Gowrkumaran Sellathurai (appelant)
c.
Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (Solliciteur général du Canada) (intimé)
Répertorié : Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Pelletier et Ryer, J.C.A.—Toronto, 17 juin; Ottawa, 9 septembre 2008.
Douanes et Accise — Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes — Appel de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le représentant du ministre a refusé de remettre des espèces non déclarées saisies par une agente des douanes — L’art. 12 de la Loi oblige toute personne qui arrive au Canada ou qui quitte le pays en ayant en sa possession des espèces d’une valeur supérieure au montant réglementaire à déclarer cette somme au bureau des douanes le plus près à son arrivée au Canada ou à son départ du Canada — L’art. 18 de la Loi autorise la saisie en cas de contravention à l’art. 12 — Aucune condition pour la restitution n’a été fixée en vertu de l’art. 18(2) de la Loi parce qu’il existait au moment de la saisie des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité au sens de l’art. 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement d’activités terroristes — Il appert de l’examen ministériel de la décision de l’agente des douanes que la preuve produite quant à la provenance des espèces ne pouvait pas être vérifiée et n’étayait pas la provenance légitime des espèces saisies — Le juge Pelletier, J.C.A. (le juge Nadon, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Dès lors que la contravention à l’art. 12 de la Loi est confirmée par le ministre, la seule question qu’il reste à trancher pour l’application de l’art. 29 est celle de savoir si le ministre peut être convaincu d’annuler la confiscation — Il doit être convaincu que les devises saisies ne constituent pas des produits de la criminalité — Le ministre a situé de façon erronée la nature du problème — La décision et l’affidavit donnent à penser que le ministre a examiné les motifs raisonnables de soupçonner relevés par l’agente des douanes pour décider si ces motifs étaient toujours légitimes — La juge de première instance a donc estimé que le ministre a adopté le critère imposé à l’agente des douanes par l’art. 18(2) de la Loi — L’affidavit est inapproprié et on n’aurait dû lui accorder aucune valeur parce qu’il améliorait les motifs donnés de façon inadmissible — La norme de la décision raisonnable s’applique à la décision du ministre en vertu de l’art. 29 de la Loi — Il n’était pas déraisonnable de la part du ministre de refuser tels quels les éléments de preuve qui étaient essentiellement invérifiables — Appel rejeté — Le juge Ryer, J.C.A. (motifs concourants) : Le représentant du ministre a adopté le critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu à l’art. 18(2) de la Loi — Comme des éléments de preuve crédibles et objectivement vérifiables sont demandés pour fonder la décision rendue en vertu de l’art. 29(1), le représentant du ministre a bien compris la norme légale appropriée à la base du critère prévu à l’art. 18(2) — On pouvait conclure à juste titre que la criminalité, selon ce que l’on soupçonnait raisonnablement, était associée aux espèces non déclarées et constituait un acte criminel désigné au sens de l’art. 462.3(1) du Code criminel, comme l’exige le critère prévu à l’art. 18(2) de la Loi.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le représentant du ministre a refusé de remettre la somme approximative de 123 000 $ en espèces non déclarées saisie par une agente des douanes alors que l’appelant s’apprêtait à partir pour le Sri Lanka à l’aéroport international Pearson.
Cette somme d’argent a été saisie et confisquée parce que l’appelant ne l’avait pas déclarée à un agent des douanes comme l’exigeait l’article 12 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (la Loi). L’article 12 de la Loi oblige toute personne qui arrive au Canada ou qui quitte le pays en ayant en sa possession des espèces d’une valeur supérieure au montant réglementaire à déclarer cette somme au bureau des douanes le plus près à son arrivée au Canada ou à son départ du Canada, et l’article 18 de la Loi autorise la saisie en cas de contravention à l’article 12. Comme il existait au moment de la saisie des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement d’activités terroristes, aucune condition pour la restitution de ces espèces n’a été fixée en vertu du paragraphe 18(2) de la Loi. Lors de l’examen, le représentant du ministre a confirmé la confiscation des espèces non déclarées saisies et a conclu que la preuve produite quant à la provenance des espèces ne pouvait pas être vérifiée et n’étayait pas la provenance légitime des espèces saisies.
La question en litige était celle de savoir si le représentant du ministre a dûment exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 29(1).
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Le juge Pelletier, J.C.A. (le juge Nadon, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : 1) Dès lors que la contravention à l’article 12 de la Loi est confirmée par le ministre, la seule question qu’il reste à trancher pour l’application de l’article 29 est celle de savoir si le ministre peut être convaincu d’annuler la confiscation. Il doit être convaincu que les devises saisies ne constituent pas des produits de la criminalité. Le ministre a situé de façon erronée la nature du problème en précisant que « des doutes raisonnables subsistent ». Cela donnait à penser que le ministre a examiné les motifs raisonnables de soupçonner relevés par l’agente des douanes et a décidé si ces motifs étaient toujours légitimes. Dans ses motifs, la juge de première instance a estimé que cette façon de faire équivalait à l’adoption, par le ministre, du critère imposé à l’agente des douanes par le paragraphe 18(2) de la Loi.
L’affidavit déposé par le représentant du ministre, dans lequel il a répété et examiné les motifs de soupçonner relevés par l’agente des douanes tout en expliquant qu’il estimait que ces soupçons n’avaient pas été dissipés, peut avoir amené la juge de première instance à tirer cette conclusion. Ce genre d’affidavit est inapproprié et on n’aurait dû lui accorder aucune valeur. La Cour fédérale a déjà dit qu’un tribunal ou un décideur ne peut améliorer les motifs donnés au demandeur par le biais d’un affidavit déposé dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire.
2) La norme de preuve à laquelle le demandeur doit satisfaire pour convaincre le ministre que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité est établie en répondant à la question de la norme de contrôle. La norme de contrôle qui s’applique à la décision du ministre prévue à l’article 29 de la Loi est celle de la décision raisonnable. Il n’était pas déraisonnable de la part du ministre de refuser tels quels les éléments de preuve qui étaient essentiellement invérifiables soumis par l’appelant.
Le juge Ryer, J.C.A. (motifs concourants) : Le présent appel devait être jugé en partant du principe que le représentant du ministre a adopté le critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2) de la Loi et que la question à trancher était celle de savoir si le représentant du ministre a correctement appliqué ce critère ou non. La norme de la décision correcte s’appliquait à la question de savoir si le représentant du ministre a bien interprété le critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2) lorsqu’il a pris sa décision en vertu du paragraphe 29(1). Il ressortait du dossier que des éléments de preuve crédibles et objectivement vérifiables ont été demandés pour fonder la décision rendue en vertu du paragraphe 29(1). La décision prise en vertu du paragraphe 29(1) était en conséquence inattaquable pour ce qui est de la question de savoir si elle était fondée sur une interprétation juste de la norme légale appropriée à la base du critère des motifs raisonnables de soupçonner.
L’application, par le représentant du ministre, du critère légal des motifs raisonnables de soupçonner aux faits qui étaient portés à sa connaissance devait être révisée selon la norme de la décision raisonnable. Le représentant du ministre a conclu qu’il était raisonnable de soupçonner que les espèces non déclarées étaient des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel, ce qui démontrait qu’il avait estimé que l’on pouvait raisonnablement soupçonner que les espèces non déclarées étaient le produit d’un acte criminel désigné en vertu du paragraphe 462.3(1) du Code. Le fait que les espèces non déclarées consistaient en 119 000 $CAN en coupures classées pêle-mêle et retenues par un élastique permettait à juste titre d’inférer que la criminalité qui, selon ce que l’on soupçonnait raisonnablement, était associée aux espèces non déclarées constituait un acte criminel désigné.
lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985) , ch. C-46, art. 2 “activité terroriste” (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 2), 462.3(1) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 42, art. 2; L.C. 2001, ch. 32, art. 12), “infraction désignée” (édicté par L.C. 1996, ch. 19, art. 68; 2001, ch.32, art.12),
“produits de la ciminalité” (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 42, art. 2; L.C. 2001, ch. 32, art. 12).
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1.
Loi sur l’accise, L.R.C. (1985), ch. E-14.
Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17, art. 1 (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 48), 12 (mod., idem, art. 54), 18 (mod., idem, art. 134), 22 (mod., idem, art. 60), 23, 24, 25 (mod., idem, art. 61), 26, 27 (mod., idem, art. 62), 28, 29, 30 (mod., idem, art. 139).
Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1.
Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002-412, art. 2.
Règlement sur l’exclusion de certains actes criminels de la définition de « infraction désignée », DORS/2002-63, art. 1.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 95; Tourki c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2008] 1 R.C.F. 331; 2007 CAF 186; The King v. Central Railway Signal Co., [1933] S.C.R. 555; [1933] 4 D.L.R. 737; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190; (2008), 329 R.N.-B. (2e) 1; 2008 CSC 9; R. c. Kang-Brown, [2008] 1 R.C.S. 456; 2008 CSC 18.
décisions examinées :
R. v. Pilarinos, 2001 BCSC 1690; Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Simmonds c. M.R.N., 2006 CF 130.
décisions citées :
Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 427; conf. par 2008 CAF 95; Dupre c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1177; Hamam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 691; Yang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 158; Lyew c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1117; Dang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 157; Ondre c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 454; Yusufov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 453; Majeed c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1082; Qasem c. M.R.N., [2008] 3 R.C.F. 385; 2008 CF 31; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; Kalra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 941; Yue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 717; Abdullah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1185; Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, [2000] 3 C.F. 145 (C.A.); R. v. Shah, [1992] B.C.J. no 2716 (C.P.) (QL); R. v. Clymore (1992), 74 C.C.C. (3d) 217 (C. supr. C.-B.); R. v. Hicks, [2000] B.C.J. no 2653 (C.P. Div. crim.) (QL).
APPEL d’une décision (2007 CF 208) de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le représentant du ministre a refusé de remettre la somme approximative de 123 000 $ en espèces non déclarées saisie par une agente des douanes. Appel rejeté.
ont comparu :
Louis P. Strezos pour l’appelant.
Jan E. Brongers pour l’intimé.
avocats inscrits au dossier :
Louis P. Strezos, Toronto, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Pelletier, J.C.A. :
INTRODUCTION
[1] Il s’agit de l’appel d’une décision publiée sous la référence 2007 CF 208, par laquelle la juge Simpson, de la Cour fédérale, a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Sellathurai visant la décision par laquelle le représentant du ministre avait refusé de lui remettre la somme approximative de 123 000 $ qui avait été saisie entre ses mains par une agente des douanes alors qu’il s’apprêtait à partir pour le Sri Lanka à l’aéroport international Pearson.
[2] Cette somme d’argent a été saisie et confisquée parce que M. Sellathurai ne l’avait pas déclarée comme l’exigeait l’article 12 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 54] de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17 [art. 1 (mod., idem, art. 48)] (la Loi) et que, comme son avocat l’a admis, il existait au moment de la saisie des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité ou de fonds destinés au financement d’activités terroristes. La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si le ministre a régulièrement exercé son pouvoir discrétionnaire en refusant de restituer l’argent en question à M. Sellathurai.
