Référence : |
jpmorgan chase bank c. lanner (le), 2008 CAF 399, [2009] 4 R.C.F. 109 |
A-191-06 |
Kent Trade and Finance Inc. et Praxis Energy Agents S.A. et CP3500 International Ltd. (appelantes)
c.
JPMorgan Chase Bank et J.P. Morgan Europe Ltd. (intimées)
Répertorié : JPMorgan Chase Bank c. Lanner (Le) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juge en chef Richard, juges Pelletier et Ryer, J.C.A.—Ottawa, 8 octobre et 12 décembre 2008.
Il s’agissait d’un appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale s’est prononcée sur le droit de divers créanciers au produit de la vente en justice du Lanner, un navire qui battait pavillon libérien, qui a été saisi et vendu à Halifax à la demande des créancières hypothécaires intimées.
L’appelante Kent Trade, une société des îles Vierges britanniques, a fourni du carburant au navire en Espagne et au Canada. Le contrat de vente stipulait que le contrat était régi par les lois des États‑Unis. L’appelante Praxis Energy Agents S.A., une autre société des îles Vierges britanniques, a fourni du combustible de soute au navire à Trinité. Le contrat de fourniture stipulait que le contrat était régi par les lois des États‑Unis. CP3500 International Ltd., une société chypriote, a fourni des catalyseurs de combustion au navire à Singapour. Le contrat de vente contenait une clause d’arbitrage qui disposait que les lois de l’État de Washington étaient applicables. L’ordre de priorité des réclamations formulées à l’égard du produit de la vente d’un navire est établi selon la loi du for. En droit américain, le fournisseur d’approvisionnements nécessaires se voit reconnaître un privilège maritime aux termes de la Commercial Instruments and Maritime Liens Act. En droit canadien, le fournisseur d’approvisionnements nécessaires ne peut invoquer qu’un droit réel d’origine législative qui vient après la réclamation du créancier hypothécaire, laquelle prend rang après tout privilège maritime. La Cour fédérale a conclu que les appelantes détenaient seulement un droit réel d’origine législative.
La question en litige était celle de savoir si les fournisseurs des approvisionnements nécessaires du navire devraient se voir accorder un privilège maritime prenant rang avant l’hypothèque des intimées.
Arrêt (le juge Pelletier, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.
Selon le juge en chef Richard (le juge Ryer, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Chaque fois qu’un tribunal canadien est appelé à appliquer les règles de droit substantiel d’un État étranger, il doit procéder à une analyse du « choix du droit » en recourant aux règles canadiennes en matière de conflits de lois. À défaut de disposition dans une loi ou un traité qui oblige le tribunal à appliquer une règle de droit déterminée, ce sont les règles canadiennes de la common law en matière de conflits de lois qui s’appliquent dans l’instance dans laquelle le tribunal est appelé à appliquer des règles de droit étranger. La première étape d’une telle analyse consiste à déterminer la nature juridique des questions à trancher. Le tribunal doit ensuite déterminer quelle règle en matière de choix du droit applicable s’applique à cette catégorie précise et, enfin, appliquer les lois du pays pertinent à la question en cause. En principe, le droit étranger doit être expressément plaidé et prouvé à la satisfaction du tribunal sinon le tribunal appliquera la loi du for.
Avant de qualifier la question en litige, la nature des privilèges maritimes a été examinée. Même si le privilège maritime est un droit réel qui naît de l’application de la loi plutôt que d’un contrat ou d’un délit, la clause sur le choix du droit applicable contenue dans le contrat d’approvisionnement devrait en principe régir les transactions maritimes, y compris les droits découlant de ces transactions. La Cour suprême du Canada a donné à penser que les principes de courtoisie, d’ordre et d’équité devraient servir de guide pour trancher les questions de conflits de lois. Bien que les principes de courtoisie et d’équité soient souvent équivoques dans le cas de transactions maritimes, qui peuvent mettre en présence une multitude de pays, le fait d’accorder une plus grande importance au choix de la loi applicable prévu au contrat d’approvisionnement rendrait hommage à la notion d’« ordre », ce qui favoriserait la stabilité et l’uniformité dans le cas de transactions maritimes ressortissant à divers pays.
Les règles de la common law sur le choix contractuel de la loi applicable prévoient que lorsque les parties ont choisi expressément ou implicitement le droit applicable, ces règles de droit régiront normalement tant le contrat que les droits et obligations créés par le contrat. Cependant, comme les privilèges maritimes sont des droits extracontractuels, il se peut que, lorsqu’il existe des liens très étroits entre une transaction maritime et un pays déterminé, ce sont les règles de droit substantiel de ce pays et non celles prévues par la clause sur le choix de la loi du contrat qui devraient régir la transaction.
Pour déterminer la loi applicable aux transactions en cause, la Cour fédérale a statué que le choix de la loi effectué dans les contrats n’emportait pas application du droit américain en raison de l’insuffisance d’éléments de preuve tendant à démontrer que le propriétaire du navire avait engagé sa responsabilité personnelle aux termes de ce contrat. La Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la preuve n’établissait pas l’existence d’un lien contractuel entre les appelantes et le propriétaire du navire. L’entente de gestion et les factures établissaient un lien contractuel entre le propriétaire du navire et les appelantes. Ainsi, même si la responsabilité personnelle du propriétaire du navire constitue un élément nécessaire de la règle relative au choix du droit applicable, il n’en demeure pas moins que, selon les règles sur le choix du droit applicable, c’était le droit américain qui s’appliquait. S’agissant du contrat de CP3500, même lorsqu’une clause d’arbitrage ne désigne que le pays de l’arbitrage, les tribunaux britanniques et canadiens interprètent habituellement cette clause comme une indication de la loi applicable au contrat. La loi qui s’appliquait au contrat d’approvisionnement de CP3500 était la loi américaine.
Il n’existait pas d’autres facteurs qui indiquaient qu’il y avait un autre pays ayant des liens plus étroits ou plus importants avec les transactions maritimes en cause. En conséquence, c’était la loi américaine qui s’appliquait en l’espèce.
La Cour fédérale a statué que le droit américain ne reconnaîtrait aucun privilège maritime dans les circonstances. Il n’était pas nécessaire d’établir la norme de contrôle à appliquer à une décision qui a défini le contenu du droit étranger puisque de nouveaux éléments de preuve ont été soumis avant l’appel. Il semble qu’il existe une divergence entre les cours de districts et les cours d’appel de circuit des États‑Unis sur la question de savoir si un privilège maritime serait constitué lorsqu’un fournisseur, qui n’est pas américain, a fourni des approvisionnements nécessaires à un navire étranger dans un port étranger. Selon les affidavits et les pièces qui ont été soumis, l’arrêt le plus récent émanant d’une juridiction d’appel américaine a reconnu l’existence d’un privilège maritime pour les approvisionnements nécessaires lorsqu’aux termes d’un contrat d’approvisionnement régi par la loi américaine, un fournisseur étranger fournit des biens ou des services à un navire étranger dans un port étranger. Même si cette décision n’a pas force obligatoire sur les autres cours de circuits, les appelantes ont convaincu la Cour qu’elles possèdent chacune un privilège maritime à l’égard du Lanner.
Selon le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) : Il y avait deux questions en litige en l’espèce : soit celle de savoir quel est l’effet qu’il convient de donner à la clause sur le choix du droit applicable qui apparaît sous une forme différente dans chacun des contrats en question et celle de savoir quel est l’effet à donner à la Commercial Instruments and Maritime Liens Act.
