A‑390‑05
2006 CAF 151
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Jasindan Ragupathy (intimé)
Répertorié : Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Sexton et Evans, J.C.A.—Toronto, 24 et 26 avril 2006.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Appel d’une décision de la Cour fédérale annulant l’« avis de danger » d’une déléguée du ministre pour la raison que les motifs étaient insuffisants parce qu’ils ne contenaient pas « des motifs clairs et distincts » à l’appui de la décision que l’intimé constituait un danger pour le public — Le juge a aussi certifié une question de portée générale quant aux exigences de l’avis du délégué du ministre tel qu’envisagé par l’art. 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) — L’intimé s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention et de résident permanent du Canada — L’intimé a été déclaré coupable d’infractions criminelles — La déléguée du ministre a délivré un avis de danger en application de l’art. 115(2)a) selon lequel l’intimé constituait un danger pour le public; ce danger l’emportait sur les risques auxquels l’intimé serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka — Les éléments de l’« avis de danger » ont été précisés — Si la personne protégée est déclarée constituer un danger pour le public, le délégué doit évaluer le risque et soupeser le danger par rapport au risque de persécution, etc. — Si le délégué estime que la personne ne constitue pas un danger pour le public, la personne n’est pas visée par l’interdiction prévue à l’art. 115(2) et elle ne peut donc pas être expulsée — Même si la clarté des motifs laissait quelque peu à désirer, ils n’étaient pas insuffisants au sens de la loi et ils ne montraient pas que la déléguée avait commis une erreur de droit — Ni la LIPR ni la jurisprudence n’exige que, dans ses motifs, la déléguée du ministre aborde les divers éléments de l’« avis de danger » dans un ordre donné — Appel accueilli.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Appel d’une décision de la Cour fédérale annulant l’« avis de danger » d’une déléguée du ministre pour la raison que les motifs étaient insuffisants parce qu’ils ne contenaient pas « des motifs clairs et distincts » à l’appui de la décision que l’intimé constituait un danger pour le public — Dans l’« avis de danger » délivré en vertu de l’art. 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’analyse du risque et la comparaison subséquente du danger pour le public et du risque de persécution ont été ajoutés à l’avis relatif au danger pour le public, de façon à pouvoir décider si le renvoi de la personne protégée violerait ses droits garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale annulant l’avis de danger d’une déléguée du ministre pour la raison que les motifs étaient insuffisants parce qu’ils ne contenaient pas « des motifs clairs et distincts » à l’appui de la décision que l’intimé constituait un danger pour le public. Le juge a également estimé que la déléguée aurait dû décider si l’intimé constituait un danger pour le public en se fondant sur ses antécédents criminels avant d’examiner si son renvoi l’exposerait à un risque de persécution s’il retournait au Sri Lanka.
L’intimé, un Tamoul du Sri Lanka, s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au Canada en 1999 et s’est vu accorder le statut de résident permanent. Il a par la suite été déclaré coupable de diverses infractions. À la suite d’un rapport préparé par des agents d’immigration qui demandaient un « avis de danger », une déléguée du ministre a exprimé l’avis que l’intimé ne devait pas rester au Canada parce qu’il constituait un danger grave pour le public et que ce danger l’emportait sur la possibilité minime qu’il soit persécuté ou torturé s’il retournait au Sri Lanka. Par conséquent, l’intimé risquait d’être expulsé malgré son statut de personne protégée conformément à l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). La Cour fédérale a certifié la question de savoir si l’avis selon lequel une « personne protégée » constitue un danger pour le public au Canada, tel qu’envisagé par l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, exige que le délégué du ministre se prononce au préalable sur la criminalité de la personne en question, en fournissant des motifs clairs et distincts sans tenir compte des facteurs relatifs au risque que la personne peut courir si elle retournait dans le pays d’où elle s’est enfuie et indépendamment de toute considération des intérêts en jeu et de leur conciliation comme peut l’exiger l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).
Les questions en litige étaient celles de savoir si les motifs de la déléguée étaient suffisants pour s’acquitter de son obligation de motiver l’avis de danger délivré en vertu du paragraphe 115(2) de la LIPR et si ces motifs étaient viciés parce que la déléguée a examiné le risque avant le danger.