LES FAITS
[3] L’exposé suivant des faits entourant la saisie est tiré du synopsis du dossier et motifs de décision établi par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) (anciennement l’Agence des douanes et du revenu du Canada) (l’Agence) en réponse à la demande de M. Sellathurai visant à faire réviser par le ministre la saisie des fonds en question (dossier d’appel, aux pages 227 et 228) :
[traduction] [. . .] le 10 novembre 2003, M. Sellathurai a été interrogé par les autorités douanières à l’aéroport international Pearson de Toronto alors qu’il se préparait à quitter le Canada. Il a déclaré 4 000 $ en devises canadiennes et 400 $ en devises américaines. Interrogé sur l’objet de son voyage, M. Sellathurai a répondu qu’il se rendait aux funérailles de son père et qu’il serait absent du Canada pendant une semaine. L’agente des douanes qui a vérifié son passeport a constaté que M. Sellathurai avait quitté les Émirats arabes unis le 13 octobre 2003. Elle lui a demandé de lui montrer l’argent qu’il avait sur lui pour qu’elle le vérifie. M. Sellathurai a sorti une enveloppe dans laquelle se trouvaient plusieurs billets. L’agente lui a demandé où se trouvaient ses devises américaines. Il a répondu qu’elles étaient dans son bagage à main. L’agente lui a demandé pourquoi il voyageait avec 4 000 $ pour un voyage d’une semaine. Il lui a expliqué qu’il était importateur de vêtements, épicier et vendeur. En fouillant le bagage à main de M. Sellathurai, on a trouvé deux lingots d’or, que le demandeur a évalués à 20 000 $. Il a produit le reçu d’une bijouterie canadienne indiquant que des bijoux en or avaient été échangés en contrepartie des deux lingots d’or. On a trouvé d’autres sommes d’argent dans la poche avant de son pantalon. M. Sellathurai a été escorté jusqu’à une zone privée pour être interrogé plus à fond. Il avait en tout en sa possession huit enveloppes contenant des liasses de billets, les lingots d’or et des devises américaines. L’agente lui a demandé à quoi devait servir cet argent. Il a répondu qu’il allait acheter des bijoux. L’agente lui a alors rappelé qu’il avait déclaré qu’il était vendeur, épicier et importateur de vêtements. Il a répondu qu’il était également grossiste en bijoux. Il a produit une carte professionnelle. Le nom figurant sur cette carte était le même que le nom commercial qui apparaissait sur le reçu pour les lingots d’or. L’agente a informé M. Sellathurai que les devises étaient saisies. Alors que l’on remplissait les formules usuelles, M. Sellathurai a expliqué que 90 000 $ provenaient d’un prêt consenti par un bijoutier de Montréal, que 47 000 $ avaient été avancés par une personne et 45 000 $ par une autre. Au début, il n’était pas certain de leur nom. Il a déclaré qu’il avait l’intention d’acheter des bijoux pour ces deux personnes lors de ce voyage. Il n’avait aucun contrat pour corroborer ses dires et n’a produit aucune pièce confirmant un retrait d’argent d’un établissement bancaire. Aucune condition pour la restitution de ces espèces n’a été fixée car l’agente avait des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité. L’agente lui a remis ses documents, ses deux lingots d’or et ses bijoux.
[4] La saisie a été effectuée en vertu des articles 12 et 18 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 134] de la Loi. L’article 12 oblige toute personne qui arrive au Canada ou qui quitte le pays en ayant en sa possession des espèces d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire à déclarer cette somme au bureau des douanes le plus près à son arrivée au Canada ou à son départ du Canada, et l’article 18 autorise la saisie en cas de contravention à l’article 12 :
12. (1) Les personnes ou entités visées au paragraphe (3) sont tenues de déclarer à l’agent, conformément aux règlements, l’importation ou l’exportation des espèces ou effets d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire.
[. . .]
(3) Le déclarant est, selon le cas :
a) la personne ayant en sa possession effective ou parmi ses bagages les espèces ou effets se trouvant à bord du moyen de transport par lequel elle arrive au Canada ou quitte le pays ou la personne qui, dans les circonstances réglementaires, est responsable du moyen de transport;
[. . .]
18. (1) S’il a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), l’agent peut saisir à titre de confiscation les espèces ou effets.
(2) Sur réception du paiement de la pénalité réglementaire, l’agent restitue au saisi ou au propriétaire légitime les espèces ou effets saisis sauf s’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement des activités terroristes.
[5] Le montant réglementaire est de 10 000 $ (voir l’article 2 du Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002-412).
[6] Conformément à l’alinéa 18(3)a) de la Loi, l’agente a donné à M. Sellathurai un avis écrit de la saisie et des recours que lui ouvrent les articles 25 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 61] et 30 [mod., idem, art. 139] de la Loi :
25. La personne entre les mains de qui ont été saisis des espèces ou effets en vertu de l’article 18 ou leur propriétaire légitime peut, dans les quatre-vingt-dix jours suivant la saisie, demander au ministre de décider s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) en donnant un avis écrit à l’agent qui les a saisis ou à un agent du bureau de douane le plus proche du lieu de la saisie.
[. . .]
30. (1) La personne qui a présenté une demande en vertu de l’article 25 peut, dans les quatre-vingt-dix jours suivant la communication de la décision, en appeler par voie d’action devant la Cour fédérale à titre de demandeur, le ministre étant le défendeur.
[7] M. Sellathurai a exercé son droit de demander au ministre de réviser la décision de l’agente. Dans une lettre datée du 12 janvier 2004, une agente de l’Agence a exposé les faits entourant la saisie puis demandé des renseignements complémentaires (dossier d’appel, à la page 63) :
[traduction] Veuillez soumettre des éléments de preuve qui corroborent la provenance de l’argent, tels qu’un relevé de retrait bancaire ou tout autre élément de preuve qui confirme que cet argent a été légitimement obtenu. [Non souligné dans l’original.]
[8] Aucun motif de soupçon n’est précisé dans cette lettre et aucune explication précise n’est réclamée. La seule preuve qui est exigée est celle de la légitimité de la provenance des fonds.
[9] En réponse à cette demande, M. Sellathurai a fourni trois affidavits et trois lettres attestant sa moralité. Les affidavits ont été souscrits par Sathi Sathananthan, Shudhir Chawla et George Montgomery Pathinather. Sathi Sathananthan, aide-comptable de M. Sellathurai, a produit des relevés bancaires et des chèques oblitérés faisant état de retraits effectués dans le compte commercial de M. Sellathurai entre le 19 septembre 2003 et le 10 novembre 2003. Ces retraits, qui totalisaient 37 000 $, avaient été effectués sous forme de chèques libellés à l’ordre de la femme de M. Sellathurai.
[10] Shudhir Chawla a expliqué qu’il était l’associé de M. Sellathurai et qu’il avait prêté à ce dernier 47 000 $ en espèces pour qu’il achète pour lui des bijoux en or 22 carats à Dubaï. La somme de 47 000 $ était le produit de la vente de 93 onces d’or en lingots effectuée lors de diverses opérations. George Montgomery Pathinather a expliqué qu’il exploite une bijouterie à Montréal et qu’il connaît M. Sellathurai depuis trois ans et demi. Il a ajouté qu’il avait remis à M. Sellathurai la somme de 45 000 $ en espèces, que cette somme provenait du coffre-fort de son entreprise et qu’il l’avait obtenue après avoir effectué des ventes de bijoux au comptant.
[11] L’agente a répondu à ces éléments de preuve dans une lettre adressée le 15 mars 2004 à l’avocat de M. Sellathurai. Voici les passages pertinents de cette lettre (dossier d’appel, aux pages 103 et 104) :
[traduction] Les affidavits de George Pathinather et de Shudhir Chawla ne confirment pas la légitimité de leur part des devises saisies. Les entreprises légitimes souhaitent conserver des documents faisant état de leurs avoirs et de leurs dépenses pour s’assurer qu’elles tiennent des livres acceptables sur le plan fiscal et procèdent régulièrement à des vérifications internes [. . .]. Il est nécessaire de présenter des preuves documentaires pour confirmer la légitimité des devises saisies.
[. . .]
La personne qui enfreint la loi et qui omet de déclarer une somme ne peut pas, en racontant simplement une histoire qui pourrait être véridique, obtenir la restitution des espèces saisies et confisquées sur le fondement de soupçons raisonnables en vertu de la Loi. Une explication sur la provenance des fonds tendant à innocenter la personne doit être prouvée à l’aide de précisions et d’une preuve suffisamment digne de foi, fiable et indépendante pour établir qu’aucune autre explication raisonnable n’est possible [. . .] [Non souligné dans l’orignal.]
[12] En réponse à la contestation par l’avocat du rejet des éléments de preuve présentés pour le compte de M. Sellathurai, l’agente a répondu ce qui suit dans une lettre datée du 3 mai 2004 (dossier d’appel, à la page 107) :
[traduction] Je tiens à répéter que les affidavits de George Pathinather et de Shudhir Chawla ne confirment pas la légitimité de leur part des devises saisies. Il est nécessaire de présenter des preuves documentaires pour confirmer la légitimité des devises saisies. [Non souligné dans l’original.]
[13] Dans une lettre datée du 18 juin 2004, l’agente a répondu à une autre demande de renseignements présentée par l’avocat de M. Sellathurai en réitérant la position qu’elle avait adoptée dans sa lettre du 15 mars 2004 et en insistant sur la production d’éléments de preuve documentaires établissant la légitimité des devises saisies (dossier d’appel, aux pages 108 et 109).
[14] Le ministre a, par l’intermédiaire de son représentant, informé M. Sellathurai de sa décision par lettre datée du 6 octobre 2005. Les motifs invoqués pour justifier la décision sont exposés dans les deux paragraphes qui suivent (dossier d’appel, aux pages 116 et 117) :
[traduction] La preuve produite a confirmé que vous avez été spécifiquement interrogé par une agente des douanes à l’Aéroport international Pearson le 10 novembre 2003 et que vous lui avez déclaré n’avoir pas plus de 10 000 $ CAN en espèces. Une vérification a permis de constater que vous étiez en possession de 435 $ US et de 123 000 $ CAN en espèces. Par conséquent, en vertu des articles 12 et 18 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, les espèces pouvaient légalement être saisies. Aucune condition pour la restitution de ces espèces n’a été fixée car l’agente avait des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité.
Bien que les observations de votre avocat aient été prises en considération, aucune mesure d’atténuation n’a été prise en l’espèce. La preuve produite ne peut pas être vérifiée et elle n’atteste pas la provenance des espèces. Compte tenu de l’ensemble de la preuve et de l’absence d’une preuve vérifiable confirmant la provenance légitime des espèces, des doutes raisonnables subsistent. Pour cette raison, la confiscation des espèces a été maintenue [. . .]
DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[15] M. Sellathurai a saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision. La juge de première instance a examiné les faits et a abordé la question de la norme de contrôle. Elle a conclu que la décision du ministre devait être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable, « sauf en ce qui concerne la charge de preuve à laquelle doit faire face un demandeur qui souhaite dissiper des “motifs raisonnables de soupçonner”. Sur cette question, la norme de contrôle sera celle de la décision correcte » (motifs de la décision, au paragraphe 60).
[16] L’avocat de M. Sellathurai affirme que le représentant du ministre n’a pas appliqué le bon critère pour décider s’il y avait lieu de confirmer la confiscation des fonds de M. Sellathurai, ainsi qu’il ressort de l’exposé des questions en litige de la juge de première instance (au paragraphe 61) :
Le demandeur a soulevé les questions suivantes. Les titres sont les miens.
Aucun motif raisonnable?
I. Le ministre a conclu à tort que les fonds en question doivent être confisqués dans la mesure où il n’existe aucun motif raisonnable de soupçonner que ces fonds sont des produits de la criminalité.
Critère erroné?
II. Le ministre a commis une erreur dans sa décision dans la mesure où il a renversé à tort la charge de la preuve, concluant en effet que le demandeur n’a pas prouvé que les fonds en question n’étaient pas des produits de la criminalité.
Décision contradictoire?
III. Le ministre a commis une erreur dans sa décision dans la mesure où, à sa lecture, cette décision est contradictoire et est par conséquent déraisonnable.
[17] Voici en quels termes la juge de première instance a abordé la deuxième question, celle du renversement de la charge de la preuve (au paragraphe 63) :
L’article 29 de la Loi n’énonce pas les principes sur lesquels le représentant du ministre doit se fonder pour décider s’il y a lieu de confirmer la confiscation d’espèces. Toutefois, il ressort clairement de la décision que, dans la présente affaire, le représentant du ministre a déterminé s’il existait encore des soupçons raisonnables. En d’autres termes, il a adopté, pour prendre une décision, le critère que l’agente des douanes à l’aéroport était tenue d’appliquer lorsqu’elle a refusé de restituer les espèces confisquées, conformément au paragraphe 18(2) de la Loi. En vertu de ce paragraphe, l’agente des douanes doit « soupçonner, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement des activités terroristes ». À mon avis, le représentant du ministre a énoncé le bon critère lorsqu’il a indiqué qu’il devait déterminer si ces motifs raisonnables existaient encore.