Si l’on suppose que l’interprétation des contrats en question est assujettie au droit américain et que l’interprétation qu’il convient de donner aux contrats fait entrer la Loi en jeu, il n’en demeure pas moins que l’application de la Loi est du ressort de la Cour d’appel des États‑Unis dans le circuit où la saisie et la vente du navire ont lieu, avec des résultats différents. Le neuvième circuit a statué dans un sens et le onzième circuit a statué dans un autre. Comme la décision rendue par un seul circuit de la Cour d’appel fédérale des États‑Unis n’a pas pour effet d’infirmer la décision rendue par un autre circuit de la même cour, les deux décisions sont valides dans les limites géographiques du ressort dans lequel elles ont été rendues. Comme la Cour suprême des États‑Unis ne s’est pas encore penchée sur la question, il n’existe pas de décision sur la question liant l’ensemble des tribunaux américains. Comme le Lanner a été saisi et vendu à l’extérieur des États‑Unis, rien ne justifiait de préférer la jurisprudence d’un circuit de la Cour d’appel fédérale des États‑Unis à celle d’un autre. L’état du droit dépend d’un fait qui était absent en l’espèce, en l’occurrence la présence du navire saisi dans un port situé dans le ressort des circuits de la Cour d’appel fédérale des États‑Unis. Pour se prévaloir de la Loi, les parties auraient pu préciser le lieu où la loi américaine devait s’appliquer. En conséquence, la preuve de la loi étrangère n’a pas été établie. Lorsque le droit étranger n’a pas été prouvé, c’est la lex fori, le droit canadien, qui s’applique. Le droit canadien ne reconnaît pas l’existence d’un privilège maritime pour la fourniture d’approvisionnements nécessaires à un navire. Les réclamations présentées par Kent Trade and Finance Ltd. et par Praxis Energy Agents S.A. en vue d’avoir préséance sur les réclamations des créancières hypothécaires du navire devraient être rejetées. Cependant, l’appel de CP3500 International Ltd. devrait être accueilli parce que sa clause d’arbitrage prévoit un arbitrage selon les lois de l’État de Washington. Comme l’État de Washington se trouve dans le neuvième circuit, le droit à appliquer est celui énoncé par le neuvième circuit de la Cour d’appel des États‑Unis dans l’arrêt Trans-Tec Asia v. M/V Harmony Container et al.
lois et règlements cités
Commercial Instruments and Maritime Liens Act, 46 U.S.C. §§ 31301-31343 (2006).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 22(2)m) (mod., idem, art. 31), 43(3) (mod., idem, art. 40).
Ship Mortgage Act, 41 Stat. 1000 (1920).
jurisprudence citée
décision appliquée :
Trans-Tec Asia v. M/V Harmony Container et al.,
518 F.3d 1120 (9th Cir. 2008); la requête en bref de certiorari a été rejetée par la Cour suprême des États‑Unis le 1er décembre 2008.
décisions examinées :
Imperial Oil Ltd. c. Petromar Inc., [2002] 3 C.F. 190; 2001 CAF 391; Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907; 2001 CSC 90; Prakasho v. Singh, [1967] 1 All E.R. 737; General Medical Council v. Meadow, [2006] EWCA Civ 1390; Trinidad Foundry and Fabricating, Ltd. v. M/V K.A.S. Camilla, 966 F.2d 613 (11th Cir. 1992); Metron Communications, Inc. v. M/V Tropicana, [1993] A.M.C. 1264 (S.D. Fla. 1992); Swedish Telecom Radio v. M/V Discovery I, 712 F. Supp. 1542 (S.D. Fla. 1988); Triton Marine Fuels Ltd., S.A. et al. v. M/V Pacific Chukotka, et al., 504 F. Supp. 2d 68 (D. Md. 2007); Sarabia v. Oceanic Mindoro (The), [1997] 2 W.W.R. 116; (1996), 84 B.C.A.C. 8; 26 B.C.L.R. (3d) 143 (C.A.C.-B.).
décisions citées :
Todd Shipyards Corp. c. Altema Compania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248; Strandhill, The v. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680; Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801; 2007 CSC 34; Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le), [1992] 1 C.F. 245 (1re inst); conf. par [1992] A.C.F. no 1085 (C.A.) (QL); (1992), 150 N.R. 149 (C.A.); Ventura Packers, Inc. v. F/V Jeanine Kathleen, 305 F.3d 913 (9th Cir. 2002); Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205; 2002 CSC 78; Drew Brown Ltd. c. The «Orient Trader», [1974] R.C.S. 1286; Richardson International, Ltd. c. Mys Chikhacheva (Le), [2002] 4 C.F. 80; 2002 CAF 97; Imperial Life Assurance Co. of Canada c. Colmenares, [1967] R.C.S. 443; Compagnie Tunisienne de Navigation S.A. v. Compagnie d’Armement Maritime S.A., [1970] 2 Lloyd’s Rep. 99 (H.L.); Hunt. c. T&N PLC, [1993] 4 R.C.S. 289; Bumper Development Corp. Ltd. v. Commissioner of Police of the Metropolis and others, [1991] 4 All E.R. 638 (C.A.); General Motors Acceptance Corp. of Canada Ltd. v. Town and Country Chrysler Ltd. (2007), 88 O.R. (3d) 666; 2007 ONCA 904; Wellington, In re Duke of, [1947] Ch. 506; Breen v. Breen, [1961] 3 All E.R. 225.
doctrine citée
APPEL d’une décision ([2007] 1 R.C.F. 289; 2006 CF 409; infirmant en partie sub nom. JP Morgan Chase Bank c. Mystras Maritime Corp., 2005 CF 864) par laquelle la Cour fédérale a statué que la loi américaine ne s’appliquait pas de façon à accorder un privilège maritime aux appelantes, sociétés constituées à l’extérieur des États‑Unis qui ont fourni des approvisionnements nécessaires à un navire étranger dans un port étranger qui a été saisi et vendu au Canada. Appel accueilli (juge Pelletier, J.C.A., dissident).
ont comparu
Peter G. Pamel et Jean-Marie Fontaine pour les appelantes.
James E. Gould, c.r., pour les intimées.
avocats inscrits au dossier
Borden Ladner Gervais s.r.l., Montréal, pour les appelantes.
McInnes Cooper, Halifax, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge en chef Richard : La Cour est saisie de l’appel d’une décision par laquelle la juge Gauthier [[2007] 1 R.C.F. 289 (C.F.)] (la juge qui a statué sur l’appel relatif à l’ordre de priorité) s’est prononcée sur le droit de divers créanciers au produit de la vente en justice d’un navire, le Lanner (le navire). Cette décision avait elle-même été rendue à la suite de l’appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance rendue par le protonotaire Morneau [sub nom. JP Morgan Chase Bank c. Mystras Maritime Corp., 2005 CF 864] qui, à l’issue d’une audience portant sur l’ordre de priorité des créances, avait jugé que la réclamation de la créancière hypothécaire du navire l’emportait sur celles des divers fournisseurs d’approvisionnements nécessaires.
[2] La question en litige dans le cas qui nous occupe est celle de savoir si les appelantes, qui sont des fournisseurs des approvisionnements nécessaires du navire, devraient se voir accorder un privilège maritime prenant rang avant l’hypothèque des créancières hypothécaires intimées.
Contexte
[3] Les faits du présent appel ne sont pas contredits.
[4] À la demande des créancières hypothécaires intimées, JPMorgan Chase Bank et J.P. Morgan Europe Ltd., le navire, qui battait pavillon libérien, a été saisi à Halifax et a été vendu par la Cour fédérale dans le cadre d’une action in rem en matière d’amirauté. À l’époque des faits se rapportant aux réclamations des appelantes, le navire appartenait à une société du Libéria, Mystras Maritime Corporation, et était géré par une société grecque, Arrow Co. Ltd. (Arrow).
