[1993] 3 C.F. 619
A-1347-92
Rocky’s of B.C. Leisure Ltd. (appelante) (défenderesse)
c.
Feherguard Products Limited (intimée) (demanderesse)
Répertorié : Feherguard Products Ltd. c. Rocky’s of B.C. Leisure Ltd. (C.A.)
Cour d’appel, juges Mahoney, Stone et McDonald, J.C.A.—Toronto, 16 juin; Ottawa, 22 juin 1993.
Avocats et procureurs — Appel formé contre une ordonnance rejetant une demande que les avocats de l’intimée cessent d’occuper dans un dossier — L’avocat, qui est devenu membre d’un cabinet d’avocats représentant l’intimée, a tenu un interrogatoire préalable à titre de mandataire du cabinet représentant l’appelante en 1988 — Application du critère énoncé dans l’arrêt Succession MacDonald c. Martin — Instructions confidentielles et révélant une stratégie de procès — L’intimée n’a pas établi que toutes les mesures raisonnables ont été prises en temps voulu pour éviter que des renseignements confidentiels soient communiqués — Les lignes directrices de l’A.B.C. sur les conflits d’intérêt ne seront applicables que lorsqu’elles seront officiellement adoptées et obligatoires pour les avocats — Le retard à demander que les avocats cessent d’occuper n’élimine pas le conflit d’intérêts, mais il en est tenu compte dans l’adjudication des frais.
Il s’agit de l’appel formé contre une ordonnance qui a rejeté une demande visant à obtenir une ordonnance portant que les avocats de l’intimée cessent d’occuper au motif qu’il y aurait conflit d’intérêts. En 1988, Timothy J. Sinnott, un avocat de Toronto, a interrogé au préalable un dirigeant de la compagnie demanderesse (intimée) à titre de mandataire du cabinet de Vancouver Barrigar& Oyen, dont l’appelante avait retenu les services. En 1991, il a joint les rangs du cabinet Bereskin & Parr, qui représentait l’intimée. À cette époque, le dossier était inactif et il était entreposé à l’extérieur du système de classement de Bereskin & Parr. Me Sinnott n’y avait pas accès. Plus tard, le dossier a été retourné directement au bureau de l’avocat chargé de l’affaire. La possibilité d’un conflit d’intérêts n’a pas été abordée avec Me Sinnott au moment de son entrée en fonction. Peu de temps après son arrivée, des étiquettes de dossiers actifs ont été apposées sur les boîtes-classeurs et, plus tard encore, des dossiers fictifs ont été créés et placés dans le système de classement ordinaire du cabinet pour indiquer que le dossier réel était gardé à part des autres dossiers du cabinet. Tout le personnel travaillant dans ce dossier a reçu l’ordre de ne pas discuter de ce litige avec Me Sinnott. Ce dernier s’est engagé à ne jamais discuter du contenu de ce dossier avec quiconque dans le bureau. En 1992, l’appelante a avisé l’intimée de l’existence d’un conflit d’intérêts et, trois mois plus tard, elle a présenté une demande pour que Bereskin & Parr cessent d’occuper dans le dossier.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Dans l’arrêt Succession MacDonald c. Martin, la Cour suprême du Canada a énoncé un critère constitué de deux éléments afin de déterminer s’il existe un conflit d’intérêts pouvant entraîner l’inhabilité d’un cabinet d’avocats à occuper dans un dossier : (1) l’avocat a-t-il appris des faits confidentiels, grâce à des rapports d’avocat à client, qui concernent l’objet du litige? (2) y a-t-il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client? Quant au premier élément, dès qu’est établie l’existence d’un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l’avocat est suffisante, la Cour doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l’avocat convainc la Cour qu’aucun renseignement pertinent n’a été communiqué. Quant au second élément, il y a fort à présumer que les avocats qui travaillent ensemble échangent des renseignements confidentiels. Pour trancher cette question, le tribunal doit donc tirer les conséquences de cette présomption, sauf s’il est persuadé, par des preuves claires et convaincantes, que toutes les mesures raisonnables ont été prises pour veiller à ce qu’aucun renseignement ne soit communiqué.