Arrêt : l’appel est accueilli.
Même si la clarté des motifs de la déléguée laissait quelque peu à désirer, ils n’étaient pas insuffisants au sens de la loi et ils ne montraient pas qu’elle avait commis autrement une erreur de droit.
Pour décider si les motifs expliquent suffisamment la décision, il est bon de se référer à l’objet recherché par l’obligation de motiver. Deux fonctions étaient particulièrement pertinentes : 1) la motivation aide le décideur à prendre en considération les facteurs dont il doit tenir compte au cours du processus décisionnel et 2) elle permet aux parties d’exercer leur droit de contrôle judiciaire et à la Cour de procéder à un examen valable de la décision.
Pour établir le caractère suffisant des motifs de la déléguée, les éléments de l’« avis de danger » ont été précisés. Premièrement, l’alinéa 115(2)a) exige expressément que la personne protégée soit interdite de territoire pour grande criminalité. Deuxièmement, cet alinéa indique aussi que pour pouvoir être expulsée, la personne protégée doit constituer, selon le ministre, un danger pour le public. Cette décision est fondée sur les antécédents judiciaires de la personne concernée et prend en compte un « danger présent ou futur pour le public ». À cette étape de l’analyse, la tâche du délégué consiste à décider si la personne en cause constitue un danger pour le public, et non pas à se prononcer sur la gravité relative du danger qu’elle représente par rapport au risque de persécution. Si le délégué estime que la présence au Canada de la personne protégée ne constitue pas un danger pour le public, la personne en question n’est pas visée par l’exception à l’interdiction du refoulement des personnes protégées, prévue au paragraphe 115(1), et elle ne peut donc pas être expulsée. Par contre, si le délégué estime que la personne constitue un danger pour le public, il doit alors évaluer si, et dans quelle mesure, la personne risquerait d’être persécutée ou torturée ou de subir d’autres peines ou traitements inhumains si elle était renvoyée.
L’analyse du risque et la comparaison subséquente du danger et du risque ne sont pas expressément exigés par le paragraphe 115(2), qui parle uniquement de grande criminalité et de danger pour le public. Ces éléments ont en fait été ajoutés à l’avis relatif au danger pour le public, de façon à pouvoir décider si le renvoi de la personne protégée violerait le droit, garanti par l’article 7 de la Charte à cette personne, de n’être privée de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. La déléguée a précisé son raisonnement et a exposé les facteurs dont elle a tenu compte avant de conclure que l’intimé constituait un danger présent ou futur pour le public. Les motifs qu’elle a donnés semblaient suffisamment détaillés pour donner à l’intimé les moyens d’exercer son droit au contrôle judiciaire et à la Cour ceux d’examiner le caractère raisonnable de la conclusion de la déléguée relative au « danger pour le public ».
La conclusion selon laquelle une personne protégée constitue un danger pour le public en raison de ses activités criminelles étant une condition préalable à son renvoi, il était logique que l’analyse à laquelle a procédé la déléguée ait débuté de cette façon. Si cette question n’avait pas reçu une réponse positive, la déléguée aurait été tenue de mettre fin à son analyse parce que la personne ne pouvait être expulsée. Cependant, ni la LIPR ni la jurisprudence n’exige que, dans ses motifs, la déléguée du ministre aborde les divers éléments de l’« avis de danger » dans un ordre donné.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 74d), 115(1),(2).
jurisprudence citée
décisions examinées :
Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.).
décisions citées :
Thompson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1097 (1re inst.) (QL); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592 (C.A.).
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2005 CF 834) annulant l’avis de danger d’une déléguée du ministre pour la raison que les motifs étaient insuffisants parce qu’ils ne contenaient pas « des motifs clairs et distincts » à l’appui de la décision que l’intimé constituait un danger pour le public. Appel accueilli.
ont comparu :
Neeta Logsetty et John Provart pour l’appelant.
Ronald P. Poulton pour l’intimé.
avocats inscrits au dossier :
Le sous‑procureur général du Canada pour l’appelant.