Les quatre réclamations
Kent Trade and Finance Inc. – Carthagène
[5] L’appelante, Kent Trade and Finance Inc. (Kent Trade), qui a été constituée en personne morale sous le régime des lois des Îles Vierges britanniques, a fourni du carburant au navire au port de Carthagène, en Espagne, par l’intermédiaire d’un fournisseur dont l’identité n’a pas été précisée. Kent Trade a également approvisionné le navire en carburant alors qu’il était amarré à Halifax, en Nouvelle-Écosse, par le truchement d’un fournisseur canadien. La facture totale de carburant fourni par Kent Trade s’élevait à 415 688,70 $CAN. Le contrat de vente comportait la stipulation suivante :
[traduction] Le présent contrat est régi par les lois des États‑Unis d’Amérique.
Praxis Energy Agents S.A.
[6] La deuxième appelante, Praxis Energy Agents S.A. (Praxis), est également une société des Îles Vierges britanniques. Par l’intermédiaire d’une société anglaise, Praxis a fourni du combustible de soute au navire au port de Pointe à Pierre, à Trinidad. Sa réclamation se chiffre à 225 599,23 $CAN. Le contrat de fourniture comprenait la clause suivante :
[traduction] LOIS APPLICABLES ─ Les différends ainsi que toutes les questions pouvant se poser entre la société et l’acheteur et/ou le navire seront régis par les lois des États‑Unis, qui régiront également, sans réserve aucune, toutes les questions se rapportant à l’application et à l’exécution des privilèges maritimes.
CP3500 International Ltd.
[7] La dernière réclamation en litige dans le présent appel est celle que fait valoir CP3500 International Ltd. (CP3500), qui a été constituée en personne morale sous le régime des lois de Chypre. CP3500 a fait le nécessaire pour qu’un fournisseur de Singapour livre divers catalyseurs de combustion au navire à Singapour pour une valeur de 6 257,25 $CAN. On trouve la clause d’arbitrage suivante dans le contrat de vente :
[traduction] ARBITRAGE Tout litige né ou à naître entre les parties à la présente transaction relativement aux marchandises facturées sera soumis à l’arbitrage obligatoire [. . .] le tout conformément aux lois de l’État de Washington.
[8] En droit canadien, le fournisseur d’approvisionnements nécessaires ne peut invoquer qu’un droit réel d’origine législative (paragraphe 25 de l’arrêt Imperial Oil Ltd. c. Petromar Inc., [2002] 3 C.F. 190 (C.A.) (Imperial Oil) et voir l’alinéa 22(2)m) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 31] et le paragraphe 43(3) [mod., idem, art. 40] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)]). L’ordre de priorité des réclamations formulées à l’égard du produit de la vente d’un navire est établi selon la loi du for (Todd Shipyards Corp. c. Altema Compania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248, à la page 1254 (Todd Shipyards)). Le droit réel créé par la loi vient après la réclamation du créancier hypothécaire, laquelle prend rang après tout privilège maritime grevant le navire (arrêt Todd Shipyards, à la page 1259).
[9] En droit américain, le fournisseur d’approvisionnements nécessaires se voit reconnaître un privilège maritime aux termes de la Commercial Instruments and Maritime Liens Act, 46 U.S.C. § 31342 (2006) :
[traduction]
§ 31342. Constitution de privilèges maritimes
a) Sous réserve de l’alinéa b) du présent article, la personne qui fournit des approvisionnements nécessaires à un navire sur l’ordre du propriétaire ou d’une personne autorisée par celui-ci —
(1) possède un privilège maritime sur le navire;
(2) peut engager une action civile réelle pour faire valoir le privilège;
(3) n’est pas tenue d’alléguer ou de prouver dans l’action qu’une avance a été consentie au profit du navire.
b) Le présent article ne s’applique pas à un navire public.
Ainsi que le juge Binnie l’a fait observer dans l’arrêt Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907 (Holt Cargo), le privilège maritime étranger, y compris celui créé sous le régime d’une loi des États‑Unis, « est reconnu et se voit accorder, au Canada, la même priorité qu’un privilège maritime créé au Canada sous le régime du droit maritime canadien, [traduction] “à moins qu’il n’aille à l’encontre d’une règle quelconque de politique ou de procédure intérieure qui en empêche la reconnaissance” » (au paragraphe 41, citant l’arrêt Strandhill, The v. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680, à la page 685) (The Strandhill)).
[10] Les appelantes, qui sont toutes des fournisseurs d’approvisionnements nécessaires, affirment qu’elles bénéficient d’un privilège maritime en vertu des dispositions de leur contrat de fourniture aux termes desquelles elles ont choisi le droit des États‑Unis, de sorte que les réclamations qu’elles ont présentées relativement au produit de la vente en justice du navire devraient avoir priorité sur la créance hypothécaire des intimées. Les créancières hypothécaires intimées soutiennent en revanche que les règles de droit américaines ne sont pas celles qu’il convient d’appliquer et que, même si c’étaient ces règles qui s’appliquaient, le droit américain ne reconnaît pas l’existence d’un privilège maritime dans les circonstances de l’espèce.
Historique des procédures judiciaires
Audience sur l’ordre de priorité, 2005 CF 864
[11] Le protonotaire Morneau n’a pas reconnu l’existence d’un privilège maritime dans le cas des réclamations des fournisseurs et il a estimé que ces créances prenaient rang après celle des créancières hypothécaires. Il a décidé que, comme les créancières hypothécaires n’étaient pas parties aux contrats d’approvisionnement, les clauses sur le choix du droit applicable ne dictaient pas nécessairement le choix de l’État dont les règles de droit substantiel s’appliquaient (au paragraphe 59).
[12] Le protonotaire Morneau a ensuite analysé chacune des transactions d’approvisionnement effectuées à la lumière des règles du droit international privé pour déterminer si les États‑Unis étaient le pays avec lequel les parties entretenaient les rapports les plus étroits et les plus importants. En tenant compte de divers facteurs, dont l’État du pavillon du navire, l’endroit où a eu lieu l’approvisionnement, et la base des activités du navire, il a conclu que le droit maritime américain ne s’appliquait pas à ces transactions (au paragraphe 61). Puisqu’aucun autre droit étranger n’avait été prouvé, il a appliqué le droit du for, c’est‑à-dire le droit canadien. En conséquence, il a conclu que chaque transaction d’approvisionnement donnait uniquement droit à un droit réel d’origine législative, qui occupait un rang inférieur à celui des détenteurs d’hypothèque.
Appel portant sur l’ordre de priorité, [2007] 1 R.C.F. 289 (C.F.)
[13] La juge Gauthier a elle aussi conclu que les appelantes détenaient seulement un droit réel d’origine législative et non un privilège maritime. Elle a jugé que les clauses sur le choix du droit applicable dans les contrats d’approvisionnement ne seraient déterminantes, quant au droit applicable, que si le propriétaire du navire était personnellement responsable aux termes du contrat. Elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le gestionnaire du navire avait le pouvoir de lier le propriétaire du navire était donné que le contrat intervenu entre les deux parties n’avait pas été porté à la connaissance du tribunal. Elle a par conséquent appliqué à ces transactions le critère du lien le plus étroit et le plus important et abondé dans le sens du protonotaire Morneau en concluant que le droit américain ne s’appliquait pas à ces opérations.
[14] Même s’il n’était pas nécessaire de décider si le droit américain reconnaîtrait en pareil cas l’existence d’un privilège maritime, la juge Gauthier a répondu par la négative à la question. Elle a conclu que le témoin expert des créancières hypothécaires intimées avait été en mesure de soumettre des éléments de preuve plus précis indiquant que le droit américain ne reconnaîtrait pas l’existence d’un privilège maritime quant aux approvisionnements nécessaires fournis par un fournisseur étranger à un navire étranger dans un pays étranger (au paragraphe 94).
