

b) tous les fournisseurs qualifiés doivent être informés, dans l’appel d’offres, de l’existence de la préférence et des règles qui seront appliquées pour déterminer le contenu canadien;

c) l’exigence en matière de contenu canadien ne doit pas être supérieure à ce qui est nécessaire pour que le produit ou le service visé par le marché public soit qualifié de produit ou de service canadien.

[75] À mon avis, l’affirmation selon laquelle l’appli­cation de l’ACI peut être écartée du seul fait que l’un des soumissionnaires n’a pas la qualité de fournisseur canadien est erronée. L’applicabilité de l’ACI doit être déterminée tant au niveau du marché qu’à celui de chacun de ses participants. Une fois établi que l’objet du marché — les produits et services en cause — n’est pas soustrait à l’application de l’ACI, il faut procéder à l’examen des circonstances propres au soumissionnaire.

[76] Le fait que la partie acquéreuse, en respectant certains critères précisés au paragraphe 504(6), puisse limiter son appel d‘offres aux produits et aux fournisseurs canadiens n’indique nullement que, lorsqu’elle fait ce choix, ceux qui en raison de leur situation propre ne seraient normalement pas assujettis à l’ACI obtiennent soudain le droit de revendiquer leur assujettissement à l’ACI.

[77] Bien que l’interprétation qu’il convient de donner au paragraphe 504(6) ne soit pas évidente, la disposition précise que la partie qui lance l’appel d’offres peut limiter son appel d’offres aux produits et fournisseurs canadiens que dans les cas prévus aux alinéas (6)a), b) et c) de cet article. Il se peut que les parties aient eu l’inten­tion de faire en sorte que l’ouverture des marchés aux fournisseurs canadiens et non canadiens soit la norme. Cependant, cette intention ne peut étayer l’argument voulant que les parties à l’ACI aient nécessairement eu l’intention d’offrir également aux fournisseurs non canadiens le bénéfice des droits que confère l’ACI à ceux qui ont la qualité de fournisseur canadien. Il est plus raisonnable de penser que la volonté d‘inclure les four­nisseurs non canadiens à titre de soumissionnaires dans le cadre des marchés est plutôt un moyen de limiter la discrimination indirecte que peuvent exercer les parties acquéreuses.

[78] Cette question de la discrimination indirecte peut être illustrée par un exemple. Supposons que le gouver­ne­ment de la province A souhaite lancer un appel d’offres pour l’achat d’un article pour lequel il n’existe que deux fournisseurs canadiens. Le fournisseur no 1, un résident de la province A, fabrique les articles dans cette province, alors que le fournisseur no 2, qui réside dans une autre province, importe les articles. S’il précise que les articles visés par le marché doivent être des produits canadiens, comme le prévoit l’alinéa 504(6)c), le gouvernement de la province A s’assurerait dans les faits d’octroyer le contrat au soumissionnaire local, le fournisseur no 1. Il se peut que la province A ait ainsi exercé de la discrimination contre le fournisseur no 2. Toutefois, un tel marché contre­viendrait vraisemblablement à la condition énoncée à l’alinéa 504(6)a), selon laquelle il doit exister une con­currence suffisante entre les fournisseurs canadiens. Par conséquent, il serait probablement nécessaire d’ouvrir ce marché hypothétique aux fournisseurs non canadiens de manière à garantir une concurrence suffisante empêchant le fournisseur no 1 de tirer avantage de la discrimination exercée par son gouvernement provincial. L’obligation d’inclure des fournisseurs non canadiens dans un tel cas démontre que le paragraphe 504(6) vise à interdire aux parties qui lancent un appel d’offres de se livrer indirecte­ment à de la discrimination, et non à conférer aux four­nis­seurs non canadiens les avantages prévus à l’ACI.