L’intimée n’a pas prouvé qu’aucun renseignement confidentiel n’a été communiqué à l’avocat. Les instructions quant à la finalité des questions, par exemple les aveux souhaités, et quant aux sujets importants sur lesquels il fallait enquêter à l’interrogatoire préalable, étaient confidentielles et révélaient l’existence d’une stratégie de procès.
Bien que certaines mesures pour empêcher la divulgation de renseignements confidentiels aient été prises, il n’a pas été établi que toutes les mesures raisonnables ont été prises en temps voulu par les avocats de l’intimée pour éviter que des renseignements confidentiels soient divulgués. Tant qu’elles n’auront pas été officiellement adoptées et ne seront pas devenues obligatoires pour les avocats, les lignes directrices énoncées par l’Association du Barreau canadien sur le conflit d’intérêts ne pourront être invoquées. Les déclarations de Me Sinnott et des membres de son cabinet comme quoi les renseignements confidentiels n’avaient pas été divulgués et ne le seraient pas ne permettent pas aux avocats, à elles seules, de s’acquitter du lourd fardeau qui leur incombe. Rien n’indique qu’au moment où Me Sinnott a joint les rangs de son nouveau cabinet, celui-ci lui a demandé de ne pas discuter des renseignements confidentiels avec ceux qui s’occupaient du dossier. De telles mesures vérifiables de manière indépendantes sont indispensables si le cabinet entend continuer d’agir.
Le conflit d’intérêts ne pourrait pas être éliminé du seul fait du retard à invoquer l’existence de ce conflit. Toutefois, compte tenu des frais supplémentaires importants que l’intimée aura probablement à engager pour retenir les services de nouveaux avocats et leur donner des directives en vue de l’instruction, l’appelante est condamnée à payer à l’intimée les frais, sur la base avocat-client, engagés à partir de la date à laquelle Me Sinnott est devenu membre du cabinet Bereskin & Parr jusqu’à la date à laquelle l’appelante a donné l’avis officiel d’objection à ce que ce cabinet continue d’agir dans le dossier.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235; (1990), 77 D.L.R. (4th) 249; [1991] 1 W.W.R. 705; 70 Man.R. (2d) 241; 48 C.P.C. (2d) 113; 121 N.R. 1.
DÉCISIONS CITÉES :
Calgas Investments Ltd. v. 784688 Ontario Ltd. (1991), 4 O.R. (3d) 459 (Div. gén.); Princess Auto & Machinery Ltd. et al. v. Winnipeg (City) (1991), 73 Man.R. (2d) 311; 3 W.A.C. 311 (C.A.); Cullom Machine Tool & Die, Inc. v. Bruce Tile Inc. (1990), 34 C.P.R. (3d) 401; 39 F.T.R. 302 (C.F. 1re inst.); Michel v. Lafrentz et al. (1991), 120 A.R. 355; 85 Alta. L.R. (2d) 1; 4 C.P.C. (3d) 155; 8 W.A.C. 355 (C.A.); Ramsbottom v. Morning (1991), 48 C.P.C. (2d) 177 (Div. gén. Ont.); Chin v. Wong (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 288 (C.S.); Merck & Co. c. Interpharm Inc. (1993), 46 C.P.R. (3d) 513 (C.F. 1re inst.); J-Star Industries, Inc. c. Berg Equipment Co. (Canada), [1992] 3 C.F. 639 (1re inst.).
APPEL interjeté contre une ordonnance qui a rejeté une demande visant à ce que les avocats de l’intimée cessent d’occuper au motif de conflit d’intérêts ((1992), 45 C.P.R. (3d) 54 (C.F. 1re inst.)). Appel accueilli.
AVOCATS :
Bruce M. Green pour l’appelante (défenderesse).
Michael E. Charles pour l’intimée (demanderesse).
PROCUREURS :
Barrigar & Oyen, Vancouver, pour l’appelante (défenderesse).
Bereskin & Parr, Toronto, pour l’intimée (demanderesse).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Stone, J.C.A. : En août 1992, l’appelante a introduit une demande devant la Section de première instance en vue d’obtenir une ordonnance portant que les avocats de l’intimée cessent d’occuper au motif qu’il y aurait conflit d’intérêts. Cette demande a été rejetée dans une ordonnance en date du 7 octobre 1992 [(1992), 45 C.P.R. (3d) 54 (C.F. 1re inst.)]. Le présent appel est interjeté à l’encontre de cette ordonnance.