Analyse
[15] Chaque fois qu’un tribunal canadien est appelé à appliquer les règles de droit substantiel d’un État étranger, il doit procéder à une analyse du « choix du droit » en recourant aux règles canadiennes en matière de conflits de lois (Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801, au paragraphe 29; Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le), [1992] 1 C.F. 245 (1re inst.), à la page 252 (Le Federal Calumet), conf. par [1992] A.C.F. no 1085 (C.A.) (QL)).
Démarche générale à suivre pour l’analyse des « conflits de lois »
[16] À défaut de disposition dans une loi ou un traité qui oblige le tribunal à appliquer une règle de droit déterminée, ce sont les règles canadiennes de la common law en matière de conflits de lois qui s’appliquent dans l’instance dans laquelle le tribunal est appelé à appliquer des règles de droit étranger. La première étape d’une telle analyse consiste à déterminer la nature juridique des questions à trancher (Castel & Walker: Canadian Conflict of Laws, 6e éd. (feuilles mobiles), vol. 1 (Markham, Ont. : LexisNexis/Butterworths, 2005), aux §§ 3.1-3.2; Dicey, Morris and Collins on the Conflict of Laws, 14e éd. vol. 1 (Londres : Sweet & Maxwell, 2006), aux paragraphes 2-001 à 2-045). Il faut procéder à cette qualification car, en matière de choix du droit applicable, diverses règles ont été élaborées selon la catégorie juridique en cause. Ainsi, selon que la question en litige est qualifiée de délictuelle ou de contractuelle, une règle différente quant aux conflits de lois s’applique et est susceptible de produire un résultat différent en ce qui concerne le choix du pays dont le droit substantiel s’applique.
[17] Une fois qu’il a été décidé que la question entre dans une catégorie juridique donnée, le tribunal doit déterminer quelle règle en matière de choix du droit applicable s’applique à cette catégorie précise (Castel & Walker, au § 3.1). L’application de la règle relative au choix du droit applicable devrait permettre de déterminer les lois de quel pays devraient s’appliquer à la question en cause.
[18] Après avoir sélectionné les règles de droit appropriées à l’aide des règles canadiennes relatives au choix de la loi, le tribunal applique ces règles de droit à la question en litige. En principe, le droit étranger doit être expressément plaidé et prouvé à la satisfaction du tribunal (Castel & Walker, au § 7.1; Dicey, Morris and Collins, à la règle 18(1)). Si le droit étranger n’est pas plaidé ou n’est pas suffisamment prouvé, le tribunal applique la loi du for (Castel & Walker, au § 7.4).
Qualification de la question en litige et choix de la loi dans les transactions relatives au Lanner
[19] Comme aucune loi ni aucun traité n’impose le choix d’une loi déterminée, il faut d’abord qualifier la question en litige. Mais avant, il est utile d’examiner la nature des privilèges maritimes.
[20] Le privilège maritime est [traduction] « un droit substantiel et concret sur la propriété d’autrui [. . .] qui vient restreindre le caractère absolu du droit de propriété du propriétaire du navire » (W. Tetley, International Maritime and Admiralty Law (Cowansville, Québec : Yvon Blais, 2002), à la page 482). En ce sens, le privilège maritime est une survivance de la lex maritima qui n’a pas d’équivalent en common law (W. Tetley, Maritime Liens and Claims, 2e éd. (Cowansville, Québec : Yvon Blais, 1998), à la page 60). Ce droit réel garanti grève le navire (Holt Cargo, au paragraphe 26) :
[. . .] prend naissance sans enregistrement ou autre formalité dès qu’une dette d’une nature particulière est contractée par un navire ou au nom d’un navire. Le privilège donne naissance à un droit réel [traduction] « qui suit le navire où qu’il soit, même entre les mains d’un acquéreur à titre onéreux sans préavis, et occupe le même rang que les autres privilèges maritimes, tous ces privilèges ayant préséance sur les hypothèques » (The Tolten, [1946] P. 135 (C.A.), le lord juge Scott, p. 150). Dans ce sens, il peut être décrit comme un « privilège occulte ».
De plus, le privilège maritime naît non pas d’un contrat ou d’un délit, mais de l’application de la loi (Imperial Oil, au paragraphe 26; voir également la décision Ventura Packers, Inc. v. F/V Jeanine Kathleen, 305 F.3d 913 (9th Cir. 2002)).
[21] Ainsi que le juge Binnie le fait remarquer dans l’arrêt Holt Cargo, le statut privilégié des privilèges maritimes s’explique par des raisons d’ordre pratique (au paragraphe 27) :
Un navire peut naviguer sous pavillon de complaisance. Il peut être difficile d’en identifier les propriétaires dans un réseau complexe d’entreprises [. . .] Les marins de la marine marchande ne travailleront pas sur un navire à moins que leur salaire ne constitue une créance prioritaire sur le navire. Il en est de même pour ceux dont le travail ou les approvisionnements sont essentiels à la poursuite du voyage. Le capitaine peut être à court d’argent, mais on présume que le navire lui-même a une certaine valeur et qu’il peut facilement constituer une certaine garantie. Cette garantie était et est toujours essentielle au commerce maritime. L’incertitude minerait la confiance.
[22] Bien que le droit canadien ne confère pas de privilège maritime aux fournisseurs d’approvision-nements nécessaires, d’autres pays le font, comme les États‑Unis ou la France (Tetley, Maritime Liens and Claims, à la page 551). Par « approvisionnements nécessaires », on entend les réparations, les provisions fournies, le remorquage et l’accès à une cale sèche ou à un slip de carénage (Tetley, International Maritime and Admiralty Law, à la page 483).
[23] Les États‑Unis reconnaissent par voie législative l’existence d’un privilège maritime aux fournisseurs d’approvisionnements nécessaires depuis d’adoption de la Ship Mortgage Act en 1920 [41 Stat. 1000 (1920)] (Tetley, Maritime Liens and Claims, à la page 77). Comme nous l’avons précédemment mentionné, la loi américaine actuelle régissant le privilège pour approvisionnements nécessaires est la Commercial Instruments and Maritime Liens Act, 46 U.S.C.
§§ 31301-31343 (2006). Le privilège naît dès que les approvisionnements sont fournis au navire (Tetley, Maritime Liens and Claims, à la page 596).
[24] Il suffit de considérer les faits de la présente affaire pour constater que les transactions maritimes peuvent mettre en cause une multitude de pays. Ainsi que le juge Stone l’a reconnu dans l’arrêt Imperial Oil, « il n’est pas inhabituel, dans le domaine de la navigation maritime, qu’un navire soit approvisionné en carburant en application d’un contrat qui a été conclu entre des parties se trouvant dans plusieurs pays, négocié dans un pays et exécuté dans un autre parfois par une personne qui n’était pas partie au contrat initial » (au paragraphe 22). Bien que je reconnaisse que les privilèges maritimes soient des droits réels, qui naissent par l’effet de la loi et non aux termes d’un contrat, j’estime que la clause sur le choix du droit applicable contenue dans le contrat d’approvisionnement devrait en principe régir les transactions maritimes, y compris les droits découlant de ces transactions. Suivant la Cour suprême du Canada, les principes de courtoisie, d’ordre et d’équité devraient servir de guide pour trancher les questions de conflits de lois (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205, au paragraphe 21). Bien que les principes de courtoisie et d’équité soient souvent équivoques dans le cas de transactions maritimes, le fait d’accorder une plus grande importance au choix de la loi applicable prévu au contrat d’approvisionnement rendrait hommage à la notion d’« ordre », ce qui favoriserait la stabilité et l’uniformité dans le cas de transactions maritimes ressortissant à divers pays.