Mamann & Associates, Toronto, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1]Jasindan Ragupathy, un citoyen srilankais d’origine tamoule, s’est vu accorder la qualité de réfugié au Canada en 1999, année où il avait presque 17 ans, ainsi que le statut de résident permanent. Il a été par la suite déclaré coupable de diverses infractions pénales. À la suite d’un rapport préparé par des agents d’immigration qui demandaient un « avis de danger » à son sujet, une déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a exprimé l’avis que M. Ragupathy ne devait pas demeurer au Canada parce qu’il constituait un danger grave pour le public et que ce danger l’emportait sur la possibilité minime qu’il soit persécuté ou torturé s’il retournait au Sri Lanka.
[2]À la suite de ce rapport, M. Ragupathy risquait d’être expulsé malgré son statut de personne protégée, conformément à l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27] (la LIPR).
115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
[3]M. Ragupathy a demandé le contrôle judiciaire de l’« avis de danger » de la déléguée. Un juge de la Cour fédérale a annulé cet avis pour la raison que les motifs de la déléguée étaient insuffisants parce qu’ils ne contenaient pas « des motifs clairs et distincts » à l’appui de la décision que M. Ragupathy constituait un danger pour le public. Le juge a également estimé que la déléguée aurait dû décider si M. Ragupathy constitue un danger pour le public en se fondant sur ses antécédents criminels, avant d’examiner si son renvoi l’exposerait à un risque de persécution s’il retournait au Sri Lanka. Il y a lieu de mettre en balance le risque et le danger pour décider si le renvoi d’une personne protégée est susceptible de violer les droits que lui garantit l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].
[4]La décision de la Cour fédérale est rapportée sous l’intitulé Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 834. Le juge a certifié dans les termes suivants une question grave de portée générale conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR :
[traduction]
L’avis selon lequel une « personne protégée » (la personne) constitue un danger pour le public au Canada, tel qu’envisagé par l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, exige‑t‑il que le délégué du ministre se prononce au préalable sur la criminalité de la personne en question, en fournissant des motifs clairs et distincts : a) sans tenir compte des facteurs relatifs au risque que la personne peut courir si elle retournait dans le pays d’où elle s’est enfuie; et b) indépendamment de toute considération des intérêts en jeu et de leur conciliation, comme peut l’exiger l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, concernant la présence de la personne en question au Canada et l’injustice qu’elle subirait en cas d’expulsion?
[5]Le ministre a interjeté appel, soutenant que le juge des demandes a commis une erreur de droit en exigeant de la déléguée qu’elle examine dans un ordre particulier les divers éléments se rapportant au paragraphe 115(2). Il soutient en outre qu’en concluant que la déléguée n’avait pas tiré une conclusion définitive selon laquelle M. Ragupathy constituait un danger pour le public, le juge a imposé une norme trop élevée en matière de motifs suffisants.
[6]À mon avis, les principales questions en litige dans le présent appel sont celles de savoir si, examinés dans leur ensemble, les motifs fournis par la déléguée montrent qu’elle a conclu que M. Ragupathy constituait un danger pour le public au Canada, si elle a tiré cette conclusion en se fondant sur les facteurs pertinents et si elle a expliqué de façon adéquate les fondements de sa décision.
[7]Je souscris à l’analyse éclairante et utile des différents éléments de l’« avis de danger » du paragra-phe 115(2) à laquelle a procédé le juge des demandes. Je reconnais également que la clarté des motifs formulés par la déléguée laisse quelque peu à désirer. Toutefois, avec tout le respect que je dois au juge des demandes, je ne suis pas convaincu que les motifs de la déléguée ne sont pas suffisants au sens de la loi, ou montrent qu’elle a commis autrement une erreur de droit. Il est vrai que la clarté de l’analyse est d’une façon générale améliorée si le délégué examine les aspects pénaux de l’« avis de danger » avant de se prononcer sur la gravité du risque de persécution, le cas échéant, et avant de concilier ces deux éléments; j’estime néanmoins que la loi n’exige pas qu’il soit procédé dans cet ordre.