Les circonstances qui ont donné lieu à l’allégation de conflit d’intérêts sont résumées aux pages 56 et 57 des motifs de l’ordonnance du juge des requêtes. Les voici :
Me Timothy J. Sinnott, qui est maintenant l’un des associés du cabinet Bereskin & Parr, exerçait jusqu’en mai 1991 au sein du cabinet Barrigar & Oyen de Toronto. Ce cabinet avait une association plutôt vague avec un cabinet qui exerçait des activités juridiques à Vancouver et qui était portait [sic] également le nom de Barrigar & Oyen.
La demanderesse a intenté une action en contrefaçon de brevet contre la défenderesse en juin 1986. En novembre 1988, le cabinet de Vancouver, dont les services avaient été retenus par la défenderesse, a demandé à Me Sinnott, du cabinet Barrigar & Oyen de Toronto, d’interroger au préalable en leur nom un certain Wayne Guard, un des dirigeants de la compagnie demanderesse.
Des instructions concernant la façon de mener l’interrogatoire ont été transmises à Me Sinnott et se trouvent maintenant dans une enveloppe cachetée qui a été versée au présent dossier. (J’ai examiné ces instructions et je suis personnellement convaincu qu’elles révèlent effectivement l’existence d’une stratégie de procès).
L’interrogatoire préalable a eu lieu et Me Sinnott en a envoyé la transcription à Vancouver avec sa note d’honoraires pour les services rendus.
Me Sinnott a quitté le cabinet Barrigar & Oyen de Toronto en mai 1991 et a joint les rangs du cabinet Bereskin & Parr dont il est devenu par la suite l’un des associés en mars 1992.
Il semble que le dossier a été laissé inactif à partir de 1990, et la défenderesse a informé la demanderesse en février 1992 que si aucune autre mesure n’était prise, elle demanderait le rejet de l’action pour défaut de poursuivre. Elle n’a reçu aucune réponse et elle a par conséquent présenté en avril 1992 une requête en vue de faire rejeter l’action. Cette requête a été rejetée par le juge Reed de notre Cour en mai 1992.
Il convient de noter que la contestation est liée, que les interrogatoires préalables sont terminés et qu’une conférence préparatoire au procès avec le juge en chef adjoint a été fixée au 15 octobre 1992.
Il semble maintenant que l’instruction soit prévue pour janvier 1994.
En rejetant la demande, le juge des requêtes a affirmé ce qui suit, à la page 57 :
Je suis d’accord pour dire que la procédure exposée par le cabinet intimé dans son affidavit laisse beaucoup à désirer, mais je suis convaincu qu’il n’avait pas l’intention de commettre un méfait et qu’il n’existait pas de circonstances qui donneraient lieu, selon moi, à une situation de conflit.
Me Sinnott ne s’est pas occupé du dossier et il n’a fait aucune communication en ce qui concerne le déroulement du procès. En fait, il ressort à l’évidence de son témoignage qu’il ne s’est souvenu s’être occupé du dossier de la défenderesse que lorsqu’on a insisté pour qu’il réponde au cours de son contre-interrogatoire.
Les procureurs de la défenderesse étaient déjà en juin 1991 au courant que Me Sinnott joignait les rangs du cabinet de la demanderesse et ils n’ont demandé aucune mesure de redressement jusqu’à ce que leur requête en rejet de l’action soit rejetée en mai 1992.
…
Mon examen de la preuve me convainc que Me Sinnott se rappelait très peu ou qu’il ne se souvenait pas du tout de sa participation antérieure. Aucun renseignement de caractère confidentiel n’a été divulgué, hormis les instructions relatives à l’interrogatoire préalable et, par conséquent, je suis persuadé que peu de choses pouvaient être utilisées au détriment de la défenderesse.
Quant au mauvais usage des renseignements, il est tout à fait évident que Me Sinnott n’agit pas dans le dossier et qu’il n’y est pas activement engagé.
