[2009] 2 R.C.F. skyward aviation ltd. c. canada. 219
T-301-02
2008 CF 325
Skyward Aviation Ltd. (demanderesse)
c.
Le ministre des Transports (défendeur)
Répertorié : Skyward Aviation Ltd. c. Canada (Ministre des Transports)
Cour fédérale, juge Snider—Winnipeg, 12 février; 7 mars 2008.
Droit aérien — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal de l’aviation civile (le Tribunal) s’est déclaré incompétent pour examiner l’avis de suspension (l’avis) du certificat d’exploitation aérienne (le CEA) qui avait été annulé avant sa prise d’effet — La demanderesse s’est conformée aux conditions de rétablissement plutôt que de perdre son CEA — La demande n’était pas théorique parce qu’il y avait un litige actuel — L’art. 7.1 de la Loi sur l’aéronautique confère au Tribunal un droit à révision lorsque l’exploitant [traduction] « est lésé par la décision » — Comme l’exploitant est contraint de se conformer aux conditions de rétablissement exposées dans l’avis, il continue d’être lésé par la décision de suspendre son CEA bien après l’annulation de l’avis — Demande accueillie.
Interprétation des lois — Art. 7.1 de la Loi sur l’aéronautique — Droit à révision lorsque l’exploitant [traduction] « est lésé par la décision » — Interprétation des mots [traduction] « lésé » et « décision » — Le droit à révision n’est pas supprimé après qu’un avis déjà émis a été annulé — Comme l’exploitant est contraint de se conformer aux conditions de rétablissement exposées dans l’avis, il continue d’être lésé par la décision de suspendre son CEA bien après l’annulation de l’avis.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal de l’aviation civile (le Tribunal) s’est déclaré incompétent pour examiner l’avis de suspension (l’avis) qui avait été annulé avant sa prise d’effet.
La demanderesse s’est fait signifier un avis précisant que le ministre des Transports (le ministre) avait décidé de suspendre son certificat d’exploitation aérienne (le CEA) par suite d’un audit faisant état de plusieurs prétendues déficiences. Bien que la demanderesse n’ait pas admis les motifs indiqués dans l’avis, elle a décidé de se conformer aux conditions de rétablissement plutôt que de perdre son CEA. Par conséquent, le ministre a annulé l’avis avant sa prise d’effet. La demanderesse a prié le Tribunal d’examiner les motifs de la suspension. Le Tribunal s’est déclaré incompétent pour examiner l’avis. Selon lui, l’article 7.1 de la Loi sur l’aéronautique (la Loi) n’avait pas pour effet de conférer un droit de révision une fois l’avis annulé.
Les deux questions en litige étaient celles de savoir si la demande était théorique et si le Tribunal a compétence pour examiner un avis qui avait été annulé.
Jugement : la demande doit être accueillie.
La demande n’est pas théorique. Bien que la demanderesse ait été placée sous administration judiciaire, que la plupart de ses actifs aient été vendus et que son CEA ait été annulé, elle subsiste (sous une autre dénomination). Il y a un litige actuel entre les parties au regard de la demande de contrôle judiciaire et une décision pourrait avoir des incidences importantes pour la demanderesse.
Ne pouvant compter sur le Tribunal, l’exploitant est à la merci du ministre puisqu’il est contraint de se conformer aux ordres du ministre, même après que l’avis est annulé. Cette interprétation ne s’accorde pas avec le principe d’interprétation législative selon lequel les termes d’une loi doivent être lus dans leur contexte global.
Pris dans son sens ordinaire et grammatical, l’article 7.1 ne supprime pas le droit à révision après qu’un avis déjà émis a été annulé. Le paragraphe 7.1(3) de la Loi, qui confère à l’exploitant [traduction] « lésé par la décision du ministre » le droit de s’adresser au Tribunal, ne dit pas qu’une décision doit prendre effet, mais uniquement que l’exploitant est lésé par la décision. L’exploitant contraint de se conformer aux conditions de rétablissement qui étaient exposées dans l’avis continue d’être lésé par la décision de suspendre son CEA bien après que le ministre eut annulé l’avis.