La demande

[79] Dans ses motifs, le TCCE a statué à juste titre qu’un contrat spécifique était nécessairement un contrat visé à l’article 502. Ceci étant, je suis d’avis que le TCCE a fait une interprétation erronée de cet article en omettant de tenir compte de l’exigence découlant des mots « au Canada », selon laquelle il faut tenir compte des circonstances propres au soumissionnaire en cause. L’article 502 n’a fait l’objet que d’un bref examen, au paragraphe 19 :

L’article 502 de l’ACI limite pour l’essentiel l’application du chapitre de l’ACI sur les marchés publics à certaines valeurs monétaires et exclut certaines entités acheteuses du champ d’application.

Il est clair que ce paragraphe ne contient ni analyse ni examen approfondi de l’exigence liée aux mots « au Canada ». J’estime que cette erreur représente un motif suffisant pour annuler la décision du TCCE.

[80] Le TCCE ne s’est pas demandé si Northrop Over­seas répondait à la définition du « fournisseur canadien » de sorte que l’exigence liée aux mots « au Canada » du paragraphe 502(1) puisse être respectée et, selon moi, le dossier dont est saisie la Cour n’est pas assez complet pour lui permettre de procéder à une telle détermination. Le TCCE est davantage en mesure d’y parvenir.

[81] Si le TCCE en venait à juger que la société ne répond pas à la définition du fournisseur canadien, Northrop Overseas serait incapable de respecter le critère lié aux mots « au Canada » des paragraphes 502(1) et 101(1). Conséquemment, elle ne serait pas en mesure de démontrer que, eu égard à sa situation, l’exigence liée au contrat spécifique est remplie. Il s’ensuivrait que Northrop Overseas ne répondrait pas à la définition du « fournisseur potentiel » [à l’article 30.1 de la Loi], puisque cette dernière vise le soumissionnaire réel ou potentiel d’un contrat spécifique. Le TCCE n’aurait donc pas compé­tence pour instruire la plainte de Northrop Overseas. Bien qu’il soit prématuré de tirer une telle conclusion, il convient par ailleurs de mentionner que si elle s’avérait, Northrop Overseas ne serait pas pour autant privée de tout recours. En fait, la société a déjà intenté une demande en Cour fédérale pour faire contrôler la décision de TPSGC d’octroyer le contrat en cause à Lockheed.

[82] Ainsi que le signale mon collègue le juge Létourneau, la perspective qu’une procédure d’attribution d’un marché entraîne des instances à la fois devant le TCCE et la Cour fédérale, par voie de contrôle judiciaire, n’a rien de réjouissant. Le dédoublement de procédures est souvent inefficace et coûteux. Cependant, rien n’in­dique, dans l’ACI, la Loi ou le Règlement, que toutes les plaintes portant sur un marché visé par l’ACI doivent être adressées au TCCE. En effet, Northrop Overseas en a fait la preuve en engageant des actions devant la Cour fédérale de même que devant le TCCE.

[83] Si la décision dans le présent appel devait être que Northrop Overseas peut poursuivre la procédure de plainte devant le TCCE, cela n’aurait pas pour effet de priver la Cour fédérale de son pouvoir d’instruire une demande de contrôle judiciaire. Ainsi, la possibilité d’un dédoublement de procédures inefficace et coûteux demeurerait, quoique dans un tel cas, Northrop Overseas serait libre de choisir celle des deux procédures à laquelle elle souhaite donner suite. Une telle décision n’empêche­rait nullement le fournisseur canadien qui serait lésé dans un marché ultérieur d’intenter un recours en contrôle judiciaire relativement à sa plainte au sujet de ce marché si, pour quelque raison, il choisissait de procéder ainsi.

[84] Il me semble évident que la solution au problème éventuel du dédoublement de procédures se trouve ailleurs — entre les mains des parties à l’ACI ou peut-être, du législateur. Je me contenterais de signaler que les recours offerts, dans le cadre d’un marché, au plaignant qui est obligé de procéder par voie de contrôle judiciaire ne sont vraisemblablement pas aussi exhaustifs que ceux qui relèvent du TCCE. S’il en était autrement, on peut sup­poser que les plaignants se prévaudraient du contrôle judiciaire plus fréquemment qu’ils ne semblent le faire actuellement. À mon avis, cela fait ressortir les avantages que peut tirer l’auteur d’une plainte relative à un marché s’il réussit à entrer dans le champ d’application du chapitre 5 de l’ACI. Toutefois, conformément à l’analyse qui précède, ce plaignant doit d’abord être en mesure de démontrer que ses activités, eu égard au marché, sont du type visé à l’article 502.