[8]Je ferais donc droit à l’appel et répondrais à la question certifiée en conséquence.
B. LES MOTIFS DE LA DÉCISION DE LA DÉLÉGUÉE
[9]Dans des motifs détaillés, la déléguée commence par exposer brièvement le droit applicable et les faits. Elle résume ensuite la base factuelle de la crainte de persécution de M. Ragupathy au Sri Lanka, examine ensuite la preuve récente relative à la situation de ce pays et conclut que le risque que M. Ragupathy soit persécuté s’il retournait au Sri Lanka serait « minime ».
[10]Dans la section suivante de ses motifs, intitulée « Évaluation du danger », la déléguée décrit les déclarations de culpabilité et les peines dont a fait l’objet M. Ragupathy : à savoir, tentative de vol d’objets d’une valeur inférieure à 5 000 $ et possession d’outils de cambriolage, infractions pour lesquelles il a été condamné en août 2000 à 20 jours de prison et à 18 mois de probation; voies de fait graves et possession d’une arme, infractions pour lesquelles il a été condamné en juillet 2001 à des peines d’emprison-nement de trois ans et d’un an à purger de façon consécutive. La déléguée relate ensuite la version officielle des circonstances ayant entouré ces infractions. Après avoir décrit le processus qu’elle a suivi pour formuler son avis, elle déclare :
[traduction] En résumé, je dois considérer que le danger que M. Ragupathy constitue pour les Canadiens est élevé. Je suis au courant du travail qu’a fait M. Ragupathy pendant son incarcération, et je salue ses efforts. Par contre, ces infractions sont très graves. Je note qu’il ne s’agit pas de sa première déclaration de culpabilité depuis son arrivée au Canada et qu’il était en probation lorsqu’il a commis la dernière infraction.
[11]Après avoir formulé quelques brèves observations factuelles concernant la situation familiale de M. Ragupathy sous la rubrique « Considérations d’ordre humanitaire », la déléguée a inclus dans sa décision une section intitulée « Motifs ». Elle examine dans cette section la preuve relative à la situation actuelle du Sri Lanka, et évalue le risque que l’intimé fasse l’objet de persécution, de torture ou connaisse d’autres difficultés personnelles s’il retournait dans ce pays. Dans le long paragraphe qui suit dans la même section, la déléguée fournit d’autres détails sur les circonstances dans lesquelles M. Ragupathy a commis ses crimes et fait état d’un rapport de Service correctionnel Canada qui note que celui‑ci n’a jamais exprimé de remords à l’égard des lésions corporelles graves qu’il a causées à ses victimes et qui fait remarquer que les détenus ayant le même profil que lui ont près d’une chance sur deux de récidiver.
[12]Dans le dernier paragraphe important de ses motifs, la déléguée reprend les commentaires très critiques formulés par le juge qui a déterminé la peine de M. Ragupathy en 2001 et conclut de la façon suivante :
[traduction] Après avoir minutieusement examiné et soupesé tous les aspects de l’affaire, notamment les questions d’ordre humanitaire et la nécessité de protéger la société canadienne, je conclus que cette dernière considération l’emporte sur la première. Les intérêts de la société canadienne l’emportent sur les considérations liées à la présence permanente de M. Ragupathy au Canada. Je conclus donc que M. Ragupathy constitue un danger pour le public au Canada et j’ai signé la décision ci‑jointe en ce sens.
C. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
Question en litige no 1 : La Commission a‑t‑elle fourni des motifs suffisants pour s’acquitter de son obligation de motiver l’avis de danger délivré en vertu du paragraphe 115(2)?
(i) l’examen du caractère suffisant des motifs
[13]Il n’a pas été contesté que le délégué du ministre doive motiver l’avis fourni aux termes du paragraphe 115(2). La question en litige ici est de savoir si les motifs fournis en l’espèce sont suffisants pour respecter cette obligation ou s’ils sont entachés d’une erreur de droit. Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, dans lequel il s’agissait de sécurité de l’État, la Cour a déclaré (au paragraphe 126) :
[. . .] les motifs doivent également préciser les raisons pour lesquelles la ministre croit que l’intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada, comme l’exige la Loi.