[18] Estimant que le premier moyen invoqué était sans fondement, la juge de première instance a ensuite analysé la question de la norme de preuve qui incombe au demandeur qui cherche à récupérer les sommes qui lui ont été confisquées. Après avoir cité certains précédents, elle a conclu comme suit (aux paragraphes 72 à 74) :
En ce qui concerne la charge de preuve qui incombe à un demandeur qui souhaite dissiper un soupçon fondé sur l’existence de motifs raisonnables, je suis d’avis que ce demandeur doit produire une preuve qui établit hors de tout doute raisonnable qu’il n’existe aucun motif raisonnable de soupçonner. Ce n’est que dans de telles circonstances que la preuve pourra faire disparaître un soupçon raisonnable.
Je suis arrivée à cette conclusion parce que, si un représentant du ministre était convaincu selon la prépondérance des probabilités seulement qu’il n’y a aucun motif raisonnable de soupçonner, il pourrait quand même soupçonner que les espèces confisquées sont des produits de la criminalité. La norme de preuve civile n’efface pas tout doute raisonnable de l’esprit et, si un doute raisonnable existe, le soupçon subsiste.
En l’espèce, l’arbitre a exigé une preuve hors de tout doute et je suis convaincue qu’elle a ainsi commis une erreur de droit, car la preuve hors de tout doute raisonnable est suffisante pour dissiper les motifs raisonnables de soupçonner.
[19] La juge de première instance a conclu que l’arbitre (l’agente de l’Agence) avait exigé une preuve plus stricte que la preuve hors de tout doute raisonnable parce qu’elle a indiqué, dans un passage de ses motifs reproduit précédemment, qu’il était nécessaire de présenter une preuve établissant qu’aucune autre explication raisonnable n’était possible. La juge de première instance a toutefois poursuivi en concluant que cette erreur n’était pas déterminante parce que les éléments de preuve soumis par M. Sellathurai ne satisfaisaient pas à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable. Comme l’erreur du ministre ne pouvait rien changer au résultat, la demande de contrôle judiciaire ne pouvait être accueillie et elle a par conséquent été rejetée.
THÈSE DES PARTIES
[20] Dans le mémoire qu’il a déposé au nom de M. Sellathurai, l’avocat de ce dernier définit comme suit la question en litige dans le présent appel (mémoire de l’appelant, au paragraphe 15) :
[traduction] L’appelant soutient respecteusement que la juge Simpson a commis une erreur de droit en concluant que, pour dissiper le soupçon raisonnable que les fonds saisis et confisqués sont des produits de la criminalité au sens du paragraphe 18(2) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes et pour obtenir en conséquence la restitution des devises en vertu de l’alinéa 29(1)a) de la Loi, l’appelant doit produire une preuve qui établit hors de tout doute raisonnable que les espèces en question ont été obtenues par des moyens légitimes. L’appelant estime que la norme de preuve exigée pour dissiper un soupçon raisonnable se situe quelque part entre la norme civile de la preuve selon la prépondérance des probabilités et la norme criminelle de la preuve hors de tout doute raisonnable. [Souligné dans l’original.]
[21] Dans le reste de son mémoire, l’avocat de M. Sellathurai analyse les nuances qui existent entre les diverses formes de normes de preuve, preuve hors de tout doute raisonnable et preuve requise pour dissiper un doute raisonnable. Dans le cadre de cette analyse, l’avocat de M. Sellathurai a admis ce qui suit (mémoire de l’appelant, au paragraphe 16) :
[traduction] [. . .] il existait un soupçon raisonnable au moment de la confiscation effectuée par l’agente de l’ASFC. [Souligné dans l’original.]
[22] L’appelant soutient essentiellement que, comme les éléments de preuve soumis par M. Sellathurai n’ont pas été contredits et qu’ils se rapportaient à la provenance et à la légitimité des fonds, ils auraient dû être considérés comme suffisants pour faire disparaître le soupçon raisonnable qui existait au moment de la saisie des devises. L’avocat de l’appelant a plaidé que l’on a tort d’exiger une preuve hors de tout doute raisonnable étant donné que cette norme ne s’applique qu’en matières criminelles, lorsque la liberté de l’intéressé est en jeu. Dans le cas qui nous occupe, la Loi ne parle pas de preuve hors de tout doute raisonnable. Suivant l’avocat de M. Sellathurai, la norme de preuve appropriée pour dissiper un soupçon raisonnable se situe entre la norme de preuve civile et la norme criminelle de la preuve hors de tout doute raisonnable. À l’appui de sa thèse, l’avocat cite les propos tenus par le juge Bennett dans R. v. Pilarinos, 2001 BCSC 1690, au paragraphe 143, au sujet de la preuve d’une crainte raisonnable de partialité :
[traduction] En résumé, il existe une forte présomption d’intégrité judiciaire qui ne peut être réfutée que si l’on présente des éléments de preuve solides qui établissent l’existence d’une véritable probabilité de partialité. Il va sans dire que cette charge de preuve est plus exigeante que celle de la simple prépondérance des probalités, mais moins stricte que celle de la preuve hors de tout doute raisonnable. La charge de la preuve incombe à celui qui affirme qu’il existe une crainte raisonnable de partialité. La crainte raisonnable de partialité est déterminée en fonction de la personne sensée et bien informée qui est bien au courant de l’ensemble des faits, y compris de la nature du dossier et de son contexte, et qui est au fait de la présomption d’intégrité judiciaire.
[23] L’avocat de M. Sellathurai a clos sa plaidoirie en avançant ce qui suit (mémoire de l’appelant, au paragraphe 26) :
[traduction] À tout le moins, au moment où l’appelant a soumis sa demande à la Direction des recours, celle-ci ou le représentant du ministre auraient dû l’informer de la norme applicable pour qu’il soit en mesure d’y satisfaire [. . .]
[24] La thèse du ministre est que la conclusion de la juge de première instance est raisonnable et qu’en conséquence, aucune intervention n’est justifiée.
ANALYSE
Norme de contrôle
[25] Notre Cour a tranché, au paragraphe 4 de l’arrêt Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 95 (Dag), la question de la norme de contrôle applicable à la décision du ministre prévue à l’article 29 : il s’agit de la norme de la décision raisonnable. Pour des raisons qui deviendront évidentes, nous reviendrons plus loin dans les présents motifs sur la question de la norme de contrôle applicable à la décision relative à la norme de preuve à laquelle l’intéressé doit satisfaire.
Examen de la jurisprudence
[26] Le décision rendue par la juge Simpson dans le cas qui nous occupe a été suivie dans plusieurs autres affaires dans lesquelles la Cour fédérale a, comme la juge de première instance, souscrit à la thèse du ministre au sujet du fondement sur lequel il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 29 de la Loi (voir Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 427, au paragraphe 3; conf. par 2008 CAF 95; Dupre c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1177, au paragraphe 22 (Dupre); Hamam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 691, au paragraphe 24; Yang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 158, au paragraphe 11 (Yang); Lyew c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1117, au paragraphe 31 (Lyew); Dang c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 157, au paragraphe 29; Ondre c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 454, au paragraphe 46 (Ondre); Yusufov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 453, au paragraphe 42 (Yusufov); Majeed c. Canada (Ministre de la Sécurité publique), 2007 CF 1082, au paragraphe 47 (Majeed); Qasem c. M.R.N., [2008] 3 R.C.F. 385, au paragraphe 14 (Qasem)).
[27] En revanche, la jurisprudence est flottante au sujet de la norme de preuve à laquelle le demandeur doit satisfaire. Certains juges ont adopté la position de la juge Simpson suivant laquelle la norme appropriée est celle de la preuve hors de tout doute raisonnable (voir Ondre, au paragraphe 19; Yusufov, au paragraphe 20, et Majeed, au paragraphe 50). D’autres juges ont abordé la question sous l’angle de la charge de la preuve dont le demandeur doit s’acquitter pour dissiper les soupçons du ministre (voir Dupre, aux paragraphes 37 et 38; Yang, aux paragraphes 20 et 21, et Qasem, au paragraphe 18). Certains juges ont critiqué le fait que l’on emploie des termes tirés du contexte criminel pour qualifier la charge de la preuve qui incombe au demandeur (voir Qasem, au paragraphe 21 et Lyew, au paragraphe 32).
[28] Il en découle que la décision rendue par la juge Simpson en l’espèce a, dans une certaine mesure, défini le cadre du débat pour ce qui est de l’application de l’article 29. On peut dégager deux thèmes de la jurisprudence, à savoir, d’une part, le fondement sur lequel le ministre exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 29 et, d’autre part, la norme de preuve à laquelle le demandeur doit satisfaire. Avant d’examiner ces questions plus en détail, il convient de s’arrêter à la question de la nature de la décision que le ministre prend en vertu de l’article 29.
Nature de la décision prévue à l’article 29
[29] Pour comprendre ce que l’article 29 oblige le ministre à faire, il est nécessaire de comprendre le statut des devises saisies au moment où est prise la décision prévue à l’article 29.
[30] La confiscation de devises effectuée en vertu de l’article 18 prend effet à compter de la contravention à l’article 12 [à l’article 23 de la Loi] :
23. Sous réserve du paragraphe 18(2) et des articles 25 à 31, les espèces ou effets saisis en application du paragraphe 18(1) sont confisqués au profit de Sa Majesté du chef du Canada à compter de la contravention au paragraphe 12(1) qui a motivé la saisie. La confiscation produit dès lors son plein effet et n’est assujettie à aucune autre formalité.
[31] Non seulement la confiscation prend effet au moment de la contravention à l’article 12, mais elle est également définitive, sous réserve seulement du contrôle judiciaire du constat de violation de l’article 12 [à l’article 24 de la Loi] :
24. La confiscation d’espèces ou d’effets saisis en vertu de la présente partie est définitive et n’est susceptible de révision, de rejet ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues aux articles 25 à 30.
[32] Ainsi que notre Cour l’a souligné dans l’arrêt Tourki c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2008] 1 R.C.F. 331 (Tourki), ce qui fait l’objet du contrôle judiciaire prévu aux articles 25 à 30 est la conclusion qu’il a eu contra- vention à l’article 12, et non les conséquences de cette contravention (voir les paragraphes 16 à 18). Évidemment, le seul intérêt qu’a le demandeur à contester la conclusion fondée sur l’article 12 est de tenter d’obtenir la restitution des fonds saisis ou de la pénalité payée. Et comme la seule façon d’obtenir la révision de l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par l’article 29 consiste à demander une révision en vertu de l’article 25, cette demande est en fait une demande d’annulation de la confiscation.
[33] Le seul moyen de contester une décision fondée sur l’article 29 est de présenter une demande de contrôle judiciaire (Tourki, au paragraphe 18). Suivant la jurisprudence, la question soulevée dans pareille demande de contrôle judiciaire porte sur le rapport entre la décision prise par le ministre en vertu de l’article 29 et celle que prend l’agent des douanes en vertu du paragraphe 18(2). L’article 29 exige-t-il du ministre qu’il révise ou qu’il refasse la même démarche que celle qu’a suivie l’agente des douanes pour en arriver à la conclusion de saisir les fonds?
29. (1) S’il décide qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), le ministre, aux conditions qu’il fixe :
a) soit décide de restituer les espèces ou effets ou, sous réserve du paragraphe (2), la valeur de ceux-ci à la date où le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux est informé de la décision, sur réception de la pénalité réglementaire ou sans pénalité;
b) soit décide de restituer tout ou partie de la pénalité versée en application du paragraphe 18(2);
c) soit confirme la confiscation des espèces ou effets au profit de Sa Majesté du chef du Canada, sous réserve de toute ordonnance rendue en application des articles 33 ou 34.
Le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, dès qu’il en est informé, prend les mesures nécessaires à l’application des alinéas a) ou b).