Conclusion

[85] Les trois accords commerciaux peuvent être vus comme des « portes » donnant accès à la compétence du TCCE. L’auteur éventuel d’une plainte relative à un marché pourra traverser cette  « porte » et accéder à la procédure de plainte devant le TCCE s’il peut démontrer que l’objet du marché entre dans le champ d’application de l’un des accords commerciaux et que l’activité qu’il envisage lui-même est visée, ou couverte, par cet accord. En l’espèce, les « portes » de l’ALÉNA et de l’Accord sur les marchés publics sont fermées parce que l’objet du marché est précisément exclu de la portée de ces accords. L’ACI, seule « porte » restante, ne s’ouvrera à Northrop Overseas que si elle peut faire la preuve de sa qualité de fournisseur canadien ayant passé un marché au Canada, tel que l’exige le paragraphe 502(1), si elle devait recevoir le contrat envisagé par la DDP.

DISPOSITIF

[86] J’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, je condamnerais la défenderesse Northrop Overseas aux dépens, j’annulerais la décision du TCCE et je lui renverrais l’affaire afin qu’il décide si Northrop Overseas est un fournisseur canadien.

Le juge Sexton, j.c.a. : Je suis d’accord.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Létourneau, J.C.A. (dissident) :

[87] J’ai eu l’avantage de lire les motifs rédigés par mon collègue, le juge Ryer, dans lesquels il accepte les observations présentées par le procureur général et Lockheed Martin Corporation (Lockheed). Je pense que ces observations ont pour effet de modifier les dispositions qui confèrent sa compétence au Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal). En fait, elles y intro­duisent des exigences et des restrictions qui ne figurent pas dans les dispositions et qu’on n’a jamais voulu formuler.

[88] Les dispositions pertinentes en l’instance sont l’article 502 de l’Accord sur le commerce intérieur, mis en œuvre par la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur le commerce intérieur, L.C. 1996, ch. 17, les articles 30.1 et 30.11 de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47 (Loi sur le TCCE) et le paragraphe 3(1) du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602 (Règlement ETCCEMP).

[89] Ces dispositions sont ainsi libellées :

[Accord sur le commerce interieur]

Article 502 : Portée et champ d’application

1. Le présent chapitre s’applique aux mesures adoptées ou maintenues par une Partie relativement aux marchés publics suivants, passés au Canada par une de ses entités énumérées à l’annexe 502.1A :

a) les marchés d’une valeur d’au moins 25 000 $ et portant principalement sur des produits :

b) les marchés d’une valeur d’au moins 100 000 $ et portant principalement sur des services, sauf ceux précisés à l’annexe 502.1B;

c) les marchés d’une valeur d’au moins 100 000 $ et portant sur des travaux de construction.

2. Sous réserve des paragraphes 3 et 4 et du paragraphe 517(3), les entités énumérées aux annexes 502.2A et 502.2B sont exclues du champ d’application du présent chapitre.

3. Les entités énumérées à l’annexe 502.2B sont libres d’appli­quer, en matière de marchés publics, des pratiques commerciales par ailleurs non conformes avec le présent chapitre. Néanmoins, les Parties ne peuvent ordonner à ces entités d’exercer de la discrimination à l’égard des produits, des services ou des fournisseurs de produits ou services d’une Partie, y compris en matière de travaux de construction.

4. Au moyen des négociations prévues au paragraphe 517(1), les provinces conviennent d’étendre, au plus tard le 30 juin 1996, le champ d’application du présent chapitre aux muni­cipalités, aux organismes municipaux, aux conseils et com­mis­sions scolaires ainsi qu’aux entités d’enseignement supérieur, de services de santé ou de services sociaux financés par l’État.

5. Chaque Partie communique sans délai et par écrit à toutes les autres Parties les modifications apportées à ses listes d’entités figurant aux annexes du présent article. [Non souligné dans l’original.]

[Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur]

PLAINTES DES FOURNISSEURS POTENTIELS

30.1 Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et aux articles 30.11 à 30.19.

« contrat spécifique » Contrat relatif à un marché de fournitures ou services qui a été accordé par une institution fédérale — ou pourrait l’être — , et qui soit est précisé par règlement, soit fait partie d’une catégorie réglementaire.

« fournisseur potentiel » Sous réserve des règlements pris en vertu de l’alinéa 40f.1), tout soumissionnaire — même potentiel — d’un contrat spécifique.

« institution fédérale » Ministère ou département d’État fédéral, ainsi que tout autre organisme, désigné par règlement.

« intéressée » S’appliquant à « partie », le terme vise tout fournis­seur potentiel ou toute personne ayant un intérêt économique direct dans l’affaire en cause dans une plainte.

« plainte » Plainte déposée auprès du Tribunal en vertu du paragraphe 30.11(1).

30.11 (1) Tout fournisseur potentiel peut, sous réserve des règlements, déposer une plainte auprès du Tribunal concernant la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique et lui demander d’enquêter sur cette plainte.

(2) Pour être conforme, la plainte doit remplir les conditions suivantes :

a) être formulée par écrit;

b) préciser le contrat spécifique visé, le nom du plaignant et celui de l’institution fédérale chargée de l’adjudication du contrat;

c) exposer de façon claire et détaillée ses motifs et les faits à l’appui;

d) préciser la nature de la réparation demandée;

e) préciser l’adresse du plaignant où peuvent être envoyées les notifications et autres communications relatives à la plainte;

f) fournir tous les renseignements et documents pertinents que le plaignant a en sa possession;

g) fournir tous renseignements et documents supplémentaires exigés par les règles;

h) comporter le paiement des droits réglementaires.

(3) Le président peut désigner un membre du Tribunal pour l’instruction de la plainte. Celui-ci exerce dès lors les pouvoirs et fonctions du Tribunal. [Non souligné dans l’original.]

[Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics]

DÉSIGNATIONS

3. (1) Pour l’application de la définition de « contrat spéci­fique » à l’article 30.1 de la Loi, est un contrat spécifique tout contrat relatif à un marché de fournitures ou services ou de toute combinaison de ceux-ci, accordé par une institution fédérale — ou qui pourrait l’être — et visé, individuellement ou au titre de son appartenance à une catégorie, à l’article 1001 de l’ALÉNA, à l’article 502 de l’Accord sur le commerce intérieur ou à l’article premier de l’Accord sur les marchés publics. [Non souligné dans l’original.]

[90] La lecture de ces dispositions interreliées nous indique que le Tribunal possède la compétence nécessaire pour instruire la plainte formulée par un fournisseur potentiel qui soumissionne relativement à un « contrat spécifique précisé par règlement », soit en l’occurrence un contrat visé par l’article 502 de l’Accord sur le commerce intérieur (l’ACI).

[91] C’est un fait incontestable qu’un contrat spécifique, à savoir un « contrat relatif à un marché de fournitures ou de services […] visé […] à l’article 502 » de l’ACI, a été accordé par le gouvernement du Canada et que celui-ci est l’une des entités énumérées à l’annexe 502.1A (je souligne). Les mots soulignés sont ceux de la définition de « contrat spécifique » figurant au paragraphe 3(1) du Règlement ETCCEMP.

[92] En fait, la lettre d’intérêt envoyée aux fournisseurs potentiels mentionne clairement qu’il s’agit d’un contrat spécifique. Elle invite tous les fournisseurs intéressés à présenter une offre et précise que l’ACI est l’accord commercial qui s’applique : voir la lettre d’intérêt, onglet A, page 000046 du dossier de demande du demandeur.

[93] Il n’est pas contesté que le seuil monétaire prévu à l’article 502 est respecté. En définitive, personne ne nie que la défenderesse, Northrop Grumman Overseas Services Corporation (Northrop), soit un fournisseur potentiel. Elle a bel et bien présenté une soumission à l’égard du contrat et cette offre a été évaluée conjointe­ment à celles des autres fournisseurs potentiels.