Le pouvoir du ministre d’imposer des conditions dans l’intérêt de la sécurité aérienne, qui est l’objet global de la Loi, est contrebalancé par le droit de la demanderesse de faire réviser les conditions par le Tribunal. Le droit à une révision par des gens qui ont la compétence technique voulue pour analyser tous les facteurs ne devrait pas pouvoir s’éteindre par suite d’une interprétation indûment restrictive de la disposition habilitante.
lois et règlements cités
Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2, art. 3(1) « document d’aviation canadien » (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1; L.C. 1992, ch. 4, art. 1(F)), 7.1 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1; L.C. 1992, ch. 4, art. 15), 29 à 37 (édictés par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 5).
Loi sur le Tribunal d’appel des transports du Canada, L.C. 2001, ch. 29, art. 32(1).
Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, art. 57.
Règlement de l’aviation canadien, DORS/96-433, art. 700.02(1).
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.
décision examinée :
Tribunal de l’aviation civile (Re), [1995] 1 C.F. 43 (1re inst.).
décisions citées :
Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287; 2005 CAF 348; Canada (Procureur général) c. Woods, 2002 CFPI 928; Air Nunavut Ltd. c. Canada (Ministre des Transports), [2001] 1 C.F. 138 (1re inst.).
doctrine citée
Canada. Commission d’enquête sur la sécurité aérienne. Rapport de la Commission d’enquête sur la sécurité aérienne. Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1981 (Commissaire : M. le juge Charles L. Dubin).
Débats de la Chambre des communes, 15 avril 1985, p. 3729.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal de l’aviation civile s’est déclaré incompétent pour examiner l’avis de suspension qui avait été annulé avant sa prise d’effet. Demande accueillie.
ont comparu :
Matthew T. Duffy et Joseph D. Barnsley pour la demanderesse.
Scott D. Farlinger pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Pitblado LLP, Winnipeg, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
La juge Snider :
I. Contexte
[1] La demanderesse, Skyward Aviation Ltd. (Skyward), était un transporteur aérien commercial fournissant des services aériens réguliers et affrétés, au Manitoba et au Nunavut. Skyward devait, comme tout exploitant de liaisons aériennes, détenir un certificat d’exploitation aérienne (le CEA) et se conformer aux conditions de ce certificat. Durant l’été de 2000, le ministre des Transports (le ministre) a procédé à un audit des activités de Skyward et constaté plusieurs faiblesses. Il a donc signifié le 20 septembre 2000 à Skyward un avis de suspension (l’avis) où il était précisé que le ministre avait décidé de suspendre le CEA de Skyward. L’avis subordonnait le rétablissement du CEA à plusieurs conditions et mentionnait que la suspension prenait effet le 25 octobre 2000.
[2] Skyward n’a pas admis les motifs indiqués dans l’avis, mais elle a décidé de se conformer aux conditions précisées, plutôt que perdre son CEA et donc son droit d’exercer ses activités. Le ministre a donc annulé l’avis le 23 octobre 2000, avant la prise d’effet de la suspension.
[3] Skyward a continué de protester contre les conditions imposées par le ministre et a prié le Tribunal de l’aviation civile (le Tribunal) de réformer sa décision. Autrement dit, Skyward voulait que soient revues les déficiences qu’avait cru déceler le ministre et qui étaient à l’origine de l’avis. Par décision datée du 18 janvier 2002, le Tribunal s’est déclaré incompétent pour examiner les motifs de la suspension puisque l’avis avait été annulé avant sa prise d’effet. Skyward sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal.
II. Questions en litige
[4] La question soulevée par le présent contrôle judiciaire est simple : le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas compétence pour examiner l’avis de suspension?
[5] Le ministre soulève la question préliminaire de savoir si la demande de contrôle judiciaire déposée par Skyward est théorique.
[6] Pour les motifs qui suivent, j’arrive à la conclusion que : a) la demande n’est pas théorique; et b) la demande devrait être accueillie.
III. Cadre législatif
[7] Pour examiner le fond de la présente demande, il est utile d’exposer le régime législatif se rapportant au Tribunal, tel que ce régime existait à l’époque de l’avis et à l’époque de son examen ultérieur par le Tribunal. Je commencerai par la condition prévue à l’article 57 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, qui dispose que l’exploitation d’un service aérien est subordonnée à la détention d’un « document d’aviation canadien ». Un « document d’aviation canadien » est défini ainsi au paragraphe 3(1) de la Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A‑2, édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, article 1; L.C. 1992, ch. 4, article 1(F) (la Loi) : « tout document — permis, licence, brevet, agrément, autorisation, certificat ou autre — délivré par le ministre ».