L’imputation de sa connaissance à d’autres membres du cabinet est un principe trop strict et la Cour suprême affirme qu’il serait « irréaliste à l’ère des mégacabinets ». Je suis convaincu « par des preuves claires et convaincantes, que toutes les mesures raisonnables ont été prises par les autres membres de son cabinet » (MacDonald Estate c. Martin, précité).
Le juge a également fait remarquer que le fait de prononcer l’inhabilité des avocats de l’intimée obligerait la demanderesse à engager d’importants frais juridiques supplémentaires.
Les mesures qu’ont prises Bereskin & Parr, après que Me Sinnott eut joint les rangs du cabinet en tant que membre en mai 1991, pour s’assurer que les renseignements dont il aurait pu prendre connaissance pendant qu’il agissait comme mandataire de Barrigar & Oyen en 1988 ne soient pas utilisés au détriment de l’appelante sont de la première importance. Le dossier était inactif et il était entreposé à l’extérieur du système de classement de Bereskin & Parr car l’espace dont disposait ce cabinet pour le classement était limité. Me Sinnott n’y avait pas accès. Plus tard, le dossier a été retourné directement au bureau de Me Everitt qui était chargé de l’affaire avec un autre associé. La possibilité d’un conflit d’intérêts n’a pas été abordée avec Me Sinnott au moment de son entrée en fonction. Cependant, peu de temps après son arrivée, des étiquettes de dossiers actifs ont été apposées sur les boîtes-classeurs et, plus tard encore, des dossiers fictifs ont été créés et placés dans le système de classement ordinaire du cabinet pour indiquer que le dossier réel avait été enlevé et qu’il était gardé à part des autres dossiers du cabinet. Apparemment, ce sont les seules mesures qu’a prises le cabinet jusqu’en mai 1992 pour s’assurer que les renseignements confidentiels que Me Sinnott aurait pu obtenir en 1988 ne soient pas utilisés au détriment de l’appelante. Ce mois-là, l’appelante a avisé l’intimée de l’existence d’un conflit d’intérêts et elle a demandé aux avocats de ne plus s’occuper du dossier. La demande pour qu’ils cessent d’occuper a été intentée presque trois mois plus tard.
Dans une note de service du 22 juillet 1992, les associés responsables du dossier ont communiqué un message à Me Sinnott, dont voici un extrait :
[traduction] Lorsque vous avez joint les rangs de Bereskin & Parr, un conflit d’intérêts était concevable et des mesures ont été prises depuis pour éliminer cette possibilité. Nous vous informons que les dossiers concernant ce litige ont été retirés du système de classement et entreposés ailleurs. Ces dossiers font l’objet d’une réserve de consultation. En outre, nous avons expressément demandé à tous les avocats, stagiaires et secrétaires qui travaillent dans ce dossier de ne pas discuter de ce litige avec vous, sous quelque aspect que ce soit. De plus, une mention a été inscrite dans le système informatique du cabinet indiquant que le dossier fait l’objet d’une réserve de consultation.
Bien qu’il soit plutôt improbable que vous ayez eu accès à des renseignements confidentiels concernant le litige susmentionné pendant que vous étiez chez Barrigar & Oyen, et plus improbable encore que vous vous souveniez maintenant de ces renseignements, environ trois ans et demi plus tard, nous avons pris les mesures susmentionnées pour éliminer toute possibilité de conflit, aussi minime soit-elle. Nous jugeons également prudent de vous informer des mesures que nous avons prises puisque la défenderesse a récemment soulevé la question pour la première fois.
Tous ceux qui risquaient de s’occuper du dossier ont dû signer une attestation comme quoi ils n’avaient jamais discuté du contenu de ce dossier avec Me Sinnott et un engagement comme quoi ils n’allaient jamais en discuter avec lui, ou en sa présence. Le contenu du dossier du litige devait être considéré comme confidentiel et d’accès limité. Les intéressés reconnaissaient l’importance extrême de la question et acceptaient que le défaut de respecter la politique du cabinet pouvait entraîner des mesures disciplinaires, y compris le renvoi. À la demande des associés chargés du dossier, Me Sinnott lui-même s’est engagé, le 14 août 1992, à ne jamais discuter du contenu de ce dossier avec quiconque dans le bureau et il a attesté ne l’avoir jamais fait.