[94] Ceci étant, le demandeur et la défenderesse Lockheed ont tous les deux soutenu au départ que Northrop ne pouvait déposer une plainte devant le Tribunal pour deux raisons : d’abord, parce que le contrat n’est pas un contrat spécifique pour Northrop et, ensuite, parce que Northrop n’est pas un fournisseur canadien. Ces prétentions ressortent très clairement des paragraphes 22 à 76 et 13 à 65 de leur mémoire des faits et du droit respectif. Elles sont aussi présentes aux paragraphes 1 à 3 et 11 à 13 des observations supplémentaires du procureur général et 10 à 14 de sa réponse ainsi qu’aux paragraphes 11 à 17 et 4 à 12 des observations supplémentaires et de la réponse de Lockheed.

Le contrat est-il un contrat spécifique?

[95] Selon ce que je comprends de la situation par rapport à la notion de contrat spécifique, l’argument a évolué de manière à fixer l’attention sur les mots anglais « procurement within Canada » (« marchés publics […] passés au Canada ») que renferme l’article 502 de l’ACI et sur la définition du fournisseur potentiel figurant à l’article 30.1 de la Loi sur le TCCE. On prétend que le contrat n’est pas un contrat spécifique pour Northrop parce que celle-ci n’est pas un fournisseur canadien et que, partant, le marché passé par Northrop n’est pas un marché passé au Canada. Le contrat n’étant pas un contrat spécifique, Northrop ne répond pas à la définition du fournisseur potentiel et, par le fait même, n’en est pas un.

[96] Commençons par les mots « procurement within Canada » de l’article 502 de l’ACI. Je crois que ces mots ont reçu une interprétation qu’il est déraisonnable de leur donner.

[97] « Procurement within Canada » correspond en français à « marchés publics […] passés au Canada ». Il ne fait aucun doute qu’on a affaire ici à un « procurement », c’est-à-dire un « marché public ». Les mots français « passés au Canada » signifient simplement « fait » (done) ou « conclu » (concluded) au Canada. En termes simples et concrets, ces mots font référence à un marché (deal) ou contrat public fait au Canada et impliquant, en l’occur­rence, le gouvernement canadien. Il n’y a dans ces termes aucune obligation pour un fournisseur potentiel d’avoir la nationalité canadienne ou de posséder un établissement au Canada.

[98] Je partage l’avis de l’avocat de Northrop, qui affirme que [traduction] « rien dans l’ACI ou dans la Loi sur le TCCE n’indique qu’un marché du gouverne­ment fédéral cesse d’être au Canada uniquement parce qu’un soumissionnaire est situé à l’extérieur du Canada » : voir les observations supplémentaires de Northrop, au paragraphe 8.

[99] En fait, l’entité qui a lancé la procédure de marché avait prévu que la pleine exécution du contrat d’acquisi­tion nécessiterait l’importation au Canada des fournitures requises, même dans le cas de fournisseurs canadiens. La Lettre d’intérêt, qui se trouve à la page 000047 du dossier de demande du demandeur, avait notamment le but suivant :

[traduction] - informer les éventuels fournisseurs qu’ils seront tenus de se conformer au Traffic in arms Regulations (ITAR) et qu’ils auront la responsabilité d’obtenir toutes les licences gouvernementales d’exporta­tion nécessaires ainsi que toutes les autres licences et tous les accords d’assistance technique requis. [Non souligné dans l’original.]

[100] Dans la même veine, il est stipulé à l’article 9.2 du contrat type proposé que l’entrepreneur est responsable de l’obtention des licences d’exportation et d’importation et du paiement des droits afférents :

[traduction] […] le prix du contrat comprend le coût global assumé par le Canada pour les travaux, y compris l’ensemble des licences d’exportation et d’importation, l’assurance, les permis, toutes les taxes de vente, d’utili­sation, d’accise et taxes semblables ou autres perçues, établies ou imposées en vertu de toute compétence légale relativement à toute chose devant être fournie, vendue ou livrée par l’entrepreneur aux termes du contrat. Les produits livrables mentionnés au paragraphe 9.1 doivent être livrés droits de douane non acquittés (DDNA) (Incoterm 2000). Le prix estimatif exclut les droits d’entrée au Canada qui sont pris en compte aux termes de l’article 12. [Non souligné dans l’original.]