[8] En ce qui concerne plus précisément le service de transport aérien, le paragraphe 700.02(1) du Règlement de l’aviation canadien, DORS/96‑433, dispose qu’« [i]l est interdit d’exploiter un service de transport aérien à moins d’être titulaire d’un certificat d’exploitation aérienne qui autorise l’exploitation d’un tel service et de se conformer à ses dispositions ». Un CEA peut être délivré à certaines conditions.
[9] Si le ministre décide de suspendre ou d’annuler un document d’aviation canadien au motif que l’exploitant « ne répond plus aux conditions de délivrance ou de maintien en état de validité du document », il doit en informer l’exploitant (paragraphe 7.1(1) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1; L.C. 1992, ch. 4, art. 15] de la Loi). L’obligation de notification est remplie si le ministre signifie à l’exploitant un avis de suspension qui est conforme aux règlements et autres exigences énoncées au paragraphe 7.1(2) [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1; L.C. 1992, ch. 4, art. 15]. Particulièrement pertinent quant à la présente affaire, l’avis doit indiquer « les conditions — de délivrance ou de maintien en état de validité — auxquelles, selon le ministre, le titulaire ou l’aéronef, l’aéroport ou autre installation ne répond plus » (alinéa 7.1(2)a) de la Loi). En outre, l’avis doit indiquer la date limite, « à savoir trente jours après l’expédition ou la signification de l’avis » [alinéa 7.1(2)b) de la Loi], du dépôt d’une éventuelle requête en révision de la décision du ministre.
[10] Les droits d’un exploitant qui voudrait faire réviser par le Tribunal la décision du ministre sont exposés aux paragraphes 7.1(3) à (9) [édictés par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1] de la Loi, tout comme la procédure de révision à observer. Les paragraphes de l’article 7.1 qui intéressent particulièrement cette demande sont les suivants :
7.1 (1) […]
(3) L’intéressé qui désire faire réviser la décision du ministre dépose une requête à cet effet auprès du Tribunal à l’adresse et pour la date limite indiquées dans l’avis, ou dans le délai supérieur éventuellement accordé à sa demande par le Tribunal.
[…]
(8) Le conseiller peut confirmer la mesure ou renvoyer le dossier au ministre pour réexamen.
(9) En cas de renvoi du dossier au ministre, la mesure cesse d’avoir effet, sauf décision contraire du ministre, après réexamen; celui‑ci est tenu, si le document d’aviation canadien visé est expiré, de le renouveler dès que possible après le renvoi, sauf décision contraire de sa part.
IV. Question n° 1 : La demande devrait‑elle être rejetée en raison du caractère théorique de l’instance?
[11] D’autres événements sont survenus depuis le dépôt de la demande de contrôle judiciaire. Puisque ces événements intéressent la question de savoir si l’instance est ou non théorique, je les résumerai brièvement dans les paragraphes suivants. Les faits suivants présentent un intérêt particulier :
• En janvier et février 2005, deux avis de suspension ont été signifiés à Skyward conformément à la Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A‑2 (la Loi actuelle); Skyward est sur le point de solliciter la révision de ces avis par le Tribunal d’appel des transports du Canada (le TATC), la juridiction qui a remplacé le Tribunal;
• En avril 2005, Skyward a été placé sous administration judiciaire, et la plupart de ses actifs, y compris son aéronef, ont été vendus;
• Le 6 juillet 2005, le certificat d’exploitation aérienne de Skyward a été annulé au motif que Skyward n’exploitait plus un service aérien commercial;
• Le 2 juin 2006, Skyward a été libérée de son statut d’entreprise sous administration judiciaire;
• Le 19 mai 2006, la dénomination de Skyward était changée pour 2060582 Manitoba Ltd. (par commodité, je continuerai de désigner l’entreprise sous le nom de Skyward).
[12] Les parties s’accordent pour dire que le critère du caractère théorique d’une instance est celui qui a été exposé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Brièvement, pour conclure qu’une question est devenue théorique, la Cour doit d’abord se demander s’il y a un litige actuel. Deuxièmement, même en l’absence d’un litige actuel, la Cour doit se demander si elle devrait malgré cela exercer son pouvoir discrétionnaire et juger l’affaire.