Dans l’arrêt Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235[1], la Cour suprême du Canada a examiné le critère à appliquer pour savoir s’il existe un conflit d’intérêts pouvant entraîner l’inhabilité d’un cabinet d’avocats à occuper dans un dossier. Au nom de la majorité, le juge Sopinka a rejeté la solution classique suivie par les tribunaux anglais selon laquelle un conflit d’intérêts n’existe que s’il y a « possibilité de préjudice réel ». Il n’a pas non plus accepté l’opinion de la minorité selon laquelle il devait y avoir une présomption irréfutable comme quoi le nouveau cabinet a pris connaissance des renseignements connus de l’avocat en cause. De l’avis du juge Sopinka, la Cour devait prendre en considération aux moins trois valeurs fondamentales en présence, qu’il identifie à la page 1243 :
Au premier rang se trouve le souci de préserver les normes exigeantes de la profession d’avocat et l’intégrité de notre système judiciaire. Vient ensuite en contrepoids, le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l’avocat de son choix. Enfin, il y a la mobilité raisonnable qu’il est souhaitable de permettre au sein de la profession.
Après avoir passé en revue la jurisprudence d’Angleterre, d’Australie, des États-Unis et du Canada, le juge Sopinka a examiné le critère à appliquer dans ce pays. Il a souligné l’importance des communications confidentielles entre l’avocat et son client, faisant remarquer, à la page 1244, que « [l]a profession d’avocat s’est distinguée des autres professions par l’inviolabilité du secret professionnel » et qu’un client « se confie à son avocat en vue d’un procès au civil ou au pénal … en toute légitime confiance que les faits qu’i[l] confi[e] ne pourront pas servir contre [lui] ou au bénéfice de l’adversaire ». De l’avis du juge, la perte de cette confiance « porterait gravement atteinte à l’intégrité de la profession et déconsidérerait l’administration de la justice ». Aux pages 1259 et 1260, il a exprimé l’avis que « le critère retenu doit tendre à convaincre le public, c’est-à-dire une personne raisonnablement informée, qu’il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels ».
Le juge Sopinka a ensuite énoncé le critère suivant, constitué de deux éléments, à la page 1260 :
D’ordinaire, ce type d’affaire soulève deux questions : premièrement, l’avocat a-t-il appris des faits confidentiels, grâce à des rapports antérieurs d’avocat à client, qui concernent l’objet du litige? Deuxièmement, y a-t-il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client?
Le juge a souligné combien il était difficile pour un avocat de prouver qu’il n’avait pas appris de faits confidentiels dans le cadre de l’ancien mandat, mais il a exprimé l’avis que cet avocat devrait avoir l’occasion de le faire. Il a affirmé ce qui suit aux pages 1260 et 1261 :
… dès que le client a prouvé l’existence d’un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l’avocat est suffisante, la Cour doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l’avocat convainc la Cour qu’aucun renseignement pertinent n’a été communiqué. C’est un fardeau de preuve dont il aura bien de la difficulté à s’acquitter … Néanmoins, je suis d’avis qu’il ne convient pas de priver de tout moyen d’action l’avocat qui veut s’acquitter de ce lourd fardeau.
Pour ce qui est du second élément du critère, le juge Sopinka a fait une distinction entre la situation de l’avocat qui exerce seul et celle des associés ou des membres d’un cabinet. Le juge a affirmé clairement qu’il y avait une forte présomption de divulgation dans ce dernier cas. À la page 1262, il a affirmé ce qui suit :
En outre, je ne suis pas convaincu qu’un membre raisonnable du public conclurait nécessairement qu’il est probable que les renseignements confidentiels seront divulgués à tout coup en dépit des efforts concertés faits pour prévenir ce résultat. Pourtant, il y a fort à présumer que les avocats qui travaillent ensemble échangent des renseignements confidentiels. Pour trancher cette question, le tribunal doit donc tirer les conséquences de cette présomption, sauf s’il est persuadé, par des preuves claires et convaincantes, que toutes les mesures raisonnables ont été prises pour veiller à ce que l’avocat en cause ne divulgue rien aux membres du cabinet qui agissent contre son ancien client.