[14]Pour décider si les motifs expliquent suffisam-ment la décision, il est bon de se référer à l’objet recherché par l’obligation de motiver. Parmi les fonctions de la motivation exposées par le juge Sexton dans VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), deux fonctions sont particulièrement pertinentes à la présente affaire. Premièrement, la motivation aide le décideur à prendre en considération les facteurs dont il doit tenir compte au cours du processus décisionnel (au paragraphe 17). Deuxièmement, elle permet aux parties d’exercer leur droit de contrôle judiciaire (au paragraphe 19) et à la cour de procéder à un examen valable de la décision.
[15]Il est également important de souligner que la cour de révision doit faire preuve de réalisme lorsqu’elle décide si les motifs fournis par un tribunal administratif sont juridiquement suffisants. C’est là un principe fondamental bien connu. Il convient de lire les motifs dans leur ensemble, et non pas de les analyser de près, phrase par phrase, pour y rechercher des erreurs ou des omissions; il faut les lire en essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse.
(ii) les éléments de l’« avis de danger » délivré en vertu de l’alinéa 115(2)a)
[16]Pour établir le caractère suffisant des motifs fournis par la déléguée en l’espèce, il y a lieu de commencer par préciser les éléments de l’« avis de danger », et je souscris entièrement sur ce point à l’analyse qu’a faite le juge des demandes. Premièrement, l’alinéa 115(2)a) exige expressément que la personne protégée soit interdite de territoire pour grande criminalité. Il n’est pas contesté que les infractions qu’a commises M. Ragupathy entraînent son interdiction de territoire pour ce motif.
[17]Deuxièmement, l’alinéa 115(2)a) énonce que pour pouvoir être expulsée, la personne protégée doit également constituer, selon le ministre, un danger pour le public. Cette décision est fondée sur les antécédents judiciaires de la personne concernée et prend en compte « un “danger présent ou futur” pour le public » : Thompson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1097 (1re inst.) (QL), au paragraphe 20. À cette étape de l’analyse, la tâche du délégué consiste à décider si la personne en cause constitue un danger pour le public, et non pas à se prononcer sur la gravité relative du danger qu’il représente par rapport au risque de persécution : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592 (C.A.), au paragraphe 147.
[18]Si le délégué estime que la présence au Canada de la personne protégée ne constitue pas un danger pour le public, cela met fin à l’analyse qu’exige le paragraphe 115(2). La personne en question n’est pas visée par l’exception à l’interdiction du refoulement des personnes protégées, prévue au paragraphe 115(1), et elle ne peut donc pas être expulsée. Par contre, si le délégué estime que la personne constitue un danger pour le public, il doit alors évaluer si, et dans quelle mesure, la personne risquerait d’être persécutée, torturée ou de subir d’autres peines ou traitements inhumains si elle était renvoyée. À cette étape‑ci, le délégué doit se prononcer sur la gravité du danger qu’entraîne la présence de la personne en question, dans le but de mettre en balance le risque et, apparemment, les autres circonstances d’ordre humanitaire, avec la gravité du danger que cette personne constituerait pour le public dans le cas où celle‑ci demeurerait au Canada.
[19]L’analyse du risque et la comparaison subséquente du danger et du risque ne sont pas expressément exigées par le paragraphe 115(2) qui parle uniquement de grande criminalité et de danger pour le public. Ces éléments ont en fait été ajoutés à l’avis relatif au danger pour le public, de façon à pouvoir décider si le renvoi de la personne protégée choquerait la conscience des Canadiens au point de violer le droit, garanti par l’article 7 à cette personne, de n’être privée de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), en particulier aux paragraphes 76 à 79 [de la Cour d’appel fédérale].
(iii) les motifs de la déléguée étaient‑ils suffisants?
[20]Les motifs de la déléguée ne sont peut‑être pas parfaits : les motifs des décideurs (y compris les miens) ne le sont jamais. Je suis néanmoins convaincu qu’en l’espèce, la déléguée a décidé que M. Ragupathy constituait un danger pour le public en se fondant sur ses antécédents criminels et sur les circonstances dans lesquelles il a commis ces infractions.