[34] Le ministre n’est appelé à exercer le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 29 que lorsqu’il conclut, à la suite d’une demande présentée en vertu de l’article 25, qu’il y a effectivement eu contravention à l’article 12. En conséquence, le point de départ de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre est le fait que les devises confisquées, qui se trouvent alors entre les mains du ministre des Travaux publics conformément à l’article 22 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 60], sont, à toutes fins que de droit, la propriété de l’État. Voici à ce propos ce qu’on trouve dans l’arrêt The King v. Central Railway Signal Co., [1933] R.C.S. 555, aux pages 557 et 558 :
[traduction] Certaines questions ont été soulevées au sujet de l’argument invoqué en ce qui concerne l’effet et de la nature de la saisie du 4 juillet. Cette question n’avait pas été soulevée devant les tribunaux inférieurs et les éléments de preuve qui ont été présentés à ce sujet sont amplement suffisants. Au vu de la preuve, il est indiscutable que les marchandises ont été saisies et « saisi[e]s comme confisqué[e]s » en raison d’une contravention à la Loi sur l’accise. Il n’existe pas non plus d’ambiguïté quant à l’effet d’une telle saisie. Celle-ci part de l’hypothèse que les biens, confisqués ipso jure, en raison d’une violation à la Loi, appartiennent à Sa Majesté au moment de la saisie et non en conséquence de celle-ci. Il y a plusieurs dispositions de la loi qui donnent lieu à une confiscation en cas de perpétration d’une infraction, à titre de conséquence juridique de l’infraction, indépendamment de tout acte accompli par les préposés d’accise ou de toute déclaration de culpabilité ou de tout autre jugement d’un tribunal.
[35] Le raisonnement qui s’applique dans le cas de la Loi sur l’accise, L.R.C. (1985), ch. E-14, vaut aussi pour la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, de même que pour la loi qui nous intéresse en l’espèce (voir l’arrêt Tourki, au paragraphe 17).
[36] Selon moi, il s’ensuit que la conclusion de l’agent des douanes suivant laquelle il a des motifs raisonnables de soupçonner que les devises saisies sont des produits de la criminalité devient caduque dès que le ministre confirme qu’il y a eu contravention à l’article 12. La confiscation est complète et les devises sont la propriété de l’État. La seule question qu’il reste à trancher pour l’application de l’article 29 est celle de savoir si le ministre exercera son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation soit en restituant les espèces confisquées elles-mêmes soit en remboursant la pénalité prévue par la loi qui a été versée pour obtenir la restitution des espèces saisies.
[37] Dans le cas qui nous occupe, le ministre a reconnu la nature du pouvoir discrétionnaire qu’il était appelé à exercer lorsqu’il a informé M. Sellathurai, dans sa lettre du 6 octobre 2005, qu’[traduction] « aucune mesure d’atténuation n’a été prise en l’espèce » (dossier d’appel, à la page 117). Atténuer les conséquences d’une confiscation revient en fait à annuler la confiscation. Bien que la façon dont le ministre qualifie la décision qu’il prend en vertu de l’article 29 ne soit pas déterminante, je trouve une confirmation de ma thèse dans la réponse que le ministre a donnée à la demande de M. Sellathurai.
Fondement de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre
[38] Ces réflexions nous amènent à la question de savoir comment le ministre exercera son pouvoir discrétionnaire. Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Tourki, au paragraphe 29, la Loi ne précise pas sur quel fondement le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire. La jurisprudence sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi exige, notamment, que ce pouvoir soit exercé de manière à favoriser la réalisation des objets de la loi qui confère le pouvoir discrétionnaire en question (Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 7 et 8 (Maple Lodge Farms)) :
C’est aussi une règle bien établie que les cours ne doivent pas s’ingérer dans l’exercice qu’un organisme désigné par la loi fait d’un pouvoir discrétionnaire simplement parce que la cour aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en avait incombé. Lorsque le pouvoir discrétionnaire accordé par la loi a été exercé de bonne foi et, si nécessaire, conformément aux principes de justice naturelle, si on ne s’est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi, les cours ne devraient pas modifier la décision.
[39] Bien que les raisons pour lesquelles les tribunaux interviennent dans l’exercice des décisions discrétion- naires aient évolué depuis l’arrêt Maple Lodge Farms, la prise en compte de l’objet de la loi constitue toujours un élément clé de l’analyse (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 67 et 68; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragraphe 36).
Exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre
[40] Comment le ministre a-t-il exercé son pouvoir discrétionnaire dans le cas qui nous occupe? Pour répondre à cette question, il faut examiner ce que le ministre a fait et ce qu’il a dit. À mon avis, il s’agit de deux choses différentes.
[41] D’entrée de jeu, le ministre (par l’intermédiaire de l’Agence et de son représentant) n’a demandé qu’une seule chose à M. Sellathurai : qu’il lui démontre que les espèces saisies provenaient d’une source légitime. L’examen de la correspondance entre l’Agence et l’avocat de M. Sellathurai, dont il a été question dans la première partie des présents motifs, démontre qu’on a, de façon constante et à plusieurs reprises, demandé à M. Sellathurai de fournir une preuve établissant la légitimité de la provenance des sommes saisies. La preuve fournie par M. Sellathurai sous la forme des affidavits de M. Sathananthan, M. Chawla et M. Pathinather n’a pas convaincu le ministre parce que ces documents contenaient des explications qui n’étaient pas vérifiables. Il semble évident, à la lecture du dossier, que ce que le ministre a fait a été d’insister pour qu’on lui prouve la légitimité de la provenance des fonds avant d’accepter d’exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de M. Sellathurai.
[42] Ce que le ministre a dit est légèrement différent. Dans la lettre qu’il a adressée à M. Sellathurai pour lui expliquer les raisons pour lesquelles il refusait sa demande de « mesures d’atténuation », il écrit ce qui suit (dossier d’appel, à la page 117) :
[traduction] Bien que les observations de votre avocat aient été prises en considération, aucune mesure d’atténuation n’a été prise en l’espèce. La preuve produite ne peut pas être vérifiée et elle n’atteste pas la provenance des espèces. Compte tenu de l’ensemble de la preuve et de l’absence d’une preuve vérifiable confirmant la provenance légitime des espèces, des doutes raisonnables subsistent. Pour cette raison, la confiscation des espèces a été maintenue [. . .] [Non souligné dans l’original.]
[43] Le raisonnement du ministre est logique lorsqu’il explique que, si le demandeur n’est pas en mesure de démontrer la légitimité de la provenance des fonds saisis, les raisons pour lesquelles l’agent des douanes soupçonne que ces fonds sont des produits de la criminalité demeurent valables. Toutefois, formuler la question de cette façon revient à considérer la décision prévue à l’article 29 comme une réévaluation de la décision de l’agent des douanes. Or, comme nous l’avons déjà expliqué, dès lors que la contravention à l’article 12 est confirmée, la seule question qu’il reste à trancher est celle de savoir si le ministre annulera ou non la confiscation. Ainsi, bien que les propos du ministre semblent raisonnables, ils situent de façon erronée la nature du problème auquel le ministre est confronté.
[44] Le fait que le ministre a précisé que « des doutes raisonnables subsistent » donne à penser qu’il a examiné les motifs raisonnables de soupçonner relevés par l’agente des douanes et qu’à la lumière des renseigne- ments fournis par M. Sellathurai, il a décidé si ces motifs étaient toujours légitimes. Dans ses motifs, la juge de première instance a expliqué qu’en agissant ainsi, le représentant du ministre a adopté, pour prendre sa décision, le critère imposé à l’agente des douanes par le paragraphe 18(2) de la Loi (voir le paragraphe 63).
[45] Il se peut que la juge de première instance ait été amenée à tirer cette conclusion en raison de la nature de l’affidavit déposé par le représentant du ministre. Bien que la lettre exposant les motifs du rejet de la demande de M. Sellathurai ne traite que des éléments de preuve portant sur la légitimité de la provenance des fonds saisis, le représentant du ministre a déposé un affidavit dans lequel il a répété et examiné les motifs de soupçonner relevés par l’agent des douanes tout en expliquant qu’il estimait que ces soupçons n’avaient pas été dissipés. À mon avis, ce genre d’affidavit est inapproprié et on n’aurait dû lui accorder aucune valeur.
[46] Des juges de la Cour fédérale ont déjà dit qu’un tribunal ou un décideur ne peut améliorer les motifs donnés au demandeur par le biais d’un affidavit déposé dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire. Dans Simmonds c. M.R.N., 2006 CF 130, la juge Dawson a écrit, au paragraphe 22 :
Je ferais remarquer que le fait d’autoriser les décideurs à compléter leurs motifs après le fait dans des affidavits ne favorise aucunement la transparence du processus décisionnel.
[47] Voir, dans le même sens, Kalra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 941, au paragraphe 15; Yue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 717, au paragraphe 3; Abdullah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1185, au paragraphe 13. Toute autre conception de la question aurait pour effet de permettre aux tribunaux de corriger un vice entachant leur décision en déposant des motifs complémentaires sous forme d’affidavit. Agir ainsi revient à demander à l’auteur d’une demande de contrôle judiciaire de chercher à atteindre une cible mouvante.
[48] Indépendamment de son admissibilité en ce qui concerne les motifs de la décision, l’affidavit du représentant du ministre soulève des questions de crédibilité parce que les questions factuelles énumérées dans l’affidavit n’ont jamais été portées à l’attention de M. Sellathurai, et que l’on n’a jamais demandé à ce dernier d’expliquer l’un quelconque des faits allégués pour justifier les motifs raisonnables de soupçonner. On aurait pensé que s’il examinait les faits censés être à l’origine des motifs de soupçonner, le représentant du ministre aurait cherché à en savoir plus à leur sujet.
[49] Lorsque le ministre réclame de façon répétée une preuve de la légitimité de la provenance des devises saisies, comme il l’a fait en l’espèce, on est en droit de conclure qu’il s’est fondé sur les éléments de preuve fournis à cet égard par le demandeur pour prendre sa décision. La logique sous-jacente est inattaquable. Si l’on peut démontrer la légitimité de leur provenance, les devises ne peuvent être considérées comme des produits de la criminalité.
[50] Si, en revanche, le ministre n’est pas convaincu de la légitimité de la provenance des devises saisies, il ne s’ensuit pas que les fonds sont des produits de la criminalité, mais simplement que le ministre n’est pas convaincu qu’il ne s’agit pas de produits de la criminalité. La distinction est importante parce qu’elle porte directement sur la nature de la décision que le ministre est appelé à prendre en vertu de l’article 29 qui, comme nous l’avons déjà signalé, vise une demande d’annulation de la confiscation. La question à trancher n’est pas celle de savoir si le ministre peut démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que les fonds saisis sont des produits de la criminalité, mais uniquement celle de savoir si le demandeur est en mesure de convaincre le ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation en lui démontrant que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité. Sans exclure la possibilité de convaincre par d’autres moyens le ministre à cet égard, la démarche qui s’impose consiste à démontrer la légitimité de la provenance des fonds. C’est bien ce que le ministre a réclamé en l’espèce et, vu l’incapacité de M. Sellathurai de lui faire cette démonstration, le ministre avait le droit de refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation.
Norme de preuve
[51] On en arrive à la question qui a été débattue à fond devant nous. À quelle norme de preuve le demandeur doit-il satisfaire pour convaincre le ministre que les fonds saisis ne sont pas des produits de la criminalité? À mon avis, pour y répondre, il faut d’abord répondre à la question de la norme de contrôle. La norme de contrôle qui s’applique à la décision du ministre prévue à l’article 29 est celle de la décision raisonnable. Il s’ensuit que, si la conclusion du ministre au sujet de la légitimité de la provenance des fonds est, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, raisonnable, sa décision n’est pas susceptible de contrôle judiciaire. Dans le même ordre d’idées, si la conclusion du ministre n’est pas raisonnable, sa décision est susceptible de contrôle et la Cour doit intervenir. Il n’est ni nécessaire ni utile de tenter de définir à l’avance la nature et le type de preuve que le demandeur doit soumettre au ministre.