L’arrêt Succession MacDonald, précité, établit un critère plutôt strict pour ce qui est de savoir si les avocats peuvent continuer à agir lorsqu’il y a possibilité de conflit d’intérêts. L’appelante prétend qu’en l’espèce, les deux éléments du critère énoncé dans cet arrêt sont remplis. J’ai lu les instructions dans l’enveloppe cachetée. Je suis convaincu qu’elles intéressent la stratégie du procès. Leur nature ressort clairement de l’affidavit de Thomas W. Bailey, de Barrigar & Oyen, Vancouver. Au paragraphe 4 de cet affidavit, Me Bailey a attesté que [traduction] « Me Sinnott avait reçu des instructions particulières quant à la finalité des questions, par exemple les aveux souhaités, et quant aux sujets importants sur lesquels il fallait enquêter à l’interrogatoire ». J’estime que de telles instructions sont confidentielles et, par conséquent, je ne puis souscrire à la thèse de l’intimée selon laquelle Me Sinnott n’a appris aucun fait confidentiel qui, s’il était divulgué, serait utile à l’intimée pour faire valoir sa demande en contrefaçon de brevet. En fait, je suis tout à fait convaincu que Me Sinnott a appris ces faits confidentiels grâce à des rapports antérieurs d’avocat à client qui concernent l’objet du litige, si bien que le premier élément du critère énoncé dans l’arrêt Succession MacDonald a été rempli. Autrement dit, l’intimée ne s’est pas acquittée du lourd fardeau de prouver qu’aucun renseignement confidentiel n’a été communiqué à l’avocat.
J’aborde maintenant le second élément du critère. Dans l’arrêt Succession MacDonald, précité, le juge Sopinka n’était pas « convaincu qu’un membre raisonnable du public conclurait nécessairement qu’il [était] probable que les renseignements confidentiels [seraient] divulgués » lorsque des mesures étaient prises pour prévenir une telle divulgation. Il faut garder cette idée à l’esprit en analysant le dossier. La preuve me convainc que les avocats de l’intimée ont pris, peu de temps après que Me Sinnott eut joint les rangs du cabinet en mai 1991, certaines mesures pour empêcher la divulgation des renseignements confidentiels. Cependant, je ne suis pas convaincu que toutes les mesures raisonnables aient été prises en temps voulu pour s’assurer qu’aucun renseignement ne serait divulgué. Je suis arrivé à cette conclusion sans l’aide du projet de « lignes directrices » d’octobre 1991, rédigées pour l’Association du Barreau canadien, conformément à la suggestion faite par le juge Sopinka, dans l’arrêt Succession MacDonald, précité, l’intitulé sous lequel l’arrêt « Martin c. Gray » est répertorié dans le recueil des arrêts de la Cour suprême. Les deux avocats m’informent que l’Association du Barreau canadien n’avait pas encore officiellement adopté ces « lignes directrices » à l’époque où le conflit allégué est né. Tant que ces lignes directrices n’auront pas été officiellement adoptées et ne seront pas devenues obligatoires pour les avocats, j’estime qu’elles ne doivent pas être invoquées contre un avocat à qui l’on reproche d’avoir omis d’observer les normes qui y sont proposées.
Me Sinnott et les membres de son nouveau cabinet ont donné des assurances, dans leurs affidavits, comme quoi les renseignements confidentiels n’avaient pas été divulgués et qu’ils ne le seraient pas. Bien que je n’aie aucun motif de mettre en doute la bonne foi des déposants, leurs déclarations, à elles seules, ne leur permettent pas de s’acquitter du lourd fardeau qui leur incombe. Comme l’a affirmé le juge Sopinka, dans l’arrêt Succession MacDonald, précité, à la page 1263 :
… les simples engagements et affirmations catégoriques contenus dans des affidavits ne sont pas acceptables. On peut s’attendre à les trouver dans toute affaire de cette nature qui est soumise aux tribunaux. Cela revient à une invitation de l’avocat à lui faire confiance. Le tribunal a alors la tâche ingrate de décider quels avocats sont dignes de confiance et lesquels ne le sont pas. De plus, même si les tribunaux estimaient que cette pratique est acceptable, il est peu probable que le public soit convaincu s’il n’a d’autres garanties que les renseignements confidentiels ne seront jamais utilisés.