[21]J’arrive à cette conclusion en me fondant sur le passage suivant de ses motifs :
[traduction] En résumé, je dois considérer que le danger que M. Ragupathy constitue pour les Canadiens est élevé. Je suis au courant du travail qu’a fait M. Ragupathy pendant son incarcération, et je salue ses efforts. Par contre, ces infractions sont très graves. Je note qu’il ne s’agit pas de sa première déclaration de culpabilité depuis son arrivée au Canada et qu’il était en probation lorsqu’il a commis la dernière infraction.
[22]La déléguée précise son raisonnement à la page suivante, sous l’intitulé « Motifs », où elle expose les facteurs dont elle a tenu compte, notamment la preuve statistique sur la probabilité que M. Ragupathy commette d’autres actes criminels. À mon avis, la lecture des motifs de la déléguée indiquait très clairement à M. Ragupathy qu’elle avait estimé qu’il constituait un danger présent ou futur pour le public et quelles étaient les raisons pour lesquelles elle le pensait. De plus, les motifs semblent suffisamment détaillés pour donner à M. Ragupathy les moyens d’exercer son droit au contrôle judiciaire et à la Cour ceux d’examiner le caractère raisonnable de la conclusion de la déléguée relative au « danger pour le public ».
[23]Dans ses observations judicieuses, l’avocat de M. Ragupathy a présenté deux arguments qui indiquent, d’après lui, que le raisonnement de la déléguée est vicié. Premièrement, il soutient que dans le passage cité ci‑dessus, la déléguée n’aurait pas dû qualifier le niveau de danger que M. Ragupathy posait en raison de ses antécédents criminels; à cette étape, sa tâche consistait uniquement à décider s’il constituait un danger.
[24]L’avocat soutient que les motifs de la déléguée montrent qu’elle a peut‑être adopté à tort une notion relative de la dangerosité. Autrement dit, elle a peut‑être pensé que la gravité du danger que M. Ragaputhy constituait pour le public devait s’apprécier non seulement en fonction de ses antécédents judiciaires mais également en fonction du risque de persécution. Le fait qu’elle a jugé que le risque était « minime » l’a peut‑être incité à conclure qu’il constituait un danger pour le public.
[25]Je ne peux souscrire à cet argument. Dans le paragraphe cité ci‑dessus, dans lequel la déléguée résume les éléments concernant le danger pour le public, elle fonde son évaluation sur la gravité des infractions commises par M. Ragupathy et sur le fait qu’il a commis la seconde infraction, infraction plus grave que la première, alors qu’il était en probation après avoir été déclaré coupable une première fois. Dans ses « Motifs », la déléguée expose en plus amples détails le fondement de sa conclusion. Je ne suis pas convaincu que, compte tenu des faits relatifs aux antécédents criminels de l’appelant qu’elle décrit en détail, son évaluation du « danger pour le public » a été influencé par sa conclusion antérieure selon laquelle il ne ferait face qu’à un risque de persécution minime s’il retournait au Sri Lanka.
[26]Je reconnais toutefois que, dans un souci de clarté, il serait normalement souhaitable que les délégués du ministre qualifient la gravité du danger que pose pour le public la présence de la personne protégée au Canada dans le seul cas où ils arrivent à l’étape de la mise en balance du danger et du risque.
[27]Deuxièmement, l’avocat se fonde sur la conclusion de la déléguée sur le point suivant :
[traduction] Après avoir minutieusement examiné et soupesé tous les aspects de l’affaire, notamment les questions d’ordre humanitaire et la nécessité de protéger la société canadienne, je conclus que cette dernière considération l’emporte sur la première. Les intérêts de la société canadienne l’emportent sur les considérations liées à la présence permanente de M. Ragupathy au Canada. Je conclus donc que M. Ragupathy constitue un danger pour le public au Canada et j’ai signé la décision ci‑jointe en ce sens.