[13] Je passe au premier volet du critère. Y-a-t-il un litige actuel en l’espèce? Le ministre prétend qu’il n’y en a pas et fait valoir que la décision que rendra la Cour sur la demande de contrôle judiciaire ne peut plus avoir d’effet pratique sur les parties. Plus précisément, il fait observer que Skyward n’a pas d’aéronef et n’exerce plus les activités d’un transporteur aérien. En dépit des conclusions du ministre, je suis d’avis qu’il y a ici un litige actuel.
[14] D’abord, je crois que, quand le ministre dit que Skyward « n’exerce plus les activités d’un transporteur aérien », il simplifie quelque peu les choses. Il ressort clairement d’un examen du dossier que Skyward a été placée sous administration judiciaire et n’a plus de CEA, mais il est tout aussi clair que Skyward subsiste comme société (sous une autre dénomination) et qu’elle était encore en existence en janvier 2008. Par conséquent, Skyward conserve un statut qui l’autorisait à déposer sa demande de contrôle judiciaire.
[15] Deuxièmement, je partage l’avis de Skyward quand elle affirme qu’il subsiste un litige actuel entre les parties au regard de la demande de contrôle judiciaire. Skyward a toujours affirmé que le ministre avait commis une erreur en émettant l’avis. Des incidents ultérieurs ont conduit Skyward à croire que l’avis était l’aboutissement d’une série de fautes professionnelles, mais ces incidents n’ont pas modifié la position initiale de Skyward selon laquelle les déficiences opération- nelles que l’avis énumérait étaient des imputations injustifiées. Le ministre, pour sa part, soutient que, même si Skyward a gain de cause dans sa demande, aucune décision du Tribunal d’appel des transports du Canada, après renvoi de l’affaire à cette juridiction, n’aura véritablement d’incidence sur la compagnie aérienne.
[16] Je ne partage pas cette façon de voir. À l’entrée en vigueur de la Loi sur le Tribunal d’appel des transports du Canada, L.C. 2001, ch. 29 (la Loi sur le TATC), le Tribunal de l’aviation civile a été remplacé par le Tribunal d’appel des transports du Canada (le TATC). Le paragraphe 32(1) de la Loi sur le TATC confrère au TATC, en tant que successeur du Tribunal de l’aviation civile, le pouvoir de se saisir des procédures introduites devant le Tribunal de l’aviation civile. Si la Cour juge que le Tribunal de l’aviation civile a commis une erreur en se déclarant incompétent, il est vraisemblable que le TATC conclurait que le ministre a commis une erreur en émettant l’avis, et qu’il renverrait l’affaire au ministre pour réexamen conformément aux paragraphes 7.1(8) et (9) de la Loi. Si les événements à venir se déroulent ainsi, cela signifierait non seulement que Skyward avait raison de nier dès le début toute faute de sa part, mais aussi qu’elle pourrait en tirer argument pour exercer un recours civil contre le ministre. Au reste, avant que Skyward puisse exercer un tel recours pour cause d’avis abusif de suspension, il n’est pas impossible qu’elle doive d’abord faire annuler l’avis par contrôle judiciaire (arrêt Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287 (C.A.F.)).
[17] Pour résumer, je suis d’avis que la question soumise à la Cour n’est pas une question théorique et que la Cour se doit d’examiner le fond de la demande de contrôle judiciaire déposée par Skyward.
V. Question n° 2 : Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas compétence?
[18] Selon Skyward, le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas compétence pour examiner l’avis de suspension. Devant la Cour, le ministre ne prend pas position sur ce point. Cependant, devant le Tribunal, la position finale du ministre était que le Tribunal avait compétence. En dépit des arguments exposés par les deux parties devant le Tribunal au soutien de la compétence de celui‑ci, le Tribunal a considéré autrement les dispositions applicables de la Loi. Selon lui, l’article 7.1 de la Loi n’avait pas pour effet de conférer un droit de révision une fois l’avis annulé.
A. Norme de contrôle
[19] Les parties s’accordent pour dire que le point de savoir si le Tribunal a ou non erré en se déclarant incompétent pour examiner l’avis est une question de droit pur ou une question d’interprétation législative, à laquelle s’applique la norme de la décision correcte (voir Canada (Procureur général) c. Woods, 2002 CFPI 928, au paragraphe 10; Air Nunavut Ltd. c. Canada (Ministre des Transports), [2001] 1 C.F. 138 (1re inst.), au paragraphe 31).