[52] Vu l’ensemble des faits de la présente affaire, M. Sellathurai a soumis au ministre des éléments de preuve qui étaient essentiellement invérifiables. Il n’était pas déraisonnable de la part du ministre de refuser tels quels ces éléments de preuve. Ainsi qu’il est souligné dans la correspondance entre l’Agence et l’avocat de M. Sellathurai, les entreprises sont tenues de conserver des livres et des registres suffisants pour permettre à l’Agence de s’assurer qu’elles remplissent leurs obligations en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1. Le défaut de le faire ne constitue pas une preuve que ces entreprises ont contrevenu à la loi, mais il ne les aide pas à démontrer la légitimité de la provenance de leurs revenus. Je ne vois donc aucune raison d’intervenir et je suis d’avis de rejeter l’appel.
DISPOSITIF
[53] La nature du pouvoir discrétionnaire que le ministre est appelé à exercer en vertu de l’article 29 consiste à déterminer s’il y a lieu de soustraire le demandeur, à l’égard de qui il vient de confirmer la contravention à l’article 12, aux conséquences de cette contravention. Le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire en respectant le cadre de la Loi et les objectifs que le législateur cherchait à atteindre par cette loi. En respectant ce cadre, les modalités d’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre sont variées. Il convient toutefois de rappeler que, dans la mesure où le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable, les tribunaux refuseront d’intervenir. Dans le cas qui nous occupe, le ministre a choisi de demander à M. Sellathurai de démontrer la légitimité de la provenance des fonds saisis. Le ministre a conclu que les éléments de preuve fournis par M. Sellathurai ne le convainquaient pas de la légitimité de la provenance des fonds. Dans ces conditions, il n’était pas déraisonnable de la part du ministre de refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler la confiscation.
[54] Je suis par conséquent d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[55] Le juge Ryer, J.C.A. : J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue, le juge Pelletier, et, comme lui, j’estime que l’appel devrait être rejeté. Toutefois, comme j’ai suivi un cheminement différent pour en arriver à la même conclusion, il convient d’exposer mes motifs concourants.
[56] Il s’agit de l’appel d’une décision (2007 CF 208), en date du 23 février 2007, par laquelle la juge Simpson (la juge de première instance) de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Gowrkumaran Sellathurai (l’appelant) à l’encontre de la décision par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) avait, en application de l’alinéa 29(1)c) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17 (la Loi), confirmé la confiscation de certaines espèces saisies entre les mains de l’appelant. Sauf indication contraire, toutes les dispositions législatives mentionnées dans les présents motifs correspondent à celles de la Loi.
[57] Bien qu’il admette qu’il existait des motifs valables de procéder à la confiscation au moment où les espèces en question ont été saisies, l’appelant affirme que les éléments de preuve qui ont été fournis au ministre à la suite de la saisie étaient suffisants pour réfuter les motifs en question, de sorte que les fonds devaient lui être restitués.
RAPPEL DES FAITS
[58] L’appelant et sa femme exploitaient un commerce de bijoux en gros à Scarborough, en Ontario. L’appelant se rendait fréquemment à l’étranger pour ses affaires. Alors qu’il s’apprêtait à quitter le Canada le 10 novembre 2003, il a été interrogé par une agente de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au sujet du montant d’argent qu’il avait en sa possession pour ce voyage. L’appelant a déclaré qu’il avait 4 000 $ en devises canadiennes et 400 $ en devises américaines (les espèces déclarées). En fouillant l’appelant et ses bagages, on a découvert qu’outre les espèces déclarées, l’appelant transportait 119 000 $CAN et 35 $US (les espèces non déclarées). On a également découvert que l’appelant transportait deux lingots d’or, qu’il évaluait à environ 20 000 $CAN. Ces biens ont été laissés à l’appelant, n’étant pas considérés comme des espèces au sens de la Loi.
[59] Après avoir découvert les espèces non déclarées, l’agente a estimé qu’elle avait des motifs raisonnables de soupçonner que l’appelant avait contrevenu au paragraphe 12(1) qui, par renvoi à l’article 2 du Règlement sur la déclaration des mouvements trans- frontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002-412, oblige quiconque exporte du Canada des espèces ou des effets dont la valeur est égale ou supérieure à 10 000 $CAN (ou l’équivalent en devises étrangères) à les déclarer. L’agente a donc saisi et confisqué les espèces déclarées et les espèces non déclarées en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi. Les paragraphes 12(1) et 18(1) disposent :
12. (1) Les personnes ou entités visées au paragraphe (3) sont tenues de déclarer à l’agent, conformément aux règlements, l’importation ou l’exportation des espèces ou effets d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire.
[. . .]
18. (1) S’il a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), l’agent peut saisir à titre de confiscation les espèces ou effets.
[60] L’appelant a déclaré à l’agente que l’objet de son voyage était d’assister aux funérailles de son père. Il a précisé qu’il serait absent du Canada pendant une semaine et qu’il passerait deux journées à Dubaï. L’appelant a expliqué à l’agente que son père était décédé le 8 novembre 2003 et qu’il avait acheté ses billets d’avion le 10 novembre 2003 parce que la billetterie était fermée le 8 novembre 2003. En examinant les billets en question, on a toutefois constaté que l’appelant les avait en fait achetés avant le décès de son père. L’agente a examiné le passeport de l’appelant et a constaté qu’il avait quitté les Émirats arabes unis le 13 octobre 2003.
[61] Interrogé par l’agente au sujet de ce qu’il entendait faire des espèces déclarées et des espèces non déclarées, l’appelant a expliqué que 92 000 $ lui avait été prêtés par deux bijoutiers de Montréal pour lesquels il prévoyait acheter des bijoux lors de son voyage. Aucun document ne confirmait ces ententes et l’appelant n’était au départ pas certain du nom des deux bijoutiers en question. De plus, il n’avait aucun document confirmant le retrait d’une partie quelconque de cette somme d’un établissement bancaire. L’agente a par ailleurs fait observer que l’argent n’était pas enveloppé selon la méthode employée par les établissements financiers. Les billets — en diverses coupures — étaient classés pêle-mêle et étaient retenus par des élastiques.
[62] Eu égard aux circonstances entourant la saisie des espèces déclarées et des espèces non déclarées, l’agente a estimé que, contrairement à la règle habituelle, il ne convenait pas dans le cas présent de rendre à l’appelant l’argent qui lui avait été saisi moyennant paiement de la pénalité prévue par la loi. L’agente a plutôt confirmé la confiscation des espèces saisies, en application du paragraphe 18(2) [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 134], au motif qu’elle avait des motifs raison- nables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité ou de fonds destinés au financement d’activités terroristes. Le paragraphe 18(2) est ainsi libellé :
18. (1) [. . .]
(2) Sur réception du paiement de la pénalité réglementaire, l’agent restitue au saisi ou au propriétaire légitime les espèces ou effets saisis sauf s’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement des activités terroristes.
[63] Le paragraphe 462.3(1) du Code criminel définit les « produits de la criminalité » [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 42, art. 2; L.C. 2001, ch. 32, art. 12] comme « tout bien obtenu directement ou indirectement de la perpétration d’une infraction désignée. » La même disposition définit comme suit l’expression « infraction désignée » [édictée par L.C. 1996, ch. 19, art. 68; 2001, ch. 32, art. 12] (acte criminel désigné) : « tout acte criminel prévu au Code criminel et par d’autres lois fédérales, à l’exception des actes criminels » énumérés à l’article 1 du Règlement sur l’exclusion de certains actes criminels de la définition de « infraction désignée », DORS/2002-63. Une liste des actes criminels exclus de la définition de « infraction désignée » est reproduite à l’annexe A de la décision de la juge de première instance. Voici le texte des définitions des expressions « produits de la criminalité » et « infraction désignée » au paragraphe 462.3(1) du Code criminel :
« infraction désignée »
a) Soit tout acte criminel prévu à la présente loi ou une autre loi fédérale, à l’exception des actes criminels désignés par règlement;
b) soit le complot ou la tentative en vue de commettre un tel acte ou le fait d’en être complice après le fait ou d’en conseiller la perpétration.
[. . .]
« produits de la criminalité » Bien, bénéfice ou avantage qui est obtenu ou qui provient, au Canada ou à l’extérieur du Canada, directement ou indirectement :
a) soit de la perpétration d’une infraction désignée;
b) soit d’un acte ou d’une omission qui, au Canada, aurait constitué une infraction désignée.
DÉCISION DU MINISTRE
[64] Le 19 novembre 2003, l’appelant a, en vertu de l’article 25, demandé au ministre de décider s’il avait contrevenu au paragraphe 12(1). L’article 25 est ainsi libellé :
25. La personne entre les mains de qui ont été saisis des espèces ou effets en vertu de l’article 18 ou leur propriétaire légitime peut, dans les quatre-vingt-dix jours suivant la saisie, demander au ministre de décider s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) en donnant un avis écrit à l’agent qui les a saisis ou à un agent du bureau de douane le plus proche du lieu de la saisie.
[65] En réponse à la demande de l’appelant, un avis écrit (l’avis motivé) exposant les circonstances de la saisie des espèces déclarées et des espèces non déclarées a été envoyé à l’appelant conformément au paragraphe 26(1), qui était ainsi libellé :
26. (1) Le commissaire signifie sans délai par écrit à la personne qui a présenté la demande visée à l’article 25 un avis exposant les circonstances de la saisie à l’origine de la demande.
[66] L’avis motivé relate les faits ayant mené au maintien par l’agente de la confiscation des espèces déclarées et des espèces non déclarées conformément au paragraphe 18(2). L’avis se termine par une demande d’éléments de preuve tendant à établir la légitimité de la provenance des espèces en question.
[67] Conformément au paragraphe 26(2), l’appelant a soumis au ministre des éléments de preuve, soit quatre affidavits et trois lettres attestant sa moralité. L’avocat de l’appelant a également formulé des observations au sujet de la saisie des espèces. Le paragraphe 26(2) est ainsi conçu :
26. (1) [. . .]
(2) Le demandeur dispose de trente jours à compter de la signification de l’avis pour produire tous moyens de preuve à l’appui de ses prétentions.
[68] Les éléments de preuve que l’appelant a présentés conformément au paragraphe 26(2) contredi- saient les renseignements qui avaient été communiqués à l’agente au sujet de la provenance des espèces déclarées et des espèces non déclarées et tendaient à démontrer que, de ce montant, 92 000 $ avaient en fait été fournis par deux partenaires commerciaux différents, dont un seul était de Montréal, et que le reste provenait d’une série de retraits effectués sur le compte bancaire du commerce de bijoux de l’appelant.
[69] Aucune des trois lettres attestant la moralité de l’appelant n’abordait la question de la légitimité de la provenance des espèces déclarées et des espèces non déclarées.
[70] Dans leurs affidavits, les deux partenaires commerciaux déclaraient qu’ils avaient versé à l’appelant 92 000 $ en espèces, que cet argent provenait de la vente de bijoux et devait servir à l’achat de bijoux à Dubaï pour leur compte. Ces affidavits ne contenaient aucun renseignement au sujet des ventes qui auraient généré l’argent comptant qui avait été remis à l’appelant.
[71] L’affidavit souscrit par l’aide-comptable du commerce de bijoux de l’appelant indiquait que sur les fonds saisis, la somme de 37 000 $ — le solde des fonds saisis après soustraction de la partie qui aurait été prêtée à l’appelant — avait été retirée du compte bancaire de l’entreprise au moyen d’une série de chèques libellés à l’ordre de la femme de l’appelant. Dans son affidavit, l’appelant déclare que ces chèques ont été signés pour les besoins de l’entreprise et qu’il a reçu l’argent lorsqu’ils ont été encaissés.
[72] Dans une lettre datée du 15 mars 2004 (le premier avis), une agente de l’ASFC (la première arbitre) a informé l’appelant que les affidavits des deux partenaires commerciaux en question n’établissaient pas la légitimité de la partie des fonds saisis que ces personnes étaient censées avoir prêtée à l’appelant, et a invité l’appelant à lui soumettre des observations complémen- taires. On trouve également ce qui suit dans ce premier avis :
[traduction] La personne qui enfreint la loi et omet de déclarer une somme ne peut pas, en racontant simplement une histoire qui pourrait être véridique, obtenir la restitution des espèces saisies et confisquées sur le fondement de soupçons raisonnables en vertu de la Loi. Une explication sur la provenance des fonds tendant à innocenter la personne doit être prouvée à l’aide de précisions et d’une preuve suffisamment digne de foi, fiable et indépendante pour établir qu’aucune autre explication raisonnable n’est possible. Autrement, les doutes raisonnables subsistent et la confiscation est confirmée.