En particulier, l’avocat cite la phrase qui suit sa mise en balance du risque et du danger, « Je conclus donc que M. Ragupathy constitue un danger pour le public » parce qu’elle montre, d’après lui, que la déléguée a pensé à tort qu’elle devait formuler un avis sur la question de savoir si M. Ragupathy constituait un danger pour le public en soupesant le risque et le danger.
[28]Je reconnais que la conclusion de la déléguée est formulée de façon quelque peu énigmatique. Il aurait été préférable de remplacer la dernière phrase du passage cité ci‑dessus par une phrase plus claire et plus précise qui aurait pu ressembler à celle‑ci : [traduction] « Je conclus donc que M. Ragupathy peut être expulsé malgré le paragraphe 115(1), étant donné que son renvoi au Sri Lanka ne violerait pas les droits que lui garantit l’article 7 de la Charte ».
[29]Néanmoins, si on lit les motifs de la déléguée dans leur ensemble, je ne suis pas convaincu que la phrase contestée devrait être interprétée comme l’avocat le propose. Comme je l’ai déjà indiqué, la déléguée avait déjà tiré, un peu plus tôt dans ses motifs, une conclusion suffisamment claire relativement au danger pour le public qui était fondée uniquement sur ses activités criminelles. Le fait que les avis formulés aux termes du paragraphe 115(2) sont couramment appelés des « avis de danger » explique peut‑être la façon dont elle a formulé sa conclusion finale, même si ces avis ne se limitent pas à la question de savoir si la conduite criminelle de la personne protégée constitue un danger pour le public. Cela vient du fait que même si c’est le cas, la personne ne sera pas renvoyée si le risque qu’elle soit persécutée l’emporte sur la gravité du danger qu’elle représente.
[30]Pour résumer, je ne suis pas convaincu que les motifs de la déléguée sont insuffisants sur le plan du droit, parce qu’ils seraient incomplets ou incohérents, ou reflèteraient une appréciation erronée de la nature de l’analyse qu’elle était légalement tenue d’effectuer.
Question en litige no 2 : Les motifs de la déléguée sont‑ils viciés parce que celle‑ci a examiné le risque avant le danger?
[31]Pour les motifs donnés ci‑dessus, je reconnais que, la conclusion selon laquelle une personne protégée constitue un danger pour le public en raison de ses activités criminelles étant une condition préalable à son renvoi, il serait logique que l’analyse à laquelle procède la déléguée ait débuté de cette façon. En effet, si cette question ne reçoit pas une réponse positive, la déléguée doit mettre fin à son analyse, parce que la personne ne peut être expulsée. En procédant de cette façon, cela évite que la déléguée décide qu’une personne protégée constitue «un danger pour le public» en tenant compte du risque de persécution.
[32]Cependant, ni le texte de la LIPR, ni la jurisprudence n’exige que, dans ses motifs, la déléguée du ministre aborde les divers éléments de l’«avis de danger» dans un ordre donné. À mon avis, il s’agit là davantage d’une question de forme que de fond et ne constitue pas une obligation juridique, en particulier compte tenu du pouvoir discrétionnaire confié aux délégués dans la formulation de leur avis. À mon humble avis, il n’est pas obligatoire de respecter cet ordre dans l’analyse pour que la personne protégée comprenne le fondement de l’avis de la déléguée ou pour que la Cour puisse décider si la déléguée a commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a accompli les tâches que lui imposaient la loi.
D. CONCLUSIONS
[33]Pour ces motifs, je serais d’avis de faire droit à l’appel, d’annuler la décision de la Cour fédérale, de rétablir l’avis de la déléguée et de rejeter la demande de contrôle judiciaire. Je répondrais de la façon suivante à la question certifiée :
L’alinéa 115(2)a) de la LIPR oblige le délégué du ministre à formuler un avis sur la question de savoir si une personne protégée constitue un « danger pour le public » sans prendre en compte le risque de persécution, ou d’autres circonstances d’ordre humanitaire, et à fournir une explication suffisante du fondement de cet avis. Cette disposition n’oblige toutefois pas le délégué à aborder dans ses motifs la question de savoir si la personne protégée constitue un « danger pour le public » avant d’évaluer le risque et de soupeser le risque et le danger.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
Le juge Sexton, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.