[20] La présente demande de contrôle judiciaire se rapporte à la signification de l’article 7.1 de la Loi. Je reconnais avec les parties que cette question doit être revue selon la norme de la décision correcte.
B. Analyse
[21] La méthode à employer dans l’interprétation législative a été exposée par la Cour suprême dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21 :
Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre […] Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit :
[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
[22] Le cadre étant établi, ma tâche ne se limite pas à tenter d’interpréter les mots ou expressions employés dans la disposition pertinente; je dois plutôt m’en rapporter au contexte dans lequel les mots figurent, à l’objet de la Loi et à l’intention du législateur.
[23] Les dispositions auxquelles nous avons affaire n’ont été examinées dans aucun précédent.
1) Le contexte global
[24] L’un des principaux arguments de Skyward est qu’une interprétation restrictive de la compétence du Tribunal conduit à une situation où le Tribunal ne sera jamais en mesure de réviser la décision du ministre selon laquelle Skyward avait contrevenu aux conditions de son CEA. Cet argument intéresse le « contexte global » dans lequel les dispositions législatives doivent être examinées. Fait partie de cette analyse la nature de la décision rendue par le ministre. L’examen des motifs exposés par le Tribunal montre que ce dernier a jugé qu’il n’y avait qu’une seule décision, celle de suspendre le CEA. Cependant, quand le ministre exerce les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi, sa décision de suspendre un document est en réalité plus complexe. La première décision prise par le ministre a consisté à dire que les activités de Skyward n’étaient pas conformes à son CEA. La deuxième décision a consisté à dire que la pénalité ou sanction à imposer était la suspension du CEA de Skyward. Le ministre a décidé aussi que la suspension du CEA ne prendrait pas effet immédiatement.
[25] On peut voir l’importance de cette pluralité de décisions pour le titulaire d’un CEA qui reçoit un avis de suspension. Dans ce cas, le ministre aura conclu qu’un exploitant a transgressé l’une ou plusieurs des conditions de son CEA et que la sanction à imposer est une suspension. À la suite de cette double décision, l’exploitant perdra son CEA sauf : a) s’il corrige les présumés manquements, comme le veut le ministre, avant la date à laquelle la suspension doit prendre effet; ou b) s’il obtient gain de cause après avoir demandé au Tribunal de réviser l’avis.
[26] Il va de soi qu’en révisant l’avis, le Tribunal devra se demander si chacune des conclusions du ministre est ou non raisonnable. La compétence du Tribunal serait exercée de deux manières : il se demandera s’il y a bien eu inobservation des conditions du CEA, et il s’interrogera sur le bien‑fondé de la sanction (suspension) imposée par le ministre. Cependant, dans l’affaire dont je suis saisie, il n’était pas possible pour le Tribunal de mener à bien la révision de l’avis avant la prise d’effet de la suspension. On n’aurait pas pu espérer que le Tribunal termine la révision à l’intérieur du court délai de la suspension et du court délai prévu par la Loi.
[27] Vu les lenteurs de la procédure, il n’est tout simplement pas envisageable pour la plupart des exploitants d’attendre qu’une révision soit menée à terme; si la demande de révision ne peut être instruite avant l’expiration du délai de 30 jours fixé dans l’avis, la suspension prendra effet et l’exploitant perdra son CEA et devra cesser ses activités. L’exploitant qui reçoit un avis se conformera presque assurément aux conditions de rétablissement de son CEA fixées dans l’avis, quand bien même les conclusions du ministre seraient infondées, ou quand bien même le ministre n’aurait pas agi de bonne foi et en se fondant sur tous les renseignements dont il avait connaissance. Au vu des faits particuliers de la présente affaire, Skyward était, à toutes fins utiles, contrainte de se conformer aux ordres du ministre. Néanmoins, elle a toujours exprimé son désaccord sur le bien‑fondé des conditions de rétablissement de son CEA.
[28] L’annulation de l’avis ne met pas fin à l’affaire. L’exploitant doit continuer d’opérer en accord avec les conclusions du ministre, sous peine de recevoir un autre avis. Sans la possibilité de faire réviser par le Tribunal les décisions du ministre, l’exploitant est contraint de se conformer aux conditions fixées, sans égard à leur bien‑fondé et même si la preuve ne permet pas au départ de conclure aux présumés manquements. En conséquence de cette particularité inusitée du processus décisionnel, la conclusion initiale de non‑ conformité entrave durablement et sérieusement les activités de l’exploitant. Les présumés manquements sont bien plus que des motifs au sens ordinaire du mot.