À mon avis, rien dans la preuve n’indique qu’au moment où Me Sinnott a joint les rangs de son nouveau cabinet, celui-ci lui a demandé de ne pas discuter, directement ou indirectement, des renseignements confidentiels avec ceux qui s’occupaient du dossier. Dans une situation semblable, dans l’arrêt Succession MacDonald, précité, le juge Sopinka a conclu que le second élément du critère n’avait pas été rempli. Il s’est exprimé en ces termes à la page 1264 :
Quant à la seconde question, on ne dispose de rien de plus que les déclarations sous serment de Sweatman et Dangerfield selon lesquelles l’affaire n’a pas été discutée, et leur promesse qu’elle ne le sera pas. À mon avis, il n’y a certes aucune raison de ne pas accepter les affidavits d’avocats jouissant apparemment d’une bonne réputation, comme l’ont affirmé les tribunaux d’instance inférieure, mais cela ne démontre pas que toutes les mesures raisonnables ont été prises pour réfuter la forte présomption de divulgation. En effet, les affidavits n’indiquent nullement que le cabinet ait pris des mesures vérifiables de façon indépendante pour mettre en œuvre quelque mécanisme de protection que ce soit. Rien n’indique qu’au moment où Me Dangerfield est entrée dans le cabinet, des directives aient été données afin d’interdire toute communication directe ou indirecte entre elle et les quatre avocats qui s’occupaient du dossier. Certes, ces dispositions n’auraient pas nécessairement été suffisantes, mais je les cite, parmi d’autres, à titre de mesures vérifiables de manière indépendante qui sont indispensables si le cabinet entend continuer d’agir.
L’intimé soutient que l’appel devrait être rejeté à cause du retard qu’il y a eu entre le moment où Me Sinnott est entré au service de Bereskin & Parr et le dépôt de l’objection officielle, en mai 1992. Je ne vois pas comment le conflit d’intérêts pourrait être éliminé du seul fait de ce retard. Il se peut très bien qu’un retard ou d’autres facteurs doivent être examinés pour déterminer les conditions auxquelles un tribunal ordonnera à un ou plusieurs avocats de cesser d’occuper, mais il s’agit là d’une question tout à fait distincte. En l’espèce, j’estime que le retard de l’appelante à avoir allégué un conflit d’intérêts ne doit pas passer inaperçu, surtout à cause des frais supplémentaires importants que l’intimée aura probablement à engager pour retenir les services de nouveaux avocats et leur donner des directives en vue de l’instruction qui aura lieu prochainement.
J’accueillerais le présent appel sans frais, j’annulerais l’ordonnance de la Section de première instance en date du 7 octobre 1992 et j’ordonnerais au cabinet d’avocats Bereskin & Parr de cesser d’occuper dans l’action en raison d’un conflit d’intérêts. Je condamnerais également l’appelante à payer à l’intimée, immédiatement après la taxation, les frais, sur la base avocat-client, engagés à partir de la date à laquelle Me Sinnott est devenu membre du cabinet Bereskin & Parr, en mai 1991, jusqu’au 27 mai 1992, date à laquelle l’appelante a donné l’avis officiel d’objection à ce que ce cabinet continue d’agir dans le dossier.
Le juge Mahoney, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
[1] Cet arrêt a été appliqué dans les affaires suivantes : Calgas Investments Ltd. v. 784688 Ontario Ltd. (1991), 4 O.R. (3d) 459 (Div. gén.); Princess Auto & Machinery Ltd. et al. v. Winnipeg (City) (1991), 73 Man. R. (2d) 311 (C.A.); Michel v. Lafrentz et al. (1991), 120 A.R. 355 (C.A.). Voir également les jugements Cullom Machine Tool & Die, Inc. c. Bruce Tile Inc. (1990), 34 C.P.R. (3d) 401 (C.F. 1re inst.); Ramsbottom v. Morning (1991), 48 C.P.C. (2d) 177 (Div. gén. Ont.); Chin v. Wong (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 239 (C.S.); Merck & Co. c. Interpharm Inc. (1993), 46 C.P.R. (3d) 513 (C.F. 1re inst.); J-Star Industries, Inc. c. Berg Equipment Co. (Canada), [1992] 3 C.F. 639 (1re inst.).