[73] Le 27 avril 2004, l’avocat de l’appelant a répondu au premier avis en expliquant qu’à son avis, une enquête indépendante de la GRC démontrait que l’on ne pouvait établir de liens entre les espèces saisies et le financement de quelque activité terroriste que ce soit.
[74] Par lettre datée du 3 mai 2004, la première arbitre a indiqué que l’on se renseignerait au sujet de l’enquête de la GRC. Elle a également rappelé l’opinion de l’ASFC (le deuxième avis) suivant lequel les affidavits des deux partenaires commerciaux ne confirmaient pas de façon suffisante la légitimité des fonds qui auraient été prêtés à l’appelant et elle a réclamé des éléments de preuve documentaires appuyant la légitimité des devises saisies.
[75] Dans une lettre datée du 18 juin 2004, la première arbitre a informé l’appelant que, dans le cadre de son enquête, la GRC n’avait pas examiné la question de savoir si les devises saisies étaient des produits de la criminalité au sens du paragraphe 18(2). Encore une fois, l’appelant a été avisé (le troisième avis) qu’il était nécessaire de soumettre des éléments de preuve documentaires pour corroborer les affidavits des deux partenaires commerciaux en ce qui avait trait aux présumés prêts.
[76] En dépit des demandes qui lui ont été adressées dans le premier, le deuxième et le troisième avis, l’appelant n’a pas soumis d’éléments de preuve documentaires établissant la provenance des fonds qu’il affirmait que les deux partenaires commerciaux susmentionnés lui avaient prêtés. L’avocat de l’appelant a plutôt demandé au ministre de prendre la décision réclamée par l’appelant en vertu de l’article 25.
[77] Les paragraphes 27(1) et (3) obligent le ministre à décider s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) et à fournir un avis écrit de sa décision, motifs à l’appui, à la personne qui lui a demandé de prendre cette décision. Les paragraphes 27(1) et (3) disposent :
27. (1) Dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent l’expiration du délai mentionné au paragraphe 26(2), le ministre décide s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1).
[. . .]
(3) Le ministre signifie sans délai par écrit à la personne qui a fait la demande un avis de la décision, motifs à l’appui.
[78] En l’espèce, le ministre a délégué son obligation de prendre les décisions visées aux articles 25, 27 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 62] et 29 à un gestion- naire de la Direction des recours, Direction générale de l’admissibilité de l’ASFC (le représentant du ministre). Pour en arriver à la décision exigée par le paragraphe 27(1), le représentant du ministre s’est fondé notamment sur le dossier qui avait été initialement constitué par la première arbitre et avait ensuite été complété par une autre fonctionnaire de l’ASFC (la deuxième arbitre).
[79] Après avoir examiné les éléments de preuve et les observations soumis par l’avocat de l’appelant, ainsi que les autres pièces versées au dossier, y compris le rapport de l’agente, la deuxième arbitre a préparé un document intitulé [traduction] « Synopsis du dossier et motifs de décision » (le synopsis et les motifs), qu’elle a signé le 25 septembre 2005 et que le représentant du ministre a signé le 3 octobre 2005. Ce document contient l’extrait du premier avis reproduit au paragraphe 72 des présents motifs.
[80] Dans une lettre datée du 6 octobre 2005, le représentant du ministre a informé l’appelant que, conformément aux paragraphes 27(1) et (3), il avait conclu qu’il y avait eu contravention au paragraphe 12(1) de la Loi. Après avoir pris cette décision, conformément au paragraphe 29(1), il a abordé la question de savoir si les espèces saisies devaient être restituées à l’appelant. Voici le texte du paragraphe 29(1) :
29. (1) S’il décide qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), le ministre, aux conditions qu’il fixe :
a) soit décide de restituer les espèces ou effets ou, sous réserve du paragraphe (2), la valeur de ceux-ci à la date où le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux est informé de la décision, sur réception de la pénalité réglementaire ou sans pénalité;
b) soit décide de restituer tout ou partie de la pénalité versée en application du paragraphe 18(2);
c) soit confirme la confiscation des espèces ou effets au profit de Sa Majesté du chef du Canada, sous réserve de toute ordonnance rendue en application des articles 33 ou 34.
Le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, dès qu’il en est informé, prend les mesures nécessaires à l’application des alinéas a) ou b).
[81] La décision que le représentant du ministre a prise en vertu du paragraphe 27(1) n’est pas en litige dans le présent appel. L’appelant attaque plutôt la décision que le représentant du ministre a prise en vertu du paragraphe 29(1).
[82] Le représentant du ministre a décidé de restituer les espèces déclarées à l’appelant conformément à l’alinéa 29(1)a) et de confirmer, en vertu de l’alinéa 29(1)c), la confiscation des espèces non déclarées. Il a exposé les motifs suivants pour justifier la décision qu’il a prise en vertu du paragraphe 29(1) [au paragraphe 42] :
[traduction] Bien que les observations de votre avocat aient été prises en considération, aucune mesure d’atténuation n’a été prise en l’espèce. La preuve produite ne peut pas être vérifiée et elle n’atteste pas la provenance des espèces. Compte tenu de l’ensemble de la preuve et de l’absence d’une preuve vérifiable confirmant la provenance légitime des espèces, des doutes raisonnables subsistent. Pour cette raison, la confiscation des espèces a été maintenue. Toutefois, il a été décidé que les espèces déclarées (4 000 $CAN et 400 $US) devaient vous être restituées. [Non souligné dans l’orignal.]
[83] L’appelant a saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre avait confirmé la confiscation des espèces non déclarées en vertu de l’alinéa 29(1)c) (la décision fondée sur le paragraphe 29(1)).
DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[84] La juge de première instance a fait observer que l’article 29 était muet sur les principes que le ministre, ou son représentant, devait appliquer pour décider s’il y avait lieu ou non de confirmer la confiscation de fonds saisis sous le régime de la partie 2 de la Loi. La juge de première instance a conclu qu’en l’espèce, le représentant du ministre avait décidé de faire dépendre la décision visée au paragraphe 29(1) de la réponse à la question de savoir si le critère prévu au paragraphe 18(2), que l’agente avait appliqué, serait quand même respecté, c’est-à-dire s’il existait encore, au moment de la décision prise en vertu du paragraphe 29(1), des motifs raisonnables de soupçonner que les effets ou les espèces saisis constituaient des « produits de la criminalité » au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou des fonds servant à financer des activités terroristes.
[85] La juge de première instance s’est référée au contre-interrogatoire que le représentant du ministre a subi au sujet de l’affidavit qu’il a souscrit et dans lequel il a affirmé que, comme il s’était fié au synopsis du dossier et motifs de décision et à la norme de preuve qui y était prévue, il avait pu croire que, pour dissiper les doutes raisonnables de soupçonner, l’appelant devait fournir, au moyen d’une preuve hors de tout doute, une explication sur la provenance des fonds qui tende à l’innocenter.
[86] La juge de première instance a estimé que la norme de preuve nécessaire pour établir les motifs raisonnables de soupçonner exigeait davantage qu’un soupçon subjectif ou une intuition. Elle a expliqué que le soupçon devait reposer sur une preuve objective et digne de foi.
[87] La juge de première instance a poursuivi en expliquant que la norme de preuve mentionnée dans le synopsis du dossier et motifs de décision, à savoir la preuve hors de tout doute, était erronée et qu’une preuve hors de tout doute raisonnable était suffisante pour dissiper les motifs raisonnables de soupçonner.
[88] Dans ces conditions, la juge de première instance a estimé que l’erreur ainsi commise par le représentant du ministre ne tirait pas à conséquence. Voici ce qu’elle dit, au paragraphe 75 :
La preuve que [l’appelant] a produite n’a pas permis de dissiper, hors de tout doute raisonnable, la preuve objective et digne de foi qui a amené le représentant du ministre à soupçonner que les espèces non déclarées étaient des produits de la criminalité.
La juge de première instance a par conséquent estimé que l’erreur commise au sujet de la norme de preuve exigée pour dissiper les motifs raisonnables de soupçonner n’était pas suffisante pour faire droit à la demande de contrôle judiciaire.
[89] La juge de première instance a également jugé sans fondement l’argument de l’appelant suivant lequel il n’existait pas de motifs raisonnables de soupçonner que les espèces non déclarées étaient des produits de la criminalité. Elle a par ailleurs estimé que la restitution des espèces déclarées ne contredisait pas la confirmation de la confiscation des espèces non déclarées de manière à rendre la décision du ministre déraisonnable.
[90] La juge de première instance a par conséquent rejeté la demande de contrôle judiciaire.
QUESTION EN LITIGE
[91] La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si le représentant du ministre a commis une erreur en rendant la décision prévue au paragraphe 29(1) confirmant la confiscation des espèces non déclarées conformément à l’alinéa 29(1)c).
ANALYSE
Nature de la décision prévue au paragraphe 29(1)
[92] Le paragraphe 29(1) confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de déterminer la sanction pécuniaire, s’il y a lieu, à infliger à la personne dont il a été constaté, en vertu du paragraphe 27(1), qu’elle a contrevenu au paragraphe 12(1). Plus particulièrement, l’alinéa 29(1)a) habilite le ministre à annuler la confiscation des espèces saisies, avec ou sans pénalité, et l’alinéa 29(1)b), à restituer en tout ou en partie la pénalité imposée en vertu du paragraphe 18(2); l’alinéa 29(1)c) confère au ministre le pouvoir de confirmer la confiscation des espèces saisies. Ainsi que la juge de première instance l’a à juste titre fait observer, les principes à partir desquels le ministre doit exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 29(1) ne sont précisés ni dans cette disposition ni ailleurs dans la Loi. De plus, le ministre n’est pas tenu de motiver la décision prise en vertu du paragraphe 29(1) (voir le jugement Tourki c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2008] 1 R.C.F. 331 (C.A.)).
Décision contestée
[93] C’est ici que je dois me dissocier des motifs exposés par mon collègue le juge Pelletier.
[94] Au paragraphe 63 de ses motifs, la juge de première instance reconnaît que la Loi n’énonce pas les principes sur lesquels le représentant du ministre doit se fonder pour décider s’il y a lieu de confirmer la confiscation d’espèces, mais elle poursuit en concluant que le représentant du ministre a adopté, pour prendre la décision prévue au paragraphe 29(1), le critère énoncé au paragraphe 18(2). Voici en quels termes la juge de première instance s’est exprimée :
L’article 29 de la Loi n’énonce pas les principes sur lesquels le représentant du ministre doit se fonder pour décider s’il y a lieu de confirmer la confiscation d’espèces. Toutefois, il ressort clairement de la décision que, dans la présente affaire, le représentant du ministre a déterminé s’il existait encore des soupçons raisonnables. En d’autres termes, il a adopté, pour prendre une décision, le critère que l’agente des douanes à l’aéroport était tenue d’appliquer lorsqu’elle a refusé de restituer les espèces confisquées, conformément au paragraphe 18(2) de la Loi. En vertu de ce paragraphe, l’agente des douanes doit « soupçonner, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement des activités terroristes ». À mon avis, le représentant du ministre a énoncé le bon critère lorsqu’il a indiqué qu’il devait déterminer si ces motifs raisonnables existaient encore.
[95] À l’instruction de l’appel, l’avocat de l’intimé a confirmé que le représentant du ministre avait exercé le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 29(1) conformément à cette conclusion de la juge de première instance. Cette confirmation s’accorde avec le point de vue adopté par l’avocat de l’intimé aux paragraphes 67 et 68 de son mémoire, dont voici le texte :
[traduction] Pour répondre à cet argument, il importe de comprendre tout d’abord la nature de l’examen ministériel auquel procède l’intimé, qui n’est pas un procès au criminel. Il s’agit de la révision administrative d’une saisie de biens in rem dans le cadre de laquelle la seule question à trancher est celle de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces sont des produits de la criminalité, et non si la personne qui a fait défaut de déclarer les devises a commis un crime. De même, les espèces peuvent être saisies et confisquées indépendamment du fait qu’elles soient ou non associées au blanchiment d’argent ou au terrorisme. Le critère énoncé dans la Loi est seulement celui de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que les devises sont des produits de la criminalité.