[29] Ne pouvant compter sur le Tribunal, l’exploitant est donc à la merci du ministre. C’est là l’interprétation que donne le Tribunal de l’article 7.1 de la Loi. Cette interprétation s’accorde‑t‑elle avec le principe d’interprétation législative selon lequel les termes d’une loi doivent être lus dans leur contexte global? Je ne le crois pas. Selon moi, le Tribunal a commis une erreur parce qu’il n’a pas tenu compte du contexte global.
2) Le sens ordinaire et grammatical
[30] À travers le prisme du contexte évoqué plus haut, j’examinerai maintenant les termes de l’article 7.1 de la Loi. Ces termes suppriment‑ils le droit à révision après qu’un avis déjà émis a été annulé?
[31] La disposition la plus importante pour mon analyse est le paragraphe 7.1(3); c’est la disposition qui donne à l’exploitant le droit de s’adresser au Tribunal. Quel est le sens des mots [traduction] « Lorsque celui qui détient un document d’aviation canadien…qui est lésé par la décision du ministre dont il est question au paragraphe (1) souhaite que la décision soit révisée», dans la version anglaise du paragraphe 7.1(3) de la Loi? D’une part, si Skyward est lésée par la décision du ministre dont il est question au paragraphe 7.1(1) de la Loi, elle a le droit de faire réviser la décision en application du paragraphe 7.1(3). D’autre part, s’il apparaît que Skyward n’est pas lésée par la décision ou si la décision en cause n’est pas une décision au sens du paragraphe 7.1(1) de la Loi, alors Skyward n’a aucun droit à révision.
[32] Il est évident que, dans ses motifs, le Tribunal a interprété très étroitement le paragraphe 7.1(3). Pour lui, la « décision » était la décision de suspendre le CEA. De l’avis du Tribunal, une fois « retirée » la décision de suspendre le CEA, il n’y avait plus de décision au sens du paragraphe 7.1(1) et Skyward n’était plus lésée par la décision. J’admets que, pris séparément, les mots du paragraphe 7.1(3) peuvent autoriser une interprétation aussi étroite, mais je ne crois pas que ce soit la bonne manière d’interpréter ce paragraphe.
[33] Le paragraphe 7.1(1) de la Loi entre en jeu quand le ministre « décide de suspendre […] un document d’aviation canadien ». Une fois la décision prise, un avis doit être signifié à l’exploitant. Dans l’affaire dont la Cour est saisie, le ministre a pris une telle décision de suspendre le CEA. L’annulation de l’avis n’empêche pas qu’une décision de suspendre le CEA a été prise. Le seul point à décider est de savoir si la « décision » disparaît parce que Skyward a choisi de se conformer aux exigences du ministre pour pouvoir poursuivre ses activités. Selon moi, la réponse est négative. Aussi longtemps que le ministre estime que Skyward a contrevenu aux conditions de son CEA et aussi longtemps qu’il exige de Skyward qu’elle se conforme à ses exigences, la décision de suspendre le CEA subsiste. Seule l’application de l’avis est suspendue.
[34] Comme je l’ai dit plus haut, Skyward continue d’être lésée par les actions du ministre et par sa décision d’émettre l’avis. Le ministre n’a jamais reconnu que les conditions de rétablissement du CEA étaient inutiles et Skyward n’a jamais admis qu’elle avait contrevenu aux conditions de son CEA. Autrement dit, Skyward a continué d’être lésée par la décision du ministre dont il est question au paragraphe 7.1(1) bien après que le ministre eut annulé l’avis de suspension.
[35] Les termes généraux utilisés dans la version française du paragraphe 7.1(3) militent aussi en faveur d’une interprétation libérale de cette disposition. Dans la version française, il y a révision dès le dépôt d’une demande en ce sens par « L’intéressé qui désire faire réviser la décision du ministre. » Toute partie intéressée dans l’affaire peut donc demander la révision de la décision. La version française du paragraphe 7.1(3) ne prétend nullement supprimer le droit de « l’intéressé » à une révision lorsque le ministre annule l’avis.