L’article 17.1 du contrat en question exigeait que les nacelles de désignation d’objectif munies de CIMP [traduction] « soient livrées par l’entrepreneur au Canada » au plus tard aux dates précisées. Ainsi, on envi­sage certes la possibilité que les produits et fournitures soient fabriqués à l’extérieur du Canada puis importés au Canada par le fournisseur potentiel.

[101] En toute déférence, je suis d’avis que les termes « marchés publics […] passés au Canada » (procurement within Canada) n’exigent d’aucune façon que les produits visés par la proposition soient d’origine canadienne. De toute façon, même si les mots « procurement within Canada » renvoient au lieu d’acquisition des produits et services plutôt qu’à celui de la conclusion du contrat comme le suggère la version française de la disposition, toutes les fournitures dont il est question ici de même que la maintenance subséquente doivent être fournies aux bases militaires canadiennes de partout au pays. Si ce n’est pas là l’expression la plus simple d’un marché passé au Canada, on peut alors s’interroger sur ce qui le sera.

[102] Cela m’amène à l’argument fondé sur la définition du « fournisseur potentiel ». Pour suivre le raisonnement du demandeur dans sa circularité, le fournisseur potentiel, suivant l’article 30.1 de la Loi sur le TCCE, est tout « soumissionnaire — même potentiel — d’un contrat spécifique ». Et un contrat spécifique est un contrat tenant compte de la situation ou des caractéristiques particulières du fournisseur potentiel. En d’autres termes, le fournisseur potentiel se définit à partir du contrat spéci­fique et le contrat spécifique, en fonction du fournisseur potentiel. C’est ce raisonnement qui permet au demandeur et à Lockheed de prétendre que le contrat est un contrat spécifique pour les autres soumissionnaires, mais non pour Northrop.

[103] Il me faut dire qu’il n’y a rien dans les définitions du « fournisseur potentiel » et du « contrat spécifique », à l’article 30.1 de la Loi sur le TCCE et au paragraphe 3(1) du Règlement ETCCEMP, qui autorise ou exige la prise en compte des caractéristiques ou de la situation parti­culières d’un soumissionnaire pour déterminer la nature du contrat. Contrairement au caméléon dont la couleur change selon les circonstances, le contrat spécifique n’en est pas un dont la nature juridique s’adapte au statut ou aux circonstances du soumissionnaire. Je n’arrive pas à voir comment un contrat spécifique relatif à un marché de fournitures ou de services visé à l’article 502 de l’ACI et donné par le gouvernement fédéral peut être un contrat spécifique pour certains soumissionnaires mais cesser de l’être pour d’autres soumissionnaires à l’égard du même contrat.

La compétence du TCCE dépend-elle de la qualité de fournisseur canadien de Northrop?

[104] En toute déférence, je ne vois pas que la définition de « fournisseur potentiel » de l’article 30.1 et l’emploi de cette définition au paragraphe 30.11(1) exigent que le fournisseur potentiel soit un fournisseur canadien pour être en mesure de déposer une plainte et pour que le Tribunal puisse l’entendre.

[105] Le demandeur, appuyé par la défenderesse Lockheed, prétend que le terme « fournisseur potentiel » dans la Loi sur le TCCE devrait être lu comme s’il voulait dire « fournisseur canadien » parce que le contrat spéci­fique est donné sous le régime de l’ACI, accord qui s’applique au commerce intérieur au Canada. Or, je ne peux rien trouver dans la lettre d’intérêt et les conditions relatives à la proposition figurant dans la demande de proposition qui oblige le fournisseur potentiel à être un fournisseur canadien: aux pages 000046, 000057 et 000108 [du dossier de demande du demandeur]. Au contraire, ainsi que je l’ai mentionné précédemment, le marché a été offert et était ouvert à [traduction] « tous les fournisseurs intéressés » en raison du nombre insuf­fisant de fournisseurs canadiens.