Ce que le décideur intimé était appelé à faire en l’espèce était d’examiner l’ensemble du dossier factuel dont il disposait et de tirer une conclusion au sujet de la question de savoir s’il existait ou non des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces étaient des produits de la criminalité. Cette situation découle du fait que l’intimé examinait la conclusion de l’agente des douanes, qui avait estimé qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces étaient des produits de la criminalité qui ne pouvaient en conséquence être restituées au demandeur en vertu du paragraphe 18(2) de la Loi.
[96] L’adoption, par le représentant du ministre, du critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2) est en outre confirmé à la lecture des paragraphes 14 et 24 de son affidavit, dont voici les passages pertinents :
[traduction] À mon avis, ces documents ont établi qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces non déclarées qui ont été saisies entre les mains du demandeur le 10 novembre 2003 étaient des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel [. . .]
[. . .]
Bref, compte tenu de tous les documents qui m’ont été fournis, surtout des motifs qui ont été exposés plus haut et considérés dans leur ensemble, j’en suis arrivée à la conclusion qu’il était raisonnable de soupçonner que les espèces non déclarées de 119 000 $ (CAN) et de 35 $ (US) étaient des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel.
[97] À aucune étape de la procédure il n’a été plaidé que le représentant du ministre n’avait pas en fait adopté le critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2) pour exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 29(1). Qui plus est, nul ne prétend qu’en adoptant ce critère, le représentant du ministre a mal exercé le pouvoir discrétionnaire dont il est investi en vertu du paragraphe 29(1).
[98] Je m’empresse d’ajouter qu’à mon avis, le représentant du ministre n’était pas tenu d’adopter le critère des motifs raisonnables de soupçonner pour prendre sa décision en vertu du paragraphe 29(1). Ce critère n’est pas le seul en vertu duquel la décision prévue au paragraphe 29(1) peut être prise. De fait, en choisissant d’adopter ce critère, il se peut que le représentant du ministre se soit astreint à une norme plus exigeante que nécessaire.
[99] En conséquence, à la différence de mon collègue le juge Pelletier, je suis d’avis que le présent appel doit être jugé en partant du principe que le représentant du ministre a effectivement adopté le critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2) et que la question à trancher est celle de savoir si le représentant du ministre a correctement appliqué ce critère ou non.
[100] Pour conclure que le représentant du ministre a appliqué le critère prévu au paragraphe 18(2) en se demandant si les motifs raisonnables de soupçonner « existaient toujours », la juge de première instance a en fait conclu que le représentant du ministre révisait la décision de l’agente de prononcer une mesure de confiscation à la lumière des éléments de preuve et des observations que l’appelant avait présentés à la suite de la saisie des espèces, ce qui explique le raisonnement qu’a suivi la juge de première instance pour conclure que la norme de preuve à laquelle l’appelant était assujetti obligeait ce dernier à « dissiper » les motifs raisonnables de soupçonner dont l’existence avait été constatée par l’agente.
[101] D’ailleurs, l’appelant a lui aussi adopté cette démarche en ne contestant les conclusions tirées par la juge de première instance que dans la mesure où cette dernière a estimé que la norme de preuve exigée était celle de la preuve hors de tout doute raisonnable. Suivant l’appelant, une norme de preuve moins exigeante, à savoir une norme se situant « à mi-chemin entre la norme civile de la prépondérance des probabilités et la norme criminelle de la preuve hors de tout doute raisonnable » est suffisante pour « dissiper » les motifs raisonnables de soupçonner dont l’agente a constaté l’existence au moment de la saisie des espèces.
[102] L’intimé soutient que l’on se trompe en s’attardant à la norme de preuve requise pour « dissiper » les motifs raisonnables de soupçonner dont l’agente a constaté l’existence. Suivant l’intimé, en prenant sa décision en vertu du paragraphe 29(1), le représentant du ministre reprenait en fait depuis le début l’examen de la question de savoir s’il existait toujours des motifs raisonnables de soupçonner.
[103] Je suis porté à accepter l’interprétation que l’intimé donne de la nature de la décision prise par le représentant du ministre. Cette interprétation est d’ailleurs confirmée par l’extrait suivant de la lettre du 6 octobre 2005 du représentant du ministre :
[traduction] Compte tenu de l’ensemble de la preuve et de l’absence d’une preuve vérifiable confirmant la provenance légitime des espèces, des doutes raisonnables subsistent.
On trouve une autre confirmation au paragraphe 24 de l’affidavit du représentant du ministre, qui est reproduit au paragraphe 45 des motifs de la juge de première instance et dont voici le texte :
[traduction] 24. Bref, compte tenu de tous les documents qui m’ont été fournis, surtout des motifs qui ont été exposés plus haut et considérés dans leur ensemble, j’en suis arrivée à la conclusion qu’il était raisonnable de soupçonner que les espèces non déclarées de 119 000 $ (CAN) et de 35 $ (US) étaient des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel.
[104] À mon avis, lorsqu’il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 29(1) en adoptant le critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2) pour déterminer s’il y a lieu d’infliger une sanction pécuniaire à la personne dont les fonds ont été saisis et dont le ministre a déterminé qu’elle avait contrevenu au paragraphe 12(1), le ministre doit déterminer de nouveau si, au moment de sa décision, il existe toujours des motifs raisonnables de soupçonner, ce qui l’oblige à tirer sa propre conclusion au sujet de l’existence de motifs raisonnables de soupçonner. À cet égard, la décision du ministre doit être fondée sur l’ensemble du dossier qui lui est soumis, lequel comprend les éléments de preuve dont disposait l’agent au moment de la saisie des espèces, ainsi que tout élément de preuve et observation soumis au ministre par la suite. L’examen auquel procède le ministre n’est pas un examen de novo au sens d’un procès de novo, dans lequel l’affaire est jugée uniquement en fonction du nouveau dossier et sans tenir compte des éléments de preuve présentés lors des instances antérieures (voir l’arrêt Brasseries Molson c. John Labatt Ltée., [2000] 3 C.F. 145 (C.A.), au paragraphe 46). Ainsi, en pareil cas, l’examen de novo auquel procède le ministre l’oblige nécessairement à se prononcer sur le critère légal des motifs raisonnables de soupçonner et à appliquer ensuite ce critère aux faits portés à sa connaissance.
[105] Compte tenu de l’erreur commise par la juge de première instance au sujet de la démarche qui devait être suivie et qui a effectivement été suivie par le représentant du ministre pour prendre sa décision en vertu du paragraphe 29(1), la juge de première instance n’a pas révisé cette décision comme elle le devait. Je vais donc procéder à l’examen requis.
Norme de contrôle
[106] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, les juges Bastarache et LeBel proposent les balises suivantes, au paragraphe 62 :
Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle
[107] Dans l’arrêt Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 95, notre Cour a jugé que la norme de contrôle applicable dans le cas de la décision ministérielle prévue au paragraphe 29(1) est celle de la décision raisonnable. Dans l’affaire Dag, tout comme en l’espèce, le ministre avait conclu que la décision à prendre au sujet de la sanction pécuniaire à infliger compte tenu de la contravention du paragraphe 12(1) devait être prise en fonction du critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2). C’est bien ce qui ressort du paragraphe 5 de la décision :
En ce qui concerne la question de fond dont était saisi le juge Blais, nous sommes d’avis que, en appliquant cette norme, il n’a commis aucune erreur lorsqu’il a statué que le dossier permettait au ministre de conclure en l’espèce à l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner » que les espèces étaient « des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou des fonds destinés au financement d’activités terroristes ».
[108] Il ressort de l’arrêt Dag que, dans cette affaire, on n’a pas contesté l’interprétation qu’il convenait de donner du volet des motifs raisonnables de soupçonner du critère du paragraphe 18(2).
[109] Bien que la question visée au paragraphe 18(2) soit une question mixte de fait et de droit, l’interprétation qu’il convient de donner du critère des motifs raisonnables de soupçonner peut être considéré comme une question de droit. À cet égard, l’arrêt Dunsmuir nous enseigne que, lorsque le droit et les faits s’entrelacent et peuvent néanmoins être aisément dissociés et que la question de droit est une question de droit générale, la norme de la décision correcte s’applique à cette question. À mon avis, ces deux conditions s’appliquent en ce qui concerne l’interprétation qu’il convient de donner aux motifs raisonnables de soupçonner prévus au paragraphe 18(2). En conséquence, comme la question de l’interprétation qu’il convient de donner à cette expression n’a pas été soulevée dans l’arrêt Dag, je suis d’avis que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique au contrôle de la question de savoir si le représentant du ministre a bien interprété cette expression en prenant sa décision en vertu du paragraphe 29(1).
[110] L’application, par le représentant du ministre, du critère légal des motifs raisonnables de soupçonner aux faits qui étaient portés à sa connaissance doit, selon l’arrêt Dag, être révisée selon la norme de la décision raisonnable.
Critère légal des motifs raisonnables de soupçonner
[111] La juge de première instance a analysé la question de la norme de preuve exigée pour établir l’existence de motifs raisonnables de soupçonner. Elle a conclu qu’il faut plus que de simples soupçons et que le soupçon doit reposer sur une preuve objective et digne de foi.
[112] Cette conclusion de la juge de première instance est conforme à celle qu’a tirée la Cour suprême du Canada dans son arrêt récent R. c. Kang-Brown, [2008] 1 R.C.S. 456. Dans cette affaire, la norme de preuve exigée pour établir l’existence de « soupçons raisonnables » est définie, au paragraphe 75, comme étant une norme qui exige que les soupçons reposent sur des éléments factuels objectivement vérifiables qui peuvent faire l’objet d’une appréciation judiciaire. À mon sens, il y a peu de différence entre les « soupçons raisonnables » et « les motifs raisonnables de soupçonner ». Je suis en conséquence d’avis que la norme de preuve définie dans l’arrêt Kang-Brown est appropriée lorsqu’il s’agit de décider s’il existe toujours des motifs raisonnables de soupçonner. Je m’empresse d’ajouter que je ne vois aucune différence sensible entre cette norme de preuve et celle qu’a retenue la juge de première instance.
[113] Le dossier ne permet pas de penser que le représentant du ministre a énoncé de façon claire et précise la norme de preuve appropriée pour établir l’existence de motifs raisonnables de soupçonner. Il ressort toutefois du synopsis du dossier et motifs de décision et de l’affidavit du représentant du ministre que l’on a demandé à l’appelant de soumettre des éléments de preuve crédibles et objectivement vérifiables pour les verser au dossier sur lequel le représentant du ministre a fondé la décision prévue au paragraphe 29(1). Il m’apparaît évident que le représentant du ministre ne pouvait se contenter d’un soupçon subjectif ou d’une « intuition » pour prendre sa décision. De plus, les preuves documentaires complémentaires réclamées dans le premier, le deuxième et le troisième avis au sujet de la provenance de la partie des espèces saisies qui auraient été prêtées à l’appelant démontrent clairement que la première arbitre exigeait de l’appelant qu’il lui soumette des éléments de preuve crédibles et objectivement vérifiables pour les verser au dossier sur lequel le représentant du ministre a fondé la décision qu’il a rendue en vertu du paragraphe 29(1). J’estime donc qu’il ressort du dossier que le représentant du ministre était suffisamment au fait de la norme légale à respecter pour établir l’existence de motifs raisonnables de soupçonner. La décision prise en vertu du paragraphe 29(1) est en conséquence inattaquable pour ce qui est de la question de savoir si elle était fondée sur une interprétation juste de la norme légale appropriée à la base du critère des motifs raisonnables de soupçonner.