[25] Les règles de la common law sur le choix contractuel de la loi applicable prévoient que lorsque les parties ont choisi expressément ou implicitement le droit applicable, ces règles de droit régiront normalement tant le contrat que les droits et obligations créés par le contrat (Drew Brown Ltd. c. Le « Orient Trader », [1974] R.C.S. 1286, aux pages 1288, 1314 et 1318; Le Federal Calumet, à la page 253; Richardson [Richardson International, Ltd. c. Mys Chikhacheva (Le), [2002] 4 C.F. 80 (C.A.)], au paragraphe 28). Si les parties n’ont pas fait de choix exprès ou implicite, la loi applicable est celle du pays avec lequel le contrat présente les liens les plus étroits (Le Federal Calumet, à la page 253; Imperial Life Assurance Co. of Canada c. Colmenares, [1967] R.C.S. 443, à la page 448 (Imperial Life)).
[26] Bien que la clause sur le choix de la loi dans le contrat devrait commander le choix de la loi qui régit la transaction maritime, je reconnais que les privilèges maritimes sont des droits extracontractuels. Je n’écarte donc pas la possibilité que, lorsqu’il existe des liens très étroits entre une transaction maritime et un pays déterminé, ce sont les règles de droit substantiel de ce pays et non celles prévues par la clause sur le choix de la loi du contrat qui devraient régir la transaction. Dans l’arrêt Imperial Oil, le juge Stone a estimé que la clause du contrat d’approvisionnement aux termes de laquelle la loi américaine avait été choisie ne s’appliquait pas à la transaction étant donné que le lieu d’immatriculation du navire, le lieu de résidence du propriétaire et de l’affréteur du navire et le lieu de livraison de la marchandise étaient tous situés au Canada. Le juge Stone a également laissé entendre que l’État du pavillon du navire et la résidence du fournisseur étaient des facteurs importants pour déterminer quel pays entretenait les liens les plus étroits et les plus importants avec la transaction.
[27] Pour déterminer la loi applicable aux transactions en cause, le protonotaire Morneau [au paragraphe 60] a résumé les facteurs de rattachement pertinents à l’aide d’un tableau. Je reproduis ce tableau avec quelques modifications. Dans tous les cas, l’État du pavillon du navire et le pays de résidence du propriétaire du navire sont le Libéria. La base des activités du navire et le pays de résidence du gestionnaire du navire sont la Grèce.
appelante |
PAYS DE |
PAYS DE |
LIEU |
LOI APPLI-CABLE |
Kent Trade |
Îles Vierges britanniques |
Canada |
Canada |
É.‑U. |
inconnu |
Espagne |
É.‑U. |
||
Praxis |
Îles Vierges britanniques |
Angleterre |
Pointe à Pierre |
É.‑U. |
CP3500 |
Chypre |
Singapour |
Singapour |
État de |
[28] Il est évident que la loi américaine a été expressément choisie pour régir le contrat d’approvisionnement de Kent Trade et de Praxis Energy. La juge qui a statué sur l’appel relatif à l’ordre de priorité a toutefois estimé que le choix de la loi effectué dans les contrats n’emportait pas application du droit américain en raison de l’insuffisance d’éléments de preuve tendant à démontrer que le propriétaire du navire avait engagé sa responsabilité personnelle aux termes de ce contrat.
[29] Sans me prononcer sur la question de savoir s’il est nécessaire que la responsabilité personnelle du propriétaire soit engagée pour que la clause sur le choix de la loi puisse être retenue pour déterminer le droit applicable, j’estime que la juge qui a statué sur l’appel relatif à l’ordre de priorité a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la preuve n’établissait pas l’existence d’un lien contractuel entre les appelantes et le propriétaire du navire. Les intimés ne contestent pas que l’entente de gestion entre le propriétaire du navire et son gestionnaire faisait partie du dossier lors de l’appel relatif à l’ordre de priorité. Cette entente précise que le gestionnaire, Arrow, était autorisé à accomplir, au nom du propriétaire, tous les actes nécessaires pour la gestion du navire, y compris la conclusion de contrats portant sur le combustible de soute et le lubrifiant. Qui plus est, toutes les factures des appelantes étaient adressées directement à Arrow, en sa qualité de gestionnaire du navire. Un lien contractuel a donc été établi entre le propriétaire et les appelantes.
[30] Ainsi, même si la responsabilité personnelle du propriétaire du navire constitue un élément nécessaire de la règle relative au choix du droit applicable, il n’en demeure pas moins que, selon les règles sur le choix du droit applicable, c’est le droit américain qui s’applique aux contrats conclus par Kent Trade et par Praxis.
[31] Le contrat de CP3500 ne renferme pas de clause explicite quant au choix du droit applicable; il contient toutefois une clause d’arbitrage qui stipule que tout arbitrage entre les parties doit être jugé conformément aux lois de l’État de Washington. Même lorsqu’une clause d’arbitrage ne désigne que le pays de l’arbitrage, les tribunaux britanniques et canadiens interprètent cette clause comme une indication de la loi applicable au contrat (voir, par ex., Richardson, aux paragraphes 34 et 35, et Compagnie Tunisienne de Navigation S.A. v. Compagnie d’Armement Maritime S.A., [1970] 2 Lloyd’s Rep. 99 (H.L.)). Sur ce fondement, je conclus que la loi qui s’applique au contrat d’approvisionnement de CP3500 est la loi américaine.
[32] Comme la clause contractuelle du choix de la loi applicable devrait normalement s’appliquer et comme il n’existe pas d’autres facteurs ou combinaison de facteurs qui indiquent qu’il existe un autre pays ayant des liens plus étroits ou plus importants avec les opérations maritimes en cause, je dois m’écarter des décisions des tribunaux inférieurs et je conclus que c’est la loi américaine qui s’applique en l’espèce.
Application de la loi américaine
[33] Même si elle ne croyait pas que la loi américaine régissait les transactions en litige, la juge Gauthier est partie du principe qu’elle s’y appliquait et elle a conclu, en se fondant sur le témoignage de l’expert, que le droit américain ne reconnaîtrait aucun privilège dans les circonstances de l’espèce. Les appelantes et les intimées divergent d’opinion au sujet de la norme de contrôle à appliquer lorsque le juge de première instance a défini le contenu du droit étranger. Ni l’une ni l’autre des parties ne conteste que le droit étranger soit considéré comme une question de fait (Hunt c. T&N PLC, [1993] 4 R.C.S. 289, à la page 306) qui doit être expressément plaidée par la partie qui l’invoque et qui doit être prouvée à la satisfaction du tribunal (Castel & Walker, au § 7.1). Toutefois, ainsi que la Cour divisionnaire de l’Angleterre l’a fait observer dans la décision Prakasho v. Singh, [1967] 1 All E.R. 737, à la page 746 (approuvée par la Cour d’appel de l’Angleterre dans l’arrêt Bumper Development Corp. v. Commissioner of Police of the Metropolis and others, [1991] 4 All E.R. 638, à la page 645 (Bumper Development)), les conclusions portant sur le droit étranger [traduction] « sont des questions de fait un peu particulières ». La Cour d’appel de l’Ontario a récemment reconnu la position unique qu’occupe la juridiction d’appel chargée de réviser de telles conclusions de fait en statuant qu’elles sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (General Motors Acceptance Corp. of Canada Ltd. v. Town and Country Chrysler Ltd. (2007), 88 O.R. (3d) 666, aux paragraphes 35 et 36).
[34] Il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce étant donné que de nouveaux éléments de preuve ont été admis sous forme d’affidavits supplémentaires déposés par les témoins experts des appelantes et des intimées (ordonnance du 6 novembre 2007 du juge Décary et ordonnance du 10 juillet 2008 du juge Noël). Compte tenu des nouveaux éléments de preuve soumis avant le présent appel, je dois décider si le droit américain reconnaîtrait un privilège maritime pour les approvisionnements nécessaires pour l’une ou l’autre ou la totalité des quatre transactions en cause.