[36] En bref, le paragraphe 7.1(3) ne dit pas qu’une décision doit prendre effet, mais uniquement que l’exploitant est lésé par la décision. En l’espèce, il est évident qu’un exploitant contraint de se conformer aux conditions de rétablissement de son CEA qui étaient exposées dans l’avis continue d’être lésé par la décision de suspendre son CEA.
[37] Un examen complémentaire des paragraphes restants de l’article 7.1 et autres dispositions connexes me convainc que ces dispositions ne restreignent pas le droit à révision.
3) L’objet de la Loi et l’intention du législateur
[38] L’objet global de la Loi est la sécurité aérienne. Comment le Tribunal s’insère‑t‑il dans cet objet global?
[39] Comme l’écrivait le juge Noël dans la décision Tribunal de l’aviation civile (Re), [1995] 1 C.F. 43 (1re inst.), aux pages 53 et 54 (le Renvoi concernant le TAC), le Tribunal a été établi le 1er juin 1986, en tant que tribunal quasi judiciaire, conformément à la partie IV de la Loi [art. 29 à 37 (édictés par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 5]. Sa création donnait effet à l’une des recommandations du rapport Dubin sur la sécurité aérienne (Rapport de la Commission d’enquête sur la sécurité aérienne, le juge Charles L. Dubin, octobre 1981, vol. 2, à la page 554) :
Un processus d’application de la loi efficace doit respecter les droits de ceux qui sont frappés de sanctions administratives contre lesquelles il n’existe, à ce jour, aucun recours réel permettant d’en contester le bien‑fondé. Il est, par conséquent, essentiel de prévoir un droit d’appel contre toutes les peines administratives. Afin de garantir totalement les droits de ceux qui sont frappés par des mesures disciplinaires, la création d’un Tribunal d’appel de l’aviation civile s’impose. [Non souligné dans l’original.]
[40] À l’époque de la création du Tribunal, des modifications d’envergure furent apportées à la Loi afin de définir clairement les pouvoirs de mise en application conférés au ministre et d’accorder le droit à une révision impartiale des sanctions administratives imposées par le ministre à la suite de présumées transgressions de la Loi.
[41] Comme le montrent les débats qui s’étaient déroulés à la Chambre des communes à cette époque, le nouveau Tribunal devait exercer une importante fonction de mise en balance dans le régime réglementaire général. Voir par exemple les remarques faites par M. Don Mazankowski, ministre des Transports, au cours des débats sur les modifications projetées de la Loi, dans le projet de loi C‑36 (Débats de la Chambre des communes, 15 avril 1985, à la page 3729) :
Les propositions permettant une application plus stricte de la loi seront toutefois contrebalancées par une méthode de révision des décisions administratives. À cette fin, on mettra sur pied un tribunal de l’aviation civile indépendant, conformément à la recommandation du juge Dubin.
[…]
Il s’agit en fait de mettre sur pied un système permettant de régler des questions de ce genre rapidement et sans complications inutiles en faisant appel à des gens qui ont la compétence technique voulue pour analyser tous les facteurs.
[42] Le jugement Renvoi concernant le TAC est un cas d’espèce, mais c’est un précédent qui contient d’utiles énoncés de principe. Dans cette affaire, la Cour examinait deux questions soumises par le Tribunal. La première était de savoir si le ministre pouvait conclure que le titulaire d’un document d’aviation canadien avait contrevenu à un règlement ou décret pris conformément à la partie I de la Loi, et cela sans suspendre ou annuler le document d’aviation canadien concerné ni imposer une sanction pécuniaire. Répondant à cette question par la négative, la Cour s’était exprimée ainsi sur le régime prévu par la Loi (aux pages 66 et 67) :
En conséquence, le ministre ne peut, à mon avis, décider qu’une violation a eu lieu et consigner cette violation dans le dossier d’application des règlements du titulaire d’un document sans recourir à la procédure prescrite par la Loi. D’après l’économie de celle‑ci, la perpétration d’une infraction peut être considérée comme ayant été établie aux fins de la Loi seulement après que l’intéressé s’est vu accorder le droit à une révision par un organisme indépendant. [Non souligné dans l’original.]