[114] Compte tenu de la norme de preuve qui a été retenue, on peut constater qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner lorsqu’on dispose de faits objectivement vérifiables indiquant que les fonds saisis sont destinés à financer des activités terroristes. Il est précisé à l’article 2 de la Loi que l’expression « activité terroriste » [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 2] a le « même sens qu’au paragraphe 83.01(1) » du Code criminel. À titre subsidiaire, on peut conclure à l’existence de motifs raisonnables de soupçonner lorsqu’il y a des faits objectivement vérifiables indiquant que les espèces saisies sont des « produits de la criminalité » au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel. Ces deux possibilités ont été examinées par le représentant du ministre, comme le montre le paragraphe 9 de son affidavit, mais la décision qu’il a prise en vertu du paragraphe 29(1) reposait en fin de compte sur un soupçon raisonnable que les espèces saisies étaient des produits de la criminalité.
[115] La définition des « produits de la criminalité » offre un cadre vaste, bien que non illimité, de ce qu’on peut considérer comme des biens acquis dans le cadre d’activités criminelles. Parmi les actes criminels désignés qui peuvent donner lieu à des produits de la criminalité, il y a lieu de mentionner plusieurs des infractions plus graves prévues par le Code criminel et par d’autres lois fédérales, telles que le trafic illicite de stupéfiants, la corruption, la fraude, le vol qualifié, la contrefaçon de monnaie, la manipulation de cours et le blanchiment d’argent (lorsque le ministère public poursuit par voie de mise en accusation).
[116] Il est évident que ce ne sont pas tous les crimes et toutes les infractions qui constituent des actes criminels désignés. Mais surtout, ce ne sont que les crimes et les infractions qui sont des actes criminels désignés qui ont le degré requis de criminalité qui permettra aux fonds saisis d’être qualifiés de produits de la criminalité pour l’application du critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2).
[117] Ainsi, le dossier soumis au ministre ou à son représentant peut indiquer que les espèces saisies sont associées au crime, bien que pas nécessairement à un acte criminel désigné. À mon avis, la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces saisies sont des « produits de la criminalité » au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel peut être abordée, lorsqu’il est utile de le faire, en scindant l’analyse en deux parties. Envisagée sous cet angle, l’analyse implique que l’on se demande s’il existe des soupçons raisonnables que les fonds saisis soient associés à un crime et que ce crime soit un acte criminel désigné. J’ajouterais que cette approche s’applique autant à l’agent qui doit tenir compte du critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2) qu’au ministre ou à son représentant, lorsque c’est ce critère que l’on adopte pour prendre la décision prévue au paragraphe 29(1).
[118] Le deuxième volet de cette approche est clairement le plus difficile. Normalement, il y a des éléments de preuve qui établissent un lien entre les espèces saisies et la criminalité en général. Toutefois, il est moins probable que l’on dispose d’éléments de preuve établissant un lien entre les espèces saisies et un acte criminel désigné en particulier.
[119] À mon avis, obliger un fonctionnaire ou le ministre à établir un lien direct entre les espèces saisies et la perpétration d’un acte criminel désigné précis pour satisfaire au critère des motifs raisonnables de soupçon- ner est une norme trop exigeante. Dans le contexte de la confiscation d’argent prévue par certaines dispositions du Code criminel, on a constaté que lorsque l’État n’est pas en mesure d’établir directement qu’une infraction déterminée constitue la source des produits de la criminalité présumés, la confiscation des espèces peut néanmoins être confirmée lorsque les faits permettent d’inférer que les espèces en question sont liées à une infraction ou à une catégorie d’infractions déterminée (voir, par exemple, les décisions R. v. Shah, [1992] B.C.J. no 2716 (C.P.) (QL); R. v. Clymore (1992), 74 C.C.C. (3d) 217 (C. supr. C.-B.); R. v. Hicks, [2000] B.C.J. no 2653 (C.P. Div. crim.) (QL)).
[120] À mon avis, il est parfaitement légitime de se fonder sur des inférences régulièrement tirées suivant lesquelles les espèces saisies provenant d’une forme de criminalité proviennent en fait d’un acte criminel désigné, comme l’exige le critère des motifs raisonnables de soupçonner prévu au paragraphe 18(2).
Application du critère légal
[121] La question qui se pose à ce stade-ci est celle de savoir si, conformément à l’arrêt Dag, la décision prise en vertu du paragraphe 29(1) par le représentant du ministre est raisonnable.
[122] Ainsi qu’il est précisé dans la lettre du 6 octobre 2005, le représentant du ministre a, dans sa décision fondée sur le paragraphe 29(1), estimé qu’il y avait des soupçons raisonnables étant donné que les éléments de preuve fournis par l’appelant après la saisie des espèces n’étaient pas vérifiables et ne permettaient pas de conclure à la légitimité de la provenance des espèces saisies. Le représentant du ministre a repris ce raisonnement au paragraphe 24 de son affidavit, qui est reproduit aux paragraphes 96 et 103 des présents motifs, où il explique qu’il a conclu, vu l’ensemble des pièces versées au dossier, qu’il était raisonnable de soupçonner que les espèces non déclarées étaient des « produits de la criminalité » au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel.
[123] Ainsi que le représentant du ministre l’explique dans son affidavit, dont les passages qui nous intéressent sont reproduits au paragraphe 45 des motifs de la juge de première instance, les faits suivants sur lesquels il s’est fondé pour en arriver à sa décision en vertu du paragraphe 29(1) suscitaient un doute raisonnable que les espèces non déclarées étaient associées à la criminalité, conformément à la première étape de l’analyse susmentionnée :
a) l’appelant avait tenté d’exporter une grande quantité d’argent et avait choisi de déclarer une petite fraction de ce montant à l’agente;
b) l’appelant avait répondu vaguement aux questions de l’agente;
c) en réponse à sa demande de décision ministérielle, l’appelant a fourni, au sujet de la provenance des espèces saisies, une explication qui était différente de celle qu’il avait d’abord donnée à l’agente;
d) la dernière explication fournie par l’appelant au sujet de la provenance des espèces saisies n’était pas corroborée par des pièces à l’appui suffisantes.
[124] Sur le premier moyen, le représentant du ministre était d’avis que la conduite affichée par l’appelant en choisissant de ne pas déclarer les espèces non déclarées, alors que l’agente l’interrogeait précisément sur le montant d’argent avec lequel il voyageait, était suspecte, d’autant plus que l’appelant se rendait fréquemment à l’étranger et qu’il devait être au courant de ses obligations en matière de déclaration de devises. Le représentant du ministre a souligné le fait que les personnes qui souhaitent transférer des montants élevés d’argent entre des pays préfèrent habituellement recourir aux services des institutions financières parce que ce moyen est plus rapide, plus économique et plus sûr que le transport de grandes sommes d’argent en liquide. De plus, il a fait observer que, contrairement à la devise américaine, le dollar canadien n’est pas systématiquement utilisé ou accepté dans tous les pays. Pour cette raison, le représentant du ministre a jugé peu plausible qu’un voyageur ait sur lui de grandes quantités de devises canadiennes légitimes lors d’un voyage aux Émirats arabes unis pour y effectuer des activités commerciales légitimes.
[125] Sur le deuxième moyen, le représentant du ministre a mentionné le fait que, lorsque l’agente lui a demandé de lui expliquer la provenance des espèces déclarées et des espèces non déclarées, l’appelant a d’abord répondu qu’il n’était pas certain de l’identité des personnes qui lui avaient remis l’argent et il n’a donné que plus tard le nom de deux partenaires commerciaux de Montréal, qui lui avaient remis 92 000 $ pour l’achat de bijoux. De plus, lorsque l’agente l’a interrogé, l’appelant « suait à grosses gouttes » et il était visiblement nerveux. Suivant le représentant du ministre, dans le cas du voyageur international occasionnel qui transporte à des fins licites d’importantes sommes d’argent honnêtement gagnées, on peut s’attendre à ce qu’il soit en mesure d’expliquer clairement la provenance et l’usage prévu de cet argent, tandis que l’incapacité de fournir des explications claires laisse penser que l’argent en question n’a pas été gagné par des moyens légitimes ou encore qu’il est destiné à servir à des fins illicites.
[126] En ce qui concerne le troisième moyen, le représentant du ministre a mentionné le fait que quatre mois après la saisie des espèces déclarées et des espèces non déclarées, l’appelant a donné, au sujet de l’origine des fonds, des explications qui contredisaient celles qu’il avait données à l’agente. L’appelant a tenté d’établir que la somme de 92 000 $ avait en fait été fournie par deux personnes différentes de celles qu’il avait d’abord identifiées et qu’une seule d’entre elles était de Montréal et, pour la première fois, l’appelant a expliqué que le reste des espèces saisies avait été retiré du compte bancaire de son commerce de bijoux. Le représentant du ministre s’est dit d’avis que le fait que l’appelant avait donné, au sujet de la provenance des espèces saisies, une nouvelle explication qui était différente de celle qu’il avait donnée au moment de la confiscation permettait de soupçonner que les fonds étaient illicites.
[127] En ce qui a trait au quatrième moyen, le représentant du ministre a mentionné le fait que, bien que, dans leur affidavit, les deux partenaires commerciaux maintenaient qu’ils avaient remis 92 000 $ à l’appelant pour qu’il achète en leur nom aux Émirats arabes unis certains bijoux sans plus d’explications, ni l’un ni l’autre n’avait soumis de contrat, de reçu ou d’autres pièces pour appuyer l’existence d’une obligation financière aussi importante. Le représentant du ministre a estimé qu’il n’était pas plausible que des entreprises légitimes cherchant à acheter pour 92 000 $ de bijoux dans un pays étranger le feraient en confiant à un tiers une somme d’argent aussi considérable sans documenter une telle entente sous une forme ou une autre et en ne donnant que de vagues instructions au sujet du type et de la quantité de bijoux à acheter. De plus, bien que des copies de chèques et de relevés bancaires aient été annexées à l’affidavit de l’aide-comptable pour démontrer que six chèques totalisant 37 000 $ libellés à l’ordre de la femme de l’appelant avaient été tirés sur le compte bancaire du commerce de bijoux en septembre et au début de novembre 2003, le représentant du ministre a déclaré que rien ne permettait de savoir si le reste des espèces saisies provenait effectivement de ces retraits. Selon le représentant du ministre, le fait que l’appelant ait choisi de fournir une explication invraisemblable, sans preuve à l’appui, au sujet de l’origine des espèces saisies justifiait les soupçons exprimés au sujet de l’illégalité des devises saisies.
[128] Comme nous l’avons déjà précisé, il ne suffit pas de se contenter d’établir par un soupçon raisonnable que les espèces non déclarées sont associées au crime. Le critère des motifs raisonnables de soupçonner que l’on trouve au paragraphe 18(2) exige aussi un soupçon raisonnable que ce crime constitue en fait un acte criminel désigné.
[129] Dans le cas qui nous occupe, le représentant du ministre a conclu qu’il était raisonnable de soupçonner que les espèces non déclarées étaient des « produits de la criminalité » au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel, ce qui démontre qu’il a estimé que l’on pouvait raisonnablement soupçonner que les espèces non déclarées étaient le produit d’un acte criminel désigné. À mon avis, le fait que les espèces non déclarées consistaient en 119 000 $CAN en coupures classées pêle-mêle et retenues par un élastique permettait à juste titre d’inférer que la criminalité qui, selon ce que l’on soupçonnait raisonnablement, était associée aux espèces non déclarées ne constituait pas un délit mineur, mais bien un acte criminel qui constituait un acte criminel désigné. Le caractère raisonnable de cette conclusion est confirmé par le fait que l’appelant n’a fourni aucun élément de preuve objectif et digne de foi tendant à confirmer la légitimité de la provenance des espèces non déclarées.
[130] À mon avis, le dossier dont le représentant du ministre disposait était suffisant pour lui permettre de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces non déclarées étaient des produits de la criminalité. En conséquence, je suis convaincu que la décision par laquelle le représentant du ministre a, en vertu du paragraphe 29(1), confirmé la confiscation des espèces non déclarées est raisonnable.
DISPOSITIF
[131] Pour les motifs qui ont été exposés, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.