[35] Avant de passer à l’examen du témoignage de l’expert au sujet du contenu du droit américain, il est utile de rappeler le rôle que jouent les témoins experts tant en général que lorsqu’il s’agit de faire la preuve du droit étranger. Ainsi que la Cour d’appel de l’Angleterre l’a reconnu dans l’arrêt General Medical Council v. Meadow, [2006] EWCA Civ 1390, les témoins experts s’acquittent notamment des attributions suivantes dans les procès civils (renvois omis) [au paragraphe 21] :
[traduction]
1. La preuve d’expert présentée à la Cour devrait être — et perçue comme étant — le produit indépendant de l’expert ne subissant aucune influence de forme ou de fond dictée par les exigences de l’instance [. . .] 2. Le témoin expert devrait fournir une aide indépendante au tribunal en donnant son avis de manière objective et impartiale sur des questions relevant de son champ de compétence [. . .] Le témoin expert [. . .] ne doit jamais prendre fait et cause pour l’une ou l’autre des parties. 3. Le témoin expert devrait énoncer les faits ou les hypothèses sur lesquels il fonde son avis. Il ne doit pas négliger d’examiner des faits importants qui seraient susceptibles d’influencer l’avis qu’il a formé [. . .]
4. Lorsqu’une question déterminée n’entre pas dans son champ de compétence, le témoin expert devrait le dire clairement [. . .] 6. Si, après l’échange de rapports, le témoin expert change d’avis au sujet d’une question importante, notamment après avoir pris connaissance du rapport de l’expert de la partie adverse, il doit en faire part sans délai à la partie adverse (par l’intermédiaire de ses représentants légaux) et en informer le tribunal en temps opportun.
[36] Bien que, dans l’ensemble, tant M. de Klerk (le témoin expert des appelantes) que M. Juska (le témoin expert des intimées) aient donné un témoignage utile, j’estime utile d’exprimer mon désaccord au sujet du caractère spéculatif et argumentatif d’une partie du témoignage donné par M. de Klerk. Le témoin expert a le droit de donner son avis sur la question de savoir si une décision judiciaire est incompatible avec un précédent obligatoire ou avec l’état général du droit; toutefois, il ne convient pas, en principe, qu’un témoin expert formule des observations au sujet des probabilités qu’une décision soit confirmée ou infirmée en appel.
[37] Pour ce qui est du fond du témoignage des experts, il semble qu’il existe une divergence entre les cours de districts et les cours d’appel de circuit des États‑Unis sur la question de savoir si un privilège maritime serait constitué lorsqu’un fournisseur, qui n’est pas américain, a fourni des approvisionnements nécessaires à un navire étranger dans un port étranger. Suivant la Cour d’appel de l’Angleterre, [traduction] « il incombe au juge qui a entendu des témoignages contradictoires au sujet du droit étranger de résoudre ces divergences de la même façon qu’il doit le faire dans le cas d’autres éléments de preuve contradictoires portant sur des faits » (Bumper Development, à la page 644). C’est également le raisonnement qui a été suivi dans les décisions Wellington, In re Duke of, [1947] Ch. 506 et Breen v. Breen, [1961] 3 All E.R. 225. Il est difficile pour le tribunal de définir le contenu du droit d’un État étranger lorsque l’état de ce droit est incertain. Je signale en conséquence que les conclusions que je tire au sujet de la loi américaine reposent uniquement sur les affidavits et les pièces qui ont été soumis à la Cour, étant donné qu’en principe il ne convient pas que le tribunal mène sa propre enquête au sujet du droit étranger (voir Bumper Development, à la page 644, Castel & Walker, au § 7.3 et Dicey, Morris and Collins, à la page 262).
[38] Très peu de décisions présentées abordent des questions analogues à celles qui sont traitées en l’espèce, en l’occurrence celle de savoir si les tribunaux américains reconnaîtraient l’existence d’un privilège maritime lorsqu’un fournisseur étranger a livré des approvisionnements nécessaires à un navire étranger dans un port étranger.
[39] À l’appui de la proposition que la Maritime Liens Act des États‑Unis ne s’applique pas aux fournisseurs étrangers qui livrent des approvisionnements nécessaires à des navires étrangers dans des ports situés à l’étranger, M. Juska cite l’arrêt rendu par la Cour d’appel du 11e circuit dans l’affaire Trinidad Foundry and Fabricating, Ltd. v. M/V K.A.S. Camilla, 966 F.2d 613 (11e Cir. 1992). Dans cette affaire, une société de Trinidad avait fourni à un navire battant pavillon norvégien certains approvisionnements nécessaires en plus d’effectuer des réparations sur un navire étranger amarré à Trinidad. Le contrat de réparation stipulait que la loi anglaise régirait tous les aspects du contrat de fourniture et de réparation. Après que les propriétaires du navire eurent fait défaut de payer le solde dû aux termes du contrat de réparation, le fournisseur a intenté une action in rem contre le navire et une action in personam contre les propriétaires du navire. La question soumise tant à la Cour de district qu’à la Cour d’appel était de savoir si le tribunal était compétent en la matière. Les tribunaux américains ont compétence in rem pour donner effet à un privilège maritime chaque fois qu’une loi américaine prévoit une action maritime in rem ou une procédure analogue. Le fournisseur faisait notamment valoir que le § 31342 de la Maritime Liens Act des États‑Unis reconnaissait l’existence d’un privilège maritime en pareil cas, conférant ainsi au tribunal une compétence in rem. Le tribunal a écarté cet argument pour deux motifs : il a en premier lieu jugé que le § 31342 n’accordait pas de privilège dans le cas des approvisionnements livrés par un fournisseur étranger à un navire battant pavillon étranger dans un port étranger (à la page 617) et, en second lieu, il a estimé que le § 31342 ne s’appliquait même pas dans ce cas, étant donné que le contrat stipulait qu’il était régi par la loi anglaise.
[40] Des conclusions semblables ont été tirées dans les deux autres décisions citées par M. Juska. Ainsi, dans Metron Communications, Inc. v. M/V Tropicana, [1993] A.M.C. 1264 (S.D. Fla. 1992), le tribunal a refusé de reconnaître l’existence d’un privilège dans une affaire dans laquelle une société danoise avait fourni divers services à un navire immatriculé aux Bahamas qui était amarré dans un port étranger. De plus, dans Swedish Telecom Radio v. M/V Discovery I, 712 F. Supp. 1542 (S.D. Fla. 1988), la Cour de district a expliqué ce qui suit (à la page 1545) :
[traduction] À première vue, la loi semble s’appliquer à toute personne et à toute entité, indépendamment de sa nationalité ou de l’endroit où les marchandises ont été livrées ou les services exécutés. Mais les tribunaux qui ont interprété cette loi lui ont donné une portée plus étroite (voir Tramp Oil and Marine Ltd. c. M/V Mermaid I, 805 F.2d 42 (1st Cir. 1986) et Gulf Trading, 658 F.2 à la page 367). « Le principal objectif visé par la Maritime Lien Act fédérale est la protection des fournisseurs américains de biens et de services » Tramp Oil, 805 F.2d à la page 46 (citant les rapports du Congrès qui accompagnaient l’adoption des modifications apportées à la Loi en 1971).
[41] Le premier affidavit supplémentaire de M. Juska renvoie à une affaire plus récente jugée par la Cour de district du Maryland. Dans l’affaire Triton Marine Fuels Ltd., S.A. et al. v. M/V Pacific Chukotka, et al., 504 F. Supp. 2d 68 (D. Md. 2007) (Triton), un navire immatriculé à Malte et appartenant à une société norvégienne avait été affrété coque nue à une société russe et sous-affrété à une société des îles Caymans dont les propriétaires étaient américains et dont l’établissement principal était situé à Seattle. Le créancier, une société du Panama, s’était entendu avec son représentant canadien pour fournir du carburant au navire en Ukraine. Le contrat d’approvisionnement contenait une clause prévoyant que le contrat était régi par le droit des États‑Unis. Le propriétaire du navire a présenté une requête en jugement sommaire au motif que, même si la disposition relative au choix de la loi applicable était exécutoire, la loi américaine ne créerait pas de privilège maritime dans les circonstances de l’espèce. La Cour de district a convenu qu’en droit, aucun privilège n’avait été créé en ce qui concerne les approvisionnements nécessaires. Pour arriver à cette décision, la cour a conclu qu’il n’existait aucune raison de principe qui justifierait [traduction] « de faire passer la loi des États‑Unis devant celle d’autres pays qui ne reconnaissent pas le privilège maritime dans le cas des approvisionnements nécessaires » (à la page 73).