[106] La prétention du demandeur a été rejetée par le Tribunal au terme d’une analyse approfondie des dispo­sitions législatives applicables. Les trois membres du Tribunal n’ont pas limité leur analyse de la question juridictionnelle à l’interprétation littérale des dispositions attributives de la compétence du Tribunal. Ils ont aussi examiné d’autres dispositions pour voir s’il y en avait parmi elles qui imposaient une condition de nationalité au plaignant (à savoir, l’obligation d’être un fournisseur canadien), directement ou tacitement, compte tenu du contexte, de l’objet et des objectifs de la législation : au paragraphe 22 [des motifs du Tribunal].

[107] Les membres du Tribunal ont procédé à un examen exhaustif et convaincant des dispositions de la Loi sur le TCCE, de l’ACI et du Règlement ETCCEMP, examen qui les a amenés à conclure que les parties à l’ACI n’avaient pas l’intention de limiter l’application des droits et obligations prévus dans l’ACI aux seuls fournisseurs canadiens. Au paragraphe 42 des motifs, ils répondent comme suit à l’argument du demandeur :

Selon une règle d’interprétation bien connue, si le rédacteur emploie des termes différents, c’est qu’il veut désigner des choses différentes. De l’avis du Tribunal, l’utilisation de deux termes distincts au chapitre cinq de l’ACI indique que les parties entendaient distinguer les « fournisseurs canadiens » de l’ensemble des « fournisseurs » plutôt que de faire en sorte que « canadien » soit sous-entendu chaque fois qu’apparaissait le terme « fournisseur ».

Je partage ce point de vue.

[108] Comme le démontre clairement la décision du Tribunal, la réalité est que l’ACI fait parfois référence aux fournisseurs et parfois aux fournisseurs canadiens, lorsqu’une disposition est destinée à ne s’appliquer qu’aux fournisseurs canadiens. Le terme « fournisseur canadien », défini à l’article 518 de l’ACI, désigne un fournisseur ayant un établissement au Canada. Comme le Tribunal, j’estime que le chapitre 5 de l’ACI, qui renferme les articles 502 et 518, indique clairement que les parties à l’ACI n’avaient pas l’intention de limiter son champ d’application aux fournisseurs canadiens, « puisque cer­taines dispositions de fond du chapitre 5 révèlent l’inten­tion nette d’inclure les fournisseurs non cana­diens » : voir le paragraphe 31 des motifs de la décision du Tribunal.

[109] Il se peut qu’un fournisseur non canadien, sous le régime du présent contrat spécifique, n’ait pas droit d’obtenir le contrat. Toutefois, cette question concerne selon moi le bien-fondé du choix du fournisseur à qui le contrat est accordé, et non la compétence du Tribunal. Cela peut constituer un motif valable pour se plaindre devant le Tribunal, mais non pour se plaindre de ce que le Tribunal a exercé sa compétence à l’égard du fond de la plainte.

[110] Finalement, la présente affaire soulève une question d’équité, d’efficacité et de coûts. Pour le marché en cause, le gouvernement fédéral a invité des fournisseurs de l’extérieur du Canada à présenter des soumissions parce qu’il croyait ne pas pouvoir obtenir les produits et services localement. La position adoptée par le demandeur au sujet de la compétence du Tribunal crée deux catégories distinctes de soumissionnaires : ceux ayant la capacité de présenter une plainte au Tribunal et Northrop, qui ne le peut pas.

[111] Bien que Northrop puisse intervenir devant le Tribunal en qualité de partie intéressée en vue d’appuyer la plainte d’un autre soumissionnaire, elle ne peut y invo­quer de motifs pour étayer sa propre plainte compte tenu de la position adoptée par le demandeur. Elle doit procéder par voie d’un contrôle judiciaire. Elle doit s’adresser à la Cour fédérale, où la portée du recours est plus limitée que devant le Tribunal. Cette situation est à la fois injuste et inefficace.