[43] Le principe que fait ressortir le jugement Renvoi concernant le TAC est le droit d’un exploitant d’obtenir la révision impartiale d’une décision du ministre. Ce principe est également mis en relief dans les débats de la Chambre des communes à l’époque des modifications législatives ayant conduit à la création du Tribunal. En accord avec les objets pour lesquels le Tribunal a été établi, ce droit devrait pouvoir être exercé lorsque la décision du ministre a un effet durable sur un exploitant. Ce droit à une révision par « des gens qui ont la compétence technique voulue pour analyser tous les facteurs » ne devrait pas pouvoir s’éteindre par suite d’une interprétation indûment restrictive de la disposition habilitante.
[44] Appliquant ce principe aux circonstances de la présente affaire, je relève que, selon le ministre, les présumés manquements avaient été établis et justifiaient l’émission d’un avis de suspension. Plus exactement, les présumés manquements aux conditions du CEA étaient « établi[s] aux fins de la Loi ». Même si la décision effective de suspendre le CEA a été retirée par le ministre, les présumés manquements continuaient d’exister et de se répercuter sur les activités de Skyward. Dans ces conditions, l’octroi à Skyward du droit à ce que les présumés manquements soient soumis à la révision impartiale du Tribunal s’accorde avec le principe exposé dans le jugement Renvoi concernant le TAC et avec l’intention du législateur. Le pouvoir du ministre d’imposer des conditions dans l’intérêt de la sécurité aérienne est contrebalancé par le droit de Skyward de faire réviser les conditions par le Tribunal. Vu les circonstances particulières entourant l’annulation de l’avis, je crois même qu’il serait contraire à l’intention du législateur de supprimer le droit à révision de la décision initiale du ministre.
VI. Conclusion
[45] J’arrive à la conclusion que la bonne interprétation de l’article 7.1 de la Loi comprend les éléments suivants :
• La décision du ministre comprend tous les aspects de la conclusion du ministre qui l’ont conduit à émettre l’avis de suspension et ne se limite pas à l’avis en tant que tel.
• En tant qu’exploitant à qui a été signifié l’avis de suspension et qui a décidé de se conformer aux conditions du rétablissement de son CEA, plutôt que perdre son CEA, conditions avec lesquelles elle était en désaccord, Skyward a continué d’être lésée par la décision du ministre, et cela malgré l’annulation de l’avis.
• Le Tribunal peut procéder à la révision des conditions de rétablissement du CEA pour savoir si, au vu de la preuve qui lui est présentée, l’avis devrait être confirmé, même s’il a été annulé. Plus exactement, le Tribunal pourrait juger que le ministre n’a pas commis d’erreur en concluant que Skyward a manqué aux conditions de son CEA.
• Si le Tribunal juge, d’après la preuve produite, que les conditions de rétablissement du CEA ne peuvent pas être maintenues, alors il peut renvoyer l’affaire au ministre pour nouvel examen. Le ministre ne se demandera pas alors si un avis de suspension devrait être émis, mais plutôt si Skyward a manqué aux conditions de son CEA au moment où l’avis a été émis. Il ne s’agit pas simplement d’un exercice théorique; le réexamen de l’affaire pourrait avoir pour résultat de disculper Skyward.
[46] Si l’on interprète l’article 7.1 dans son contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, avec l’objet de la Loi et avec l’intention du législateur, il faut en conclure que le Tribunal a commis une erreur dans son interprétation de cette disposition.
[47] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée au Tribunal pour réexamen, étant entendu qu’il a compétence pour réviser l’avis.
[48] Skyward a demandé à être autorisée de présenter des observations quant aux dépens après que la Cour aura rendu sa décision. Skyward aura donc jusqu’au 30 mars 2008 pour déposer des observations au sujet des dépens, telles observations ne devant pas dépasser quatre pages à double interligne. Le ministre aura quant à lui 15 jours pour y répondre par ses propres observations.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision du Tribunal de l’aviation civile est annulée;
2. L’affaire est renvoyée au Tribunal d’appel des transports du Canada, successeur du Tribunal de l’aviation civile, pour être jugée conformément aux présents motifs;
3. Skyward aura jusqu’au 28 mars 2008 pour présenter des observations quant aux dépens, telles observations ne devant pas dépasser quatre pages à double interligne, et le ministre aura ensuite 15 jours pour y répondre par ses propres observations, qui ne devront pas dépasser quatre pages à double interligne.