[42] À la suite de la décision Triton, la Cour d’appel pour le neuvième circuit a rendu l’arrêt Trans-Tec Asia v. M/V Harmony Container et al., 518 F.3d 1120
(9e Cir. 2008) (Trans-Tec). La décision rendue par la Cour de district dans cette affaire avait été citée par M. Juska dans son premier affidavit supplémentaire à l’appui de la proposition que, même si le contrat d’approvisionnement stipulait que la loi américaine s’appliquait, le fournisseur étranger n’obtiendrait pas de privilège pour les approvisionnements nécessaires fournis à un navire étranger dans un port étranger. Cependant, à la suite de la présentation de cet affidavit, la Cour d’appel a infirmé la décision de la Cour de district. Ce fait a été porté à l’attention de notre Cour dans le second affidavit supplémentaire de M. de Klerk.
[43] Dans l’affaire Trans-Tec, un navire battant pavillon malaisien et appartenant à des Malaisiens, qui avait été affrété par une société de Taïwan, avait reçu livraison de soutes à combustible d’une société de Singapour alors qu’il se trouvait dans un port coréen. Le contrat d’approvisionnement stipulait que l’opération était régie par les lois américaines. N’ayant pas été payé intégralement pour les soutes à combustible, le fournisseur avait ouvert un procès en Californie en faisant valoir un privilège maritime à l’égard du navire. La Cour d’appel s’est fondée sur le texte clair de la loi pour conclure qu’il n’y avait aucune restriction quant à la nationalité du fournisseur ou du navire ou de l’emplacement du port ou du lieu de livraison. La Cour a également tenu compte des débats du Congrès pour conclure que la Maritime Liens Act ne se limitait pas aux fournisseurs américains.
[44] Dans l’affaire Trans-Tec, l’intimé soutenait que la loi du Congrès contenait une présomption de non-extraterritorialité. La Cour d’appel a estimé le contraire, jugeant que le droit maritime est, par sa nature, extraterritorial, et que, comme les parties au contrat d’approvisionnement avaient choisi le droit américain, l’application de la loi américaine ne porterait pas atteinte à la souveraineté d’autres pays. Examinant la décision Trinidad, la Cour a fait observer que l’analyse que l’on y trouvait de la Maritime Liens Act était fort schématique, étant donné que la Cour du onzième circuit avait déjà décidé que le droit anglais s’appliquait à la transaction. Qui plus est, comme le droit américain ne s’appliquait pas en l’espèce, la conclusion du tribunal suivant laquelle la Maritime Liens Act ne conférait pas de privilège lorsque le navire, le port ou le fournisseur étaient étrangers n’avait valeur que de remarque incidente. La Cour a également conclu que le jugement Swedish Telecom n’était pas convaincant sur ce point, étant donné que le tribunal avait estimé que la loi suédoise s’appliquait à la transaction.
[45] M. Juska estime que l’arrêt Trans-Tec est mal fondé et il signale que l’avocat du propriétaire du navire l’a informé que la décision de la Cour d’appel sera portée en appel devant la Cour suprême des États‑Unis[i]. L’affaire Trans-Tec est la seule affaire jugée par la Cour d’appel des États‑Unis qui portait sur des faits à peu près identiques à ceux des quatre transactions en cause en l’espèce, à savoir un navire battant pavillon étranger, possédé et exploité par des intérêts non américains, amarré à un port non américain et ayant reçu livraison d’approvisionnements d’une société non américaine aux termes d’un contrat d’approvisionnement régi par la loi américaine. Je prends acte de l’affirmation de M. Juska, qui repose sur plusieurs arrêts de la Cour suprême des États‑Unis, que l’arrêt Trans-Tec contredit un principe juridique consacré depuis longtemps aux États‑Unis, à savoir qu’à défaut d’intention contraire, les lois du Congrès n’ont aucune application extraterritoriale. Je constate toutefois également que la Cour du neuvième circuit a également statué sur cet argument et l’a écarté.
[46] Bien que je reconnaisse qu’une décision d’une cour d’appel de circuit n’est pas considérée comme un précédent ayant force obligatoire en ce qui concerne les décisions des autres cours de circuits, l’arrêt Trans-Tec n’en demeure pas moins l’arrêt le plus récent émanant d’une juridiction d’appel américaine sur l’état du droit dans ce domaine. En conséquence, compte tenu du témoignage d’expert que nous avons entendu, je suis convaincu que la loi américaine reconnaîtrait l’existence d’un privilège maritime pour les approvisionnements nécessaires lorsqu’aux termes d’un contrat d’approvisionnement régi par la loi américaine, un fournisseur étranger fournit des biens ou des services à un navire étranger dans un port étranger.
[47] Aucune des quatre transactions en cause ne comporte d’aspect qui permettrait d’établir une distinction entre les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Trans-Tec. J’en conclus donc que les trois appelantes m’ont convaincu qu’elles possèdent chacune un privilège maritime à l’égard du Lanner.
Dispositif
[48] L’appel sera accueilli et les intimées seront condamnées à payer les sommes suivantes sur le solde du produit de la vente en justice du navire :
1) la somme de 415 688,70 $ en capital à Kent Trade and Finance Inc. avec intérêts à calculer au taux stipulé dans le contrat d’approvisionnement;
2) la somme de 225 599,23 $ en capital à Praxis Energies Agents S.A. avec intérêts à calculer au taux stipulé dans le contrat d’approvisionnement;
3) la somme de 6 257,25 $ en capital à CP3500 International Ltd. avec intérêts à calculer au taux stipulé dans le contrat d’approvisionnement.
[49] Les dépens sont adjugés aux appelantes tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale.
Le juge Ryer, J.C.A. : Je suis d’accord.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[50] Le juge Pelletier, J.C.A. (dissident) : J’ai lu la décision du juge en chef et, pour les motifs qui suivent, j’estime que je ne puis y souscrire.
[51] À mon avis, il y a deux questions en litige dans le présent appel. La première est celle de l’effet qu’il convient de donner à la clause sur le choix du droit applicable qui apparaît sous une forme différente dans chacun des contrats en question. La seconde concerne l’effet à donner à la Commercial Instruments and Maritime Liens Act, 46 U.S.C. § 31342 (1994) (la Loi).
[52] Si l’on suppose, aux fins du débat, que l’interprétation des contrats en question est assujettie au droit américain et que l’interprétation qu’il convient de donner aux contrats en question fait entrer la Loi en jeu, on se retrouve avec le fait que l’application de la Loi est du ressort de la Cour d’appel des États‑Unis dans le circuit où la saisie et la vente du navire ont lieu. Si le navire est saisi et vendu dans le ressort du neuvième circuit, la Loi a alors pour effet de conférer un privilège maritime à un fournisseur d’approvisionnements nécessaires d’un navire étranger situé dans un port étranger (voir l’arrêt Trans-Tec Asia v. M/V Harmony Container et al., 518 F.3d 1120 (9e Cir. 2008) (Trans-Tec); paragraphe 4 du second affidavit supplémentaire de M. Juska, à la page 441 du dossier d’appel supplémentaire). Si, en revanche, le navire est saisi et est vendu dans un port relevant de la compétence du onzième circuit, on ne conclura pas à l’existence d’un privilège maritime par suite de la fourniture, par un fournisseur étranger, d’approvisionnements à un navire étranger dans un port étranger, en raison de la décision de la Cour du onzième circuit dans l’affaire Trinidad Foundry and Fabricating Ltd. c. M/V K.A.S. Camilla, 966 F.2d 613 (11e Cir. 1992) (Trinidad Foundry). Comme la décision rendue par un seul circuit de la Cour d’appel fédérale des États‑Unis n’a pas pour effet d’infirmer la décision rendue par un autre circuit de la même cour, les deux décisions sont valides dans les limites géographiques du ressort dans lequel elles ont été rendues. Les deux experts s’entendent pour dire que, comme la Cour suprême des États‑Unis ne s’est pas encore penchée sur la question, il n’existe pas de décision sur la question liant l’ensemble des tribunaux américains.