[112] En fait, la procédure de plainte est scindée en deux parcours parallèles mais distincts. Cette bifurcation dans le cadre d’un même marché et d’un même contrat s’accompagne du risque que des décisions contradictoires soient rendues. La Cour fédérale pourrait conclure que la procédure d’attribution du contrat était inéquitable ou inéquitablement appliquée alors que le Tribunal en arriverait à la conclusion opposée, et vice-versa.

[113] De plus, le contrôle des décisions du Tribunal et de la Cour fédérale ont lieu devant notre Cour. Pourquoi offrir deux procédures distinctes de plainte à l’égard du même marché si ces plaintes aboutissent éventuellement devant notre Cour relativement à des questions identiques ou similaires? Je ne puis concevoir que le législateur ait voulu ce résultat bizarre, inefficace et coûteux. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, ce résultat n’a pas de fondement dans les dispositions de la Loi sur le TCCE, du Règlement ETCCEMP et de l’ACI. En fait, pour parvenir à ce résultat, il faut absolument faire abstraction du libellé sans équivoque des dispositions de la Loi sur le TCCE et du Règlement ETCCEMP et en même temps, faire une interprétation forcée de celles de l’ACI.

[114] La bifurcation entraîne également des retards improductifs et des frais excessifs puisque les deux pro­cé­dures n’évoluent pas au même rythme. Cela retarde la fin de la procédure d’approvisionnement et laisse planer un doute concernant sa légitimité jusqu’à ce que prennent fin les deux procédures de plainte. Des frais inutiles sont imposés à la population du fait que le gouvernement doive assurer la défense de sa procédure de marché dans deux cadres différents alors que les litiges relatifs à un même contrat pourraient tous être tranchés par le Tribunal, qui a été constitué dans ce but précis et qui possède l’expertise pertinente.

[115] Finalement, pour qu’une procédure de plainte soit efficace, la décision qui en découle doit pouvoir être exécutée dans un délai raisonnable. Le fait qu’une autre plainte soit en instance dans le cadre d’une autre procédure jette un doute quant au caractère définitif et exécutoire de la décision déjà rendue. Cette conséquence n’est pas souhaitable pour une saine administration de la justice. Je ne suis certes pas disposé à tolérer ou à encourager une telle conséquence à moins qu’elle ne traduise manifeste­ment l’intention du législateur. À l’instar du Tribunal, c’est en vain que j’ai cherché un signe que le législateur voulait produire le résultat préconisé par le demandeur et la défenderesse Lockheed.

[116] La décision des trois membres du Tribunal a été soigneusement motivée et s’appuie sur une interprétation à la fois littérale et téléologique des dispositions en jeu. Je ne puis affirmer qu’il s’agit d’une décision erronée ou déraisonnable.

Conclusion

[117] Dans la présente affaire, le régime juridique choisi était celui de l’ACI. Le contrat spécifique était ouvert à tous les fournisseurs intéressés et l’invitation n’était pas limitée aux fournisseurs canadiens.

[118] Toutefois, l’ACI faisait en sorte que les fournis­seurs canadiens présentant une soumission à l’égard du contrat spécifique puissent jouir de la protection contre la discrimination que les parties à l’ACI avaient convenu de s’accorder mutuellement.

[119] Tous les soumissionnaires, indépendamment de leur nationalité, de leurs caractéristiques ou de leur situ­ation, étaient liés par les termes du contrat et toutes les soumissions étaient assujetties à la même procédure d’évaluation. Je ne pense pas que le contrat spécifique a cessé d’en être un pour Northrop du fait qu’elle n’avait supposément aucun établissement au Canada et, partant, qu’elle n’était pas un fournisseur potentiel puisqu’elle n’était pas un fournisseur canadien. Je ne pense pas que la compétence du TCCE pour instruire la plainte de Northrop portant sur la procédure d’évaluation des sou­missions soit conditionnelle au fait que le plaignant soit un fournisseur canadien.

[120] Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire et j’adjugerais les dépens à la défenderesse Northrop.

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