[53] La présente affaire concerne un navire qui a été saisi et vendu à l’extérieur des États‑Unis, de sorte que l’opération n’est pas du ressort de l’un ou l’autre des circuits de la Cour d’appel fédérale des États‑Unis. En conséquence, dans la mesure où Kent Trade and Finance Inc. et Praxis Energy Agents S.A. sont concernées, rien ne justifie de préférer la jurisprudence d’un circuit de la Cour d’appel fédérale des États‑Unis à celle d’un autre.
[54] Il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle le tribunal est forcé de choisir entre des affidavits qui se contredisent au sujet de l’état du droit dans un État étranger. Il est clair qu’en pareil cas, le tribunal doit tirer une conclusion au sujet de l’état du droit étranger malgré la divergence d’opinions entre les experts (Sarabia v. Oceanic Mindoro (The), [1997] 2 W.W.R. 116 (C.A.C.-B.), au paragraphe 11) :
[traduction] Il est de jurisprudence constante que, face à des avis contradictoires quant au droit étranger, le tribunal doit tirer ses propres conclusions. C’est bien ce que démontrent les extraits tirés des deux arrêts suivants :
1) Il lui incombe donc de faire la preuve de la loi de l’État de Washington. Le droit étranger doit être établi en tant que question de fait au moyen de la preuve fournie par des personnes qui sont des experts en la matière [. . .] Il est par ailleurs de jurisprudence constante que lorsque les avis des spécialistes du droit étranger sont contradictoires ou non éclairants pour la Cour, celle‑ci peut aller plus loin et examiner et interpréter elle‑même les passages de la loi cités afin d’arriver à une conclusion satisfaisante [. . .]
Allen v. Hay (1922), 64 R.C.S. 76, aux pages 80 et 81, le juge Duff
2) Si j’ai bien compris le droit anglais [. . .] lorsqu’il s’agit du droit écrit lui-même, même s’il est vrai que, de prime abord, il faille tenir compte du témoignage des experts et non du texte de la loi, lorsque les experts divergent d’opinion au sujet du sens de la loi, un tribunal anglais a le droit et, s’il veut s’acquitter convenablement de sa fonction, le devoir, en s’appuyant sur l’avis des témoins et en lui accordant le poids qu’il estime devoir lui accorder, de se pencher sur le texte lui-même et de l’examiner pour se faire sa propre idée sur la question de l’interprétation à retenir entre celles proposées par les deux témoins.
Rouyer Guillet & Cie. v. Rouyer Guillet & Co., [1949] All E.R. 244 (C.A.), à la page 244, lord Greene, m.r. [Non souligné dans l’original.]
[55] En l’espèce, bien que les experts divergent d’opinion, ils s’entendent au sujet de l’état du droit dans le ressort des circuits de la Cour d’appel des États‑Unis qui se sont prononcés sur l’interprétation de la Loi. Le neuvième circuit a statué dans un sens et le onzième circuit a statué dans un autre. Ainsi, la loi applicable dépendrait donc normalement du circuit où elle a vocation à s’appliquer. Il s’ensuit donc que l’état du droit dépend d’un fait qui est absent en l’espèce, en l’occurrence la présence du navire saisi dans un port situé dans le ressort des circuits de la Cour d’appel des États‑Unis. Compte tenu du fait que l’arrêt Trinidad Foundry, dans lequel on a refusé de reconnaître l’existence d’un privilège maritime aux fournisseurs étrangers d’approvisionnements livrés à un navire étranger dans un port étranger, a été rendu en 1992, les parties qui souhaitaient se prévaloir de cette loi auraient pu préciser le lieu où la loi américaine devait s’appliquer et, partant, la jurisprudence applicable, comme CP3500 International Ltd. l’a fait dans son contrat (voir le paragraphe 14 de l’affidavit souscrit par M. de Klerk le 28 octobre 2004).
[56] En conséquence, la preuve de la loi étrangère n’a pas été établie, non pas en raison d’une divergence d’opinions des experts, mais parce que l’état du droit en ce qui concerne les privilèges maritimes est, pour le moment, déterminé par le circuit dans lequel la saisie et la vente du navire se produisent. Si la saisie et la vente avaient eu lieu dans un port américain, la jurisprudence de la Cour d’appel de ce circuit se serait appliquée et la question aurait été réglée. Lorsque la saisie et la vente se produisent à l’extérieur des États‑Unis et qu’aucun lien avec un circuit quelconque n’est établi, le droit américain applicable à cette opération n’a pas été établi.
[57] Lorsque le droit étranger n’a pas été prouvé, c’est la lex fori, le droit canadien, qui s’applique (Castel & Walker: Canadian Conflict of Laws, 6e éd., feuilles mobiles, vol. 1 (Markham, Ont. : LexisNexis/Butterworths, 2005), au § 7.4, où Castel et Walker écrivent :
[traduction] Si le droit étranger n’est pas allégué ou, s’il est allégué, s’il n’est pas étayé ou est mal étayé par la preuve, la Cour appliquera la lex fori. On dit parfois qu’en l’absence de preuve, le droit étranger est présumé identique à la lex fori. Il est préférable de dire que chaque fois que le droit étranger n’a pas été prouvé, c’est la lex fori qui s’applique, puisqu’il s’agit du seul droit disponible. [Non souligné dans l’original.]
[58] Le droit canadien ne reconnaît pas l’existence d’un privilège maritime pour la fourniture d’approvisionnements nécessaires à un navire. Par conséquent, les réclamations présentées par Kent Trade and Finance Ltd. et par Praxis Energy Agents S.A. en vue d’avoir préséance sur les réclamations des créancières hypothécaires du navire devraient être rejetées.
[59] La situation de CP3500 International Ltd. est différente parce que sa clause sur le choix du droit applicable prévoit un arbitrage selon les lois de l’État de Washington. Au paragraphe 14 de son affidavit du 28 octobre 2004, M. de Klerk explique que le droit de l’État de Washington incorpore le droit des États‑Unis. Comme l’État de Washington se trouve dans le neuvième circuit, le droit à appliquer est celui énoncé par le neuvième circuit de la Cour d’appel des États‑Unis dans l’arrêt Trans-Tec. Compte tenu des liens existant avec le neuvième circuit, j’appliquerais l’interprétation de la Loi retenue par la Cour d’appel des États‑Unis pour ce circuit et je ferais droit à la réclamation présentée par CP3500 International Ltd. en vertu du privilège maritime qu’elle revendique.
[60] Je suis par conséquent d’avis de rejeter avec dépens les appels de Kent Trade and Finance Inc. et de Praxis Energy Agents S.A. et de faire droit à l’appel de CP3500 International Ltd. avec dépens.
[i] La requête en bref de certiorari a été rejetée par la Cour suprême des États‑Unis le 1er décembre 2008 (Splendid Shipping Sendirian Berhard, Petitioner v. Trans-Tec Asia, 2008 U.S. LEXIS 8640).